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JOURNAL D’ÉC©LIER 18 ;.,18 ; ;-18 ;,6

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N·· 2*···· ART ET PROGRES (U.

LES SOIREES D’ETUDE,

JOURNAL LITTÉRAIRE.

—" Le rédacteur,

G" FLAUBERT.

66 SoiT逷 VOYAGE EN ENFER.

I

Et j’étais au haut du mont Atlas, et de là je contemplais le monde et son or et sa boue, et sa vertu et son orgueil.

I I

Et Satan m’apparut, et Satan me dit : «Viens avec moi, regarde, vois ; et puis ensuite tu verras mon royaume, mon monde à moi. »

I I I

Et Satan n’emmena avec lui et me montra le monde.

"> Flaubert, étant au collège, imagina un journal Inebdomadaire, Art et Progrès, dont il était Tunique rédacteur. Il y semait en désordre des essais, des pensées et des télexions, parlant de tout avec une verve et une espièglerie enfantines ui témoignent d’une imagination prodigieuse. Les Feuillets que nous pubthons sont les seuls qui ont été retrouvés, sans date. Les strophes IV, V, VI du Voyage en Enfer ont été utilisées beaucoup plus tard dans Agonies, Pensée : sceptique : (1838) [voir p. +121. Les contes qui suivent ont été écrits en 1835 ; le mot narration est écrit a côté du utre manuscrit de chacun d’eux et, le 14 août 1835, Flaubert écrivait a son ami Chevalier : «.I’ai un autre drame dans la tête, Cour ant mc donne des narration : a composer. » (Voir Correspondance, I.) Fiiaubert, né en 1821, entra au collège en 183 :. I

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4 GUVRES DE JEUNESSE. IV Et planant sur les airs, nous arrivâmes en Europe. Là il me montra des savants, des hommes de lettres, des femmes, des fats, des pédants, des rois et des sages ; ceux-là étaient les plus fous. V Et je vis un frère qui tuait son frère, une mère qui trompait sa fille, des écrivains qui par le prestige de leur lume abusaient du eu le des rêtres ut tra-P, P.. 1. hissaient les fidèles, des pédants qui faisaient anguir la jeunesse, et la guerre qui moissonne les hommes. VI Là c’était un intri ant ui, ram ant dans la boue, 8 ’ï (P. arrivait jusqu aux pieds des gran s, leur mordait le talon ; ils tombaient, et alors il tressaillait de la chute qu’avait faite cette tête en tombant dans la boue. V Là un roi savourait, dans sa couche d’infamie où de père en fils ils reçoivent des leçons d’adultèreC), il savourait les grâces de la courtisane favorite qui gouvernait la France, et le peuple, lui, applaudissant ; c’est qu’il avait les yeux bandés. VI Et je vis deux géants : le premier, vieux, courbé, ridé et maigre, s’appuyait sur un long bâton tortueux appelé pédantisme ; l’autre était jeune, fier, vigoureux, avait une taille d’hercule, une tête de poètc et des F’) Cette pensée est de Barthélemy, auteur des Douze Jaume}: de la Révolution.

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ART ET PROGRÈS. § bras d’or, il s’appuyait sur une énorme massue que le bâton tortueux avait pourtant abîmée ; la massue, c°était la raison. IX Et tous deux se battaient vigoureusement, et enfin le vieillard succomba..le lui demandai son nom. — Absolutisme, me dit-il. — Et ton vainqueur ? — I à deux noms. — Lesquels ? — Les uns l’appellent : Civilisation, et les autres : Liberté. X Et puis Satan me mena dans un temple, mais un temple en mines. XI Et le peuple f’ondait les cercueils pour en faire des boulets, et la poussière qui y était s’envolait de dépit ; c’est que ce siècle-là, c’était un siècle de sang. Xll Et les ruines restèrent désertes. Et un homme, un auvre homme en guenilles, à la tête blanche, un homme char é de misère, d’infamie et d’opprobre, un de ceux âont le front ridé de soucis renferme à Vingt ans les maux d’un siècle, s’assit là au pied d’une colonne. ’ XIII Et il paraissait comme la fourmi aux pieds de la pyramide. XIV Et il regarda les hommes longtemps, tous le regardèrent en dédain et en pitié, et il les maudit tous ; car ce vieillard, c’était la Vérité.

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6 EUVRES DE JEUNESSE. XV — Montre-moi ton royaume ? dis-je à Satan. — Le voilà ! — Comment donc ? Et Satan me répondit : — C’est que le monde, c’est l’enf’er. 7” soirée. UNE PENSÉE. Des f’ous bondissent, s’élancent et se redressent, fiers et aigus, c’est la valse, c’est le galop. Et parmi toutes ces fleurs, une s’est élevée plus grande, plus belle et plus odor1f’érante. Parmi toutes ces robes, qui m’ont froissé en ome faisant tressaillir d’env1e, une m’a f’a1t plus tressaillir que les autres. Parmi toutes ces tailles qui tourbillonnent, ces seins qui se gonllent, ces beaux yeux bleus qui regardent, une a tourbillonné près de moi, un sem a palpxté pour moi, des yeux bleus m’ont regardé. Je l’invite, elle danse ; je presse sa taille, je lui souris à elle, elle, et encore à elle. Se penchantusur moi comme fatiguée, ses lèvres brûlantes me disent un soupir... et je comprends’ce soupir. Je la regarde, elle est heureuse, et joublie la valse et le monde et toutes ces f’emmes qui tourbillonnent et ces LÉJHCCS qui reluisent et ces umières qui Hamboient. ais le matin arrive, adieul Mais la pensée s’est envolée comme la rose qui se Hétrit. ~ Une pensée d’amour, c’est une rose de printemps. G“ Fmunnnr.

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ART ET PROGRES. 7

II° SOiT逷 NOUVELLES.

La nouvelle que nous avions annoncée dimanche dernier, sur le duel de M. de Saint-Léger avec M. Lireux, est fausse.

Le bal Lalanne a été magnifique, les toilettes étaient superbes et les costumes riches et f’rais. Quant au cheval, qu’en dirons-nous ? On nous en dit du bien et du mal.

Il ne pouvait, dit-on, se tenir sur ses pieds de derrière. le vous apprendrai que tous les professeurs ont lu mon journal ; dans le prochain numéro, je vous donnerai des détails sur cette affaire.

12° soirée. rnÉÀrREs.

Le bruit court que M“" Cœline, chargée de dettes, a décampé de Rouen sans tambour ni trompette. Le f’ameux Martin a manqué d°être avalé par son ours Néron. Dans une représentation à Besançon, une lutte cruelle s’est engagée entre l’homme et l’animal, le public effrayé a exigé qu’on baissât le rideau. Pourtant Martin, par l’ascendant qu’il a sur les animaux, est parvenu à renverser son ours. (Revue du théâtre.)

La Fille de l’avare a été traduite en anglais et a obtenu peu de succès.

Nous recommandons la lecture des poésies de Chevalier (1) rivalisant avec les Feuilles d’automne. W Camarade de classe de Flaubert. (Voir Correspondance, x" série.)

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8 EUVRES DE JEUNESSE. La Porte-Saint-Martin s’est un peu ressuscitée par la Nonne sanglante ; elle recommence à rentrer dans son tombeau. 4 A l’Ambigu, Foule, Foule et toujours Foule. ’ Bocage Fait sa tournée en province et y Fait aussi sa petite récolte. Herbin à Fait un nouveau drame (l’Atbée). Nous perdons M“’° Salard, M“’° Lavryl Pleuronsl G. FLAUBERT. Conditions de la souscription de ce journal paraissant tous les dimanches. Pour un mois............... A. 3 F. de p. (ll Pour trois................... six. Pour six.................... douze. Pour un an.................. 24. FIN DU JOURNAL. (*7 Probablement Feuilles de papier.

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SAN PIETRO ORNANO.

(HISTOIRE CORSE.)

l

Une superbe frégate à la taille élancée et svelte entrait à voiles déployées dans le portde Gênes. Tout en elle indiquait la maîtresse et la souveraine, jusqu’à sa flamme blanche qui se laissait flotter à la brise du soir avec orgueil et majesté.

L’on voyait sur le gaillard d’arrière un homme qui paraissait le maître, quoiqu’il ne prit aucune part à la manœuvre ; son costume était à moitié rec et italien ; la tête, belle et fière, était entourée deîongs cheveux qui venaient s’appuyer en boncles sur ses épaules nues et basanées ; un riche poignard et un long cimeterre pendaient à sa ceinture blanche et bleue, et dont le nœud doré, tombant jusqu’à terre, venait de temps en temps essuyer sur ses sandales rouges, un peu de cendre échappée de sa large pipe de jonc. Enfin le navire s’était arrêté. Ornano en descendit ; son regard était hautain, et il semblait mépriser toute cette multitude qui montrait du doigt, avec respect et crainte, un homme qui, naguère paysan de Corse aux mains pleines de goudron, n’avait eu d’autre éducation que celle de dompter la tempête, de faire sauter une samte-barbe, ou de bombarder une ville ; un homme qui n’avait d’autre nom que Pietro Ornapo, d’autre seigneurie que sa frégate et d’autreS sujets que ses marins. Mais ce paysan, ce corsaire, cet homme aux manières rustiques et sauvages, venait dans Gênes

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IO IUVRES DE JEUNESSE.

imposer des conditions et l’aire trembler un doge sur son trône.

La France était en guerre avec Gênes ; elle avait trouvé en Corse un puissant auxiliaire en la personne de San Pietro. C’était une de ces âmes vigoureusement trempées dans les vertus poussées jusqu’à l’excès ; il n’avait d’autre pensée que la gloire, d’autre idole que la gloire, d’autre religion que la gloire ; il ne connaissait d’autre plaisir que de commander ses matelots, de f’umer son tabac d’Italie, de regarder l’horizon qui s’enfonce sous les vagues, et de se laisser ballotter par le roulis lorsque la- mer est calme, lorsque le vent soullle à peine, lorsque les hirondelles viennent sur le beaupré.

Pourtant depuis quelques jours il était triste, son front se ridait souvent, et’l’on pouvait deviner à ses soupirs réitérés, à ses longues rêveries, que quelque chose lui déchirait le cœur et que son âme était en proie à des sentiments inconnus jusqu’alors. l

Les portes du palais s’ouvrirent devant le marin ; les gardes lui présentèrent les armes, le grand escalier lut couvert de tapis, son nom résonna dans la salle du trône, et le doge lui-même descendit pour le recevoir. — Je suis venu, dit San Pietro, pour traiter avec toi des conditions de la paix. La France, mon alliée, pour prix de mes services, m’a donné le pouvoir de les laire à mon gré. Ecoute, je ne te demande ni or ni sang, mais je te demande ce qui m’est plus cher, à moi, que tous tes sujets, fussent-ils des rois, que ton trône, l’ût-il celui du monde ; je te demande ta fille, je te demande Vanina.

— A lui, Vanina ? répétèrent sourdement tous les courtisans assemblés. ’

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SAN PIETRO ORNANO. Il

— Oui, continua le corsaire, oui, à moi Vanina !· ou demain je fais bombarder Gênes, demain j’aurai Vanina ; et à toi l’esclavage et le mall1eur. Ton trône ? je le foulerai aux pieds, et ton palais, j’en ferai une prison pour toi. Vous pensiez donc qu’aucun sentiment ne pouvait m’émouvoir, vous croyiez que l’amour ne ouvait surgir de ce cœur de marin ; vous croyez que lies passions ne remuent pas aussi fort le cœur d’un paysan que celui d’un roi ? Et pourtant s’il est ici une tête couronnée et un corsaire, le corsaire est roi et le monar ne est esclave.

— goit, répondit le doge, tu peux être le maître, mais souviens-toi de mes paroles, San Pietro : jamais, jamais, tu n’auras ma fille, je te la refuse ; et si tu peux conquérir ce trône, si tu peux, dans ta rage de tigre, le souiller et l’anéantir, si tu peux dans ta vengeance féroce incendier ce palais, si tu peux, démon, rxser mon sceptre et ma couronne..., jamais tu n’auras Vanina, et Gênes sera plutôt ton esclave que ma fille ta maîtresse ! En effet, quel uefois la servitude forcée ennoblit les rois, mais le déshonneur volontaire les souillé et les flétrit.

— Eh bien, demain, tu n’auras plus Vanina, dit le corsaire d’un ton solennel ; dans trente jours tu n’auras plus Gênes et dans trente et un jours ; à un seul mot du corsaire, cette tête tombera.

Puis il descendit les degrés du palais, et, se retournant tout à coup avec ironie et dédain : — Il est dommage, dit-il, de brûler une si belle colonnade

l

Vers minuit, on vit débarquer une douzaine d’hOmmCS sur la grève ; il y en avait un qui, couvert d’un masque noir, portait une longue dague et un riche cimeterre ; deux pistolets reluisaient à sa cein-

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12 EUVRES DE JEUNESSE.

ture, et le clair de lune, ui venait frapper sur les canons, semblait lui f’aire dieux étoiles à ses côtés. A l’aide d’une échelle de corde ils escaladèrent le grand mur des jardins du doge. Déjà l’homme au masque noir s’apprêtait à dresser son échelle pour monter sur la terrasse, quand une balle vint siffler à ses oreilles et renverser un de ses compagnons... Puis il y eut du sang, des cadavres, des cris, et Vanina f’ut en evée. Quand ils f’urent loin en mer, quand ils ne virent plus les phares de Gênes, l’homme ôta son masque, et la jeune fille évanouie reprit ses sens. Elle pleura son père, ses esclaves, ses jardins ou le soir elle aimait à contempler la mer, a entendre les vagues qui venaient mourir sur le rivage ; elle pleura son beau palais, ses bains de porphyre et ses cygnes du Gange.

Pourtant chaque jour apportait moins d’ennuis, de regrets et de larmes, et un peu plus d’amour pour Ornano.

Au bout d’un mois, le corsaire tint sa promesse ; avec quatre frégates il vint à l’improviste attaquer Gênes, Vanina était avec lui. L’entrée du port était f’ermée et ses bassins défendus ; deux bordées de canon suffirent et la palissade sauta.

Alors il entra, mais il ne s’aperçut pas que derrière lui les trois autres navires n’avaient pu passer et qu’il se trouvait emprisonné dans un port qu’il avait f’orcé ; alors, écumant de rage, il jura sur sa tête qu’il tuerait de sa propre main quiconque parlerait de se rendre.

Une minute auparavant un homme s’était jeté à la mer sur les ordres de Vanina.

— Que lui as-tu ordonné ? demanda-t-il à Vanina. — Oh ! excuse-moi, pardon, Omano ; mais je t’aimais et je lui ai ordonné d’aller demander grâce à mon père.

— Une carabine ! s’écria aussitôt San ietro f’u-

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SAN PIETRO ORNANO. ig

rieux, une carabine pour qu’il n’aille pas jusqu’à terre. Mais on ne distin uait plus le marin perdu dans la Fumée des canons. Émano était resté pensif’, la tête baissée sur sa poitrine ; son regard fixé sur Vanina était sinistre ; ses lèvres, pâles et tremblantes, semblaient se contracter d’un rire lugubre. Un homme aux armes du doge aborda le navire et demanda à parler à Ornano ; il lui remit un message qu’il ouvrit en tremblant.

Vanina, appuyée sur son épaule, le parcourut avec avidité.

— Ta grâce, dit-elle.

Il pâlir, touma sur elle un regard plein de pitié et d’amour, puis, s’adressant à l’envoyé : — Ce soir, vous saurez ma réponse !

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MATTEO FALCONE

0U

DEUX CERCUEILS POUR UN PRCSCRIT. C’était en Corse, dans un grand champ, sur un tas de f’oin que, à moitié éveillé, Albano, couché sur le dos, caressait sa chatte et ses petits, tout en regardant les nuages qui passaient sur le fond d’azur et le soleil qui reluisait de son éclat de pourpre et dardait ses rayons sur la plaine bordée de coteaux. C’était un bel enfant qu’Albano : de longs cheveux tombaient en boncles sur ses épaules, à chaque sourire vous auriez dit une parole de joie, à chaque regard un éclair dans les yeux.

Il entend des coups de f’usil qui se succèdent, il se détourne en sur saut, et aussitôt un homme vient se jeter en courant sur le tas de foin ; ses cheveux étaient épars, ses vêtements étaient en lambeaux, la peau de son genou était déchirée, beaucoup de sang s’en écoulait, et l’on voyait à la trace de ses pas que là un proscrit avait passé.

— Enfant, lui dit-il, cède-moi ta place. Oh ! je t’en riel que je me cachel

Albano jouait toujours avec sa chatte. — Par grâce ! par pitié, ohl cache-moil — Que voulez-vous ?

— Cache-moil

Et il lui jeta une pièce de monnaie qui, en tombant, allaissa le foin.

Et le proscrit s’était mis sous la paille.

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MATTEO FALCONE. 1 5 Albano pour un moment avait abandonné son jouet, et prenant sa pièce à deux mains, couché sur le ventre, il la faisait sautiller en souriant. Au bout de cinq minutes, une douzaine de gardes l’entouraient. Un d’eux, qui marchait à leur tête et qui paraissait leur chef’, s’approcha d’Albano et lui dit : — Enfant, n’as-tu pas vu un homme courir par ici ? il était blessé, avait les habits déchirés. — De qui voulez-vous parler ? — D’un homme que nous cherchons. — Du tout, je n’ai rien vu, si ce n’est une chèvre qui cherchait son maître ; encore marchait-elle à pas lents et je vous assure qu’elle était en f’ort bon état. Est-ce la votre affaire ? — Tu te moques de la justice, Albano, — Et pourquoi êtes-vous venus me réveiller ? — Il le fallait. — Allez à tous les diables ! — Ah ! c’est ainsi que tu traités la justice du canton ? Tiens, misérable. Et il fit semblant de le mettre en joue. — Vous n’oseriez, dit l’enfant avec f’ermeté, car mon père me vengerait, et, voyez-vous, mon père c’est Matteo Falcone, le plus intrépide chasseur de Corse et le plus vigoureux lutteur du canton. Le prudent officier mit bas son arme et se tournant vers ses compagnons : — Allons, . dit-il, il n’y a pas moyen d’en tirer quelque chose. Puis il se retourna vers Albano, et, lui présentant une montre, il ajouta : — Albano, si on te la donnait ? — Quoi ? — Voudrais-tu 7... Et l’enfant resta muet quel ues instants, ballotté par l’envie d’avoir et un reste d’honneur qui lui surgissait alors plus f’ort et plus terrible, pour’lui dire

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16 EUVRES DE JEUNESSE.

tout bas, mais avec puissance : Albano, tu es un lâche ! — Si tu nous le montrais, continua l’officier. Albano lança un regard perçant sur le tas de foin, puis il prit la montre, et, la posant par terre, il la re arda luire aux rayons du soleil. glin ce moment arriva Matteo Falcone, père d’Albano. Il s’informa de tout ce que c’était, ce que signifiaient ces cris et cette scène de sang.

— Rien, lui dit-on, un prisonnier qui s’est enfui ; il s’ètait caché sous ce tas de foin et votre fils nous en a avertis... grâce à cette montre, dit l’officier en l’indiquant du doigt.

Le fugitif fut tiré de dessous le tas de foin, ses genoux chancelaient, ses lèvres étaient pâles et ses yeux rouges de colère, ses mains palpitantes tâtonnaient a sa ceinture comme pour y chercher un poignard ; il n’y trouva qu’une plaie profonde et retira son poing tout ensanglante.

Promenant ses yeux autour de lui, il rencontra le regard de Matteo et lui dit :

— C’est donc toi qui m’as livré ; va, tu es un lâche !. Sais-tu ce que j’ai fait, moi ?.l’ai voulu venger une injure faite à ma fille ; fai frappé sur le prince, et son sang est retombe sur ma tête pour se mêler au mien. Adieu ! ils m’emmènent à l’échafaud ; adieu ! et l’on saura que Matteo est un traître !

—· Ah ! le roi sera content, dit tout bas l’officier ; votre fils nous a été d’une grande utilité. Le montagnard ne dit rien et mit une amorce à sa longue carabine.

Le soir, le Corse dit à Albano de le suivre jusque derrière la colline.

Il avait dèià pris son fusil et se disposait a sortir, quand sa femme lui demanda si elle ne pouvait pas aussi l’accompagner.

~— Non, lemme, reste, je te l’ordonne ! Et il y avait dans ces paroles un ton si positif et si

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MATTEO FALCONE. 17

imposant qu’elle tomba attérée sur le banc de pierre, et les regarda partir, muette d’anxiété et d’angoisse. Un quart d’heure après, elle entendit un coup de fusil et le bruit que fait quelque chose en tombant dans l’eau... Elle poussa un sourd râlement, s’afYaissa par terre, puis elle se releva et un rire étrange contracta ses lèvres.

Le lendemain, c’était à Ajaccio, on venait de retirer un enf’ant de la rivière. Oh ! le pauvre enfant ! de beaux cheveux blonds tombaient sur ses épaules, ses lèvres étaient tachetées de noir, ses mains, liées par un chapelet, étaient jointes comme pour la prière ; sa poitrine était percée d’une balle et l’on distinguait encore sa sanglante trace...

Une f’emme accourt, pâle, échevelée, et regarde longtemps fixement le cadavre ; elle se cramponna aux barreaux de la morgue et répétait avec douleur : — Oh mon enfant ! mon enfant !

Puis elle tomba par terre en poussant un cri d’agome... Aussitôt arriva le fossoyeur apportant un cercueil. — Vous vous êtes trompé, dit quelqu’un de la foule, il en faut deux !

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CHEVRIN

ET LE ROI DE PRUSSE

OU

L’ON PREND SOUVENT LA TETE D’UN ROI POUR CELLE D’UN ÃNE. ·

(

Votre grand-père ne vous a-t-il jamais parlé de Frédérick, roi de Prusse ? C’était un grand homme sec et courbé, à cheveux poudrés, et qui s’ap uyait toujours sur une longue canne de jonc ; le coililet de son habit vert, qu’il ne brossait jamais, de son habit vert tout râpé et qui l’avait accompagné à la conquête de la Poméranie, était encore rendu plus sale par une longue ueue de cheveux qui lui tombait au milieu du dos.qEh bien, cet hocnme, d’un génie si vaste et qui, à ce qu’il semble, ne devait soccuper que de conquêtes et de batailles, Étvait encore le temps non seulement d’écrire à Voltaire, ob ! cela vous le savez, mais encore de plaisanter avec ses courtisans. Un jour il appela Chevrin, lui remit une petite boîte en lui disant affectueusement : — Chevrin, je t’ai toujours connu comme un ami lidéle, Voici un gage de ma reconnaissance. Vous voudriez bien savoir ce que c’était que cette boîte ; un moment, je vais vous le dire. Elle était petite, de bois de palissandre, incrustée d’or et ornée de pierres précieuses. Chevrin l’em orte chez lui, l’ouvre avec impatience et voit non son brevet de général, non quelques billets

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CHEVRIN ET LE ROI DE PRUSSE. 19

de banque, ni une décoration, ni un beau poignard, ni une lettre de noblesse, ni une nomination à la chancellerie, ni même quelques pistoles, ni même une bague, ni même un simple bijou, ni même la plus petite chose, ni même le plus mauvais madrigal, mais c’était un portrait en miniature : les narines étaient ouvertes, la bouche béante si bien qu’elle semblait braire, avec ses oreilles gracieusement rabattues sur son col, et ses grands yeux ternes étaient ouverts comme l’original.

Ce nlétait rien moins qu’un âne en toutes ses parties. y

Chevrin resta muet à cet aspect, toutes ses espérances déchues, toutes ses illusions envolées comme un brouillard. Oh ! combien d’illusions, d’espérances, de rêves d’ambition se sont envolés comme un brouillard ! Oh ! combien d’illusions, d’espérances, de rêves d’ambition se sont évanouis devant... une tête d’âne ! ll lui vint une idée, non à l’âne, mais à l’homme. Il pensa que le roi oubliait ses services, qu’il abandonnait son ancien ami de bataille, et il pleura. Oh ! combien de pleurs ont coulé devant une tête d’âne ! Puis il pensa que le roi avait voulu plaisanter et il sourit, comme on a souri... devant une tête d’âne ; ensuite, pour mieux la voir, il l’approcha de la Fenêtre. Combien n’a-t-on pas mis au jour de têtes d’ânesl Néanmoins il se promit une vengeance. Qu’on veuille bien se transporter à quelques mois de la. C’était à la table du roi de Prusse ; arrivé au dessert, Chevrin tire une boîte de sa poche ; c’était la certaine petite boîte qui contenait le portrait d’âne, mais cette l’ois elle était ouverte, et chacun, prenant une miniature renl’ermée dedans, regardait le roi scrupuleusement et ramenait ses yeux vers la peinture disant : « Oui, c’est bien lui, sa bouche mi-ouverte semble parler ; c’est bien là ses larges narines et ses grands yeux ouverts. »

in

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20 (EUVRES DE JEUNESSE.

Elle arrive enfin à Voltaire qui, criant plus fort en sa qualité de philosophe, dit au· roi : — Ahl sire, je n’ai jamais rien vu de si ressemblant. Le roi, qui se ressouvenait élu présent qu’il avait fait à Chevrin, croyait que c’était une représailles ; il trépignait d’inclination, était rouge de colère, et enfin, n’en gouvant plus, il se jette sur le portrait, le re arcle et à ensuite :

ê- Je prenais mon portrait pour celui d’un âne. Or on convint qu’i n’y a pas grande différence entre la tête d’un roi et celle d’un âne, puisque le possesseur s’y méprend.

’· & ; u »i-..~~, W., .. ·, ’ I I.

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DERNIÈRE SCENE

DE LA MORT

DE MARGUERITE DE BOURGOGNE.

Connaissez-vous la Normandie, ce beau ·pays si rempli de vieux castels dont chacun éveille le souvenir d’un nom célèbre ? la Normandie, où chaque champ a eu sa bataille, chaque pierre son nom ? la Normandie si remplie de vieilles légendes, de contes fantastiques, de traditions populaires qui tous se rattachent ai uelques lambeaux de notre histoire du moyen âge ? iiîh bien, sur les bords de la Seine, les ruines du Château-Gaillard sont encore la debout, sur le roc, et semblent se rire, à la f’ace de chaque génération qui naît et qui meurt, des sept siècles qui, en passant, n’ont fait que lui arracher petit à petit quelques pierres qui roulent dans le ravin quand l’ouragan gronde et que la pluie tombe.

Alors, en 1316, il était jeune encore. Au haut, c’êtait son drapeau blanc dont les flots se roulaient au souille du vent ; à l’·intérieur les gardes, et au bas, dans un cachot, une Femme qui gémissait et regardait le soleil couchant d’un air d’acheu, de rage et de désespoir. Elle était jeune encore, cette f’emme, vingt-six ans ; vingt-six ans, et pas un sourire à la bouche ; vingt-six ans, et peut-être le nombre de ses crimes surpassait-il celui de ses jours !

Vingt-six ans ! et c’était la Marguerite de Bourgogne, la Marguerite aux orgies sanglantes à la tour de Nesle ; Marguerite, la Femme aux nuits d’insomnie,

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22 EUVRES DE JEUNESSE.

aux rêves de sang ; Marguerite, la reine de France. Ce jour-là, elle avait emandé en grâce qu’on lui permît de regarder plus longtemps à travers les barreaux de sa cellule ; elle avait demandé à prendre l’air plus longtemps, comme si elle eût voulu en prendre pour l’étermté. Plusieurs f’ois la mam du geôlier s’avança pour Fermer le volet.

~— Encore cinq minutes, disait-elle d’une voix tendre et suppliante.

Et le geôlier avait soin d’aller chez lui, de retourner son sablier, ayant compté le temps qu’il avait mis à venir et celui qu’il mettrait à retourner au cachot ; puis il revenait de nouveau.

Enfin elle vit un cavalier qui s’avançaxt au galop, et rentra dans sa chambre enapensant à ce qlue pouvatt être cet homme qui se dirigeait en toute âte vers la porte du donjon.

eu de temps, après la porte du cachot roula sur ses gonds, et un homme se présenta. Il s’arrêta debout sur le seuil de la porte.

— Quoi, c’est vous ! lui dit Marguerite, vous, vous encore ici, Lyonnet ! Oh ! Lyonnet, il-fjaut que tu sois mon démon pour me poursuivre ainsi jusque dans ma prison, pour m’accabler jusque dans mon cercueil. Et elle se prit a rire amèrement : — Ecoute, Marguerite, tous les deux nous voulions un sce tre pour appui, et un peuple pour esclave. Eh bien, Mlarguerite, toi tu as tué ton père et tu es reine de France ; moi je n’ai tué personne et je ne suis rien.

— Tu m’accuses de la mort de mon père, Lyonnet, tandis que c’est toi, au contraire, toi qui a pris le poignard.

— Our, cela est juste.

— D’où vient que tu me poursuis toujours ? — C’est que, vois-tu, Marguerite, en commençant â t’a.1mer j’avais aimé une en ant pure et candide, et

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MORT DE MARGUERITE DE BOURGOGNE. 23 que maintenant, Marguerite, je hais l’enfant qui est la femme adultère.

— Non, tu ne m’as jamais aimée !

— Oh ! Marguerite, oui je t’aimais et je t’ai donné mon bonheur, car je me suis étourdi sur le crime de ton père, et j’ai perdu ma f’oi, et maintenant tout mon étre est le mélange de tous les vices, de toute la haine qui peuvent tenir dans le cœur d’un homme ; mais cette haine a débordé du vase des passions, quelques gouttes sont tombées sur toi et te rongent. — Ciel ! serais-tu ici l’exécuteur ? — Ecoute, Marguerite ! Non, tu ne m’as jamais aimé ! tu croyais pouvoir me dire dans mon cachotlll : Lyonnet, tu m’as abaisséelül à la prière », tu voyais mes larmes sans pitié, tu contemplais mon orgueil qui venait mourir aux pieds d’un assassin ; en bien, j’assisterai ai ton agonie, je contemplerai tes dernières convulsions, je verrai la main gluante de l’exécuteur s’abaisser sur ta tête défaillante, et je la verrai, cette tête, tomber et rebondir sur le passé sanglant. Eh bien, maintenant, Marguerite, les temps sont changés et c’est moi qui suis le maître, et toi la victime ; oui, Marguerite, j’ai ordre de Louis de t’étrangler avec tes cheveux.

— Lyonnet, tu ne te ressouviens pas de nos amours, en Bourgogne, de tes promesses et de tes serments ?

— Non, non, à toi les orgies à la tour de Nesle, à toi la trace de sang que l’on voyait sur ses murs, à toi les cadavres ne la Seine chaque matin roulait dans son lit ; a toi la îmonte, a toi lxgnominle, a toi lanmort, à toi la malédiction ! ’ ’’’’

— Oh ! âce !grâcc, Lyonnet !Nous partirons, î1ôus° irons vivre Ein d’ici, vivre dans notre premier a1iibî1’r, ’ ’oublier tout comme un rêve sanglant. Grâce ! grâce ! U ! Au Châtelet.

!’ ! Voyez dans la Tour de Ncsle la scène de la taverne d’Orsini.

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24, GUVRES DE JEUNESSE.

— Eh ! f’aisais-tu grâce à ceux qui, dans la tour de Nesle, te demandaient la vie sous le poignard de tes assassins ? Marguerite, malgré tous tes crimes, malgré toutes tes nuits sanglantes et tes orgies inlâmes, quelque chose n’est-il pas resté ? As-tu quelque prière à faire ? Oh ! dis-la, et vite, car cette heure-ci est ta dernière. ’

Marguerite s’agenouilla, prononça quelques mots en balbutiant. Etait-ce des sanglots ou une prière ? — Relève-toi, dit Lyonnet en la prenant par le bras ; bien d’autres me f’ont attendre comme toi ; ils me demandent successivement une heure, une demi heure, une minute, mais je donne plus : Véternité ! — Oh ! ne me parle pas de l’éternité ! — Allons, Marguerite, délais ton bonnet, tes cheveux. Oh ! ils étaient beaux, tes cheveux ! c’était ta joie et ton orgueil. Oh ! tes cheveux ! qu’ils l’ondulaient bien sur tes é aules ! Oh ! tes cheveux ! qu’ils ont reçu de baisers brillants et passionnés ! Aussitôt il en prit deux mèches et en entoura le cou de Marguerite.

On entendit un sourd râlement, un corps tomba par terre et la belle Marguerite était un cadavre ! Le lendemain on porta un cercueil àVernonet, on creusa là une Fosse et l’on mit dessus une simple pierre avec cette IDSCTIPIIOD :

CI-GîT

’A’Q MARGUERITE DE BOURGOGNE

’ REINE DE FRANCE.

Des siècles ont passé sur cette tombe, le temps a tnngërlc cadavre, l’herbe a caché l’inscription. Le temps eünsztuut, les rois eux-mêmes ; mais leurs crimes oui =— mais plus tard. A

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PORTRAIT DE LORD BYRON.

C’était un de ces hommes a hautes conceptions, à idées généreuses et progressives, aux violentes passions, à une âme tout à la fois sensible et magnanime, bizarre en un mot ; lord Byron, c’était le fils du siècle. Il ne croyait à rien, si ce n’est à tous les vices, à un Dieu vivant, existant pour le plaisir de faire le mal ; il ne croyait à rien, si ce n’est à l’amour de la patrie, à la puissance de son énie et à la fascination des yeux de sa maîtresse ; au cîelà, tout dans le monde n’était pour lui que préjugés, ambition, avarice. L’honneur d’une femme lui semblait une rose, mais une rose dont chacun en passant pouvait prendre le parfum, le faner et le flétrir. Il eut cent maîtresses, n’en aima q n’une, et encore, celle-là, il la rudoyait et la dédaignait pour son amour fou et effréné. Il avait cëonstamipînt nàne vingtaine de chevaux ldans son curie, i es a orait tous. naimait as à France, parce qu’en France il ne fait pas assez Pde brouillards ni assez de neige ; en France on ne respire pas, comme à Venise, l’air embaumé de quel ne villa. C’était un athée, et il restait (éles journées entières dans une église, plongé dans une contemplation muette ou une méditation profonde.

Quand il était en Angleterre, il sortait seul, à cheval, et il aimait à faire blanchir d’écume sa gentille ’ument arabe, en contem lant la fumée de sa ci aiettê qu’ilî’envolait’au sougle du vent et qui se mêçait au roui ard de décembre.

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26 EUVRES DE JEUNESSE.

Il Fréquentait les tavernes, les écuries et les cochers ; souvent, sur la place, on le vit boxer avec les grooms. Il était chéri du peuple et haï de la noblesse. Plusieurs f’ois il f’ut sur le point d’adresser des discours à la multitude.

A Venise, souvent, le soir, il prenait un gondolier et faisait ainsi plusieurs lieues en mer, se laissant ballotter par le roulis ; rentré chez lui, il se défaisait de ses habits de deuil et restait toute la nuit a regarder une tête de mort osée au milieu de sa cheminée. Il aimait l’Italie, il iïadorait comme une mère ou une amante ; il l’aimait, parce que là on y trouve des cœurs qui aiment ou qui haïssent, des yeux qui vous lancent des éclairs d’amour ou de passion ; là on y trouve toujours uelque femme belle et inconnue, comme un songe doré de jeune homme ; là on y trouve ou amour ou poignard ; la on y trouve toujours quelques sons d’une guitare et d’une voix suave, qui résonnent le soir au clair de lune sur les eaux blanches du lac voisin ; la on y trouve enfin toujours quelque sujet de drame ou de roman.

Byron ne trouvait rien de beau comme la liberté, rien de hideux comme l’or. Plusieurs fois il aflronta le danger par plaisir ou par vanité, et, en Grèce, il préf’éra la mort à une saignée. Il y alla pour concourir à la renaissance d’un pays mort par l’esclavage ; il alla pour relever le char de la Liberté de la fange où l’avaient enfoncé les tyrans, mais cette lange-la elle ennoblit, elle immortalisa Byron, le fils du siècle.

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LE MOINE DES CHARTREUX

0U

UANNEAU DU PRIEUR.

Il y avait déjà huit jours que les caveaux de la Grande-Chartreuse avaient retenti du chant des morts, et l’enterrement du prieur, lors ne le Frère Bernardo, couché dans sa cellule, se rappèlla toute cette scène de deuil, et les plus petites circonstances de cette triste journée vinrent se représenter à sa mémoire, fraîches et récentes encore.

II voyait de là sa longue robe, sa ceinture de corde, sa barbe blanche, sa couche de marbre et ses mains posées en croix sur sa poitrine ; à cette pensée il s’arrêta. C’était cette même pensée qui le torturait depuis si longtemps, c’est-à-dire depuis quelques jours, qui ne lui laissait pas un instant de sommeil, pas une heure de repos ; cette même pensée qu’il aurait voulu pour tout au monde ellacer, anéantir, et qui se représentait là, toujours plus f’orte et plus puissante, parce qu’elle était belle et gracieuse. Il se releva, se mit à enoux et chercha un peu de repos dans la prière. âhl non, ce f’ut en vain ; toujours là, toujours là ! Il alla à sa fenêtre pour voir si le charme d’une nuit tranquille, si le silence de la nature endormie n’inspireraient pas à son âme plus de repos que la prière ou la vue d’un christ. Nonl et pourtant l’air était pur, le ciel sans nuage, la lune sereine ; la campagne était belle, quelques cabanes, un bois et un vaste château en formaient l’horizon.

Et son f’ront se rida, et il pensa encore à la tombe du prieur ; la même image vint se représenter à son

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28 (EUVRES DE JEUNESSE.

esprit, et ses lèvres balbutiaient convulsivement quelques mots qui mouraient en naissant : «Oh, l’avoir ! le tenir ! le posséder ! rêver un monde dans une prison, penser à la vie dans un sépulcre ! Oui, j’irai, je le prendrai, cet anneau ! »

En eflet, n’était-il pas naturel que ce pauvre homme, qui n’avait pas la réalité pour jouir, souhaitât des illusions pour réver ? Et on savait dans le couvent que cet anneau de prieur se rattachait à des souvenirs de jeunesse et d’amour, dont sa piété n’avait pu se défaire, car après la passion abattue il reste dans le cœur de I’homme des racines inviolables qui se rattachent à d’anciens souvenirs comme le lierre qui, ourtant mort, embrasse le chêne sur lequel il a ancli ! «Oh ! continuait Bernardo en regardant la f’orêt, là dedans peut-être se promène un jeune homme qui aspire à longs traits sa vie de bonheur, contemplant avec amour et extase un ciel pur et azuré, couvert de sa robe dorée ; il peut porter au loin ses yeux où respirent la vigueur et l’avenir, sans qu’ils retombent avec dédain sur les barreaux de la cage d’un homme ! » Puis regardant le châteaux « Oh ! là dedans il y a des homnnes qui vivent, la valse peut-être bondit sur le parquet, saccadée et délirante. Il y a des f’emmes ui tourbillonnent entraînées dans les bras de leurs danseurs ; il y a des laquais aux livrées d’or, des chevaux dont la parure a peut-être coûté plus d’heures de travail que mes heures d’ennui ; il y a des lustres aux mille reflets, des diamants qui brillent dans les glaces ; il y a des roses de la vie ! » Puis il se remit sur son lit en cherchant le sommeil ; et il voyait dans un coin l’anneau qui brillait, comme si Satan le lui eût présenté sans cesse. Il se retourna, et il vit encore l’anneau dans tout son éclat. Respirant à peine, il s’assit. «Maintenant, ensait-il en regardant la lune qui se reflétait sur les barreaux de sa cellule et sur le christ d’étain suspendu à son

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LE MOINE DES CHARTREUX. 29

lit, maintenant il y en à qui vivent heureux et contents, sans penser à la veille, au lendemain, à la vie, à l’éternité, et qui vivent pour le jour dont ils recueillent les joies comme le arf’um qui s’exhale d’une fleur. Mais partons ! tout d)ort, le jour va bientôt venir (à peine était-il minuit) », et il lui semblait que l’aubepénétrât dans sa cellule ainsi que son anneau, souvenir du monde, qui allait habiter avec lui dans le tombeau de sa vie.

Aussitôt il prit un sac d’outils et la clef’du caveau, qu’il s’était procurés, alluma une lanterne, descendit l’escalier et arriva à la porte de l’église qu’il ouvrit d’une main tremblante.

Chaque pas qu’il f’aisait lui semblait le pas de quelu’un qui marchait derrière lui, et il se retournait en gris sonnant, aussi pâle que les morts qui l’environ- ° naxent.

Il arrive haletant à la porte du caveau, l’ouvre et la referme.

Il descendit tous les degrés ; sur le dernier il s’arrêta et il plongea son regard dans un horizon de sépulcres, — et son regard se reporta ailleurs, et il ne vit encore que la mort, et la mort toujours. «Vite, vite, ouvrons le tombeau ! car peut-être va-t-on bientôt s’apercevoir de mon absence, peut-être même est-on déjà sur mes traces l » Et il voulut prendre sa lanterne et remonter un degré, mais la lanterne lui glissa des mains et il ne put lever le pied ; il prêta l’oreille, et n’entendit ne le cri lointain des chouettes et des hiboux, métés au sifflement du vent qui s’en tonnait sous les voûtes. Alors il trembla comme la Feuille, ses dents claquèrent, ’ses jambes pliaient sous lui, car tout ce qui alors lui rappelait la vie était la mort pour son âme en torture. Enfin il avança et se mit à compter les tombes et a lire les inscriptions. A chaque marbre qu’il touchait, il lui semblait que le mort allait se réveiller pour le damner et le maudire.

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30 EUVRES DE JEUNESSE.

Pourtant il arrive à la tombe du prieur, l’ouvre, le déshabille de son linceul... l’anneau est là qui reluit comme dans ses rêves.

Où donc est le f’orl’ait, disait-il, de prendre quelque chose à un cadavre ? En jouit-il de son anneau, puisqu’il n’a plus ni vie, ·ni souvenir, ni monde à rêver ? » et il saisit cette main froide et décharnée, s’arrêta encore un instant et regarda avec peine cette barbe blanche, Cet air de majesté répandu sur le visage du vieillard. Oh ! c’est alors qu’il aurait voulu qu’il n’y eût dans le cœur des hommes ni remords ni conscience, qu’il aurait voulu oublier le passé, le présent même, et ne penser qu’â l’avenir et à ses révesl Et il touchait la main d’un cadavrel

ll arracha l’anneau, le passa à son doigt avec frénésie, puis reprit ses tenailles et recloua le cercueil. Aussitôt il entendit la cloche qui rappelait les moines â la prière de nuit, se leva..... mais il se sentit retenu avec f’orce par le bas de sa robe ; il tomba à la renverse et alla se Fracasser le crâne contre la paroi du caveau, et son sang rejaillit sur le cercueil du prieur. Une année se passa, puis deux, puis plusieurs, jusqu’â ce que l’on ouvrit le caveau pour enterrer un autre prieur. On trouva un squelette entouré d’une robe dont le bas était ris dans les clous du cercueil voisin ; son crâne était liiorriblement mutilé, un anneau était à son doigt. On creusa la terre à l’endroit même et on Yenterra par pitié ; le soir on dit un De profundis pour le repos de l’âme d’un corps inconnu que l’on avait trouvé dans les caveaux.

Eh bienl il avait voulu l’anneau pour avoir la vie, lui ; il avait vécu, car rêver, craindre, attendre, osséder à l’agonie, c’est vivre ; à lui comme à bien d’autres, sa richesse fut dans le tombeau, et ses espérances vinrent se briser sous un suaire de mort.

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OPUSCULES HISTORIQUES

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MORT DU DUC DE GUISE U). l LE CLUB DU GUISARD. — A notre brave duc de Guise ! — A la réussite de ses projets ! — Et mort aux royal istes ! ’ Puis à ces paroles succédaient le bruit des verres qui s’entrecl1oquaient, le bourdonnement de toutes ces voix, les embrassades, et des serments tout à la f’ois terribles et féroces, furieux et frénétiques. — Cher duc, dit La Chapelle-Marteau, ce dîner-la est peut-être le dernier que nous Faisons ensemble. — Le dernier, et pourquoi ? — Tiens, regarde ce billet et lis. Donnez-vous de garde, on est sur le point de vous jouer un mauvais tour. » (Historique.) —~ La plaisanterie est bonne ! Un crayon que je réponde à ce Nostradamus de malheur, un crayon ! Personne n’en avait. — Eli bien, Mandreville, donne-moi ton poignard. Et le Balafré, après en avoir noirci la pointe à la lampe suspendue au milieu d’eux, écrivit : « On n’oserait », puis il jeta. le billet sous la table. La Chapelle-Marteau restait pensif ; le coude appuyé, et ses eux se fixaient sur le duc de Guise. — bb quoi, ami, dit-il tout à coup, est-ce que ce billet n’éveille pas en vous cles soupçons ? Cl Septembre 1835· 3

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34 (EUVRES DE JEUNESSE.

— Sur le roi, n’est-ce pas ?

— Oui, et sur l’entretien qu’il a eu ce matin avec sa mère.

— Eh, savez-vous, dit le cardinal son l’rère, qui n’avait jusqu’alors desserré les dents que pour laisser sortir quelques boul’l’ées de son tabac d’Eg ypte, savez vous ne la reine Catherine est roi, et qu’elle vous hait, èlner ami ?

— Oui, je le sais, hélas, répondit le duc, dont la physionomie se rembrunissait de plus en plus ; je sais que le roi a de sombres projets et que mon nom l’oppresse et le gêne ; que ma réputation de vaillance et de gloire l’humilie ; je sais que mon regard le l’ait trembler, lui, Henri de Valois, assis sur son trône ; je sais que s’il n’emploie le bourreau, il se servira de l’assassin... Mandreville, passe-moi la bière ! Et il se versa avec vivacité, puis continua : — C’est pourquoi, mes bons amis, je voudrais avoir un conseil de vous.

— Nous sommes tous prêts.

Et déposant leurs verres, ils se mirent à écouter en silence.

— Je suis d’avis, dit le Balal’ré, d’aller passer quelques jours à Orléans.

— Quitter ! partir d’ici ! dit l’a1·chevêque de Lyon en prenant son verre et en le brisant avec violence sur la table, je ne vous reconnais pas là, duc ; comment ? l’uir Blois au moment où les États semblent se prêter à vos vues, abandonner une conquête presque déjà finie ? Non ! Non ! Quitter Henri au moment où sa couronne plie sous vos mains Fortes et puissantes, au moment où son sceptre va se briser en éclats, où son trône va vous servir de marchepied à un trône, mais à un trône qui remplacera le sien avec plus de grandeur et de gloire ! au moment où vous avez pu convoquer tant de membres de la Sainte-Union, vous, maintenant maître du clergé, du tiers état et de la

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MORT DU DUC DE GUISE. 35

noblesse ; maintenant que vous êtes roi, vous abandonnez vos titres, votre royaume, le fruit de tant d’adresse et d’industrie, et tout cela pourquoi ? pour une femme qui gronde et un enfant qui menace ! — Croix-Dieu ! dit Mandreville, si l’avis de l’archevêque n’est pas le meilleur ne j’aie entendu de ma vie, je veux perdre ma place élïu paradis. Oui, Henri est un roi fai le et imbécile ; c’est un enfant que votre roi, chétif arbrisseau qu’emportera le premier souffle d’une révolution.

— Eh bien soit, dit le Guisard, en prenant sa moustache, soit, je me moque aussi bien d’l-lenri que du poignard de ses assassins, et puisque la mort doit venir, qu’elle vienne me prendre d’un coup de stylet ou dans mon lit, peu m’importe, «car mes affaires sont réduites en tels tctmes que je la verrais entrer par la fenêtre, je ne voudrais pas sortir par la porte pour fuir ». (Historique.) ’

— Vive le duc de Guise ! vive le duc de Guise ! A ce cri ils se retirèrent, puis bientôt l’on n’entendit plus que le bruit de leurs bottes éperonnées qui résonnaient sur les dalles du grand escalier. l

CHARLOTTE DE BEAUNE.

Le duc de Guise était revenu à. sa place, quand ’ deux coups de marteaux résonnèrent à la porte. Une jeune femme entra, ses dents claquaient, ses cheveux étaient en désordre, ses yeux égarés, ses lèvres tremblaient et une pâleur livide était empreinte sur tous ses traits.

— Oh ! cher Balafré, dit-elle en entrant, tu ne sais pas tout ce que j’ai souffert ; oui, j’étais là à épier le moment, l’instant, la minute où je pourrais te parler. —· Qu’as-tu à me dire ?

.

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36 EUVRES DE JEUNESSE. — Ce n’est point un trône a t’annoncer, un trône dont tout à l’heure tu élevais déjà la gloire ; écoute, demain, tu dois mourir. — Terreur d’enfant ! — Oui, tu dois mourir, te dis-je. Non, ce n’est pas une terreur d’enfant, ce ne sont pas des paroles de pauvre Femme ; le duc d’Alençon m’a dit que demain... — Ensuite ? - Que demain il ne resterait du duc de Guise qu’un cadavre mutilé. — comment ? — Il m’a dit que son frère allait proposer au conseil de t’assassiner demain. — Lui ? assassiner quelqu’un ? il n’oserait ! — Oh ! de grâce ! quitte Blois ! — Non ! plutôt quitter la vie ! — Oh ! mais tu es bien cruel. Oui, oui, je t’en prie, f’uis loin d’ici, repousse-moi, méprise-moi, mais par grâce, Puis ! — Ce ne serait jamais qu’avec toi, avec mon royaume et ma couronne. — Tu plaisantes, ô mon Dieu ! — Et toi, tu as peur. — Oui, je tremble, je tremble de crainte pour toi ; mais toi, demain, tu trembleras du Frisson de la mort. — Soit ! mais, Charlotte, un baiser avant la tombe, et je dormirai tranquille. Et la nuit se passa en caresses et en joyeuses amours. l LE CONSEIL DU ROI. Pendant que le duc de Guise discutait avec ses amis sur le moyen de s’emparer du trône d’Henri III, celui-ci discutait avec les siens sur celui qui serait propre à le conserver. Catherine l’avait prévu ; l’assas-

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MORT DU DUC DE GUISE.

sinat était alors à la mode. Ayant convoqué son conseil, le roi se leva tout à coup en disant : — Mes chers amis, il a trop longtemps que le duc est roi et le roi duc. Klaintenant il f’aut que tout change et rentre à la place où la Providence l’a placé. Oui, oui, M. de Guise voudrait gouverner, il voudrait un trône et je lui donnerai un cercueil ; je veux que, dés demain, la France soit débarrassée de cet autre monar ue, et moi de ce compagnon à la royauté. — il n’est qu’un moyen, dit le baron de Rieux, un procès, en Parlement.

— Et de f’aux témoins, ajoutait le duc de Maintenon, l’accusant de conjuration, de lése-majesté, d’attentat sur le roi, que sais-jel enfin quelque chose de semblable, puis une prison perpétuelle. — Non, non, dit Henri, « mettre le Guisard en prison, ce serait mettre le sanglier dans un filet trop faible, il romprait nos cordes ». (Historique.) — Et un procès, vous dis-je, continua le baron de Rieux.

- A lui, un procès ? Ohl non, il serait capable d’en faire un à ses juges. Oh ! non, non, des épées et des poignards, messieurs. Qui m’aime parmi vous ? Et huit poignards se brandirent dans l’air. — Eh bien, demain, dit le roi, demain sa tête tombera, demain il n’y aura d’autre roi que Henri III. IV

UN ASSASSINAT PAR UN ROI.

— Larchant, tu lui présenteras une requête au bas de l’escalier ; Effrenati, tu te jetteras à ses jambes ; Saint-Malines, tu lui donneras le premier coup ; toi, Sai nac, tu l’achèveras.

gt il posa trente gardes dans l’escalier, huit dans le cabinet.

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38 EUVRES DE JEUNESSE.

Puis il rentra dans sa chambre. De toute la nuit il ne dormit pas, on eût dit qu’il s’agissait d’une bataille ou du sort de deux peuples. Oui tout ce conseil, tous ces gardes, tous ces assassins, tous ces appareils de guerre ne devaient servir enfin qu’à la mort d’un seul homme ; mais cet homme, c’était le duc de Guise. A la Saint-Barthélemy, Charles vit sans sourciller tout un peuple massacré lpar ses ordres, prêt à frapper son ennemi, Henri trem lait.

Le matin, le Balafré f’ut arrêté à la grille du château par un homme qui lui dit, les larmes aux yeux : — Duc, vous ne sortirez pas d’ici. — Allons ; mon pauvre ami, va, sois tranquille, il y a longtemps que je suis en garde contre les pressentiments. Arrivé au grand escalier, il se prit à saigner du nez.

— Du sang, encore, dit-il en riant amèrement. Puis il continua à marmotter quelques paroles. C’était bien là ce même duc de Guise, ferme et incrédule, et qui laissait échapper de temps a autre quelques marques de faiblesse comme d autres en laissent échapper de grandeur.

Tout à coup Revol entra en tremblant ; il était pâle et ses jambes pliaient sous lui. ’ — Monsieur de Guise, dit-il, Sa Majesté vous demande, elle est en son vieux cabinet. Le duc s’y rendit, et là il n’y vit point le roi, mais quelques gardes qu’il salua ; un d’entre eux lui marcha sur le pied. Etait-ce le dernier avertissement de uel ne ami ?

Alussilôt Montlery s’élance, le saisit par le bras, et, lui enfonçant le poignard, il s’écrie : — Traître, tu en mourras !

Effrenati se jette à ses jambes, Saint-Malines lui porte un autre grand coup de poignard de la gorge dans la poitrine, Saignac lui enfonce l’épée dans les

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MORT DU DUC DE GUISE.

reins, Sariac s’approche de lui avec un stylet à lame écossaise et le lui enf’once dans le dos jusqu’à la garde. Le duc de Guise ne peut plus se soutenir, et il va mourir sur le lit du roi son assassin. Il Fallait donc que ce lit si honteux, témoin des débauches des rois, vît mourir en un seul homme toute la gloire d’un siècle !

Quelques minutes aprés, quand le cadavre f’ut Froid comme le marbre, quand les épées et les poignards furent retirés, alors Henri entra pour contempler sa victime ; il lui donna un coup de pied à la tête en lui crachant au visage.

Un instant ourtant, ayant bien considéré toutes ces plaies prolîndes, cette terrible et mâle figure et dont les yeux ternes et livicles semblaient lui reprocher son crime, oui, un instant, Henri trembla devant le cadavre du duc de Guise.

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DEUX MAINS SUR UNE COURONNEM OU PENDANT LE QUINZIÈME SIECLE. (ÉPISODES DU RÈGNE DE CHARLES VI.) I LA REINE À PARIS. Dis donc, Jehan de Momlliéry, avezvous vu le cortège de la reine ? A. DUMAS, La Tour de Nesla. Dans Paris, ce jour-là, tout était en émoi ; la ville avait un air de fête, et la vieille façade du Louvre semblait même se dérider d’orgueil. Le Paris de 1385 n’était pas le Paris de nos jours, avec ses ponts et ses palais ; mais Paris alors, c’était une f’orêt de maisons noires, sales, petites, entassées, jetées sans ordre ni symétrie, et à chaque pas vous étiez arrêté par un édifice public qui venait se présenter à vous au milieu d’une rue tortueuse ; Paris, c’était une mer de peuple, une ruche noirâtre d’Ixommes, de femmes, de mendiants et de soldats. Les maisons, ce jour-là, étaient tendues, les rues étaient jonchées de fleurs, les toits, les fenêtres, les greniers étaient remplis de toute cette multitude de (U Janvier 18g6.

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DEUX MAINS SUR UNE COURONNE. 4l

bons Parisiens qui de tout temps s’est arrêtée avec curiosité pour voir un chien qui se noie ou un roi qui passe.

Charles et la reine devaient entrer par la porte Baudets, de là se rendre à Notre-Dame, puis au Louvre.

Ce fut vers le soir que le roi se présenta aux ortes de Paris ; il était monté sur un superbe cheval Blanc, ferré d’argent, orné d’un riche caparaçon fleurdelisé ; la reine était derrière lui, en croupe. La reine ! Ohl dés qu’on la vit dans les rues, ce f’urent des cris d’allégresse, des trépi ements de pieds, des hourras sans fin, des pluies de É-élurs ; de temps en temps elle se retournait vers Charles, et ses grands yeux noirs semblaient lui dire : «je suis heureuse », et sa bouche qui souriait : « je vous aime ». ’ A côté du roi marchaient à pied le duc d’Orléans, Tanneguy Duchatel, qui tenaient la bride de son cheval ; puis venaient le duc de Flandre, Olivier de Clisson, tout le Parlement avec les insignes de son pouvoir, tous les seigneurs de France et de Bavière, les chevaliers, les varlets, les gens de la suite du roi, tous les prévôts de Paris, tous les docteurs de l’Université, tous les diacres, sous-diacres et abbés, enfin, je crois, tout ce qui dans le royaume portait épée, calotte et bonnet carré.

— Vous avez une belle suite, dit lsabeau au roi, en regardant le duc d’Orléans.

— Et un beau peuple, ajouta le roi en resserrant la bride de son cheval, dont les f’ers d’argent résonnaient à peine sur le pavé de fleurs.

’ En effet, il y avait dans toute cette f’oule qui trépignait et qui hurlait de joie, dans tout ce cortège si rempli de luxe et de magnificence, dans ce couple noble du roi et de la reine, dans le piétinement de tous ces chevaux qui faisait jaillir les fleurs avec les étincelles du pavé, oui, dans tout cela enfin il y avait

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4,2 EUVRES DE JEUNESSE.

quelque chose de grand et de majestueux, d’indéfinissable et d’exquis.

Le soir il y eut fête à la Cour, mais une f’ête comme jamais aucun Français n’en avait vu, une f’ête avec le luxe effréné d’une imagination jeune exaltée ; une fête, mais une f’ête à la lsabeau, une f’ète où la passion était jusque dans la danse, où la musique respirait la volupté ; une fête où, pour la première f’ois, il y eut des f’anf’ares, des danses impudiques ; une f’ête où le vin ruisselait à flots, où la mollesse avait été chercher ce qu’il y a de plus raffiné, la richesse ce qu’il y a de plus resplendissant ; une fête ! non, une orgie royale. Le roi avait quitté son diadème, la reine sa pudeur, la f’emme sa vertu ! Et se dépouillant de toute parure comme d’un manteau, le roi en se montrant semblait dire : «Voilà votre roi qui se vautre dans l’orgie, la reine qui donne des leçons de volupté, les femmes qui sont à vendre ».

Oh ! le vieux Louvre ! Cette nuit-là, il tressaillit de joie, ses galeries étaient illuminées ; mille flambeaux, mille lumières resplendissaient, et les f’eux semblaient sortir par ses fenêtres. Puis, quand les danseurs f’urent Fatigpés, quand les vins furent bus, quand les lumières sem laient mourir à l’aspect du jour, la reine se retira dans sa chambre, le roi dans la salle du trône pour recevoir les députations des bourgeois de Paris, et le monarque fatigué penchait sa tête défaillante sur sa couronne, tandis qu’un peuple se prosternait à ses pieds.

La f’ête de la nuit, oh ! elle était resplendissante et belle, et la reine, oh ! la reine, c’était l’âme de cette fête. Oh ! il fallait la voir, dans les bras du duc d’Orléans, danser au son des cordes le minuetto de Bavière, il f’allait la voir sourire à un sourire, regarder un regard, dire une parole d’amour à une parole dlamourl

Et ces sourires, ces regards, ces paroles d’amour,

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DEUX MAINS SUR UNE COURONNE. tout cela c’était pour un seul. Pour le roi ? non ; pour sa couronne ? non ; mais elle avait trouvé dans le comte d’Armagnac une âme qui pût se répandre entière dans son âme, un cœur qui pût s’épanc er dans son cœur, une bouche qui pouvait dire : « je t’adore » à sa bouche qui disait : «je t’aime ! ». Il Fallait la voir, lsabeau, penchant son cou fatigué, comme celui d’un cygne, sur l’épaule du duc dOrléans ; il Fallait la voir le regardant de ses grands yeux noirs ! Oh ! ces grands yeux noirs, c’était une beauté, c’étaient deux perles, deux diamants, deux soleils ! Et le duc aimait cette beauté, ces deux perles, ces deux diamants, ces deux soleils. Aussi quand, la reconduisant dans sa chambre, il lui demanda : — Qu’aimez-vous le mieux de tout votre royaume ? Est-ce le roi ? — Non. — Son armée ? sa cour ? — Non. l— Ses richesses ? les trente-sept baronnies ? Qui donc ? — Quelqu’un, beau duc, répondit-elle en lui donnant une petite claque sur la joue avec le bout de son gant. l LE Duc mom ! Ah ! Paolo poignardé ! A. DuMAs, Tirëxa. Puis, clétait loin du temps dont nous venons de parler ; on avait donné plus d’une Fête à la Cour. V y lsabeau revenait élu Parlement à l’hôtel Saint-Pol, où elle habitait, quand elle trouva le duc d’©rléans et lui dit d’un air courroucé : — Oh ! le Parlement ! j’en tirerai vengeance !

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44 EUVRES DE JEUNESSE.

Et deux larmes roulèrent dans ses yeux et vinrent tomber chaudes et brûlantes sur la joue du duc. Oh ! qu’il y avait d’amour et de passion dans ces deux gouttes d’eau !

— Sais-tu, duc d’Armagnac, sais-tu ? Oh ! le Parlement ! j’en tirerai vengeance !

—· Qu’est-il arrivé ?

- Sais-tu ce que c’est que l’envie ? L’envie, c’est quelque chose qui est là bouillonnant et rude ; c’est un serpent qui vous dévore, qui est là dans votre lit, dans vos rêves, qui vous poursuit comme un remords ; c’est comme une goutte de poison qui mange et qui tache le marbre le plus poli.

— Et pourquoi ? ·

— Le président va m’accuser, va me citer en justice, va me dire à la f’ace, oui à moi, lsabeau, reine de France, il vient de me dire, l’insensé ! que c’était moi qui étais la cause’de la folie du roi, des troubles qui ravageaient la France. Et ils m’ont ôté la régence, qu’ils ont donnée à Jean sans Peur, qui se promène maintenant en vainqueur dans les rues de Paris, qui se pavane au Louvre, qui monte même sur les degrés du trône et qui, écartant un f’ou et une Femme, s’place et s’y étale à. son aise. Mais si ce Fou est un idiot, la reine écartée ne tombera pas. Oh ! elle le chassera, cette reine ! Elle le fera pendre à Montfaucon, elle lui f’era trancher la tête devant la porte du Louvre et f’era arroser les plantes de son parterre du sang de ce Bourguignon. Oh ! duc d’Orléans ! je ne me contiens plus de colère ! Quelque chose que je le broie, que je le déchire ; je me meurs de soif’ ! C’est du vin qu’il mc faut, mais du rouge, duc d’Orléans ! — lsabeau, soit ! oui, le Bourguignon mourra, je vous le jure.

— Oui, il mourra, et quand la reine se sera répue de la vue de son cadavre, quand elle aura compté toutes ses blessures, quand elle aura sondé toutes ses plaies,

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DEUX MAINS SUR UNE COURONNE. 45

quand elle se sera fait de son corps un marchepied au vieux trône des Valois, elle dira au duc d’Orléans, comte d’Armagnac : «.l e vous f’ais roi de France ». Le duc répondit par un muet silence, il s’assit aux plieds de la reine et la regarda longtemps sans lui rien 1re.

lsabeau penchait sa tête vers lui avec complaisance. Il y avait, dans l’expression des yeux tendres et enflammés du duc à genoux, de l’amour et du bonheur ; dans ceux d’lsabeau, de l’amour et de l’ambition. C’était d’un côté du miel, de l’autre du nectar et du oison.

P — Oui, à nous le trône, dit le duc après que cet épanchement mutuel de sentiment se fût opéré, à nous le trône ! toi à moi, moi à toi ! notre cœur pour nous deux ! notre amour pour nous deux ! La France pour toi !

— Oh ! le trône ! être seule et maîtresse ! y songestu ? Seule gouverner tout un peuple, le voir, là, frémir à vos paroles, plier sous votre regard, s’abaisser au niveau de vos pieds our en essuyer la poussière de vos sandales sur sa têlie ! Ah ! le peuple ! mot ridicule et vide de sens, masse aveugle et stupide ! On le gouverne facilement, c’est un troupeau comme un autre, qui porte le nom d’hommes. Le peu le ! Ah ! c’est l’amusement des rois, leur laisir, leur liochet, quand les rois sont f’orts, quand ils savent briser une partie de ce hochet, conduire à la boucherie la moitié de ce troupeau ! Tiens, duc, je suis heureuse maintenant, je comprends qu’il f’aut des passions pour remplir l’âme, sans cela l’âme est morte, elle est sans vie, et je suis heureuse, j’ai connu l’amour, la haine, l’envie ; il me man ne uel ne chose... la ven eance ! O(i1ze (heuiies sonnèrent à ça cloche de NotreDame. — Onze heures ! dit le duc en se levant, il est bien tard, adieu, je pars.

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46 œuvtzns DE JEUN1=.$sE.

— Partir tout seul, à cette heure, sans personne avec vous ?

— Que craignez-vous donc ?

— Rien, oh. mon Dieu, rien ; mais enfin, quelquefois, tu sais, on a des pressentiments, de l’inquiétude. — De Yinquiétude ? pauvre Femme ! — Oh ! ne te moque pas de mon inquiétude, car, vois-tu, cela c’est encore de l’amour. — Allons, encore un baiser, je pars, adieu. - Partir ainsi ? mais où sont donc tes gardes ? — Je leur ai dit de ne pas venir. — imprudent !

Le duc, après avoir échaullé les lèvres d’lsabeau d’un baiser brûlant comme son cœur, partit avec sa bonne épée de Tolède au côté.

La reine était restée seule et pensive, quand tout à coup elle entendit des cris dans la rue, courut à son balcon et vit au loin des flambeaux, des poignards et des épées qui reluisaient dans l’ombre ; elle entendit le cliquetis des armes et les cris, et un homme etit et masqué sortit d’une maison voisine ; il avait une é)norme massue et il en déchargea un vi oureux coup sur la tête de la victime en s’écriant : exé est le coup de Bourgo e ».

ges voisins accoururent, ils relevèrent le corps mutilé et le transportèrent à l’bôtel Saint-Pol ; la reine en l’apercevant se précipita sur lui... C’était le duc. CeIui-ci, toumant vers elle sa figure en lambeaux, ouvrit les yeux, lui donna longuement son dernier regard, son regard d’amour, puis il les ferma lentement et s’endormit.

C’était le dèclin d’un beau jour, il souleva sa poitrine et, râlant son dernier soupir, il lui dit adieu, mais un adieu bien tendre ; puis il poussa encore un soupir. Ob ! celui-là c’était le dernier, oh ! le dernier, c’était le bruit d’un tombeau qui se referme.

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DEUX MAINS SUR UNE COURONNE. 47

l

LE R0 ! FOU.

Le roi avait des moments lucides.

Fnoxssanr, Chronique du x V’siècle. Le bruit de l’assa.ssinat du duc d’Orléans se répandit le lendemain- dans Paris ; les partisans de celui-ci, Tanneguy Duchatel entre autres, voulaient faire chasser le duc de Bourgogne de Paris et lui déclarer guerre franche et ouverte.,

Les uns étaient d’avis d’employer un moyen plus prompt, l’assassinat ; le crime qui punit un crime n’est pas un crime.

D’autres voulaient au contraire mettre le Feu a la ville ; enfin le peuple l’a.isait tout ce qu’il Fallait pour ne réussir à rien, flottant entre le crime et la vertu, entre son intérêt et l’honneur, deux mots également absurdes, dit Montaigne, l’un é oïste, l’autre conventionnel. Vers les 3 heures Éaprès-midi, le Parlement se rassembla. Le roi, ce jour-la, n’avait pas eu de crise, l’enfant n’avait pas crié, l’idiot dormait encore. Le président fut le procès-verbal et les détails du meurtre de la nuit.

Le roi se leva, la lecture à peine finie, et se dressant de toute sa hauteur sur son fauteuil, il parut calme et tranquille ; il voulait parler, sa voix tremblait. — Messieurs, dit-il, il y a trop longtemps que de pareils troubles ébranlent notre trône sans que nous n’y portions notre main royale. Cet homme masqué qui a assassiné notre beau cousin d’Orléans, c’est le lélon Jean sans Peur ; il vient jusque dans notre royaume orter sa soif’de sang, son désir de carnage. Eh mon Bien ! est-ce qu’il n’a pas assez de sa Bourgogne pour

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48 œuvmzs DE Jiaumassz.

se donner le spectacle d’un assassinat ? Il y a des têtes là, pourtant, il y a des têtes qui devraient tomber, la sienne tout d’abord, messieurs. Ah ! non, non ! On n’ira pas jusque dans notre bonne ville de Paris nous insulter devant notre palais dans nos plus chères aH’ections. Eh ! mon Dieu ! je parie qu’il voudrait bien, lui, le tigre, voir l’Anglais a nos portes, saccager la France ; il se mettrait même à la tête de cette troupe de brigands pour venir sur le trône le souiller et le détruire. Eh ! qu’ai-je appris, messieurs ? hier, vous l’avez reçu dans cette ville, vous ; vous l’avez admis à votre Parlement ! Vous êtes tous des traîtres !

Là, il s’arrêta tout à coup, ses yeux changèrent d’expression, il mit la main sur son front comme pour y recueillir tous ses souvenirs, puis, prenant tout à coup le bras du président :

— Au f’eu ! s’écria-t-il d’une voix effrayée, roi, ne vas pas plus loin, tu es trahi !

Et ses lèvres tremblaient, ses dents cla uaient, il était pâle, ses yeux avaient quelque chose de stu ide et d’infernal ; puis il partit tout à coup et courut Sans sa chambre, là il se blottit dans un coin et pleura en gémissant.

La reine était présente à cette séance du Parlement. Quand elle sortit, elle alla chez le caissier de la couronne payer 42 sols parisis pour qu’on les remît a la demoiselle Perette la Jacquille, fille d’un marchand de chevaux.

— Voilà, dit-elle en mettant la pièce de monnaie dans la main de Jehan de la Roche, voilà ce qu’il en coûte pour les nuits de mon mari.

Elle sortit en souriant.

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DEUX MAINS SUR UNE COURONNE.

IV

À VENDRE.

Deux CCDÈS Scqllfils (FOI’. d3l’lS cette ITOIIYSC POUY VOUS. (Bt dCHlBll’l Uiâtlll lC double, si vous Faites bien tout ce que je vais vous dire. ’

’ Victor Hvco, Angelo.

Il y avait longtemps alors que le cadavre de Monseigneur de Bocherville dormait sous son lit funéraire, il y avait longtemps qu’lsabeau avait pleuré, il y avait lon temps qu’elle avait pensé à lui. lâans une maison sale, petite et encombrée de la 1116 des innocents, là, dis- je, il se passait d’étranges choses. Il n’y avait d’autre entrée, et d’autre issue qu’une échelle qui conduisait au premier de cette singulière baraque.

Or c’était là le club’des Armagnacs. Une lampe était suspendue au milieu, jetait une clarté vacillante et incertaine dans la salle, et autour d’une table ronde étaient rangés des hommes armés, assis sur des bancs ; tous étaient silencieux. L’un regardait avec préoccupation sa dague ; l’autre, le coude appuyé et la joue dans sa main, s’amusait à écarter avec a pointe de son épée la mèche de la lampe ; les uns jouaient aux cartes, ce qui prouvait qu’ils étaient gens de cour et blasonnés, car ce jeu, tout nouve lement inventé, n’était encore connu que des gens de la suite du roi ; les autres faisaient résonner la salle de leurs vociférations, et les plus paisibles vidaient tranquillement leurs coupes sans cesse vidées et aussitôt remplies. Pourtant là dedans, qui l’eût dit ? il y avait un sceptre qui devait commander, une gloire briller, une fleur de lis s’épanouir. — Eh bien ? est-ce pour cela que nous nous sommes assemblés, messieurs ? édit une voix forte qui s’éleva 4 comme un coup de tonnerre, c’était Tanneguy Ducha4

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50 GUVRES DE JEUNESSE.

tel, personne de vous ne songe âArmagnac ! personne ne songe qu’il faut nous délivrer du Bourguignon ! N’est-ce pas, Monseigneur le Dauphin, qu’il est bien plus aisé de faire la cour à la dame A nès ? n’est-ce pas, Pierre de Haute Combe, que la biâe de Flandre est meilleure que le sang du duc ? n’est-ce pas, Raoul de Rochepeau, qu’une plaisanterie sur l’ennemi, prononcée derrière et comme un lâche, coûte moins cher qu’une insulte en Face ? n’est-ce pas, marquis de Lyon, qu’un coup de dé est plus l’acile à donner n’un cou d estramaçon ? n’est-ce pas, Robert de (brie, qu’iîest bien plus amusant d’étendre la mèche pour y voir mieux que de l’ouiller la poitrine d’un homme pour en avoir son cœur ? Ah, je ne vous reconnais plus là, mes amis, mes fidèles compagnons ! Quoi ! vous laissez ainsi blanchir les os de Boc erville sans les venger ? Eh ! que savez-vous, vous autres, si la vue du cadavre de Jean sans Peur ne f’era pas tressaillir dans son lit de marbre Arma nac rêvant ? Que savez-vous si, en arrosant du sang gu Bourgui on ces mêmes os altérés, vous ne leur rendrez pas ïvie avec la vengeance ? Oui, je le jure par le corps de notre ami, je jure de le venger ! Cet engagement solennel je l’ai recueilli avec son dernier soupir, je le renouvelle sur sa tombe : la tombe d’un autre m’en détachera seule. — Oui, nous voulons bien, dit le Dauphin. — Le plus tôt sera le mieux, ajouta Robert. — Eh bien, à Montereau, par exemple, proposez une entrevue, Monseigneur.

— Oh ! une entrevue, messieurs ? et croyez-vous qu’ainsi la bête Fauve viendra se mettre dans le piège ? — Il f’aut un appât.

— Soit ! Nous avons dit l’entrevue ? — Mais il Faut un esprit qui le pousse vers cet appât.

T- Gagner quelqu’un de sa suite pour le convaincre.

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DEUX MAINS SUR UNE COURONNE. jl — Oh ! j’y suis ! s’êcria le comte de Rochepeau en se frappant le front, j’y suis ; gagner à f’orce d’argent, de prières, de promesses la dame de Giac, sa maîtresse. — Sa maîtresse, dit le Dauphin, mais croyez-vous qu’elle va ainsi vendre son amant, sa maîtresse ? Oh ! sa conscience le lui reprocherait éternellement. — Pardon, Monsei neur, dit un manant qui n’avait pas encore parlé, parïon, car j’ai entendu dire dans mon enfance à un homme f’ort instruit et très judicieux, je l’ai entendu comparer la conscience à une balance. Dans cette balance il y a un côté pour le bien et un côté pour le mal ; chaque Fois que vous mettez une pièce de monnaie dans la balance, le côté du bien s’allège, et le cœur est ainsi gagné. — Eh bien, dit Tanneguy, vous avez raison, mon cher.

— Oui la dame de Giac est à vendre. Tanneguy, je vous charge du marché, vous êtes un homme de parole et d’action, prenez sur notre bourse, ne craiez rien.

gnlls se séparèrent, et l’échelle tremblait sous leurs pas.

V

PLUS DE MAINSl PLUS DE COURONNESl Le duc craignait fort quel ne surprise, enfin il se décida, ce fin pour son malheur.

BARANTE, Histoire de : duc : de Bour6’°K’”· — Je ne sais encore si je dois partir... oh ! ce jourlà, si ïen réchappe, aura été pour moi un jour bien cruel ; fai assisté à bien des batailles, Henriette, j’ai vu bien des sièges, reçu bien des blessures, entendu siffler bien des balles, en bien, j’aime mieux la plus 4.

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$2 GUVRES DE JEUNESSE. L sanglante bataille, le siège le plus acharné, les plus larges blessures que ce que j’éprouve maintenant. — Et pourquoi ? — Pourquoi ? je n’en sais rien, quelque surprise par hasard. — Une surprise ? et le visage de la dame changea, oh ! non, ne craignez rien, allez-y donc ; vous per riez votre nom de Jean sans Peur. — Oh ! Jean sans Peur, c’était jadis ; maintenant il est mort. ’ — Mort ! que voulez-vous dire ? — Je veux dire qu’il le sera bientôt. · — Chassez toutes ces idées lu bres, montez sur · votre jument noire. Allons ! ne ïéntendez-vous pas piaH’er et hennir d’impatience ? tous vos gens sont là dans la cour, à vous attendre. Partez donc, qu’on ne dise pas que vous êtes un homme sans f’oi et sans coura e. —gEh bien oui, je pars, adieu. — Adieu, dit Henriette en soupirant, adieu ! revenez bientôt. A peine la porte f’ut-elle fermée qu’elle voulut se précipiter vers lui pour l’avertir du péril qu’il courait, mais elle se ressouvint de la promesse f’aite à. Tanne. Qugnitly elle vit le duc à cheval et sautant le seuil, oh ! alors elle ne put résister, elle s’élança sur son balcon et le pria de venir lui parler. — Prenez bien garde à vous, dit-elle. Et le duc et sa suite sortirent au galop. Au bout de cinq minutes, quand elle n’entendit plus le pas cles chevaux sur la poussière, quand elle ne vit plus les plumes bleues et rouges du duc flotter au loin, elle se lprit à pleurer. — h bien, non, dit-elle tout à coup, non, je veux. lui sauver la vie. Aussitôt elle appela en criant un de ses pages.

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DEUX MAINS SUR UNE’COURONNE. $3

— Oh ! mon gentil Paul de Hartcourt, dit-elle, je 3 en prieë monte sur le nëeillepr cheval qui se trouve ans es curies, cours au uc ean et dis-lui... Là-dessus sa tête s’abaissa sur sa poitrine. — Dis-lui, continua-t-elle tout bas, dis-lui qu’il prenne bien garde à sa loyale personne. Le page était parti, ’il n’était plus tempsl Ce f’ut vers midi qu’eut lieu l’entrevue ; elle se passa sur le pont de Montereau.

Les deux rois entrèrent par les deux côtés opposés et s’arrêtèrent sous une tente en planches dressée à cet eH’et ; ils firent la courbette réciproquement, et le duc se découvrit le premier.

Voilà deux assassins qui se saluent, deux couronnes ui s entrecho uent ; voilà Jean sans Peur et Charles VII, êoilà le loup gt le renard.

— Monseigneur, dit Bourgogne, après Dieu je n’ai tant à cœur que vous et votre royaume ; si l’on vous a l’ait quelques rapports à ma charge, je vous prie de ne les point croire.

I —ï On ne pourrait mieux dire, dit le Dauphin en e re evant.

Alqrs Tapneguy, levant sa hache sur le duc, s’écria : tuez tuez ».

Les Armagnacs répondirent à ce signal par leurs cou s d’é ée.

ll) respirait encore, Olivier Layet le retourna, lui enf’onça son poignard dans le dos ; le marquis de Lyon le prit sur ses épaules et le jeta dans la Seine. Le soir, son corps, qu’on avait repris, f’ut promené dans les rues, et le cadavre du plus grand des ducs de Bourîogne f’ut le principal acteur d’une mascarade ! Isa eau mourut peu de jours après, dans la misère et l’opprobre. Ainsi finit celle ui avait réuni l’amour de trois couronnes, car Charles (laima, Orléans l’aima, Jean l’aima ; le tombeau n’a pas été pour elle un lit de repos, son siècle l’a maudite et les historiens l’ont flétrie.

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$4 EUVRES DE JEUNESSE.

Quant à Tanneguy Duchatel, dit la chronique, il passa le reste de ses jours f’ort agréablement, « ayant par jour rançon de IO sols parisîs sur le trésor de l’État pour être homme de moult leu et d’action, de bon dire et honneste vouloir et mener promptement toutes choses en besognes ».

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UN SECRET DE PHILIPPE LE PRUDENT ROI D’ESPAGNEC). (CONTE HISTORIQUE.) Si l’on cognoiscoit tout ce qui se passe chez les roys, l’on verrait de bien sales choses et moult couardises. RAnELAxs, Gargantua.

Le personnage le plus rave se tenait au milieu, assis dans un large f’auteu§ à bras, devant une cheminée où pétillait un feu vif’et clair. A ses deux côtés étaient debout et la tête nue deux autres hommes qui paraissaient ses confidents ou du moins ses valets, car à leur air respectueux et soumis on les aurait pris pour tels., Le plus jeune des deux était vêtu de noir de la téte aux pieds, il portait au cou un médaillon où était enfermé un morceau de la vraie croix, et ses doigts étaient couverts de bagues de saint Hubert ; il était prand, maigre, avait le front pâle, les cheveux blonds, es joues creuses, et sa figure naturellement triste était encore allongée par une petite royale noire qui faisait un singulier contraste avec l’air recueilli, sournois et dévot qui était empreint sur son visage. Quelque chose e sombre, de doux et de mélanco-U) Septembre 1836.

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56 EUVRES DE JEUNESSE. 1

lique à la fois, annonçait une âme qui avait souffert, un corps qui s°était usé dans les jeûnes et un esprit qui s’était rapetissé dans les croyances. Cet homme, si petit devant cet autre homme assis devant lui et se chauffant à son feu, n’était rien moins que Philippe II, roi d’Espagne et de Navarre. Quant au vieillard, c’était don Olivarès, le Grand inquisiteur d’Espagne, celui ui avait toute puissance, toute liberté, tout pouvoir. G’était lui qui menait tout à sa guise et à sa fantaisie, se servant de ce monarque comme d’un laquais, le pliant et le repliant de tous les côtés, et lui faisant jouer tous les rôles, lui ordonnant de orter telle relique, de dire telle prière, de parler tel)lan âge et d’épouser lafemme qu’il lui désignait ; il en âisait tout : son ami, son confident, son serviteur, son espion et même son premier bourreau. Mais il arrivait souvent que le chien se révoltait contre son maître et le faisait trembler ; alors c’était terrible, car la colère du roi était implacable et cruelle. ·

Philippe obéissait au Grand inquisiteur, non avec la servilité basse et humble de Louis XIII ployant sous la main de Richelieu, mais, si c’étaient les mêmes goûts, les mêmes préjugés et les mêmes vues, il faisait plaisir à Flnquisiteur en faisant brûler les hérétiques, et Philippe était content de voir excommunier des gens qui troublaient son royaume ; ils se connaissaient mutuellement, se défiaient l’un de l’autre, se craignaient tous deux et même se haïssaient. C’était à qui serait le plus fin et le plus rusé, à qui servirait mieux Dieu, à qui serait le plus féroce et le plus fanatique dans son ministère ; mais il y en avait toujours un qui fléchissait devant’l’autre, et c’éta1t la Couronne qui s’abaissait devant l’Église. Il y avait dé’à longtemps que tous trois étaient silencieux, don lïuy et le roi regardant don Olivarès

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UN SECRET DE PHILIPPE LE PRUDENTZ qui se chauH’ait, tandis que les fenêtres ouvertes laissaient apercevoir au loin les clochers aigus de Madrid et les orangers des jardins du roi embaumant l’air de leur doux parfum.

— Eh bien, quelle nouvelle ? dit le roi en interrompant le silence qui semblait lui devenir à charge, quelle nouvelle, monseigneur ?

Il s’arrêta en lançant sur l’inquisiteur un regard vif et énétrant.

fli)on Olivarès tira de dedans sa poitrine un portefeuille en maroquin noir avec une croix d’or : — En voilà, sirel

— Don Ruy, dit vivement le roi, ceci est votre affaire, lisez !

l..’homme auquel ces mots étaient adressés avait environ la cinquantaine, il était trapu, court et gras, avait les yeux petits et pleins de feu, la barbe et les cheveux grisonnants, était enveloppé dans une casa ue grise bordée d’hermine. De temps en temps il ailait respirer à. la fenêtre, en grommelant tout bas quelques mots d’impatience ; une fois même, il lui échappa de dire :

— Monseigneur, du Feu en Espagne et au mois d’août !

— Assez ! dit le roi en colère, don Olivarès, mon maître et le vôtre, le désire ; sa personne est sacrée et, puisque telle est sa volonté, respectons-la. Quant à vous, don Ruy Gomez de Sylva, vous êtes impertinent, il y a longtemps que je vous l’ai dit ; sachez vous taire une autre fois, autrement gare à votre tête. Lisez et que ceci soit pour l’avenir. Il prit le portefeuille en tremblant et décacheta la première lettre.

— Celle-ci, dit-il, est de monseigneur l’archevêque de Valence.

— Que Dieu lui prête viel dit l’inquisiteur. — Amen, répondit le roi.

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$8 EUVRES DE JEUNESSE.

— Il mande à Sa Grâce qu’il a découvert le juil’ lsaac, qu’il lui a donné la question et qu’il l’a fait brûler vill

— Dieu soit loué ! dit Philippe en se signant et en embrassant avec l’erveur les pieds d’un crucifix en bois posé sur la cheminée.

— Voici des nouvelles de don Juan. Le Front du monarque se rembrunit. — Ah ! don Juan ! que dit-il ?

~— Il- s’est enfui du couvent de Villa Mayor. — Nous saurons le mettre autre part, nos verrous sont solides, nos murs bien cimentés et s’il le Fallait même... Continuez, don Ruy !

— Il a sauté par-dessus les murs, un cheval l’attendait au bas, à ce qu’il paraît, car il a disparu et l’on n’a aucune trace de la route n’il a prise. — Ah ! messire don Juan d’Autriche, dit le prince avec un accent de colère concentrée, vous occupez de vous la surveillance royale, mais l’on saura où vous trouver. Ah ! vous avez des chevaux pour vous conduire ainsi, vous sautez pa1°dessus les murs de votre couvent, nous aurons pour vous une prison désormais ; s’il vous prenait fantaisie d’en. sortir, le bourreau en ouvrirait la porte. Oh ! par la mort-dieu ! ajouta-t-il en trépi ant, non, il n’en sera pas ainsi, ou la couronne de Cîiarles-Quint tomberait de notre tête royale. — Sire, dit le Grand ln uisiteur, sire, écoutez ceci : Tu ne blas hémeras point (le nom de mon père, a dit le Christ. Siire, n’avez-vous fait ? Pour cela vous Clonnerez à l’église del Pilar un calice, d’or avec trois Hambeaux d’argent.

— Pardon, mon père, dit le monarque, et il s’inclina. Continuez, don Ruy.

On dit qu’il est parti en Angleterre et qu’il veut faire la guerre au roi d’Espagne.

— Au roi d’Espagne ? faire la’iierre au roi d’Espagne, dit Philippe en souriant. OE ! ceci est par trop

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UN SECRET DE PHILIPPE LE PRUDENT.

l’ort, l’audace est trop inouïe. Ah ! don Juan d’Autriche, vous imitez bien votre modèle, il ne manque plus que l’assassinat, le rapt et l’adultère pour être tout à. l’ait don Juan de Marana..Prenez garde ! vous avez déjà la rébellion, l’impiété et l’hérésie, plus qu’il n’en l’aut pour Faire brûler un juil’ ; vous êtes le fils de mon père, il est vrai, fruit d’un amour illégitime, d’une l’aute de jeunesse, d’une passion de caserne, et vous, le pauvre, l’obscur, l’impie, le mécréant, le bâtard, vous voulez attenter à notre couronne sacrée ; mais l’on saura bien se débarrasser de vos mains en Faisant tomber la tête.

— Don Ruy, interrompit Olivarès, écrivez ceci de la part du roi : Cherchez don Juan, emparez-vous de sa ersonne ; éloignez-le de son père. — [lit puis qu’on le mette dans un cachot avec une Bible, ajouta le roi ; en ceci nous serons utile à. l’État et en convertissant un pécheur, nous servirons Dieu. — Voici encore une lettre, elle parle du père Arsène. — Eh bien, ensuite ?

— Il s’ennuie.

— Il s’ennuie, dites-vous ? Eh ! la Fonction céleste qui ·devrait l’occuper lui est donc à charge ? — Il a su, par des gens oilicieux et empressés de lui donner des nouvelles extérieures, que son fils don Juan était l’objet des poursuites de Sa Grâce ; il en a été vivement peiné, il a menacé même de reprendre la couronne qu’il a déposée dans vos mains. — Dépos e, elle J restera, j’espère, si telle est la volonté de Dieu et e la sainte Église, notre mère a tous.

— On a même intercepté une de ses lettres qui lui était adressée, la voici. Faut-il la lire ? — Non, donne !

Et il saisit vivement le pa ier que son confident lui présentait ; d’une main tremblante il l’ouvrit précipi-

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60 EUVRES DE JEUNESSE.

tamment, mais il s’arrêta tout à. coup, car l’idée de Charles-Quint le lit trembler et pâlir. Cet homme, en ell’et, avait eu tant de puissance et de f’orce dans la vie, que son nom, déguisé sous celui du cloître, avait encore en le prononçant, un (prestige de gloire antique qui inspirait le respect et l’a miration ; sa personne, jadis parée du manteau royal et maintenant couverte de la robe de bure, faisait encore peur à l’Europe, et sa tête nue et dépouillée de couronne était entourée d’une auréole si brillante que cette auréole éclipsait encore les autres trônes.

Philippe craignait la renommée de cet homme, elle lui était à charge, il la maudissait, car s’il avait un rêve d’ambition, la figure de Charles-Quint se présentait à lui aussitôt comme pour lui saisir sa part d’immortalité ; s’il perdait une bataille, il lui semblait entendre la nuit une voix creuse et terrible qui lui disait : Philippe ! gare à ma couronne ! gare à mon sceptre ! tu ternis leur éclat ». S’il gagnait une victoire, la voix revenait encore lui dire un mot, un seul mot : «Pavic », et ce mot-là c’était une existence de jalousie et d’ambition.

ll se hasarda pourtant à braver le nom de son père, mais ce ne l’ut pas sans peine, et il fut ces mots d’une voix basse, chancelante, comme quelqu’un qui commet un sacrilège :

MoN CHER JUANO,

ll y a bien longtemps que jc ne t’ai écrit, n’est-ce pas ? Oh ! ne m’accuse pas’indill’érence ou de lenteur, non, je n’ai pu, j’étais malade. Voilà une lettre que je t°écris et c’est peut-être la dernière, et tu vas comprendre cela quand tu sauras dans quel état je suis. Oh ! si tu savais comment est maintenant Charles-Quint, ton père, tu rirais de pitié sur là nature humaine et tu dirais : Oui, il a bien fait de se démettre

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UN SECRET DE PHILIPPE LE PRUDENT. 6l

du oids d’une couronne puisque sa tête chancelle, il alibien fait d’abandonner le sce tre puisque sa main tremble, et il a bien fait surtout cl)e quitter le manteau royal pour la robe de moine puisque là c’est le linceul d’un cadavre vivant. Car voilà ce que je suis : un cadavre vivant qui passe la vie à compter l’heure qui coule, pas assez vite, hélas ! pour mon ennui et pour mes larmes. Oh ! le soir, quand retiré dans ma cellule je m’abandonne à mes pensers et à mes vastes souvenirs, bien souvent je regarde ma lourde épée de bataille suspendue sur mon lit, et je me dis : O toi, fidèle compagne de mes victoires et de mes conquêtes, toi qui as brisé tant de couronnes, écrasé tant de trônes. Oh ! si tu survis à ton pauvre maître et si par hasard la postérité te regarde d’un œil d’envie en pensant à. celui qui a blanc i ta lame sur des crânes humains, dis-lui : Non, détrompe-toil celui-la n’a point été heureux ! Son bonheur ? c’était un rire forcé qui sentait le boulïon que l’on paye et l’homme ui joue un rôle. Le bonheur ? j’y pense encore quelquefois comme a un de ces rêves d’enfance oubliés plus tard, quand par une belle nuit étoilée je regarde la campagne à. travers les barreaux de ma cellule, plongé dans les rêveries du passé, et la je me reporte sur mon trône, au milieu de mes courtisans, ou bien encore sur ma cavale noire à la bataille de Pavie, et puis je (pense à. ce que j’étais, à. ce que j’ai Fait, à. ce que j’ai à dans mes jours de puissance et d’orgueil ; puis j’abaisse le regard sur moi-même, je contemple mes mains sillonnées de cicatrices, je mets la main sur mon cœur, je touche à ma barbe blanche et je me dis : Le voilà donc, ce Charles-Quint, roi d’Espagne, empereur d’Autriche, la terreur de François Ier, dont un bras faisait trembler la France, et l’autte le monde ! Le voilà donc, moine obscur, ignoré dans un couvent ! et il me prend envie de jeter au loin cette existence d’ignorance et d’ennui pour retourner sur le trône, me lancer sur

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62. (EUVRES DE JEUNESSE.

ma cavale, commander mes braves, reprendre mon épée. J’avancé pour la saisir et mes pieds chancéllént, mes mains Faiblissent, ma tête s’aB’aisse sur ma poitrine, et je retombe sur mon lit plus triste et plus désespéré. Un seul souvenir vient charmer ma solitude, c’est le tien, cher don Juan. Oui, quand je pense à. toi, mon cœur se déride, mon âme s’épanouit ; quand un souillé léger de la nuit vient à iter mes vêtements noirs, je me dis : Ohl si ce souâle d’air si pur et si frais pouvait par hasard faire onduler la plume blanche de la toque de mon don Juanl Alors j’as ire l’air avec amour et avarice. Quand je contemple ll ciel si bleu et si calme, je me dis que mon don Juan peut, à cette heure, à cette minute, le contempler aussi en pensant à son père. Eh bien, je contemple le ciel avec extase en pensant à. cette belle tête noire si pleine île f’eu et d’énergie, à cette figure rosée, à ces deux grands yeux bleus qui sont toute ma vie et mon amour, à ces mains ne j’embrassais jadis avant qu’un sépulcre ne m’ait sgparé du monde ; je pense à don Juan, et je maudis le sort qui fait que je ne l’embrasse pas. Car toi, Juano, je t’aimé autant qu’un cœur d’homme flétri par la royauté peut encore conserver de tendresse et d’amour. Va, si le fils le itime était celui de la Femme aimée, tu serais roi d’âspagné, et si le bâtard était celui de la f’emme que l’on a serrée dans ses bras avec répugnance et dégoût, parce qu’il Fallait un héritier sur le trône, Philippe serait le bâtard, le bâtard maudit, que l’on persécuté et tyrannise. Adieu, cher don Juan, évité les grandeurs que j’énvie encore, et quant à la conduite que tu dois tenir, je n’ai rien à tordonnér, ayant beaucoup vu et n’ayant jamais eu dans mon existence un seul jour dé bonheur. Oh ! il en viendra’un bientôt, auquelje me suis déjà préparé depuis longtemps, tout est prêt, le cercueil est là, et la tombe attend.

L1 ; PERE Ansàws. »

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UN SECRET DE PHILIPPE LE PRUDENT.

Le roi pâlit, et, chiffonnant dans ses doigts la lettre volée, il s’assit sur une table placée près de la fenêtre, car ses jambes pliaient et une singulière frayeur vint le saisir tout à coup. Alors il pensa a son père, à son vieux père dont il avait surpris les secrets, dont il avait espionné les actions ; il f’ut surpris d’avoir eu tant d’audace et d’impudeur pour la mémoire d’un homme tel ne Charles-Quint, il se représenta alors cette vénérable tête blanche, avec sa longue barbe, ses vêtements noirs, son aspect saint et vénérable ; il lui semblait voir sa figure indignée lui dire comme dans ses sonîes : « Philippe, qu’as-tu f’ait ? » ll lui sem la que le passé avait été un songe et il regardait avec terreur le sceau brisé et la lettre en trou verte. Enfin il se leva tout à coup, s’élança vers la cheminée, jeta la lettre précipitamment ; il n’était plus temps... et le papier consumé sautillait sur les tisons blanchis dont il essuyait la cendre.

Olivarès s’aperçut de l’embarras et du remords de Philippe, il en sourit intérieurement, baissa la tête sur la poitrine, se rapprocha élu f’eu et sans regarder le rox :

— Eh bien, que dit-elle, cette lettre ? — Ce qu’elle dit, mon père... mais je ne m’en souviens lus... Oh sil je me la rappelle, mais mon Dieu, des clîoses insi ifiantes... je suis désolé de l’avoir machinalement ïriûlée, sans ça je vous la clonnerais... Mais parlons de quelque chose qui m’intéresse directement, n’allons-nous faire de don Carlos ?

— Ce qu’il f’aut en Faire, dit don Ruy, et que faiton des autres ?

— Quels autres ? clit l’inquisiteur.

— Les autres... quiisont comme lui, les héréti ues. — Oh ! oui, il f’aut servir la sainte Église, cgt le roi — et il se signa, - non, ce n’est point parce qu’il est mon fils qu’il faut l’épargner, Dieu saurait un jour me demander le compte de ma lâche clémence. Ohl

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64 œuvmas DE Jnumzssxz.

non, monseigneur Olivarès, veillez à ceci, c’est votre mission ; il n’a jamais de chapelet, ne porte aucune reli ue. Oh ! sur mon âme, c’est un hérétique. il prononça encore quelques mots, mais si bas que les deux courtisans ne purent les entendre. — J’ai une idée utile à l’État, dit Gomès, je l’indiquerai à Sa Grâce quand il sera temps. I

— Vous pouvez d’ici, mon père, voir à quoi il s’occupe dans sa chambre, c’est don Ruy qui m’a indiqué ce moyen, je l’en remercie sincèrement. Il ôta le crucifix, mit le doigt sur un bouton, et tout à coup une planche se retira laissant voir une petite porte dont il ôta encore deux plaques de f’er, et °on vit, à l’aide d’une large vitre pratiquée dans la muraille, la chambre de l’lnf’ant d’Espagne. Elle était rande et lambrissée, le plafond en était noir, et en ggnéral, elle avait l’apparence de la vétusté et de la misère ; le lit était couvert avec des rideaux rouges, mais la Fenêtre n’en avait point. Sur les murs on voyait accrochée une énorme quantité d’armes de toutes espèces, de piques, de sabres tartares, d’épèes, de poignards, de flèches et de stylets ; la porte était fermée avec une barre de f’er, des chaînes et des verrous, on eût dit la demeure d’un homme qui craint quel ne trahison.

Le personnage quichabitait cet appartement était d’une taille ordinaire, il avait de jolis cheveux noirs bouclés qui lui tombaient sur les épaules, ses membres étaient vigoureux et bien proportionnés, sa taille était celle d’un homme de vingt ans ; mais si vous eussiez vu ses joues creuses, ses yeux bleus si tristes et si mélancoliques, ce front chargé de rides, vous eussiez dit : C’est un vieillard.

Il y avait dans son regard tant de tristesse et d’amertume, son f’ront était si pâle et sillonné de tant de rides prématurées que l’on voyait sans peine que cet homme avait souffert des douleurs atroces et inouïes.

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UN SECRET DE PHILIPPE LE PRUDENT.

Son embonpoint ne lui donnait pas un air de santé, et sur ses joues boursouflées, on voyait une pâleur mate et livide.

Quand il se levait on voyait qu’il boitait du pied gauche ; du reste il était gracieux dans ses manières, et jusqu’en ses moindres gestes la dignité royale brillait de tout son éclat. Sa personne seule inspirait l’attachement et l’intèrèt ; cette belle tête noire et pâle, cette figure triste et douce, indiquaient une de ces âmes si pleines de passion, si puissantes de sentiment qu’elles se dilatent, se crèvent, et s’abîment, ne pouvant contenir tout ce qu’elles recèlent ; c’était une de ces lames qui usent le fourreau avant qu’elles ne se rouillent. Il paraissait triste et soucieux, se promenait à grands pas dlans son appartement, les bras croisés et la tète baissée sur la poitrine ; de sa main droite, il portait un poignard. Enfin, au bout de quelque temps, il s’assit comme épuisé d’un cauchemar accablant, puis mettant le coude sur la table, il regarda sa lame de Tolède. Un sourire amer vint dérider ses lèvres sèches et blanchies, son f’ront rayonna d’espérance et il dit : «O ma pauvre amie, tu me rendrais un bien grand service, et bientôt... » Puis il tressaillit tout à. coup, se retourna brusquement et regarda derrière lui, mais il ne vit rien, c’était une mouche qui bourdonnait sur les carreaux ; le même bruit se renouvela bientôt, ce n’était plus une illusion, et il entendit distinctement des voix qui parlaient ensuite, comme ces sons vagues et conf’us qui murmurent dans les rêves. Il se leva en frappant du pied, de colère et d’impatience, une planche aussitôt glissa dans une coulisse, une porte se ref’erma et une voix dit : — Vous l’avez vu, monseigneur ?

Cette voix, c’était celle de Philippe. Carlos retomba sur son Fauteuil, plus pâle et plus colère :

— Toujours lui ! dit-il entre ses dents, toujours cet É

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66 OEUVRES DE JEUNESSE.

homme, écoutant mes paroles, épiant mes gestes, tâchant de deviner-les sentiments qui battent dans mon cœur, les pensées qui passent sous mon Front, toujours là assis à mes côtés, debout derriére moi, caché sous un lambris, espionnant à une porte ; toujours là comme un mauvais génie, s’opposant à mon bonheur, me ravissant ma Femme, m’ôtant la liberté, m’emprisonnant dans son palais, et je ne pourrai pas dans ma furieuse et jalouse haine, je ne pourrai pas pleurer et maudire, me venger ! Non ! c’est mon père ! et c’est le roi ! ll Faut supporter ses coups, recevoir tous ces alïronts, accepter tous ces outrages. lci, il s’arréta, des larmes grossissaient sa voix, et il serra si Fort la lame de son poignard qu’il la brisa comme du verre.

— Puis-je te briser ainsi, homme sans cœur et sans pitié, ajouta-t-il, je l’aimais tant cette Femme ! Ses joues étaient rouges et brûlantes, des larmes grosses et pénibles roulaient puis venaient mourir sur ses lèvres.

—.le la verrai encore, dût-il m’égorger entre ses bras, dit-il en ôtant les verrous de la porte, et il sortit précipitamment.

Le manuscrit porte l’indication du chapitre l et nous n’avons pas trace de chapitres suivants.,

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OEUVRES DIVERSES

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UN PARFUM SENTIR

OU

LES BA LADINS (ll.

(CONTE PHILOSOPHIQUE, MORAL, IMMORAL AD LIBITI/[Wi) DEUX MOTS.

Ces pa es écrites sans suite, sans ordre, sans style, doivent étre ensevelies dans la poussière de mon tiroir. Si je me basarde à les montrer à un petit nombre d’amis, ce sera une marque de confiance dont je dois avant tout leur expliquer la pensée. Mettre en présence et en contact la saltimbanque laide, méprisée, édentée, battue par son mari, la saltimbanque jolie, couronnée de fleurs, de parfums et d’amour, les réunir sous le même toit, les faire déchirer par la jalousie jusqu’au dénouement qui doit être bizarre et amer, puis ensuite, ayant montré toutes ces douleurs cacbées, toutes ces plaies fardées par les faux rires et les costumes de parade, après avoir soulevé le manteau de la prostitution et du mensonge, faire demander au lecteur : à qui la faute ?

La faute, ce n’est certes à aucun des personnages du drame. La faute, c’est aux circonstances, aux pr§ ugés, à la société, à la nature qui s’est faite mauvaise mère. Je demanderai ensuite aux généreux philambropes, qui n’ont d’autres preuves du progrès intellectuel que les chemins de fer et les écoles primaires, je leur demanderai à ces heureux savants, s’ils ont lu mon conte, quel remède ils apporteraient aux maux F’) |“ avril 1836.

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70 EUVRES DE JEUNESSE.

que je leur ai montrés. Rien, n’est-ce pas ? Et s’ils trouvaient le mot, ils diraient awaynn. La faute, c’est à cette divinité sombre et mystérieuse gui, née avec l’homme, subsiste encore après son néant, gui s’aposta à la face de tous les siècles et de tous les empires, et gui rit dans sa férocité en voyant la philosophie et les lwommes se tordre dans leurs sophismes pour nier son existence, tandis gu’elle les presse tous dans sa main de fr, comme un géant gui jongle avec des crânes desséclwésl Février 1836.

l

La parade allait commencer, quelques musiciens accordaient leur hautbois et leurs déchirants violons, des groupes se l’ornaient autour de la tente, et des yeux de paysans se fixaient avec étonnement et volupté sur la grande enseigne ou étaient écrits en lettres rouges et noires ces mots gigantesques : TROUPE ACRO-BATIQUE DU SXEUR PEDRILLO.

Plus loin, sur un carré de toile peinte, l’on distinguait l’acilement un homme aux Formes athlétiques, nu comme un sauvage, et levant sur son dos une quantité énorme de poids ; une banderole tricolore lui sortait de la bouche et sur laquelle était écrit : JE SUIS L’l’lERCULE DU NORD.

Vous dire ce que le Pierrot hurla sur son estrade, vous le savez aussi bien ne moi. Certes, dans votre enfance, vous vous êtes plus d’une lois arrêté devant cette scéne grotesque, et vous avez ri comme les autres des coups de poing et des coups de pied qui viennent à chaque instant interrompre l’orateur au milieu de son discours ou de sa narration.

Dans la tente, c’était un spectacle diH’érent : trois enfants, dont le plus jeune avait à peine sept ans, sautaient sur la balustrade intérieure de l’escalier ou bien s’exerçaient sur la corde à la «représentation ».

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UN PARFUM À SENTIR. 7I

Débiles et faibles, leur teint était jaune, et leurs traits indiquaient le malheur et la souffrance. A travers leur chemisette rose et bordée d’argent, à travers le fard qui couvrait leurs joues, à travers leur sourire gracieux qu’ils répétaient alors, vous eussiez vu sans peine des membres amaigris, des joues creusées par la faim et des larmes cachées.

— Dis donc, Auguste, disait le plus grand à un autre qui s’élevait, avec la seule force du poignet, de terre sur la corde, dis donc, répétait-il à voix basse et comme craignant d’être entendu d’un homme à figure sinistre qui se promenait autour d’eux, il me semble n’il y a bien longtemps que maman est partie. — Oqh ! oui, bien longtemps, répondit-il avec un gros soupir.

— Ne t’avais-je pas défendu, Ernesto, de jamais parler de cette femme-là ? Elle m’ennuyait, elle est partie au diable, tant mieux ! Mais tais-toi, la première fois que tu m’échauf’l’eras les oreilles avec son nom, je te battrai.

Et l’homme sortit dans la rue après cette recommandation. — Il est toujours comme ça, reprit l’enfant aussitôt que Pedrillo fut sorti, n’ouvrant la bouche que pour nous dire des choses dures et qui vous font mal à l’âme. Oh ! il est bien méchant ! Notre pauvre mére, au moins, elle nous aimait, celle-là ! — Oh ! maman ! n’est-ce pas, dit le plus jeune, il m’en ennuie bien.

Et il se mit à pleurer.

— Comme il la battait, dit Auguste, parce qu’il disait qu’elle était laide ! Pauvre femme ! — Essuie donc tes larmes, voilà le monde qui entre, il faut sourire au contraire. Chacun prit sa place sur les bancs, et bientôt la tente se trouva pleine. La parade était finie, et Pedrillo

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72 GEUVRES DE JEUNESSE.

était rentré lui-même, après avoir répété plusieurs fois de suite :

— Messieurs, messieurs, On ne paye qu’en sortant ! D’abord le plus jeune des enfants monta d’un pas assez leste l’escalier qui conduisait à la corde, les premiers pas furent incertains, mais bientôt il fut encouragé par la phrase banale de Pedrillo qui, suivant des yeux ses moindres gestes, lui répétait à chaque instant : — Courage, monsieur, courage ! Bien ! très bien ! Vous aurez du sucre ce soir.

Il descendit.

Son autre frère monta après lui et se hasarda à faire quelques sauts, il tomba sur la tête. Pedrillo le releva avec un regard fuigeux ; il alla se cacher en pleurant. Le 10ur était a mest0.

Il tremblait de tous ses membres, et sa crainte augmenta lorsqu’il vit son père prendre une petite baguette de bois blanc, qui jusqu’alors était restée sur le sol.

Les spectateurs l’entouraient, il était sur la corde, et le re ard de Pedrillo pesait sur lui. Il falfait avancer.

Pauvre enfant ! comme son regard était timide et suivait scrupuleusement les contours de la baguette qui restait à bout ortant devant ses eux, comme le fond d’un gouffre l)orsqu’on est penché sur le bord d’un réci ice.

P Dé) son côté la baguette suivait chaque mouvement du danseur, l’encourageait en s’abaissant avec grâce, le menaçait en s’agitant avec fureur, lui indiquait la danse en marquant la mesure sur la corde, en un mot c’était son ange gardien, sa sauvegarde, ou plutôt le glaive de Damoclès pendu sur sa tête par l’idée d’un aux as.

Deïxuis quelque temps le visage d’Ernest0 se contractait convulsivement, l’on entendait quelque chose qui sifllait dans l’air, ’et les yeux du danseur aussitôt

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UN PARFUM Ã SENTIR. 7 ;

emplissaient de grosses larmes qu’il avait peine à évorer.

Cependant il descendit bientôt, il y avait du sang sur la corde.

l..’l1ercule du Nord, nom théâtral de Pcdrillo, avait commencé ses tours de f’orce, lorsqu’on entendit la’ sentinelle qui veillait à la porte se disputer avec quelqu’un du ehors.

— Non, vous n’entrerez pas, vous dis-je, vous n’entrerez pas !

— Je veux entrer, moi.

- On ne reçoit pas des gens comme vous. — Je veux parler à Pedrillo, moi, je veux lui parler, entendez-vous ?

— Corbleu ! répétait le bon soldat irrité, corbleu ! vous dis-je, on n’entre pas ici, habillée comme vous étes, on ne reçoit as les mendiants. Cette dispute détourna l’attention des spectateurs. Pedrillo alla voir qu’est-ce qui le demandait. — Ah ! ah ! c’est toi, vieille sorcière ? dit-il à une femme en haillons et dont l’aspect était misérable, je ne m’attendais pas à te voir de sitôt. Où étais-tu donc partie ? Mais, tiens, tu me diras tout cela plus tard, entre, Marguerite, nous représentons maintenant, entre, tu Vas nous servir, tu Vas sauter, entends-tu ? f’ais de ton mieux.

’lll nily avait pas à répliquer, pourtant elle se hasarda à ui ire :

— Pedrillo, tu vois bien qu’ils vont se moquer de moi, je suis mal habillée.

Elle voulait dire autre chose, mais elle n’osa. — Entre, entre !

Il le 12.11ut, mais aussitôt que les spectateurs la virent, un murmure s’éleva accompagné d’un rire moqueur, de ce rire féroce que l’on donne à l’homme qui tombe, de ce rire dédaigneux que l’orgueil en habits dorés jette à la prostitution, de ce rire que l’en-

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74 EUVRES DE JEUNESSE.

f’ant souffle sur le papillon dont il arrache les ailes. Ce ne f’ut pas sans peine que Marguerite monta l’escalier ; à peine avait-elle fait deux pas qu’elle tomba lourdement à terre. Un cri perçant sortit de sa poitrine ; la baguette était rompue en morceaux. En peu d’instants la tente f’ut déserte, la plupart des spectateurs sortirent.

Cette dernière scène domestique avait scandalisé le plus grand nombre et désenchanté un petit garçon aux joues rondes et rosées, qui jusqu’alors avait souhaité d’être danseur de corde pour avoir des pantalons roses et des bottines de maroquin. I Il

— Ne t’en avais-je pas bien prévenu ? dit Marguerite lorsqu’elle f’ut seule avec ses enfants et Pedrillo. — Qu’avais-tu donc ?

— Je suis malade, je souffre encore, va. Oh ! je souffre beaucoup, Pedrillo ; si tu m’aimais comme je t’aime !

—· Allons, vas-tu recommencer tes plaintes, Marguerite ? tu sais bien que ça m’ennuie. Voyons, qu’as-tu donc eu ?

— Tu le sais mieux que moi. Comment, tu ne te souviens pas de ce jour où je suis tombée comme aujourd’hui ? l’avais la jambe cassée, le soir je ne voulus pas manger, je pleurais trop, je ne voulais pas te dire que désormais je t’étais devenue inutile, je ne voulais pas aller à l’hôpital de peur d’abandonner Ernesto et Garofa.

— Eh bien, tu as pourtant été à l’hôpital ? — Hélas ! oui, sans cela j’allais mourir. Et les saltimbanques se retirèrent sous une toile à matelas, derrière laquelle était posée sur des charbons la soupe du dîner qui bouillait a petit f’eu.

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UN PARFUM Ã SENTIR.

La nuit était venue, elle était froide et humide, un vent de novembre soufflait avec violence et faisait trembler les arbres du boulevard ; de temps en temps même il pénétrait dans la tente et venait faire vaciller la chandelle autour de laquelle étaient groupés les danseurs de corde. Rangés en rond autour d’une énorme grosse caisse, chacun tenait devant lui son écuelle, dont la vapeur réchauffait ses doigts tremblotants. Le mince flambeau qui les éclairait, tranchant sur l’obscurité de la nuit, se reflétait sur leurs visages ainsi groupés et leur donnait un air étrange et singulier. V Tous étaient silencieux et attendaient que quelqu’un interrompît le silence ; ce fut Pedrillo. — Eh bien, dit-il en regardant Marguerite et en reprenant sa phrase qu’il avait commencée il y a une demi-heure, c’était donc là que tu étais partie ? Maintenant es-tu guérie ?

Marguerite leva la tête, regarda un moment ses enfants, puis la rabaissa et se prit a pleurer. — Non, dit-elle tout doucement, non, je boite encore.

— Que ferai-je de toi, Marguerite ? voyons, à quoi seras-tu bonne ?

La pauvre femme se pencha vers son mari, lui dit quelques mots à l’oreille.

— Enfants, reprit celui-ci, allez dormir, entendez vous ? dépêchez-vous donc !

Cette phrase parut étrange à Garofa, qui dit d’un air attristé : ’

— Et du sucre ?

Pedrillo sourit amèrement :

— Tu seras bien heureux si tu as du pain demain, pauvre enfant !

Ce sourire était forcé ; ses lévres bleuies par le froid laissèrent voir deux rangées de dents blanches, et ses

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76 EUVRES DE JEUNESSE. grands yeux noirs se fixaient sur l’enfant d’une manière qui lui fit peur. ’ En ce moment-là, le vent, redoublant de violence, faisait craquer la cabane. — Du sucre, mais pourtant tu m’en avais promis ? — Tais-toi ! te dis-je. — Oh ! papa, je t’en prie ! ll le repoussa fortement, et le pauvre enfant s’en alla coucher en pleurant. Pedrillo souffrait tout autant ne lui, un mouvement convulsif lui faisait claquer(les dents. — Comme tu l’as rudoyé ! dit Marguerite. — C’est vrai. Il resta dans une rêverie rofonde et comme endormi même, dans des pensées cléchirantes. Un second cou de vent vint éteindre la chandelle. —.l’ai froid, (lit Marguerite en se rapprochant de lui, j’ai bien froid, prête-moi ton manteau. — Mon manteau ?... mais je l’ai vendu, mon manteau. — Pourquoi ? - Pour du pain, Marguerite. Ne faudra-t-il pas que je t’en donne aussi ? — Que voulais-tu donc me dire tout à l’heure, que tu as fait retirer les enfants ? — Ce que je voulais te dire, je ne sais... - Mais j’ai bien froid ! — Que faire, Marguerite, je n’ai plus rien, rien... Il s’arrêta et reprit : — Rien qu’une balle... — Oh ! par grâce pour moi, Peclrillol Et elle l’entoura de ses deux bras rouges et amaigris. A voir ainsi cette femme laide et couverte de haillons embrasser avec tant d’amour cet homme qui la repoussait, comme par un sentiment naturel, àvoir cette misère et cette tendresse, c’était un spectacle hi-deux et sublime.

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UN PARFUM Ã SENTIR.

- Alors, dit Pedrillo, demain tu iras sur la lace avec tes enfants, tu prendras mon violon et tu tâclieras de faire que nous ayons du pain.

Une demi-heure après, les baladins étaient tous endormis ; le vent s’était apaisé ; la lune, débarrassée de ses nuages qui l’entouraient, resplendissait belle et claire dans une blanche elée d’hiver et argentait l’enseigne qui avait cessé de bondir et de se replier sur elle-même. La tente était tranquille ; pourtant on entendait quelquefois des soupirs et des sanglots. C’était une femme qui pleurait.

II

Le lendemain, Marguerite se leva de bonne heure. Elle n’avait pas dormi de la nuit, ses mains étaient trempées d’une sueur moite et malade, une humidité fiévreuse avait rougi ses pieds, sa tête était chaude et brûlante.

Elle prit le violon de Pedrillo, un vieux tapis de Perse, et sortit avec Ernesto et Garofa. Ah ! avez-vous jamais rencontré, par un temps de neige ou d’hiver, quelque figure de mendiant accroupi aux portiques d’une église ? Le soir, au détour d’une rue sombre et étroite, ne vous êtes-vous point senti arrêté par votre manteau ? Vous vous détourniez... et c’était quelque mendiant en haillons, quelque pauvre femme qui vous disait en pleurant ces mots amers : «.l’ai faiml », et puis elle sanglotait quancl votre ombre s’échappant s’arrêtait à la porte d’un spectacle entre les équipages et les livrées d’or.

Vous vous êtes peut-être rappelé ensuite, au milieu d’un entracte, ces figures tristes et décolorées, vues à la lueur du réverbère, et si votre âme est bonne et généreuse, vous êtes sorti pour les revoir et les secourir.

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78 EUVRES DE JEUNESSE.

Mais il n’était plus temps... la femme peut-être était entrée au lupanar acheter un morceau de pain par une vie de prostitution, et le mendiant se débattait entre les arches du Pont-Neuf’, tandis que l’orchestre grondait et que les mains applaudissaient d’enthousiasme. Pour moi, rien ne m’attriste tant que la misère cachée sous les haillons de la richesse, que le galon d’un laquais autour des cheveux nus de la pauvreté, qu’un chant qui couvre des sanglots, qu’une larme sous une goutte de miel ; aussi je plains d’un amour bien sincère les baladins et les filles de joie.

Mais si vous aviez rencontré Marguerite avec ses deux enfants, Marguerite jouant du violon et ses enfants sautant sur le tapis, si vous aviez vu l’indifl’érence de cette f’oule curieuse et barbare qui s’avançait avec son regard stupide et ironique, votre cœur eût saigné devant cet excès d’ég0ïsme parvenu à son plus haut de ré de lo i ue.

%’est vraglïa société a bien autre chose à fjaire que de regarder une baladine et ses marmots ! L’État s’occupe f’ort peu si elle a du pain ; d’abord il n’a pas d’argent a lui donner, ne faut-il pas qu’il paye les 86 bourreaux ?

En effet, je l’avoue, par une rude matinée de novembre, personne n’est disposé à s’arrêter sur la place pour regarder des tours de f’orce ; qui se fût arrêté avec intérêt devant Marguerite ?

Les cheveux étaient rouges et retenus par un peigne de corne blanche, sa taille était large et mal faite ; sa robe ? on ne la voyait pas, car un morceau de toile de couleur brune l’entourait jusqu’aux genoux ; puis l’œil descendant jusqu’à terre trouvait un mollet gros et mal fait, entouré d’un bas rose, puis des pieds informes, serrés dans des brodequins d’un cuir épais et cassé ; elle n’avait sur la tête qu’un bonnet de gaze, avec des rubans roses et quelques fleurs f’anées qui tombaient sur ses joues pâles et sur sa mâchoire sans dents.

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UN PARFUM À SENTIR. 79

ll y avait déjà près d’une heure qu’Ernesto et Garof’a s’épuisaient pour attirer les yeux de la f’oule, Marguerite avait plus d’une f’ois appelé de sa voix rauque et couverte de larmes, à la générosité des gens qui passaient devant eux, lorsqu’un brillant carrosse, attelé de deux chevaux blancs, passa auprès des danseurs en leur jetant de la boue sur leurs vêtements. Le manteau et les bas roses de Marguerite en f’urent couverts, elle baissa les yeux sur son violon et répandit quelques larmes qui coulèrent le long du bois et vinrent se perdre dans l’intérieur de l’instrument ; ses larmes redoublèrent et elle se cacha la tête sous son manteau. Alors elle f’ut en proie à une sorte de rêverie bizarre et déchirante : elle se figurait entourée de carrosses qui lui jétaient de la boue, elle se voyait sifflée, méprisée, honnie ; elle voyait ses enfants mourir de faim autour d’elle, son mari devenu f’ou. Alors tous ses souvenirs repassèrent dans son esprit : elle voyait son lit où elle était couchée a l’hôpital, elle se ressouvint de la sœur qui la soi nait, des coups que Pedrillo lui avait donnés la veiëe, de l’accueil qu’on lui avait fait lorsqu’elle parut... et tous ces souvenirs passaient dans son esprit comme des ombres, paraissant, disparaissant et s’efl’açant tour à tour ; elle ne dormait pas, mais elle rêvait, et ses yeux baissés sur sa poitrine répandaient des larmes qui étaient chaudes en tombant sur ses mains.

Depuis quelque temps elle ne jouait plus, ses enfants continuaient de danser, et l’on s’était arrêté en les voyant ainsi exécuter leurs exercices, tandis que la femme tenait son violon sans en tirer une seule note. Bientôt elle se réveilla en sur saut ; cette figure ébahie, avec ses deux grands yeux gris s’ouvrant tout à coup, sembla grotesque et fit rire ; son accoutrement bizarre, ses bas roses avec son manteau troué et qui était presque pareil au tapis étendu sur le pavé, ses fleurs fanées et ses cheveux rouges étaient ridicules.

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80 (EUVRES DE JEUNESSE.

Une seule parole se fit entendre : « Q n’elle est laide ! » et l’on s’en alla en riant. Il f’aisait froid, bien froid même, Marguerite ne se sentait plus les doigts et n’avait pas la puissance de les remuer ; elle laissa tomber le violon, il se brisa, et les morceaux rebondirent sur le tapis en rendant un son criard et faussé. Elle le regarda encore sautiller quelque temps, les bras croisés, la poitrine haletante. Qulallait dire Pedrillo, lorsqu’il verrait revenir Marguerite sans argent ? Oh ! cette pensée-là torturait Marguerite, elle lui serrait le cœur et le lui déchirait sans pitié, mille projets ridicules d’éviter la colére de son mari lui venaient à l’esprit comme un cauchemar, et puis s’évanouissaient poussés par d’autres plus bizarres encore. Tantôt elle voulait f’uir avec ses enfants ; où ? elle l’ignorait, mais f’uir au moins, f’uir le regard pénétrant et atroce de Pedrillo, fuir son rire lugubre, f’uir ces mots : «Q n’allons-nous devenir, Marguerite ? » Une autre f’ois elle pensait à Dieu, puis elle invoquait Satan, et souhaitait mourir... et elle tenait à la vie pour ses enfiants. Que seraient-ils devenus sans elle ?

Enfin, roulant le vieux tapis et enveloppant les éclats du violon, elle partit de cette place où elle avait reçu tant d’af’f’ronts, versé tant de larmes. Une idée riante lui vint à l’esprit, elle sourit légèrement ; c’est qu’elle pensait qu’en vendant son manteau ou le tapis, elle pourrait apporter de l’argent à Pedrillo, et faire raccommoder son violon. Mais Pedrillo à son tour lui demanderait qu’est-ce qu’elle avait fait de son manteau.

Cette triste objection, qu’elle se fit à elle-même, la rendit encore plus malheureuse et elle accusa le ciel de lui avoir donné une minute l’espérance qui, battue par la réalité, f’ouette l’âme et la martyrise. Il était alors 2 ou 3 heures d’aprés-midi, le soleil était beau, et venait réchauffer, comme il arrive de

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UN PARFUM Ã SENTIR. 81

temps en temps dans les dimanches d’hiver, toute une ville qui se promène sur les boulevards ; c’ètait l’heure des vêpres, beaucoup de monde s’agitait dans les rues et quelques boutiques étaient ouvertes. Marguerite s’arréta devant celle d’un pâtissier, à l’entour de laquelle quelques gâteaux sortant du f’our répandaient une vapeur tiède et odoriférante, qui venait chatouiller le nez des passants.

l..ors qu’elle s’arrêta aux vitres, elle vit dans l’inté· rieur une mère de famille avec deux enfants qui étaient à peu près de l’âge d’Ernesto et de Garofa. Tous les deux étaient de gentils garçons, à la chevelure blonde, au teint frais et rosé ; leurs habits étaient propres et bien f’aits et leur linge, dépassant à travers leur cravate de satin, était blanc comme le sucre qui couvrait leurs âteaux.

Ceâe vue fit mal à Marguerite.

A côté de la dame en chapeau et en manteau vert, avec une ceinture en corde d’or, se tenait une femme de chambre qui portait dans les bras un petit épagneul noir.

Quand les enf’ants en eurent assez, ils donnèrent leurs restes à l’animal, qu’ils engageaient à prendre, â f’orce de caresses.

Marguerite trépignait de colère, elle ui avait faim, elle à qui ses enfants avaient demandé déjà plus d’une f’ois, dans la journée, du pain, un seul morceau de pain ! Son front était brûlant, et elle s’appuyait contre le carreau pour le refroidir.

Quand la dame eut payé les friandises, elle sortit avec ses enfants, et sa robe de soie en passant eflleura avec bruit les mains de Marguerite. Par un singulier sentiment, dont elle aurait eu peine à se rendre compte elle-même, elle resta encore longtemps le visage collé contre les vitres ; mais le pâtissier ennuyé la renvoya avec une injure. Q, n’avait-elle à dire ?

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82. EUVRES DE JEUNESSE.

En traversant une rue sombre et tortueuse, elle vit, étendue sur un lit, une jeune femme qui chantait des chansons obscènes. Alors elle repensa à Pedrillo, à ce qu’elle allait devenir, et puis elle regarda cette femme longtem s, elle écouta les chants.

— Oïil non ! non ! qui voudrait de moi ? IV

L’or roulait sur les tables. C’était une maison de jeu, non pas un tripot autorisé par la loi, un tripot du Palais-Royal où vous avez vu venir des ministres des finances, des banquiers, avec leur cravate aussi bien mise qu’à l’ordina1re, avec une impassibilité de regard qui indiquait qu’ils étaient expérts dans cet infâme commerce, mais une maison de jeu avec toute sa prostitution hideuse, un de ces taudis où parfois, le lendemain, on trouve quelque cadavre mutilé entre des verres brisés et des haillons tout rouges de sang. La salle était basse et ses murs enf’umés. Les hommes, salement vétus, entouraient des tables autour desquelles d’autres visages se tassaient avec avidité, et leurs yeux flamboyaient à travers leurs épais sourcils, leurs dents se serraient, leurs mains se crispaient de rage, et, malgré les rides sombres de leur f’ront, vous auriez lu peut-être bien cles crimes qui s’amoncelaient avec leurs angoisses.

Quelques femmes à moitié nues se promenaient paisiblement autour d’eux, et plus loin, dans un coin, deux hommes armés, debout devant une jeune fille couchée sur le pavé et liée avec des cordes, tiraient à la courte paille. Vous frémissez peut-être, aimable lectrice, à la peinture de cette moitié de la société, la maison de jeu ? L’autre, c’est l’hôpital, c’est la guillotme.

Ahl voyez-vous, jeune enfant, c’est que faussée par

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UN PARFUM Ã SENTIR·

une éducation vicieuse, vous n’êtes pas descendue jusque dans la misère, vous n’avez pas vu son délire, vous n’avez pas entendu ses hurlements de rage, vous n’avez pas sondé ses plaies, vous n’avez pas compris ses douleurs amères, son désespoir et ses crimes ! Ah ! pauvre fille, c’est qu’il est des lieux dont vous ignorez l’existence, c’est qu’on vous a caché un mot qui est toute notre société : prostitution.

Puis quand le silence de l’attente avait fait place au bruit aigre du râteau, alors c’étaient les jurons les plus terribles, des serments hideux, des vengeances qui s’accomplissaient à l’instant de leur création, et la lueur de la lampe venait briller sur la lame de quelque poignard qui s’enfonçait dans la poitrine d’un homme. Et alors le maître séparait les combattants, en jetant une femme au milieu d’eux.

La porte, violemment ébranlée, remua tout à coup. On ouvrit, un homme entra.

II avait un costume de baladin, sa taille était grande, une profusion de cheveux noirs et en désordre lui couvraient les yeux et empêchaient d’en voir l’expression, mais elle devait être terrible dans ce moment-là. Sa main droite se tenait fortement serrée. — Tenez, dit-il en jetant son argent sur une table, tenez ! — et il s’arrêta pour pousser un rire convulsif — voilà dix francs !

Oh ! plaignez-le ce joueur, ce baladin, cet homme de mauvaise vie, cet homme qui n’aime pas ses enfants, qui bat sa femme. Oh ! plaignez-le, parce que c’est un infâme, un baladin, un homme de mauvaise · vie, un homme qui bat sa femme et qui n’aime pas ses enfants.

C’est que la misére a voulu qu’il soit baladin, la faim lui a tellement aiguisé les dents qu’elle l’a poussé dans une maison de jeu, son éducation l’a fait un homme de mauvaise vie, sa lemme est laide, rouge, édentée. Oh ! une femme rouge ! et ses enfants lui dé-

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84 (EUVRES DE JEUNESSE.

plaisent parce qu’ils lui disent : «.l’ai faim ! » et ce crilà lui fait mal, car il n’a rien à leur donner. Plaignez-le ! Tout à l’heure sa femme est rentrée, elle avait cassé son violon, elle n’apportait pas de pain. Il était 6 heures d’après-midi, il faisait froid et tous avaient faim. Vouliez-vous qu’il laissât mourir ses enfants, ses pauvres enfants qui, les mains jointesxomme devant l’autel, ram aient à ses enoux en lui disant avec un sourire et clès larmes : aêu pain ! ». A genoux, les mains jointes devant un saltimbanque ! Vous voyez bien que la misère fait faire des bassesses.

Et puis dans son désespoir, il avait battu sa femme, il avait maudit ses enfants, il avait appelé Satan, il avait chargé son pistolet ; par un sentiment machinal il l’avait laissé tomber, puis, la tête lui brûlait, tout tournait autour de lui et il avait vendu son arme. Il se trouvait dans une maison de jeu, et c’est avec une sollicitude bien douloureuse qu’il regardait ses deux pièces rouler sur le tapis, ses deux pièces qui allaient décider de sa vie, de celle de ses enfants, de celle de sa femme.

Et maintenant s’il perd, il se mettra brigand, assassin peut-être, on le conduira sur l’échafaud, les mères en passant le montreront à leurs enfants comme un monstre, comme un être hideux dont un seul de ses regards peut faire mal, et sa tête roulera sur les planches humides, et la foule en passant donnera encore des malédictions à son tronçon ! Eh ! voilà un bien grand coupable ; c’est un homme qui avait faim ! Sa femme ? si elle n’en meurt pas de douleur, elle mourra de misère ou bien encore elle se mettra ignoble fille de joie, et la foule lui crachera au visage en criant : « C’est la femme d’un assassin, c’est une fille publique, et elle est laide. »

Quant à ses enfants, la charité des hôpitaux les ramassera peut-être, on les élèvera dans une crainte

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UN PARFUM SENTIR.

religieuse des autres hommes, on les séquestrera de la société, on leur donnera un habit s’ils ont froid, un morceau de pain s’ils ont faim, mais leurs larmes ? Oh ! elles resteront longtemps à couler sur leur visage, elles creuseront leurs joues ; les enfants des riches, en passant, leur jetteront parfois quelque or bien brillant, avec un rire d’ironie. Et puis, evenus hommes, ils machineront des crimes en haine de cette société qui les a maudits parce qu’ils sont les fils du maudit ! Voilà tout ce qui tournait, sautait, tourbillonnait, dansait dans Pedrillo ; toutes ces idées-là se réalisaient dans son imagination, il ne les inventait pas, mais il les voyait, il les sentait.

Mais il ne comprenait pas, par exemple, pourquoi sa famille était malheureuse, non, il ne le comprenait pas ; et, se raidissant contre le ciel, s’il l’avait pu, il aurait détruit la création, il aurait anéanti Dieu. Sa respiration était forcée, il soupirait par moments, il croyait peut-être devenir fou ; il avait maintenant vingt francs, il les prend avec joie, les serre, les embrasse, il les rejette avec un geste d’orgueil. La salle résonne de cris. Pour qui cet or qui passe à travers les dents du râteau, qui déborde de la table ? C’est à Pedrillo, riche de dix mille francs ! ll rit, il pleure, il saute.

Il les rejette encore une fois, l’insensé ! ll est heureux maintenant. Dix mille francs ! C’est un homme vertueux, il peut s’acheter un habit, donner une robe à sa femme, à ses enfants des jouets ; dix mille francs ! ll peut, avec son or dans ses poches, jeter à la misère son contingent d’o probre, clest un homme honnête ; dix mille francs ! ah ! ah ! Ses traits se décomposent, son rire s’apaise, son regard est moins vif’, sa tête moins haute. Ah ! ah ! il n’a plus que quatre cents francs... il pose la main à sa poitrine... il a encore cinquante francs... il jette un léger cri de douleur... il n’a plus que cinq francs... maintenant... rien !

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86 EUVRES DE JEUNESSE.

La mauvaise fortune ne paraissait point l’avoir accablè, et comme son voisin lui en demandait la cause. — Tenez, dit-il avec le même rire et le même accent qu’il avait eu en jetant ses dix francs, tenez ! Et il découvrit sa poitrine, elle était toute sanglante, et ses mains avaient de la chair humaine au bout des ongles.

V

Il était nuit, mais une nuit sombre, sans astre, une de ces nuits qui font peur, qui vous font voir des fantômes et des spectres dansant. sur le mur blanc des cimetières ; une de ces nuits dont le vent fait frémir d’horreur et dresser les cheveux sur la tête, de ces nuits où l’on entend au loin le cri plaintif de quelque chien rôdant autour d’un hôpital.

Pedrillo était sorti de la maison de jeu. L’air frais de la nuit vint rafraîchir son front et lui rendre le sentiment rèel de sa position ; mais peu à peu l’imagination prit le dessus. Il rêvait en marchant, tous les objets qu’il voyait prenaient une forme gigantesque : les arbres, que le vent faisait frémir avec plus de furie que la nuit précédente, lui apparaissaient comme des géants hideux ; toutes les maisons étaient pour lui des tripots ; entendait-il le bruit d’un orchestre, en passant près d’un bal, c’êtait la musique de l’enfer ; une femme passait-elle, en toumoyant, près d’un rideau rouge, c’était une courtisane ; le bruit des verres sur le p ateau, c’ètait une orgie. Bientôt la neige tomba, et, regardant ses habits, il se voyait entouré d’un linceul. Cètait ainsi assiêgé qu’il parcourait les rues en courant. Quelquefois i s’arrêtait et s’asseyait sur une borne, il regardait quelque rayon de lune et les nuages qui roulaient sur les étoiles ; ils prenaient tous les formes les plus bizarres et les plus grotesques, c’étaient des monstres grimaçants, puis des tas d’or,

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UN PARFUM Ã SENTIR·

une femme avec ses enfants, un lion rugissant dans sa cage, une morgue et un cadavre sur la dalle humide ; et il entendait le sifflement des monstres, le bruit de l’or résonnant sur les tables ; il voyait les larmes de cette femme et de ses enfants, il entendait le ru issement du lion, il sentait l’odeur cadavéreuse ge ce corps déjà verdâtre. II le regarda longtemps, puis le nuage prit une autre forme ; i eut peur, se mit à courir, n’osant regarder derrière lui, et quand il arriva â. sa tente, il était haletant, hors d’haleine et ses traits étaient bouleversés.

Marguerite était sur sa porte à l’attendre. Elle n’osa rien lui demander, car elle comprit assez, elle dont le malheur avait plus d’une fois coupé son âme, elle comprit la sueur qui coulait de son visage ; elle vit pourquoi ses yeux étaient rongés de colère, elle devina les choses qu’il pensait, à travers la pâleur de son front, et elle savait ce que voulaient dire ses. claquements de dents.

lls restèrent tous deux ainsi, sans rien dire, sans se communiquer ni leurs peines ni leur désespoir, mais ’leurs yeux pourtant avaient parlé et s’étaient dit des pensées tristes et déchirantes.

Le lendemain, quand les enfants s’éveillèrent, Pedrillo leur ordonna de faire leurs paquets, lui-même délit sa tente, la plia dans la voiture, et à 9 heures du matin, tirée par la rossaille, la carriole roulait lentement sur le pavé. La pluie n’avait pas cessé depuis la veille, elle venait battre sur les parois de bois de la voiture ; son bruit régulier, avec celui du vent et le mouvement des soupentes, endormirent peu à peu les baladins entassés sur leurs toiles et leurs costumes de arade.

P Déjà tous, les yeux fermés, se laissaient balancer par les secousses, lorsque Ernesto, qui conduisait le cheval, rencontra deux voitures qui portaient une ménagerie.

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88 (IEUVRES DE JEUNESSE.

En passant à. côté de celle de nos gens, le montreur reconnut à travers les vitres couvertes de vapeur la tête de Pedrillo. Or Pedrillo, c’était une vieille connaissance. Il réveilla la troupe en l’aisant claquer son f’ouet, et le premier mot qu’il adressa à. son compagnon f’ut un juron accompagné de quelques f’ et d’autant de b..., puis, après cet exorde, il commença sa phrase en disant :

Y — Il Fait joliment du bouillon aujourd’l’1ui ! le Père Eternel se vide la vessie !

Pedrillo leva sa figure bleuie et regarda cet homme avec surprise.

— Tiens, c’est toi ? dit-il étonné, en ouvrant la lucarne.

- Parbleu ! est-ce que tu ne me reconnais pas ? tu es donc bien lier ! pourtant tu n’as pas l’air trop bien f’ortuné, et je crois que tu n’es pas f’outu pour avoir une ménagerie comme la mienne.

Ce disant il montra du doigt une cage et une jeune fille, assise à ses côtés.

Au premier village qu’ils rencontrèrent, ils firent entrer leurs voitures sous le han ar d’une ferme, et là les baladins descendirent et s’em%>rasèrent. Pedrillo n’eut point de mal à embrasser lsabella, mais, quant à lsambart, ce f’ut bien dill’érent. — Comment l’app elles-tu, demanda-t-il à son ami ? — Marguerite.

— C’est une fraîche marguerite.

Et il toucha délicatement du bout de ses lèvres le front rougeâtre.

- Ah çà ! continua-t-il, nous voilà réunis ; veux-tu voyager ensemble, nous associer ? — Mais, .. hum !... hum !... comme tu voudras. Il ne Fallait pas laisser échapper une aussi belle condition. Pedrillo le comprit bien, il lui frappa vigoureusement dans la main en disant :

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UN PARFUM Ã SENTIR.

— Soit ! tu es un brave !

— Isambart fit la grimace, mais il n’y avait plus moyen de reculer, et puis la Famille de Pedrillo, pensait-il, f’era des tours de corde tandis que moi je montrerai mes animaux ; tout le monde y gagnera ; après ça, qu’il prenne Isabella s’il veut, je n’y tiens guère. Ils attendirent que la pluie fût passée, remontèrent dans les carrioles pour se diriger vers la ville la plus voisine, où ils devaient donner des représentations. Quand Isambart disait ce mot, il ôtait son chapeau et ajoutait : à. l’aimable société qui s’y trouvera. VI

Vous avez vu cent Fois Isambart. C’est un homme petit, trapu, au teint frais et rosé, au nez rouge, aux eux gris ; c’est lui qui, dans toutes les troupes d’acrobates, vous a fait rire si vous êtes enf’ant, et pitié si vous êtes plus grand.

C’est lui qui, avec ses bas rouges, sa culotte courte, ses souliers à larges boncles d’argent, son chapeau à. l’l’1idalgo, gris, ras, et orné d’une plume de coq, c’est lui, dis-je, qui reçoit toujours la craie au milieu du visage, en frappant la corde ; c’est lui qui tombe par terre, reçoit les cla ues ; c’est lui ui, allumant les quinquets, se laisse dégringoler du (haut de l’échelle, puis il prend un air grave et, singeant le régisseur, il s’avance, le chapeau sous le bras, annoncer le programme. Marguerite, vous la connaissez aussi. C’est elle qui reçoit les trois sous que chaque spectateur doit donner en sortant ; elle a des sabots aux pieds, des bas blancs bien tirés sur le mollet, et un mouchoir d’indienne sur la tête, en forme de béret.

Vous avez vu Pedrillo. C’est cet homme grand, mince, marqué de petite vérole, qui saute sur la

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90 (EUVRES DE JEUNESSE.

corde d’un pas léger et qui bondit et qui saute sans balancier.

Depuis deux ans nos deux troupes vivaient en bonne intelligence, et la famille de Pedrillo ne s’était pas repentie de cette association ; tous vivaient heureux, tranquilles, sans souci, mangeant le soir ce qu’ils avaient gagné tout le jour. Marguerite seule était malheureuse. Et pourtant, son mari ne la battait plus, ses enfants avaient du pain.

Ah ! c’est qu’lsabella était jeune, jolie, elle avait vingt ans, ses dents étaient blanches, ses yeux beaux, ses cheveux noirs, sa taille fine, son pied mignon, et Marguerite était laide, elle avait quarante ans, les yeux gris, les cheveux rouges, la taille grosse, le pied large ; l’une était la femme et l’autre’amante, l’une était celle qui donnait toujours des reproches, et l’autre de si ardents baisers. lsabellada était devenue mère et elle avait un enfant aussi beau qu’elle ; c’était le second amour de Pedrillo.

lsambart avait regardé tout cela d’un œil de philosophe, et s’était contenté de faire là-dessus une mauvaise pointe, en disant que l’on n’aurait plus besoin d’aller chercher de l’eau pour faire la soupe, puisqu’on avait deux mers sous la tente ; il la répétait a tout venant et disait ensuite : «N’est-ce pas que je suis farceur ? » et il en avait pour une demi-heure a rire. Ce qui humiliait davantage Marguerite, c’était cette comparaison perpétuelle de tous les jours, de tous les instants, qu’elle avait à soutenir avec lsabellada. Le mépris s’attachait à sa personne, à tout ce qu’elle faisait ; mais ce gui lui faisait le plus de mal, c’était lorsqu’elle enten ait, le soir, les baisers des deux amants heureux, lorsqu’elle les voyait s’entrelacer de leurs bras, sans crainte, sans udeur, mais avec amour ; et puis, l’enfant de Pedrillo ! elle le haïssait d’une jalousie sombre et amère.

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UN PARFUM À SENTIR. 91

Un jour, c’était dans l’été, toute la troupe, a l’exception des enfants, dansait dans le carrefour d’une rue assez déserte.

Marguerite et lsabellada dansaient. Pauvre Marguerite !

Pedrillo, un bonnet chinois sur la tête, des timbales aux genoux, une flûte de l’an à la bouche, fra pant de la grosse caisse, composait tout l’orchestre. Isabella, en robe blanche, une écharpe rose autour du cou, sautait, dansait, tourbillonnait sur le vieux tapis de Perse.

Son regard était vif et lançait des éclairs, sa taille était fine, svelte, et se pliait, et s’abaissait, et se dressait comme le cou d’un c gne. Oh ! non, ce n’était point une robe, c’était un léger jupon blanc avec des fleurs brodées au bas, un léger jupon tombant au milieu des cuisses, sur des bas roses qui les serraient avec volupté ; c’était sa valse, sa danse tourbillonnante comme des pensées d’amour qui bondissent dans le cœur d’un poëte. Et sa gorge si blanche, blanche comme du marbre le plus blanc, sa gorge si pure, si fraîche, si suave, et sa tête, et ses yeux, et son sourire ! Oh ! la gorge d’une femme, quand elle est jeune et jolie, quand on la sent comme une rose à. travers la mousseline sautillante au mouvement de sa danse ; ohl la gorge d’une femme ! n’est-ce pas que c’est là, dans vos rêves d’amour, dans vos nuits d’insomnie, dans ces nuits que l’on passe à pleurer et à. maudire sa mère, n’est-ce pas que c est sur sa gor e que vous avez posé votre tête toute chaude et toute bouillante ? c’est sur sa gorge que Vous avez tressailli d’amour, que toutes les bres e votre âme ont vibré, comme la lyre touchée par le doigt d’unc jeune fille, et se sont raidies de volu té comme les muscles d’un athlète. N ?est-ce pas entre ses deux seins que vous avez dévoré de si ardents baisers ? n’est-ce pas dans son regard si doux que vous avez bu la vie ? n’est-ce pas

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92 (EUVRES DE JEUNESSE.

dans ses sourires que vous avez vécu ? n’est-ce pas que son pied mignon, sa jambe si bien Faite, étaient là sur votre lit à s’entrelacer dans les vôtres ? Et puis, sa figure, sur cette îorge, sur cette taille de Femme, sur tout cet ensem le de gracieux, de céleste, de divin ! ll y avait dans son regard, dans le mouvement de sa prunelle, dans le bruit que sa robe faisait en tournant dans l’air, dans la manière dont son pied pivotait sur le tapis troué, quelque chose d’inexprimable et d’inouï, e rêveur et de pur. Elle n’avait pas l’air d’une Femme, ainsi sautant, tourbillonnant, dansant, oh ! non ! ce n’était pas une Femme, c’était une pensée d’amourl A la voir ainsi, au milieu de cette musique aigre et bizarre, entre lsambart et Marguerite, c’était un diamant sur un tas de boue. lsambart Faisait encore l’insipide paillasse, il avait un justaucorps, des bas bleus et blancs et une perruque moitié rouge moitié noire ; sous ce costume grotesque, il disait roi le choses plaisantes et ennuyeuses. Et Marguerite, que Faisait-elle ? elle souffrait, elle pleurait en silence.

Oui, mais pour vous ce n’est rien, souffrir, pleurer ? le comprends.

Eli bien, chaque spectateur, qui venait re arder avec extase la sylphide, jetait les yeux sur Fautre Femme qui était lâ. À quelques pas.

Que Faisait-elle ? Des tours de Force. Oui, à. côté de cette jeune fille si belle, si fraiche, se trouvait la comme contrepoids, une Femme rouge, aux joues épaisses, aux pieds mal Faits, à la tenue déhanchée ; elle s’avançait aussi au son de la même musique, et ses pieds touchaient le même tapis que ceux d’lsabellada. Oui, cette Femme qui sautait si légèrement, qui vous inondait des éclairs de sa brillante prunelle, qui Faisait tressaillir votre corps d’un long frisson d’amour, quand sa robe en passant effleurait vos cuisses, c’était une baladine comme Margue-

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I UN PARFUM Ã SENTIR.

rite ; elle était au même degré que cette masse de chair qui se contournait avec force, qui marchait la tête renversée au même niveau que les pieds, ne laissant apercevoir, sous sa longue robe bleue, qu’un ventre à. la place d’une tête et que des seins qui tombaient avec dégoût et pesanteur.

Oui lorsqu’elle se relevait, son visage était couleur de pourpre, ses yeux tout violets et pleins de sang, et ses veines gonflées.

Et sur tout cet ensemble grotesque, il y avait pourtant répandu un certain air de courtisanerie, de flatterie ; sa bouche sans dents voulait sourire, elle faisait une grimace ; son regard ennuie et pèse, mais elle dépla t souverainement lorsqu’elle dit d’une voix aigre et d’un ton de pie-grièche : « Et regardez bien, messieurs, comme ceci est difficile ! ».

Et la musique continuait, Isabellada dansait, sautait, tourbillonnait comme des pensées d’amour dans le cœur d’un poëte.

De temps en temps quelque chose se l’aisait entendre clans un plat qui était sur le tapis. — y a gras, dit lsambart en dél’aisant sa perruque. VII

Vous ne savez peut-être pas ce que sont les quatre masques qui s’avancent, crochés tous ensemble, dans la rue du théâtre.

Il y a un pierrot avec une tête de bœuf’ ; c’est un homme petit, large, de bonne humeur, et qui promet de s’en donner une bosse, c’est son expression. A sa gauche est un domino noir, qui marche bien mal, Ia tête baissée ; ce domino a l’air d’une Femme. Puis c’est un Diavolo, assez bien Fait, qui parle tout bas à une jolie Suissesse au cotillon court et qui porte fièrement une tête sans masque.

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94 (EUVRES DE JEUNESSE.

Singuliére chose qu’un bal masqué ! Ne croyez pas que je parle de ceux de l’Opéra, qui naissent au mois de janvier et meurent le mardi-gras, des bals de l’Opéra, où l’on s’ennuie, où je n’ai jamais été parce ue, la encore, vous voyez sous le masque la lunette d’or du banquier, sous la patte du singe le gant parf’umé d’un dandy. Non, c’éta.it un bal du peuple, où il va seul, les manches retroussées, où pour vingt sous il rit toute une nuit dans sa bonne grosse joie, un bal où l’on d’intrigue plus qu’aux autres, où il est de mauvais goût de se fâcher, et que les directeurs, bravant les préjugés des saisons, livrent au public si le dimanche est beau et si le pain n’est pas trop cher. C’est à ces bals-la qu’il y a des danses impudiques et qui vous feraient rougir, pauvre fille, et, si vous y alliez, le lendemain vous ne seriez plus vierge peutêtre. Et l’on s’y amuse beaucoup, l’on est heureux, les hommes sans pudeur, les Femmes souillées, sans honneur ; on est heureux sans vertus.

Singulier, n’est-ce pas ? vous ne vous êtes pas douté qu’on pût être heureux sans vertus ? C’est vrai pourtant ; en ce cas, à quoi servent-elles ?

Vous avez reconnu ces masques, ce sont nos saltimbanques. ladis ils n’avaient pas de pain, et aujourd’hui ils courent au théâtre ; c’est qu’ils ont de l’argent, oui, de l’argent. D’où leur vient-il ? d’lsabellada. Ne croyez point que ce soit aux animaux d’Isambart et à ses grimaces, aux tours de f’orce de Marguerite qu’ils doivent leur Fortune, du toutl C’est à cette belle enfant qui saute maintenant une valse hongroise, au milieu du bal, éperdue, enivrée, accablée d’applaudissements, de fleurs et du brouhaha d’une salle entière qui trépt ne de’oie.

gUn seul masque reste pensif sur sa banquette, il est triste, et les applaudissements de la salle le font pleurer, la grâce d’lsabellada lui est à charge. Clest

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UN PARFUM À SENTIR·

qu’aussi là, comme autre part, il est venu aFporter sous son masque sa jalousie amère et sa haine urieuse et ses peines et ses plaies saignantes et ses blessures profondes. C’est le domino noir.

Quant à lsambart, il dansait lourdement, criait fort, intriguait le premier venu et puis il allait s’asseoir à la table de jeu, avec d’autres pierrots, trichait, riait aux éclats, faisait du vacarme, attroupait tout le monde autour de lui, et puis il recommençait. Marguerite, depuis quelque temps, l’avait perdu de vue, lorsqu’elle se sentit frapper sur l’épaule ; elle se retourna.

C’était un pierrot avec une tête de bœufi Elle reconnut notre homme, mais lorsque celui-ci vint à lui dire : «Je te connais bien, beau masque », ce n’était plus sa voix, non, bien sûr, ce n’êtait pas lui. Qu’en savait-elle après tout, car il y en avait tant d’autres du même costume ! Cette mode de porter des têtes d’animaux était alors fort en usage. Quant à la voix elle était déguisée sous le masque. — Je te connais bien, dit le pierrot, veux-tu que je te dise ton nom ?

— Oui.

— Marguerite la rouge, la laide.

Cette voix grêle et chevrotante, cette figure stupide de bœuf’ouvrant ses larges narines, avec son rire imbécile, fit peur à Marguerite ; elle se tapit dans son coin en tremblant.

— Tiens, regarde, continua-t-il, cette jeune fille sauter là.—bas, la reconnais-tu ?

Et il montrait lsabellada, et sa large figure riait toujours et sa voix continuait :

— Elle est plus’olie que toi ; vois-tu comme son sein palpite avec grdce, comme ses mains sont blanches, comme son costume lui dessine bien la taille ? Marguerite trépignait d’impatience, elle se mordait les lèvres ; elle commença à pleurer, et l’on vit ses

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96 GUVRES DE JEUNESSE.

larmes couler sur son masque noir et y laisser une trace blanche.

Et la tête de bœuf riait toujours, ouvrant ses lar es narines, et ses lèvres s’écartaient avec une stupixâté qpi aàraitjquelque chose de féroce ; il continua avec us e vitesse :

P — Ce soir, après le bal, quand les lumières seront éteintes, lorsque tu retourneras dans ta tente rejoindre tes enfants, tu entendras, non loin de toi, le bruit des baisers d’amour.

— Oh ! grâce ! grâce !

Et le masque riait de plus belle, il se mit même ai agiter ses longues manches autour de la tête de Marguerite et à lui en caresser les joues.

- Et cette femme, que tout le monde admire maintenant, sera à un seul homme, à ton mari.

— Ah ! pitié, lsambart, pitié !

— Tenez, dit-il en riant et en s’adressant au public, en voilà une qui se fâche parce que je lui dis que son mari en caresse une autre.

Il se retourna vers Marguerite et l’amena dans embrasure d’une fenêtre. Alors elle ne pouvait plus lui échapper, il pouvait lui cracher toutes ces injures à la face, il pouvait lui raconter jusqu’au bout toutes les peines qu’elle avait eues, lui dire combien elle était laide, lui montrer toute la différence qu’il y avait entre elle et la danseuse, lui peindre jusqu’au dernier détail l’amour de Pedrillo ; il pouvait lui représenter avec chaleur leurs entrelacements dans le lit nuptial, leurs mots à moitié dits, leurs soupirs entrecoupés. C’est ce u’il fit.

q — Tu seras éveillée demain par les éclats de rire d’un enfant, ce sera le leur !

— Oh ! lsambart, que t’ai-je fait ? — Rien, mais tu me déplais ; tantôt, quand je te voyais faire tes tours, que j’aurais eu de plaisir à jeter de la boue sur ta robe bleue, à tirer tes cheveux, à

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UN PARFUINI Ã SENTIR. meurtrir tes seinsl Je sais bien, tu ne m’as jamais rien fait, tu es eut-être meilleure qu’une autre, mais enfin tu me déplais, je te souhaite du mal, c’est un caprice. D’abord, pourquoi pleurer toujours ? avoir un air si sombre, une démarche si déplaisante, une tournure qui me fait bisquer enfin ? Et puis, toujours geindre et se lamenter ! Eh bien, morbleu ! pourquoi ne t’en vas-tu pas d’avec nous ? car nous te nourrissons et ce n’est jamais pour toi qlue nous recevons de l’argent. Tes enfants, dis-tu ? E bien, le bureau les ramassera bien ; moi, à ta place, ’¢ ferais la vie, au moins... Ah ! non, t’es trop laide ! Ofxl mais, quand je vois tes yeux de chat à travers ton masque, qué figure qui me cléplaîtl ll quitta son air en colère et partit en riant aux éclats. lsabellada, épuisée, demanda à Pedrillo à s’en aller, et en quittant le bal elle s’appuya sur son bras langoureusement, laissa voir sa gorge décolletée et son dos couvert d’une odeur odori érante. On l’applaudit encore. VIII Pedrillo, en effet, laissa seule Marguerite et alla du côté de la ménagerie. lsambart les laissa tranquilles, se coucha vite et ne se réveilla que le lendemain, à. 1 heure d’après-midi. Le domino noir ôta son masque qui étouffait, et resta le coude appuyé sur la table, regardant brûler la chandelle, et enfoncée dans les souvenirs du bal. Les paroles d’lsambart lui revenaient à l’esprit, elle entendait son rire éclatant, perçant à travers son masque. C’était le souvenir de la danse d’lsabellada qui lui A faisait mal, tous ces V H V’ssements pour une autre, ’ \a·\’ Ã /V/grill 7 î’v É liîî i j " · Y ’ ’ I I " <’ïf’}$}\ïîr"

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98 EUVRES DE JEUNESSE.

tous ces dédains pour elle, l’amour de Pedrillo pour son enfant. Et la tête de bœuf lui revenait encore dans l’esprit, avec ses narines ouvertes et son rire féroce ; son expression stupide l’eH’rayait encore. Je ne sais si vous avez comme moi étudié tous ces visages grotesques, mais il y en a quelques-uns dont l’auteur doit être bien athée et bien misanthrope pour réunir sur le même carton la ressemblance de la brute avec l’l·10mme.

La haine sans cause d’lsambart lui avait fait une singulière impression : sa haine avait pour motif qu’elle marchait mal, que ses cheveux étaient rouges et qu’elle aimait ses enfants. Ce remède ignoble à ses maux, qu’il lui avait proposé, cette insulte outrageante de lui avoir fait sentir qu’on la nourrissait par pitié, qu’elle leur était à charge, tout cela la faisait souffrir, elle qui aimait tant son Pedrillo, elle qui n’avait demandé au ciel qu’une vie d’amour, qu’un mari qui l’aimât, qui comprît toutes ses tendres affections et qui sentit toute la poésie qu’il y avait dans ce cœur de baladine, de lemme honnie, méprisée de la société.

«Ahl se disait-elle en elle-même, lorsqu’elle voyait passer, en chapeau, une femme honnête, pourquoi ne suis-je point comme elle ? » et alors l’envie lui prenait au cœur ; quand elle voyait danser lsabellada, elle demandait au ciel ourquoi la nature ne l’avait point faite ainsi, et elle liaïssait la maîtresse de son mari. Oh ! dans ces moments-là, quand elle avait froid, quand elle voyait Pedrillo vivre heureux et content, alors elle était méchante et ne croyait plus en Dieu. Encore elle se serait passée d’argent Elle demanda de l’amour à la société, on lui rit à la face ; de l’humanité ? on lui montra le chemin de l’hôpital ; de la pitié ? c’est une baladine, Ah ! de la pitié à une baladine, à une voleuse d’enfants, à une coureuse des rues ! Eh bien, à cette société qui n’avait voulu lui donner ni pain, ni amour, ni pitié, elle voua la haine et la

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UN PARFUM À SENTIR. gg

jalousie ; à Dieu qu’elle avait imploré tant de f’ois, les genoux sur le pavé, les larmes aux yeux, à Dieu qui n’écouta pas ses prières, elle donna l’impiété ; à la nature qui l’avait maltraitée, le mépris. Aussi uand elle voyait des gens riches, heureux, estimés, illont on prenait soin, elle leur souhaitait les calamités les plus grandes ; elle riait des prières des pauvres, de leurs vœux, de leurs reliques, et en passant elle crachait sur le seuil des églises. Quand elle voyait une Femme gracieuse, au doux sourire, aux yeux tendres et langoureux, aux cheveux de jais, au cou d’albâtre, elle se moquait de la f’oule qui l’admirait, elle disait : «Q n’aurait-il f’allu pour qu’elle f’ût comme moi ? des cheveux d’une autre couleur, des yeux plus petits, une taille moins bien faite, et elle serait comme Marguerite ! Si son mari ne l’avait point aimée, l’avait méprisée, l’avait battue, elle serait laide, méprisée comme Marguerite l ».

C’est dans ces pensées-là qu’elle était alors, puis peu à peu elle s’assoupit ; elle dormait, le coude appuyé sur la table, la joue dans la main, et la chandelle brûlait toujours.

IX

Le lendemain elle f’ut réveillée par la voix d’Ernesto qui se disputait avec lsabellada ; elle se mit à les écouter.

— Pourquoi me l’avez-vous prise ? n’était-ce pas à moi ? je veux la ravoir !

Marguerite s’habilla à la hâte, se cacha derrière la voiture aux animaux, et les regarda sans rien dire. Elle vit la sœur d’lsambart qui tenait la couverture d’un de ses enf’ants et qui ne voulait as lui rendre. Elle avait déjà bien d’autres motills) our haïr cette femme, sans que celui-ci vint s’y joinchre encore ; elle ne put supporter plus longtemps cette vue, elle Sauta 7-

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IOO EUVRES DE JEUNESSE.

en un seul bond sur elle, lui arracha la couchette. — Encore, toujours toi, lsabellada ! Elle prononça ce mot de la manière la plus dure qu’il lui était possible, car son harmonie lui déplaisait. — N’est-ce point assez, continua-t-elle avec verve et chaleur, n’est-ce point assez que tu viennes chez nous t’y établir, y dominer, y faire la souveraine ; que tu prennes mon mari, que tu me l’enlèves tous les jours de ma couche pour le porter dans la tienne ? n’est-ce pas assez, fille de Satan ! de nous insulter en public par ta beauté que tu prostitues à l’admiration du premier venu ? dis, réponds, n’est-ce pas assez ? l’ini’amie et l’outrage ne sont-ils pas portés assez haut, sans que tu viennes encore arracher les linges qui cachent le sang de nos (plaies ? Il retomberait sur toi, ce sang ! prends-y gar e ! Ah ! ah ! les belles filles, les jolies, à qui tout le monde jette des fleurs, des louanges, de l’argent, vous nous donnez en échange le mépris, la honte et la misère. Tiens, Pedrillo, regarde si je n’ai pas raison !

— Q n’y a-t-il, lsabellada ?

— Son enfant a voulu prendre la couverture du mien, et Marguerite soutient que c’est à elle. — Marguerite, qu’as-tu à dire ?

— Elle ment, Pedrillo, ne l’écoute pas ! — C’est toi, Marguerite.

Et il la repoussa durement dans la tente ; là, elle s’arracha les cheveux, déchira ses habits, se roula par terre, se mit le visage en sang.

Elle se releva.

Il faut donc boire l’amertume jusqu’à la lie ! « Eh bien, encore, encore, lsabellada, danse mieux s’il est possible ! Pedrillo, aime-la plus encore ! et moi, je vous aïrai davantage. »

Tout à coup elle se jeta aux genoux de Pedrillo, qui entrait dans la tente au même moment. — Que viens-tu faire ici ?

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UN PARFUM Ã SENTIR. XO !

— Prendre de l’argent.

— Pour qui ?

— Pour elle.

— Ah oui, elle, elle, toujours ! Ah ! Pedrillo, tu l’aimes donc bien ?

— Oui.

— Grâce ! Oh ! ne m’accable plus de sa présence, de son nom, de sa beauté ; je t’en prie, aime-moi ! Que te l’aut-il pour te plaire ? mais, je t’en prie, ne m’en parle plus !.

Cette Femme, le visage ensanglanté, les habits déchirés, pleurant, se tordant de rage à ses pieds, l’attendrit un moment.

— Que veux-tu, ma Marguerite ?

— Peclrillo, laisse pour maintenant, mais un jour, quand elle, tu m’entends ? elle, quand elle m’aura tuée par ses insultes, tu sais comme le lion de Numidie rugit bien dans sa cage, tu sais avec quelle volupté il dévore la viande n’on lui donne le soir ? en bien, un jour, je te demanderai le même honneur. — Qu’as-tu, voyons, Marguerite, reviens à toi ! — Ce que j’ai ? je suis jalouse ! Ah ! tu ne l’as jamais été, toi ! Ce que j’ai ? je suis f’olle peut-être, je n’en sais rien, mais je la hais et je t’aime X

ll fait chaud, le soleil darde ses rayons sur la route leine de oussière, les pommiers qui la bordent ont lèurs Feuillîes toutes brûlees. C’est par ces vigoureuses chaleurs du mois de juin qu’il est doux de se laisser ballotter par le mouvement de la calèche, de s’abandonner à quel ne rêve plein de poésie, tandis que les rideaux bleus des vasistas sont fermés et laissent passer cependant quelque petit nuage de poussière chassé par le vent et qui vient couvrir vos habits.

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O2 EUVRES DE JEUNESSE.

Cela est vrai, mais tout le monde ne voyage pas en calèche, et nos baladins dormaient alors dans leurs carrioles. Marguerite et Pedrillo marchent à pied et causent tous deux. Le silence n’était alors interrompu que par le son de leurs voix qui se faisait seul entendre au milieu de la campagne, par le pas des chevaux sur la poussière, et par le bourdonnement d’une abeille qlpi bourdonnait autour de la cage du lion et l’empé·· c ait de se livrer à ses rêves, car il en avait peut-être aussi, lui ; il pensait à son soleil d’Af’rique, à la tanière qu’il avait laissée bien loin, là-bas, dans d’autreS pays ; il pensait à son vaste désert, à la bonne qui couchait avec lui sous l’ombre du palmier, et il mordait le bout de ses griiles avec mélancolie. Laissons-le penser à son bonheur d’autre l’ois, laissons-le rêver à ses joies brutales, et revenons aux peines de Marguerite. — Tu l’aimes donc bien, dit-elle tout à coup. — Eh bien, oui, Marguerite, pourquoi toujours le demander ?

— Que lui trouvés-tu de bien ?

— Tout ; mais tu m’ennuies, que veux-tu ? — La mort !

— Oh ! tu es Folle !

— Peut-être ; tu es méchant, je ne te demande pas l’amour, je ne te demande pas la pitié, mais je te demande la cause de cet amour, puis la mort après.

— Quant à la cause, je n’en sais rien, dit Pedrillo d’l1H ton courroucé ; quant à la mort, je t’en prie, Marguerite, tu sais que l’homme a des accès de colère. —· Et la Femme des accès de jalousie, ré oudit Marguerite en riant ironiquement, oui, de jalbusie, c’est-à-dire de haine. Je te demandais la cause de ton amour pour lsabellada ; en bien, moi, je vais tc dire la cause de ma haine pour elle et pour toi. — Marguerite ! prends garde !

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UN PARFUM Ã SENTIR. IO3

— Non ! la voilà la cause : elle est belle, je hais les belles parce que je suis laide ; tu l’aimes et je la hais, je hais ceux qu’on aime ; tu es heureux, toi, je hais les heureux ; vous étes riches et je hais les riches, parce qu’on ne m’aime pas, parce lqlue je suis malheureusetet misérable. Pourquoi, Pedril o, pourquoi m’astu rejetée toujours comme quelque chose dont on a honte ? Ah ! oui, parce que tu craignais la risée publique ; en bien, je te hais, parce que j’aime ce que la société méprise, j’aime les baladins, moi, j’aime les filles de joie et celles du dernier rang, et je déteste ton lsabellada. Oh ! si je pouvais, je l’écraserais sous mon pied ;·avec quelle joie je piétinerais sur son corps, sur ses seins, sur sa tête, sur sa figure ; je la mangerais, je la dévorerais avec plaisir !

Pedrillo fit un geste de colère.

— Marguerite, rends garde ! le lion est là dans sa cage ; de grâce, fi)nis, pas un mot. — Il fallait que tu fusses un homme sans pudeur et sans âme pour me mépriser ainsi, pour bafouer, p/pur salir, pour traîner dans la boue cette pauvre argue rite qui t’aimait tant, qui s°était jetée dans tes bras, pleine de poésie et d’amour, et que tu as repoussée du îpied comme un chien galeux qui veut lécher son ma tre.

— Oh ! Marguerite, Marguerite, tu vas me faire faire quelque chose d’odieux, d’horrible ! — Et encore cette femme, elle avait des enfants, et leur père les traitait sans pitié ; pas de pain quelquefois, et s’ils ne sont pas morts, c’est que Dieu a veillé sur eux. Le sanglier, la bête féroce, dévore quelquefois ses ânfîmî, maëhilbrle les fait pas périr dans es a onxes e a aim. ien, oui, va, ette-moi, si tu vëux, à ce lion ; je ne te demanderai iii secours ni pardon, non, car si tu m’as abreuvée d’amertume, je t’empoisonnerai d’injures, d’insultes et de reproches. Ecoute, écoute, jlen ai encore à dire ; écoute que je te

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IO4 EUVRES DE JEUNESSE.

dise encore une f’ois que je hais lsabellada. Oui, je la déteste, je voudrais l’avoir entre mes mains, l’écraser, la déchirer de mes ongles et plonger ma tête dans son sang, et m’y désaitérer en la replongeant encore ! Le lion rugit dans sa cage, i fait sonner sa queue, il remue sa crinière, et la gueule ouverte il attend une f’emme que Pedrillo a dans les bras.

Celui-ci ouvre une porte et la précipite. Déjà le fier animal l’avait saisie, lorsque lsambart, survenu à ses rugissements, arracha Marguerite ; elle avait la poitrine déchirée, et ses mains portaient l’empreinte des grilles.

Xl

Quelle est cette f’emme qui sort en chancelant de l’hôpital ? Sa taille est grosse, ses cheveux rouges, son re ard stupide ; un bonnet de dentelle avec des fleurs sales lui couvre la tête, ses habits sont déchirés et son aspect est misérable et fait pitié. C’est une f’olle. Vous voyez bien qlue son rire est étrange, ses mots entrecoupés, qu’e le court, qu’elle s’arrête ; bien sûr, c’est une l’olle. Ses mains et son visage ont des balafres ; bien sûr, c’est Marguerite. Oui, c’était elle. Elle marcha ainsi pendant deux jours, ne sachant où elle allait, sans avoir rien pris, rien ramassé, rien que la boue qu’on lui jetait en passant. Les gamins couraient après elle, et lorsqu’elle se détournait pour leur dire : « ll Fallait que vous soyez sans pudeur et Sans âmel » sa figure rimaçait ; son costume et ses fleurs sur le bonnet déchiré les faisaient rire, ils l’accablaient de leurs huées et de leurs cris de dédain. Fatiguée, harassée, n’en pouvant plus, elle tomba presque évanouie sur le gazon d’un boulevard. Tout à coup elle releva la tête, promena ses regards hébétés autour d’elle, et s’écria d’une voix tonnante :

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UN PARFUM À SENTIR. 105

— Mes enf’ants, où sont-ils ? Auguste ! Ernesto ! Garol’a !

Un tilbury vint à passer. Une grande dame s’y charrait à son aise, son cachemire b anc tombait derrière jusque sur le siège du domestique, les plumes A blanches et noires de son chapeau s’agitaient avec grâce dans l’air, son sourire était doux, sa taille fine, elle paraissait heureuse, elle avait des diamants, un équipage, des cachemires et des colliers d’or. Marguerite courut vers elle, s’accrocha aux rayons de la voiture, et avec des trépignements de colère : — N’est-ce pas assez d’inl’amie et d’injures sans venir arracher le linge qui couvrait nos plaies ?... C’est toi, lsabellada ! Oh ! va, je te reconnais bien, c’est toujours cet air de courtisane, cette taille impudi ue.

(lille ne se trompait pas ; un jour que lsabellada dansait sur la place, un grand seigneur la vit, et depuis ce jour elle devint sa dame de compagnie. — Quelle est cette Femme ? dit le monsieur qui était en tilbury.

—.le ne sais, une Folle sans doute. — Si je suis Folle ? peut-être.

— John, chassez-la.

Le domesti ne lui donna des coups de l’ouet Sur le visage, mais eille restait toujours accrochée aux rayons de la roue.

— Non ! je ne m’en irai pas, disait-elle ; écoute, écoute encore : si tu m’as abreuvée d’amertumes, je peux t’empoisonner dl insultes, de reproches et d’outragesl — La l’ol-lel la Folle ! criait le peuple en courant après Marguerite.

Elle s’arrêta, se f’ra pa le Front. — La mort ! dit-ellé en riant.

Et elle se dirigea à grands pas vers la Seine.

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IO6 (EUVRES DE JEUNESSE.

XI

On venait de retirer un cadavre de l’eau, et il était exposé à la morgue ; c’était une-f’emme, · un bonnet de dentelle avec des fleurs sales lui couvraient la tête, ses habits étaient déchirés et laissaient voir des membres amaigris ; quelques mouches venaient bourdonner à l’entour et lécher le sang figé sur sa bouche en trou verte, ses bras gonflés étaient bleuâtres et couverts de petites taches noires.

Le soleil était sur son déclin et un de ses derniers rayons, perçant à travers les barreaux de la morgue, vint f’rapper sur ses yeux a moitié f’ermés et leur donner un éclat singulier.

Ce corps couvert de balafres, de marques de griffes, gonflé, verdâtre, déposé ainsi sur la dalle humide, était hideux et f’aisait mal a voir. L’odeur nauséabonde qui s’exhalait de ce cadavre en lambeaux, et qui f’aisait éloigner tous les passants oisif’s, attira deux élèves en médecine.

— Tiens ! dit l’un d’eux après l’avoir considérée quelque temps, elle était à l’hôpital l’autre jour. Il se fut et l’examina attentivement. C’était un véritable élève en médecine, avec un habit vert râpé, couvert de duvet, une casquette rouge et une pipe de f’aïence dans laquelle il f’umait le fin Maryland.

— Mais si nous l’achetions ?

— Que voudrais-tu en faire ?

— Gare ! cria la voix d’un cocher. C’était celui du tilbury de l’autre jour qui conduisait mademoiselle à l’Opéra.

Nos disciples d’Esculape se rangèrent aussitôt ; en se retournant, le f’umeur laissa tomber sa pipe. — Sacré nom de Dieul dit-il en frappant du pied, voilà la troisième que je casse de la journée !

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UN PARFUM Ã SENTIR. IO’7

MORALITÉ.

Maître Michel de Montaigne, gascon docte et prud’homme, barder eau, a dict : «Cecy est un livre de bonne f’oy ; je donne mon advis, non comme bon, mais comme mien ».

Moi, je dirai aussi que c’est de bonne loi que sont écrites ces pages, et même je les ai composées avec f’eu et enthousiasme. I

l’ai voulu tonner contre les préjugés et je f’erai peut-être crier contre un auteur aussi impudent que moi.

Quant à ce que j’ai mis comme titre, Un Parfum à sentir, j’ai voulu dire par là que Marguerite était un parf’um à sentir ; j’aurais pu ajouter : une fleur à voir, car pour lsabellada la beauté était tout. Maintenant de peur que la très sainte Église catholique, apostolique et romaine, ne lance contre moi ses foudres à cause de mon titre cocasse, Conte philosophique immoral, moral (ad libitum), je me justifierai uand on m’aura f’ait la définition de ce qui est moral d’avec ce qui ne l’est pas.

CE QUE VOUS VOUDREZ.

Vous ne savez peut-être pas quel plaisir c’est 2 composer !

Écrire, ohl écrire, c’est s’emparer du monde, de ses préjugés, de ses vertus et le résumer dans un livre ; c’est sentir sa pensée naître, grandir, vivre, se dresser debout sur son piédestal, et y rester toujours. Je viens donc d’achever ce livre étrange, bizarre, incompréhensible.

Le premier chapitre, je l’ai fait en un jour ; j’ai été ensuite pendant un mois sans y travailler ; en une se-

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IO8 EUVRES DE JEUNESSE.

maine, j’en ai fait cinq autres, et en deux jours je l’ai achevé.

Je ne vous donnerai pas d’explications sur sa pensée philosophique ; elle en à une triste, amère, sombre et sceptique... cherchez-là.

Je suis maintenant fatigué, harassé, et je tombe de lassitude sur mon fauteuil sans avoir la f’orce de vous remercier si vous m’avez lu, ni celle de vous en ager à ne le pas faire si vous ne connaissez pas le titre ge mon originale production.

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LA FEMME DU MONDE U). D’oi1 je conclus, Dieu me ardonne et le Diable m’emporte, que gatan fait la queue au Pere éternel. Auberge des Adretx. l Tu ne me connais pas, frêle et chétive créature ; eh bien, écoute. ll Mon nom est maudit sur la terre ; pourtant le malheur, le désespoir, l’envie qui y dominent en tyrans m’appellent souvent à leur secours. lll Je me réjouis dans les grandes cités et je dirige mes coups sur les peuples des villes. IV Pourtant je vais aussi chez le laboureur, je prends ses brebis dans son étable, je prends la chèvre qui broute sur la colline, le chamois qui bondit sur le rocher aigu ; ie prends l’oiseau dans son vol, et le roi sur son trône. V Du jour où Adam et sa compagne f’urent chassés du paradis, moi, la fille de Satan, je me tins depuis ce l’) Dans la nuit du r" au 2 juin 1836. — Fait en moins d’une demi heure.

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1 IO OEUVRES DE JEUNESSE. temps à la f’ace de tous les empires, de tous les siècles, de toutes les dynasties de rois, que je brisais sous mes pieds de squelette. VI En vain j’ai entendu des peuples dèvorès par la peste crier après la vie, en vain j’ai vu des rois qui se cramponnaient à leur couronne, en vain j’ai vu les larmes d’une mère qui me demandait son enf’ant ; leur prière me semblait ridicule. VI Et je broyais avec aviditè, sous mes dents, brillante jeunesse, empire puissant, siècles pleins de gloire et d’honneur, rois, empereurs ; j’eH’açais leur blason, leur gloire, et, dans mes mains dècharnèes, je réduisais en poudre le sceptre clorè aussi facilement que la houlette du pasteur. VI l’aime à m’introduire dans le lit d’une jeune fille, à creuser lentement ses joues, à lui sucer le sang, à la saisir peu à peu et à la ravir à son amant, à ses parents qui pleurent et sanglotent sur cette pauvre rose si vite l’anèe. IX Alors je me réjouis sur son l’ront encore blanc, je contemple ses lèvres ridées par la fièvre, j’entencls avec plaisir Ie bourdonnement des mouches qui viennent autour de sa tète, comme signes de putréfaction. Et je ris avidement en voyant les verS qui rampent sur son corps.

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LA FEMME DU MONDE. I I I XI l’aime à [prendre place aux banquets royaux, aux gais repas c ampêtres ; je m’assieds sur la pourpre, je m’étends sur l’herbe, et mon doigt glacé s’applique sur le f’ront des seigneurs, sur le front du peuple. XI Souvent, en entendant les éclats de rire des enf’ants, en les voyant se parer de fleurs, je les ai emportés dans mes bras ; j’ai orné ma tête de leurs bouquets et j’ai ri comme eux ; mais, à ce son creux et sépulcral qui sortait de ma maigre poitrine, on reconnaissait que c’était une voix de fantôme. XI Non, pourtant ! Ce f’antôme était la plus vraie de toutes les vérités de la terre. XIV Et contre elle venait se briser tout, tout, et le fils de Dieu lui-même. XV Car cite-moi une vague de l’Océan, une parole de haine ou d’amour, un souffle dans l’air, un vol dans les cieux, un sourire sur les lèvres qui ne soit effacé. XVI Tout l’avenir, te dis-je, viendra tomber devant ma f’aulx tranchante, — et même le monde. XVI Jadis, au temps des Caligula et des Néron, je hurlais dans l’arène, je venais aider Messaline à ses

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I 12 EUVRES DE JEUNESSE. obscènes supplices, je frappais les chrétiens, et je rugissais dans le Colisée avec les tigres et les lions. XVIII En France, au temps des rois, je venais siéger à leurs conseils ; j’étais alors, par exemple, la aintBarthélemy. XIX Rien ne m’a échappé, pas même le siècle de Voltaire qui s’élevait haut et grand, la tête fière et le visage arrogant, tout boursouflé de philosophie, de corruption et d’emphase ; je lui ai envoyé 93. XX Le siècle du grand homme ne m’a pas échappé non plus, qpi, avec son air de cagotisme et sa main de philant rope, est une vieille courtisane qui revient de ses f’autes et commence une autre vie. XXI Eh bien, a lui, si content de ses colonies d’Af’rique, de ses chemins, de ses voitures a vapeur, je lui ai envoyé un fléau, une peste, mais une peste qlui vient comme une bombe éclater au milieu d’un anquet plein de parfums et de f’emmes, qui vous prend les ommes, les enfants, et les étoulle aussitôt, le choléra, le hicleux choléra qui, avec ses ongles noirs, son teint vert, ses dents jaunes, ses membres qui se convulsionnent, entraîne l’homme à la tombe plus vite que la flèche ne traverse les airs, que l’éclair ne f’end les cieux. XXII II est vrai de dire que les sanësues du docteur Broussais, la vaccine la âte de c nault aîné, le > P g

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LA FEMME DU MONDE. I I Q remède infaillible pour les maladies secrètes, m’ont déconcertée un peu ; alors j’ai réuni mes f’orces et j’ai clonnè la Chambre des Pairs, la mascarade, l’attentat du 28, et la loi Fieschi. XXIII l’aime la voix d’une vieille lemme qui prie sur un mort. XX IV l’aime le tintement rauque et glapissant des cloches. XXV l’aime à entendre vibrer son marteau alors qu’il frappe minuit, et que les sorciers se rendent au sabbat avec des silllements étranges et aigus. XXVI Je bonclis de volupté quand je me vautre a mon. aise dans un beau char de parade, quand les hommes déploient la vanité jusqu’au bout ; c’est un curieux spectacle. Allons donc, chien, rends des honneurs au chien qui pourrit sur la bornel Allons clonc, société, rends donc des honneurs au riche qui passe dans un corbillard ; les chevaux, tout couverts d’argent, font étinceler le pavé ; les dais, reluisants d’or et de pierreries, sont magnifiques ; on fait des discours sur les vertus du dél’unt, il était libéral sans doute, et magnifique : les pauvres ont deux sous, un pain et un cierge ; il dépensait splendidement son argent. Allons donc, chien, f’ais le panégyrique du chien que dévorent les corbeaux ; dis qu’il mangeait avec gloutonnerie son morceau de cheval qu’on lui jetait chaque soir. 8

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l 14 (EUVRES DE JEUNESSE. XXVII I’aime encore à détailler toutes les souH’rances qu’endurent ceux que je prends dans mes embrassements. Maintenant, me reconnais-tu ?.I’ai une tête de sque-Iette, des mains de f’er, et dans ces mains une f’aulx. On m’appelle la Mort. Le linceul qui entourait ses os se déchira et laissa voir à nu des entrailles à demi pourries que suçait un serpent.

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LA PESTE A FLORENCEU).

C’est que je te hais d’une haine de frère.

Al. DUMAS, Dan Juan de Marana.

l

Il y avait autrefois, à Florence, une f’emme d’environ soixante ans que l’on appelait Beatricia ; elle habitait dans le quartier le plus misérable de la ville, et ses seuls moyens de vivre se réduisaient à dire la bonne aventure aux grands seigneurs, et à vendre quelques drogues à ses voisins pauvres, lorsqu’ils étaient malades. La mendicité complétait ses revenus. Elle avait dû être grande dame dans sa jeunesse, mais alors elle était si voûtée qu’on lui voyait à peine la figure ; ses traits étaient irréguliers, elle avait un grand nez aquilin, de petits yeux noirs, un menton allongé, et une large bouche, d’où sortaient deux ou trois dents longues, jaunes et chancelantes, répandait sans cesse de la salive sur sa lévre inférieure. Son costume avait quelque chose de bizarre et d’étrange : son jupon était bleu et sa camisole noire ; quant à ses chaussures, elle marchait toujours nu-pieds en s’appuyant sur un bâton plus haut gu’elle.

Joignez à cela une magni que chevelure blanche qui lui couvrait les épaules et le dos et qui tombait des eux côtés de son visage sans ordre et sans soin, car elle n’avait pas même un simple bandeau pour les retenir. l’) Septembre 1836.

8.

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1 16 (EUVRES DE JEUNESSE.

Le jour et une partie de la nuit, elle se promenait dans les rues de Florence, mais le soir elle rentrait chez elle pour manger et pour dire la bonne aventure ’ai ceux qui n’avaient pas voulu s’arrêter en public devant une pareille f’emme et qui avaient honte de leur superstition.

Un jour donc elle f’ut accostée par deux jeunes gens de distinction qui lui ordonnèrent de les conduire chez elle ; elle obéit et se mit à marcher devant eux. Pendant la route, et en traversant les rues sombres et tortueuses du vieux quartier de la ville, le plus jeune des deux témoignait ses craintes ai l’autre et lui reprochait l’envie démesurée qu’il avait de se f’aire dire son avenir..

— Quelle singulière idée as-tu, lui disait-il, de vouloir aller chez cette femme ? cela est-il sensé ? Songe que maintenant il est près de huit heures, que le jour baisse ; songe encore qu’en allant dans ce sale quartier de la plus vile populace, nos riches’é ées, les plumes de nos feutres et nos fraises de dentelles peuvent f’aire supposer qu’il y a de l’or. i—

Oh. tu es f’ou, Garcia, interrompit François, quel lâche tu f’ais ! V

— Mais, enfin, cette f’emme, la connais-tu ? Sais-tu son nom ?

— Oui, c’est Beatricia.

Ce mot produisit un singulier effet sur le jeune homme et llarréta tout court, d’autant plus que la devineresse, entendant prononcer son nom, slétait retournée ; et cette pâle figure, avec ses longs cheveux blancs que le vent agitait légèrement, le Ht tressaillir. Garcia comprima sa crainte et continua de marcher silencieusement, mais se rapprochant de plus en plus de son frère François.

Enfin, au bout d’une clemi-heure de marche, ils arrivèrent devant une longue allée qu’il fallait traverser avant d’arriver chez Beatricia.

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LA PESTE À FLORENCE. 1 17

— Tu peux f’aire tes opérations ici, lui dit Garcia en s’achessant à la vieille femme.

— Impossible. Attendez encore quelques instants, nous voici arrivés.

Et elle ouvrit une porte qui donnait sur un escalier tortueux et en bois de chêne. Après avoir monté bien des marches, Beatricia ouvrit une autre porte ; c’était celle de son cabinet, éclairé par une lampe suspendue au plafond, mais sa pâle lumière éclairait si peu que l’obscurité était presque complète. Pourtant, avec quelque soin et comme l’appartement était bas et petit, on voyait dans l’ombre quelques tétes de morts, et si la main par hasard tâtonnait sur une grande table ronde qui se trouvait la, elle rencontrait aussitôt des herbes mouillées et de longs cheveux encore tout san lants.

É Vite, dépéehe-toi, dit François.

Beatricia lui prit la main, et l’ayant amené sous la lampe, elle lui dit :

’ — Tiens, vois-tu ces trois lignes en f’orme d’M ? cela est signe de bonheur ; les autres lignes qui s’entrecroisent et s’entrelacent vers le pouce indiquent qu’il y aura des discordes, des trahisons ; ta. f’amille, toimême, tu mourras par la trahison d’un de tes proches, mais, je te le dis, tu verras bientôt réussir tes projets. — A moi, dit Garcia d’une voix tremblante. Beatricia lui prit sa main droite, elle était brûlante. — Ta vie sera entremêléc de biens et de maux, mais le cancer de l’envie et de la haine te rongera le cœur, le glaive du meurtre sera dans ta main et tu trouveras dans le sang de ta victime l’expiation des humiliations de ta vie. Val

— Adieu, femme de l’enf’erl dit Garcia en lui jetant une pièce d’or qui roula sur les pavés et alla frapper un crâne, adieu, f’emme de Babylone ! que la malédiction du ciel tombe sur ta maison et sur ta

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t 18 GEUVRES DE JEUNESSE.

science et lasse que d’autres ne se laissent point prendre a tes discours !

Ils sortirent aussitôt, et l’escalier résonnait encore du bruit de leurs pas que Beatricia contemplait, par sa lenétre, les étoiles qui brillaient au ciel et la lune qui argentait les toits de Florence.

II

Rentré chez Cosme, son père, Garcia ne put l’ermer l’œil de la nuit ; il se leva, nlen pouvant plus, car la fièvre battait avec violence dans ses artères, et il rêva toute la nuit à la prédiction de Beatricia. ’ Je ne sais si, comme moi, vous êtes superstitieux, mais il Faut avouer qu’il y avait dans cette vieille lemme aux longs cheveux blancs, dans son costume, dans toute sa personne, dans ses paroles sinistres, dans cet appareil lugubre qui décorait son appartement avec des crânes humains et avec des c eveux d’ex écu tés, quelque chose de Fantastique, de triste, et même dl effrayant qui devait, au XVIl° siècle, en Italie, à Florence, et la nuit, eilrayer un homme tel que Garcia de Médicis.

Il avait alors vingt ans, c’est-a-dire que depuis vingt ans il était en proie aux railleries, aux humiliations, aux insultes de sa Famille. En ellet, c’était un homme méchant, traître et haineux ne Garcia de Médicis, 4 mais qui dit que cette méèlhanceté maligne, cette sombre et ambitieuse jalousie ui tourmentèrent ses jours, ne prirent pas naissance dans toutes les tracasseries qu’il eut à endurer ?

Il était Faible et malaclif’, François était Fort et robuste ; Garcia était laid, gauche, il était mou, sans énergie, sans esprit ; François était un beau cavalier aux elles manières, c’était un galant homme, il maniait habilement un cheval et l’orçait le cerf’aussi aisé-

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LA PESTE À FLORENCE. 1 19

ment que le meilleur chasseur des États du pape. C’était donc l’aîné, le chéri de la famille : a lui tous les honneurs, les loires, les titres et les dignités ; au pauvre Garcia, Yoîscurité et le mépris. Cosme chérissait son fils aîné, il avait demandé pour lui le cardinalat, il était sur le point de l’obtenir, tandis que le cadet était resté simple lieutenant dans les troupes de son père.

Il y avait déjà longtemps que la haine de Garcia couvait lentement dans son cœur, mais la prédiction de la vieille com léta l’œuvre ne l’or eil avait commencée. DepuisPqu’il savait qque songfière allait être cardinal, cette idée-la lui faisait mal ; dans sa haine il souhaitait la mort de François.

«Oh ! comment, se disait-il à lui-même en pleurant de rage et la tête dans ses mains, oh ! comment ! cet homme que je déteste sera Monseigneur le cardinal François. plus q•u’un duc ! qu’un roi ! presque le pape ! et moi... Ah ! moi, son f’rére, toujours pauvre et obscur, comme le valet d’un bourgeois ! Quand on verra dans les rues de Florence la voiture de Monseigneur qui courra sur les dalles, si quelque enfant ignorant des choses de ce monde demande à sa mère : Quels sont ces hommes rouges derrière le cardinal ? — Ses valets. — Et cet autre qui le suit à cheval, habillé de noir ? — Son f’rère. — Son frère, qui le suit à cheval ! Ah ! dérision et pitié ! Et dire qu’il faudra respecter ce cardinal, qu’il faudra l’appeler Monseigneur et se prosterner à ses pieds ! Ah ! quand j’étais jeune et pur, quand je croyais encore à l’avenir, au bonheur, à Dieu, je méprisais les sarcasmes de l’impie ; Ah ! je comprends maintenant les joies élu sang, les délices de la vengeance et l’athéisme et l’impureté ! » Et il san Iotait.

Le jour éilait déjà venu, quand on vit de loin accourir un courrier aux armes du pape. Il se dirigea vers le palais ducal ; Garcia le vit, et il pleura amèrement.

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l2O EUVRES DE JEUNESSE.

l

C’était par une f’olle nuit d’Italie, au mois d’août, a Florence ; le palais ducal était illuminé, le peuple dansait sur les places publiques ; partout c’était des danses, des rires et du bruit, et pourtant la peste avait exercé ses ravages sur Florence et avait décimé ses habitants.

Au palais aussi c’était des danses, des rires et du bruit, mais non de joie, car la peste, la aussi, avait fait ses ravages dans le cœur d’un homme, l’avait comprimé et l’avait endurci, mais une autre peste que la contagion ; le malheur qui étreignait Garcia dans ses serres cruelles le serra si f’ort qu’il le broya comme le verre du festin entre les mains d’un homme ivre. Or clétait Cosme de Médicis qui donnait toutes ces réjouissances publiques parce que son«fils chéri, François de Médicis, était nommé cardinal ; c’était sans doute pour distraire le peuple des événements sinistres qui le préoccupaient. Pauvre peuple ! que l’on amuse avec du fard et des costumes de théâtre, tandis qu’il agonise. Oh ! c’est que souvent un rire cache une larmel Peut-être qulau milieu de la danse, dans le salon du cluc, quelqu’un cles danseurs allait tomber sur le parquet et se convulsionner, à la lueur des lustres et des glaces. Qui dit que cette jeune femme ne va pas s’évanouir tout a coup ? peut-être son délire commence-t-il ? Tenez, voyez-vous ses mains qui se crispent, ses pieds qui trépignent, ses dents qui claquent ? elle agonise, elle râle, ses mains défaillantes errent sur sa robe de satin, et elle expire dans sa parure de bal.

La fête était resplendissante et belle, Cosme avait appelé tous les savants et les artistes de l’Italie, le cardinal François était au comble de la gloire et cles honneurs ; on lui jetait des couronnes, des fleurs, cles ocles,

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LA PESTE À FLORENCE. 121

des vers ; c’était des louanges, des flatteries, des adulations. Dans un coin de la salle on voyait, à un des groupes les plus considérables, un homme dont le maintien sérieux annonçait sans doute quelque profession savante, vêtu de noir ; c’était le docteur Roderigo, le médecin et l’ami des Médicis.

C’était un singulier homme que le docteur Roderigo. Alchimiste assez distingué pour son époque, il était peu versé dans la science qui le faisait vivre, et savait bien mieux celle dont il ne s’occupait ne comme passe-temps. L’étude cles livres et celle des hommes avaient imprimé sur sa figure un certain sourire sceptique et moqueur qui elïaçait légèrement les rides sombres de son Front. Dans sa jeunesse il avait beaucoup étudié, surtout la philosophie et la théologie, mais au f’ond, n’y ayant trouvé que doute et dégoût, il avait abandonné l’hypothèse pour la réalité et le livre pour le monde, autre livre aussi, où il y a tant a lirel Il était alors à. s’entretenir avec le comte Sallieri et le (luc de Florence. Il aimait particulièrement li entretien de ce dernier, parce qu’il trouvait la quelqu’un qui écoutait tous ses discours sans objection et qui répondait toujours par un oui approbatif, et lorsqu’on a une opinion hasardeuse, un système nouveau, on préfère l’exposer à un homme supérieur à vous par le sang et inférieur par les moyens ; voilà pourquoi le docteur Roderigo, qui était un homme de beaucoup d’esprit, aimait assez la société de Cosme Il de Médicis, qui n’en avait guère.

Il y avait déjà près de deux heures qu’il tenait lc duc dans une dissertation sur les miracles de l’Ancien Testament, et déjà plusieurs Fois Cosme s’était avoué vaincu, car à sa religion simple et naïve Roclerigo opposait de puissantes objections et une logique vive et ressante.

É- Rangcz-vous donc, lui dit Safieri, vous empê-

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122 GUVRES DE JEUNESSE.

chez cette jeune fille de danser ; allons autre part, ici nous gênons. Voulez-vous une partie de dés ? — Volontiers, répondit le médecin, saisissant cette occasion de finir la conversation, car il avait quelquefois peur d’humilier le complaisant prince. Quant a celui-ci, après chaque entretien qu’il avait eu avec son médecin, il s’en a lait toujours avec une croyance de moins, une illusion détruite et un vide de plus dans l’âme ; il le quittait en disant tout bas : « Ce diable de Roderigo, il est bien instruit, il est bien habile, mais, Dieu me pardonne si ce n’est pas péché de croire un pareil homme ! pourtant ce qu’il dit est vrai ! »

Et le lendemain il courait entamer avec lui quelque discussion hiloso hi ue.

Sa magnificence) s’2tait largement déployée dans la fête de ce jour, et rarement on en avait vu de pareille. Tout était beau, digne et somptueux ; c’était riche, c’était grandiose. Mais au milieu de toutes ces · figures, où le luxe et la richesse éclataient, au milieu de ces femmes parées de perles, de fleurs et de diamants, entre les lustres, les laces, au bruit du bolero ui bondissait, au milieu Éubourdonnement de la fiête, au retentissement de l’or sur les tables, au milieu donc de tout ce qu’il y avait d’enivrant dans le bal, cl’entrainant dans la danse, d’enchanteur dans cette longue suite d’hommes et de femmes richement parés, où il n’y avait que doux sourires, alantes paroles, on voyait apparaître là, au milieu din bal, comme le specâiie de Banco, la haute figure de Garcia, sombre et e.

il était venu la aussi, lui, tout comme un autre, apporter au milieu des rires et de la joie, sa blessure saignante et son prof’ond chagrin ; il contemplait tout cela d’un œil morne et triste, comme quelqu’un d’indifférent aux petites joies l’actives de la vie, comme le mourant regarde le soleil sur son grabat d’agonie.

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LA PESTE Ã FLORENCE. 12 ;

A peine si, depuis le commencement du bal, quelqu’un lui avait adressé la parole ; il était seul au milieu de tant de monde, seul avec son chagrin qui le rongeait, et le bruit de la danse lui faisait mal, la vue de son fière l’irritait a un tel point que quelquefois, en regardant toute cette foule joyeuse et en pensant a lui-même, à lui désespéré et misérable sous son habit de courtisan, il touchait à la garde de son épée, et il était tenté de déchirer avec ses ongles la femme dont la robe l’effleurait en passant, l’homme qui dansait devant lui, pour narguer la fête et pour nuire aux heureux.

Son frère s’aperçut qu’il était malade et vint a lui d’un air bienveillant.

— Qu’as-tu, Garcia ? lui dit-il, qu’as-tu ? ta main crève ton gant, tu tourmentes la garde de ton épée. — Moi ? Oh ! je n’ai rien, monseigneur. — Tu es fier, Garcia.

— Oh ! oui, je suis fier, bien fier, plus fier que toi peut-être ; c’est la fierté du mendiant qui insulte le grand seigneur dont le cheval l’éclabousse. Et il accompagna ces derniers mots d’un rire f’orcé. Le cardinal lui avait tourné le dos, haussant les épaules, et il alla recevoir les félicitations du duc de Bellamonte, qui arrivait alors suivi d’un nombreux cortè e. ’

Ur ? homme venait de s’évanouir sur une banquette, le premier valet qui passait par la le prit dans ses bras et l’emmena hors de la salle, personne ne s’informa de cet homme.

C’était Garcia.

IV

Quelques archers, rangés en ordre dans la cour, attendaient l’arrivée des seigneurs pour partir ; car leurs chevaux étaient impatients et ils piaffaient tous,

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124 EUVRES DE JEUNESSE.

désireux qu’ils étaient de courir dans la plaine. Les chiens, que chaque cavalier tenait en laisse, aboyaient autour deux en leur mordant les iambes, et déjà plus d’un juron, plus d’un coup de cravache avaient calmé l’ardeur de quel ues-uns. ·

Le duc et sa f lia mille étaient prêts et n’attendaient plus que quelques dames et le bon docteur Roderigo, qui arriva monté sur une superbe mule noire. La grande porte s’ouvrit et l’on se mit en route, les hommes montés sur des chevaux, la carabine sur l’épaule et le couteau de chasse au côté gauche ; quant aux dames, elles suivaient par derrière, montées sur des haquenées et le f’aucon au poing. Cosme et le cardinal ouvraient la marche ; en passant sous la porte, la jument de ce dernier eut peur de la toque rouge d’une des sentinelles et fit un bond qui faillit renverser son cavalier.

— Mauvais présage, grommela le duc. — Bah ! est-ce que vous croyez à ces maïseries-là ? Vous plaisantez, sans doute ? dit Roderigo. Cosme se fut et enf’onça l’éperon dans le flanc de son cheval qui partit au trot ; on le suivit. Le bruit des chevaux sur le pavé, celui des épées qui battaient sur la selle firent mettre tous les habitants aux Fenêtres pour voir passer le cortège de monseigneur le duc Cosme Il de Médicis, qui allait à la chasse avec son fils le cardinal.

x Arrivée sur une grande place, la compagnie se divisa en trois bandes différentes, le premier piqueur donna du cor et les cavaliers partirent au galop dans les rues de Florence.

Cosme était avec Roderigo, Garcia avec François, et Bellamonte, avec les dames et les archers, devait f’orcer le gibier.

Le temps était sombre et disposé à l’orage, l’air était étouffant et les chevaux étaient déjà blancs d’écume.

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LA PESTE Ã FLORENCE. 12.5

ll f’ait beau dans les bois, on y respire un air f’rais et pur ; alors on était en plein midi, et chacun éprou- · vait la clouce sensation que procure l’ombrage lorsqu’on voit au loin passer uelque rayon du soleil a travers les branches, car ill f’aut vous dire que l’on était alors dans la Forêt.

Garcia, vêtu de noir, sombre et pensif’, avait suivi machinalement son frère qui s’était écarté pour aller a la piste du cerf’, dont il venait tout à l’heure de perdre les traces. Ils se trouvèrent bientôt isolés et seuls dans un endroit où, le bois devenant de plus en plus épais, il leur fut impossible d’avancer ; ils s’arrêtèrent, descendirent de cheval et s’assirent sur l’herbe. — Tc voilà donc cardinal, dit vivement Garcia, qui jusqu’a.lors avait été silencieux et triste ; ah ! te Voila cardinal.

II tira son é ée.

— Un cardinal !

Et il rit de son rire f’orcé et éclatant, dont le timbre avait quelque chose de cruel et de f’éroce. — Cela t’étonne, Garcia ?

— Oh ! non. Te souviens-tu de la prédiction de Beatricia ?

— Oui, en bien ?

— Te souviens-tu de la chambre où il y avait des cheveux d’ex écu tés et des crânes humains ? te souviens tu de ses longs cheveux blancs ? N’est-ce pas, hein, mon cardinal, n’est-ce pas que cette lemme avait quelque chose de satanique dans sa personne et d’infernal dans son regard ?

Et ses yeux brillaient avec une expression qui lit frémir François.

— Où Veux-tu en venir avec cette Femme ? — Te souvient-il de sa prédiction ? te souvient-il qu’elle t’avait dit que tes projets réussiraient ? Oui, n’est-ce pas ? Tu vois que j’ai la mémoire bonne, quoiqu’il y ait deux jours et que ces deux jours aient

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126 OEUVRES DE JEUNESSE.

été pour moi aussi longs que des siècles ! Ah ! il y a dans la vie des jours qui laissent le soir plus d’une ride au l’rontl

Et des larmes roulaient dans ses yeux. — Tu m’ennuies, Garcia, lui dit brusquement son frère.

— Je t’ennuie Ah ! en bien, tes projets ont réussi, la prédiction s’est accomplie, mais oublies-tu qu’elle avait dit que le cancer de la jalousie et de la rage m’abîmerait l’âme ? oublies-tu qu’elle avait dit ne le sang serait mon breuvage, et un crime la joie de ma vie. Oublies-tu cela ? Val la prédiction est juste. Voistu la trace des larmes que j’ai versées depuis deux jours ? Vois-tu les places de ma tête ou manquent les cheveux ? Vois-tu les marques rouges de mes joues ? Vois-tu comme ma vue est cassée et allaiblie ? car j’ai arraché mes cheveux de colère, je me suis déchiré le visage avec les ongles et j’ai passé les nuits à crier de rage et de désespoir.

II sanglotait et on eût dit que le sang allait sortir de ses veines.

— Tu es f’ou, Garcia, dit le cardinal en se levant effrayé..,

— Fou ? oh ! oui, f’oul assassin ? peut-être ! Ecoute, monseigneur le cardinal François, nommé par le pape, écoute — c’était un duel terrible, à mort, mais un duel à outrage dont le récit f’ait frémir d’horreur tu as eu Yavantage jusqu’alors, la société t’a protégé, tout est juste et ien fait ; tu m’as supplicié toute ma vie, je t’égorge maintenant.

Et il l’avait renversé d’un bras furieux et tenait son épée sur sa poitrine.

— Oh ! pardon, pardon, Garcia, disait François d’une voix tremblante, que t’ai-je fait ? — Ce que tu m’as fait ? tiensl

Et il lui cracha au visage.

— Je te rends injure pour injure, mépris pour

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LA PESTE À FLORENCE. 127

mépris ; tu es cardinal, j’insulte ta dignité de cardinal ; tu es beau, fort et puissant, ïinsulte ta force, ta beauté et ta puissance, car je te tiens sous moi, tu alpites de crainte sous mon genou. Ah ! tu trembles ? £l’remble donc et souffre comme j’ai tremblé et souffert. Tu ne savais pas, toi dont la sagesse est si vantée, combien un homme ressemble au démon, quand l’injustice l’a rendu bête féroce. Ah ! je souffre de te voir vivre, tiens !

Et un cri perçant partit de dessous le feuillage et fit envoler un nid de chouettes.

Garcia remonta sur son cheval et partit au galop, il avait des taches de san sur sa fraise de dentelles. Les bons habitants de ëlorence furent réveillés vers minuit par un grand bruit de chevaux et de cavaliers ui traversaient les rues avec des torches et des flambeaux.

C’était monseigneur le duc qui revenait de la chasse.

Plus loin suivaient silencieusement quatre valets portant une litière ; ils avaient fair de vouloir passer inaperçus et ils marchaient à petits pas. A côté d’eux il y avait un homme qui paraissait leur chef’, il était triste, enveloppé de son manteau, et, la tête baissée sur sa poitrine, il semblait vouloir comprimer des larmes.

Quand on arriva au château du duc, une femme courut au-devant des chasseurs en demandant où était le cardinal. Quand elle aperçut la litière, elle demanda au duc son mari :

— Qu’y a-t-il là dedans ?

l..’homme au manteau lança à Garcia un regard sévère et froid, puis, hésitant quelques secondes, il dit avec un accent qui faisait mal à entendre : — Un cadavre.

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128 EUVRES DE JEUNESSE.

V

Un demi-jour éclairait l’appartement, et les rideaux bien fermés n’y laissaient entrer qu’une lumière douce et paisible. Un homme s’y promenait à grands pas. C’était un vieillard, il paraissait avoir des pensées qui lui remuaient fortement l’âme, il allait à sa table et y prenait une épèe nue, qu’il examinait avec répugnance ; tantôt il allait vers le fond, ou était tendu un ëtrge rideau noir autour duquel venaient bourdonner les mouches.

Il faisait frais dans cette chambre et l’on y sentait même quelque chose d’humide et de sépulcral, semblable à l’odeur d’un amphithéâtre de dissection. Enfin il s’arrêta tout à coup et frappant du pied avec colère :

— Oh ! oui, oui, que justice se fasse ! ll le faut, le sang du juste crie vengeance vers nous ; en bien, veneance. g Et il ordonna à un de ses valets d’appeler Garcia. Ses lèvres étaient blanches et ridées comme quelqu’un qui sort d’un accès de fièvre.

Garcia arriva bientôt, et ses cheveux noirs, rejetès en arrière, laissaient voir un front pâle où la malédiction de Dieu semblait empreinte.

— Vous m’avez demandé, mon père ? dit-il en entrant. — Oui. Ah ! tu es déjà en toilette ? tu as changé d’habit ? ce ne sont pas ceux que tu portais hier ; les taches se font bien voir sur un vêtement noir, n’est-ce pas, Garcia ? Tes doigts sont humides ; oh ! tu as bien lavé tes mains, tu t’es parfumé les cheveux. — Mais pourquoi ces questions, mon pîre ? — Pourquoi ?Ah Garcia, mon fils !... ’est-ce pas, sur mon honneur, que la chasse est un royal plaisir ?

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LA PESTE Ã FLORENCE. 129

mais quelquefois on oublie son gibier, et s’il ne se trouvait pas quelqu’un assez complaisant pour le ramasser...

Il prit son épée, et amenant Garcia au f’ond de la salle, il ouvrit le rideau de la main gauche et détournant les yeux :

— ;— Vois et contemplelll

Etendu sur un lit, le cadavre était nu, et le sang suintait encore de ses blessures ; la Hgure était horriblement contractée, ses yeux étaient ouverts et tournés du côté de Garcia, et ce regard morne et terne de cadavre lui fit claquer des dents ; la bouche était en trou verte, et quelques mouches à viande venaient bourdonner jusque sur ses dents, il y en avait alors cinq ou six qui restèrent collées dans du sang figé qu’i avait sur la joue ; puis il y avait ce teint livide de la peau, cette blancheur des ongles et quelques meurtrissures sur les bras et sur les genoux.

Garcia resta muet de stupeur et d’étonnement, il tomba à genoux, froid et immobile comme le cadavre du cardinal.

Quelque chose sillla dans l’air, l’on entendit le bruit d’un corps pesant qui tombait sur le ar uet, et un râle horrible, un râle de forcené, un rfile d’enl’er retentit sous les voûtes.

VI

Florence était en deuil, ses enfants mouraient par la peste ; depuis un mois elle régnait en souveraine dans la ville, mais depuis deux jours surtout sa fureur avait augmenté. Le peuple mourait en maudissant Dieu et ses ministres, il blasphémait dans son délire, et sur son lit d’angoisse et de douleur, s’il lui restait un mot à dire, c’était une malédiction. Et puisqu’il était sur de sa fin prochaine, il se vautrait, en riant stupidement, dans la débauche et dans toute la boue du vice. 9

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15O GÉUVRES DE JEUNESSE.

C’est qu’il est dans l’existence d’un homme de tels malheurs, des douleurs si vives, des désespoirs si poignants, que l’on abandonne, pour le plaisir d’insulter celui qui nous fait souH’rir, et que l’on jette avec mépris sa dignité d’homme comme un masque de théâtre, et l’on se livre à ce que la débauche a de plus sale, le vice de plus dégradant, et on expire en buvant et au son de la musique. C’est l’exécuté qui s’enivre avant son supplice.

C’est alors que les philosophes devraient considérer l’homme, quand ils parlent de sa dignité et de l’esprit des masses !

Un événement important était pourtant venu distraire Florence plongée au milieu de ses cris de désespoir, de ses prières et de ses vœux ridicules : c’était la mort des deux fils de Cosme de Médicis, que le fléau n’avait gas plus épargnés que le dernier laquais du dernier ourgeois.

C’était ce jour-là qu’on faisait leurs obsèques, et le peuple pour un instant s’était soulevé de son matelas, avait ouvert sa Fenêtre de ses mains défaillantes et moites de sueur, pour avoir la joie de contempler deux grands seigneurs que l’on portait en terre. Le convoi passait, triste et recueilli dans son deuil pompeux, au milieu de Florence ; les corps de Garcia et de François étaient étendus sur des brancards tirés par des mules noires. Tout était calme et paisible et l’on n’entendait que le pas lent des mules sur le pavé, le bruit du brancard dont les timons craquaient à chaque mouvement, puis les chants de mort qui gémissaient à l’entour de ces deux cadavres, et dans le lointain, de divers côtés, on entendait, comme un chant de tristesse, le glas funèbre de la cloche qui gémissait de sa f’orte voix d’airain.

A côté-des brancards marchaient le docteur Roderigo, le duc de Bellamonte, le comte de Sallieri. — Est-il possible, dit ce dernier en s’adressant au

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LA PESTE Ã FLORENCE. 1 3 1 méclecin, est-il possible qu’un homme tué de la peste ait de si larges balafres ? Et il lui montrait les blessures de Garcia. — Oui... quelquefois... ce sont des ventouses. Et l’on 11entendait que le chant des morts et le glas Funébre des cloches qui gémissaient par les airs. FIN. MORALITÈ. Car à toutes choses il en l’aut. 9-

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BlBl..lOMANlEl’l.

CONTE.

Dans une rue étroite et sans soleil de Barcelone vivait, il y a peu de temps, un de ces hommes au front pâle, à l’œil terne, creux, un de ces êtres sataniques ’ et bizarres tels qu’l-lofl’mann en déterrait dans ses son es.

ë’était Giacomo le libraire.

Il avait trente ans et il passait déjà pour vieux et usé ; sa taille était haute, mais courbée comme celle d’un vieillard ; ses cheveux étaient longs, mais blancs ; ses mains étaient fortes et nerveuses, mais desséchées et couvertes de rides ; son costume était misérable et déguenillé, il avait l’air gauche et embarrassé, sa physionomie était pâle, triste, laide, et même insignifiante. On le voyait rarement dans les rues, si ce n’est les jours où l’on vendait à l’enchère des livres rares et curieux. Alors ce n’était plus le même homme indolent et ridicule, ses yeux s’animaient, il courait, il marchait, il trépignait, il avait peine à modérer sa joie, ses inquiétudes, ses angoisses et ses douleurs ; il revenait chez lui haletant, essoulllé, hors d’haleine, il prenait le livre chéri, le couvait des yeux, et le regardait et l’aimait comme un avare son trésor, un père sa fille, un roi sa couronne.

Cet homme n’avait jamais parlé à personne, si ce n’est aux bouquinistes et aux brocanteurs ; il était taciturne et rêveur, sombre et triste ; il n’aVait qu’une W Novembre 1836.

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BIBLIOMANIE. 1 5 g

idée, qu’un amour, qu’une passion : les livres ; et cet amour, cette passion le brûlaient intérieurement, lui usaient ses jours, lui dévoraient son existence. Souvent, la nuit, les voisins voyaient, à travers les vitres du libraire, une lumière qui vacillait, puis elle s’avançait, s’éloignait, montait, puis quelquefois elle s’éteignait ; alors ils entendaient frapper à leur porte et c’était Giacomo qui venait rallumer sa bougie qu’une rafale avait souillée.

Ces nuits fiévreuses et brûlantes, il les passait dans ses livres. Il courait dans les magasins, il parcourait les galeries de sa bibliothèque avec extase et ravissement ; puis il s’arrêtait, les cheveux en désordre, les yeux fixes et étincelants, ses mains tremblaient en touchant le bois des rayons ; ils étaient chauds et humides. Il prenait un livre, en retournait les feuillets, en tâtait le papier, en examinait les dorures, le couvert, les lettres, l’encre, les plis, et l’arrangement des dessins pour le mot finis ; puis il le changeait de place, le mettait dans un rayon plus élevé, et restait des heures entières en regarder le titre et la forme. Il allait ensuite vers ses manuscrits, car c’étaient les enfants chéris ; il en prenait un, le plus vieux, le plus usé, le plus sale, il en regardait le parchemin avec amour et bonheur, il en sentait la poussière sainte et vénérable, puis ses narines s’enflaient de joie et d’orgueil, et un sourire venait sur ses lèvres.

Oh ! il était heureux, cet homme, heureux au milieu de toute cette science dont il comprenait à peine la portée morale et la valeur littéraire ; il était heureux, assis entre tous ces livres, promenant les yeux sur les lettres dorées, sur les pages usées, sur le parchemin temi ; il aimait la science comme un aveugle aime le jour.

Non ! ce n’était point la science qu’il aimait, c’était sa forme et son ex ression ; il aimait un livre parce

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ISA. EUVRES DE JEUNESSE.

que c’était un livre, il aimait son odeur, sa forme, son titre. Ce qu’il aimait dans un manuscrit, c’était sa vieille date illisible, les lettres gothiques bizarres et étranges, les lourdes dorures qui chargeaient ses dessins ; c’étaient ses pages couvertes de poussière, poussière dont il aspirait avec délice le parf’um suave et tendre ; c’était ce joli mot finis, entouré de deux Amours, porté sur un ruban, s’appuyant sur une fontaine, gravé sur une tombe ou reposant dans une corbeille entre des roses, les pommes d’or et les bouquets bleus.

Cette passion l’avait absorbé tout entier, il mangeait à peine, il ne dormait plus, mais il rêvait des nuits et des jours entiers à son idée fixe : les livres. Il rêvait à tout ce que devait avoir de divin, de sublime et de beau une bibliothèque royale, et il rêvait à s’en faire une aussi grande que celle d’un roi. Comme il respirait à son aise, comme il était fier et puissant, lorsqu’il plongeait sa vue dans les immenses galeries ou son œil se perdait dans les livres ! il levait la tête ? des livres ! il l’abaissait ? des livres ! à droite, à gauche, encore !

ll passait dans Barcelone pour un homme étrange et infernal, pour un savant ou un sorcier. Il savait à peine lire.

Personne n’osait lui parler, tant son front était sévère et pâle ; il avait l’air méchant et traître, et pourtant jamais il ne toucha à un enfant pour lui nuire ; il est vrai que jamais il ne fit l’aumône.

Il gardait tout son argent, tout son bien, toutes ses émotions pour ses livres ; il avait été moine, et pour eux il avait abandonné Dieu ; plus tard il leur sacrifia ce que les hommes ont de plus cher après leur Dieu : l’argent ; ensuite il leur donna ce qu’on a de plus cher après l’argent : son âme.

Depuis quelque temps surtout, ses veilles étaient plus longues ; on voyait plus tard sa lampe de nuit qui

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BIBLIOMANIE. 1 3 5

brûlait sur ses livres, c’est qu’il avait un nouveau trésor : un manuscrit.

Un matin, entra dans sa boutique un jeune étudiant de Salamanque. Il paraissait riche, car deux valets de pied tenaient sa mule à la porte de Giacomo ; il avait une toque de velours rouge, et des bagues brillaient sur ses doigts.

Il n’avait pourtant pas cet air de suffisance et de nullité habituel aux gens qui ont des valets galonnés, de beaux habits et la tête creuse ; non, cet homme était un savant, mais un riche savant, c’est-à-dire un homme qui, à Paris, écrit sur une table d’acajou, a des livres dorés sur tranches, des pantoufles brodées, des curiosités chinoises, une robe de chambre, une pendule en or, un chat qui dort sur un tapis et deux ou trois femmes qui lui f’ont lire ses vers, sa prose et ses contes, qui lui disent : vous avez de l’esprit, et qui ne le trouvent qu’un f’at.

Les manières de ce gentilhomme étaient polies ; en entrant il salua le libraire, fit une profonde révérence, et lui dit d’un ton affable :

— N’avez-vous point ici, maître, des manuscrits ? Le libraire devint embarrassé et répondit en balbutiant :

— Mais, seigneur, qui vous l’a dit ? — ·Personne, mais je le suppose..

Et il déposa sur le bureau du libraire une bourse pleine d’or, qu’il fit sonner en souriant ainsi que tout homme qui touche à de l’argent dont il est le possesseur. — Seigneur, re rit Giacomo, il est vrai que j’en ai, mais je ne les vengs pas, je les garde. — Et pourquoi ? qu’en f’aites-vous ? — Pourquoi, monseigneur ? — et il devint rouge de colére — ce que i’en fais ? Oh ! non, vous ignorez ce que c’est qu’un manuscrit !

— Pardon, maître Giacomo, je m’y connais, et

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136 (EUVRES DE JEUNESSE.

pour en donner la preuve je vous dirai que vous avez ici la Cbroniguc de Turquie !

— Moi ? oh ! on vous a trompé, monseigneur. — Non, Giacomo, répondit le gentilhomme ; rassurez-vous, je ne veux point vous le voler, mais vous l’acheter.

— Jamais !

— Oh ! vous me le vendrez, répondit l’écolier, car vous l’avez ici, il a été vendu chez Ricciami le jour de sa mort.

— Eh bien, oui, seigneur, je l’ai, c’est mon trésor, c’est ma vie. Oh ! vous ne me l’arracherez pas ! Ecoutez ! je vais vous confier un secret : Baptisto, vous savez Baptisto, le libraire qui demeure sur la place Royale, mon rival et mon ennemi, en bien, il ne lia pas, lui, et moi ie l’ai !

— Combien l’estimez-vous ?

Giacomo s’arrêta longtemps et répondit d’un air fier :

— Deux cents pistoles, monseigneur. Il regarda le jeune homme d’un air triomphant ayant l’air de lui dire : vous allez vous en aller, c’est trop cher, et pourtant je ne le donnerai pas a moins. Il se trompa, car celui-ci lui montrant la bourse : — En voila trois cents, dit-il. Giacomo pâlit, il f’ut prés de s’évanouir. — Trois cents pistoles ? répéta-t-il, mais je suis un f’ou, monseigneur, je ne le vendrai pas pour quatre cents.

L’étudiant se mit à rire en fouillant dans sa poche, dont il tira deux autres bourses. — Eh bien, Giacomo, en voila cinq cents. Oh ! non, tu ne veux pas le vendre, Giacomo ? mais ie. l’aurai, je l’aurai aujourd’hui, a’l’instant, il mele Faut, dussé-je vendre cette bague donnée dans un baiser d’amour, dussé-ie vendre mon é ée garnie de diamants, mes hôtels et mes palais, chissé-je vendre mon

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BIBLIOMANIE. I

âme ; il me f’aut ce livre, oui, il me le f’aut à toute f’orce, à tout prix ; dans huit jours je soutiens une thèse à Salamanque, il me f’aut ce livre pour être docteur, il me f’aut être docteur pour être archevêque, il me f’aut la pourpre sur les épaules pour avoir la tiare au f’ront.

Giacomo s’approcha de lui et le regarda avec admiration et respect comme le seul homme qu’il ait compris.

— Ecoute, Giacomo, interrompit le gentilhomme, je vais te dire un secret qui va f’aire ta fortune et ton bonheur : ici il y a un homme, cet homme demeure à la barrière des Arabes, il a un livre, c’est le Mystère de saint Michel.

— Le Mystère de saint Michel ? dit Giacomo en poussant un cri de joie, ob ! merci, vous m’avez sauvê la vie.

— Vite ! donne-moi la Cbronigue de Turquie. Giacomo courut vers un rayon ; là, il s’arrêta tout à coup, s’efi’orça de pâlir et dit d’un air êtonnê : — Mais, monseigneur, je ne l’ai pas. — Oh ! Giacomo, tes ruses sont bien grossières et tes regards trahissent tes paroles. — Oh ! monseigneur, je vous jure, je ne l’ai pas. — Mais tu es un vieux f’ou, Giacomo ; tiens, voila Six cents pistoles.

Giacomo prit le manuscrit et le donna au jeune homme :

— Prenez-en soin, dit-il, lorsque celui-ci s’éloignait en riant et disait à ses valets en montant sur sa mule :

— Vous savez que votre maître est un f’ou, mais il vient de tromper un imbécile. L’idiot de moine bourru ! rêpêta-t-il en riant, il croit que je vais être pape !

Et le pauvre Giacomo restait triste et dèsespêrê, appu ant son f’ront brûlant sur les carreaux de sa

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138 GUVRES DE JEUNESSE.

boutique, en pleurant de raîe et regardant avec peine et douleur son manuscrit, 0 jet de ses soins et de ses afllîctions, que portaient les grossiers valets du gentil omme.

— Oh ! sois mauditl homme de l’enl’erl sois maudit, maudit cent f’ois, toi qui m’as volé tout ce que j’aimais sur la terre. Oh ! je ne pourrai vivre maintenant ! je sais qu’il m’a trompé, l’inf’âme, il m’a trompé. S’il en était ainsi, oh ! je me vengerai ! Courons vite à la barrière des Arabes. Si cet homme allait me demander une somme que je n’ai pas ? que f’aire alors ? Oh ! c’est a en mourir !

ll prend l’argent que l’étudiant avait laissé sur son bureau et sortit en courant.

Pendant qu’il allait par les rues, il ne voyait rien de tout ce qui l’entourait, tout passait devant lui comme une fantasmagorie dont il ne comprenait pas l’énigme, il n’entendait ni la marche des passants ni le bruit des roues sur le avé ; il ne pensait, il ne rêvait, il ne voyait qu’une clhose : les livres. Il pensait au Mystère de saint Michel, xl se le créait, dans son imagination, large et mince avec un parchemin, orné de lettres d’or, il tâchait de deviner le nombre des pages qu’il devait contenir ; son cœur battait avec violence comme celui d’un homme qui attend son arrêt de mort.

Enfin il arriva.

L’étudiant ne l’avait pas trompéll Sur un vieux tapis de Perse tout troué étaient étendus par terre une dizaine de livres. Giacomo, sans parler a l’homme qui dormait à côté, couché comme ses livres, et ronflait au soleil, tomba à genoux, se mit à parcourir d’un œil inquiet et soucieux dans les dos de livres, puis il se leva, pâle et abattu, et éveilla le bouquiniste en criant, et lui demanda : — Eh l’ami, nlavez-vous pas ici le Mystère de saint Michel ?

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BIBLIONIANIE. I

— Quoi ? dit le marchand en ouv rant les yeux, ne voulez-vous pas parler d’un livre que j’ai ? regardez !. — L’imbécile ! dit Giacomo en frappant du pied, en as-tu d’autres que ceux-là ?

— Oui, tenez, les voici.

’ Et il lui montra un petit aquet de brochures liées avec des cordes. Giacomo lés rompit, en fut le titre en une seconde. ·

— Enfer ! dit-il, ce n’est pas cela. Ne l’as-tu pas vendu par hasard ? Oh ! si tu le possèdes, donne, donne ; cent pistoles, deux cents, tout ce que tu vouchas. Le bou uiniste le regardait étonné : — Ohcl vous voulez peut-être parler d’un petit livre que j’ai donné hier, pour huit maravédis, au curé de la cathédrale d’Oviedo ?

— Te souviens-tu du titre de ce livre ? — Non.

— N’était-ce pas : Mystère de saint Michel ? — Oui, c’est cela.

Giacomo s’écarta à quelques pas de la et tomba sur la poussière comme un homme fatigué d’une apparition qui l’obsède.

Quand il revint à lui, il faisait soir et le soleil qui rougissait a l’horizon était à son déclin. Il se leva et rentra chez lui, malade et désespéré. Huit jours après, Giacomo n’avait pas oublié sa triste déception, et sa blessure était encore vive et saignante ; il n’avait point dormi depuis trois nuits, car ce jour-là devait se vendre le premier livre qui ait été imprimé en Espagne, exemplaire unique dans le royaume. Il y avait longtemps qu’il avait envie de l’avoir ; aussi f’ut-il heureux, le jour qu’on lui annonça que le propriétaire était mort.

Mais une inquiétude lui tenait à l’âme : Baptisto pourrait l’acheter, Baptisto, qui, depuis quelque temps, ui enlevait, non les chalands, peu lui importait ! mais

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IAO EUVRES DE JEUNESSE.

tout ce qui paraissait de rare et de vieux, Baptisto dont il haïssait la renommée d’une haine d’artiste. Cet homme lui devenait à charge, c’était toujours lui qui enlevait les manuscrits ; aux ventes publiques, il enchérissait et il obtenait. Oh l que de f’ois le pauvre moine, dans ses rêves d’ambition et d’orgueil, que de f’ois il vit venir à lui la longue main de Baptisto, qui passait àtravers la Foule comme aux jours de vente, pour venir lui enlever un trésor qu’il avait rêvé si longtemps, u’il avait convoité avec tant d’amour et d’égoïsme ëue de f’ois aussi il f’ut tenté de finir avec un crime ce que ni l’argent ni la patience n’avait pu f’aire ; mais il refoulait cette idée dans son cœur, tâchait de s’étourdir sur la haine qu’il portait à cet homme, et s’endormait sur ses livres.

Dès le matin, il f’ut devant la maison dans laquelle la vente allait avoir lieu ; il y f’ut avant le commissaire, avant le public, et avant le soleil.

Aussitôt que les portes s’en ouvrirent, il se précipita dans l’escalier, monta dans la salle et demanda ce livre. On le lui montra ; c’êtait déjà un bonheur. Ohl jamais il n’en avait vu de si beau et qui lui complût davantage. C’était une bible latine, avec cles commentaires grecs ; il la regarda et l’admira plus que tous les autres, il le serrait entre ses doigts en riant amèrement, comme un homme qui se meurt de f’aim et qui voit de l’or.

Jamais, non plus, il n’avait tant désiré. Ohl qu’il eût voulu alors, même au prix de tout ce qu’il avait, de ses livres, de ses manuscrits, de ses six cents pistoles, au prix de son sang, oh ! qu’il eût voulu avoir ce livrel Vendre tout, tout pour avoir ce livre ; n’avoir que lui, mais l’avoir à lui ; pouvoir le montrer à toute l’Espagne, avec un rire d’insulte et de pitié pour le roi, pour les princes, pour les savants, pour Baptisto, et dire : A moi, à moi ce livre ! — et le tenir dans ses deux mains toute sa vie, le palper comme il le touche,

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BIBLIOMANIE. 14 !

le sentir comme il le sent, et le posséder comme il le regarde !

Enfin l’heure arrive. Baptisto était au milieu, le visage serein, l’air calme et paisible. On arriva au livre, Giacomo offrit d’abord vingt pistoles, Baptisto se tut et ne regarda pas la bible. Déjà le moine avançait la main pour saisir ce livre, qui lui avait coûté si peu de peines et d’angoisses, quand Baptisto se met à dire : quarante. Giacomo vit avec horreur son antagoniste qui s’enflammait à mesure que le prix montait plus haut.

— Cinquante, cria-t-il de toutes ses forces. — Soixante, répondit Baptisto.

— Cent.

— Quatre cents.

— Cinq cents, ajouta le moine avec regret. Et tandis qu’il trépignait d’impatience et de colére, Baptisto affectait un calme ironique et méchant. Déjà la voix aiguë et cassée de l’huissier avait répété trois fois : cinq cents, déjà Giacomo se rattachait au bonheur ; un souffle échappé des lèvres d’un homme vint le faire évanouir, car le libraire de la place Royale se pressant dans la foule, se mit à dire : six cents. Lavoix de l’huissier répéta six cents quatre fois, et aucune autre voix ne lui répondit ; seulement on voyait, à un des bouts de la table, un homme au front pâle, aux mains tremblantes, un homme qui riait amèrement de ce rire des damnés du Dante ; il baissait la tête, la main dans sa poitrine, et quand il la retira, elle était chaude et mouillée, car il avait de la chair et du sang au bout des ongles.

On se passa le livre de main en main pour le faire parvenir à Baptisto ; le livre passa devant Giacomo, il en sentit l’odeu1·, il le vit courir un instant devant ses yeux, puis s’arrêter à un homme qui le prit et l’ouvrit en riant. Alors le moine baissa la tête pour cacher son visage, car il pleurait.

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142. CEUVRES DE JEUNESSE.

En retournant par les rues, sa démarche était lente et pénible, il avait sa figure étrange et stupide, sa tournure grotesque et ridicule ; il avait l’air d’un homme enivré, car il chancelait ; ses yeux étaient a moitié fermés, il avait les paupières rouges et brûlantes ; la sueur coulait sur son front, et il balbutiait entre ses dents, comme un homme qui a trop bu et qui a pris tro de sa part au banquet de la f’ête. ga pensée : n’était plus à lui, elle errait comme son corps, sans avoir de but ni d’intention ; elle était chancelante, irrésolue, lourde et bizarre ; sa tête lui pesait comme du plomb, son f’ront le brûlait comme un brasier.

Oui, il était ivre gde ce qu’il avait senti, il était f’atigué de ses jours, il était soûl de l’existence. Ce jour-là — c’était un dimanche — le peuple se promenait dans les rues en causant et en chantant. Le pauvre moine écouta leurs causeries et leurs chants ; il ramassa dans la route quelques bribes de phrases, quelques mots, quelques cris, mais il lui semblait que c’était toujours le même son, la même voix, c’était un brouhaha vague, conf’us, une musique bizarre et bruyante qui bourdonnait dans son cerveau et l’accablait. — Tiens, disait un homme à son voisin, as-tu entendu parler de l’histoire de ce pauvre curé d’Oviedo, qui f’ut trouvé étranglé dans son lit ? lci c’était un groupe de f’emmes qui prenaient le frais du soir sur leurs portes ; voici ce qu’entendait Giacomo en passant devant elles :

— Dites donc, Martha, savez-vous qu’il y a eu, à Salamanque, un jeune riche, don Bernado, vous savez ? celui qui, lorsqu’il vint ici il y a qèielques jours, avait une fine mule noire si jolie et si ien équipée, et qui la faisait pialler sur les pavés ; en bien, le pauvre jeune homme, on m’a dit ce matin à l’église, qu’il était mo t.

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BIBLIOMANIE. 14 ;

— — Mort ? dit une jeune fille.

— Oui, petite, répondit la femme ; il est mort ici, à l’auberge de Saint-Pierre ; d’aborcl il se sentit mal à la tête, enfin il eut la fièvre, et au bout de quatre jours on le porta en terre.

Giacomo en entendit encore d’autres ; tous ces souvenirs le firent trembler, et un sourire de férocité vint errer sur sa bouche.

Le moine rentra chez lui épuisé et malade ; il se coucha par terre sur le banc de son bureau et clormit. Sa poitrine était oppressée, un son rauque et creux sortait de sa gorge ; il s’éveilla avec la fièvre ; un horrible cauchemar avait épuisé ses forces.

Il faisait nuit alors, et onze heures venaient de sonner a l’égl1se voisine. Giacomo entendit des cris : «Au feu ! au f’eu ». Il ouvrit ses vitres, alla dans les rues et vit en effet des flammes qui s’élevaient au de la des toits ; il rentra chez lui et il allait reprendre sa lampe pour aller dans ses magasins, quand il entendit devant ses fenêtres des hommes qui passaient en courant et qui disaient : «C’est sur la place Royale, le feu est chez Baptisto ». ·

Le moine tressaillit, un rire éclatant partit du fond de son cœur, et il se dirigea avec la fou e vers la maison du libraire.

La maison était en feu, les flammes s’élevaient, hautes et terribles, et, chassées par les ·vents, elles s’élançaient vers le beau ciel bleu d’Espagne, qui planait sur Barcelone agitée et tumultueuse, comme un voile sur des larmes.

On voyait un homme à. moitié nu, il se désespérait, s’arrachait les cheveux, se roulait par terre en blasphémant Dieu et en poussant des cris de rage et de désespoir, c était Baptisto.

l..e mome contemplait son désespoir et ses cris avec calme et bonheur, avec ce rire féroce de fenfant riant des tortures du papillon dont il a arraché les ailes.

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x44 œzuvmas DE J1·:¤NEssx2.

On voyait, dans un appartement élevé, des flammes qui brûlaient quelques liasses de papiers. Giacomo prit une échelle, l’appuya contre la muraille noircie et chancelante, l’échelle tremblait sous ses pas, il monta en courant, arriva à cette fenêtre. Malédiction ce n’était que quelques vieux livres de librairie, sans valeur, ni mérite. Que faire ? il était entré, il fallait ou avancer au milieu de cette atmosphère enflammée ou redescendre par l’échelle dont le bois commençait a s’échauffer. Non l il avança. Il traversa plusieurs salles, le plancher tremblait sous ses pas, les portes tombaient lorsqu’il en approchait, les solives se pendaient sur sa téte, il courait au milieu de l’incendie, halelant et f’urieux. II lui f’allait ce livre ! il le lui fallait ou la mortl ll ne savait où diriger sa course, mais il courait. Enfin il arriva devant une cloison qui était intacte, il la brisa avec un coup de pied et vit un appartement obscur et étroit ; il tâtonnait, sentit quelques livres sous ses doigts, il en toucha un, le prit et l’emporta hors de cette salle. C’était lui ! lui, le Mystère de saint Michel ! Il retourna sur ses pas, comme un homme éperdu et en délire, il sauta par-dessus les trous, il volait dans la flamme, mais il ne retrouva point l’échelle qu’il avait dressée contre le mur ; il arriva à une fenêtre et descendit en dehors, se cramponnant avec les mains et les genoux aux sinuosités, ses vêtements commençaient a s’enflammer, et, lorsqu’il arriva dans la rue, il se roula dans le ruisseau pour éteindre les flammes qui le brûlaient.

Quel ues mois se passèrent, et l’on n’entendait plus pailer du libraire Giacomo, si ce n’est comme un de ces hommes singuliers et étranges, dont la multitude rit dans les rues parce qu’elle ne comprend point leurs passions et leurs manies.

L’Espagne était occupée d’intérêts plus graves et plus sérieux. Un mauvais génie semblait peser sur

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BIBLIOBIANIE. 14 ;

elle ; chaque jour, de nouveaux meurtres et de nouveaux crimes, et tout cela paraissait venir d’une main invisible et cachée ; c’était un poignard suspendu sur chaque toit et sur chaque famille ; c’était des gens qui disparaissaient tout à coup sans qu’on ait aucune trace du sang que leur blessure avait répandu ; un homme partait pour un voyage, il ne revenait plus ; on ne savait à qui attribuer cet horrible fléau, car il faut attribuer le malheur a quelqu’un d’étranger, mais le bonheur, a soi.

En efYet, il est des jours si néfastes dans la vie, des époques si funestes pour les hommes, que, ne sachant qui accabler de ses malédictions, on crie vers le ciel ; c’est dans ces époques malheureuses pour les peuples que l’on croit à la fatalité.

Une police vive et empressée avait tâché, il est vrai, de découvrir l’auteur de tous ces f’orf’aits, l’espion soudoyé s’était introduit dans toutes les maisons, avait écouté toutes les paroles, entendu tous les cris, vu tous les regards, et il n’avait rien appris. Le Procureur avait ouvert toutes les lettres, brisé tous les cachets, fouillé dans tous les coins, et il n’avait rien trouvé.

Un matin pourtant, Barcelone avait uitté sa robe de deuil pour aller s’entasser dans les sallles de la Justice où l’on allait condamner à mort celui que l’on supposait être l’auteur de tous ces horribles meurtres. Le peuple cachait ses larmes sous un rire convulsif, car lorsqu’on souffre et qu’on pleure c’est une consolation bien égoïste, il est vrai, mais enfin, celle de voir d’autres souffrances et d’autres larmes. Le pauvre Giacomo, si calme et si paisible, était accusé d’avoir brûlé la maison de Baptisto, d’avoir volé sa Bible ; il était chargé encore de mille autres accusations.

Il était donc là, assis sur les bancs des meurtriers et des brigands, lui, l’honnête bibliophile ; le pauvre In

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146 a£UvRES DE JEUNESSE.

Giacomo, qui ne pensait qu’à ses livres, était donc compromis dans les mystères de meurtre et d’échafaud. La salle regorgeait de peuple. Enfin le Procureur se leva. et fut son rapport ; il était long et difl’us, à peine si on pouvait en distinguer l’action principale des parenthèses et des réflexions. Le Procureur disait qu’il avait trouvé dans la maison de Giacomo’la Bible qui appartenait à Baptisto, puisque cette Bible était la seule en Espagne ; or il était probable que c’était Giacomo qui avait mis le f’eu à la maison de Baptisto pour s’emparer dâ ce livre rare et précieux. Il se fut et se rassit essou é.

Quant au moine, il était calme et paisible et ne ïépondit pas même par un regard à. la multitude qui insultait.

Son avocat se leva, il parla longtemps et bien ; enfin quand il crut avoir ébranlé son auditoire, il souleva sa robe et en tira un livre, il l’ouvrit et le montra au public. C’était un autre exemplaire de cette Bible. Giacomo poussa un cri et tomba sur son banc en S’arrachant les cheveux. Le moment était critique, on attendait une parole de l’accusé, mais aucun son ne sortit de sa bouche ; enfin il se rassit, regarda ses juges et son avocat comme un homme qui s’éveille. On lui demanda s’il était coupable d’avoir mis le f’eu chez Baptisto.

— Non, hélas ! répondit-il.

~— Non ?

— Mais allez-vous me condamner ? Oh ! condamnez-moi, je vous en prie ! la vie m’est à char e, mon avocat vous a menti, ne le croyez pas. Oh ! congamnezmoi, j’ai tué don Bernardo, j’ai tué le curé, i’ai volé le livre, le livre unique, car il n’y en a pas deux en Espagne. Messeigneurs, tuez-moi, je suis un misérable. Son avocat s’avança vers lui et lui montrant cette Bible :

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BIBLIOMANIE. 147 — Je puis vous sauver, regardez ! Giacomo prit le livre, le regarda. — Oh ! moi qui croyais que c’était le seul en Espagne ! Oh ! dites-moi, dites-moi que vous m’avez trompé. Malheur sur vous ! Et il tomba évanoui. Les juges revinrent et prononcèrent son arrêt de mort. Giacomo l’entendit sans f’rémir et il parut même plus calme et plus tranquille. On lui fit espérer qu’en demandant sa grâce au pape il l’obtiendrait peut-être, il n’en voulut point, et demanda seulement que sa bibliothèque fût donnée à l’homme qui avait le plus de livres en Espagne. Puis lorsque le peuple se f’ut écoulé, il demanda à son avocat d’avoir la bonté de lui prêter son livre ; celui-ci le lui donna. Giacomo le prit amoureusement, versa quelques larmes sur les Feuillets, le déchira avec colère, puis il en jeta les morceaux à la figure de son défenseur en lui disant : — Vous en avez menti, monsieur l’avocat ! Je vous disais bien que c’était le seul en Espagne ! IO:

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RAGE ET IMPUISSANCEU).

CONTE MALSAIN

POUR LES NERFS SENSIBLES ET LES ÃMES DÉVOTES. Dieu n’est qu’un mot rêvé pour expliquer le monde.

Alp. DE LAMARTINE.

Tout dormait calme et paisible dans le village de Mussen. De toutes les lumières qui avaient disparu lentement et les unes après les autres, une seule brillait encore aux vitres de ce bon monsieur Ohmlin, le médecin du pays.

Minuit venait de sonner à la petite église, la pluie tombait par torrents, et la neige, sortie des flancs du mont Pilate, tourbillonnait dans l’air emportée par les ral’ales de l’avalanche, la grêle résonnait sur les toits. Cette lumière isolée éclairait une chambre basse, où était assise une l’emme d’environ soixante et quelques années. Elle était voûtée et couverte de rides, elle cousait, mais la Fatigue souvent, surmontant son courage, lui Faisait fermer les yeux et pencher la tête ; puis, si quelque coup de vent plus fiirieux et plus bruyant que tous les autres venait à l’aire craquer les auvents, si la pluie redoublait de violence, alors elle se réveillait de son assoupissement, tournait ses petits yeux creux sur la chandelle, dont la longue flammèche jetait encore quel ne lueur autour d’elle, Frissonnait, rapprochait son Eauteuil de la cheminée, pulS l’aisait un signe de croix.

(U 15 décembre 1836.

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RAGE ET IMPUISSANCE· 149

C’était une de ces bonnes et honnêtes filles qui naissent et meurent dans les familles, qui servent leurs maîtres jusqu’à la mort, prennent soin des enfants et les élèvent.

Celle-ci avait vu naître M. Ohmlin, elle avait été sa nourrice, plus tard sa servante ; aussi tremblait-elle alors pour son pauvre maître, parti dés le matin dans les montagnes et qui n’était point encore de retour ; elle n’osait plus reprendre son ouvrage, se tenait assise prés du Foyer, les bras croisés, les pieds sur l’âtre et la tête baissée sur ses mains ; elle écoutait avec terreur le vent qui sifllait dans la serrure et hurlait sur la montagne.’l’riste et pensive, elle tâchait de se rappeler une de ces légendes si terribles et si sanglantes qu’on contait chez elle, jadis, dans sa jeunesse, quand toute la Famille, réunie autour du Foyer, écoutait avec plaisir une histoire de meurtre ou de fantôme qui se passait aussi dans les monta nes, par une nuit d’hiver bien sombre et bien Froide, au milieu des glaciers, des nei es et des torrents.

Éest dans ces souvenirs d’enfance qu’errait ainsi son imagination, et la vieille Berthe se retraçait ainsi toute sa vie, qui s’était passée monotone et uniforme, dans son village, et qui, dans un cercle si étroit, avait eu aussi ses passions, ses angoisses et ses douleurs. Mais bientôt elle entendit sur le pavé de la place voisine, avec les aboiements sinistres et lugubres d’un chien, le pas saccadé d’un mulet ; elle tressaillit, se leva de sa chaise en s’écriant : «c’est luil », puis elle courut à la porte et l’ouvrit.

Après quelques instants, un homme parut dans la salle, il était entouré d’un large manteau brun tout blanc de neige, l’eau ruisselait sur ses vêtements. - Du f’eu, Berthe, dit-il en entrant, du feu ! je me meurs de froid.

La vieille fille sortit, puis revint au bout de quelques minutes, apportant dans ses bras des copeaux et

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I SO OEUVRES DE JEUNESSE.

un Fagot qu’elle alluma avec les tisons blanchis qui jétaient encore quelque chaleur dans la cheminée. Aussitôt un Feu c air et pétillant éclaira l’appartement, M. Ohmlin retira. son manteau, qui laissa voir un homme de taille ordinaire, maigre, mais Fort de complexion. Ses joues étaient creuses et pâles, et quand il eut ôté son chapeau, on vit un crâne large et blanc, couvert de peu de cheveux noirs. Il avait l’aspect sérieux et réservé, sa barbe noire lui donnait un aspect triste et sombre, tempéré par un sourire bienveillant ui ré nait sur ses lèvres.

q ll sâssit, mit ses pieds sur les chenets et caressa un de ces beaux chiens des Alpes assis à ses côtés ; l’animal regardait tristement son maître et lui léchait ses mains humides, rougies par le Froid. — Eh bien, comment ça va-t-il ? dit Berthe en se rapprochant, vos dents ?

—· Mal, Berthe, oh ! bien mall cet air froid des montagnes me Fait souH’rir ; il y à quatre nuits que je n’ai Fermé l’œil, ce n’est pas cette nuit que je dormxrai. — lci, Fox ! (c’était le nom du chien Favori qui était étendu aux ieds du médecin). Fox se mit à Faire entendre ce son singulier et traînard que Berthe avait entendu lorsqu’il était arrivé avec son maître.

— Tais-toi, Fox, tais-toi !

La pauvre bête se mit à geindre, comme quelqu’un ui soullre ou ui leure.

q — Tais-toiîlFo¤lF, poursuivit Berthe, tais-toi ! Et elle le repoussa rudement du pied. — Pourquoi veux-tu le faire taire ? dit M. Ohmlin, il est de mauvaise humeur ; damel c’est tout simple, il est Fati ué et i à Faim.

— ’ll’iensl dit Berthe en lui jetant un morceau de pain, qu’elle alla chercher dans une armoire placée à côté de la cheminée, tiensl

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RAGE ET 1MPU1SSANCE. 1 5 1

Fox vit le pain d’un œil terne et humide, tourna sa belle tête noire vers son maître et le regarda tristement. — Pauvre béte, dit-il, n’as-tu ?

— C’est signe de mallieur, dit Berthe ; Dieu et saint Maurice nous en préservent !

— Vieille Folle ! il est malade.

— Avez-vous Faim ? Que voulez-vous ? — Moi, oh ! rien, je vais dormir s’il m’est possible, ou plutôt non, j’ai encore quelques pilules d’0PlUIll, ie vais en essayer ; adieu, Berthe, éteins le Feu et dors bien, ma brave fille. Quant à toi, Fox, à la niche ! Et il ouvrit la porte qui donnait sur la cour. Fox n’obéit point, il se coucha par terre et se traîna aux pieds de M. Ohmlin ; celui-ci, impatienté, le laissa et monta préci itamment dans sa chambre, il se coucha même avecli : Frisson de la fièvre, avala son opium et s’endormit dans des rêves d’or.

Quant à Berthe, elle dormait profondément et était pourtant réveillée quelquefois par les gémissements plaintil’s du pauvre ox, qui était resté dans l’escalier. La neige avait diminué, les nuages s’étaient évanouis et la lune commençait à se montrer derrière les sommets du mont Pilate.

Le matin, vers les neuf’heures, la vieille Berthe s°éveilla, fit sa prière et descendit dans la salle ; la porte n’était point ouverte, elle s’en étonna : «Comme il dort aujourd’hui, le pauvre homme ! se dit-elle, probablement il va bientôt sortir », mais aussitôt maître Bernardo arriva ; c’était un médecin des environs. — Où est-il ? dit-il en entrant.

— Dans sa chambre, je pense ; allez voir, il dort encore.

Celui-ci monta et entra sans cérémonie en criant : — Allons ! levez-vous donc ! il est tard. M. Ohmlin ne répondit pas, sa tête était penchée

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1 52 OEUVRES DE JEUNESSE.

hors de son lit, et ses bras étaient étendus hors de la couche. Bernardo s’en approcha et le remuant avec violence :

— Diable ! il a le sommeil dur !

Mais le corps céda aux mouvements de la main et retomba dans sa position première, comme un cadavre. Bernardo pâlit, il prit ses mains, elles étaient f’roides ! il s’approcha de sa bouche, il ne respirait pas ! il mit ses doigts sur sa poitrine, pas un battement ! Il resta pâle et stupéfait, regarda les paupières et les ouvrit, pas un regard ! il ne vit que cet œil terne et à demi fermé qu’ont les morts dans leur sommeil. Bernardo sortit de la chambre du médecin en courant, Berthe lui demanda ce qu’il avait, il ne répondit pas ; seulement il était pâle et ses lèvres étaient blanches.

Quelques heures après, une douzaine de médecins, tous tristes et calmes, entouraient le lit de leur confrère, et un seul mot errait sur leurs lèvres : il est mort !

Chacun s’approchait du corps inanimé, le retournait dans tous les sens, puis s’écartait avec horreur et dégoût en disant : il est mort !

Un seul d’entre eux osa croire que ce cadavre n’était qu’en dormi, et manquant de preuves, il ne put appuyer sa prévision et finit par se rendre à l’avis des autres médecins.

C’était un de ces jours d’hiver tristes et pluvieux, une pluie Hne battait dans l’air, et des flocons de neige blanchissaient les rues du village. Ce jour-là il était triste aussi, le village ! son père, son bienfaiteur était mort ! Les maisons étaient fermées, on ne se parlait as, les enf’ants ne riaient plus sur la place, les fiommes étaient attendris et l’on pleurait. Le modeste convoi s’avançait vers le cimetière, beau de sa douleur ; quelques hommes, vêtus de noir,

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RAGE ET IMPUISSANCE. I

portaient le cercueil dont le dra noir se blanchissait de neige ; les enf’ants aux têtes blondes suivaient par derrière, silencieux et étonnés ; les prêtres chantaient tout bas, car les larmes couvraient leurs voix. Un ami suivait le mort dans sa tombe, mais celuilà, sa douleur était profonde et triste, plus désespérée et plus certaine que celle de tous ces’hommes ; celuilà était-ce une femme ? un enf’ant ? une maîtresse ? un ami ? Non ! c’était un chien, le pauvre Fox, marchant la tête baissée, suivant son maître avec des cris plaintifs et des larmes aussi grosses que celles d’un homme. Le cimetière était à mi-côte, le chemin était glissant et boueux, on n’entendait que le pas des prêtres et des hommes dont les gros souliers ferrés s’enf’onçaient dans la boue ; puis le chant des morts, la neige qui tombait, la pluie qui roulait dans les ornières et le vent qui agitait le drap du cercueil.

Enfin on creusa la terre, on y déposa le coffre avec quelques prières et pour l’éternité, le fossoyeur jeta essus quelques pelletées de terre, qui résonnèrent sur le bois de chêne en rendant un son vide et creux. On se sépara, la grille de f’er résonna dans ses gonds, et le cimetière redevint silencieux et paisible. De tous les amis du convoi, un seul était resté, Fox, couché sur la terre et regardant avec tristesse les bougies vacillantes qui s’éloignaient dans le brouillard, et ces longs vêtements noirs qui s’abaissaient lentement et comme des ombres, dans la vallée brumeuse. La nuit arriva bientôt, belle et blanche de sa lune, dont la lueur mélancolique s’abattait sur les tombes comme le doute sur le mourant.

M. Ohmlin dormait toujours d’un sommeil lourd et pesant ; il rêvait et c’étaient des songles beaux d’illusions, voluptueux d’amour et d’enc antements. Il rêvait l’Orientl l’Orient, avec son soleil brûlant, son ciel bleu, ses minarets dorés, ses pagodes de pierre ;

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I OEUVRES DE JEUNESSE.

l’Orient ! avec sa poésie toute d’amour et d’encens ; l’Orient ! avec ses parfums, ses émeraudes, ses fleurs, ses jardins aux pommes d’or ; l’Orient ! avec ses Fées, ses caravanes dans les sables ; l’Orient ! avec ses sérails, séjour des fraîches voluptés. Il rêvait, l’insensé, des ailes blanches des anges qui chantaient les versets du Coran aux oreilles du Prophète ; il rêvait des lèvres de l’emmes pures et rosées, il rêvait de grands yeux noirs qui n’avaient d’amour que pour lui, i rêvait cette peau brune et olivâtre des l’emmes de l’Asie, doux satin qu’eHleure si souvent dans ses nuits le poëte qui les rêve ; il rêvait tout cela ! Mais le réveil allait venir, morne, impitoyable, comme la réalité qu’il apporte. Il rêvait l’amour dans une tombe ! mais le rêve s’ell’ace, et la tombe reste.

Il ouvre les yeux, se sent entouré dans de longs plis, il s’en dégage, palpe de ses mains tremblantes le bois qui l’entoure, sur sa tête, sur les côtés, partout, partout... Il se tâte lui-même, se sent nu. Oh ! c’est un songe, un songe horrible, inl’ernal, un cauchemar ! Arrière toute idée d’éternité, lui qui veut s’accrocher à la vie !

Mais l’éternité est là, couchée avec toi, dans son lit de noces, t’attirant vers elle, riant derrière ta tête avec une grimace de démon.

Il a peur, peur de ce squelette hideux, dont il lui -semble palper les os sur sa poitrine. Oh ! non ! c’est un ossible !

Et il voulut se rendormir, oublier tout cela, s’étourdir sur la réalité, effacer de sa pensée cette masse de pèomb qui pesait sur sa tête et se bercer dans d’autres r ves.

Non ! il avait trop rêvé. Ah ! d’autres rêves maintenant ? rêve l’éternité si tu veux. Eh bien, l’Orient ? maintenant rêve donc l’Orient dans ta tombe, dans une pensée de volupté et dans des rêves dorés ! Non ! non ! l’agonie et les rêves d’enf’er, l’agonie qui s’ar-

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RAGE ET IMPUISSANCE.

rache les cheveux, se tord de désespoir, appelle Satan et maudit Dieu !

Pourtant sa première terreur f’ut muette et calme, c’était un étonnement étrange et stupide, une stupeur d’idiot. « Oh ! non, non, se disait-il, voulant se f’aire illusion, non ! cela est impossible ! Oh ! non, mourir ainsi dans une tombe, mourir de désespoir et de faim, oh ! ce serait afl’reux ! », et il touchait tout ce qui l’entourait. « Mais je suis un f’ou ! je rêve ! Ce bois ? eh bien, c’est ma couche ; ce linge ? mon drap... mais un enfer ! une tombe ! un linceul. », et il poussa un de ces rires amers qui eût retenti bien f’ort s’il n’eût pas éclaté dans une tombe.

Et puis il avait f’roid, il se sentait nu, et l’humidité du sépulcre humectait sa peau ; il tremblait, ses dents claquaient, la fièvre battait dans ses artères ; il se sentit piqué au doigt, le porta à ses yeux, il ne vit rien, il faisait si noir ! à ses lèvres, il sentit !’odeur du sang ; il s°était écorché à un clou de sa tombe. Mourir ! mourir ainsi, sans secours, sans pitié ! Oh ! non ! je sortirai de cet enfer, je sortirai de cette tombe. Cela ne s’est jamais vu, c’est à devenir f’ou avant de mourir de désespoir... Et oui, je vais mourir... Oh ! mourir ! ne plus rien voir de tout ce qui se passe sur cette terre ; la nature, les champs, le ciel, les montagnes, tout cela, je vais le quitter, je les ai quittés pour toujours ! » et il se tordait dans sa tombe comme le ser ent sous les griffes du tigre. Il pleurait ge rage, il s’arrachait les cheveux, criait après la vie, lui, si plein de f’orce et de santé. Que de larmes il versa sur ses mains ! que de cris il jeta dans sa tombe ! que de coups de colère dont il frappa son cercueil ! Il prit son linceul, le déchira avec ses ongles, le mit en pièces avec ses dents ; il lui fallait quelque chose à broyer, à anéantir sous ses mains, lui qui se sentait si impitoyablement écrasé sous celles de la fatalité.

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1 EUVRES DE JEUNESSE.

Enfin il s’arrêta dans son désespoir, s’étendit sur sa planche, l’erma les yeux et pensa à Dieu. Un rayon d’espérance vint briller dans sa tombe, il pensa à son âme dont il doutait depuis longtemps ; il crut à Dieu qu’il blasphémait tout à l’heure, et il espéra la vie dont il désespérait.

Il prêta l’oreille, entendit sur sa tête un bruit Faible et léger, il lui semblait qu’on grattait la terre sur lui ; plus il écoutait, plus le bruit devenait Fort. Il sourit de bonheur, joignit les mains et pria Dieu : « Oh ! merci ! merci ! tu m’as rendu la vie. Tu me la donnes donc, la vie ? je ne mourrai pas dans cette tombe hideuse et Froide ? je mourrai, mais plus tard, car je ne serai vieux que dans bien des années ! Je vais vivre, la vie est à moi, ses délices, ses joies », et il pleurait de bonheur, il maudit son scepticisme d’homme du monde et ses préjugés impies : « Merci, merci, Dieu, de m’avoir rendu tout cela ! ».

Il entendit distinctement sur sa tête des pas d’hommes, on venait le délivrer, oh ! c’était sur ! Quelque âme charitable aura eu pitié de son malheur, on se sera douté que dans cette tombe était un homme au lieu d’un cadavre, et on vient le déterrer, c’est tout simple, la chose est certaine, positive. Oh ! béni soit l’homme qui vient lui donner la vie ! Oh ! béni soit celui-là ! Son cœur’battait avec violence, il riait de bonheur ; slil eût pu, il aurait sauté de joie. Les pas se rapprochèrent, puis s’écartèrent ; et tout redevint calme.

C’était le fossoyeur qui venait chercher sa pioche qu’il avait oubliée, et, comme il pleuvait, il craignait qu’elle ne se rouillât.

Un bon enfant, ce fossoyeur, qui f’umait une petite pipe allemande, avait un chapeau de paille des montagnes, et aimait le vin du Rhin. Il avait l’âme charitable, car lorsqu’il vit un chien sale et couvert de boue, qui s’amusait à bouleverser la terre bénite, au

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RAGE ET IMPUISSANCE. IS7

lieu de le tuer comme tout autre eût f’ait à sa place, il se contenta de le repousser du pied. M. Ohmlin écouta longtemps, bien longtemps, rien ! il écouta encore, rien ! Oh ! c’était fini, il fallait mourir ! Mourir, comme il l’avait prévu, de cette mort horrible et cruelle qui arrive à cha ne minute, vous brûle à petit f’eu, vous mange avec délices ! Et quand mourir ? Quand finira ce supplice, cette agonie, ce râle qui dure des siècles ?

Et il se mit a rire de pitié pour ses anciennes croyances, et puisque le ciel n’avait pas voulu le sauver, il appela l’enfer ; l’enf’er vint à son secours et lui donna l’athéisme, le désespoir et les blasphèmes. D’abord, il douta de Dieu, puis il le nia, puis il en rit, puis il insulta ce mot : « Bah ! se disait-il en riant d’un rire f’orcé, où est-il le créateur des misères ? ou est-il ? qu’il vienne me délivrer s’il existe !....le te nie, mot inventé par les heureux ; je te nie, tu nics qu’une puissance fatale et stupide, comme la foudre qui tombe et qui brûle. »

Et il s’arrachait les cheveux et se déchirait le visage avec les ongles : «Tu crois que j’irai te prier à mon heure dernière ? Oh ! je suis trop fier et trop malheureux, je n’irai pas t’implorer, je t’abhorre ! L’éternité ? je la nie ! Ton paradis ? chimère ! Ton bonheur céleste ? je le méprise ! Ton enf’er ? je le brave ! l..éternité ? c’est une tête de mort qu’on trouvera dans quelques mois, ici, à ma place. » ·

Le rire était sur son f’ront et les larmes étouffaient sa voix : «Moi, bénir la main qui me frappe ! embrasser le bourreau ! Oh ! si tu peux prendre la forme humaine, viens dans ma tombe avec moi, que je t’emporte aussi vers l’éte1·nité qui te dévorera un jour, que je te livre au néant qui te donne son nom. Viens ! viens ! que je te broie, que je t’écrase entre ma tombe et moi, q)ue je mange ta chair ! Fais-toi quelque chose de palpa le pour que je puisse te déchirer en riant ! ».

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158 (EUVRES DE JEUNESSE.

Ses dents claquaient, comme celles élu démon quand il fut vaincu par le Christ ; il était Furieux, bondissant, se roulant dans sa tombe en maudissant Dieu avec des cris à la bouche et le désespoir dans l’âme : « Où es-tu ? Dieu du ciel, viens, si tu existes ! Pourquoi ne me délivres-tu pas ? Si tu existes, pourquoi m’as-tu Fait malheureux ? quel plaisir as-tu à me voir soufirir ? Si je ne croyais pas en toi, c’est que j’étais malheureux. Rends-moi la vie, je t’aimerai... si cela ne dépend pas de toi, en bien, Fais-le, puisque tu es tout-puissant ; Fais-le, donne-moi la Foi !... pourquoi veux-tu que je ne croie pas en toi ?tu vois que je souil’re, que je pleure ; abrège mes souH’rances, taris mes larmes ! ». Puis il s’arréta, elFrayé de ses blasphèmes, il eut peur et trembla. Il avait peur, et de quoi ? la terre pouvait s’eH’acer, les révolutions pouvaient remuer la poussière du globe, peu lui importait ! il aurait toujours assez d’air pour respirer, même pendant quelques minutes, dans sa tombe, air corrompu, humide, échauilé et qui sentait le cadavre.

Mais il avait peur de l’éternité qu’il bravait, de ce mot dont il se moquait en riant, couché sur le dos, accroupi, la Face vers le ciel, qui était pour lui les deux planches d’un cercueil. Pour son malheur, il doutait encore ; il n’était sur de rien.

Ne croyez pas les gens qui se disent athées, ils ne sont que sceptiques et nient par vanité. Eh bien, lorsqu’on doute et qu’on a des souH’rances, on veut eH’acer toute probabilité, avoir la réalité vide et nue ; mais le doute augmente et vous ronge Fâme. ·

Il n’entendait que les aboiements de son chien, qui pleurait sa mort ou devinait son malheur. «Pauvre ami ! » dit-il, et il versa une larme de tendresse, la seule, qui le soulagea. · I i.

Il était Fatigué, avait les membres brisés, il avait Faim, Faim et rien sous la dent ! Enfin il se tourna sur le dos, se accroupit en se pelotonnant, s’ellorça de

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RAGE ET IMPUISSANCE. 1

briser son cercueil : «.le sortirai d’ici malgré toi, se disait-il avec Fureur, je vivrai malgré ta volonté ! ». Et, tourné sur le ventre, il s’eH’orça avec des soubresauts et des secousses convulsives, de faire ployer cette planche dure comme du f’er.

Enfin, par un dernier eH’ort de rage et de désespoir, il la brisa.

A la vue de cette tombe en trou verte, ou plutôt sentant craquer son cercueil sur son dos, un rire vainqueur éclata sur sa bouche, il se crut libre. Mais la terre était · là, haute de six pieds, la terre qui allait l’écraser s’il f’aisait le moindre mouvement, car, soutenue jusque-là par le cercueil, elle ne pouvait plus rester dans la position première et, au moindre dérangement des planches, elle allait tomber.

M. Ohmlin s’en aperçut, il pâlit et faillit S’évanouir ; il resta longtemps immobile, n’osant faire le moindre 4 geste ; enfin il voulut tenter un dernier eH’ort qui devait le tuer ou le sauver : la terre fraîchement remuée ne lui oH’rirait point une f’orte résistance, il voulait se lever brusquement et la fendre avec sa tête ; Le désespoir rend f’ou.

Il se leva, mais la planche du cercueil s’abaissa sur sa tête, il la vit, elle tomba.

Les gens les plus patients s’ennuient de tout ; c’est un vieux proverbe, il est vrai, car notre bon fossoyeur, ennuyé des aboiements de ce chien mélancolique, dont nous avons déjà parlé, s’avisa de savoir ce qu’il y avait donc la de si intéressant ; il creusa la terre dans l’espoir d’y trouver quelque chose, un trésor, peut-être, qui sait ?

Ce qui l’étonna f’ort, c’est que le coifre était brisé Diable ! voilà qui est drôle ! il y a la-dessous quelque chose », et il leva la planche. Voici ce qu’il vit et ce qu’il racontait plus tard, lorsqu’il voulait se faire passer our rave :

P Le cadavre était tourné sur le ventre, son linceul

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i6© (EUVRES DE JEUNESSE.

était déchiré, sa tête et son bras droit étaient sous sa poitrine : « Quand je l’ai retourné avec ma pelle, je vis qu’il avait des cheveux dans la main gauche, il s’était dévoré l’avant-bras ; sa figure faisait une grimace qui me fit peur, il y avait de uoi ; ses yeux, tout grands ouverts, sortaient à fleur de tète ; les nerfs de son cou étaient raides et tirés, on voyait ses dents blanches comme de l’ivoire, car ses lèvres ouvertes, relevées par les coins, découvraient ses gencives comme s’il eût r1 en mourant. »

Quant à Fox, il quitta le cimetière, alla courir dans les montagnes et fut un jour tué par des chasseurs qui n’avaient rien tiré et qui lui lâchèrent un coup de fusil pour passe-temps.

Pour Berthe, elle quitta le coin de son feu, et fut dési née par les enfants du village sous le nom de Berâie la folle. Les sous, quand la lune était belle, quand le vent hurlait sur la montagne, quand la neige blanchissait la terre, on voyait une viei le femme qui parcourait le chemin du cimetière en pleurant. Un jour, elle se jeta dans le torrent qui est au pied de la colline où s’élèvent les tombes et les cyprès. MORALITÉ (CYNIQUE)

POUR INDIQUER LA CONDUITE QUE L’0N D01T TEMR À SON HEURE DERNIÈRE.

Maître Michel de Montaigne, honnête gas, p1·ud’· homme et de bonace nature, a souvent dit en ses écrits : que sais-je ? et maître François Rabelais, tourangeau chinonais, curé de Meudon, docteur en médecine, bon viveur, grand suceur du piot, chiffonner de filles et joyeux sceptique, a encore plus souvent dit en les siens : peut-être !

Eh bien, aimable et courageux lecteur, et vous bénévolente et peu dormeuse lectrice, que pensez-vous

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qu’eût répondu notre homme du cercueil, si quelque maladroit lui eût demandé son avis sur la bonté de Dieu ? Eût-il répondu : peut-être ? existe-t-elle ? que sais-je ?

Pour moi, je pense qu’il eût dit : j’en doute ou je la nie.

E’I À ’ I

t si e même malotru eut continue ses sottes questions, en lui représentant la bonté de ce même Dieu miséricordieux, il aurait envoyé au Diable l’escogriH’e en lui répondant : Bran, comme dit Pantagruel festoyant et troublé par l’arrivée de Panurge ; et notre omme e ien ai, car ors uon creve ainsi, ecorh ût b f’t I q ’ ’ ’

ché d’âme, autant encore jurer après l’équarrisseur. Or, de ceci je conclus provisoirement : qu’il ne f’aut point troubler les mourants dans leur agonie, les morts dans leur sommeil, les amants au lit, les suceurs du piot devant Dame-Jeanne, et le Père éternel dans ses bêtises.

J’engage aussi, et voilà toute la moralité de cette sotte œuvre, j’engage donc, ayant trouvé la conduite du sus-écrit docteur louable et bonne, j’engage tous les marmots à jeter la galette à la tête du pâtissier lorsqu’elle n’est point sucrée, les suceurs du piot leur vin quand il est mauvais, les mourants leurs âmes puand ils crévent, et les hommes leur existence à la ace de Dieu lorsqu’elle est amère. un

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RÈVE D’ENFERC) ; CONTE FANTASTIQUE. C’est souvent avoir une très fausse opinion de l’esprit d’autrui que de ne point le nourrir de Fadaises. LA Bnvrims. l La terre dormait d’un sommeil léthargique, point de bruit à sa surface, et l’on n’entendait que les eaux de l’ocèan qui se brisaient en ècumant sur les rochers. La chouette faisait entendre son cri dans les cyprès, le lèzard baveux se trainait sur les tombes, et le vautour venait s’abattre sur les ossements pourris du champ de bataille. Une pluie lourde et abondante obscurcissait la lumière douteuse de la lune, sur laquelle roulaient, roulaient et roulaient encore les nuages gris qui passaient sur l’azur. Le vent de la tem ête agitait les vagues et faisait trembler les Feuilles cllè la Forêt ; il silïlait dans les airs tantôt fort, tantôt faible, comme un cri aigu domine les murmures. Et une voix sortit de la terre et dit : — Fini le monde ! que ce soit aujourd’hui sa dernière heure ! - — Non, non, il f’aut que toutes les heures sonnent. — l-lâte-les, dit la première voix. Extermine l’homme dans un septième chaos et ne crée pas d’autres mondes. V’) 21 mars 1837.

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RÉVE D*ENFER. 16 ;

— Il y en aura encore un, supérieur à celui-ci. — Tu veux dire plus misérable, répondit la voix de la terre. Oh ! finis, pour le bien de tes créatures ; puisque tu as manqué jusqu’à présent toutes tes œuvres, au moins ne ais rien désormais.

— Si, si, répondit’ia voix du ciel, les autres hommes se sont plaints de leur faiblesse et de leurs passgms ; celui-la sera fort et sans passions. Quant à son me...

Ici la voix de la terre se mit à rire d’un rire éclatant, qui remplit l’abîme de son immense dédain. l

Le duc Arthur d’Almaroës était alchimiste, ou du moins il passait pour tel, quoique ses valets eussent remarqué qu’il travaillait rarement, que ses fourneaux étaient toujours cendre et jamais brasier, que ses livres en trou verts ne changeaient jamais de feuillet ; néanmoins il restait des jours, des nuits et des mois entiers sans sortir de son laboratoire, plongé dans de profondes méditations, comme un homme qui travaille, qui médite. On croyait n’il cherchait l’or, l’élixir de longue vie, la pierreàfcpthilosophale. C’était donc un homme bien froid au ehors, bien trompeur d’a parence : jamais sur ses lèvres ni un sourire de boniieur ni un mot d’angoisse, jamais de cris à sa bouche, point de nuits fiévreuses et ardentes comme en ont les hommes qui rêvent quelque chose de grand ; on eût dit, à le voir ainsi sérieux et froid, un automate qui pensait comme un homme.

Le peuple (car il faut le citer partout, lui qui est devenu maintenant le plus fort des pouvoirs et a plus sainte des choses, deux mots qui semblent incompatibles si ce n’est à Dieu : la sainteté et la puissance), le peuple donc était persuadé que c’était un sorcier, un I I

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164 GUVRES DE JEUNESSE.

démon, Satan incarné. C°était lui qui riait, le soir, au détour du cimetière, qui se traînait lentement sur la f’alaise en poussant des cris de hibou ; c’était lui que l’on voyait danser dans les champs avec les feux follets ; c’était lui dont on voyait, pendant les nuits d’hiver, la figure sombre et lugubre planant sur le vieux donjon f’éodal, comme une vieille légende de sang sur les ruines diune tombe.

Souvent, le soir, lorsque les paysans assis devant leurs portes se reposaient de leur journée en chantant quelque vieux chant du pays, quelque vieil air national que les vieillards avaient appris de leurs grands-pères et qu’ils avaient transmis à leurs enfants, qu’on leur avait appris dans leur jeunesse et que jeunes ils avaient chanté sur le haut de la montagne où ils menaient aître leurs chèvres, alors, à cette heure de repos où li lune commence à paraitre, où la chauve-souris voltige autour du clocher de son vol inégal, où le corbeau s’abat sur la grève, aux pâles rayons d’un soleil qui Ise meurj, à ce moment, dis-je, on voyait paraître ue uef’ois e duc Arthur.

’q E ? puis on se taisait quand on entendait le bruit de ses pas, les enf’ants se pressaient sur les mères et les hommes le regardaient avec étonnement ; on était effrayé de ce regard de plomb, de ce froid sourire, de cette pâle figure, et si quelqu’un effleurait ses mains, il les trouvait glaciales comme la peau d’un re tile.

Ill passait vite au milieu des paysans silencieux à son approche, disparaissait promptement et se perdait à la vue, rapide comme une gazelle, subtil comme un rêve Fantastique, comme une ombre, et peu à peu le bruit de ses pas sur la poussière diminuait et aucune trace de son passage ne restait derrière lui, si ce n’est la crainte et la terreur, comme la pâleur après l’orage. Si quelqu’un eût été assez hardi pour le suivre dans sa cours eailée, pour regarder où tendait cette course,

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RÈVE D*ENFER. 165

il lleût vu rentrer dans le vieux donjon en ruines, autour du uel nul n’osait approcher le soir, car on entendait des bruits étranges qui se perdaient dans les meurtrières des tours, et, la nuit, il siy promenait régulièrement un grand fantôme noir, qui étendait ses larges bras vers les nues et qui de ses mains osseuses faisait trembler les pierres du château, avec un bruit de chaînes et le râle d’un mourant.

Eh bien, cet homme qui paraissait si infernal et si’ terrible, qui semblait être un enfant de l’enf’er, la pensée d’un démon, l’œuvre d’un alchimiste damné, lui dont les lèvres ercées semblaient ne se dilater qu’au toucher frais gu sang, lui dont les dents blanches exhalaient une odeur de chair humaine, en bien, cet être infernal, ce vampire f’uneste n’était qu’un esprit pur et intact, froid et parfait, infini et régulier comme une statue de marbre qui penserait, qui agirait, qui aurait une volonté, une puissance, une âme enfin, mais dont le sang ne battrait point chaleureusement dans les veines, qui comprendrait sans sentir, qui aurait un bras sans une pensée, des yeux sans passion, un cœur sans amour.

Arrière aussi tout besoin de la vie, toute réalité matérielle ! tout pour la pensée, pour l’extase, mais une extase vague et indéfinie, ui se baigne dans les nuages, qui se mire dans la (lune et qui tient de l’instinct et de la constitution, comme le parfum à la fleur.

Sa tête était belle, son regard était beau, ses cheveux étaient longs et l’ondulaient merveilleusement sur ses épaules en longs flots d’azur, lorsqu’il se penchait et se repliait lui-même sur son dos aux formes allongées, et dont la peau argentée d’un reflet de neige était douce comme le satin, blanche comme la lune.

Les autres créatures avaient eu avant lui des passions, un corps, une âme, et ils avaient agi tous pêle-

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166 czuvnzs DE JEUN1~: ssE.

méle dans un tourbillon quelconque, se ruant les uns sur les autres, se poussant, se traînant ; il y en avait eu d’élevés, d’autres de f’oulés aux pieds ; tous les autres hommes enfin s’étaient pressés, entassés et remués dans cette immense cohue, dans ce long cri d’angoisse, dans ce prodigieux bourbier qu’on nomme la vie.

Mais lui, lui, esprit céleste, jeté sur la terre comme le dernier mot de la création, être étrange et singulier, arrivé au milieu des hommes sans être homme comme eux, ayant leur corps à volonté, leurs f’ormes, leur parole, leur regard, mais d’une nature supérieure, d’un cœur plus élevé et qui ne demandait que des passions pour se nourrir, et qui, les cherchant sur la terre d’après son instinct, n’avait trouvé que des hommes, — que venait-il donc faire ? il était rétréci, usé, froissé par nos coutumes et ar nos instincts. Aurait-il compris nos plaisirs cliarnels, lui qui n’avait de la chair que l’apparence ? les chauds embrassements d’une f’emme, ses bras humides de sueur, ses larmes d’amour, sa gorge nue, tout cela l’aurait-il fait palpiter un matin, lui qui trouvait au fond de son cœur une science infinie, un monde immense ? Nos pauvres voluptés, notre mesquine poésie, notre encens, toute la terre avec ses joies et ses délices, que lui faisait tout cela, à lui qui avait quelque chose des anges ? Aussi il s’ennuyait sur cette terre, mais de cet ennui qui ronge comme un cancer, qui vous brûle, qui vous déchire, et qui finit chez l’homme par le suicide. Mais luil le suicide ? Oh ! que de fois on le surprit, monté sur la haute falaise, regardant d’un rire amer la mort qui était là devant, lui riant en f’ace et le narguant avec le vide de l’espace qui se refusait à l’en loutirl

(âne de f’ois il contempla longtemps la gueule d’un pistolet, et puis, comme il le jetait avec rage, ne pouvant s’en servir, car il était condamné à vivre ! Oh !

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que de f’ois il passa des nuits entières à se promener ans les bois, à entendre le bruit des flots sur la plage, à sentir l’odeur des varechs qui noircissent les rochers ! Que de nuits ·il passa appuyé sur un roc et promenant dans l’immensité sa pensée qui volait vers les nuesl

Mais toute cette nature, la mer, les bois, le ciel, tout cela était petit et misérable ; les fleurs ne sentaient rien sur ses lèvres ; nue, la f’emme était pour lui sans beauté, le chant sans mélodie, la mer sans terreur. Il n’avait point assez d’air pour sa poitrine, point assez de lumière pour ses yeux et d’amour pour son cœur.

L’ambition ? un trône ? de la gloire ? jamais il n’y pensa. La science ? les temps passés ? mais il savait l’avenir, et dans cet avenir il n’avait trouvé qu’une chose qui le faisait sourire de temps en temps, en passant devant un cimetière.

Aurait-il craint Dieu, lui qui se sentait presque son ’ égal et qui savait qu’un jour viendrait aussi, ou le néant emporterait ce Dieu comme ce Dieu l’emportera un jour. L’aurait-il aimé, lui qui avait passé tant de siècles à le maudire ?

Pauvre cœurl comme tu souffrais, gêné, déplacé de ta sphère et rétréci dans un monde comme l’âme dans ’ le corps..

Souvent un instinct moqueur de lui-même lui portait une coupe à ses lèvres, le vin les effleurait sans qu’un sourire vînt les dilater, et puis il s’apercevait qu’il avait f’ait quelque chose de f’ade et d’inutile ; il prenait une rose et la retirait bien vite comme une êipine. Un jour il voulut être musicien, il avait une ée sublime, étrange, fantastique, que n’auraient peut-être pas comprise les hommes, mais pour laquelle se serait damné Mozart, une idée de énie, une idée d’enf’er, qluelque chose qui rend malage, qui irrite et qui tue. l commença, la f’oule éperdue trépignait,

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168 OEUVRES DE JEUNESSE.

et criait d’enthousiasme, puis, muette et tremblante, elle se prosterna sur le pavé des dalles et écouta. Des sons purs et plaintifs s’élevaient dans la nef et se perdaient sous les voûtes, c’était sublime ; ce n’était qu’un prélude. Il voulut continuer, mais il brisa l’orgue entre ses mains.

Rien pour lui désormais ! tout était vide et creux ; rien, qu’un immense ennui, qu’une terrible solitude, et puis des siècles encore à vivre, à maudire l’existence, lui qui n’avait pourtant ni besoins, ni passions, ni désirs ! Mais il avait le désespoir ! II

ll se résigna, et sa nature supérieure lui en donna les moyens ; il alla vivre seul et isolé dans un village d’Allemagne, loin du séjour des hommes qui lui étaient à char e.

Un îhâteau en ruines, situé sur une haute colline, lui parut un séjour conforme à sa pensée, et dès le soir il l’habita.

Il vivait donc ainsi seul, sans suite, sans équipages, presque sans valets, et renfermé en lui-même, bornant sa société à lui-même ; son nom n’en acquérait ainsi chaque jour qu’une existence de plus en plus problématique ; les gens qui le servaient ignoraient le son de sa voix, ils ne connaissaient de son regard qu’un œil terne et à demi fermé qui se tournait froidement sur eux en les faisant frémir ; du reste, ils étaient entièrement libres, c’est-à-dire que leur maître ne leur faisait aucun reproche, à peine s’il leur donnait des ordres.

Le château qu’habitait le comte avait pris à la longue quelque chose de la tristesse de-ses ôtes ; les murailles noircies, les pierres sans ciment, les ronces qui l’entouraient, cet aspect silencieux qui planait sur

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RÉVE D’ENFER. 169

ses tours, tout cela avait quelque chose de f’écrique et d’étrange. C’était pire au dedans : de longs corridors obscurs, des portes qui claquaient la nuit violemment et qui tremblaient dans leur châssis, des fenêtres hautes et étroites, des lambris enfumés, et puis de place en place, dans les galeries, quelque ornement antique, l’armure d’un ancien baron, le portrait en pied d’une princesse, un bois de cerf’, un couteau de chasse, un poignard rouillé, et souvent, dans quelques recoins sans lumière, des décombres, des platras qui tombaient du plafond du vieux salon lorsque le vent, par quelque soirée d’hiver, s’en tonnait dans les longues galeries avec plus de fureur que de coutume, avec des mugissements plus prolongés.

Le concierge (c’était un vieillard aussi décrépi que le château) faisait sa tournée tous les jours dans l’après midi ; il commençait par le grand escalier de pierre dont la rampe était ôtée depuis que le dernier possesseur l’avait vendue pour un arpent de terre ; il le montait lentement, et, arrivé dans la galerie principale, il ouvrait toutes les chambres, toutes portant leurs anciens numéros, toutes vides et délabrées, après avoir eu pourtant leur destination et leur emploi. Là., c’était le vieux salon, immense appartement carré dont on distinguait encore quelques lambeaux du velours cramoisi qui, dans le dernier siècle, en avait fait le somptueux ornement, la fraîche beauté ; d’abord, ce f’ut la salle du plaid, puis la chapelle, puis le salon. Alors il était encombré par une centaine de bottes de foin, déposées en cet endroit depuis vingt ans environ, et qui se pourrissaient à la pluie qui pénétrait facilement par les carreaux, chassée par le vent du soir ; le reste du salon était occupé par des vieux fauteuils, des harnais usés, quelques selles mangées par les vers et une grande quantité de fagots et de bois sec. Le concierge ne l’ouvrait jamais, si ce n’est pour y pousser quelque chose de vieux et de cassé, qu’il jetait négli-

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170 GEUVRES DE JEUNESSE.

gemment et qui allait tomber sur un vieux tableau, sur une statue de jardin ou sur les Fauteuils dépaillés. Il reprenait sa course lente et paisible au milieu du corridor et faisait retentir du bruit de ses souliers f’errés les larges dalles de pierre, qui en gardaient l’empreinte ; puis il revenait sur ses pas, regardant les nids d’hirondelles, s’établissant de jour en jour dans le château, comme dans leur domaine, et qui volaient et repassaient par les Fenêtres du corridor dont toutes les vitres étaient étendues par terre, cassées et pêlemêle, avec leurs encadrements en lames de plomb. De grands peupliers bordaient le château ; ils se courbaient souvent au souflle de l’océan, dont le bruit des vagues se mêlait à celui de leurs feuilles, et dont l’air âpre et dur avait brûlé l’écorce. Une percée pratiquée dans le feuillage laissait voir, des plus hautes fenêtres, la mer qui s’étendait immense et terrible, devant ce château sinistre qui n’en semblait qu’un lugubre apanage.

Là, c’était le pont-levis, maintenant on y passe sur une terrasse ; ici les créneaux, mais ils tremblent sous la main, et au moindre choc les pierres tombent ; plus haut, le donjon, jamais le concierge n’y alla, car il l’avait abandonné, ainsi que les étages supérieurs, aux chauves-souris et aux hiboux ui voltigeaient le soir sur les toits, avec leurs cris lugu(bres et leurs longs battements d’ailes.

Les murs du château étaient lézardés et couverts de mousse, il y avait à leur contact quelque chose d’humide et de gras, qui pressait sur la poitrine et qui faisait frissonner ; on eût dit la trace gluante d’un re tile.

PC’était là qu’il vivait. Il aimait les longues voûtes prolongées, où l’on n’entendait que les oiseaux de nuit et le vent de la mer ; il aimait ces débris soutenus par le lierre, ces sombres corridors et toute cette aprence de mort et de ruine ; lui, qui était tombé de

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si haut pour descendre si bas, il aimait quelque chose de tombé aussi ; lui, qui était désillusionné’, il voulait des ruines, il avait trouvé le néant dans l’éternité, il voulait la destruction dans le temps. Il était seul au milieu des hommes ! il voulut s’en écarter tout à fait et vivre au moins de cette vie qui pouvait ressembler à ce qu’il rêvait, à ce qu’il aurait dû être. \ IV

Le duc Arthur était assis dans un large fauteuil en maroquin noir, le coude appuyé sur sa table, la tête dans ses mains. La chambre qu’il habitait était grande et spacieuse, son plafond noirci par la fumée du charbon ; quant aux lambris, ils étaient cachés ar une immense quantité de pots de terre, d’alambics, de vases, d’équerres et d’instruments rangés sur des tablettes.

Dans un coin était le fourneau, avec le creuset pour les magiques opérations ; puis, çà et là, sur des cendres encore chaudes, quelques livres entr’ouvrets, dont quelques feuillets étaient arrachés à moitié et qui semblaient avoir été touchés par une main fiévreuse et brûlante, parcourus avec un regard avide et qui n’y avait rien lu.

Aucune lumière n’éclairait l’appartement, et quelques charbons qui se mouraient dans le fourneau jétaient seuls quelque lueur au plafond en décrivant un cercle lumineux et vacillant.

l’alchimiste restait depuis longtemps dans son immobile position ; enfin il se leva, alla vers son creuset et le considéra quelque temps. La lueur rougeâtre des charbons illumina tout à coup son visage en le colorant d’un éclat fantastique. C’était bien là un de ces fronts âles d’alchimistes d’enfer, ses yeux creux et

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172 EUVRES DE JEUNESSE.

rougis, sa peau blanche et tirée, ses mains maigres et allongées, tout cela indiquait bien les nuits sans sommeil, les rêves brûlants, les pensées du génie. Et vous croyez que ce sourire d’amertume est un sourire de vanité ? vous croyez que ces joues creuses se sont amaigries sur les livres, que son teint s’est blanchi à la chaleur du charbon, et que celui-là maintenant qui pleurerait de rage si clétait un homme, cherche un nom, une immortalité ? vous croyez que ces livres jetés avec colère, ces feuillets déchirés, et que cette main qui se crispe Iet qui se déchire, vous croyez qu’1l se désespère ainsi pour n’avoir point trouvé une parcelle d’or, un poison qui fait vivre ? ll allait retourner à sa place quand il aperçut, sur la muraille noircie, des lignes brillantes qui se dessinaient fortement et qui formèrent bientôt un monstre hideux et singulier, semblable à ces animaux que nous voyons sur le portique de nos cathédrales, affamé, les flancs creux, avec une tête de chien, des mamelles qui pendent jusqu’à terre, un poil rouge, des yeux qui flamboient et des ergots de coq.

Il se détacha de la muraille tout à coup et vint sauter sur le fourneau ; on entendit le bruit de ses pattes grêles et Hnes sur les pavés du creuset. — Que me veux-tu ? dit-il à Arthur. — Moi ? rien !

— Mais, n’es-tu point l’esprit damné qui perd les hommes, qui torture leur âme ?

— Eh bien, oui, repartit le monstre avec un cri de joie, oui, je suis Satan.

— Que me veux-tu ? que viens-tu faire ici ? — Tlaider.

— Et à quoi ?

— A trouver ce que tu cherches, l’or, l’élixir. — Vraiment oui ! Tu ne sais donc pas que je peux vivre des mondes, qu’une pensée de ma tête peut faire rouler l’or à mes ieds ? Non, Satan, si tu n’as de

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pouvoir que sur cela, quitte-moi, laisse-moi, fuis, car tu ne peux me servir.

— Non, non, je resterai, dit Satan avec un singulier sourire, je resterai

La vanité est ma fille aînée, elle me donne les âmes de tous ceux qui la prennent, pensa-t-il en lui-même, i’aurai son âme !

En ce moment, les charbons qui s’éteignaient ietèrent encore quelques nappes de lumière, qui passèrent sur la figure d’Arthur ; elle apparut à Satan plus belle et plus terrible que celle des damnés, et même des plus beaux.

— Tiens, sortons d’ici, lui dit Arthur, le vent agite les arbres, la mer gronde et le rivage est dévasté. Wensl nous parlerons mieux de l’éternité et du néant au bruit de la tempête, devant la colère de l’océan. lls sortirent.

Le chemin qui conduisait au rivage était pierreux et ombragé par les grands arbres noirs qui entouraient le château. Il faisait froid, la terre était sèche et dure ; il faisait sombre, pas une étoile au ciel, pas un rayon de la lune.

Arthur marchait, la tête nue et le visage découvert, il allait lentement et prenait plaisir à se sentir le visa e ellleuré par sa chevelure bleue et soyeuse. Il aimaitâe fracas du vent et le bruit sinistre des arbres qui se penchaient avec violence. Satan était derrière ; il sautillait légèrement sur les pierres, sa tête était baissée et il hurlait plaintivement.

Enfin ils arrivèrent à la plage, le sable en était frais, mouillé, couvert de coquilles et de varechs, qui roulaient vers la mer avec les galets entraînés par le reflux. lls s’arrêtèrent tous les deux.

Arthur riait sauvagement au bruit des flots. — Voici ce que i’aime, dit-il, ou plutôt ce que ie hais le moins, mais cette colère n’est pas assez brutale, assez divine. Pourquoi le flot s’arrête-t-il et cesse-t-il

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de monter ? Oh ! si la mer s’étendait au delà du rivage et des rochers, comme elle irait loin, comme elle courrait, comme elle bondirait ! ce serait plaisir de la voir, mais cela...

— Tu veux donc la mort, dit Satan, la mort dans tout ?

— C’est le néant que j’implore.

— Et pourquoi ? tu crois donc que rien ne subsiste après le corps ? que l’œil f’ermé ne voit plus et que la tête f’roide et pâle n’a point de pensée ? — Oui, ie crois cela, pour moi du moins. — Et que veux-tu enfin ? que désires-tu ? — Le bonheur !

— Le bonheur ? y penses-tu ? le bonheur ! tu l’auras dans la science, tu l’auras dans la gloire, tu l’auras dans Vamour.

— Oh ! nulle part ! Je l’ai cherché longtemps, je ne l’ai jamais trouvé ; cette science était trop bornée, cette gloire trop étroite, cet amour trop mesquin. — Tu te crois donc supérieur aux autres hommes ? tu crois ne ton âme...

— Oifi ! mon âme... mon âme !...

— Tu n’en as donc pas ? tu ne crois à rien... pas même à Dieu ? Oh ! tu succomberas, homme faible et vaniteux, tu succomberas, car tu as refusé mes offres ; tu succomberas comme le premier homme. Que son regard était fier, comme il était insolent et f’ort de son bonheur, lorsque, se promenant dans l’Éden, il contemplait d’un œil béant et surpris ma défaite et mes larmes ! et lui aussi je le vis succomber, je le vis ramper à mes pieds, je le vis pleurer comme moi, maudire et blasphémer comme moi ; nos cris de désespoir se mêlèrent ensemble et nous filmes dès lors des compagnons de torture et de sup lice. Oh ! oui, tu tomberas (comme lui, tu aimeras quel)que chose. ’ ’ — Et tu me prends onc pour un homme, Satan ? pour un de ces êtres communs et vulgaires qui crou-

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RÉVE D*ENFER. 175

pissent sur ce monde où un vent de malheur m’a jeté dans sa démence et où je me meurs Faute d’air à respirer, Faute de choses à sentir, à comprendre et à aimer ? Tu crois que cette bouche mange, que ces dents broient, que je suis asservi à la vie comme un visage dans un masque ? Si je clé couvrais cette peau qui me recouvre, tu verrais que moi aussi, Satan, je suis un de ces êtres damnés comme toi, que je suis ton égal et peut-être ton maître. Satan, peux-tu arrêter une vague ? peux-tu pétrir une pierre entre tes mains ? - Oui. ·

— Satan, si je voulais, je te broierais aussi entre mes mains. Satan, qu’as-tu qui te rende supérieur à tout ? qu’as-tu ? est-ce ton corps ? mets ta tête au niveau de mon genou et de mon pied, je l’écraserai sur le sol. Q n’as-tu qui lasse ta gloire et ton orgueil, l’orgueil, cette essence des esprits supérieurs ? Qu’as-tu ? réponds ! ·

— Mon âme.

— Et combien de minutes dans l’éternité peux-tu compter où cette âme t’ait donné le bonheur ? — Cependant, quand ie vois les âmes cles hommes souil’rir comme la mienne, c’est alors une consolation pour mes douleurs, un bonheur pour mon désespoir ; mais toi, qu’as-tu donc de si divin ? est-ce ton âme ? — Non ! c’est parce que je n’en ai pas. — Pas d’âme ? en quoi ! c’est donc un automate vivifié par un éclair de génie ? ·

— Le génie ! oh ! le génie ! dérision et pitié ! Amoi le génie ? ah !

— Pas d’âme ? et q)ui te l’a dit ?

— Qui me l’a dit. je l’ai cleviné... Ecoute, et tu verras. Lorsque je vins sur cette terre, il faisait nuit, une nuit comme celle-ci, froide et terrible ; je me souviens d’avoir été apporté par les vagues sur le rivage... Je me suis levé et j’ai marché. Je me sentais heureux alors, la poitrine libre ; j’avais au-f’ond· de moi quelque

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chose de pur et d’intact, qui me faisait rêver et songer à des idées confuses, vagues, indéterminées, j’avais comme un ressouvenir lointain d’une autre position, d’un état plus tranquille et plus doux ; il me semblait, lorsque ie f’ermais les yeux et que j’écoutais la mer, retourner vers ces régions supérieures où tout était poésie, silence et amour, et ie crus avoir continuellement dormi. Ce sommeil était lourd et stupide, mais qu’il était doux et prol’ond ! en ellet, je me souviens qu’il i’ut un instant ou tout passait derrière moi et s’évaporait comme un songe. Je revins d’un état dixvresse et de bonheur pour la vie et pour l’ennu1 ; peu à peu ces rêves que ie croyais retrouver sur la telîre, disparurent comme ce songe ; ce cœur se rétrécit, et la nature me parut avortée, usée, vieillie, comme- un enf’ant contrefait et bossu qui porte les rides du vieillard. Je tâchai d’imiter les hommes, d’avoir leurs passions, leur intérêt, d’agir comme eux, ce fut en ·vaxn, c’est comme l’aigle qui veut se blottir dans le nid du pivert. Alors tout s’assombrit à ma vue, tout ne f’ut plus qu’un long voile noir, l’existence une longue agonie, et la terre un sépulcre ou l’on enterrait tout vif, et puis quand, après bien des siècles, bien des âges, Quand, après avoir vu passer devant moi des races d’hommes et des empires, ie ne sentis rien palpxter en moi, quand tout fut mort et paralysé à, mon CSPî’I !î, ·]C me dis : « insensé, qui veux le bonheur et n’as point d’âme ! insensé, qui as l’esprit trop haut, le cœur trop élevé, qui comprends ton néant, qui comprends tout, qui n’aimes rien, qui crois que le corps rend heureux et que la matière donne le bonheur ! Cet esprit, il- est vrai, était élevé, ce corps était beau, cette matière était sublime, mais pas d’âme ! pas de croyance ! pas d’espoir !

- Et tu te plains ! lui dit Satan, en trainant SCS mamelles sur le sable et s’étendant de toute sa loflgueur, tu te plains ! Heureux, bénis le ciel au con-

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RÉVE D*ENFER. 177

traire, tu mourras ! Tu ne désires rien, Arthur, tu n’aimes rien, tu vis heureux, car tu ressembles à la pierre, tu ressembles au néant. Oh ! de quoi te plainstu ? qui te chagrine ? qui t’accable ?

—.le m’ennuie.

— Ton corps, pourtant, ne peut-il point te procurer les plaisirs des hommes ?

— Les voluptés humaines, n’est-ce pas ? leurs grands baisers, leurs tiédes étreintes ? Oh ! je n’en ai jamais goûté, je les dédaigne et les méprise. - Mais une lemme ?

— Une f’emme ?·Ah ! je l’étoull’erais dans mes bras, ’e la broierais de mes baisers, je la tuerais de mon lialeine. Oh ! je n’ai rien, tu as raison, je ne veux rien, je n’aime rien, je ne désire rien... Et toi, Satan, tu voudrais mon cor s, n’est-ce as ?

— Un corps ? lôh ! oui, quâque chose de palpable, qui Hîente, qui se voie, câqlje n’ai qu’une Iïorme, ’un sou e, une a arence.. sx jétais un omme. si j’avais sa largepjîoitrine et ses fortes cuisses... aussi je l’envie, je le hais, j’en suis jaloux... Oh ! mais je n’ai ue l’âme, l’âme, soullle brûlant et stérile, qui se dévore et se déchire lui-même ; l’âme ! mais je ne peux rien, jc ne f’ais qu’ellleurer les baisers, sentir, voir, et je ne peux pas toucher, jc ne peux pas prendre ; je n’ai rien, rien, je n’ai que l’âme. Oh. que de f’ois je me suis traîné sur les cadavres de jeunes filles encore tièdes et chauds ! ne de fois je m’en suis retourné désespéré et blasphémant ! Que ne suis-je la brute, l’animal, le reptile ! au moins i à ses joies, son bonheur, sa Famille ; ses désirs sont accomplis, ses passions sont calmées. Tu veux une âme, Arthur ? Une âme ! mais y songes-tu bien ? Veux-tu être comme les hommes ? veux-tu pleurer pour la mort d’une lemme, pour une fortune perdue ? veux-tu maigrir de désespoir, tomber des illusions à la réalité ? Une âme ! mais veuxtu les cris de désespoir stupide, la f’olie, l’idiotisme ? 2

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une âme ! tu veux donc croire ? tu t’abaisserais jusqu’a l’espoir ? Une âme ! tu veux donc être un homme, un peu plus qu’un arbre, un peu moins qu’un chien ? - Eh bien non, dit Arthur en s’avançant dans la mer, non, je ne veux rien !

Puis il se fut et Satan le vit bientôt courir sur les flots, sa course était légère et rapide et les vagues scintillaient sous ses pas.

- Oh ! se dit Satan, dans sa haine jalouse, heureux, heureux... tu as l’ennui sur la terre, mais tu dormiras plus tard, et moi, moi, j’aurai le désespoir dans l’éternité, et quand je contemplerai ton cadavre... — Mon cadavre ? dit Arthur, qui t’as dit que je mourrai ? Ne te l’ai-je pas dit ? je n’espère rien, pas même la mort.

— Les moyens les plus terribles... — Essaie, dit Arthur qui s’était arrêté un instant sur la vague qui le ballottait doucement, comme s’il se fût tenu debout sur une planche. Satan se fut longtemps et pensa à l’alchimiste : «.le l’ai trompé, se dit-il, il ne croit pas à son âme. Oh ! tu aimeras, tu aimeras une f’emme, mais, à celle-la je lui donnerai tant de grâce, tant de beauté, tant d’amour, qu’il l’aimera... car c’est un homme, malgré son orgueil let sa science. »

— Ecoute, Arthur, lui dit-il, demain tu verras une fille de tes montagnes, tu l’aimeras. Arthur se mit à rire.

— Pauvre sot, lui dit-il, je veux bien essayer, ou plutôt essaie de me tuer, si tu l’oses ! A — Non, dit Satan, je n’ai de pouvoir que sur les ames.

Et il le quitta.

Arthur était resté sur les rochers, et quand la lune commença à paraître, il ouvrit ses immenses ailes vertes, déploya son corps blanc comme la neige, et s’envola vers les nues.

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RÉVE D’EN’FER. 179

V

ll f’aisait soir et le soleil rougeâtre et mourant éclairait à’peine la vallée et les montagnes. C’était à cette heure du crépuscule ou l’on voit, dans les prés, des fils blancs qui s’attachent à la chevelure des f’emmes et à leurs vêtements de dentelles et de soyeuses étoiles ; c’était à cette heure ou la cigale chante de son cri aigu, dans l’herbe et sous les blés. Alors on entend dans les champs des voix mystérieuses, des concerts étranges, et puis, bien loin, le bruit d’une sonnette qui s’apaise et diminue, avec les trou eaux qui disparaissent et qui descendent. A cette heure, celle qui garde les chèvres et les vaches hâte son pas, court sans regarder derriére elle, et puis s’arrête de temps en temps, essoufflée et tremblante, car la nuit va venir et l’on rencontre dans le chemin quelques hommes et des jeunes gens, et puis elle a seize ans, la pauvre enf’ant, et elle a peur..

lulietta rassemble ses vaches et se dirige vers le village, dont on distinguait quelques cabanes, mais, ce jour-là, elle était triste, elle ne courait plus pour cueillir des fleurs et ~pour les mettre dans ses cheveux. Non ! plus de sauts enfantins à la vue d’une belle marguerite que son pied allait écraser, plus de chants joyeux, ce jour-là, plus de ces notes perlées, de ces longues roulades ; non ! plus de joie ni d’ivresse, plus ce joli cou blanc qui se courbait en arrière, et d’où sortait en dansant une musique légère et toute chaude d’harmonie, mais, au contraire, des soupirs répétés, un air rêveur, des larmes dans les yeux, et une longue promenade, bien rêveuse et bien lente, au milieu des herbes, sans f’aire attention qu’elle marche dans la rosée et que ses vaches ont disparu, tant la jeune fille est nonchalante et toute mélancolique. 12 •

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ISO GUVRES DE JEUNESSE.

Que de fois, dans ce jour, elle courut après son troupeau ; que de fois elle revint se rasseoir, lasse et ennuyée, et là, penser, ou plutôt ne penser à rien ! Elle était oppressée, son cœur brûlait, il désirait quelque chose de vague, d’indéterminé, il s’attachait à tout, quittait tout, il avait l’ennui, le désir, l’incertitude ; ennui, rêve du passé, songe sur l’avenir, tout cela passait dans la tête de l’enfant, couchée sur l’herbe et qui regardait le ciel les mains sur son front. Elle avait peur d’être ainsi seule au milieu des champs, et pourtant elle y avait passé son enfance, se jouant dans les bois et courant dans les moissons ; le bruit du feuillage la faisait trembler, elle n’osait se retourner, il lui semblait toujours voir derrière sa tête la figure de quelque démon grimaçant avec un rire horrible. Elle regarda longtemps les rayons rougeâtres du soleil qui diminuait de plus en plus, et qui décrivait. de place en place, des cercles lumineux qui s’agrandissaient, dis paraissaient, puis revenaient bientôt ; elle attendit que lia cloche de léglise eût fini de sonner, et quand ses dernières vibrations furent perdues dans le lointain, alors elle se leva péniblement, courut après son troupeau, et se mit en marche pour retourner chez son père.

Tout à coup elle vit, à une cinquantaine de as, une vingtaine de petites flammes qui s’élevaient (fe la terre ; les flammes disparurent, mais au bout de quelques minutes, Julietta les revit encore ; elles se rapprochèrent peu à peu, et puis une disparaissait, puis une autre, une troisième, et enfin la dernière qui sautillait, s’allongeait et dansait avec vivacité et folie. Les vaches s’arrêtèrent tout à coup, comme si un instinct naturel leur prescrivait de ne plus avancer, et firent entendre un beuglement plaintif qui se traina longtemps, monotone, et puis mourut lentement. Les flammes recloublèrent, et l’on entendait distinctement des rires éclatants et des voix d’enfants. Julietta pâlit

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RÉVE D’ENFER. 18 1

et s’appuya sur la corne d’une génisse, immobile et muette de terreur ; elle entendit des pas derrière sa tête, elle sentit ses joues effleurées par un souffle brûlant et un homme vint se placer debout devant elle. Il était richement vêtu, ses habits étaient de soie noire, sa main gantée reluisait de diamants ; au moindre de ses gestes on entendait un bruit de sonnettes argentines, comme mêlées à des pièces d’or ; sa figure était laide, ses moustaches étaient rouges, ses joues étaient creuses, mais ses yeux brillaient comme deux charbons, ils étincelaient sous une prunelle épaisse et touffue comme une poignée de cheveux ; son f’ront était pâle, ridé, osseux, et la partie supérieure en était soigneusement cachée par une toque de velours rouge. On eût dit qu’il craignait de montrer sa tête. — Enf’ant, dit-il à Julietta, belle enfant ! Et il l’attira vers lui d’une main puissante, avec un sourire qu’il tâchait de faire doux et qui n’était qu’horrible.

— Aimes-tu quelqu’un ?

— Oh ! laissez-moi, dit la jeune fille, je me meurs entre vos bras ! vous m’écrasez !

— Eh quoi ! personne ? continua le chevalier. tu aimeras quelqu’un, car je suis puissant, mot, . je donne la haine et l’amour. Tiens, asseyons-nous1c1, continua-t-il, sur le dos de ta vache blanche. Celle-ci se coucha sur le côté et prêta le flanc, l’inconnu s’assit sur son cou, il tenait d’une main une de ses cornes et de l’autre la taille de Julietta. Les feux f’ollets avaient cessé, le soleil n’éclairait plus, il faisait presque nuit et la lune, pâle et faible, luttait avec le jour.

Julietta regardait l’étranger avec terreur ; son regard étai : terrible.

— Laissez-moi ! lui dit-elle, oh ! laissez-moi, au nom de Dieu !

— Dieu ? re rit-il amèrement, et il se mit a rire.

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182 EUVRES DE JEUNESSE.

Julietta, continua-t-il, connais-tu le duc Arthur d’Almaroès ?

— Je l’ai vu quelquefois, mais c’est comme de vous, j’en ai peur... Oh ! laisse-moi, laisse-moi ; il faut que je m’en aille... mon père ! oh ! s’il savait... — Ton père ! en bien ?

— S’il savait, vous dis-jc, que vous me retenez ainsi, le soir... oh ! mais il vous tuerait ! — Je te laisse libre, Julietta, pars ! Et il laissa tomber son bras qui la tenait vivement étreinte.

Elle ne put se lever, quelque chose l’attachait au ventre de l’animal qui geignait tristement et humectait l’herbe de sa langue baveuse ; il râlait et remuait sa tête sur le sol comme s’il se mourait de douleur. — Eh bien, Julietta, pars ! qui t’empêche ? Elle s’efl’orça encore, mais rien ne put lui faire faire un mouvement, sa volonté de fer se brisait devant la fascination de cet homme et son pouvoir magique. — Q n’êtes-vous donc ? lui dit-elle, quel mal vous ai-je fait ?

— Aucun, ... mais parlons du duc Arthur d’Almaroès. N’est-ce pas qu’il est riche, n’il est beau ? lci il se fut, se frappa le front de ses deux mains : Oh ! qu’il vienne ! qu’il vienne donc ! » Et puis ils restèrent ainsi tous les deux, longtemps, bien longtemps, la jeune fille tremblante, et ui l’œil fixé sur elle et la contemplant avidement. — Es-tu heureuse ? lui demanda-t-il. ~ — Heureuse ? Oh ! non ! 4

— Que te faut-il ?

— Je ne sais, mais je n’aime rien, rien ne me plaît, surtout aujourd’hui, je suis bien triste, et ce soir encore... votre air méchant... Oh ! j’en deviendrai folle !

— N’est-ce pas, Julietta, que tu voudrais être reine ?

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’ RÉVE D’ENFER. 183

— Non.

— N’est-ce pas, Julietta, que tu aimes l’êglise et son encens, sa ha)ute neF, ses murailles noircies et ses chants mystiques. ’

— Non. ’

— Tu aimes la mer, les coquilles au rivage, la lune au ciel et des rêves dans tes nuits ? — Oh ! oui ! j’aime tout cela.

— Et qu’y rêves-tu dans tes nuits, Julietta ? — Que sais—’e ?

Et elle devint] toute pensive.

— N’est-ce pas que tu souhaites une autre Vie, des voyages lointains ? n’est-ce pas que tu voudrais être la Feuille de rose pour rouler dans l’air, être l’oiseau qui vole, le chant qui se perd, le cri qui s’êlance ? n’est-ce pas que le duc Arthur est beau, riche et puissant ? Et lui aussi, il aime les rêves, les sublimes extases. Oh ! qu’il vienne ! qu’il vienne ! continua-t-il tout bas, qu’il vienne ! elle l’aimera et d’un amour chaud, brûlant, entier, ils se perdront tous deux. » l..a lune roulait sous les nuages, elle éclairait la montagne, la vallée et le vieux château gothique, dont la sombre silhouette se dessinait au clair de lune comme un Fantôme sur le mur du cimetière. — Levons-nous, dit l’inconnu, et marchons ! l’étranger prit Julietta. et l’entraîna sur ses pas, les vaches bondissaient, galopaient dans les champs, elles couraient, éperclues, les unes après les autres, puis revenaient autour de Julietta en sautant et en dansant ; on n’entendait que le bruit de leurs as sur la terre et la voix du cavalier aux êperons cl ? or qui parlait pt parlait îouiours d’un’spn régulier comme qn or ue. l avait on tem s uis marchaient ainsi, e chëmin êirait Facile, gt ilspmciirchaient rapidement sur l’herbe Fraîche, glissante sous les pieds comme une glace polie. Julietta était Fatiguée, ses jambes s’aFFaissaient sous son cor s.-

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184 GUVRES DE JEUNESSE.

— Quand arriverai-ie ? demandait-elle souvent. Et son regard mélancolique s’élançait dans l’horizon qui ne lui offrait qu’une obscurité profonde. Enfin elle reconnut, après bien longtemps, la masure de son père. L.étranger était toujours à ses côtés, il ne disait plus rien, seulement son visage était gai et il souriait comme un homme heureux ; quelques mots d’une langue inconnue échappaient de ses lèvres, et puis il prétait l’oreille attentivement, silencieux et la bouche béante.

-} Aimes-tu le duc Arthur ? demanda-t-il cncore une ois.

—7.le le connais à peine, et puis, que vous importe. — Tiens, le voilà ! lui-dit-il.

En ellet, un homme passa devant eux, il était nu jusqu’à la ceinture, son corps était blanc comme la neige ; ses [cheveux étaient bleus et ses yeux avaient un c at cé este.

L’inconnu disparut aussitôt.

Julietta se mit à courir, puis, arrivée à une porte en bois entourée d’une haie, elle se cramponna au marteau de fer et sonna à coups redoublés. Un vieillard vint ouvrir, c’était son père.

— Pauvre enfant, lui dit-il, d’où viens-tu ? entre ! Et la jeune fille aussitôt se précipita dans la maison, ou sa famille l’attendait depuis plusieurs heures avec angoisse ; chacun aussitôt poussa des cris de joie, on l’embrassa, on la questionna, et l’on se mit à table autour d’un énorme pot en fer d’où s’exhalait une vapeur é aisse.

— Asljtu ramené les vaches ? lui demanda sa mère. Et sur sa réponse affirmative, elle lui prescrivit d’aller les traire. Julietta sortit et revint au bout de quelques minutes, apportant un énorme seau de ferblanc qu’elle déposa avec peine sur la table... mais c’était du sang.

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RÈVE D’ENFER· I 8 j

— Ciel ! du sangl s’écria Juliette — elle devint pâle et tomba sur les genoux de sa mère — ohl c’est lui ! — Qui ?

— Lui enfin, lui qui m’a retardée. — Q n’est-ce ?

— Je ne sais !

— C’est moi, s’écria une voix qui partait du fond de l’appartement, avec un rire perçant. En eH’et l’étranger et le duc Arthur étaient collés contre la muraille.

Le vieillard sauta sur son fusil croché dans sa cheminée, et les ajusta.

— Grâce pour luil s’écria Julietta en se jetant violemment autour de son cou.

Mais la balle était partie, on n’entendit plus rien, les deux fantômes disparurent ; seulement, au bout de quelques instants, une vitre se cassa et une balle vint rouler sur les pavés.

C’était celle que Satan renvoyait. VI

Tout cela était étrange, il y avait là-dessous quelque sorcellerie, quelque piège magi ne ; et puis, ce lait changé en sang, cette apparitionqbizarre, le retard de Julietta, son regard elïaré, sa voix chevrotante, et cette balle qui venait rebondir autour d’eux, avec leur rire sinistre échappé du mur, tout cela fit pâlir et trembler la famille ; on se serra les uns contre les autres et l’on se fut aussitôt. Julietta s’appuya la tête dans la main gauche, posa le coude sur la table, et défaisant le ruban qui retenait ses cheveux, elle les laissa tomber sur ses épaules, puis, ouvrant les lèvres, elle se mit à chanter entre ses dents, bien bas il est vrai ; elle murmurait un vieux refrain, aigre et monotone, qui sortait en sifHant ; elle se balançait légèrement

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186 QUVRES DE JEUNESSE.

sur la chaise et paraissait vouloir s’endormir au son de sa voix, son regard était insignifiant et à demi f’ermé, sa tenue était nonchalante et rêveuse. On l’écoutait avec étonnement, et c’était toujours les mêmes sons, aigus et faibles, le même bourdonnement ; puis peu à peu il s’apaisa, et il devint si faible et si grêle qu’il mourut entre ses dents. La nuit se passa ainsi, triste et longue, car chacun n’osait remuer de sa place, n’osait dire une parole ni regarder derrière soi. Le vieillard s’assoupit profondément dans son fauteuil de bois, sa femme f’erma bientôt les yeux de crainte et d’ennui ; quant à ses deux fils, ils baissèrent la tête dans leurs mains et cherchèrent un sommeil qui ne vint que bien tard, mais troublé par des rêves sinistres.

Il eût fallu voir toutes ces têtes sommeillant es et abattues, réunies autour diune lumière mourante qui éclairait leur front soucieux diune teinte pâle et lugubre : celle du vieillard était grave, sa bouche était en trou verte, son front était couvert de ses cheveux blancs, et ses mains décharnées reposaient sur ses cuisses ; la vieille femme, qui était posée devant lui, tournait de temps en temps la tête de côté et d’autre, son visage était ridé par une singulière expression de malheur et d’amertume ; i et puis il y avait la figure âle et paisible de Julietta, avec ses longs cheveux blonds qui balayaient la table, sa chanson monotone ui sifflait entre ses dents blanches, et son regard doux et enivré.

Elle ne dormit pas, mais elle passa les heures de la nuit à écouter le beuglement plaintif de sa vache blanche qui, renfermée dans son étable, souffrait aussi, la pauvre bête, et se tordait peut-être d’agonie sur sa litière humide de sueur.

En effet, quand le jour fut venu et ne Julietta sortit pour l’aller faire paître dans les cîmamps, elle portait sur le cou l’empreinte d’une riffe.

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RÈVE D’ENFER. IS7

Elle sortit, monta la colline d’un pas rapide ; arrivée au haut, elle s’assit, mais le bas de ses vêtements et ses pieds ruisselaient, elle avait marché dans la rosée, tant, ce jour, elle était f’olle et dormeuse tout it la fois ; elle courait, puis s’arrêtait tout a coup, portait sa main à son front, et regardait de tous côtés s’il n’allait pas venir.

lll car elle aimait, la pauvre enf’antl elle aimait un grand seigneur, riche, puissant, qui était beau cavalier, avait des yeux fiers et un sourire hautain ; elle aimait un homme étrange, inconnu, un démon incarné, une créature, pensait-elle, bien élevée et bien poétique. Non ! rien de tout cela, car elle aimait le duc Arthur d’Almaroës.

D’autres f’ois, elle retombait dans ses rêveries et souriait amèrement, comme doutant de l’avenir, et puis elle pensait à lui, elle se le créait la, assis sur l’herbe perlée, à côté d’elle ; il était là, la, lui disant de douces paroles, la regardant fixement de son regard puissant ; et sa voix était douce, était pure, était vibrante d’amour, c’était une musique toute nouvelle et toute sublime. Elle resta ainsi longtemps, les yeux fixés sur l’horizon qui lui apparaissait toujours aussi morne, aussi vide de sens, aussi stupide. ’ Le soir arriva enfin, après ce long jour d’angoisses, aussi long que la nuit qui l’avait précédé..lulietta resta encore longtemps après le coucher du soleil, et puis elle revint, elle descendit lentement la montagne, s’arrêtant à chaque pas et écoutant derrière elle, et elle n’entendait que la cigale qui sililait sous l’herbe, et l’épervier qui rentrait dans son nid en volant a tire d’ailes. ’

Elle s’en allait donc ainsi, triste et désespérée, la tête baissée sur son sein tout gonflé de soupirs, tenant de sa main gauche la corde toute humide ui tenait sa pauvre vache blanche qui boitait de l’épau(le droite. C’était sur celle-la que Satan s’était assis.

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188 azuviuas DE Jnumassn.

Arrivée à l’endroit où l’inconnu l’avait quittée, la veille, et où le duc Arthur lui était apparu, elle s’arrêta instinctivement, retint fortement sa génisse qui, luttant naturellement contre elle, l’entraîna de quelques pas.

Arthur se présenta aussitôt, elle lâcha la corde, et la vache se mit à bondir et à galoper vers son étable. Julietta le regarda avec amour, avec envie, avec jalousie ; il passa en la regardant comme il regardait les bois, le ciel, les champs.

Elle l’appela par son nom ; il f’ut sourd à ses cris comme au bêlement du mouton, au chant de l’oiscau, aux aboiements du chien.

— Arthur, lui dit-elle avec désespoir, Arthur, oh ! Arthur, écoute !

Et elle courut sur ses pas, et se traina à ses vêtements, et elle balbutiait en sanglotant ; son cœur battait avec violence, elle pleurait d’amour et de rage. Il y avait tant de passion dans ces cris, dans ces larmes, dans cette poitrine qui se soulevait avec f’racas, dans cet être faible et aérien qui se traînait les genoux sur le sol, tout cela était si éloigné des cris d’une f’emme pour une porcelaine brisée, du bêlement du mouton, du chant de l’oiseau, de l’aboiement du chien, qu’Arthur s’arrêta, la regarda un instant... et puis il continua sa route.

— Oh ! Arthur, écoute de grâce un instant ! car je t’aime, je t’aime ! Oh ! viens avec moi, nous irons vivre ensemble sur la mer, loin d’ici, ou bien, tiens ! nous nous tuerons ensemble.

Arthur marchait toujours.

— Écoute, Arthur ! mais regarde-moi ! je suis donc bien hideuse, bien laide ? tu n’es donc pas un homme, toi, que ton cœur est froid comme le marbre et dur comme la pierre !

Elle tomba à genoux à ses pieds, en se renversant sur le dos comme si elle allait mourir. Elle mourait,

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RÈVE ])’ENFER· I

en eiiet, d’épuisement et de Fatigue, elle se tordait de désespoir, et voulait s’arracher les cheveux, et puis elle sanglotait avec un rire f’orcé, des larmes qui étoilaient sa voix, ses genoux étaient déchirés et couverts de sang à se traîner ainsi sur les cailloux ; car elle aimait d’un amour déchirant, entier, satanique ; cet amour la dévorait toujours, il était furieux, bondissant, exalté.

C’était bien un amour inspiré par l’enf’er, avec ces cris désordonnés, ce f’eu brûlant qui déchire l’âme, use le cœur ; une passion satanique, toute convulsive et toute forcée, si étrange qu’elle paraît bizarre, si forte qu’elle rend f’ou.

— A demain, n’est-ce pas, oh, Arthur ! Une grâce ! une grâce ! et je te donnerai tout après, mon sang, ma vie, mon âme, l’éternité si je l’avais ! tu me tueras si tu veux, mais à demain ! à demain sur la falaise, .. Oh ! n’est-ce pas ? au clair de lune... la belle chose qu’une nuit d’amour sur les rochers, au bruit des flots, n’est-ce pas, Arthur ?... À demain ? Et il laissa tomber nonchalamment de ses lèvres dédaigneuses deux mots :

— A demain !

V

A demain ! Oh ! demain ! et elle courut comme une Folle vers la falaise, on ne la revit plus dans le village, elle’avait disparu du pays.

Satan l avait emportée !

V l

ll faisait nuit, la lune brillait pure et blanche, et, dégaîée de ses nuages, sa lumière éclairait le cabinet d’Art ur, dont il avait laissé la fenêtre ouverte ; il se

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19O CEUVRES DE JEUNESSE.

penchait sur la rampe de l’er et humait avec délices l’air f’rais de la nuit. Il entendit ce même bruit de pattes fines et légéres sur les carreaux de son fourneau, il se retourna. Ciétait Satan, mais, cette f’ois, plus hideux et plus pâle encore ; ses flancs étaient amaigris, et sa gueule béante laissait voir des dents verdâtres comme l’herbe des tombeaux. — Eh bien, Satan, lui dit Arthur, en bien, est-il vrai maintenant que i’aime quelqu’un ? crois-tu que i’aie été ému par ces cris, par ces larmes et par ces convulsions forcées ?

— Vraiment, lui répondit le démon en frémissant sur ses quatre pattes, vraiment tu es donc bien insensible et tu l’as laissée mourir ?

— Elle est morte ? dit Arthur en le regardant froidement. — Non ; mais elle t’attend.

— Elle m’attend ?

— Oui, sur la falaise. Ne lui avais-tu pas promis ? il y a longtemps qu’elle y est, elle t’attend. — Eh bien, j’1rai.

— Tu iras ? en bien, Arthur, je ne te demande que cette dernière grâce ; aprés, tu f’eras de moi tout ce qu’il te plaira, je (appartiens. - Et que veux-tu que je fasse ?

— Crois-tu que je tienne beaucoup à ton âme, moi ? tu l’aimeras, te dis-je... Arthur, ne m’as-tu pas dit que tu voudrais avoir des passions, un amour fort et brûlant, étranger des autres amours ? en bien, tu l’auras, cet amour... mais moi, a mon tour, n’est-ce pas ? tu me donneras ton âme ?

— Je n’en ai pas.

— Tu le crois, mais tu en as une, car tu es un homme puisque tu aimeras.

Satan était habitué à voir tant d’orgueil et de vanité qu’il ne croyait qu’à cela ; le malheur ne voit que le vice, l’aff’amé ’ne sent que la faim.

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RÉVE D’ENFER. 19

— Un homme ? Satan ! Dis, en as-tu vu des hommes qui puissent s’étendre dans les airs jusqu’aux nuages ? — et il déploya ses ailes vertes — en as-tu vu des cheveux comme ceux-là ? — et il montra sa chevelure bleue. — As-tu vu chez aucun d’eux un corps blanc comme la neige, une main aussi forte que celle-la, Satan ? — et il lui serrait fortement la peau entre ses ongles — enfin, y en a-t-il qui ose jamais t’insulter ainsi ? Puisque tu désires mon âme, tue-moi de suite, écrase ma tête dans tes dents, déchire-moi de tes griffes, essaie et vois si je suis un homme.

Et Satan bondissait sur le pavé, il écumait de rage et, dans ses sauts convulsifs, il allait se frapper les reins sur le plafond. Arthur était paisible. — Satan, lui dit-il, tu es fort en effet, tu es puissant, ie sens que tu peux roi anéantir d’un seul coup, essaie, essaie, ah ! de grâce, tue-moil... Oui, j’ai une âme, je te la donne, mon âme ; tue-moi, cela t’est facile, car je ne suis qu’un homme.

Le démon sauta sur sa gorge avec un cri infernal qui partait des ses entrailles ; il voulut le saisir, la peau lui glissa sous les dents, Arthur se dégagea la poitrine ; Satan s’élança d’un bond furieux, les griffes en avant, il retomba sans pouvoir effleurer l’épiderme qui était intact et poli ; il bondissait, furieux, éperdu, un aboiement rau ne courait sur ses lèvres ensanglantées, ses yeux (flamboyaient, il trépignait ; Arthur se coucha sur le sol, étendit ses ailes, Satan glissait dessus, il s’y trainait, y rampait, ouvrait la gueule pour le déchirer, ses griffes s’usaient comme à déchirer un roc ; il bavait haletant, rouge de colère : pour la première fois il se trouvait vaincu. Et puis l’autre... l’autre riait mollement, et ce rire paisible était éclatant, sonore et comme mêlé à un bruit de fer ; le souffle bruyant qui s’exhalait de sa gorge repoussait Satan, comme la furieuse vibration d’une cloc e d’alarme qui

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192 (EUVRES DE JEUNESSE.

bondit dans la nef’, rugit, ébranle les piliers et fait tomber la voûte.

Il f’alIait voir aux prises ces deux créatures toutes bizarres, toutes d’exception, l’une toute spirituelle, l’autre charnelle et divine dans sa matière ; il fallait voir en lutte l’âme et le corps, et cette âme, cet esprit pur et aérien, rampant impuissant et faible devant la morgue hautaine de la matière brute et stupide. Ces deux monstres de la création se trouvaient en présence comme pour se haïr et se combattre, c’était une guerre acharnée, à mort, une guerre terrible, ... et qui devait finir entre eux, comme chez l’homme... par le doute et l’ennui.

C’était deux principes incohérents qui se combattaient en f’ace ; l’esprit tomba d’épuisement et de lassitude devant la patience du corps.

Et qu’ils étaient grands et sublimes, ces deux êtres qui, réunis ensemble, auraient fait un Dieu, l’esprit du mal et la fbrce du pouvoir ! Que cette lutte était terrible et puissante, avec ces cris d’enf’er, ces rires furieux, et puis tout l’édifice en mines qui tremblait sous les pas, et dont les pierres remuaient comme dans un rêve ! Enfin, quand Satan eut bien des fois sauté et retombé sur le sol, haletant et fatigué, l’œil terne, la peau humide d’une sueur glaciale, les grilles cassées ; quand Arthur l’eut contemplé longtemps, épuisé de rage et de colère, rampant tristement à ses pieds ; quand il Cut savouré longtemps le râle qui s’échappait de sa poitrine, quand il eut compté Iles soupirs d’agonie qu’il ne pouvait retenir et qui lui brisaient le cœur, enfin quand, revenu de sa cruelle défaite, Satan leva sa tête défaillante vers son vainqueur, il trouva encore ce regard d’automate, froid et impassible, qui semblait rire dans son dédain.

— Et toi aussi, lui dit Arthur, tu t’es laissé vaincre comme un homme... et par l’orgueil encore ! Crois-tu maintenant que j’aie dit vrai ?

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RÉVE D’ENFER. 193

— Tu n’es peut-être pas un homme, dit Satan... mais tu as une âme.

— Eh bien, Satan, j’irai demain sur la Falaise. Et le lendemain, quand le concierge fit sa tournée dans les corridors, il trouva que les dalles étaient dérangées et usées toutes, de place en place, comme par une griFFe de Fer. L.e brave homme en devint Fou. X

lulietta attendait le duc, elle Fattendait jour et nuit, courant sur les rochers, elle l’attendait en pleurant, elle Fattendait depuis quatre années. Car les ans passent vite dans un récit, dans la pensée ; ils coulent vite dans le souvenir, mais ils sont lents et boiteux dans l’espérance.

Le jour, elle se promenait sur la plage, écoutait la mer et regardait de tous côtés s’il n’allait pas venir ; et puis quand le soleil avait échauFFé les roches, quand, épuisée, elle tombait de Fatigue, alors elle s’endormait sur le sable, et puis se relevait pour aller cueillir des Fruits, chercher le pain que des âmes charitables déposaient dans une l’ente de roches.

La nuit, elle se promenait sur les Falaises, errante ainsi avec ses lon s vêtements blancs, sa chevelure en désordre, et dis cris de douleur ; et elle restait assise des heures entières sur un roc aigu, à contempler, au clair de lune, les vagues brisées ui venaient mourir sur la grève et mousser en blanélhes écumes entre les rochers et les galets.

Pauvre Folle ! disait-on, si jeune et si belle ! vingt ans à peine... et plus d’espoir l... Dame ! c’est sa Faute aussi, elle est Folle d’amour, d’amour pour un prince ; c’est For ueil qui l’a perdue, elle s’est donnée à Satan. Oui, îien folle, en elFet, d’aimer le duc Arthur, bien Folle de ne point étouFFer son amour, bien Folle ’ ï

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194 ÉUVRES DE JEUNESSE.

de ne point se tuer de désespoir ; mais elle croyait à Dieu et elle ne se tua pas.

Il est vrai que souvent elle contemplait la mer et la f’alaise, haute de cent pieds, et puis qulelle se mettait à sourire tout bas, avec une grimace cles lèvres qui f’aisait peur aux enf’ants ; bien folle de s’arrêter devant ’une idée de croire à Dieu, de le respecter, de souffrir pour son plaisir, de pleurer pour ses délices. Croire à Dieu, Éilietta, c’est être heureuse ; tu crois à Dieu, et tu son res ! Oh ! tu es bien f’olle en effetl Voila ce —que te diront les hommes.

Mais non, au désespoir avait succédé l’abattement, aux cris furieux les larmes ; lus d’éclairs de voix, de profonds soupirs, mais des soihs dits tout bas et retenus sur les lèvres, de peur de mourir en les criant. Ses cheveux étaient blancs, car le malheur vieillit ; il est comme le tem s, il court vite, il èse lourd et il frappe fort ; mais, pliis encore, il faut niioins de larmes au désespoir pour amaigrir un homme que de gouttes d’eau à la tempête pour creuser la pierre d’une tombe ; les cheveux se blanchissent en une nuit. Ses cheveux étaient blancs, ses habits déchirés, mais ses ieds s’étaient durcis à marcher sur la terre, à s’éc<ii-cher aux ronces et aux chardons ; ses mains étaient crevassées par le froid et par l’air âpre de l’océan, qui dessèche et qui brûle comme les gelées du Nord ; et puis elle était pâle, amaigrie, avait les yeux creux et ternes, que vivifiait encore un rayon d’amour, qu’éclairait une étincelle d’enf’er ; sa bouche était en trou verte et comme contractée par un mouvement des lèvres involontaire et convulsif Mais elle ’avait toujours le teint doré et brûlé du soleil, elle avait toujours ce regard étrange qui séduit et qui attire, c’était toujours cette âme sublime et passionnée, que Satan avait choisie pour tenter la matière endormie, le corps dénué de sens, la chair sans volupté. Quand elle voyait un homme, elle courait vers lui,

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RÉVE D’ENFER. 19j

se jetait à ses pieds, l’appelait Arthur, et puis s’en retournait triste, désespérée, en disant : « Ce nlest pas luil il ne vient pas l »

Et l’on disait : Oh ! la pauvre Folle, si jeune et si belle, vingt ans à peine., . et plus d’espoir C’était par une nuit belle, radieuse d’étoiles, toute blanche, toute azurée, toute calme comme la mer, qui était tranquille et douce, qui venait battre légèrement les rochers de la Falaise.

lulietta était la, toujours réveuse et solitaire, et puis, je ne sais si c’est un songe, mais Arthur lui aparut. P Arthurl ohl mais toujours Froid, toujours calme. — Je t’attends, lui dit.lulietta, il y a longtemps que je suis au rendez-vous !

Sa voix tremblait.

— Assieds-toi avec moi, sur cette roche, ô mon Arthur, assieds-toi. Que te f’aut-il ? la lune est belle, les étoiles brillent, la mer est calme, il fait beau ici, Arthur... oh ! assieds-toi et causons. Arthur s’étendit a côté d’elle.

— Que me veux-tu, Julietta ? lui dit-il, pourquoi es-tu plus triste que les autres Femmes ? pourquoi m’astu demandé à venir ici ?

— Pourquoi ?... ô Arthur... mais je t’aimel — Qu’est-ce ?

— Eh quoi ? quand je te regarde ainsi, tiens, avec ce sourire — et elle passa son bras autour de sa taille — quand tu sens mon haleine, quand de mes cheveux j’elHeure ta bouche, en bien, dis, est-ce que tu ne sens pas la,7sur la poitrine, quelque chose qui bat et qui res ire.

î Non ! non ! mais tu es une Femme, toi, tu as une - âme, oui, je comprends ; moi, je n’en ai pas d’âmeil la regarda avec fierté — et qu’est-ce que l’âme, Julietta ?

— Que sais-je ?... mais je t’aimel Oh ! l’amour ! 1 ;.

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96 GUVRES DE JEUNESSE.

l’amour, Arthur, tiens, vous blanchit les cheveux, les miens.

Elle le contempla, elle se traîna sur sa poitrine, elle l’accabla de ses baisers et de ses caresses ; et lui, il restait toujours calme sous les embrassements, Froid sous les baisers.

Il Fallait voir cette Femme, s’épuisant d’ardeur, prodiguant tout ce qu’elle avait de passion, d’amour, de poésie, de f’eu dévorant et intime, pour vivifier le corps léthargique d’Arthur, qui restait insensible à ces lèvres brûlantes, à ces bras convulsil’s, comme l’attouchement du lézard au contact de la brute..lulietta était bondissante d’amour, comme Satan l’était de rage et de colère.

Elle passa bien des heures sur les joues d, ATÈl1UT, qui regardait le ciel azuré, qui pensait sans doute aussi à des rêves sublimes, à des amours, sans penser qu’il avait là, devant lui, dans ses bras, une réalité céleste, un amour d’exce tion, tout brûlant et tout exalté. Juliettal il la liaissa tomber épuisée ; puis elle tenta un dernier eH’ort... et courut vers les rochers les plus élevés et s’élança d’un seul bond ; il se lit un silence de quelques secondes, et Arthur entendit le bruit d’un corps lourd qui tombe dans l’eau. Et la nuit était belle, toute calme, toute azurée comme la mer, elle était douce, tranquille, et ses vagues venaient mourir mollement sur la plage, et puis les vagues roulaient, tombaient et apportaient sur le rivage des coquilles, de la mousse et des débris de navires. Une vint rouler longtemps, elle s’étendit au loin, puis se recula, puis revint ; elle déposa quelque chose de lourd et de grand.

C’était un cadavre de Femme.

— Eh bien ? dit Arthur, en regardant Satan. Et quand celui-ci eut vu que son Front était toujours pâle et uni, que son œil était sec et sans larmes : — Non ! non ! tu n’as pas d’âme, je me suis trompé,

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RÈVE D’ENFER. 197 continua-t-il en le regardant avec envie, mais j’aurai celle-la. Et il enl’onça son pied crochu dans la gorge du cadavre. X Et plusieurs siècles se passèrent. La terre dormait d’un sommeil léthargique, point de bruit à sa surface, et l’on n’entendait que les eaux de l’océan qui se brisaient en ècumant ; elles ètaient furieuses, montaient dans l’air en tourbillonnant, et le rivage remuait à leurs secousses comme entre les mains d’un géant. Une pluie fine et abondante obscurcissait la lumière douteuse de la lune, le vent cassait la Forêt, et les cieux pliaient sous leur soullle comme le roseau a la brise du lac. Il y avait dans l’air comme un bruit étrange de larmes et de sanglots, on eût dit le râle d’un monde. Et une voix s’éleva de la terre et dit : — Assez ! assez ! j’ai tro longtemps souffert et ployè les reins, assez ! Oh ! grgce ! ne crèe point d’autre monde ! Et une voix douce, pure, mélodieuse comme la voix des anges, s’abattit sur la terre et dit : — Non ! non ! clest pour l’èternitè, il n’y aura plus d’autre monde !

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UN E

LECON D’I·llSTOlRE NATURELLEW.

GENRE C0/ll/MIS.

Depuis Aristote jusqu’à Cuvier, depuis Pline jusqu’à M. de Blainville, on à Fait des pas immenses dans la science de la nature. Chaque savant est venu apporter à cette science son contingent d’observations et d’études ; on a voyagé, fait des découvertes importantes, tenté de périlleuses excursions, d’où l’on n’a rapporté le plus souvent que de petites fourrures noires, jaunes ou tricolores ; et puis l’on était bien aise de savoir que l’ours mangeait du miel et qu’il avait un Faible pour les tartes à la crème.

Ce sont de bien grandes découvertes, je l’avoue. Mais aucun homme n’a encore songé à parler du Commis, l’animal le lus intéressant de notre époque. Aucun sans dloute n’a fait des études assez spéciales, n’a assez médité, assez vu, assez voyagé pour pouvoir parler du Commis avec ample connaissance de cause, . · Un autre obstacle se pr sentait : comment classer cet animal ? car on a hésité longtemps entre le brady e, le hurleur et le chacal.

bref’, la uestion resta indécise, et on laissa à l’avenir le soin de résoudre ce problème avec celui de découvrir le principe du genre chien.

l’) Cette étude nlgaru dans le Colibri du 30 mars 1837, puis fut publiée par M. René es charmes dans Flaubert, xa vie, son caractère et ses idées avant 1857 (Ferroud, édit.),

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UNE LECON DÈHISTOIRE NATURELLE. 199

En effet il était difficile de classer un animal aussi peu logique dans sa complexion. Sa casquette de loutre faisait opiner pour la vie aquatique, ainsi que sa redingote à longs poils bruns, tandis que son gilet de laine, épais de quatre pouces, prouvait certainement que c’était un animal des pays septentrionaux ; ses ongles crochus l’auraient fait prendre pour un carnivore, s’il eût eu des dents. Enfin l’Académie des sciences avait statué pour un digitigrade : malheureusement on reconnut bientôt qu’il avait une canne en bois de fer et que, parfois, il faisait des visites de jour de l’an en fiacre et allait dîner à la campagne en coucou. Pour moi, que ma longue expérience a mis à même d’instruire le genre humain, je puis parler avec la confiance modeste d’un savant zoologue. Mes fréquents voyages dans les bureaux m’ont laissé assez de souvenirs pour décrire les animaux qui les peuplent, leur anatomie, leurs mœurs..l’ai vu toutes les espèces de Commis, depuis le Commis de barrière jusqu’au Commis d’enregistrement. Ces voyages m’ont entièrement ruiné et je prie mes lecteurs de faire une souscription pour un homme qui s’est dévoué à la science et a usé pour elle deux para luies, douze chapeaux (avec leurs coiffes en toile ciréeî et six ressemelages de bottes. Le Commis a depuis 36 ans jusqu’à 6o ; il est (petit, replet, gras et frais ; i à une tabatière dite queue c rat, une perruque rousse, des lunettes en argent pour le bureau et un mouchoir de rouennerie.

Il crache souvent et lors ne vous éternuez il vous dit : «Dieu vous bénisse ».qll subit des variations de pelage suivant les saisons.

En été, il porte un chapeau de paille, un pantalon de nanlcin, qu’il a soin de préserver des taches d’encre en étalant dessus son mouchoir. Ses souliers sont en castor et son gilet en coutil. Il a invariablement un faux col de velours. Pour l’hiver c’est un pantalon bleu avec une énorme redin ote qui le réserve du froid. La re-

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2.00. EUVRES DE JEUNESSE.

dingote est l’élément du Commis comme l’eau est celui des poissons.

Originaire de l’ancien continent, il est malheureusement très répandu dans nos pays. Ses mœurs sont douces : il se déf’end quand on l’attaque. Il reste le plus souvent célibataire et mène alors la vie de garçon. La vie de garçon ! C’est-à-dire qu’au café il dit «Mademoiselle » à la dame du comptoir, prend le sucre qui lui reste sur son plateau et se permet parf’ois le fin cigare de trois sous. Oh ! mais alors le Commis est infernal ! Le jour qu’il a f’umé il se sent belliqueux, taille quatre plumes avant d’en trouver une bonne, rudoie le garçon de bureau, laisse tomber ses lunettes et Fait des pâtés sur ses registres, ce qui le désole considérablement. D’autres Fois, le Commis est marié. Alors il est citoyen paisible et vertueux et n’a plus la tête chaude de sa jeunesse. Il monte sa garde, se couche à neuf heures, ne sort pas sans parapluie. Il prend son caf’é au, lait tous les dimanches matin, lit le Constitutionnel, l’Echo, les Débats ou quelque autre journal de cette Force. II est chaud partisan de la Charte de 1830 et des libertés de Juillet. Il a du respect pour les lois de son pays, crie «Vive le Roil » devant un f’eu d’artifice et blanchit son baudrier tous les samedis soir. Le Commis est enthousiaste de la garde nationale ; son cœur s’allume au son du tambour et il court à la place d’armes, sanglé et étranglé dans son col, en fredonnant : «Ah quel plaisir d’être soldat ! »

Quant à sa Femme, elle garde la maison tout le long du jour, raccommode les bas, Fait des manchettes en toile pour son époux, lit les mélodrames de l’Ambigu et trempe la soupe ; c’est là sa spécialité. Quoique chaste, le Commis a ourtant l’esprit licencieux et enjoué : car il dit «lVla belle enf’ant » aux jeunes personnes qui entrent dans le bureau. De plus il est abonné aux romans de Paul de Koclc, dont il Fait ses

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UNE LECON D’HlSTOlRE NATURELLE. 2©l

lectures Favorites, le soir, auprès de son poëte, les pieds dans ses pantoufles et le bonnet de soie noire sur la tête. Il f’aut voir cet intéressant bipède au bureau, copiant des contrôles ! Il a ôté sa redingote et son col et travaille en chemise, c’est-à-dire en gilet de laine. Il est penché sur son pupitre, la plume sur l’oreille gauche ; il écrit lentement, savourant l’odeur de l’encre qu’il voit avec plaisir s’étendre sur un immense papier ; il chante entre ses dents ce qu’il écrit et Fait une musique perpétuelle avec son nez ; mais, lorsqu’il est pressé, il jette avec ardeur les points, les virgules, les barres, les «fins » et les paraphes. Ceci est le comble du talent. Il s’entretient avec ses collègues du dégel, des limaces, du repavage du port, du pont de f’er et du gaz. S’il voit, à travers les épais rideaux qui lui bouchent le jour, que le temps est pluvieux, il s’écrie subitement : «Diablel va y avoir du bouillon » Puis il se remet à la besogne.

Le Commis aime la chaleur, il vit dans une étuve perpétuelle. Son plus grand plaisir est de Faire rougir le poëte du comptoir. Alors il rit du rire de l’heureux ; la sueur de la joie inonde son visage, qu’il essuie avec son mouchoir, et en souillant régulièrement ; mais bientôt, étoullant sous le poids du bonheur, il ne peut retenir cette exclamation : «Q n’il Fait bon icil » Et quand il est au plus Fort de cette béatitude, il copie avec une nouvelle ardeur. Sa plume va plus vite que de coutume, ses yeux s’allument, il oublie de remettre le couvercle de sa tabatière, et, emporté par l’ivresse, il se lève tout à coup de sa place et revient bientôt dans le sanctuaire, apportant dans ses bras une énorme bûche ; il s’approche du poëte, s’en écarte à diverses reprises, en ouvre la porte avec une règle, puis jette le morceau de bois en s’écriant : «Encore une allumette ! » Et il reste quelques moments debout, la bouche béante, à écouter la flamme qui Fait trembler le tuyau en rendant un bruit sourd et agréable.

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202 (EUVRES DE JEUNESSE.

Si par malheur vous laissez la porte ouverte en entrant dans le bureau, le Commis devient furieux, ses ongles se reclressent, il gratte sa perruque, frappe du pied, ljure, et èrous entendeâ sortir dlientredles registres, es contr les, les nom reux ca iers’additions et de divisions, une voix glapissante qui crie : «Fermez la porte, · corbleu ; vous ne savez donc pas lire ? Regardez l’av1s qui est à la porte du comptoir ! La chaleur va s’en aller, mâtin ! »

Ne vous avisez pas de l’appeler : Commis ! Dites au contraire : Monsieur l’emp oyé !

l..’Employé a de longs ongles, et c’est un de ses plus doux passe-temps que de les gratter avec son grattoir. L’EImployé apporte le matin son petit pain dans sa oc e, ouvre son u itre, rend sa cas uette à lar es bords verts et atteiidpque lepgarçon lui gt apporté gou déjeuner de beurre salé ou son fromage uotidien. Lorsque le jour commence à baisser, (i’Employé se réjouit fort de voir la porte du comptoir s’entrouvrir et de voir entrer la personne qui doit allumer les quinquets. Car le quinquet est pour le bureaucrate un long sujet de conversation, de distraction et une cause de dispute entre lui et ses semblables. A peine est-il allumé qu’il regarde si la mèche est bonne, s’il ne file pas ; puis, quand il a haussé le bouton à une hauteur démesurée, lorsqu’il a cassé cinq ou six verres, alors il se plaint amèrement de son sort et dit souvent avec l’accent de la plus vive tristesse, que la lumière lui I blesse la vue ; et c’est pour s’en préserver qu’il à cette énorme casquette qui étend son ombre sur le papier de son voisin. Le voisin déclare qu’il est impossible d’écrire sans y voir et veut lui f’aire ôter sa casquette. Mais le rusé Commis l’enfonce davantage sur ses oreilles, et il a soin de mettre la gorgette. Il va tous les dimanches au spectacle, se place aux secondes ou au parterre ; il siffle le lever de rideau et applaudit le vaudeville. Quand il est jeune, il va Faire

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UNE LECON D’HISTOIRE NATURELLE. 203

sa partie de dominos entre les entractes. Quelquefois il perd, alors il rentre chez lui, casse deux assiettes, n’appelle plus sa Femme mon épouse, oublie Azor, mange avidement le bouilli réchaullé de la veille, sale avec Fureur les haricots et puis s’endort dans sesrêves de contrôle, de dégel, de repavage et de soustractions. l’ai dit, je crois, tout ce qu’il y a à dire sur le Commis en général, ou du moins je sens que la patience du lecteur commence à se lasser.

l’ai encore dans mes cartons de nombreuses observations sur les diverses espèces de ce genre, telles que le Commis de barrière, le Commis de rouennerie, le Commis douanier, — qui s’élève quelquefois jusqu’au rang’de maître d’études, se lance dans la littérature et rédige des affiches et des Feuilletons, — le Commis voyageur, l’Employé de mairie et mille autres encore. Tel est le Fruit ingrat des veilles de ma vie studieuse. Mais si des temps meilleurs se font plus tard sentir, si les orages politiques qui tendent à augmenter diminuent, en bien ! ie pourrai alors reparaître sur la scène et publier la suite de ce cours de zoologie, immense ’ échelon social qui s’étend depuis le Commis de barrière jusqu’au Caissier de l’agent de change.

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QUIDQUID VOLUERIJU).

ÉTUDES PSYCHOLOGIQUES.

l

A moi donc mes souvenirs d’insomnie ! à moi mes rêves de pauvre’f’oul venez tous ! venez tous, mes bons amis les Diablotins, vous qui la nuit sautez sur, mes pieds, courez sur mes vitres, montez au plafond, et puis violets, verts, jaunes, noirs, blancs, avec de grandes ailes, de longues barbes, remuez les cloisons de ma chambre, les ferrures de ma porte, et de votre souffle Faites vaciller la lampe qui pâlit sous vos lèvres verdâtres.

Je vous vois, bien souvent, dans les pâles nuits d’hiver, venir tous paisiblement, couverts de grands manteaux bruns qui tranchent bien sur la neige des toits, avec vos petits crânes osseux comme des têtes de morts ; vous arrivez tous par le trou de ma serrure, et chacun va réchauffer ses longs on les à la barre de ma cheminée qui jette encore une tièâe chaleur. Venez tous, enfants de mon cerveau, donnez-moi pour le moment une de vos Folies, de vos rires étranges, et vous m’aurez épargné une préface comme les modernes et une invocation à la Muse comme les anciens. "l 8 octobre 1837.

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QUIDQUID VOLUERIJ’. 20j

l

— Contez-nous votre voyage au Brésil, mon cher ami, disait par une belle soirée du mois d’août M’“° de Lansac à son neveu Paul, cela amusera Adèle. Or Adèle était une jolie blonde, bien nonchalante, qui se pendait à son bras, dans les allées sablées du parc.

M. Paul répondit 2

— Mais, ma tante, j’ai fait un excellent voyage, je vous assure.

— Vous me l’avez déjà dit.

— Ah ! fit-il.

Et il se fut. Le silence des promeneurs dura longtemps et chacun marchait sans penser à son voisin, l’un eileuillant une rose, l’autre remuant de ses pieds le sable des allées, un troisième regardant la lune à travers les grands ormes, que leurs branches entr’écartées laissaient apparaître limpide et calme. Encore la lunel mais elle doit nécessairement jouer un grand rôle, c’est le sine qua non de toute œuvre lugubre, comme les cla uements de dents et les cheveux hérissés ; mais eni-in, ce jour-là, il y avait une lune. A

Pourquoi me l’ôter, ma pauvre lune ? O ma lune, je t’aimel tu reluis bien sur le toit escarpé du château, tu l’ais du lac une large bande d’argent, et à ta pâle lueur chaque goutte d’eau de la pluie qui vient de tomber, chaque goutte d’eau, dis-je, suspendue au bout d’une Feuille de rose, semble une perle sur un beau sein de Femme. Ceci est bien vieux ! mais coupons là et revenons à nos moutons, comme dit Panurge. Cependant, dans cette nonchalance alïectée, dans cet abandon rêveur de cette grande fille, dont la taille se penche si gracieusement sur le bras de son cousin,

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206 EUVRES DE JEUNESSE.

il y a je ne sais quoi de langoureux, et de roucoulant dans ces belles dents blanches qui se montrent pour sourire, dans ces cheveux blonds qui encadrent en larges boncles ce visage pâle et mignon ; il y a dans tout cela un parfum d’amour qui porte à l’âme une sensation délicieuse.

Ce n’était point une beauté méridionale et ardente, une de ces filles du Midi, et l’œil brûlant comme un volcan, aux passions brûlantes aussi ; son œil n’était pas noir, sa peau n’avait point un velouté d’Andalouse, mais c’était quelque chose d’une forme vaporeuse et mystique, comme ces fées scandinaves au cou d’albâtre, aux pieds nus sur la neige des montagnes, et ui apparaissent dans une belle nuit étoilée, sur le bord dun torrent, légères et fugitives, au barde qui chante ses chants d’amour.

Son regard était bleu et humide, son teint était pâle, c’était une de ces pauvres jeunes filles qui ont des gastrites de naissance, boivent de l’eau, tapotent sur un piano bruyant la musique de Listz, aiment la poésie, les tristes rêveries, les amours mélancoliques et ont des maux d’estomac.

Elle aimait, qui donc ? ses cygnes qui glissaient sur l’étan, ses sin es qui croquaient des noix que sa jolie main îlanche îur passait à travers les barreaux de leurs cages ; et puis encore ses oiseaux, son écureuil, les fleurs du parc, ses beaux livres dorés sur tranche, et... son cousin, son ami d’enfance, M. Paul, qui avait de gros favoris noirs, qui était grand et fort et qui devait l’épouser dans quinze jours.

Soyez sur qu’elle sera heureuse avec un tel mari, c’est un homme sensé par excellence, et je comprends dans cette catégorie tous ceux qui nlaiment point la poésie, qui ont un bon estomac et un cœur sec, qualités indispensables pour vivre jusqu’à cent ans et aire sa fortune. lfhomme sensé est celui qui sait vivre sans payer ses dettes, sait goûter un bon verre de vin, pro-

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QUIDQUID VOLUERIJ’. 207

lite de l’amour d’une f’emme comme d’un habit dont on se couvre pendant quelque temps et puis qui se jette avec toute la friperie des vieux sentiments qui sont passés de mode.

En eH’et, vous répondra-t-il, qu’est-ce que l’amour ? une sottise, j’en profite ; et la tendresse ? une maiserie, disent les géomètres, or je n’en ai point ; et la poésie ? qu’est-ce que ça prouve ? aussi je m’en garde ; et la religion ? la atrie ? l’art ? fariboles et l’adaises. Pour l’âme, il y a l)ongtemps que Cabanis et Bichat nous ont prouvé que les veines donnent au cœur, et voilà tout.

Voilà l’homme sensé, celui qu’on respecte et qu’on honore ; car il monte sa garde nationale, s’habille comme tout le monde, arle morale et philanthropie, vote pour les chemins dié f’er et l’abolition des maisons de ieu.

II a un château, une Femme, un fils qui sera notaire, une fille qui se mariera à un chimiste. Si vous le rencontrez a l’Opéra, il a des lunettes d’or, un habit noir, une canne, et prend des pastilles de menthe pour chasser l’odeur du cigare, car la pipe lui fait horreur, cela est si mauvais tonl

Paul n’avait point encore de Femme, mais il allait en prendre une, sans amour, et par la raison que ce mariage-là doublerait Sa fortune, et il n’avait eu besoin que de faire une simple addition pour voir qu’il serait riche alors de cinquante mille livres de rente ; au collège il était Fort en mathématiques. Quant à la littérature, il avait toujours trouvé ça bête.

La promenade dura longtemps, silencieuse et toute contemplative de la belle nuit bleue qui enveloppait les arbres, le bosquet, l’étang, dans un brouillard d’azur que perçaient les rayons de la lune, comme si l’atmosphère eût été couverte d’un voile de gaze. On ne rentra dans le salon que vers onze heures, les bougies pétillaient et quelques roses, tombées de la

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208 QEUVRES DE JEUNESSE.

jardinière dlacajou, étaient étendues sur le parquet ciré, pêle-mêle, effeuillées et f’oulées aux pieds. Qu’importe ! il y en avait tant d’autres

Adèle sentait ses souliers de satin humectés par la rosée, elle avait mal et la tête et s’endormit sur le sofa, un bras pendant à terre ; M“’° de Lansac était partie donner quelques ordres pour le lendemain et fermer toutes les portes, tous les verrous ; il ne restait ue Paul et D’alioh.

q Le premier regardait les candélabres dorés, la pendule de bronze dont le son argentin sonna minuit, le piano de Pape, les tableaux, les fauteuils, la table de marbre blanc, le sofa tapissé ; puis allant à la fenêtre et regardant vers le plus fourré du parc : — Demain, à 4 heures, il y aura du lapin. · Quant à Djalioh, il regardait la jeune fille endormie ; il voulut dire un mot, mais il f’ut dit si bas, si craintif, qu’on le prit pour un soupir.-Si c’était un mot ou un soupir, peu importe, mais il y avait là dedans toute une âme !

Ill

Le lendemain, en effet, par un beau lever de soleil, le chasseur partit accompagné de sa grande lèvrette favorite, de ses deux chiens bassets et du garde ui ortait, dans une large carnassière, la poudre, (les balles, tous les ustensiles de chasse et un énorme pâté de canards, que notre fiancé avait commandé lui-même depuis deux jours. Le piqueur, sur son ordre, donna du cor et ils s’avancèrent à grands pas dans la laine.

P Aussitôt, à une fenêtre du second étage, un contrevent vert s’ouvrit, et une tête entourée de longs cheveux blonds apparut à travers le jasmin qui montait le long du mur et dont le feuillage tapissait les briques

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QUIDQUID VOLUERIJ. 209

rouges et blanches du château. Elle était en négligé, ou du moins vous l’auriez présumé d’après l’abandon de ses cheveux, le laisser-aller de sa pose et l’entre-bâillement de sa chemise garnie de mousseline, décolletée jusqu’aux épaules, et dont les manches ne venaient que jusqu’aux coudes. Son bras était blanc et rond, charnu, mais par malheur il s’égratigna quelque peu contre la muraille, en ouvrant précipitamment la Fenêtre pour voir partir Paul ; elle lui fit un signe de main et lui envoya un baiser. Paul se détourna et, après avoir regardé longtemps cette tête d’enfant l’raîche et pure, au milieu des fleurs, après avoir réfléchi que tout cela serait bientôt à lui, et les fleurs, et la jeune fille, et l’amour qu’il y avait dans tout cela, il dit : «Elle est gentille ! » Alors une main blanche f’crma l’auvent, l’horloge sonna 4. heures, le coq se mit à chanter, et un rayon de soleil passant à travers la charmille vint darder sur les ardoises du toit. Tout redevint silencieux et calme. ·

A io heures, M. Paul n’était pas de retour, on sonna le déjeuner et l’on se mit à table. La salle était haute et spacieuse, meublée à la Louis XV ; sur les dessus de la cheminée, on voyait, à demi efïacée par la poussière, une scène pastorale : c’était une bergère bien poudrée, couverte de mouches, avec des paniers, au milieu de ses blancs moutons ; l’Amour volait au-dessus d’elle, et un joli carlin était étendu à ses pieds, assis sur un tapis brodé où l’on voyait un bouquet de roses lié par un fil d’or.’Aux corniches étaient suspendus des œufs de pigeon enlilés les uns aux autres et peints en blanc avec des taches vertes.

Les lambris étaient d’un blanc pâle et terni, décoré çà et là de uelques portraits de famille, et puis des paysages colloriés, représentant des vues de Norvège ou de Russie, ou bien des montagnes de neige, des moissons, des vendanges, plus loin des gravures encadrées en noir. lci c’est le portrait en pied de quelque 14

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2. I O EUVRES DE JEUNESSE.

président au Parlement, avec ses peaux d’hermine et sa perruque à trois marteaux ; plus loin un cavalier allemand qui fait caracoler son cheval, dont la queue, longue et fournie, se replie dans l’air et ondule comme les anneaux d’un serpent ; enfin quelques tableaux de l’école flamande avec ses scènes e cabaret, ses gaillardes figures toutes bouffies de bière et son atmosphère de fumée de tabac, sa joie, ses gros seins nus, ses gros rires sur de grosses lèvres, et ce franc matérialisme qui règne depuis l’enfant dont la tête f’risée se plonge dans un pot de vin jusqu’aux formes chamues de la bonne Vier e assise dans sa niche noircie et enf’umée. Du reste is fenêtres, hautes et larges, répandaient une vive lumière dans l’appartement qui malgré la vétusté de ces meubles, ne manquait as d’un certain air de jeunesse, si vous aviez vu les deux fontaines de marbre aux deux bouts de la salle, et les dalles noires et blanches qui la pavaient. Mais le meuble principal, celui qui donnait le plus à penser et à sentir, était un immense canapé, bien vieux, bien doux, bien mollet, tout chamarré de vives couleurs, de vert, de jaune, d’oiseaux de paradis, de bouquets de fleurs, le tout parsemé richement sur un fond de satin blanc et moelleux ; là sans doute, bien des fois, après que les domestiques avaient enlevé les débris du souper, la châtelaine s’y rendait, et, assise sur ces f’rais coussins de satin, la pauvre f’emme attendait M. le chevalier qui arrivait sans vouloir déranger personne pour prendre un rafraîchissement, car par hasard il avait soif’ ; oui, là, sans doute, plus d’une jolie marquise, plus d’une grande comtesse, au court jupon, au teint rose, à la jolie main, au corsage étroit, entendit de doux propos que maint gentil abbé philosophe et athée glissait au roi ieu d’une conversation sur les sensations et les besoins de l’âme ; oui, il y eut là peut-être bien des petits soupirs, des larmes et des baisers furtifs. Et tout cela avait passé ! les mar uises, les abbés,

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QUIDQUID VOLUERIJ’. 2l I

les chevaliers, les propos des gentilshommes, tout s’était évanoui, tout avait coulé, f’ui, les baisers, les amours, les tendres épanchements, les séductions cles talons rouges ; le canapé était resté à sa place, sur ses quatre pieds d’acajou, mais son bois était vermoulu et sa garniture en or s’était ternip et efhlée. Djalioh était assis à côté d’Aclèle ; celle-ci fit la moue en s’asseyant, et recula sa chaise, rougit et se versa précipitamment du vin. Son voisin, en effet, n’avait rien d’agréable, car depuis un mois qu’il était avec M. Paul dans le château, il n’avait pas encore parlé ; il était fantasque selon les uns, mélancolique, disaient les autres, stupide, f’ou, enfin muet, ajoutaient les plus sages ; il passait chez M“’° de Lansac pour l’ami de M. Paul, un drôle d’ami, pensaient tous les gens qui le voyaient.

Il était petit, maigre et chétif’ ; il n’y avait que ses mains qui annonçassent quelque f’orce dans sa personne, ses doigts étaient courts, écrasés, munis d’ongles robustes et à moitié crochus. Quant au reste de son corps, il était si faible et si débile, il était couvert d’une couleur si triste et si languissante, que vous auriez gémi sur cet homme jeune encore et qui semblait né pour la tombe, comme ces jeunes arbres qui vivent cassés et sans feuilles. Son vêtement, complètement noir, rehaussait encore la couleur livide de son teint, car il était d’un jaune cuivré ; ses lèvres étaient grosses et laissaient voir deux rangées de longues dents blanches, comme celles des singes et des nègres. Quant à sa tête, elle était étroite et comprimée sur le devant, mais par derrière elle prenait un développement prodigieux, ceci s’observait sans peine, car la rareté de ses cheveux laissait voir un crâne nu et ridé.

Il y avait sur tout cela un air de sauvagerie et de bestialité étrange et bizarre, qui le faisait ressembler plutôt à quelque animal fantastique qu’à un être hux4.

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2 u 2 QEUVRES DE JEUNESSE.

main. Ses yeux étaient ronds, grands, d’une teinte terne et f’ausse, et quand le regard velouté de cet homme s’abaissait sur vous, on se sentait sous le poids d’une étrange fascination ; et pourtant il n’avait point sur les traits un air dur ni f’éroce ; il souriait à tous les regards, mais ce rire était stupide et f’roid. S’il eût ouvert la chemise qui touchait à cette peau épaisse et noire, vous eussiez contemplé une large poitrine qui semblait celle d’un athléte, tant les vastes poumons qu’elle contenait respiraient tout àl’aise sous cette poitrine velue.

Oh ! son cœur aussi était vaste et immense, mais vaste comme la mer, immense et vide comme sa solitude. Souvent, en présence des forêts, des hautes montagnes, de l’océan, son front plissé se déridait tout à coup, ses narines s’écartaient avec violence, et toute son âme se dilatait devant la nature comme une rose qui s’épanouit au soleil ; et il tremblait de tous ses membres, sous le poids d’une volupté intérieure, et la tête entre ses deux mains il tombait dans une léthargique mélancolie, alors, dis-je, son âme brillait à travers son corps, comme les beaux yeux d’une f’emme derrière un voile noir.

Car ces formes si laides et si hideuses, ce teint jaune et maladif’, ce crâne rétréci, ces membres rachiti ues, tout cela prenait un tel air de bonheur et d’enll10usiasme, il y avait tant de f’eu et de poésie dans ces vilains yeux de singe, qu’il semblait alors comme remué violemment par un galvanisme de l’âme. La passion, chez lui, devait être rage et l’amour une frénésie ; les fibres de son cœur étaient plus molles et plus sonores ue celles des autres, la douleur se convertissait en des spasmes convulsifs et les jouissances en voluptés mouxes.

Sa jeunesse était fraîche et pure, il avait dix-sept ans, ou plutôt soixante, cent et des siècles entiers, tant il était vieux et cassé, usé et battu par tous les

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vents du cœur, par tous les orages de l’âme. Demandez à l’océan combien il porte de rides au front ; comptez les vagues de la tempête !

ll avait vécu longtemps, bien longtemps, non point par la pensée, les méditations du savant, ni les rêves n’avaient point occupé un instant dans toute sa vie, mais il avait vécu et grandi de l’âme, et il était déjà vieux par le cœur. Pourtant ses affections ne s’étaient tournées sur personne, car il avait en lui un chaos des sentiments les plus étranges, des sensations les plus étranges ; la poésie avait remplacé la logique, et les passions avaient pris la place de la science. Parfois il lui semblait entendre des voix qui lui parlaient derrière un buisson de roses et des mélodies qui tombaient des cieux, la nature le possédait sous toutes ces forces, volupté de l’âme, passions violentes, appétits gloutons. C’était le résumé d’une grande f’ai lesse morale et physique, avec toute la véhémence du cœur, mais d’un fragile et qui se brisait d’elle-même à chaque, obstacle, comme la foudre insensée ui renverse les palais, brûle les diadémes, abat les éliaumières et va se perdre dans une flaque d’eau.

Voilà le monstre de la nature qui était en contact avec M. Paul, cet autre monstre, ou plutôt cette merveille de la civilisation et qui en portait tous les symboles, grandeur de l’esprit, sécheresse du cœur. Autant l’un avait d’amour pour les épanchements de l’âme, les douces causeries du cœur, autant Dialioh aimait les rêveries de la nuit et les songes de sa pensée. Son âme se prenait à ce qui était beau et sublime, comme le lierre aux débris, les fleurs au printemps, la tombe au cadavre, le malheur à l’homme, s’y cramponnait et mourait avec lui ; ou l’intelligence finissait, le cœur prenait son emcpire, il était vaste et infini, car il comprenait le mon e dans son amour.

Aussi il aimait Adèle, mais d’abord comme la nature entière, d’une sympathie douce et universelle,

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214 EUVRES DE JEUNESSE.

puis peu à peu cet amour augmenta, à mesure que sa tendresse sur les autres êtres diminuait. En effet, nous naissons tous avec une certaine somme de tendresse et d’amour que nous jetons gaiement sur les premières choses venues, des chevaux, des places, des honneurs, des trônes, des f’emmes, des voluptés, quoi, enfin ? à tous les vents, tous les courants rapides ; mais réunissons cela et nous aurons un trésor immense. Jetez des tonnes d’or à la surf’ace du désert, le sable les engloutira bientôt, mais réunissez les en un monceau, et vous formerez des pyramides. Eh bien, il concentra bientôt toute son âme sur une seule pensée, et il vécut de cette pensée. IV

La fatale quinzaine s’était évanouie dans une longue attente pour la jeune fille, dans une froide indifférence pour son futur époux.

La première voyait dans le mariage un mari, des cachemires, une loge à l’Opéra, des courses au Bois de Boulogne, des bals tout l’hiver, ohl tant n’elle voudra ! et puis encore tout ce qu’une fillette de dix-huit ans rêve dans ses songes dorés et dans son alcôve f’ermée.

Le mari, au contraire, voyait dans le mariage une femme, des cachemires à payer, une petite poupée à habiller, et puis encore tout ce qu’un pauvre mari rêve lorsqu’il mène sa Femme au bal.

Celui-là, pourtant, était assez fat pour croire toutes les Femmes amoureuses de lui-même ; c’est une question qu’il s’adressait toutes les Fois qu’il se regardait dans · sa glace et lorsqu’il avait bien peigné ses favoris noirs. avait pris une femme parce qu’il s’ennuyait d’être seul chez lui et qu’il ne voulait plus avoir de maîtresse, depuis qu’il avait découvert que son domestique en

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avait une ; en outre, le mariage le forcera à rester chez lui, et sa santé ne s’en trouvera ne mieux ; il aura une excuse pour ne plus aller à la éihasse, et la chasse l’ennuie ; enfin, la meilleure de toutes les raisons, il aura de l’amour, du dévouement, du bonheur domestique, de la tranquillité, des enfants... bah ! bien mieux que tranquillité, bonheur, amour, cin uante mille livres de rente en bonnes fermes, en jdlis billets de banque qu’il placera sur les fonds d’Espagne. Il avait été à Paris, avait acheté une corbeille de 1o, ooo francs, avait fait cent vingt invitations pour le bal, et était revenu au château de sa belle-mére, le tout en huit jours ; c’était un homme prodigieux. C’était donc par un dimanche de septembre que la noce eut lieu. Ce jour-là, il faisait humide et froid, un brouillard épais pesait sur la vallée, le sable du jardin s’attachait aux frais souliers des dames. La messe se dit à io heures, peu de monde y assista, Djalioh s’y laissa pousser par le flot des villageois et entra ; l’encens brûlait sur l’autel, on respirait à l’entour un air chaud et parfumé. L’église était basse, ancienne, petite, barbouillée de blanc ; le conservateur intelligent en avait ménagé les vitraux. Tout autour du chœur il y avait les conviés, le maire, son conseil municipal, des amis, le notaire, un médecin et les chautres en surplis blancs. Tout cela avait des gants blancs, un air serein, chacun tirait de sa bourse une pièce de 5 francs, clont le son argentin tombant sur le plateau interrompait la monotonie des chants d’église ; la cloche sonnait.

Djalioh se ressouvint de l’avoir entendue, un jour, chanter aussi sur un cercueil ; il avait vu également des gens vêtus de noir prier sur un cadavre. Et puis, portant ses regards sur la fiancée en robe blanche, courbée à. l’autel, avec des fleurs au front et un triple collier de perles sur sa gorge nue et ondulante, une horrible pensée le glaça tout à coup, il chancela

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216 EUVRES DE JEUNESSE.

et s’appuya dans une niche de saint, vide en grande partie ; une figure seule restait, elle était grotesque et orrible a faire eur.

A côté d’elle, Pil était là, lui, son bien-aimé, celui qu’elle regardait si complaisamment, avec ses yeux bleus et ses grands sourcils noirs comme deux diamants enchâssés dans l’ébène. Il avait un lorgnon en écaille incrusté d’or, et il lorgnait toutes les f’emmes en la ; daqïdinant sur son fauteuil de.velours cramoisi. ja io était la, debout, immobile et muet, sans qu’on remarquât ni la pâleur de sa face ni l’amertume de son sourire, car on le croyait indifférent et froid comme le monstre de pierre qui grimaçait sur sa tête ; et pourtant la tempête régnait en son âme et la colère couvait dans son cœur, comme les volcans d’Islande sous leurs tétes blanchies par les neiges. Ce n’était point une frénésie brutale et expansive, mais l’action se passait intimement, sans cris, sans sanglots, sans blasphèmes, sans efforts ; il était muet, et son regard ne parlait pas plus que ses lévres, son œil était de plomb et sa figure était stupide.

De jeunes et jolies femmes vivent longtemps avec un teint frais, une peau douce, blanche, satinée, puis elles languissent, leurs yeux s’éteignent, s’afl’aiblissent, se closent enfin ; et puis cette femme gracieuse et légère, qui courait les salons avec des fleurs dans les cheveux, dont les mains étaient si blanches et exhalaient une odeur de musc et de rose, en bien, un beau jour, un de vos amis, s’il est médecin, vous apprend que deux pouces plus bas que l’endroit où elle était décolletée, elle avait un cancer, et qu’elle est morte ; la fraîcheur de la peau était celle du cadavre. C’est la l’histoire de toutes les passions intimes, de tous ces sourires glacés.

Le rire de la malédiction est horrible, c’est un supplice de plus que de comprimer la douleur. Ne croyez donc plus alors aux sourires, ni à la joie, ni à la

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QUIDQUID VOLUERIJ’. 2. I

gaieté ; à quoi faut-il donc croire ? Croyez à la tombe, son asile est inviolable et son sommeil est profond. Quel gouffre s’élargit sous nous à ce mot : éternité ! Pensons un instant à ce que veulent dire ces inots : vie, mort, désespoir, joie, bonheur ; demandez-vous, un jour que vous pleurerez sur quelque tête chéré et que vous gémirez la nuit sur un grabat d’insomnie, emandez-vous pourquoi nous vivons, pourquoi nous mourrons, et dans quel but ? à quel souflle de malheur, à quel souflle du désespoir, grains de sable que nous sommes, nous roulons ainsi dans l’ouragan. Quelle est cette hydre qui s’abreuve de nos pleurs et se complaît à nos sanglots ? pourquoi tout cela ?... et alors le vertige vous prend et l’on se sent entraîné vers un gouflre incommensurable, au fond duquel on entend vibrer un gigantesque rire de damné.

Il est des choses dans la vie et des idées dans l’âme qui vous attirent fatalement vers les régions sataniques, comme si votre tête était de fer et qu’un aimant de malheur vous y entraînât.

Oh ! une tête de mort ! ses yeux caves et fixes, la teinte jaune de sa surface, sa mâchoire ébréchée, serait-ce donc là la réalité, et le vrai serait-il le néant ?

C’est dans cet abîme sans fond du doute le plus cuisant, de la plus amère douleur, que se perdait Dialioh. En voyant cet air de fêtes, ces visa es riants, en contemplant Adèle, son amour, sa vie, fe charme de ses traits, la suavité de ses regards, il se demanda pourquoi tout cela lui était refusé, semblable à un condamné qu’on fait mourir de faim devant des vivres et que quelques barreaux de fer séparent de l’existence. · ll ignorait aussi pourquoi ce sentiment-la était distinct des autres, car autrefois, si quelqu’un, dans la chaude Amérique, venait lui demander une lace à l’ombre de ses palmiers, un fruit de ses jarchns, il l’offrait ; pourquoi donc, se demandait-il, l’amour que j’ai pour

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21 8 EUVRES DE JEUNESSE.

elle est-il si exclusif’et si entier ? C’est que l’amour est un monde, l’unité est indivisible. Et puis il baissa la tête sur sa poitrine et pleura longtemps en silence comme un enf’ant. Une f’ois seulement il laissa échapper un cri rauque et perçant comme celui d’un hibou, mais il alla se confondre avec la voix douce et mélodieuse de l’orgue qui chantait un Tc Deum. Les sons étaient purs et nourris, ils s’élevèrent en vibrant dans la nef’et se mêlèrent avec l’encens.

Il s’aperçut ensuite qu’il y avait une grande rumeur dans la foule, que les chaises remuaient et qu’on sortait ; un rayon de soleil pénétrait à travers les vitraux de l’église, il fit reluire le peigne en or de la fiancée, et brilla pour quelques instants sur les barres dorées du cimetière, seule distance qui séparât la mairie de l’église. L’herbe des cimetières est verte, haute, épaisse et bien nourrie ; les conviés eurent les pieds mouillés, leurs bas blancs et leurs escarpins reluisants f’urent salis, ils jurèrent après les morts. Le maire se trouvait à son oste, debout, au haut d’une table carrée couverte cl ? un tapis vert. Quand on en vint à prononcer le oui f’atal, M. Paul sourit, Adèle pâlit, et M’“° de Lansac sortit son flacon de sels. ’

Adèle alors réfléchit, la pauvre fille n’en revenait pas d’étonnement : elle qui, quelque temps auparavant, était si folle, si pensive, qui courait dans les prairies, qui lisait les romans, les vers, les contes, qui galopait sur sa jument grise à travers les allées de la forêt, qui aimait tant à entendre le bruissement des Feuilles, le murmure des ruisseaux, elle se trouvait tout à coup une dame, c’est-à.-dire quelque chose qui a un grand châle et qui va seule dans les ruesl Tous ces vagues pressentiments, ces commotions intimes du cœur, ce besoin de poésie et de sensation qui la faisaient rêver sur l’avenir, sur elle-même, tout cela allait se trouver

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expliqué, pensait-elle, comme si elle allait se réveiller d’un son el

Hélas ? tous ces pauvres enfants du cœur et de l’imagination allaient se trouver étoullès au berceau, entre les soins du ménage et les caresses qu’il f’audra prodiguer à un être hargneux, qui a des rhumatismes et des cors aux pieds, et qu’on appelle un mari. Quand la l’oule s’écarta pour laisser passer le cortège, Adèle se sentit la main piquée comme par une grille de l’er : c’était Djalioh qui, en passant, l’avait égratignée avec ses ongles ; son ant devint rouge de sang, elle s’entoura de son mouchoir de batiste. En se retournant pour monter en calèche, elle vit encore Dialioh appuyé sur le marchepied, un l’risson la saisit et elle s’élança dans la voiture.

Il était pâle comme la robe de la mariée, ses grosses lèvres, crevassées par la fièvre et couvertes de boutons, se remuaient vivement comme quelqu’un qui parle vite, ses paupières clignotaient et sa prunelle roulait lentement dans son orbite, ·comme les idiots. V

Le soir, il y eut un bal au château et des lampions a toutes les fenêtres. Il y avait nombreux cortège d’équipages, de chevaux et de valets. De temps en temps, on voyait une lumière apparaître à travers les ormes, elle s’approchait de plus en plus en suivant mille détours dans les tortueuses allées, enfin elle s’arrêtait devant le perron avec une calèche tirée par des chevaux ruisselants de sueur. Alors la portière s’ouvrait et une lemme descendait ; elle était jeune ou vieille, laide ou belle, en rose ou en blanc, comme vous voudrez, et puis, après avoir rétabli l’économie de sa coill’ure par quelques coups de main donnés à la hâte, dans le vestibule, à la lueur des quinquets,

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22O EUVRES DE JEUNESSE.

et au milieu des arbres verts et des fleurs et du gazon qui tapissaient les murs, elle abandonnait son manteau et son boa aux laquais. Elle entrait, on ouvre les portes à deux battants, on l’annonce, il se fait un grand bruit de chaises et de pieds, on se lève, on fait un salut et puis il s’ensuit ces mille et une causeries, ces petits riens, ces charmantes futilités qui bourdonnent dans les salons et qui voltigent de côté et d’autre comme des brouillards légers dans une serre chaude. La danse commença à dix heures, et au dedans, on entendait le glissement des souliers sur le parquet, le frôlement des robes, le bruit de la musique, les sons de la danse ; et au dehors, le bruissement des feuilles, les voitures qui roulaient au loin sur la terre mouillée, les cygnes qui battaient de l’aile sur l’étang, les aboiements de quel ne chien de village après les sons qui partaient du Éixâteau, et puis quelques causeries naïves et railleuses des paysans, dont les têtes apparaissaient à travers les vitres du salon. Dans un coin, ètait un groupe de jeunes gens, les amis de Paul, ses anciens com agnons de plaisir, en gants jaunes ou azurés, avec dies lorgnons, des fracs en queue de morue, des têtes moyen âge et des barbes comme Rembrandt et toute l’école flamande n’en vit et n’en rêva jamais.

— Dis-moi donc, de grâce, disait l’un d’eux, membre du Jockey-Club, quelle est cette mine renfrognée et plissée comme une vieille, celle qui est là, derrière la causeuse où est la femme ? — ça ? c’est Djalioh.

— Qu’est-ce, Djalioh ?

— Oh ! ceci, c’est toute une histoire. — Conte-nous-la, dit un des jeunes ens qui avait des cheveux aplatis sur les deux oreiües et la vue basse, puisque nous n’avons rien pour nous amuser.

— Au moins du punch ? repartit vivement un

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QUIDQUID VOLUERIJ’. 221

monsieur, grand, maigre, pâle et aux pommettes saillantes.· — Quant à moi, je n’en prendrai pas, et pour cause... c’est trop fort.

— Des cigares ? dit le membre du Jockey-Club. — Fi, des cigares ! y penses-tu, Ernest, devant des femmes ?

— Elles en sont folles au contraire, j’ai dix maîtresses qui furent comme des dragons, dont deux ont culotté à elles seules toutes mes pipes. — Moi, j’en ai une qui boit du kirsch à ravir. — Buvonsl dit un des amis qui n’aimait ni les cigares, ni le punch, ni la danse, ni la musique. — Non ! que Paul conte son histoire. — Mes chers amis, elle n’est pas longue, la voilà tout entière : c’est que j’ai parié avec M. Petterwell, un de mes amis ui est planteur au Brésil, un ballot de Virginie contreqMirsa, une de ses esclaves, que les singes... oui, n’on peut élever un singe, c’est-à-dire qu’il m’a défié die faire passer un singe pour un homme. — Eh bien ? Djalioh est un singe ? — lmbècilel pour ça, non !

— Mais enfin...

— C’est qu’il faut vous expliquer que, dans mon voyage au Brésil, je me suis singulièrement amusé. Petterwell avait une esclave noire nouvellement débarquée du vieux canal de Bahama — diable m ?emorte si je me rappelle son nom —enfin cette femmel)à n’avait pas de mari, le ridicule ne devait retomber sur personne, elle était bien jolie, je l’achetai à Petterwell ; jamais la sotte ne voulait de moi, elle me trouvait probablement plus laid qu’un sauvage. Tous se mirent à rire, Paul rougit. — Enfin un beau jour, comme je m’ennuyais, j’achetai jà un nègre le plus bel orang-outang qu’on eût jamais vu. Depuis longtemps l’Académie des sciences s’occupait de la solution d’un problème : sa-

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222 (EUVRES DE JEUNESSE.

voir s’il pouvait y avoir un métis de singe et d’homme. Moi, j’avais à me venger d’une petite sotte de négresse, et voilà qu’un jour, après mon retour de ia chasse, je trouve mon singe, que i’avais enfermé dans ma chambre avec d’esclave, évade et parti, l’escIave en pleurs et toute ensanglantée des griffes de Bell. Quelques semaines elle sentit des douleurs de ventre et des maux de cœur. Bien ! Enfin, cinq mois après, elle vomit pendant plusieurs jours consécutifs, j’étais pour le coup près ne sur de mon affaire. Une f’ois elle eut une attaque de nerf’s si violente qu’on la saigna des quatre membres, car j’aurais été au désespoir de la voir mourir ; bref’, au bout de sept mois, un beau jour elle accoucha sur le f’umier. Elle en mourut quelques heures après, mais le poupon se portait a ravir, jétais, ma f’oi, bien content, la question était résolue. J’ai envoyé de suite le procès-verbal à l’Institut et le ministre, à sa requête, m’envoya la croix d’honneur. — Tant pis, mon cher Paul, c’est bien canaille maintenant.

— Raison d’écolier ! ça plaît aux femmes, elles regardent ça en souriant pendant qu’on leur parle. Enfin i’élevai l’enfant, je l’aimai comme un (père. — Ah ! ah ! fit un monsieur qui avait es dents blanches et qui riait toujours, pourquoi ne Vavez-vous pas amené en France dans vos autres voyages ? — J’ai réf’éré le f’aire rester dans sa patrie jusqu’à mon clépart définitif, d’autant plus que l’âge fixé par le pari était seize ans, car il f’ut conclu la première année de mon arrivée à Janeiro ; bref’i’ai gagné Mirsa, j’ai eu la croix à vingt ans, et de plus j’ai fait un enf’ant par des moyens inusités.

- lnfernal ! dantes ne ! dit un ami pâle. — Risible ! cocasseii dit un autre qui avait de grosses joues et un teint rouge.

— Bravo ! dit le cavalier.

— A faire crever de rire ! dit, en se tordant de

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QUIDQUID VOLUERIJ’. 22 ;

plaisir sur une causeuse élastique, un homme sautant et frétillant comme une carpe, petit, court, au front plat, aux yeux petits, le nez épaté, les lèvres minces, rond comme une pomme et bourgeonné comme un cantaloup ; le coup était fameux et partait d’un maître, jamais un homme ordinaire n’aurait fait cela. - Eh bien, que fait-il, Djalioh ? aime-t-il les cigares ? dit le fumeur en en présentant plein ses deux mains et en les laissant tomber avec intention sur les genoux d’une dame.

— Du tout, mon cher, il les a en horreur. — Chasse-t-il ?

— Encore moins, les coups de fusil lui font peur. — Sûrement il travaille, il lit, il écrit tout le jour ? — Il faudrait pour cela qu’il sache lire et écrire. — Aime-1-il les chevaux, demanda le convalescent. - Du tout.

— C’est donc un animal inerte et sans intelligence. Aime-t-il le sexe ?

— Un jour je l’ai mené chez les filles, et il s’est enfui emportant une rose et un miroir. — Décidément c’est un idiot, fit tout le monde. Et le groupe se sépara pour aller grimacer et faire des courbettes devant les dames qui, de leur côté, bâillaient et minaudaient en l’absence des danseurs. L’heure avançait rapidement au son de la musique qui bondissait sur le tapis, entre la danse et les femmes ; minuit sonna pendant qu’on galopait. Djalioh était assis, depuis le commencement du bal, sur un fauteuil, à côté des musiciens ; de temps en temps il quittait sa place et changeait de côté. Si quelqu’un de la fête, gai et insouciant, heureux du bruit, content des vins, enivré enfin de toute cette chaîne de femmes aux seins nus, aux lèvres souriantes, aux doux regards, l’apercevait, aussitôt il devenait pâle et triste ; voilà pourquoi sa présence gênait, et il paraissait là comme un fantôme ou un démon.

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224 EUVRES DE JEUNESSE.

Une fois les danseurs fatigués s’assirent, tout alors devint plus calme, on passa de l’orgeat, et le bruit seul des verres sur les plateaux interrompait le bourdonnement de toutes les voix qui parlaient. Le piano était ouvert, un violon était dessus, un archet à côté. Djalioh saisit l’instrument, il le tourna plusieurs f’ois entre ses mains comme un enf’ant qui manie un jouet, il toucha à l’archet, et le plia si f’ort qu’il faillit le briser plusieurs f’ois. Enfin il approcha le violon de son menton, tout le monde se mit à rire, tant la musique était fausse, bizarre, incohérente ; il regarda tous ces hommes, toutes ces f’emmes, assis, courbés, pliés, étalés sur des banquettes, des chaises, des fauteuils, avec de grands yeux ébahis ; il ne comprenait pas tous ces rires, et cette joie subite, il continua. Les sons étaient d’abord lents, moux, l’archet effleurait les cordes et les parcourait depuis le chevalet jusqu’aux chevilles, sans rendre presque aucun son ; puis peu à eu sa tête s’anima, s’abaissant graduellement sur le bois du violon, son front se plissa, ses yeux se fermèrent, et l’archet sautillait sur les cordes comme une balle élastique, à bonds précipités ; la musique était saccadée, remplie de notes aiguës, de cris déchirants ; on se sentait, en l’entendant, sous le poids d’une oppression terrible, comme si toutes ces notes eussent été de plomb et qu’elles eussent pesé sur la poitrine. Et puis c°était des arpéges hardis, des octaves qui montaient, des notes qui couraient en masse et puis qui s’envolaient comme une flèche gothique, des sauts précipités, des accords changés ; et tous ces sons, tout ce bruit de cordes et de notes qui sifllent, sans mesure, sans chant, sans rythme, une mélodie nulle, des pensées vagues et coureuses ui Se succédaient comme une ronde de démons, dies rêves qui passent et s’enfuient poussés par d’autres dans un tourbillon sans repos, dans une course sans relâche. Djalioh tenait avec force le manche de l’instrument,

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QUIDQUID VOLUERIJ’. 22j

et chaque fois qu’un de ses doigts se relevait de la touche, son ongle faisait vibrer la corde qui sifflait en mourant. Quelquefois il s’arrêtait, effrayé du bruit, souriait bêtement et reprenait avec plus dlamour le cours de ses rêveries ; enfin, fatigué, il s’arrêta, écouta longtemps, pour voir si tout cela allait revenir, mais rien ! la dernière vibration de la dernière note était morte d’épuisement. Chacun se regarda, étonné d’avoir laissé durer si longtemps un si étrange vacarme. La danse recommença ; comme il était près de trois heures, on dansa un cotillon, les jeunes femmes seules restaient, les vieilles étaient parties ainsi que les hommes mariés et poitrinaires.

On ouvrit donc, pour faciliter la valse, la porte du salon, celles du billard et de la salle à manger, qui se succédaient immédiatement ; chacun prit sa valseuse, on entendit le son fêlé de l’archet qui frappait le pupitre et l’on se mit en train.

Djalioh était debout, aptpuyé sur un battant de la porte, la valse passait evant lui, tournoyante, bruyante, avec des rires et de la joie ; chaque fois il voyait Adèle tournoyer devant lui et puis disparaître, revenir et disparaître encore ; chaque fois il la voyait s’appuyer sur un bras qui soutenait sa taille, fatiguée qu’elle était de la danse et des plaisirs, et chaque fois il sentait en lui un démon qui frémissait et un instinct sauvage qui rugissait dans son âme, comme un lion dans sa cage ; chaque fois, à la même mesure réétée, au même coup d’archet, à la même note, au bout d’un même temps, il voyait passer devant lui le bas d’une robe blanche, à fleurs roses, et deux souliers de satin qui s’entre-bâillaient, et cela dura longtemps, vingt minutes environ. La danse s’arrêta. Oppressée, elle essuya son front, et puis elle repartit plus legère, plus sauteuse, plus jolie et plus rose que jamais. C’était un supplice infernal, une douleur de damné. Quoi ! sentir dans sa poitrine toutes les forces qu’il ’ S

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22.6 GUVRILS DE JEUNISSE.

faut pour aimer et avoir l’âme navrée d’un feu brûlant, et puis ne pouvoir éteindre le volcan qui vous consume, ni briser ce lien qui vous attache ! être là, attaché à un roc aride, la soif à la gorge, comme Prométhée, voir sur son ventre un vautour qui vous dévore, et ne pouvoir, dans sa colère, le serrer de ses deux mains et l’ècraserl «Ohl pourquoi, se demandait Djalioh dans son amère douleur, la tête baissée, pendant que la valse courait et tourbillonnait, folle de plaisir, que les femmes dansaient et que la musique vibrait en chantant, pourquoi donc ne suis-je pas comme tout cela, heureux, dansant ? pourquoi suis-j-e laid comme cela et pourquoi ces femmes ne le sont-elles pas ? pourquoi fuient-elles quand je souris ? pourquoi donc ie souffre ainsi et je m’ennuie et je me hais moi-même ? Oh ! si je pouvais la prendre, elle, et puis déchirer tous les habits qui la couvrent, mettre en pièces et en morceaux les voiles la cachent, et puis la prendre dans mes deux bras, fuir avec elle bien loin, à travers les bois, les prés, les prairies, traverser les mers et enfin arriver à l’ombre d’un palmier, et puis là, la regarder bien longtemps et faire u’elle me regarde aussi, n’elle me saisisse de ses deux bras nus, et puis... girl, .. », et il pleurait de rage.

Les lampes s’éteignaient, la pendule sonna cinq heures, on entendit quelques voitures qui s’arrêtaient, et puis danseurs et danseuses prirent leurs vêtements et partirent, les valets fermèrent les auvents et sortirent. Djalioh était resté à sa place, et quand il releva la tête, tout avait disparu ; les femmes, la danse et les sons, tout s’était envolé, et la dernière lampe pétillait encore dans quelques gouttes d’huile qui lui restaient a vivre.

En ce moment-là l’aubc apparut à l’horizon derrière les tilleuls.

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VI

Il prit une bougie et monta dans sa chambre. Après avoir ôté son habit et ses souliers, il sauta sur son lit, abaissa sa tête sur son oreiller et voulut dormir, mais un ossiblel

ll entendait dans sa tète un bourdonnement prolongé, un fracas singulier, une musique bizarre, la fièvre battait dans ses artères, et les veines de son front étaient vertes et gonflées, son sang bouillonnait dans ses veines, lui montait au cerveau et l’étoufl’ait. Il se leva et ouvrit sa fenêtre, l’air frais du matin calma ses sens. Le jour commençait, et les nuages fuyaient avec la lune aux premiers rayons de la clarté ; la nuit, il regarda longtemps les mille formes fantastiques que dessinent les nuages, puis il tourna la vue vers sa bougie, dont le disque lumineux éclairait ses rideaux de soie verte ; enfin au bout d’une heure il sortit. La nuit durait près né encore et la rosée était suspendue a chaque feuille des arbres, il avait plu longtemps, les allées foulées par les roues des voitures étaient grasses et boueuses, Dialioh s’enf’onça dans les plus tortueuses et les plus obscures. Il se promena longtemps dans le parc, foulant à ses pieds les premières feuilles d’automne, jaunies et emportées par les vents. Marchant sur l’herbe mouillée, à travers la charmille, au bruit de la brise qui agitait les arbres, il entendait dans le lointain les premiers sons de la nature ui sléveille.

Qu’illest doux de rêver ainsi, en écoutant avec delices le bruit de ses pas sur les feuilles sèches et sur le bois mort que le pied brise, de se laisser aller dans des chemins sans barrière, comme le courant de la rêverie qui emporte votre âme ! et puis une pensée triste et poignante souvent vous saisit longtemps, en ls.

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228 OEUVRES DE JEUNESSE.

contemplant ces feuilles qui tombent, ces arbres qui gémissent et cette nature entière qui chante tristement, à son réveil, comme au sortir du tombeau. Alors quelque tête chérie vous apparaît dans l’ombre, une mère, une amie, et les fantômes qui passent le long du mur noir, tous graves et dans des surplis blancs ; et puis le passé revient aussi comme un autre fantôme, le passé avec ses peines, ses douleurs, ses larmes et ses quelques rires ; enfin l’avenir qui se montre à son tour, plus f’ané, plus indéfini, entouré d’une gaze légère, comme ces sylphides qui s’élèvent d’un buisson et qui s’envolent avec les oiseaux. On aime a entendre le vent qui passe à travers les arbres en f’aisant plier leur tête, et qui chante comme un convoi des morts, et dont le souflle agite vos cheveux et rafraîchit votre front brûlant.

Clétait dans des pensées plus terribles qulétait perdu Djalioh. Une mélancolie rêveuse, pleine de caprice et de fantaisie, provient d’une douleur tiède et longue ; mais le désespoir est matériel et palpable, c’était, au contraire, la réalité qui l’écrasait.

’ Oh ! la réalité ! fantôme lourd comme un cauchemar et qui pourtant n’est qulune durée comme l’esprit Pour lui, que lui faisait le passé qui était perdu, et l’avenir ui se résumait dans un mot insignifiant : la mort ?clVlais c’était le présent qu’il avait, la minute, l’instant qui l’obsédait ; c’était ce présent même qu’il voulait anéantir, le briser du pied, l’égorger de ses mains. Lorsqu’il pensait à lui, pauvre et désespéré, les bras vides, le bal, et ses fleurs, et ces femmes, Adèle, et ses seins nus, et son épaule, et sa main blanche, lorsqu’il pensait à tout cela, un rire sauvage éclatait sur sa bouche et retentissait dans ses dents, comme un tigre qui a faim et qui se meurt ; il voyait dans son esprit le sourire de Paul, les baisers de sa femme ; il les voyait tous deux étendus sur une couche soyeuse, s’entrelaçant de leurs bras avec des soupirs

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QUIDQUID VOLLERIJ’. 229

et des cris de volupté ; il voyait jusqu’aux draps qu’ils tordaient dans leurs étreintes, jusqu’aux fleurs qui étaient sur les tables et les ta is et les meubles, et tout enfin qui était là, et quand il reportait la vue sur lui, entouré des arbres, marchant seul sur l’herbe et les branches cassées, il tremblait ; il comprenait aussi la distance immense ui l’en séparait, et quand il en venait à se demander pourquoi tout cela était ainsi, alors une barrière infranchissable se présentait devant lui, et un voile noir obscurcissait sa pensée. Pourquoi Adèle n’ètait-elle pas a lui ? Oh ! s’il l’avait, comme il serait heureux de la tenir dans ses bras, de reposer sa tête sur sa poitrine, et de la couvrir de ses baisers brûlants ! et il pleurait en sanglotant. Oh ! s’il avait su, comme nous autres hommes, comment la vie, quand elle vous obsède, s’en va et part vite avec la gâchette d’un pistolet, slil avait su que pour six sols un homme est eureux, et que la rivière engloutit bien les morts !... mais non ! le malheur est dans l’ordre de la nature, elle nous a donné le sentiment de l’existence pour le garder plus longtemps. Il arriva bientôt aux bords de l’étang, les cygnes s’y jouaient avec leurs petits, ils glissaient sur le cristal, les ailes ouvertes et le cou replié sur le dos ; les plus gros, le mâle et la femelle, nageaient ensemble au courant rapide de la petite riviére qui traversait l’étang ; de temps en temps ils tournaient l’un verS l’autre leur long cou blanc et se regardaient en nageant, puis ils revenaient derrière eux, se plongeaient dans l’eau et battaient de l’aile sur la surface de l’eau qui se’trouvait agitée de leurs jeux, lorsque leur poitrine S avançait comme la roue d’une nacelle. Djalioh contempla la grâce de leurs mouvements et la beauté de leurs f’ormes, il se demanda pourquoi il n’était pas cy ne, et beau comme ces animaux ; lorsqu’il s’approc§ ait de quelqu’un, on s’enfuyait, on le méprisant parmi les hommes ; que n’était-il donc beau

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2.30 GUVRES DE JEUNESSE.

comme eux ? Pourquoi le ciel ne l’avait-il pas fait cygne, oiseau, quel ne chose de léger, qui chante et qu’on aime ? ou plutiét que n’était-·il le néant ? « Pourquoi, disait-il en f’aisant courir une pierre du bout de son pied, pourquoi ne suis-je pas comme cela ? je la frappe, elle court et ne souH’re pas ! » Alors il sauta dans la barque, détacha la chaîne, prit les rames et alla aborder de l’autre côté, dans la prairie qui commençait à se parsemer de bestiaux.

Après quelques instants il revint vers le château, les domestiques avaient déjà ouvert les fenêtres et rangé le salon, la table était mise, car il était prés de neuf’heures, tant la promenade de Djalioh avait été lente et longue.

Le temps passe vite dans la joie, vite aussi dans les larmes, et ce vieillard court toujours sans prendre haleine.

Cours vite, marche sans relâche, Fauche et abats sans pitié, vieille chose à cheveux blancs ; marche et cours toujours, traîne ta misère, toi qui es condamné à vivre, et mène-nous bien vite dans la f’osse commune où tu jettes ainsi tout ce qui barre ton chemin ! VI

Après le déjeuner, la promenade, car le soleil perçant les nuages commençait à se montrer. Les dames voulurent se promener en barque, la fraîcheur de l’eau les délasserait de leurs fatigues de la nuit.

La société se divisa en trois bandes. Dans la même étaient Paul, Djalioh et Adèle. Elle avait l’air fatigue et le teint pâle, sa robe était de mousseline bleue avec des fleurs blanches, elle était plus belle que jamais. Adèle accompagna son époux, par sentiment des convenances. Djalioh ne comprit pas cela ; autant son âme

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QL/IDQUID VOLUERIS. 2 ; x

embrassait tout ce qui était de sympathie et d’amour, autant son esprit résistait à tout ce que nous appelons délicatesse, usage, honneur, pudeur et convenance. Il se mit sur le devant et rama.

Au milieu de l’étang était une petite île, formée à dessein pour servir de refuge aux cygnes ; elle était plantée de rosiers, dont les branches pliées se miraient dans l’eau en y laissant quelques fleurs fanées. La jeune femme émietta un morceau de pain, puis le sur l’eau, et aussitôt les cygnes accoururent, allongeant leur cou pour saisir les miettes qui couraient emportées ar la rivière. Cha ne fois qu’elle se penchait et que È main blanche s’: il longeait, Djalioh sentait son haleine passer dans ses cheveux et ses joues effleurer sa tête, qui était brûlante. L’eau du lac était limpide et calme, mais la tempête était dans son cœur ; plusieurs fois il crut devenir fou, et il portait les mains à. son front, comme un homme en délire et qui croit rêver.

Il ramait vite, et cependant la barque avançait moins que les autres, tous ses mouvements étaient saccadés et convulsifs. De temps en temps, son œil terne et gris se tournait lentement sur Adèle et se reportait sur Paul ; il paraissait calme, mais comme le ca me de la cendre qui couvre un brasier, et puis l’on n’entendait que la rame qui tombait dans l’eau, l’eau qui clapotait lentement sur les Hanes de la nacelle et quelques mots échangés entre les époux, et puis is se regardaient en souriant, et les cygnes couraient en nageant sur l’étang ; le vent faisait tomber quel ues feuilles sur les promeneurs et le soleil brillait aucloin sur les vertes prairies où serpentait la rivière, et la barque glissait entre tout cela, rapide et silencieuse. Djalioh, une fois, se ralentit, porta sa main à ses yeux et la retira quelques instants après toute chaude et toute humide ; il reprit ses rames, et les pleurs qui roulaient sur ses mains se perdirent dans le ruisseau.

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232. ¢EUVRES DE JEUNESSE. ’

M. Paul, voyant qu’il était éloigné de la compagnie, prit la main d’Adèle et déposa sur son gant satiné un long baiser de bonheur qui retentit aux oreilles de Djalioh.

VI

M’“° de Lansac avait une quantité de singes — c’est une passion de vieille lemme — seules créatures qui, avec les chiens, ne repoussent pas leur amour. Ceci est dit sans maligne intention, et s’il y en avait une, ce serait plutôt pour plaire aux jeunes qui les haïssent mortellement. Lord Byron disait qu’il ne pouvait voir sans dégoût manger une jolie femme ; il n’a peut-être jamais pensé à la société de cette Femme, quarante ans plus tard, et qui Se résumera en son carlin et sa guenon. Toutes les femmes que vous voyez si jeunes et si fraîches, en bien, si elles ne meurent pas avant la soixantaine, auront donc un jour la manie des chiens au lieu de celle des hommes, et vivront avec un singe au lieu d’un amant.

Hélas ! c’est triste, mais c’est vrai, et uis, après avoir ainsi jauni pendant une douzaine § ’années et racorni comme un vieux parchemin au coin de son f’eu, en compagnie d’un chat, d’un roman, de son dîner et de sa bonne, cet ange de beauté mourra et deviendra un cadavre, c’est-à-dire une charogne qui pue, et puis un peu de poussière, le néant, de l’air f’étide emprisonné dans une tombe.

Il y a des gens que je vois toujours à l’état de squelette et dont le teint jaune me semble bien pétri de la terre qui va les contenir.

Je n’aime guère les singes, et pourtant j’ai tort, car ils me semblent une imitation parfaite de la nature humaine. Quand je vois un de ces animaux, — je ne parle as ici des hommes, — il me semble me voir dans lies miroirs grossissants : mêmes sentiments,

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QUIDQUID VOL UERIS. 2 5 5

mêmes appétits brutaux, un peu moins d’orgueil et voilà tout

Djalioh se sentait attiré vers eux par sympathie étrange, il restait souvent des heures entières à les contempler, plongé dans une méditation profonde ou clans une observation des plus minutieuses. Adèle s’approcha de leurs cages communes — car les jeunes femmes aiment quelquefois les singes, probablement comme symboles de leurs époux — et leur jeta des noisettes et des gâteaux ; aussitôt ils s’élancèrent dessus, se chamaillant, s’arrachant les morceaux, comme des députés les miettes qui tombent du fauteuil ministériel, et ils poussaient des cris comme des avocats. Un, surtout, s’empara du plus gros gâteau, le mangea bien vite, prit la plus belle noisette, la cassa avec ses ongles, l’éplucha et jeta les coquilles à ses compagnons d’un air de libéralité ; il avait tout autour de la tête une couronne de poils clairsemés sur son crâne rétréci, qui le faisait ressembler passablement à un roi. Un second était humblement assis dans un coin, les yeux baissés d’un air modeste, comme un prêtre, et prenant par derriére tout ce qu’il ne pouvait as voler en face. Un troisième enfin, c’était une femelle, avait les chairs flasques, le poil long, les yeux bouffis ; il allait et venait de tous côtés, avec des gestes lubriques qui faisaient rougir les demoiselles, mordant les mâles, les pinçant et sifllant à leurs oreilles ; celuilà ressemblait à mainte fille de joie de ma connaissance. Tout le monde riait de leurs gentillesses et de leurs manières, c°était si drôle ! Djalioh seul ne riait pas, assis par terre, les genoux à la hauteur de la tête, les bras sur les jambes et les yeux à demi morts tournés vers un seul point.

L’après-midi on partit our Paris ; Djalioh était encore placé en face d’Adèl)e, comme si la fatalité se plaisait perpétuellement à rire de ses douleurs. Chacun, fatigué, s’endormait au doux balancement des sou-

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2.34 EUVRES DE JEUNESSE. ’

pentes et au bruit des roues qui allaient lentement dans les grandes ornières creusées par la pluie, et les pieds des chevaux enfonçaient en glissant dans la boue ; une glace ouverte derrière Dialioh donnait de l’air dans la voiture, et le vent souillait sur ses épaules et dans son cou.

Tous laissaient aller leurs têtes sommeillant es au mouvement de la calèche, Djalioh seul ne dormait pas et la tenait baissée sur sa poitrine. IX

On était aux premiers jours du mois de mai, il était alors, ie crois, sept heures du matin, le soleil se levait et illuminait de sa splendeur tout Paris, qui s’éveillait ar un beau jour de printemps.

M“’° paul de Monville s’était levée de bonne heure et s’était retirée dans un salon our y terminer bien vite, avant l’heure du bain, du ziléjeuner et de la promenade, un roman de Balzac.

La rue qu’habitaient les mariés était dans le Faubourg Saint-Germain, déserte, large et toute couverte de l’ombre que jétaient les gran s murs, les hôtels hauts et élevés et les jardins ui se prolon eaient avec leurs acacias, leurs tilleuls, dont les toullîs, épaisses et frémissantes, retombaient par-dessus les murs où les brins d’herbes erçaient entre les pierres. Rarement on entendait diii bruit, si ce n’est celui de uelque équipage roulant sur le pavé avec ses deux élievaux blancs, ou bien encore, la nuit, celui de la jeunesse, revenant d’une orgie ou d’un spectacle avec quelques ribaudes aux seins nus, aux yeux rougis, aux vêtements déchirés.

C’était dans un de ces hôtels qu’habitait Djalioh avec M. Paul et sa Femme, et depuis bientôt deux ans il s’était passé bien des choses dans son âme, et les

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QUIDQUID VOLUERIJ’. 23j

larmes contenues y avaient creusé une fosse profonde. Un matin, c’était ce jour-là dont je vous parle, il se leva et sortit dans le jardin où un enfant d’un an environ, entouré de mousseline, de gazes, de broderies, d’écharper coloriées, dormait dans un berceau en nacelle dont la flèche était dorée aux rayons du soleil. Sa bonne était absente, il regarda de tous côtés, s’approcha près, bien près du berceau, ôta vivement la couverture, puis il resta quelque temps a contempler cette pauvre créature sommeillante et endormie, avec ses mains potelées, ses formes arrondies, son cou blanc, ses petits ongles ; enfin il le prit dans ses deux mains, le fit tourner en l’air sur sa tête, et le lança de toutes ses forces sur le gazon, qui retentit du coup. l.°enfant poussa un cri, et sa cervelle alla jaillir a dix pas auprès d’une giroflée.

Djalioh ouvrit ses lèvres pâles, et poussa un rire forcé qui était froid et terrible comme celui des morts. Aussitôt il s’avança vers la maison, monta l’escalier, ouvrit la orte de la salle a manger, la referma, prit la clef, celle du corridor également, et, arrivé au vestibule du salon, il les jeta par la fenêtre dans la rue. Enfin il entra dans le salon, doucement, sur la ointe des pieds, et une fois entré il f’erma la serrure a d)ouble tour. Un demi-jour l’éclairait a peine, tant les persiennes, soigneusement fermées, laissaient entrer peu de lumière.

Djalioh s’arrêta, et il n’entendit que le bruit des feuillets que retournait la main blanche d’Adèle, étendue mollement sur un sofa de velours rouge, et le gazouillement des oiseaux de la volière qui était sur la terrasse et dont on entendait, à travers les jalousies vertes, les battements d’ailes sur le treillage en fer. Dans un coin du salon, à côté de la cheminée, était une jardinière en acajou toute remplie de fleurs embaumant es, roses blanches, bleues, hautes ou touffues, avec un feuillage

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236 GUVRES DE JEUNESSE.

vert, une tige polie, et qui se miraient par derrière dans une grande glace.

Enfin il s’approcha de la jeune femme et s’assit a côté d’elle. Elle tressaillit subitement et porta sur lui ses yeux bleus égarés ; sa robe de chambre, de mousseline blanche, était flottante, ouverte sur le devant, et ses deux jambes croisées dessinaient, malgré ses vêtements, la forme de ses cuisses. Il y avait tout autour d’elle un arf’um enivrant ; ses gants blancs, jetés sur le fauteuil)avec sa ceinture, son mouchoir, son fichu, tout cela avait une odeur si délicieuse et si particulière que les grosses narines de Djalioh s’écartèrent pour en aspirer la saveur.

Oh ! il y a a côté de la femme qu’on aime une atmosphère embaumée qui vous enivre.

— Que me voulez-vous ? dit-elle avec effroi, aussitôt qu’elle l’eut reconnu.

Et il s’ensuivit un long silence ; il ne répondit pas et fixa sur elle un regard dévorant, puis, se rap rochant de plus en plus, il prit sa taille de ses dieux mains et déposa sur son cou un baiser brûlant qui sembla pincer Adèle comme la morsure d’un serpent ; il vit sa chair rougir et palpiter.

— Oh ! je vais appeler au secours, s’écria-t-elle avec effroi. Au secours ! au secours ! Oh ! le monstre ! ajouta-t-elle en le regardant.

Djalioh ne répondit pas, seulement il bégaya et frappa sa tète avec colère. Quoi ! ne pouvoir lui dire un mot ! ne pouvoir énumérer ses tortures et ses douleurs, et nlavoir à lui offrir que les larmes d’un animal et les soupirs d’un monstre ! Et puis être repoussé comme un reptile ! être haï de ce qIu’on aime et sentir devant soi l’impossibilité de rien ire ! être maudit et ne pouvoir blasphèmerl

— Laissez-moi, de grâce ! laissez-moi ! est-ce que vous ne voyez pas que vous me faites horreur et clégoût ? le vais appeler Paul, il va vous tuer.

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QUIDQUID VOLUERIJ’. 237

Djalioh lui montra la clef’qu’il tenait dans sa main et il slarréta. Huit heures sonnèrent à la pendule, et les oiseaux gazouillaient dans la volière, on entendit le roulement d’une charrette qui passait, puis elle s’écarta.

— Eh bien, allez-vous sortir ? laissez-moi au nom du ciel !

Et elle voulut se lever, mais Djalioh la retint par le pan de sa robe, qui se déchira sous ses ongles. —.l’ai besoin de sortir, il f’aut que je sorte... il f’aut que je voie mon enfant, vous me laisserez voir mon enf’antl

Une idée atroce la fit frémir de tous ses membres, elle pâlit et ajouta :

— Oui, mon enf’ant ! il faut que je le voie et tout de suite, à l’instant

Elle se retourna et vit’grimacer en f’ace d’elle une figure de démon ; il se mit à rire si longtemps, si f’ort, et tout cela d’un seul éclat, qu’Adèle pétrifiée d’horreur tomba à ses pieds, à genoux.

Djalioh aussi se mit à genoux, puis il la prit, la fit asseoir de f’orce sur ses genoux, et de ses deux mains il lui déchira tous les vêtements, il mit en pièces les voiles qui la couvraient, et quand il la vit tremblante comme la feuille, sans sa chemise, et croisant ses deux bras sur ses seins nus, en pleurant, les joues rouges et les lèvres bleuâtres, il se sentit sous le poids d’une oppression étrange ; puis il prit les fleurs, les éparpilla sur le sol, il tira les rideaux de soie rose et, ui, ota ses vêtements.

Adèle le vit nu, elle trembla d’horreur et détourna la tête ; Djalioh s’approcha et la tint longuement serrée contre sa poitrine, elle sentit alors, sur sa peau chaude et satinée, la chair froide et velue du monstre ; il sauta sur le canapé, jeta les coussins et se balança longtemps sur le dossier, avec un mouvement machinal et régulier de ses flexibles vertèbres ; il poussa de temps en

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238 EUVRES DE JEUNESSE.

temps un cri guttural et il souriait entre ses dents. Qu’avait-il de mieux à désirer ? une femme devant lui, des fleurs à ses pieds, un jour rose qui l’éclairait, le bruit d’une voliére pour musique et quelque pâle rayon de soleil pour l’éclairera

Il cessa bient t son exercice, courut sur Adèle, lui enf’onça ses griffes dans la chair et l’attira vers lui, il lui ôta sa chemise.

En se voyant toute nue dans la glace, entre les bras de Dialioh, elle poussa un cri d’horreur et pria Dieu ; elle voulait appeler au secours, mais impossible d’articuler une seule parole.

Djalioh en la voyant ainsi, nue et les cheveux épars sur ses épaules, s’arrêta immobile de stupeur, comme le premier homme qui vit une femme ; il la respecta pendant quelque temps, lui arracha ses cheveux blonds, les mit dans sa bouche, les mordit, les baisa, puis il se roula par terre sur les fleurs, entre les coussins, sur les vêtements d’Adéle, content, f’ou, ivre cl’amour.

Adèle pleurait, une trace de sang coulait sur ses seins d’albâtre.

Enfin sa féroce brutalité ne connut plus de bornes, il sauta sur elle d’un bond, écarta ses deux mains, l’étendit par terre et l’y roula échevelée. Souvent il poussait des cris féroces et étendait les deux bras, stupide et immobile, puis il râlait de volupté comme un homme qui se...

Tout à coup il sentit sous lui les convulsions cl’Acléle, ses muscles se raidirent comme le f’er, elle poussa un cri et un soupir plaintifs qui f’urent étouffiés par des baisers. Puis il la sentit froide, ses yeux se fermèrent, elle se roula sur elle-même et sa bouche s’ouvrit. Quand il l’eut bien longtemps sentie immobile et glacée, il se leva, la retourna sur tous les sens, emrassa ses pieds, ses ûmains, sa bouche, et courut en

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QUIDQUID VOLUER15. 2 39

bondissant sur les murailles. Plusieurs fois il reprit sa course ; une f’ois, cependant, il s’élança la tête la première sur la cheminée de marbre et tomba immobile et ensanglanté sur le corps d’AdèIe. X

Quand on vint à trouver Adèle, elle avait sur le corps des traces de griffes larges, profondes ; pour Djalioh, il avait le crâne horriblement f’racassé. On crut que la jeune femme, en défendant son honneur, l’avait tué avec un couteau.

Tout cela f’ut dans les journaux, et vous pensez s’il y en eut pour huit jours à faire des Ah let des Oh ! Le lendemain on enterra les morts. Le convoi était superbe ; deux cercueils, celui de la mère et de l’enfant, et tout cela avec des panaches noirs, des cierges, des prêtres qui chantent, de la f’oule qui se presse et des ommes noirs en gants blancs.

XI

- C’est bien horrible ! s’écriait, quelques jours après, toute une famille d’épiciers réunis patriarcalement autour d’un énorme gigot dont le fumet chatouillait l’odorat.

— Pauvre enf’ant !dit la f’emme de l’épicier, ... aller tuer un enf’ant ! qu’est-ce qu’il lui avait fait ? — Comment. disait l’épicier, indi né dans sa vertu, homme éminemment moral, décoré ge la croix d’honneur pour bonne tenue dans la garde nationale, et abonné au Constitutionnel, comment ! aller tuer et’en paurc ptite femme ! c’est indigne ! — Mais aussi, je crois que c’est l’efl’et de la passion, dit un gros garçon joufllu, le fils de la maison, qui

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240 (ÉUVRES DE JEUNESSE. venait d’achever sa quatrième à dix-sept ans, parce que son père était d’avis qu’on donnât de Vinducation à la jeunesse. — Ob ! f’aut-il que des gens aient peu de retenue, . dit le garçon épicier, en redemandant pour la troisième l’ois cles haricots. On sonna à la boutique et il alla vendre pour deux sous de chandelles. XII Vous voulez une fin à toute force, n’est-ce pas ? et vous trouvez queje suis bien long à la donner ; en bien, soit ! Pour Adèle, elle l’ut enterrée, mais au bout de deux ans elle avait bien perdu de sa beauté, car on l’exhuma pour la mettre au Père-Lachaise et elle puait si Fort qu’un Fossoycur s’en trouva mal. Et Djaliob ? Oh l il est superbe, verni, poli, soigne, magnifique, car vous savez que le cabinet de zoologie s’en est emparé et en à Fait un superbe squelette. Et M. Paul ? Tiens, je Youbliaisl il s’est remariê ; tantôt je l’ai vu au Bois de Boulogne, et ce soir vous, le rencontrerez aux Italiens.

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PASSION ET VERTU (U.

CONTE PHILOSOPHIQUE.

Peux-tu parler de ce que tu ne sens Pom !. S1-xAi<EsrEAnE, Roméo et Juliette, — acte lll, scène v.

l

Elle l’avait déjà vu, je crois, deux lois ; la première, dans un bal chez le ministre, la seconde gi Français, et, quoiqu’il ne fût ni un homme supérieur ni un bel homme, elle pensait souvent à lui, lorsque, le soir, après avoir souillé sa lampe, elle restait souvent quelques instants rêveuse, les cheveux épars sur ses seins nus, la tête tournée vers la Fenêtre où la nuit jetait une clarté blal’arde, les bras hors de sa couche, et l’âme Hottarnt entre des émotions hideuses et vagues, comme ces sons conl’us qui s’élèvent dans les champs par les soirées d’automne.

Loin d’être une de ces âmes d’exception comme il y en a dans les livres et dans les drames, c’était un cœur sec, un esprit juste, et, par-dessus tout cela, un chimiste. Mais il possédait à l’ond cette théorie de séductions, ces principes, ces règles, le Cfilsë, enfin, pour employer le mot vrai et vulgaire, par lesquels un habile homme en arrive à ses fins. Ce n’est plus cette méthode pastorale à la Louis XV, dont la première leçon commence par les soupirs, la seconde par les billets doux et continue ainsi jusq)u’au dénouement, science si bien exposée dans Fau las, l’) io décembre 1837.

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242 OEUVRES DE JEUNESSE.

les comédies du second ordre et les contes moraux de Marmontel. Mais maintenant un homme s’avance vers une femme, il la lorgne, il la trouve bien, il en fait le pari avec ses amis ; est-elle mariée, la f’arce n’en sera ne meilleure.

Aliirs il s’introduit chez elle, il lui prête des romans, la mène au spectacle, il a surtout soin de faire quelque chose d’étonnant, de ridicule, ’, enfin d’étrange ; et puis, de jour en jour, il va chez elle avec plus de liberté, il se fait l’ami de la maison, du mari, des enf’ants, des domestiques ; enfin la pauvre f’emme s’aperçoit du piège, elle veut le chasser comme un laquais, mais celui-ci s’indigne à son tour, il la menace de publier guelque le/ttre bien courte, mais qu’ià intœîrprétera d’une açon infame, n’un orte à ui f’t-ele adressée ;’il répétera lui-même àpson époiix quelque mot arraché peut-être dans un moment de vanité, de coquetterie ou de désir ; c’est une cruauté d’anatomiste, mais on a fait des progrès dans les sciences et il y a des gens qui dissèquent un cœur comme un cadavre. Alors cette pauvre femme, éperdue, leure et supplie ; point de pardon pour elle, point ge pardon pour ses enfants, son mari, sa mère. inflexible, car c’est un homme, il peut user de force, de violence, il peut dire partout qu’elle est sa maîtresse, le publier dans les journaux, l’écrire tout au long dans un mémoire, et le prouver même au besoin.

Elle se livre donc à lui, à demi morte ; il peut même alors la faire passer devant ses laquais qui, tout bas, sous leurs livrées, ricanent en la voyant venir si matin chez leur maître, et puis quand il l’a rendue brisée et abattue, seule avec ses regrets, ses pensées sur le passé, ses déceptions d’amour, il la quitte, la reconnaît à peine, l’abandonne à son infortune ; il la hait même quelquefois, mais enfin il a gagné son pari ; et c’est un homme à bonnes fortunes.

C’est donc non un Liovelaœ, comme on l’aurait dit

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PASSION ET VERTU. 243

il y a soixante ans, mais bien un Don Juan, ce qui est plus beau.

l..’homme qui possède à Fond cette science, qui en connaît les détours et les replis cachés, n’est pas rare maintenant, cela est si Facile, en elFet, de séduire une Femme qui vous aime et puis de la laisser là avec toutes les autres, quand on n’a pas d’âme ni de pitié dans le cœur ! dll y a tant de moyens de s’en Faire aimer, soit par la jalousie, la vanité, le mérite, les talents, l’orgueil, l’horreur, la crainte même, ou bien encore par la Fatuité de vos manières, le négligé d’une cravate, la prétention à être désespéré, quelqueFois par la coupe de votre habit, ou la finesse de vos bottes ! Car combien de gens n’ont dû leurs con uêtes qu’à l’habileté de leur tailleur ou de leur cordonnier ?

Ernest s’était aperçu que Mazga souriait à ses regards. Partout il la poursuivait. Au bal, par exemple, elle s’ennuyait s’il n’était pas la. Et n’allez pas croire qu’il Fût assez novice pour louer la blancheur de sa main ni la beauté de ses bagues, comme l’aurait pu Faire un écolier de rhétorique, mais, devant elle, il déchirait toutes les autres Femmes ui dansaient, il avait sur chacune les aventures les pelus inconnues et les plus étranges, et tout cela la Faisait rire et la ilattait secrètement, quand elle ensait que sur elle on n’avait rien à dire.’ Sur le penclhant du gouFFre, elle prenait de belles résolutions de l’abandonner, de ne plus jamais le revoir, mais la vertu s’évapore bien vite au sourire d’une bouche qu’on aime.

Il avait vu aussi qu’elle aimait la poésie, la mer, le théâtre, Byron, et puis, résumant toutes ces observations en une seule, il avait dit : « C’est une sotte, je l’aurai », et elle, souvent aussi, avait dit en le voyant partir et quand la porte du salon tournait rapidement sur ses pas : « Oh ! je t’aime ! ».

Ajoutez à cela qu’Ernest lui fit croire à la phréno16.

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2.44 œuvmss DE Jnumzssz.

logic, au magnétisme et que Mazza avait trente ans, et qu’elle était toujourslpure et fidèle à son mari, repoussant tous les désirs qui naissaient chaque jour en son âme et qui mouraient le lendemain ; qu’elle était mariée à un banquier, et que la passion dans les bras de cet homme-là était un devoir pour elle, rien de plus, comme de surveiller ses domestiques et habiller ses enfants.

l

Longtemps elle se complut dans cet état de service r § ·1lT[Q gïC}1 X et À demi mystique, la nouveauté du plaisir lui plaisait, et elle joua longtemps avec cet amour, plus longtemps qu’avec les autres, et elle finit par s’y prendre fortement, d’abord d’habitude, puis de esoin. Il est dangereux de rire et de jouer avec le cœur, car la passion est une arme à f’eu qui part et vous tue lors n’on la croyait sans péril.

lflln jour Ernest vint de bonne heure chez M’“° Willer ; son mari était à la Bourse, ses enfants étaient sortis, il se trouva seul avec elle. Tout le jour, il resta chez elle, et le soir, vers les cinq heures, quand il en sortit, Mazza f’ut triste, rêveuse, et de toute la nuit elle ne dormit pas.

lls étaient restés longtemps, bien des heures, à causer, à se dire qu’ils s’aimaient, à parler de poésie, à s’ent1·etenir d’amour large et Fort comme on en voit dans Byron, et puis à se plaindre des exigences sociales qui les attachaient l’un à l’autre et qui les séparaient pour la vie ; et puis ils avaient causé des peines du cœur, de la vie et de la mort, de la nature, de l’océan qui mugissait dans les nuits ; enfin ils avaient compris le monde, leur passion, et leurs regards s’éta, ient même plus parlé que leurs lèvres qui se touchèrent si souvent.

C’était un jour du mois de mars, une de ces longues

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PASSION ET VERTU- 24j

journées sombres et moroses ui portent à. l’âme une va ne amertume, leurs pardles avaient été tristes, celles de Mazza, surtout, avaient une mélancolie harmonieuse. Chaque l’ois qu’Ernest allait dire qu’il l’aimait pour la vie, chaque l’ois qu’il lui échappait un sourire, un regard, un cri d’amour, Mazza ne répondait pas, elle le regardait silencieuse, avec ses deux grands yeux noirs, son l’ront pâle, sa bouche béante.

Ce jour elle se sentit oppressée, comme si une main invisible lui eût pesé sur la poitrine ; elle craignait, mais elle ne savait quel était l’obiet de ses craintes, et se complaisait dans cette appréhension mêlée d’une étrange sensation d’amour, de rêverie, de mysticisme. Une l’ois elle recula son Fauteuil, effrayée du sourire d’Ernest, qui était bestial et sauva e à faire peur, mais celui-ci se rapprocha d’elle aussitgt, lui prit les mains et les porta à ses lèvres ; elle rougit et lui dit d’un ton de calme allecté :

— Est-ce que vous auriez envie de me faire la cour ? — Vous Faire la cour ? Mazza ! à vous ? Cette réponse-là voulait tout dire. — Est-ce que vous m’aimeriez ?

Il la regarda en souriant.

— Ernest, vous auriez tort.

— Pourquoi ?

— Mon mari ! y pensez-vous ?

— Eh bien, votre mari ! qu’est-ce que cela veut dire ? -

— Il faut que je l’aime.

— Cela est plus Facile à dire qu’â, laire, c’est-à-dire que si la loi vous dit : « Vous l’aimerez », votre cœur s’y pliera comme un régiment qu’on fait manœuvrer ou une barre d’acier qu on ploie des deux mains, et si moi ie vous aime...

—· Taisez-vous, Ernest, pensez à ce que vous devez à une Femme qui vous reçoit comme moi, dès le

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246 GUVRES DE JEUNESSE.

matin, sans que son mari y soit, seule, abandonnée à’ votre délicatesse.

— Oui, si je vous aime à mon tour, il Faudra que je ne vous aime plus parce qu’il le Faudra, et rien de plus ; mais cela est-il sensé et juste ? — Ah ! vous raisonnez à merveille, mon cher ami, dit Mazza en penchant sa tête sur son épaule gauche et en Faisant tourner dans ses doigts un étui d’ivoire. Une mèche de ses cheveux se dénoua et tomba sur ses joues, elle la re’eta par derrière avec un geste de la tête plein de grgce et de brusquerie. Plusieurs fois Ernest se leva, prit son chapeau comme s’il allait sortir, puis il se rasseyait et reprenait ses causeries. Souvent ils s’interrompaient tous deux et se regardaient longtemps en silence, respirant à peine, ivres et contents de leurs regards et de leurs soupirs, puis ils souriaient.

Un moment, quand Mazza vit Ernest à ses pieds, affaissé sur le tapis de sa chambre, quand elle vit sa tête posée sur ses genoux, les cheveux en arrière, ses yeux tout près de sa poitrine, et son f’ront blanc et sans ride qui était là devant sa bouche, elle crut qu’elle allait défaillir de bonheur et d’amour, elle crut qu’elle allait prendre sa tête dans ses bras, la presser sur son cœur et la couvrir de ses baisers. — Demain, je vous écrirai, lui dit Ernest. — Adieu !

Et il sortit.

Mazza resta l’âme indécise et toute flottante entre des oppressions étranges, des ressentiments vagues, des r veries indicibles ; la nuit ellle se réveilla, la lampe brûlait et jetait au plafond’un disque lumineux qui tremblait en vacillant sur lui-même, comme l’œil d’un damné qui vous regarde ; elle resta longtemps, jusqu’au jour, à écouter les heures qui sonnaxent à toutes les cloches, à entendre tous les bruits de la nuit, la pluie qui tombe et bat les murs, et les vents qui

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PASSION ET VERTU. 24’f’

soulilent et tourbillonnent dans les ténèbres, les vitres qui tremblent, le bois du lit qui criait à tous les mouvements qu’elle lui donnait en se retournant sur ses matelas, agitée qu’elle était par des pensées accablantes et des images terribles, qui l’enveloppaient tout entière en la roulant dans ses draps. Qui n’a ressenti, dans des heures de fièvre et de délire, ces mouvements intimes du cœur ? ces convulsions d’une âme qui s’agite et se tord sans cesse sous des pensées indéfinissables, tant elles sont pleines tout à la f’ois de tourments et de voluptés, vagues d’abord et indécises comme un fantôme ? cette pensée bientôt se consolide et s’arrête, prend une Forme et un corps, elle devient une image, et une image qui vous lait pleurer et émir. Qui n’a donc jamais vu, dans des nuits chaunîes et ardentes, quand la peau brûle et que l’insomnie vous ronge, assise aux pieds de votre couche une figure pâle et rêveuse, et qui vous regarde tristement ? ou bien elle apparaît dans des habits de Fête, si vous l’avez vue danser dans un bal, ou entourée de voiles noirs, pleurante ; et vous vous rappelez ses paroles, le son de sa voix, la langueur de ses yeux. Pauvre Mazzal pour la première f’ois elle sentit qu’elle aimait, que cela allait devenir un besoin, puis un délire du cœur, une rage ; mais dans sa naïveté et son ignorance, elle se traça bien vite un avenir heureux, une existence paisible où la passion lui donnerait la joie, et la volupté le bonheur.

En effet, ne ourra-t-elle vivre contente dans les bras de celui qu’ellle aime et tromper son mari ? « Qu’estque tout cela ? se disait-elle auprès de l’amour » ; elle souH’i’ait cependant de ce délire du cœur et s’y plongeait de plus en plus, comme ceux qui s’enivrent avec plaisir et que les boissons brûlent. Ohl qu’elles sont poignantes et amères, il est vrai, ces palpitations du cœur, les angoisses de l’âme, entre un monde de vertu qui s’en va et un avenir d’amour qui arrive.

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248 * GZUVRES DE JEUNESSE.

Le lendemain, Mazza reçut une lettre ; elle était en papier satiné, toute embaumante de rose et de musc, elle était signée d’un E entouré d’un paraphe ; je ne sais ce qu’il y avait, mais Mazza relut la lettre plusieurs f’ois, elle en retourna les deux feuillets, en considéra les plis, elle s’enivra de son odeur embaumée, puis la roula en boulette et la jeta au Feu ; le papier consumé s’envola (pendant quelque temps, et revint enfin se reposer oucement sur les chenets comme une gaze blanche et plissée.

Ernest l’aimel il le lui a ditl Oh ! elle est heureuse, le premier pas est f’ait, les autres ne lui coûteront plus ; elle pourra maintenant le regarder sans rougir, elle n’aura plus besoin de tant de ménagements, de petites mines de femme pour se f’aire aimer ; il vient lui-même, il se donne à elle, sa pudeur est ménagée, et c’est cette pudeur qui reste toujours aux femmes, ce qu’elles gardent même au f’ond de leur amour le plus brûlant, des plus ardentes voluptés, comme un dernier sanctuaire d’amour et de passion, où elles cachent comme sous un voile tout ce qu’elles ont de brutal et d’efl’éminé.

Quelques jours après, une f’emme voilée passait âresque en courant le pont des Arts ; il était sept cures u matin.

Après avoir lon temps marché, elle s’arrêta à une porte cochère et elfe demanda M. Ernest ; il n’était pas sorti, elle monta. L’escalier lui semblait d’une interminable longueur, et, quand elle fut parvenue au second étage, elle s’appuya sur la rampe et se sentit défaillir ; el e crut alors que tout toumait autour d’elle et que des voix basses chuchotaient à ses oreilles en sifiiant ; enfin elle osa une main tremblante sur la sonnette. Quand elle entendit son battement perçant et répété, il y eut un écho qui résonna dans son cœur, comme par une répercussion galvanique. Enfin la porte s ouvrit, c’était Ernest lui-même.

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PASSION ET VERTU. ’ 249 — Ah ! c’est vous, Mazza ? Celle-ci ne répondit pas, elle était pâle et toute couverte de sueur ; Ernest la regardait froidement, en f’aisant tourner en l’air la corde de soie de sa robe de chambre, il avait peur de se compromettre. — Entrez, dit-il enfin. Il la prit par le bras et la fit asseoir de f’orce sur un fauteuil. Après un moment de silence : — Je suis venue, Ernest, lui dit-elle, pour vous dire une chose : c’est la dernière f’ois que je vous parle, il f’aut que vous me quittiez, que je ne vous revoie plus. — Parce que ? — Parce que vous m’êtes à charge, que vous m’accablez, que vous me feriez mourir ! — Moi ! comment cela, Mazza ? ll se leva, tira ses rideaux et f’erma sa porte. — Que f’aites-vous ? s’écria-t-elle avec horreur. — Ce que je Fais ? — Oui. — Vous êtes ici, Mazza, vous êtes venue chez moi. Oh ! ne niez pas, je connais les femmes, dit-il en son : riant. — Continuez, ajouta-t-elle avec dépit. ’ — Eh bien, Mazza, c’est assez. — Et vous avez assez d’insolence pour me dire cela en f’ace, à une f’emme ne vous dites aimer ? — Pardon ! oh ! paridonl Il se mit à genoux et la regarda longtemps. — Eh bien, oui, moi aussi je t’aime, p us que ma vie ; tiens, je me donne à toi. Et puis là, entre les quatre parois d’une muraille, sous les rideaux de soie, sur un Fauteuil, il y eut lus d’amoun de baisers, de caresses enivrantes, de voli1ptés qui brûlent, qu’il n’en Faudrait pour rendre f’ou ou pour faire mourir. Et puis quand i l’eut bien flétrie, usée, abîmée dans ses étreintes, quand il l’eut rendue

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2jO EUVRES DE JEUNESSE.

lasse, brisée, haletante, quand, bien des f’ois, il eut serré sa poitrine contre la sienne et qu’il la vit mourante dans ses bras, il la laissa seule et partit. Le soir, chez Véfbur, il fit un excellent souper où le champagne frappé circulait en abondance ; on l’entendit dire tout haut, vers le dessert : «Mes chers amis, j’en ai encore unel »

Celle-la était rentrée chez elle, l’âme triste, les yeux en pleurs, non de son honneur qui était perdu, car cette pensée-là ne la torturait nullement ; s’étant d’abord demandé ce que c’était que l’honneur et n’y ayant vu au fond qu’un mot, elle avait passé outre, mais elle pensait aux sensations qu’elle avait éprouvées, et ne trouvait en y pensant, rien que déception et amertume. «Ohl ce n’est pas là ce que j’avais r vél » disait-elle.

Car il lui sembla, lorsqu’elle f’ut dégagée des bras de son amant, qu’il y avait en elle quel ne chose de froissé comme ses vêtements, de fatigug et d’abattu comme son regard, et qu’elle était tombée de bien haut, que l’amour ne se bornait pas là ; se demandant enfin si, derrière la volupté, il n’y en avait pas une plus grande encore, ni après le plaisir une plus vaste jouissance, car elle avait une soif’inépuisable d’amours infinis, de passions sans bornes. Mais quand elle vit que l’amour n’était qu’un baiser, une caresse, un moment de délices où se roulent entrelacés, avec des cris de joie, l’amant et sa maîtresse, et puis que tout finit ainsi, que l’homme se relève, la f’emme s’en va, et que leur passion a besoin d’un peu de chair et d’une convulsion pour se satisfaire et s’enivrer, l’ennui lui prit à l’âme, comme ces affamés qui ne peuvent se nourrir. Mais elle quitta bientôt tout retour sur le assé pour ne songer qu’au présent qui souriait, elle fiérma les yeux sur ce qui n’était plus, secoua comme un songe les anciens rêves sans bornes, ses oppressions vagues et indécises, pour se donner tout entière au

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PASSION ET VERTU. 2 ; 1

torrent qui l’entraînait, et elle arriva bientôt à cet état de langueur et de nonchalance, à ce demi-sommeil ou l’on sent que l’on s’endort, qu’on s’enivre, que le monde s’en va loin de nous, tandis que l’on reste seul sur la nacelle où vous berce la vague et qu’entraîne l’océan ; elle ne pensa plus ni à son mari nt à ses enf’ants, encore moins à sa réputation, que les autres femmes déchiraient à belles dents dans les salons, et que les jeunes gens, amis d’Ernest, vautraient et vilipendaient à plaisir dans les caf’és et les estaminets. Mais il y eut tout à coup pour elle une mélodie jusqu’alors inconnue dans la nature et dans son âme, et elle découvrit dans l’une et dans l’autre des mondes nouveaux, des espaces immenses, des horizons sans bornes ; il sembla que tout était né pour l’amour, que les hommes étaient des créatures d’un ordre supérieur, susceptibles de passions et de sentiments, qu’ils n’étaient bons n’à cela et qu’ils ne devaient vivre que pour le cœur. êuant à son mari, elle l’aimait toujours et l’estimait encore plus ; ses enfants lui semblaient gracieux, mais elle les aimait comme on aime ceux d’un autre.

Chaque jour, cependant, elle sentait qu’elle aimait plus que la veille, que cela devenait un besoin de son existence, qu’elle n’aurait pu vivre sans cela ; mais cette passion, avec laquelle elle avait d’abord joué en riant, finit par devenir sérieuse et terrible, une f’ois entrée dans son cœur, elle devint un amour violent, puis une frénésie, une rage. Il y avait chez elle tant de Feu et de chaleur, tant de désirs immenses, une telle soif’de délices et de voluptés qui étaient dans son sang, dans ses veines, sous sa peau, jusque sous ses ongles, qu’elle était devenue Folle, ivre, éperdue, et qu’elle aurait voulu Faire sortir son amour des bornes de la nature ; il lui semblait qu’en prodiguant les caresses et les voluptés, en brûlant sa vie dans des nuits pleines de fièvre, d’ardeur, en se roulant dans

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2§ 2 GEUVRES DE JEUNESSE. V

tout ce que la passion a de plus frénétique, de plus sublime, il allait s’ouvrir devant elle une suite continue de voluptés, de plaisirs. t

Souvent, dans les transports du délire, elle s’écriait que la vie n’était que la îassion, que l’amour était tout pour elle ; et puis, les c eveux épars, l’œil en f’eu, la poitrine haletante de sanglots, elle demandait à son amant s’il n’aurait pas souhaité, comme elle, de vivre des siècles ensemble, seuls sur une haute montagne, sur un roc aigu, au bas duquel viendraient se briser les vagues, de se confondre tous deux avec la nature et le ciel, et de mêler leurs soupirs aux bruits de la tempête ; et puis elle le regardait longtemps, lui demandant encore de nouveaux baisers, de nouvelles étreintes, et elle tombait entre ses bras, muette et évanouie. I

Et quand, le soir, son époux, l’âme tranquille, le f’ront calme, rentrait chez lui, lui disant qu’il avait gagné aujourd’hui, qu’il avait f’ait le matin une bonne spéculation, acheté une f’erme, vendu une rente, et qu’il pouvait ajouter un laquais de plus à ses équipages, acheter deux chevaux de plus pour ses écuries, et qu’avec ces mots et ces pensées il venait à l’embrasser, à l’ap eler son amour et sa vie, oh ! la rage lui prenait à l’I ; me, elle le maudissait, repoussant avec horreur ses caresses et ses baisers, qui étaient froids et horribles comme ceux d’un singe.

Il y avait donc dans son amour une douleur et une amertume, comme la lie du vin, qui le rend plus âcre et plus brûlant.

Et quand, après avoir quitté sa maison, son ménage, ses laquais, elle se retrouvait avec Ernest, seule, assise à ses côtés, alors elle lui contait qu’elle eût voulu mourir de sa main, se sentir étouffée par ses bras, et puis elle ajoutait qu’elle n’aimait plus rien, qu’elle méprisait tout, qu’elle n’aimait que lui ; pour lui elle avait abandonné Dieu et le sacrifiait à son amour,

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PASSION ET VERTU. 2 ; ;

pour lui elle laissait son mari et le donnait à l’ironie, pour lui elle abandonnait ses enf’ants ; elle crachait sur tout cela à plaisir ; religion, vertu, elle f’oulait tout cela aux pieds, elle vendait sa réputation pour ses caresses, et c’était avec bonheur et délices qu’elle immolait tout cela pour lui plaire, qu’elle détruisait toutes ses croyances, toutes ses illusions, toute sa vertu, tout ce qu’elle aimait enfin, pour obtenir de lui un regard ou un baiser. Et il lui semblait qu’elle serait plus belle en sortant de ses bras, après avoir reposé sur ses lèvres, comme les violettes fanées qui répandent un parfum plus doux.

Oh ! qui pourrait savoir combien il y a parfois de délices et de frénésie sous les deux seins palpitants d’une f’emmel

Ernest, cependant, commençait à l’aimer un peu plus qu’une grisette ou une figurante, il alla même jusqu’à f’aire des vers pour elle, qu’il lui donna ; en outre, un jour, je le vis avec les yeux rouges, d’où l’on pouvait conclure qu’il avait pleuré... ou mal dormi.

J.

l È.

Un matin, en réfléchissant sur Mazza, assis dans un grand fauteuil élastique, ses pieds sur ses deux chenets, le nez enf’oncé sous sa robe de chambre, tout en regardant la flamme de son f’eu qui pétillait et montait sur la plaque en langues de ieu, il lui vint une idée qui le surprit d’une manière étrange ; il eut peur.

En se rappelant qu’il était aimé par une f’emme comme Mazza, qui lui sacrifiait, avec tant de prodigalité et d’ef’f’usion, sa beauté, son amour, il eut peur et trembla devant la passion de cette femme, comme ces enfants qui s’enfuient loin de la mer en disant qu’elle est trop grande, et une idée morale lui vint en

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2$4 EUVRES DE JEUNESSE.

tête, car c’était une habitude qu’il venait de prendre depuis qu’il s’était fait collaborateur au Journal des connaissances utiles et au Musée deiîfamiiles ; il pensa, dis-je, qu’il était peu moral de sé uire ainsi une femme mariée, de la détourner de ses devoirs d’épouse, de l’amour de ses enfants’, et qu’il était mal à lui de recevoir toutes ces offrandes qu’elle brûlait à ses pieds comme un holocauste. Enfin il était ennuyé et fatigué de cette femme, qui prenait le plaisir au sérieux, qui ne concevait qu’un amour entier et sans partage, et avec laquelle on ne pouvait parler ni de romans, ni de modes, ni d’opéra.

Il voulut d’abord s’en séparer, la laisser là et la rejeter au milieu de la société, avec les autres femmes flétries comme elle ; Mazza s’aperçut de son indifférence et de sa tiédeur, l’attribua à de la délicatesse, et ne l’en aima que davantage. Souvent Ernest l’évitait, s’échap ait d’elle, mais elle savait le rencontrer partout, au bal, à la promenade, dans les jardins pulics, aux musées ; elle savait l’attendre dans la foule, ’ lui dire deux mots et lui faire monter la rougeur au front, devant tous ces gens qui la regardaient. D’autre fois, c’était lui qui venait chez elle, il entrait avec un front sévère, un air grave ; la jeune femme, naïve et amoureuse, lui sautait au cou et le couvrait de baisers, mais celui-ci la repoussait avec froideur, et puis il lui disait n’ils ne devaient plus’ s’aimer, que, le moment de déchre et de folie une fois passé, tout devait être fini entre eux, qu’il fallait respecter son mari, chérir ses enfants et veiller à son ménage, et il ajoutait qu’il avait beaucoup vu et étudié, et qu’au reste la Providence était juste, que la nature était un chef-d’œuvre et la société une admirable création, et puis que la philanthropie, après tout, était une belle chose et qu’il fallait aimer les hommes. Et celle-ci alors pleurait de rage, d’orgueil et d’amour ; elle lui demandait, le rire sur les lèvres mais

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PASSION ET VERTU. 2j §

l’amertume dans le cœur, si elle n’était plus belle et ce qu’il Fallait faire pour lui plaire, et puis elle lui souriait, lui étalant à la vue son f’ront pâle, ses cheveux noirs, sa gorge, son épaule, ses seins nus. Ernest restait insensible à tant de séductions, -car il ne l’aimait plus, et s’il sortait de chez elle avec quelque émotion dans l’âme, c’était comme les gens qui viennent de voir des Fous ; et si quelque vestige de passion, quelque rayon d’amour venait à se rallumer chez lui, il s’éteignait bien vite avec une raison ou un argument. Heureux donc les gens qui peuvent combattre leur cœur avec des mots et détruire la passion, qui est enracinée dans l’âme, avec la moralité, qui n’est collée que sur les livres comme le vernis du libraire et le frontis ice du raveur.

llln jour ? dans un transport de f’ureur et de délire, Mazza le mordit à la poitrine et lui enl’onça ses ongles dans la gorge. En voyant couler du sang dans leurs amours, Ernest comprit que la passion de cette Femme était f’éroce et terrible, qu’il ré nait autour d’elle une atmosphère empoisonnée qui ënirait par l’étoull’er et le faire mourir, que cet amour était un volcan à qui il fallait jeter toujours quelque chose à mâcher et à broyer dans ses convulsions, et que ses voluptés, enfin, étaient une lave ardente qui brûlait le cœur. Il-f’allait donc partir, la quitter pour toujours, ou bien se jeter avec elle dans ce tourbillon qui vous entraîne comme un vertige dans cette route immense de la passion, qui comgxence avec un sourire et qui ne finit que sur une tom e.

Il préf’éra partir.

Un soir, à dix heures, Mazza reçut une lettre, elle y comprit ces mots :

Adieu, Mazza ! je ne vous reverrai plus ; le ministre de l’intérieur m’a enrôlé d’une commission savante qui doit analyser les produits et le sol même du Mexique.

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2 j 6 GUVRES DE JEUNESSE.

Adieul je m’embarque au Havre. Si vous voulez être heureuse, ne m’aimez plus, aimez au contraire la vertu et vos devoirs ; c’est un dernier conseil. Encore une f’ois adieul je vous embrasse.

«Em-u ; sT. »

Elle la relut plusieurs f’ois, accablée par ce mot adieu ; elle restait les yeux fixes et immobiles sur cette lettre qui contenait tout son malheur et son désespoir, où elle voyait s’enfuir et couler tout son bonheur et sa vie ; elle ne versa pas une larme, ne poussa pas un cri, mais elle sonna un domestique, lui ordonna d’aller chercher des chevaux de poste et de préparer sa chaise. Son mari voyageait en Allemagne, personne ne pouvait donc l’arrêter dans sa volonté.

A minuit elle partit, elle allait rapidement en courant de toute la vitesse des chevaux. Dans un village, elle s’arrêta pour demander un verre d’eau et re artit, croyant après chaque côte, chaque colline, ciliaque détour de la route, voir apparaître la mer, but de ses désirs et de sa jalousie, puisqu’elle allait lui enlever uelqu’un de cher à son cœur. Enfin, vers trois heures d’après-midi, elle arriva au Havre. A peine descendue, elle courut au bout de la jetée et re arda sur la mer... une voile blanche s’enf’onçait sous îhorizon.

IV

Il était partil parti pour toujours, et quand elle releva sa figure toute couverte de larmes, elle ne vit plus rien que l’immensité de l’océan. C’était une de ces brûlantes journées d’été, où la terre exhale de chaudes vapeurs comme l’air embrasé d’une fournaise. Quand Mazza f’ut arrivée sur la jetée, la fraîcheur salée de l’eau la ranima quelque peu, car une brise du sud enflait les vagues, qui venaient mol-

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PASSION ET VERTU. ZS7

lement mourir sur la grève et râlaient sur le galet. Les nuages noirs et épais s’amoncelaient à sa gauche, vers le soleil couchant, qui était rouge et lumineux sur la mer ; on eût dit qu’ils allaient éclater en sanglots. La mer, sans être furieuse, roulait sur elle-même en chantant lugubrement, et quand elle venait à se briser sur les pierres de la jetée, les vagues sautaient en l’air et retombaient en poudre d’argent. Il y avait dans cela une sauvage harmonie, Mazza l’écouta longtemps, fascinée par sa puissance ; le bruit de ces flots avait pour elle un langage, une voix ; comme elle, la mer était triste et pleine d’angoisses ; comme elle, ses vagues venaient mourir en se brisant sur les pierres et ne laisser sur le sable mouillé que la trace de leur passage. Une herbe, qui avait pris naissance entre deux fentes de la pierre, penchait sa tête toute pleine de la rosée, chaque coup de vague venait la tirer de sa racine, et chaque f’ois elle se détachait de plus en plus ; enfin elle disparut sous la lame, on ne ’la revit plus ; et pourtant elle était jeune et portait des fleurs ? Mazza sourit amèrement, la fleur était, comme elle, enlevée par la vague dans la fraîcheur du printemps.

Il y avait des marins qui rentraient, couchés dans leur barque ; en tirant derrière eux la corde de leurs filets, leur voix vibrait au loin, avec le cri des oiseaux de nuit, qui planaient en volant de leurs ailes noires sur la tête de Mazza et qui allaient tous s’abattre vers la grève, sur les débris qu’apportait la marée. Elle entendait alors une voix qui l’appelait au fond du gouffre, et, la tête penchée vers l’abîme, elle calculait combien il lui faudrait de minutes et de secondes pour râler et mourir. Tout était triste comme elle dans la nature, et il lui sembla que les vagues avaient des soupirs et que la mer’pleurait.

Je ne sais cependant quel misérable sentiment de l’existence lui dit de vivre, et qu’il y avait encore sur ’7

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2 S 8 GUVRES DE JEÈJNESSE.

la terre du bonheur et de l’amour, qu’elle n’avait qu’à attendre et espérer, et qu’elle le reverra plus tard ; mais, quand la nuit f’ut venue et que la lune vint à paraître au milieu de ses compagnes, comme une sultane au harem entre ses femmes, et qu’on ne vit plus que la mousse des flots, qui brillait sur les vagues comme l’écume à la bouche d’un coursier, alors que le bruit de la ville commença à s’évanouir dans le brouillard, avec ses lumières qui s’éteignaient, Mazza repartit.

La nuit — il était peut-être deux heures — elle ouvrit ses glaces et regarda dehors. On était dans une plaine et la route était bordée d’arbres, les clartés de la nuit passant à travers leurs branches les faisaient ressembler à des fantômes aux f’ormes gigantesques, ui couraient tous devant Mazza et remuaient au é du vent, qui sifllait à travers leurs feuilles, leur chevelure en désordre. Une f’ois la voiture s’arrêta au milieu de la campagne, un trait se trouvait cassé, il f’aisait nuit, on n’entenclait que le bruit des arbres, l’haleine des chevaux haletant de sueur, et les sanglots d’une femme qui pleurait seule.

Vers le matin, elle vit des gens qui allaient vers la ville la plus voisine, portant au marché des fruits tout couverts de mousse et de feuillage vert ; ils chantaient aussi, et comme la route montait et qu’on allait au pas, elle les écouta longuement. «Oh ! comme il y a des gens heureux ! » dit-elle.

Il f’aisait grand jour, c’était un dimanche ; dans un village à quelques heures de Paris, sur la place de l’église, à l’heure où tout le monde en sortait, il y avait un grand soleil qui brillait sur le coq de l’église, et illuminait sa modeste rosace. Les ortes, qui étaient ouvertes, laissaient voir à Mazza, d)u f’ond de sa voiture, l’intérieur de la nef’et les cierges qui brillaient dans l’ombre sur l’autel ; elle regarda la voûte de bois, peinte de couleur bleue, et les vieux piliers de pierre

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PASSTON ET VERTU. 2§ 9

nus et blanchis, et puis toute la suite des bancs où s’étalait une population entière, bigarrée de vêtements de couleur ; elle entendit l’orgue qui chantait, et il se fit alors un grand flot dans le peuple et l’on sortit. Plusieurs avaient des bouquets de fausses fleurs et des bas blancs ; elle vit que c’était une noce, on tira des coups de fusil sur la place, et les mariés sortirent. La bru avait un bonnet blanc et souriait en regardant le bout des pattes de sa ceinture, qui étaient de dentelle brodée ; le marié s’avançait à côté d’elle, il voyait la f’oule d’un air heureux et donnait des poignées de main à plusieurs. C’était le maire du pays, qui était aubergiste et qui mariait sa fille à son adjoint, le maître d’école. ·

Un groupe d’enfants et de femmes s’arrêta devant Mazza pour regarder la belle calèche et le manteau rouge qîlii pendait de la portière, tout cela souriait et parlait aut. Quand elle eut relayé, elle rencontra, au bout du pays, le cortège qui entrait à la mairie, et le sourire vint sur sa bouche uand elle vit l’écume de ses chevaux qui tombait surcles mariés et la poussière de leurs pas qui salissait leurs vêtements blancs ; elle avança la tête et leur lançaun re ard de pitié et d’envie, car de misérable elle était nivenue méchante et jalouse. Le peuple alors, en haine des riches, lui répondit par des injures et l’insulta, en lui jetant des pierres sur les armoiries de sa voiture.

Longtemps, dans la route, à moitié endormie par le mouvement des ressorts, le son des grelots et la poussière qui tombait sur ses cheveux noirs, elle pensa à la noce du village, et le bruit du violon qui précédait le cortège, le son de l’or e, les voix des enfants qui avaient parlé autour dlelïèl, tout cela tintait a ses oreilles comme l’abeille qui bourdonne ou le serpent qui siffle.

Elle était f’ati ée, la chaleur l’accablait sous les cuirs de sa calècëï, le soleil dardait en face, elle baissa 17

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260 (EUVRES DE JEUNESSE.

la tête sur ses coussins de drap blanc et s’endormit. Elle se réveilla aux portes de Paris.

Quand on a quitté la campagne et les champs et qu’on se retrouve dans les rues, le jour semble sombre et baissé, comme dans ces théâtres de f’oire qui sont lugubres et mal éclairés. Mazza se plongea avec délices dans les rues les plus tortueuses ; elle s’enivra du bruit et de la rumeur qui venait la tirer d’clle-même et la reporter dans le monde, elle voyait rapidement, et comme des ombres chinoises, toutes les têtes qui passaient devant sa portière, toutes lui semblaient Froides, impassibles et pâles ; elle regarda avec étonnement, pour la première Fois, la misère qui va pieds nus sur les quais, la haine dans le cœur et un sourire sur la bouche, comme pour cacher les trous de ses haillons ; elle regarda la Foule qui s’engouH’rait dans les spectacles et les cafés, et tout ce monde de laquais et de’ grands seigneurs qui s’étale comme un manteau de couleur au jour de parade.

Tout cela lui parut un immense spectacle, un vaste théâtre, avec ses palais de pierre, ses magasins allumés, ses habits de parade, ses ridicules, ses sceptres de carton et ses royautés d’un jour. Là, le carrosse de la danseuse éclabousse le peuple, et là l’homme se meurt de l’aim, en voyant des tas d’or derrière les vitres ; partout le rire et les larmes, partout la richesse et la misère, partout le vice qui insulte la vertu et lui crache à la f’ace, comme le châle usé de la fille de joie qui eflleure en passant la robe noire du prêtre. Oh ! il y a dans les grandes cités une atmosphère corrompue et empoisonnée, qui vous étourdit et vous enivre, quelque chose de lourd et de malsain, comme ces sombres brouillards du soir qui planent sur les toits.

Mazza aspira cet air de corruption à pleine poitrine, elle le sentit comme un parfum, et la première fois, alors, elle comprit tout ce qu’il y avait de large et

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PASSION ET VERTU. 261

d’immense dans le vice, et de voluptueux dans le crime. ’ En se retrouvant chez elle, il lui sembla qu’il y avait longtemps qu’elle était partie, tant elle avait souH’ert et vécu en peu d’heures. Elle passa la nuit à pleurer, à rappeler sans cesse son départ, son retouri elle voyait de là les villages qu’elle avait traversés, toute la route qu’elle avait parcourue ; il lui semblait encore être sur la jetée, à regarder la mer et la voile qui s’en va ; elle se rappelait aussi la noce avec ses habits de fête, ses sourires de bonheur ; elle entendait de là le bruit de sa voiture sur les pavés, elle entendait aussi les vagues qui mugissaient et bondissaient sous elle ; et puis elle fut eilrayée de la longueur du temps, elle crut avoir vécu un siècle et être devenue vieille, avoir les cheveux blancs, tant la douleur vous aH’aisse, tant le chagrin vous ronge, car il est des jours qui vous vieillissent comme des années, des pensées qui f’ont bien des rides.

Elle se rappela aussi, en souriant avec regret, les jours de son bonheur, ses vacances paisibles sur les bords de la Loire, où elle courait dans les allées des bois, se jouant avec les fleurs, et pleurant en voyant passer les mendiants ; elle se rappela ses premiers bals, où elle dansait si bien, où elle aimait tant les sourires gracieux et les paroles aimables ; et puis encore ses heures de fièvre et de délire, dans les bras de son amant, ses moments de transport et de rage, où elle eût voulu ue chaque re ard clurât des siècles et que l’éternité ëût un baiser. âlle se demanda alors si tout cela était parti et ell’acé pour toujours, comme la poussière de la route et le sillon du navire sur les vagues de la mer. V

Enfin la voilà revenue, mais seule ! plus personne pour la soutenir, plus rien à aimer. Que faire ? quel parti prendre ? ohl la mort, la tombe cent fois, si,

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262 EUVRES DE JEUNESSE.

malgré son départ et son ennui, elle n’avait eu au cœur un peu d’espérance.

Qu’espérait-elle donc ?

Elle l’ignorait elle-même, seulement elle avait encore loi à la vie ; elle crut encore qu’Ernest l’aimait, lorsu’un jour elle reçut une de ses lettres ; mais ce fut une désillusion de plus.

La lettre était longue, bien écrite, toute remplie de riches métaphores et de grands mots ; Emest lui disait qu’il ne Fallait plus l’aimer, qu’il Fallait penser à ses devoirs et à Dieu, et puis il lui donnait en outre d’excellents conseils sur la famille, l’amour maternel, et il terminait ar un peu de sentiment, comme M. de Bouilly ou lVlï“° Cottin.

Pauvre Mazzal tant d’amour, de cœur et de tendresse pour une indifférence si froide, un calme si raisonné ! Elle tomba dans l’ali’aissement et le dégoût. «.le croyais, dit-elle un jour, qu’on pouvait mourir de chagrinlv. Du dégoût elle passa à l’amertume et à l’envie.

C’est alors que le bruit du monde lui parut une musique discordante et inl’emale, et la nature une raillerie de Dieu ; elle n’aimait rien et portait de la haine a tout ; à mesure que chaque sentiment sortait de son cœur, la haine y entrait si bien’elle n’aimait plus rien au monde, saul’un homme. igouvent, quand elle voyait dans les jardins publics, des mères avec leurs enfants, qui jouaient avec eux et souriaient à leurs caresses, et puis des Femmes avec leurs époux, des amants avec leurs maîtresses, et que tous ces gens-là étaient heureux, souriaient, aimaient la vie, elle les enviait et les maudissait à la l’ois ; elle eût voulu pouvoir les écraser tous du pied, et sa lèvre ironique leur jetait en passant quelque mot de dédain, quelque sourire d’orgueil.

D’autres Fois, quand on lui disait qu’elle devait être heureuse dans la vie, avec sa Fortune, son rang, que

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PASSION ET VERTU. 2.65

sa santé était bonne, que ses joues étaient fraîches et qu’on voyait qu’elle était heureuse, que rien ne lui manquait, elle souriait cependant, la rage dans l’âme 2 «Ah ! les imbéciles, disait-elle, qui ne voient que le bonheur sur un f’ront calme et qui ne savent pas que la torture arrache des rires. »

Elle prit la vie, dés lors, comme un long cri de douleur. Si elle voyait des femmes qui se paraient de leur vertu, d’autres de leur amour, elle raillait leur vertu et leurs amours ; quand elle trouvait des gens heureux et confiants en Dieu, elle les tourmentait par un rire ou par un sarcasme ; les prêtres ? elle les faisait rougir, en passant devant eux, par un regard lascif’, et riait à leurs oreilles ; les jeunes filles et les vierges ? elle les faisait pâlir par ses contes d’amour et ses histoires passionnées. Et puis l’on se demandait quelle était cette femme pâle et amaigrie, ce fantôme errant, avec ses yeux de f’eu et sa tête de damnée ; et si on venait à vouloir la connaître, on ne trouvait au fond de son existence qu’une douleur et dans sa conduite que des larmes.

Oh ! les femmes ! les femmes ! elle les haïssait dans l’âme, les jeunes et les belles surtout, et uand elle les voyait dans un spectacle ou dans un ball, à la lueur des lustres et des bougies, étalant leur gorge ondulante, ornées de dente les et de diamants, et que les hommes empressés souriaient à leurs sourires, qu’on les flattait et les vantait, elle eût voulu froisser ces vêtements et ces gazes brodées, cracher sur ces figures chéries, et traîner dans la boue ces fronts si calmes et si fiers de leur froideur. Elle ne croyait plus à rien, qu’au malheur et à la mort.

La vertu pour elle était un mot, la religion un f’antôme, la réputation un mas ne imposteur comme un voile qui cache les rides. Elle trouvait alors des joies dans l’orgueil, des délices dans le dédain, et elle crachait en passant sur le seuil des églises.

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264 aEuvREs DE JEUNESSE.

Quand elle pensait à Ernest, à sa voix, à ses paroles, à ses bras qui l’avaient tenue si longtemps palpitante et éperdue d’amour, et qu’elle se trouvait sous les baisers de son mari, ah ! elle se tordait de douleur et d’angoisse et se roulait sur elle-même, comme un homme qui râle et agonise, en criant après un nom, en pleurant sur un souvenir. Elle avait des enfants de cet homme, ces enfants ressemblaient à leur père, une fille de trois ans, un garçon de cinq, et souvent, dans leurs jeux, leurs rires pénétraient juSqu’à elle ; le matin, ils venaient l’embraSser en riant, quand elle, elle leur mère, avait veillé toute la nuit dans des tourments inouïs et que ses joues étaient encore fraiches de ses larmes.

Souvent, quand elle pensait à lui, errant sur les mers, ballotté peut-être par la tempête, à lui qui se perdait peut-être dans les flots, seul et voulant se rattacher à la vie, et qu’elle voyait de la un cadavre bercé sur la vague, ou vient s’abattre le vautour, alors elle entendait des cris de joie, des voix enfantines qui accouraient pour lui montrer un arbre en fleurs, ou le soleil qui f’aisait reluire la rosée des herbes. C’était pour elle comme la douleur de l’homme qui tombe sur le pavé et qui voit la foule rire et battre des mains. Alors que pensait Emest, loin d’elle ? Parfois, il est vrai, quand il n’avait rien à faire, dans ses moments de loisir et de désœuvrement, en’pensant à elle, à ses étreintes brûlantes, à sa croupe charnue, à ses seins blancs, à ses longs cheveux noirs, il la regrettait, mais il s’empressait’aller éteindre dans les bras d’une esclave le f’eu allumé dans l’amour le plus f’ort et le plus sacré ; d’ailleurs, il se consolait de cette perte avec facilité, en pensant qu’il avait fait une bonne action, que cela était agir en citoyen, que Franklin ou Lafayette n’auraient as mieux fait, car il était alors sur la terre nationale clix patriotisme, de l’esclavage, du café et de la tempérance, je veux dire l’Amérique.

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PASSION ET VERTU. Z6 ;

C’était un de ces gens chez qui le jugement et la raison occupent une si grande place qu’ils ont mangé le cœur comme un voisin incommode ; un monde les séparait, car Mazza, au contraire, était plongée dans le délire et l’angoisse, et tandis que son amant se vautrait à plaisir dans les bras des négresses et des mulâtresses, elle se mourait d’ennui, croyant aussi n’Ernest ne vivait que pour elle et ressentait un mal dont il se moquait dans son rire bestial et sauvage ; il se donnait à une autre. Tandis que cette pauvre lemme pleurait et maudissait Dieu, qu’elle appelait l’enl’er à son secours et se roulait en demandant si Satan enfin n’arriverait pas, Ernest, peut-être, au même moment où elle embrassait avec l’rénésie un médaillon de ses cheveux, au même moment peut-être, il se promenait gravement sur la place publique d’une ville des États-Unis, en veste et en pantalon blanc comme un planteur, et allait au marché acheter quelque esclave noire qui eût des bras forts et musclés, de pendantes mamelles et de la volupté pour de l’or.

Du reste, il s’occupait de travaux chimiques, il y avait plein deux immenses cartons de notes sur les couches de silex et les analyses minéralogiques, et d’ailleurs le climat lui convenait beaucoup, il se portait à ravir dans cette atmosphère embaumée d’académies savantes, de chemins de Fer, de bateaux à vapeur, de cannes à sucre et’d’indi o.

Dans quelle atmospâère vivait Mazza ? l..e cercle de sa vie ni était pas si étendu, mais clétait un monde à part, qui tournait dans les larmes et le désespoir, et qui enfin se perdait dans l’abîme d’un crime. VI

Un drap noir était tendu sur la porte cochére de l’hôtel, il était relevé par le milieu et formait une U

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266 OEUVRES DE JEUNESSE.

espèce d’ogive brisée, qui laissait voir une tombe et deux flambeaux, dont les lumières tremblaient, comme la voix d’un mourant, au souflle froid de l’hiver qui passait sur ces draps noirs tout étoilés de larmes d’argent. De temps en temps, les deux fossoyeurs qui avaient soin de la fête se rangeaient de côté pour faire place aux conviés arrivant lun après l’autre, tous vètus de noir avec des cravates blanches, un jabot plxssé et des cheveux f’r1sés ; xls se découvraient en I ’ 7 ’

passant res du mort, et trempaxent dans leau bénite le bout e leur ant noir.

C’ètait dans ghiver, la neige tombait ; après que le cortège f’ut parti, une jeune femme, entourée d’une mante noire, descendit dans la cour, marcha sur la pointe des pieds à travers la couche de neige qui couvrait les pavés, et elle avança sa tête pâ e entre ses voiles noirs pour voir le char funèbre qui s’éloignait ; puis elle éteignit les deux bougies qui brûlaient encore, elle remonta, défit son manteau, réchauffa ses sandales blanches au f’eu de sa cheminée, détourna la tête encore une fois, mais elle ne vit plus que le dos noir du dernier des assistants qui tournait à ’angle de la rue.

Quand elle n’entendit plus le ferraillement monotone des roues du char sur le pavé, et que tout fut passé et parti, les chants des prêtres, le convoi du mort, elle se jeta sur le lit mortuaire, s’y roula à plaisir, en criant dans les accès de sa joie convulsive : Arrive maintenant ! à toi, à toi tout cela ! Je t’attends ! viens donc ! A toi, mon bien-aimé, la couche nuptiale et ses délices ! à toi, à toi seul, à nous deux un monde d’amour et de voluptés ! Viens ici, je m’y étendrai sous tes caresses, je m’y roulerai sous tes baisers ». Elle vit sur sa commode une petite boîte en palissandre quenlux avait- donnée Emest. C était comme ce jour-la, un jour d’hiver, - xl arriva, entouré de son manteau, son chapeau avait de la neige, et quand il l’embrassa, (

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PASSION ET VERTU. 267

sa peau avait une fraîcheur et un parfum de jeunesse qui rendait les baisers doux comme l’aspiration d’une rose. Cette boîte avait, au milieu, leurs chiffres entrelacés M et E, son bois était odoriférant, elle y porta ses narines et y resta longtemps contemplative et rêveuse.

Bientôt on lui amena ses enfants, ils pleuraient et demandaient leur père ; ils voulurent embrasser Mazza et se consoler avec elle, celle-ci les renvoya avec sa femme de chambre, sans un mot, sans un sourire. Elle pensait à lui, qui était bien loin et qui ne revenait pas.

V

Elle vécut ainsi plusieurs mois, seule avec son avenir qui avançait, se sentant chaque jour plus heureuse et plus libre, à mesure que tout ce qui était dans son cœur s’en allait pour faire place à l’amour ; toutes les passions, tous les sentiments, tout ce qui trouve place dans une âme était parti, comme les scrupules de l’enfance, la pudeur d’abord, la religion ensuite, la vertu après, et enfin les débris de tout cela u’elle avait jetés comme les éclats d’un verre brisé. Elle n’avait plus rien d’une femme, si ce n’est l’amour, mais un amour entier et terrible, qui se torturait lui-même et brûlait les autres, comme le Vésuve qui se déchire dans ses éruptions et répand sa lave bouillante sur les fleurs de la vallée.

Elle avait des enfants, ses enfants moururent comme leur père ; chaque jour ils pâlissaient de plus en plus, s’amaigrissaient, et la nuit ils se réveillaient dans le délire, se tordant sur leur couche d’agonie en disant qu’un serpent leur mangeait la poitrine, car il y avait là quelque chose qui les déchirait et les brûlait sans cesse, et Mazza contemplait leur agonie avec un sou-

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268 azuvnns DE JEuNEssE.

rire sur les lèvres, qui était rempli de colère et de ven eance.

lâ moururent tous deux le même jour. Quand elle vit clouer leurs bières, ses yeux n’eurent point de larmes, son cœur pas de soupir ; elle les vit d’un œil sec et froid enveloppés dans leurs cercueils, et lorsqu’elle f’ut seule enfin, elle passa la nuit, heureuse et confiante, l’âme calme et la joie dans le cœur. Pas un remords ni un cri de douleur, car elle allait partir le lendemain, uitter la France après s’être ven ée de l’amour profiané, de tout ce qu’il y avait eu cà fatal et de terrible dans sa destinée, après s’être raillée de Dieu, des hommes, de la vie, de la fatalité qui s’était jouée d’elle un moment, après s’être amusée à son tour de la vie et de la mort, des larmes et des chagrins, et avoir rendu au ciel des crimes pour ses douleurs.

Adieu, terre d’Europe, pleine de brouillards et de glaciers, où les cœurs sont tièdes comme l’atmosphère et les amours aussi flasques, aussi mous ne ses nuages gris ; à moi l’Amérique et sa terre de lieu, son soleil ardent, son ciel pur, ses belles nuits dans les bosquets de palmiers et de platanes. Adieu le monde, merci de vous ; je pars, je me jette sur un navire. Va, mon beau navire, cours vitel que tes voiles s’enflent au souffle du vent, que ta proue brise les vagues, bondis sur la tempête, saute sur les flots, et dusses-tu te briser enfin, jette-moi avec tes débris sur la terre où il res irel

Cettepnuit-la f’ut passée dans le délire et l’agitation, mais c’était le délire de la joie et de l’espérance. Lorsqu’elle pensait à lui, qu’elle allait l’embrasser et vivre pour toujours avec lui, elle souriait et pleurait de boneur. La terre du cimetière, où reposaient ses enfants, était encore fraîche et mouillée d’eau bénite.

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PASSION ET VERTU. 269

V l l

On lui apporta, le matin, une lettre ; elle avait sept mois de date. C’était d’Ernest. Elle en brisa le cachet en tremblant, la parcourut avidement ; quand elle l’eut terminée, elle recommença sa lecture, pâle d’eH’roi et pouvant a peine lire. Voici ce qu’il y avait : «Pourquoi, madame, vos lettres sont-elles toujours aussi peu honnêtes ? la dernière surtout ? Je l’ai brûlée, j’aurais rougi que quelqu’un g jetât les yeux. Ne pourriez-vous enfin avoir plus de ornes dans vos passions ? Pourquoi venez-vous sans cesse, avec votre souvenir, me troubler dans mes travaux, m’arracher à mes occupations ? que vous ai-je Fait pour m’aimer tant ? «Encore une Fois, madame, je veux qu’un amour soit sage ; j’ai quitté la France, oubliez-moi donc comme je vous ai oubliée, aimez votre mari ; le bonheur se trouve dans les routes battues par la foule, les sentiers de la montagne sont pleins de ronces et de cailloux, ils déchirent et vous usent vite. «Maintenant je vis heureux, j’ai une petite maison charmante, sur le bord d’un fleuve, et, dans la plaine qu’il traverse, je Fais la chasse aux insectes, j’herborise, et quand je rentre chez moi, je suis salué par mon nègre qui se courbe jusqu’à terre, et embrasse mes souliers quand il veut obtenir quelque faveur ; je · me suis donc créé une existence heureuse, calme et paisible, au milieu de la nature et de la science, que n’en faites-vous autant ? qui vous en empêche ? on peut ce qu’on veut.

«Pour vous, pour votre bonheur même, je vous conseille de ne plus penser à moi, de ne plus m’écrire. A quoi bon cette correspondance ? à quoi cela nous avancera-t-il, quand vous direz cent Fois ne vous

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270 EUVRES DE JEUNESSE.

m’aimez et que vous écrirez encore sur les marges, tout autant de f’ois : je t’aime ? ll f’aut donc oublier tout, madame, et ne plus penser à ce que nous avons été l’un vis-à-vis de l’autre ; n’avons-nous pas eu chacun ce que nous désirions ?

«Ma position est à peu près Faite, je suis directeur principal de la commission des essais pour les mines, la fille du directeur de première classe est une charmante personne de 17 ans, son père a soixante mille livres de rentes, elle est fille unique, elle est douce et bonne, elle a beaucoup de jugement et s’entendra à merveille à diriger un ménage, à surveiller une maison. ’

«Dans un mois, je me marié ; si vous m’aimez comme vous le dites toujours, cela doit vous f’aire plaisir, puisque je le f’ais tpour mon bonheur. «Adieu, madame Wi ers, ne pensez plus à un homme qui à la délicatesse de ne plus vous aimer, et si vous voulez me rendre un dernier service, c’est de me faire passer au plus vite un demi-litre d’acide prussique, que vous donnera très bien, sur ma recommandation, le secrétaire de l’Acaclémie des sciences ; c’est un chimiste f’ort habile.

«Adieu, je compte sur vous, n’oul :>liez pas mon acide.

«Ernest VAUMONT. »

Quand Mazza eut lu cette lettre, elle poussa un cri inarticulé, comme sion l’eût brûlée avec des tenailles rouges.

Elle resta longtemps dans la constemation et la surprise. «Ah ! le lâche ! dit-elle enfin, il m’a séduite et il m’abandonne pour une autre ! Avoir tout donné pour lui et n’avoir plus rien ! jeter tout à la mer et s’appuyer sur une planche, et la planche vous glisse des mains, et l’on sent qu’on s’enfonce sous les flots l »

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PASSION ET VERTU. 2*7l

Elle l’aimait tant, cette pauvre Femme ! elle lui avait donné sa vertu, elle lui avait prodigué son amour, elle avait renié Dieu, et puis encore — ohl bien pis encore — son mari, ses enfants qu’elle avait vus râler, mourir, en souriant, car elle pensait à lui. Que l’aire ? ue devenir ? Une autre, une autre Femme à qui il va dire : je t’aime ! à qui il va baiser les yeux, les seins, en l’appelant sa vie et sa passion ; une autre ! et elle ? en avait-elle eu d’autre que lui ? pour lui n’avait elle pas re oussé son mari dans la couche nuptiale ? ne l’avait-elle pas trompé de ses lèvres adultères ? ne l’avait-elle pas empoisonné en versant des larmes de joie ?

C’était son Dieu et sa vie, il l’abandonne aprés s’être servi d’elle, après en avoir assez joui, assez usé ; voilà qu’il la repousse au loin, et la jette à l’abîme sans Fond, celui du crime et du désespoir ! D’autres l’ois, elle ne pouvait en croire ses yeux, elle relisait cette lettre fatale et la couvrait de ses pleurs.

Oh ! comment ! disait-elle après que l’abattement eut fait place à la rage, à la fureur, oh ! comment, tu me quittes ? mais je suis au monde, seule, sans Famille, sans parents, car je t’ai donné et famille et parents ; seule, sans honneur, car je l’ai immolé pour toi ; seule, sans réputation, car je l’ai sacrifiée sous tes baisers, à la vue du monde entier qui m’appelait ta maîtresse. Ta maîtresse ! dont tu rougis maintenant, lâche ! Et les morts, où sont-ils ?

Que Faire ? que devenir ?.l’avais une seule idée, une seule chose a çœur, elle me manque ; irai-je te trouver ? mais tu liüe chasseras comme une esclave ; si je me jette au milieu des autres Femmes, elles m’abandonneront en riant, me montreront du doigt avec fierté, car elles n’ont aimé ersonne, elles, elles ne connaissent pas les larmes. OE ! tiens ! (puisque je veux encore de l’amour, de la passion et e la vie, ils me

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272 GUVRES DE JEUNESSE.

diront sans doute d’aller quelque part où l’on vend à prix fixe de la volupté et des étreintes, et le soir, avec mes compagnes de luxure, j’appellerai les passants à travers les vitres, et il Faudra, quand ils seront venus, que je les fasse jouir bien fort, que je leur en donne pour leur argent, qu’ils s’en aillent contents, et que ye ne me plaigne pas encore, que je me trouve heureuse, que je rie à tout venant, car i’aurai mérité mon sort ! Et qu’ai-je Fait ? je t’ai aimé plus qu’un autre. Oh ! grâce ! Ernest ; si tu entendais mes cris, tu aurais peut-être pitié de moi, moi qui n’ai pas eu de pitié pour eux, car je me maudis maintenant, je me roule ici dans Yangoisse et mes vêtements sont mouillés de mes larmes.

Et elle courait éperdue, puis elle tombait, se roulant par terre en maudissant Dieu, les hommes, la vie elle-même, tout ce qui vivait, tout ce qui pensait au monde ; elle arrachait de sa tête des poignées de cheveux noirs, et ses ongles étaient rouges de sang. Oh ! ne pouvoir supporter la vie ! en être venue à se jeter dans les bras de la mort comme dans ceux d’une mère ! mais douter encore, au dernier moment, si la tombe n’a pas des supplices et le néant des douleurs ! être dégoutée de tout. n’avoir plus de Foi à rien, pas même à l’amour, la première religion du cœur, et ne pouvoir quitter ce malaise continuel, comme un homme qui serait ivre et qu’on Yorcerait à boire encore !

Pourquoi donc es-tu venu dans ma solitude m’arracher a mon bonheur ?.l’étais si confiante et si pure, et tu es venu pour m’aimer, et je t’ai aimé ! Les hommes, cela est si beau quand ils vous regardent ! Tu m’as donné de l’amour, tu m’en ref’uses maintenant, et moi je l’ai nourri par des crimes, Voilà qu’il me tue aussi !.l’étais bonne alors, quand tu me vis, et maintenant je suis féroce et cruelle, je voudrais avoir quelque chose à broyer, à déchirer, à flétrir, et

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PASSION ET VERTU. 273

puis après à jeter au loin comme moi. Oh ! je hais tout, les hommes, Dieu ; et toi aussi je te hais, et pourtant je sens encore que pour toi je donnerais ma vie !

Plus je t’aimais, plus je t’aimais encore, comme ceux qui se clésaitèrent avec l’eau salée de la mer et que la soil’brûle toujours. Et maintenant je vais mourir ! la mort ! plus rien, quoi ! des ténèbres, une tombe, et uis... l’immensité du néant. Oh ! je sens que je voudiais pourtant vivre et Faire soull’rir comme j’ai soull’ert. Oh ! le bonheur ! où est-il ? mais c’est un rêve ; la vertu ? un mot ; l’amour ? une déception ; la tombe ? que sais-je ?

J e le saurai.

IX

Elle se leva, essuya ses larmes, tâcha d’apaiser les sanglots ui lui brisaient la poitrine et l’étoull’aient ; elle regarda dans une glace si ses yeux étaient encore bien rouges de pleurs, renoua ses cheveux et sortit s’acquitter du dernier désir d’Ernest.

Mazza arriva chez le chimiste ; il allait venir. On la fit attendre dans un petit salon au premier, dont les meubles étaient couverts de drap rouge et de drap vert ; une table ronde en acajou au milieu, des lithographias représentant les batailles de Napoléon sur les lambris, et, sur la cheminée de marbre gris, une pendule en or où le cadran servait d’ap ui à un Amour qui se reposait de l’autre main sur ses flèches. La porte s’ouvrit comme la pendule sonnait deux heures, le chimiste entra. C’était un homme petit et mince, l’air sec et des manières polies ; il avait des lunettes, des lèvres minces, de petits yeux renl’oncés. Quand Mazza lui eut expli ué le motil’de sa visite, il se mit à l’aire l’éloge de Ernest Vaumont, son caractère, son cœur, ses dispositions ; enfin il lui remit le flacon d’a18

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274 (EUVRES DE JEUNESSE.

cide, la mena par la main au bas de l’escalier, il se mouilla même les pieds dans la cour en la reconduisant jusqu’à la porte de la rue.

Mazza ne pouvait marcher dans les rues tant sa téte était brûlante ; ses joues étaient pourpres et il lui sembla plusieurs l’ois que le sang allait lui sortir par les pores. Elle passa par des rues où la misère était affichée sur les maisons, comme ces filets de couleur qui tombent des murs blanchis, et en voyant la misère elle disait : je vais me guérir de votre malheur ; elle passa devant le palais des rois et dit, en serrant le poison dans ses deux mains : Adieu, l’existence, je vais me guérir de vos soucis ; en rentrant chez elle, avant de l’ermer sa porte, elle jeta un regard sur le monde qu’elle quittait, et sur la cité pleine de bruit, de rumeurs et de cris : Adieu, vous tousl dit-elle. X

Elle ouvrit son secrétaire, cacheta le flacon d’acide, y mit l’adresse, et écrivit un autre billet ; il était adressé au commissaire central.

Elle son-na et le donna alun domestique. I. Elle écrivit sur une troisième Feuille : «.l’a1ma1s un homme ; pour lui j’ai tué mon mari, pour lui j’ai tué mes enfants, je meurs sans remords, sans espoir, mais avec des regrets ». Elle la plaça sur sa cheminée. Encore une demi-heure, dit-elle, bientôt il va venir et m’emmènera au cimetière. »

Elle ôta ses vêtements, et resta quelques minutes à regarder son beau corps que rien ne couvrait, a penser à toutes les voluptés qu’il avait données et aux jouissances immenses qu’elle avait prodiguées à son amant. Quel trésor que l’amour d’une telle Femmel Enfin, après avoir pleuré, pensant à ses jours qui s’étaient enl’uis, à son bonheur, à ses rêves, a ses

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PASSION ET VERTU. 275

caprices de jeunesse, et puis encore à lui, bien longtemps ; après s’être demandé ce élue c’était que la mort, et s’être perdue dans ce gou re sans Fon de la pensée qui se ronge et se déchire de rage et d’impuissance, elle se releva tout à coup comme d’un rêve, elle prit quelques gouttes du poison, qu’elle avait versées dans une tasse de vermeil, but avidement, et s’étenclit, pour la dernière fois, sur ce sol’a où si souvent elle s’était roulée dans les bras d’Ernest, dans les transports de llamour.

Xl

Quand le commissaire entra, Mazza râlait encore ; elle fit quelques bonds par terre, se tordit plusieurs f’ois, tous ses membres se raidirent ensemble, elle poussa un cri déchirant.

Quand il approcha d’elle, elle était morte. 18.

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LOYS X I (U.

DRAME.

Je viens e7y’in de finir mes 85 pages, et féprouve maintenant le besoin de résumer les impressions que fai subies pendant ces quinze jours de travail et d enfantement. ]’avais été vivement épris de la physionomie de Louis X], placée comme Janus entre deux moitiés de l’histoire ; il en reflétait les couleurs et en indiquait les borizons. Mélange de tragique et de grotesque, de trivialité et de bauteur, cette téte-là, mise en face de celle de Charles le Téméraire, était tentante, vous l’avouerez, pour une imagination de seize ans, amoureuse des sévères formes de l’histoire et du drame. Il y a des choses dans la vie du poëte ui s’entendent ou, pour mieux dire, qui se sentent d’abord. Ã ne sais vraiment quel sens intime il a des échos lointains et des voix qui ne sont plus, moi fai vu Louis XI ; malheureusement pour le lecteur — il en est de cela comme pour la lune — la lorgnette que j’ai faite ne lui fera pas voir grand-chose. A mesure que j’étudiais son histoire, le drame sy (fondait naturellement, l’œuvre d’imagination se trouva faite ans la sienne elle-même, et quand je crus avoir assez travaillé, c’est-àdire avoir lu pendant deux mois, je me mis a l’œuvre. Voilà l’histoire de mon enfant ; il n’a pas été neuf mois à germer et n’a pas suivi toutes les phases fatales depuis le mollusque jusqu’â l’embryon, mais je crains bien aussi, pour cet U) Samedi soir 3 mars r8$8. — Nous reproduisons l’orthogra§ l1c des noms PIIOPTCS, souvent dIH’CI’CDtÈ, telle que DOUS la ÈTOUVODS BDS ICS manuscrits.

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LOYS Xi. 277

avorté, qu’il n’ait pas vie d’homme et qu’il meure avant peu d’uneBfluxion de poitrine, faute de chaleur. C ose bizarre que d’écrire un drame, pleine de dwicultés et d’obstacles, un drame historique surtout. Resserrez donc une grande figure dans les limites de cinq actes, vous la rapetissez et vous ferez rire ; ne sera-ce pas là mon sort ? L’histoire embarrasse peu pour l’historique, dit-on ; on a trouvé moyen de lever les scrupules, avec les souliers à la poulaine et les toques à plume, cela amuse les grisettes du boulevard ; le garçon de magasin amateur de mëlodrames, et l’ëpicier ivre de vaudeville, des flous flons du chœur final et des sous-pieds d’un jeune premier ; tous ces gens-là vous diront qu’ils aiment le moyen âge.

Pauvre moyen âge ! es-tu heureux d’être aime, moyen âge du XV1e siècle, des toques à plumes, des mèches de cheveux noirs, des pieds de chaise tournes, des bahuts et des costumes à la Louis X II]

J’avais envie de vous faire une belle prëaee haute et sérieuse ; vous me saurez gré de m’en être abstenu. t maintenant je vous demande seulement pardon pour celle-ei, dont la cause vient d’un quart d’heure et de deux feuilles de papier qui me restaient encore.

Si vous avez assez de ce premier service, je ne vous conseille pas d’aller plus loin, le mets principal est manqué par l’i norance du marmiton, et si je vous donne un conseil, c’est plïutôt de laisser là ce modeste repas et d’aller fumer un cigare ou boire une bouteille de vin.

Bonne nuit ! GW FLAUBERT.

7 heures et demie du soir.

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278 CEUVRES DE JEUNESSE. Une grande place publique à Gand ; au fond, l’11ôtel de ville avec un balcon couronné ui s’avance en dehors de la Façade. Des deux côtés cle la scène, des (boutiques de marchands ; dans le lointain, des clochers et des toits aigus. — Le jour commence a paraître. I I SCENE PREMIERE. VANDERIESCHE, JEAN COUSINOT. Au lever du rideau chacun entre d’un côté différent. VANDERIESCHE. N’est-ce pas là le compére Cousinot ? COUSINOT. Oui, messire, lui-même autant que je sais, mais tout harassé de Fatigue et la gorge séche comme la grande route. VANDERIESCHE. Et moi les jambes cassées, tant j’ai usé mon pauvre corps à courir par les rues à casser les vitres du Duc, en criant : Vive le peuple, à frapper aux portes, à sonner l’alarme, à exciter les uns par des paroles, les autres par des poignées de main, ou de l’argent, ou des coups de pied. Mais, pardieu ! je parle et fai Soili Buvons, compère Cousinot, car vous êtes un brave paillard de Flamand et sans vous je n’aurais rien fait ici. JEAN COUSINOT. Mais où diable trouverons-nous un tavernier à l’l1eure qu’il est ?

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LOYS X1. 279 VANDERIESCHE, regardant de tous côtés. Il Faudra bien ce endant en êcher, non as un P., P * mais vingt-cinq, car je me sens une SOIF a boire tous les tonneaux de FlHI’lClI’C. (Donnant un grand coup de pied à la porte d’une taverne.) A boire, PH.Sq\lCS Dlêll ! JEAN COUSINOT. Fra ez encore lus Fort, c’est le mari de Jehanne PP P de la Paxllarde, un brave homme de cabaretier, un peu bête du reste, mais c’est le défaut des gens mariés ; il dort comme une bûche et dans son bon sens ’. xl ourrait se ran er entre les cruches de son cellier. P VANDERIESCHE. C’est un modéré sans doute ? JEAN COUSINOT. Oh ! pour cela, des plus engourdis. VANDERIESCHE. Sotte race ! ces gens-là ne savent rien Faire dans les tem s oliti ues, ni donner à boire ni a er. P P È ’ P Y (Fmppam plus fon.) ve1lle-to1, lourdaud ! a boire encore une Fois ! des chrétiens comme nous n’aiment pas l’eau des Fontaines. LE CABARETIER de la coulisse. I Patience mes maîtres il est si matin ! )) VANDERIESCHE.. Tant mieux, nous l’étrennerons. Nous prends-tu pour des voleurs ? Ouvre, encore une FOIS, ou-j’enfonce ta porte sur ton nez. LE CABARETIER, ouvrant sa porte. Pardon, seigneurs.

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I 280 EUVRES DE JEUNESSE. VANDERIESCHE. Nous rends-tu donc our des nobles, ces es èces I P ’ ’y y P ’ ’ S P dhommes mome épee, et qui bien souvent n ont pour cuirasse que leur nom et leurs armoiries ? LE TAVERNIER. Mais qui êtes-vous ? JEAN COUSINOT. Ce que nous sommes ? VANDERIESCHE. Des gens d’esprit. COUSINOT. A coup sur ! LE TAVERNJER. C’est qu’en ces temps de troubles, il y a tant de dangers pour nous autres ! VANDERIESCHE. A boire, imbécile, et du meilleur, tu entends ? c’est du vin de France. Du reste, tais-toi, car tu es bête comme un procureur. Le cabaretier sort. COUSINOT. On dit (que le Duc a passé une terrible nuit, pleine d’inquiétu e et de colère. ’ VANDERIESCHE. Mon maître tâchera aussi de lui en faire passer plus d’une de la sorte, ’us n’à ce n’enfin il l’endorme tout Cl (l à Fait. COUSINOT. La’ournée d’l1ier était bien Faite, en ellet our lui

  • ... tp A

donner du guxgnon ; son entrée a éte drôlement f’etée.

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Lors xi. 2.8x Cela est difficile, en eH’et, de se Faire aimer, après un père comme Philippe le Bon. VANDERIESCHE. Avez-vous vu, compère Cousinot, comme son cheval avait les sabots luisants, le jarret raide, et comme il renversait avec sa croupe le populaire qui l’entourait ? COUSINOT. Mort Dieu ! oui, je l’ai vu, et ses archers avec leurs arbalètes tendues ; mais je vous jure que nous plierons toutes ces armures dans nos mains. Ah ! les nobles ! voyez-vous, je les hais jusqu’aux ongles ; ils nous Frappent sans cesse avec leurs épées, nous renversent avec Ie poitrail de leurs chevaux, et nous autres, nous sommes nus et sans armes ; ils sont Forts, eux. Oui, je les l1HlS (le cabaretier apporte une table, deux tabourets, deux gobelets), encore une Fois, autant que j’adore le vin de Beaune. ’ SCENE ll. Les PRÉCÉDENTS, Le TAVERNIER. LE TAVERNIÉR. Voilà, mes maîtres ! c’est du meilleur que vous ayez bu de votre vie. VANDERIESCHE. Eh bien ? brave homme, que dites-vous du Duc ? LE TAVERNIER. Hum ! ce qu’en dit tout le monde. VANDERIESCHE. Et qu’en dit-il ? LE TAVERNIER. Que sais-je ? /

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282 OEUVRES DE JEUNESSE. VANDERIESCHE. -Voilà un drôle qui, tout Flamand qu’il est, n’est pas bête, et je crois qu’il est aussi difficile de lui tirer les réponses de la bouche que le crédit de sa boutique. COUSINOT, lui frappant sur Yépaule. Eh quoi ! l’ancien, nlêtes-vous pas brave Gantois ? LE TAVERNIER. Oui vrayment. COUSINOT. Et ne voulez-vous pas, comme nous autres, l’abolition des impôts sur e blé, sur le sel, sur le vin ? ne voulez-vous pas avoir les anciens chaperons de nos pères ? LE TAVERNIER. Eh, sans doute ! Vanderiesclze observe. COUSINOT. Eh bien donc, à bas le Duc ! et vive nos bannières ! LE TAVERNIER. D’accord, mais il Faut voir comment tout cela ira. COUSINOT. Au diable soit le cal’arcll vous êtes lourd comme votre bière, bonhomme, aussi poltron qu’un Fond de culotte usée, qui n’ose pas se montrer au grand jour. LE TAVERNIER. Et s’il est plus Fort, M. de Charolais, que deviendrai-je ? car ma taverne était celle de MM. les archers et officiers de l’eu son père, ils venaient tous boire ici, ma Femme leur faisait les yeux doux, mon fils jouait de la trompette et moi je leur chantais des chansons joyeuses ; encore que nous avons de jolies chambres

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LOYS xi. 28 ; décorées et avec des rideaux pour leur service. Tout cela, voyez-vous, attirait les chalands ; si les affaires changent, je suis ruiné. · VANDERIESCHE. Crois-tu donc, lourdaud, que le peuple ne bois pas aussi bien que les gentilshommes ? LE TAVERNIÉR. Mais il paie moins., . et rosse plus Fort. VANDERIESCHE, après avoir bu le dernier coup et mettant un écu sur la table. Tiens, et que le diable t’emporte ! COUSINOT, voulant payer, Ã Vanderiesche. C’est moi aujourd’hui, mon maître. VANDERIESCHE. Eh non ! c’est le roi de France qui paie. COUSINOT. Oh ! un brave homme, ce roi de France ! il y a du service chez lui pour les gens adroits ; ce n’est pas comme ici, il Faut être soldat ou brasseur. La scène commence Eu se remplir, dans le fond, de groupes d’l1omomes, d’cnl’ants armés, de Femmes, de vieillards ; ils ont des ban-YllèI’CS et chaque COrPOI’$tlOl’l S.IerI’lV€ SUCCCSSlVCHlCIlt PCl’ld3l’lt cette scène. Le jour est à peu prés levé. Y SCENE lll. VANDERIESCHE, COUSINOT, LE TAVERNIER, PEUPLE, CORPORATIONS mas MÉTIERS. VANDERIESCHE, s’avançant vers un groupe d’hommes et donnant des poignées de main a plusieurs. Bonjour, mes amis, du courage ! vous vous êtes vaillamment conduits.

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284 EUVRES DE JEUNESSE. UNE FEMME, âVanderiesche. Bonne matinée, monsieur ! COUSINOT, à un homme. Eh ! camarade, que s’est-il passé dans votre quartier cette nuit ? L’HOMME. Nous avons bu dans les cabarets en chantant de vieux refrains. UN AUTRE HOMME. I La maison de Charles a été illuminée toute la nuit, un palefrenier m’a dit qu’il était dans une grande l’ureur. COUSINOT. Après tout, c’est un bon diable d’homme ; c’est à ses gens que nous en voulons. VANDERIESCHE, à part. Est-ce qu’il gâterait tout, lui ? Oh ! non, lui, c’est bien à lui que nous en voulons nous autres. (Ham.) Tous les impôts dont il nous accable, c’est pour nourrir ses chevaux et ses chiens de chasse ; il met un impôt sur le blé, il ne veut as ne nous man ions de ain ; sur P Cl V P le sel aussi, il l’aut assaisonner nos legumes avec nos pleurs ! Hier, les archers ont renversé la châsse de saint Liévin, car ces gens-là ne croient ni aux saints, ni à Dieu, ni au pape ; mais il Faut les renverser à leur tour. UN TONNELIER, sortant de la foule. C’est ce que j’ai toujours dit, morbleu ! je suis bâtard, mais fai du cœur. Enfant, tout en tournant mes cerceaux je pensais à ces armures, à ces armes qui vous écrasent comme sur un moulin, à leurs blasons dorés, à leurs hommes d’armes et à leur valetaille ; ïenviais tout cela, et je le méprise maintenant, et quand je vois,

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LOYS xi. z8 ;

à travers mon échoppe, les compagnies piétiner sur le pavé, je voudrais pouvoir enfoncer mon tranchet dans le poitrail de leurs chevaux..l’ai vu les concubines de tous ces gens-là passer sur leur brancard, et la sueur de notre front, le travail de nos bras, c’est pour leur acheter des parfums ou du velours sans doute. Ah ! morbleul il va y avoir une chaude journée et nous allons nous battre.

TOU&

Bien ditl

UN CHAPELIER.

Il ne veut plus de nos chaperons, il faudra aller nutête à l’ardeur du soleil, recevoir la neige pendant l’hiver, et leurs coups de lance toute l’année. UNE JEUNE FILLE.

On dit que le Duc n’aime pas les femmes ; ces genslà ont le cœur dur d’ordinaire.

UN BRASSEUR.

Moi aussi, mes amis, je leur en veux, et de vieille date. Mon frère aîné est mort à l’armée, on ne nous rapporta même pas la bague de Saint-Hubert que ma pauvre mère lui avait mise au petit doigt le jour de son baptême ; à 16 ans, j’eus le bras cassé d’un coup de bâton par le bailli, en allant couper du bois dans la lbrêt du Duc ; mon père fut envoyé aux galères pour avoir tué un sanglier. Un jour le comte de Charolais lui-même, en poursuivant un cerf, ravagea la moisson de notre champ ; ma fiancée fut enlevée par un officier d’archers ; un impôt sur la bière nous ruina tous, et hier encore, mes amis, deux officiers, pour une gageure, ie crois, lancèrent des flèches dans la chambre de ma mére, elles tombèrent sur son lit. Oh ! mais tout cela va éclater maintenant, car lorsqu’il y a longtemps que les haines et les pleurs fermentent dans l’âme, au

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286 (EUVRES DE JEUNESSE. jour du l’estin elles bondissent comme un bouchon de bière et brisent la tête du gourmand qui s’en nourrit. UN AUTRE. C’est vrai ! il l’aut faire bonne contenance. vivent nos droits ! à bas les impôts ! vivent nos chaperons et nos bannières ! UN VKEILLARD. Du courage, mes enfants ; que vos fils aient désormais autre chose à recevoir que la servitude et des Fers rouillès des larmes de ses ancêtres. L.’homme esclave d’un autre est un loup à la chaîne et qui manque de courage pour égorger son gardien. Quand vous’reviendrez chez vos femmes, vos mains auront du sang, il est vrai, mais votre cœur sera pur, vous n’arroserez plus votre pain de larmes amères. UN AUTRE. Oui, il y a trop longtemps que nous travaillons pour eux. UNE FEMME. La guerre nous enlève nos enfants, et nos champs sont stériles. · TOUS. A bas les un ôts ! vivent nos cha erons ! vivent nos ’ P P bannières ! COUSINOT. Mais voilà le Duc qui s’avance, je crois, par la porte de Hollande ; du courage, mes amis, Dieu nous protège ! Voyez-vous ses archers qui l’entourent ? je parie que des larmes de rage coulent sous sa visière. VANDERIESCHE. Sans doute il maugrèe de tout son cœur contre ces paillards de Gantois qui lui brassent de la bière amère ;

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Lors X1. :.87 tu la boiras, mon gentil Duc, et puisse-t-elle te faire rendre l’âmeI LE BRASSEUR. Delivrons-nous enfin de ces maudits Iarrons qui nous mangent les entrailles et s’engraissent de notre chair. Aux armes ! voilà la danse des épées. Un grand mouvement dans la foule, qui remonte la scène pour se porter vers l’11ôteI de ville. Le Duc arrive ; à ses côtés, le sire de la Grutliure, tous deux a clxeval, entourés d’une compagnie d’archers, l’arc Izandè et la flèche prête. Le convoi marche au petit pas à travers la foule ; le Duc s’arrête a côté de l’11ôteI de ville. \ SCENE IV. LE Duc CHARLES, LE SIRE DE LA GRUTHURE, Aacnmzs, COUSINOT, VANDERIESCHE, PEUPLE. LE DUC, toujours a cheval, il leve sa visière. Eh bien, par saint Georges ! que vous faut-il ? tas de vilains. Des murmures dans la foule. DES VOIX. A nos rangs ! ànos rangs ! LE DUC continuant. Est-ce ainsi que vous fêtez l’entrée de votre Duc, le fils du feu Duc, etit-fils du duc Jean ? P VANDERIESCHE, de dedans la foule. C’était un traître et un assassin que ton grand-père. LE DUC. Par saint Georges ! encore une lois, tas de canailles et de manants que vous êtes, vous palcrez clier votre insolence.

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288 (EUVRES DE JEUNESSE. DES VOIX, qui l’interrompent. A nos rangs ! a nos rangs ! LE DUC hors de lui. Que voulez-vous, encore une Fois ? le premier qui parle, je le f’ais pendre au clocher. Les cris recommeneem. DE LA GRUTHURE, au Duc. Calmez-vous, pour Dieu, monseigneur, et n’irritez pas ce peuple qui va nous écraser. LE DUC, donnant un coup du long bâton noir qu’il a à la main, sur la tête du brasseur. Place, chien de vilain, tu chillbnnes la housse de mon cheval. LE BRASSEUR, levant une pique jusqu’â la hauteur du Duc. Par les plaies de Jésus, je vais me venger et rire un peu en vous tuant ; Votre cuirasse est dure, mais mon ras est de l’er et je vous plierais comme du plomb. DE LA GRUTHURE détournant la pique. Que faites-vous, allez-vous tuer votre Duc ? (Au Duc.) De la patience, M. le Duc, ce peuple est en colère, il est l’ort. Quoique vous soyez gentil omme... Un moment de silence dans la foule ; le Duc descend de cheval et monte au balcon de l’hôtel de ville. Pendant ce temps Vanderiesclxc parle bas à Cousinot, qui s’éloine au bout de peu de temps. VANDERIESCHE à part. Mère de Dieu ! que cela est amusant et comme le roi se réjouirait à e revoir ! Paszâues Dieu ! dirait-il, c’est joyeux comme un mystère es Frères de la Passion, édifiant comme la confession d’un moine et FacéÈiClIX COXIIXDC UDC (ICS CCHÈ l’l0UVCllCS· Le Duc est au balcon et ne peut parler ; le brasseur blessé cric et excite la multitude.

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Lors xi. 289 LE BRÀSSEUR. Il fallait me tuer du coup. Mais je t’attendrai au détour d’un carrefour, toi, et j’enfoncerai mes ongles dans ta gorge, et puis je panserai ma blessure avec ta bannière que j’aurai traînée dans la boue pour l’ennoblir, entends-tu cela ? LE DUC au peuple avec douceur. Mes enfants, Dieu vous garde ! Je suis votre prince et légitime seigneur, je viens vous réjouir de mon entrée, et je vous prie, mes-amis, de vous comporter doucement pour l’amour de Dieu et pour vous-mêmes. (Les murmures s’apaisent.)TOUÈ CC QLIC je P0111’I’8i Pol.1I’VOUS, sauf mon honneur, je le f’erai. DES VOIX. Merci ! nous sommes vos enfants. LE T©NNEL1ER. Mais il f’aut nous faire justice de vos gens, qui nous traitent comme des bestiaux ; d’abord ils nous ont tondus ras, ils ont vendu notre laine, puis ils nous ont dépouillés de nos derniers biens, et maintenant que nous n’avons plus rien, voilà qu’ils nous déchirent la chair et qu’ils la mangent. LE DUC. Après ? UNE VOIX. Laissez parler cet homme-làf, corbleu ! il dit vrai. LE TONNELIER. lls sont riches de notre misère, eux qui sont venus ici comme valets ou palefreniers ; c’est en volant qu’ils se sont enrichis, car ils avaient f’aim d’abord et ils ont dévoré ; maintenant qu’ils ont assez, ils savourent.

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290 EUVRES DE JEUNESSE. (Des bravos.) Il nous faut une audience pour écouter leurs méfaits et leurs trahisons, et il faudra les punir durement, comme c’est justice. Le peuple applaudit ; le Duc est dans la plus qrande agitation, lorsque tout a coup un homme sort de a fou e, masqué et la main recouverte dun gantelet de fer ; il monte rapidement et en dehors le mur inférieur au balcon, enjambe a balustrade et se fait place entre le Duc et le sire de La Gruthure. Moment de silence, d’étonnement et de curiosité parmi le peuple. Au bout de quel ues instants, il frappe plusieurs coups violents sur la balustraiâe en fer du balcon. L’HOMME MASQUE. Mes frères, vous voulez la punition de ceux qui dérobent le prince, c’est-à-dire les gouverneurs de Gand ? LE PEUPLE. Oui ! oui ! L’HOMME MASQUE. Vous voulez l’abolition de l’impôt sur le sel, sur le blé, sur la bière, c’est-à-dire la cueillette ? LE PEUPLE. Oui ! oui ! L’HOMME MASQUE. Vous voulez vos anciens chaperons, vos anciennes coutumes, vos vieux privilèges, c’est-à-dire vous voulez les libertés du passé. LE PEUPLE, avec plus de force. Oui ! oui ! L’HOMME MASQUE. Vous voulez vos bannières ? c’est-à-dire, enfin, vous voulez être aussi nobles que les nobles, parce que vous êtes autant qu’eux ? LE PEUPLE. Oui ! oui ! nous voulons tout cela !

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LOYS X1. 29 1 L’HOMME MASQUE. Vous avez entendu nos volontês, monseigneur, clest à vous maintenant d’y pourvoir. DE LA GRUTHURE. Le peuple, mon compère, se serait bien passé d’un tel avocat ; Vous avez rangement agi, descendez et allez avec les vôtres. lfhomme descend et se tient au pied de l’hôtel de ville. L’HOMME MASQUE. Et nos demandes, monseigneur ? LE DUC, après avoir réfléchi pendant quelque temps. l’y accède., Mouvement dans le eu le applaudissements ; les groupes se dissipent peu à peu ; le gue remonte à cheval et s’en retourne plus colère encore qu’â son arrivée. SCENE V VANDERIESCHE, COUSINOT, DES GROUPES, dans le fond, qui s’éclaircissent de plus en plus. COUSINOT, cherchant Vanderiesche à travers la foule. Eh bien, ai-je mal agi ? VANDERIESCHE. Je me garderais bien de le dire, c’était d’après mon conseil. COUSINOT ôte son masque. · Voilà, fespère, une journée gaënée. Ohl j’ai vu le Duc de près, il trépignait de co ère et déchirait sa cotte de mailles. Et ce brave homme de La Gruthure, avait-il une peur amusante ! 19

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292 ’ EUVRES DE JEUNESSE. VANDERIESCHE. Je vous paie à boire, et du champagne Pour cette f’ois. COUSINOT. C’est la dernière f’ois, car je ne suis pas ici en lieu de sûreté ; je pourrais bien finir comme ces enfants qui s’amusent à troubler le sable de la mer après la marée et qui, à force de le remuer, s’y trouvent le pied pris. VANDERIESCHE. Et moi aussi, car ma tournée n’est pas faite et j’ai encore Bruxelles et Liége, où il faut que faille rejoindre La Balue et les compères. COUSINOT. Vous n’oublierez pas, avant cela, les douze florins que vous m’avez promis ? r VANDERIESCHE. ’ Oui ! oui. (A pm.) C’est ce qu’on verra plus tard. COUsINOT. Pour moi, je vais aller maintenant chez le Sanglier des Ardennes ; lorsqu’on à deux mains, on ten de chaque côté. VANDERIESCHE. Est-ce un allié de France ? COUS1NOT. Je ne le pense pas. ’ VANDERIESCHE. Ou de Bourgogne ? COUs1NOT. Encore moins.

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LOYS XI. 29 ; VANDERIESCHE. Quel est donc ce Sanglier des Ardennes. COUSINOT. C’est une bête guerrière, (qui a des défenses pour tout le monde et jui éventre ans sa bauge tous ceux qui viennent lui onner la chasse. ACTE PREMIER. Péronne 14,67. — Une grande chambre, haute et spacieuse. Dans le fond, des fenêtres gothiques et à vitraux de couleur ; entre elles deux, porte à deux attants ; à gauche, porte latérale. Le plafond est doré et lambrissé. Sur le devant, à droite, une table à pieds tournés sur laquelle sont des pa iers et des parchemins ; sur les lambris, des armures féodales et des Èannières. SCENE PREMIERE. LE Due CHARLES LE TÉMÉRAIRE, Pu11.n>1>E DE COMMINES, CHARLES DE VISEU. CHARLES. Et ils se sont révoltés, dis-tu, Commines ? COMMINES. Hélas ! ce sont les habitants de Langres eux-mêmes qui sont venus le dire. Comme vous le savez, les pauvres gens avaient vu les Liégeois se rebellionner contre l’évêque, massacrer Robert de Marianes, son archidiacre. VISEU. Et on dit qu’il y avait parmi toute cette canaille, des ens de France, ui ont déchiré son cor s en lamg.. 9. P. beaux et qui se faisaient un jeu de’ce cadavre mutilé,

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294 EUVRES DE JEUNESSE. comme dans une mascarade. Ce sont, m’a-t-on dit, un certain Vanderiesche, un ancien serviteur de votre contrée, et un autre vaurien de son espèce qu’on nomme Cousinot, un pilier de taverne, moitié féroce, moitié ivre, et qui vendrait son Dieu pour un cruchon de bière. COMMINES, È part. Celui-là n’est pas Franciscain ? LE DUC. Ifévêque et d’Humbercourt, le gouverneur, qdue sait-on sur eux ? Ont-ils éprouvé le même sort ? es canailles, sans doute, n’ont pas plus respecté la sainteté de l’un que la bravôùre de l’autre. VISEU. On ignore. COMMINES. Il f’aut espérer que la vue du sang les aura arrêtés. LE DUC. Tu crois cela, toi, pauvre tête bottéc ? COMMINES, à part. Encore ! LE DUC. Le sang, les arrêter ? Oh non ! C°est une liqueur qui vous enivre et vous brûle, cela vous rend fou, c’est une Folie ! Eux, s’arrêter ? mais non, ils viendraient peut-être même ]usqu’au pied de mon trône, et là... (Avec orgueil.) là ils se briseraient. (A Viscu.) On a vu des agents du roi de France, dis-tu ? VISEU. Oui cela est sûr. 7

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LOYS XI. 29j ’

LE DUC.

Et c’est vrai, je suis l’ou d’en douter. N’ai-je pas ici La Balue, qui m’en a donné des preuves ? Lui aussi m’a donné les noms des misérables qui l’aidaient, et du Lude, du Bouchage, et tant d’autres, que sais-je ?... car les hommes de cet homme-là sont tous des espions ou des bourreaux, jusques a lui qui cumule les fonctions et en remplit les charges.

COMMINES.

Calmez-vous, mon prince ; ne l’avez-vous point en votre possession ? La c émence sied aux grands. LE DUC, avec ironie.

Et le parjure aux rois, n’est-ce pas ? (Une pause.) Ouil je suis l’ou aussi moi, plus f’ou qu’un alchimiste, plus sot qu’une vieille f’emme, de ne pas croire à la félonie du roi de France, qui est un lâche, un homme déloyal et sans cœur, et dont Ie blason devrait être son fileté par la main d’un gardeur de pourceaux. COMMINES.

Et s’il vous entendait ?

LE DUC.

Après ? Je lui dirais bien en f’ace..l’avais donc bien raison de me méfier de cette maudite entrevue ; il m’a trompé, le renard, mais moi je suis un lion et il ne m’échappera pas. C’est lui qui a fait rebellionner toute cette canaille de Brabant, de Bruxelles, et Bruges aussi, et lorsque je suis entré à Gand, il y avait aussi probablement, parmi tous ces manants qui criaient, une main qui payait a boire et lançait des pierres a travers la foule. Mais par saint Georges, ils seront rudement punis, et il aura sujet de s’en repentir, de dire Pasques Dieu ! et de faire plus d’un pèlerinage.

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296 GUVRES DE JEUNESSE. Qu’on f’erme toutes les portes du château, qu’on bouche les issues, qu’on double les gardes. VISEU. Vous l’avez déjà ordonné. CHARLES.. Ah ! c’est vrai....l’en ai peut-être déjà trop dit, car si les circonstances changeaient... La Fortune, aussi elle, peut changer... Mais non, je la tiens sous mon genou, et lui, je l’emprisonne, je l’enchaîne, et puis je l’insulte ; et je ris maintenant, car c’est moi qui triomphe. VISEU. Que Faire, monsieur le Duc ? CHARLES. Que faîre ?... C’est vrai, il Faut agir. Je n’ose encore me décider, car je sens que mes résolutions seront · terribles et qu’il y aura du sang dans mes sentences, que l’aire ?... Eh quoil fhésite ? Un roi dans mes mains ! moi, Charles de Bourgogne ! C’est a réveiller de bonheur l’ombre de mes aïeux couchés dans leur linceul, et j’hésite et je tremble presque devant un nom de roi ? Mais il est mon prisonnier, c’est un traître, c’est maintenant mon esclave... et moi... Eh bien, j’ordonne qu’on le pende à mon gibet... qu’en dis-tu, Commines ? COMMINES. Comme vous voudrez. LE DUC. Qu’on le décapite, et qu’on le jette dans la fosse commune avec les chiens et les juif’s... car fai son trône entre mes maxnS, feu brise les planches et j’en Fais son cercueil, et uis (vite) écrire à monsieur de

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LOYS XI. 297

Bretagne, le faire nommer roi, rassembler les grands, diviser la France... Oh ! oui, c’est ainsi... Et... moi, pourquoi ne pas monter sur ce que j’aurai détruit, rebâtir la vieil e Bourgogne démantelée ? Quoi ! ce rêve de mes jeunes ans, ce but de ma vie, ce travail de mes pères qu’ils ont entrepris depuis des siècles, serait-ce moi qui mettrais la dernière pierre à la pyramide, qui frapperais le dernier cou à cette lutte acharnée ?.le serais roi !... Charles, Cliarles de Bourgogne... un trône ! l’égal de l’empereur ! Qui m’arréte ? Est-ce un Fantôme ou un délire ?

UN VALET entrant.

Monseigneur, le conseil vous attend depuis une heure.

LE DUC.

Q n’il attende ! ô Louis XI, Louis XI, je serais bien l’ou, bien insensé, plus insensé que toi si tu partais de ton cachot sans y avoir laissé, avec tes f’ers, quelque chose de ta puissance et de tes richesses ; et bien lâche aussi, puisque je t’ai sous mes pieds, de ne pas t’écraser comme un reptile. (Un moment de silence.).le n’aurais jamais cru qu’un homme pût être aussi traître et aussi menteur. Est-ce ainsi que les Romains jadis observaient la f’oi des traités ? Et lui... Au reste, on le connaît, jamais un roi aussi roitelet n’a paru sur le trône, Ipetit dans tout, dans ses actes, dans sa personne, trem lant à la guerre, avare et libertin, mais prodigue dans ses supplices... Et ces Liégeois, qui se sont soulevés encore une f’ois, qui ont tué l’archidiacre, pris l’évêque, incendié son palais ! Je vois de là leurs yeux sanglants, avec les membres de ce cadavre, et les Français excitant a déchirer, et puis le roi de France qui rit sous son chaperon, comme un renard quand ses louveteaux ont bien mangé ; mais, renard, je me f’erai une Fourrure de ta eau de bête.

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2.98 GUVRES DE JEUNESSE.

COMMINES.

Calmez-vous, encore une f’ois, Monseigneur ; la colère vous trouble et vous f’atigue. LE DUC.

Par saint Georges ! laissez-moi. Vous êtes plaisants, vous autres, avec votre calme et votre sang-f’roid ; on voit bien que vous n’avez pas de cœur sous vos cuirasses. Laissez-moi, morbleu, laissez-moi jeter ici tout ce que j’ai d’amertume et de colère ; laissez bouillonner ma rage, de peur que sa lave ardente ne se répande sur vous et ne vous brûle, messieurs, laissez-moi dire que je hais, que je hais dans l’âme, que cette haine maintenant s’est attachée à moi, qu’elle s’est mêlée à mon sang, à ma vie, que c’est mon bonheur enfin de maudire Louis XI. (A Commines.) Allez le chercher, qhiïon me l’amène ici au retour du conseil. (Commines sort.) ais pourquoi irais-je à ce conseil ? qu’y faire ? disputer avec es guerriers àdemi morts et des vieillards endormis ? qu’y faire encore ? ma tête vaut bien les leurs. N’1m orte ! s’ils ne sont as de mon avis’e les f’ais P P ~ !

pendre tous. U Sm

VISEU.

Voilà trois nuits qu’il ne se couche pas, ce pauvre Duc, il jure, tempête, et pleure de rage. Ah. doux Jésus ! que les jeunes gens sont f’ous, ils préfèrent la colère au repos, une armure à un lit, le travail au sommeil et l’amour à la bouteille. \

SCENE ll.

’ CHARLES DE VISEU, COMMINES,

LOUIS XI entrant entouré d’un piquet de hallebardiers. COMMINES aux hallebardiers.

Laissez messire le Roi, monseigneur le Duc vavenir avant peu, c’est moi qui m’en charge.

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LOYS XI. 299 LOUIS XI. (A part.) Tout ceci ne sent pas très bon. (A Commincs.) Grand merci, monsieur, de tous les honneurs que vous me Faites. Serait-ce pour surcroît d’honneur que decpuis hier on a doublé mes gardes, qu’on m’a relégué ans une pauvre chambre sous les toits, verrouillée et cadenassée, où je n’entends que le roucoulement des pigeons et la pluie qui tombe sur les tuiles ? Pour passe-temps j’ai la vue d’un agréable château où le comte de Vermandois a enfermé ce bonhomme de Charles, roi de France ; c’est là, si’e ne me trom e en histoire, car sur l, .., P.. ce chapitre et la théologie jen remontrerais à. maint docteur de l’Université. Et puis on m’ôte tous mes amis, ce bon paillard de Balue, que je n’ai pas vu depuis trois jours. v1sEU. Mon maître vous l’expliquera. COMMINES S1 part, à Viseu. Plus de respect, mon cher, c’est le Roi, après tout ! VISEU aussi la part. Lui, le prisonnier du Duc ? COMMINES à part. Q n’importe il faut des égards, la politesse ne nuit jamais quand on a de l’esprit. LOUIS XI S. part. Je ne sais ce que je ressens, mais je ne suis pas à mon, aise. Si Coitier était là, il me le dirait peut-être ; rien n’est sur ici. (A Commines.) Comment va notre cher ami le duc de Charolais, c’est-à-dire le duc de Bourgogne, car depuis que je suis chez lui, l’étourdi ne m’est pas encore venu voir.

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500 CEUVRES DE JEUNESSE. COMMINES. Mais... VISEU. Assez mal... Les Liégeois lui donnent de la besogne. LOUIS XI avec anxiété. Comment donc ? COMMINES. Ils se sont révoltés. LOUIS XI avec un calme allécté. Ah ! (A pm.) S’il savait, Pasques Dieu ! Où suis-je ? (Haut.) Et puis ? COMMINES. Ils ont tué l’archidiacre, pillé l’évêque, brûlé son palais. LOUIS XI. Les sacrilèges ! (A pm.) Ah ! Notre-Dame ! ils se sont hâtés, les un éciles, et quoiqu’ils n’aient fait que la moitié de la besogne...§ i je les tenais là, je les tordrais de la belle manière... O Notre-Dame ! tire-moi de ce mauvais pas, sainte Mère de Dieu ! (A Comminés.) Et le Duc, dans de pareils moments, est f’ort en colère sans doute ? COMMINES. C’est comme un volcan. LOUIS XI È part. Mauvais système, l’enlant, les charbons brûlent plus que la flamme. (A Commims.) Et il a sans cloute quelqu’un qui l’aide dans ses affaires, quelque clerc sorti de chez les moines, qui le conseille et lui parle politique, quelque homme habile comme vous ?

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LOYS XI. 301 COMMINES. Lui ? il ne connaît que la colère et un coup d’épée ; quant au reste, pour la tête elle vaut mieux quand elle a un casque. LOUIS XI. C’est donc vous ici qui gouvernez tout, mon compère, car vous m’avez la mine d’un homme Fort habile. COMMINES la part. Quel brave homme ! (Haut.) Eh mon Dieu, non, il ne se sert pas de gens habiles ; ce n’est pas comme vous. VISEU. Non ! il taille les plumes de ses traités avec le tranchant de ses glaives. COMMXNES Zu Viseu. Tais-toi, imbécile d’orateur, avec tes mots ampoulés ; laisse-moi causer. LOUIS XI. Et vous, vous allez à la guerre ? COMMINES. Mon Dieu, oui. Il n’y a que la guerre ; mais on la Fait bonne et franche, il est vrai. LOUIS XI S1 part. Et nous autres, sourde et Ferme. (A Viseu.) Mais, mon gentil sire, seriez-vous aussi complaisant que vous en avez Fair ? rendez-moi un service. VISEU. Volontiers, mais lequel ? LOUIS XI. Pour l’amour de Dieu, allez me chercher mon lou,

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302 GÃUVRES DE JEUNESSE. vous le reconnaîtrez à ses grelots, à son babil et à sa bosse pointue. VISEU. I°y vais. Y SCENE III. COMMINES, LOUIS XI. COMMINB9. Il fait bien de sortir. LOUIS XI. Oui, je l’ai envoyé à propos. COMMINES. Eh bien ? LOUIS X1. Eh bien ? COMMINES. Que dirons-nous ? LOUIS xx. Ce qu’il vous plaira, mon compère. COMMINES, Que les temps sont mauvais, n’est-ce pas, et que ce siècle-ci est bien celui des gens habiles. — LOUIS xt. Oui, oui, ceux-là sont contents chez moi ; mais ici, qu’y faites-vous ? En temps de guerre on se fait tuer ; à la paix on chasse, c’est, Pasques Dieu ! il est vrai, un amusement royal que je prise fort, mais jamais ici on ne devise gaiement le soir, auprès d’un pot de vin. COMMINES, Le soir, il s’assied sur un banc, baisse la tête sur sa

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LOYS XI. 303 poitrine et pense ; et quand ses gardes f’ont trop de bruit en jouant aux dés, il les fait taire. LOUIS XI. Il n’aime ni les gentilles filles, ni le bon vin, ni les contes joyeux..l e me souviens que quand nous récitions, à la cour de son père, les joyeuses nouvelles, il sortait. COMMINES. Mon Dieu, je n’ai jamais connu un homme plus chaste ; il boit de l’eau de rose, et s’il parle c’est pour se faire obéir. LOUIS XI. Ce n’est pas comme moi, je parle beaucoup et souvent trop ; je suis un bonhomme franc et qui ne me méfie guère des ·autres, mais on, m’aime trop, parce’qu’on ne me craint pas assez ; cest pour cela que jaurais besoin d’un homme qui sût bien gouverner, régler les finances, qui f’ût économe, sage sans morgue, gai sans paillardise et qui connût bien les hommes sans les haïr. COMMINES. Cela n’est pas f’acile. Moi aussi je ne f’ais rien de bien ; ici je perds mon temps, je voudrais un emploi où il y eût à gagner et à apprendre ; je suis bien chancelier, mais jamais je ne mets mon esprit à profit, et j’en ai, dit-on, et de la science pas mal, non celle des livres, mais celle de l’expérience, ce qui est plus rare et plus utile. LOUlS XI, à part. Vante-toi plus f’ort, rusé matois ! (A Commines.) Et les nouvelles de Liège, qu’en dit-on ? COMMINES 51 part. Oublierait-il ? je l’avais cru plus malin. (Au roi.) Le Duc est f’urieux.

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304 EUVRES DE JEUNESSE. LOUIS XI. Et contre qui ? COMMINES. Contre vous. LOUIS XI. Il a tort... Et comme cela, le Duc ne rit jamais ? COMMINES. Mon Dieu non ! ses plaisanteries sont autant de jurons ou d’insultes, et puis il les répète si souvent que cela Fatigue ; ce n’est pas, comme vous, un homme e e e umeur et e on es rit car vous avez a cl b Il h d b p, réputation d’un fameux roi. LOUIS XI. Oui, oui, nous avons quelque vaillancc, et à Montlhéry nous avons combattu aussi bravement que les palaclins de Charlemagne ou les chevaliers de la Table ronde ; pour la prudence... q COMMINES, a part. Il arrive enfin. LOUIS XI, ouvertement. Vous vous appelez Commines (Commines sîncline), c’est un nom qui me plaît, tape là dedans, camarade. Que d1sais-je onc ? COMMINES., Vous parliez de votre prudence. LOUIS XI. Oui. Eh bien, le duc de Bourgogne... COMMINES Ã part. Ah ! ah ! il Faut tout lui dire. (A Louis.) Eh bien, mon

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LOYS XI. 30 ; roi, voilà trois jours qu’il ne dort pas, la colère et l’orgueil l’étouf’l’ent, il a juré de vous tuer. LOUIS XI. Ah ! qu’il fasse ce qu’il voudra. Commines, mon ami, vous étes un brave homme, venez en France, vous verrez quel vin on y boit et quel roi on y sert. (Le fou entre en faisant des cabrioles.) c’est COMMINES. Et maintenant il est à son conseil à délibérer sur vous. LOUIS XI. Et tu es puissant, dis-tu ? COMMINES, avec fierté. Un homrrle comme moi... LOUIS XI. On le voit. Eh bien, vas- donc, travaille ; il a des Y Y choses qui se comprennent et qui ne se disent pas. SCÈNE iv LOUIS XI, BAMBOCCIO fou. LOUIS XI. Il était temps qu’il partît, j’allais étouffer. Ah ! mon cousin, voilà des jours que tu paieras par ton sang ! (Le fou reste immobile et fait seulement des gestes ridicules.) Je l’ai à moi, enfin ; c’est un homme prudent et comme il m’en faudra un... Mais il a peut-être encore plus de vanité que de pouvoir sur ce maudit conseil. S’il allait 20

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306 (EUVRES DE JEUNESSE. venir !... eîwpuis l’idée est trop horrible pour qu’elle soit vraie. alepeste ! où suis-ie ? Il se promène agité, mord ses lèvres ; son fou est monté sur le chambranle élevé de la cheminée. LE FOU chantant. Allezrvous en, allez, allez, Souci, soin et mélancolie, Mc croyez-Vous toute ma vie Gouverner comme fait avez ? LOUIS XI, en colère. ’l’ais-toi, vieille bosse ! je ne suis pas d’humeur à écouter tes chansons. LE FOU continuant. Je vous promets que non ferez, Raison sur vous aura maîtrise ; AIlez-vous en, allez, allez, Souci, soin et mélancolie. LOUIS XI. Tais-toi avec ce bête de rondeau de Charles d’Orléans ! il n’y a qu’un enf’ant ou un f’ou qui dise de pareilles choses. LE FOU. Niest-ce pas, mon oncle, que vous êtes bien content quand vous avez appelé un homme un lou ? Bel argument ! un Fou ! Eh bien, un l’ou est un homme sage et un sage est Fou, car qu’est-ce qu’un Fou ? c’est celui qui dort en plein vent et pense qu’il f’ait chaud, boit de l’eau et croit boire du vin ; un f’ou parle aux oiseaux, il embrasse les boucs et les appelle ses beaux-Frères ; il sourit aux chiennes croyant parler à des femmes. Un lou est la plus belle invention de la sagesse. LOUIS XI. Je t’ai pris à mon service pour m’amuser et tu as moins d’esprit que moi-même.

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LOYS XI. 507

LE FOU.

Pourquoi ne cumulez-vous pas les deux fonctions ? la chose n’est pas rare ; ici, par exemple". LOUIS XI.

Silence, Pasques Dieu !... Commines, si tu manquais... Il est cependant bien intéressé ! mais je ne lui ai pas assez promis d’or, de richesses ! On ne l’écoutera pas, peut-être... Oh ! nou !... Et si Charles allait rendre une résolution terrible, s’il allait venir ici !... il me semble le voir déjà, pâle, menaçant, et les valets rouges derrière lui... Je tremble et j’ai pourtant affronté la mort... Quoi ? Oh ! non ! je ne peux mourir, je n’ai pas assez régné pour mourir, et cependant... ces imbéciles de Liégeois... Mais si j’allais mourir, car c’est un f’ou que ce Charles de Valois ; dans sa colère s’il allait me tuer !... Oh ! pourquoi ai-je oubliè, avant de partir pour ce fatal voyage, de faire tirer mon horoscope par Angelo, je me serais épargné bien des angoisses ; je n’ai jamais autant souffert.

LE FOU, chantant.

Adieu, belle compagnie,

Je rie Dieu qu’i vous maudie,

Ec l)e jour que vous reviendrez

Allez-vous en, allez, allez, ·

Souci, soin et mélancolie.

LOUIS XI.

De grâce, mon pauvre f’ou, tais-toi, tu me f’ais mal. (A part.) Pas de faiblesse devant ce bouffon ; il m’en coûte de dévorer tout cela. Ah ! mon Dieu !... Dieu ! que j’étais insensé ! c’est que je m’étais trop fié à moimême, et vous m’en avez puni. Pardon, douce mère de Dieu, n’est-ce pas que vous m’en avez assez puni ? Car je vous aime et vous êtes une gentille maîtresse qui ne voudriez pas laisser mourir un de vos bons 20-

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308 (EUVRES DE JEUNESSE.

serviteurs... Ob ! "en tirerai une ven eance terrible ; l. — g

après lui, les autres ; mais tous y passeront. LE FOU, l’interrompant.

Dis donc, mon oncle, penses-tu qu’un œuf’cassé en deux puisse faire deux diadèmes ? Pour moi, on pourrait en faire une bonne omelette, tandis que sous les couronnes on ne trouve souvent que des dindons de basse-cour qui ne valent, à manger, DI leur vilain plumage ni l’arbre où xls perchent.

LOUIS XI, toujours plus agité, sans Yentendre. Ou bien s’ils allaient me détrôner, ce ui serait ire Cl P

encore ! Lux, Charles, a ma place ! Ah ! la couronne est l’aite pour des têtes plus larges... Et sans doute ils me feront moine, et il faudra abandonner tout, peines, travaux ; alors ils.diviseront le royaume, et moi... Orb ! non, xls me tueraient plutôt !... Et s’1ls allaient me laire subir des su(pplices inventés, de longues agonies, la torture, ses ents de Fer, ses tenailles rouges et les lambeaux de chair quion vous arrache avec des pinces !... (ll tombe a genoux.) Sâllltû Vl€l’g€ ! ll se découvre et Fait plusieurs signes de croix devant les ima cs S

en plomb de son chapeau.

LE FOU, atue-téte.

Vive la bouteille ! non les petits verres, mais les grandes ÈOHHCS où l’0D Dàgû. (ll tire de dessous son habit une gourde, et boit.) Vivent les prêtres ! c’est le seul état ou l’ivrognerie soit un devoir. Par la gorge de ma mie, toi ma mie, ma bouteille, oui, le pape qui a inventé la messe valait bien l’Eternel qui fit les fontaines. LOUIS XI.

Et cependant il me respectera peut-être si Commxnes... Non, il est trop f’ou et trop colère ; il a peut-être un poignard à la main, un poignard nu ; il s’avance,

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LOYS XI. 309

saute sur moi et je sens le froid de l’acier qui avance dans ma poitrine... C’est que je manquerais donc tout !... Et puis mourir ! la mort ! je n’y avais jamais pensé, cela doit être terrible... un Dieu, ou Satan... mais cela doit être creux et plein de ténèbres. LE FOU après avoir bu,

Rien ne dés ait ère comme de boire. Vive la boisson ! vive la Folie ! vive la gaieté ! Je brave tous les conquérants de la terre, depuis Attila et papa Charlemagne jusqu’à mon fils le duc de Bourgogne ; ils ne pourraient m’enlever ni ma verrue tant elle est clouée à mon nez, ni ma bouteille parce que, fût-elle grande comme le tonneau de l’électeur, je l’aurais vidée en une seconde. Vive la bombance et la paillardise ! LOUIS XI.

Y J’aurais dû écouter les conseils du vidame d’Amiens. Etait-il inspiré ? car pour moi aucun pressentiment ne m’a averti ; j’aurais dû dire à Dammartin de s’avancer yusqua Liege. Mais prévoyais-je tout cela ? Le passé n’est plus, mais le présent ? et l’avenir ?... Que lui dirai-je quand il va me menacer, l’épée nue ? lrai-je lui proposer des provinces ? mais il me prendra tout mon royaume ; si je lui oilre ma couronne, il arracherait ma tête... Oui, je lui promettrai de l’or, des richesses, je signerai des traités ; et puis, point de trésors et je brûlerai les conventions. Mais suis-je maître de tout cela ? que f’aire ? que devenir ? Quel enl’er que la vie !

I LE FOU, faisant sonner ses grelots ct donnant des coups de poing à ses vessies. Corps-Dieu ! je suis en joyeuse humeur aujourd’hui, et si i’étais Jupiter, je voudrais ôter mon pourpoint et... m’entourer de nuages pour faire des fredaines. Par les tetons de toutes les filles ! quand j’ai bien bu, bien mangé et que j’ai le palais chaud, j’aime autant

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3 l O (EUVRES DE JEUNESSE. chillonner une robe, écouter mon cœur Equi fait tic tac, baiser une gorge grasse, que de manger un jambon doré, entrelardé de blanc, couronné d’ail, de guirlandes de boudins et de f’estons de saucisses ; et Il y en a cependant qui valent bien en grosseur et largeur le cul d’un moine ou la mine d’un pape ! LOUIS XI, presque pleurant. Enfin ! quand viendra-t-il donc ?... Il va venir, et puis... oh ! (A Bamboccio.) Dis donc, mon cher Fou, mon mignon, mon cher ami, que j’ai toujours traité comme un enfant, écoute. ’ LE FOU, sans l’écouter, les bras étendus, ln gourde d’unc main, son bonnet de l’nutre, criant à tue-tête. Oh ! j’aime en hiver à gratter mes poux au soleil, et en été a boire à l’ombre. v LOUIS XI. Ecoute ton maître. LE I-"OU. Après. LOUIS XI. Tu sais que nous sommes ici chez Charles ? LE FOU. Oui ! oui ! mauvais vin. LOUIS XI. Et que les Liégeois se sont révoltés, ïue le Duc est en co ère, une colère de géant ou de ête f’éroce, et qu’il va venir, qu’il va me tuer. Dis, crois-tu qu’il vienne ? Oh ! non, il ne viendra pas ! sans doute q)uelque a.II’aIre pressée l’aura retenu, il sera parti su itement en Al emagne, que sais-je ?... Oh ! je t’en prie, dis-moi donc qu’il ne va pas venir, qu’il ne viendra p t d I t I t éc l’V D as, car u ois e savoir, oi., u ais a. is-moi

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LOYS XI. 51 1

donc quelque chose qui me f’asse rire, qui me cléride... je t’en prie ! tu es taciturne aujourd’hui... Et puis, s’il vient, tu me cacheras d’abord, n’est-ce pas ?... Q n’est ce que cela te lait ? tu te mettras devant moi, et tu lui conteras d’aborcl quelqpe chose de plaisant et de naïf’qui le f’asse rire, ?ui c asse la colère. N’est-ce pas, tu le l’eras, mon en ant ? car tu as de l’esprit, de la malice, du génie même... Tiens, je te f’erai ministre. Oh ! je t’aime, mon Fou ! (Une pause.) En eH’et, s’il s’était tué par hasard en montant l’escalier ? si on l’avait assassiné ? si Du Lude ou quelque autre prévoyant tout... oh ! non ! mon cœur se brise à Force d’angoisses. Le Duc entre à grands pas sans être averti, il parle à la cantonade. LE DUC.

Bien ! bien ! nous allons le voir, saint Georges ! (En entrant il aperçoit le boulïon, se retourne avec mépris vers le roi et lui dit.) Je ne m’attendais pas à vo1r des baladms et des costumes de théâtre dans une entrevue royale ; au reste, quand le maître a un masque, l’esclave peut bien avoir es grelots. A côté du mensonge la Folie. Va-tlen ! Louis XI est resté dans la plus grande anxiété. scÈNE v.

LE lls FCSÈCHÈ longtemps IHUEÈS. LE ROI.

Eh bien, mon cousin de Bourgogne ? LE DUC péniblement.

Eh ! nous sommes bien imprudents pour un roi de France ! nos bons amis de Liege valent bien les canailles de France.

LE ROI.

Que me Font les Liégeois, à moi ?

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512. GEUVRES DE JEUNESSE. LE DUC. Assez de ruse, morbleu ! Que vous l’ont les LiéÉeois ? c’est vous qui les avez révoltés, c’est vous, qui tes là, sous ma main, roi que vous étes ! LE ROI avec calme. Oui, encore une f’ois, je suis étranger à cette populace et canaille de Liége. LE DUC. Ah ! si j’avais des fleurs de lis à mon blason royal ’e me arclerais bien de les ternir comme vous le Faites S par la perfidie et la lâcheté. LE ROI. Que dites-vous, Charles de Valois ? que vous ai-je fait ? LE DUC. La colére m’étouH’el Rien, peut-être ? mais tu es mon prisonnier et je te rançonne. LE ROI. Allons donc, mon doux ami ! Vous ra elez-vous I v PP nos doux ebats en Dauphine ? Vous riez sans doute. LE DUC. De rage peut-être... Encore une fois, vous avez violé les traités de Conflans et de Saint-Maur, et... il y à trois jours gue je n’ai dormi de colère., . je vous aurais tué d’abor. LE ROI. Charles de Bourgogne, tu te cléclares en rébellion contre ton roi. LE DUC. Qu’un ortel

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LOYS X1. 3 1 g LE ROI. Suis-je donc en sûreté chez vous ? LE DUC. Plus que moi-même ; je me jetterais au-devant du coup qui voudrait te frapper. Non ! je tiens à ta vie maintenant, elle m’est utile (à pm) comme le pain qu’on mange. (Ham.) Il’f’audra d’a.I>ord que vous m’aidiez à punir la trahison des Liégeois qui se sont soulevés pour vous. LE ROI. Mais... LE DUC. Je le veux ! et puis vous signerez le traité. LE ROI. Lequel ? LE DUC. Celui qu’on écrit maintenant, et à ce traite pas un mot ne sera changé. LE ROI. Est-ce Ià tout ? LE DUC. OUI. (II va vers la porte du Fond et appelle à grands cris.) Q uelqu’un ! Commines ! Wseu ! d’Esquerdes ! ici ! Les susnomxnés entrent, le sire de Créqui tient une grande charte SUT SCS ITIBIDS. SCÈNE v1. LE, DUC, LE ROI, BALUE, COMMINES, VISEU, CREQUI, CHARNI, LA ROCHE, D’ESQ UERDES. LOUIS XI s’avance vers Baluc. Bonjour Balue, sais-tu quelque chose ? BALUE. Rien, mon roi.

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3 14 (EUVRES DE JEUNESSE. LE DUC. Lisez ce traité, Louis de France, vous signerez ensuite et jurerez sur la croix de Saint-Laud que nous avons fait prendre dans vos malles ; la voilà. Il montre une cassette portée par l’un de ses gens. LOUIS XI a part. Diou de Dieu ! Et mes écus d’or et mes onguents qui étaient à côté, qu’en a-t-on Fait ? Sainte Vierge ! II s’assiecl È la table, prend la cliarte, et fit ; de temps en temps son Front se rembrunit, il se mord les lèvres. LE DUC à Balue. Il a rué d’abord, mais enfin il se résigne. BALUE. Il ira à Liége, soyez sur ; il vous damne dans son cœur. LE DUC. Oui, j’eu ris, cela m’apaise. COMMINES, à part, considérant Louis XI. P g d h ! auvré ran omme. LOUIS XI, en sur saut. Oh ! ceci, monseigneur, est trop audacieux et trop arrogant. Vous léverez des aides, vous assemblerez des vassaux en Vimeu, dans toute la Somme ? Le Duc lui indique la table du doigt. VISEU le remet a écrire et lui dit : Monseigneur le veut. LOUIS XI. Ceci est encore pire : seigneurie pleine et entière, des parlements libres en Flandre. Même jeu.

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LOYS XI. 3 1 5 LE DUC ix un seigneur. Demain, messieurs, nous partons pour Liége. COMMINES, bas à Louis XI. Nous vous y suivrons, sire. CHARLES montrant Baluc. Et monseigneur Vévêque viendra avec nous, notre bon allié le roi de France nous aidera à punir les révoltés. LOUIS XI, È part. Pasques Dieul VISEU au roi. Signez, sire. LOUIS XI signant a part. Nous ellacerons la boue de cette lâcheté avec du sang. (Moment de silcncc.) Et puis une autre f’ois nous ne viendrons plus aux entrevues de notre cousin, mais nous tâcherons au contraire de l’attirer dans les nôtres. PREMIER TABLEAU. A Tours, dans une salle basse, porte au Fond, Ã gauche ; sur le devant de la scène, une porte secrète ; ornement sévère et modeste, pas de dorures. SCENE PREMIERE. DUNOIS, CHABANNES, LORD CLAIRFQND, capitaine des gardes écossaises, LE DUC UORLEÀNS. Ils attendent la venue du Roi. CHABANNES. Eh bien, messieurs, savez-vous quelque chose des allaires ? irons-nous bientôt en guerre ?

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316 EUVRES DE JEUNESSE. DUNOIS. Hélas, non ! je ne l’espére pas ; j’aurais dû naître au temps de Charlemagne ou de saint Louis. Comme j’aurais frappé de larges coups d’épée sur les Saxons et les Sarrazinsl les armes entamaient facilement ces corps sans cuirasses et pénétraient plus avant dans les chairs, mais maintenant., . Il s’arrête. CHABANNES. Oh oui ! c’était la le bon tempsl comme il y avait des mêlées sanglantes, acharnées, et les coups de lance, et les chevaux qui galopaient sur les cadavres et s’abattaient tout f’umants de carnage sur une poussière mêlée de sang ! oRLÉANs. Assez, monsieur de Chabannesl CLAIRFOND. Et moi aussi, j’aimerais mieux, par saint Duntanl chasser les aigles sur mes montagnes, ou poursuivre l’Anglais dans nos vallées que d’être un capitaine de gardiens écossais ; sans doute j’aurais la tête plus fière et la mine plus rosée au grand air que de faire le guet au haut des tours. Mais, pardieul j’aurais aussi le ventre moins gros et la bourse moins garnie ; et puis c’est un grand roi que le roi de France, un joyeux compére qui paie bien ses amis et qui n’est pas fier pour nous autres., D’ORLEANS. Qui nous dit en effet, messieurs, que nous n’irons pas bientôt en gluerre contre le cluc de Bourgogne ? c’est un vaillant c ampion, qui Frappe fort. DUNOIS. l’ai une vieille haine de Famille contre la Bour-

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LOYS XI. 317 gogne, il Faudra tôt ou tard que je casse son blason avec mes talons. CHABANNES. Et pourquoi, monsieur Dunois ?’c’est un vaillant homme après tout, qui défend ses États. Chacun son métier, nous défendons bien les nôtres ! ORLÉANS, bas. Assez ! encore une fois, messire de Chabarmes ; je veux bien que Charles ait de la vaillance et de la f’urie guerrière, mais pour le reste c’est un enf’ant furieux. DUNO1s. Sa fierté, c’est la tout son avoir. Oh ! pour moi, je les hais dans l’âme, lui et toute sa race. D’ORLÉANS. En effet, il est dur et cruel ; récemment encore il vient de Faire mettre a mort le jeune bâtard de la Huriade. CLAIRFOND. Une si bonne lance ! D·oRLÉANs. Pour avoir tue un moine par dépit de perdre au jeu ! voilà un f’ameux crime, n’est-ce pas messeigneurs ? ’ pour jeter dans l’autre monde un omme va eureux et plein de jeunesse ! DUNOIS. Il l’erait mieux de ne pas brûler les couvents ni violer les religieuses, le paillard qu’il est ! CHABANNES. Oh ! non, Dunois, sa. maîtresse c’est la guerre, son oreiller le plus doux c’est un casque.

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3 I 8 EUVRES DE JEUNESSE. D’ORLÉANS. D’accord. Et injuste, l’est-il ? DUNOIS. Plus qu’un Turc. Quant au roi Loys, c’est plaisir de le servir et de voir comment il punit les traîtres. Ce gros imbécile de La Balue et son ami l’évêque de Ver un, ces deux oies engraissés dans la basse-cour de France, sont maintenant dans leur cage, à se repentir d’avoir été traîtres, parjures, et d’avoir voulu mordre la main qui les avait nourris et les avait élevés. Tant mieux, ma Foi, ce méchant parvenu ne sera plus à se mêler de nos armes et de nos marches. CHABANNES. Pour Dieu ! ne raillez pas ainsi, Dunois ! DUNOIS. C’est la mon plaisir. Quand ils étaient puissants, il fallait les saluer si bas <}]îue cela nous cassait les reins ; maintenant l’évêque d’vreux, si galant homme du reste, compose des vers pour sa ma tresse ou une épitaphe pour sa tombe. Il fait bien. D’ORLÉANS, haut. Oui Louis XI est juste. C’lus bas.) Il frappe également les vilains et les nobles. cx-IABANNES. Pour ces derniers c’est le gibet, mais pour les autres les cages. 0Ri.ÉANs. C’est c|]u’il ne veut pas avilir la noblesse, c’est une viande p us noble.

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LOYS X1. 3 19 CHABANNES, à part. Et un gibier qu’il aime f’ort. Olivier aussitôt sort de la petite porte secrète, le plat à barbe et la serviette sous le bras, le rasoir à la main. En voyant du monde il est fort surpris, il n’est plus temps de se reculer. \ SCENE II. Las PRÉcÉD£NTs, OLIVIER. Tous les seigneurs le saluent. OLIVIER. Pardon, messieurs, mais Ie roi n’est pas là ? CLAIRFOND. Vous voyez, monsieur le comte de Meulan. CHABANNES, à part. I’enrage ! oh ! maudit barbier, puisses-tu t’enfoncer toi-même ton rasoir dans la gorge ! DUNOIS. Eh bien, messire le Daim, vous qui êtes un homme d’importance et du conseil du roi, que sa.vez-vous ? les nouvelles de Bourgogne ou de Bretagne ? irons-nous bientôt en guerre ? OLIVIER. Moi, monseigneur ? je ne sais rien. Que suis-ie ? le simple barbier du roi, hélas, et c’est bien assez pour mes faibles mérites. Demandez plutôt a messire Philippe de Commines, mais moi !... DUNOIS. Sans doute c’est là un homme de beaucoup de sens, mais vous...

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$20 GUVRES DE JEUNESSE. OLIVIER, avec hypocrisie. Moi ? o11 ?... CLAIRFOND, venant à Olivier. Messire, vous parlerez, au roi, n’est-ce pas, pour I’augmentation de vin pour mes archers, et puis pour mon neveu qui à une mauvaise affaire avec les moines. OLIVIER. Tant pis ! Ie roi les aime, vous savez. CLAIRFOND. Ah ! monsieur Olivier Ie Daim, je vous en prie ! le pauvre enfant ! OLIVIER. Hum ! la chose est difficile. CLAIRFOND. Oh ! monseigneur le comte de Meulan, vous êtes si puissant ! OLIVIER, bas. Eb bien, nous verrons. Au même instant, le roi entre aîpu é sur Tristan, Olivier va audevnnt de lui avec son plat à arbe. LOUIS XI. Non, non, nous sommes pressés maintenant ; pour tantôt. I SCENE I I I. Lizs PRÉCÉDENTS, LOUIS XI, TRISTAN. LOUIS XI entrant, aux seigneurs. A11 ! bonjour, messieurs.

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LOYS XI. 321 DUNOIS. Eh bien, sire, pouvez-vous nous dire quand nos épées iront entamer la Bourgogne ? car, mordieul la mam m’en brûle. LOUIS XI. Merci, Dunois ; peut-être bientôt, car les nouvelles... allons, je puis vous dire les nouvelles... oui, cela pourra venir. CLAIRFOND. Nous vous en remercierons tous, sire, et mes archers seront les premiers au f’eu. ’ LOUIS XI. Non, non, lord Clairfond, vous êtes d’une vaillance trop guerrière, vous resterez toujours ici à garder notre personne ; on à ce qu’on a de plus cher prés de son cœur. Et puis quand nous les aurons vaincus, nous ramènerons ici les prisonniers, et cela réjouira le peuple de voir marcher à pied et avec des f’ers ces gens qui siégeaient sur un trône et tuaient à cheval. TRISTAN. Cela est vrai, jamais le populaire ne rit tant qlue lorsque c’est une noble tête qui tombe sous la bac e. LOUIS XI. Pauvre peuple ! on te dépouille, on te mange, mais calme-toil je saurai tuer tes oppresseurs ; de la patience, lacques Bonhomme, ton tour viendra. Quand Adam bêchait Et qu’Eve filaxt, Où étaient les gentilshommes ? Cessez, cessez, ens d’armes et piétons, 8 De piller et manger le bonhomme Qui de Ioxëgtemps Jacques Bonhomme C nonlxncs zx.

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322 GUVRES DE JEUNESSE. N’est-ce pas, messieurs, que c’est une chose injuste et douloureuse pour Dieu que de voir ainsi tant de châteaux forts, de chevaux et d’armures contre ce pauvre peuple, qui n’a que ses bras. Pourquoi auraient-ils seuls le droit de chasse ? je les ai abolis et j’aI bien Fait, n’est-ce pas, messieurs ? TOUS. Oui, certes. LOUIS XI. N’est-ce pas ? Et vous, Chabannes, lorsque vous vous êtes engagé dans la ligue du Bien public, vous ne saviez trop ce que vous FZISICZ. Tous rient. CHABANNES. Mais, sire... LOUIS XI, malicieusement. Allons... CHABANNES, avec un dépit concentré. Oui, j’étais poussé. LOUIS XI. A la bonne heurel j’aime qu’on soit f’ranc, car j’en donne moi-même l’exemple. (Se tournant vers Olivier.) Et puis je hais encore ces mauclites canailles comme il s’en trouve tant, gens Cl’esprit du reste, mais mauvais comme de vieux tigres, tout fiers d’un nom qu’on leur jette comme un manteau sur les épaules d’un mendiant, qui s’insinuent partout, et qpi, pour être le valet d’un grand, se croient plus no les qu’un simple bourgeois. Pour moi, je m’entoure de ma vieille noblesse trançaise, que j’aime comme mes yeux, car que voit-on à ma cour ? les noms les plus illustres, un Bourbon, un Chabannes, l’homme le plus fidèle du royaume, Dunois d’une illustre origine, un comte de Meulan de vieille noblesse.

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LOYS XI. 32 g BOURBON. Oui, sire, vous êtes un grand prince. OLIVIER. Et puis vous êtes bon catholique, l’Église vous aime comme son fils aîné.-LOUIS XI. Courtisan, val q)ue tu sais bien ton métier ! tes confrères te ressem lent. Courtisans ou barbiers, ce sont de bons diables, qui Font tous si bien la barbe que, si l’on n’y prenait soin, ils vous enlèveraient la tête. Que disais-tu donc ? OLIVIER. Que l’Église vous aimait, car vous êtes bon catholique. LOUIS XI. Oh ! je le sais. (Riant.) Cependant son fils La Balue chante une drôle de gamme ; avouez, messieurs, que vous 11’en êtes pas f’âchés, car ce maudit évêque vous ennuyait tous. CHABANNES. Oui, sire, nous le haïssions dans l’âme, comme tous ceux qui vous entourent et qui n’ont, pour avoir votre amitié, que de l’intrigue et des mains prêtes à tout Faire. LOUIS XI, en colère. Et vous avez tort, monsieur de Chabannes, grandement tort ; nous vous aimons pour votre vaillance, mais vous avez parfois l’humeur bien arrogante pour un vassall CHABANNES. Pardon, sire ! Il u

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324 l GUVRES DE JEUNESSE. LOUIS XI. Oui, vous avez tort, car on peut avoir de la fidélité et de l’esprit sans être noble ; une cuirasse ne préserve pas d’un mauvais cœur, pensez à Saint-Pol, messieurs. Eh bien, j’aime les braves gens qui m’entourent, comme Commines et M. le comte de Meulan, et j’entends que’vous le respectiez, celui-là, comme moimême, car c’est mon meilleur ami et mon meilleur conseil. OLXVIER. Ah ! sire, j’en suis indigne ! LOUIS XI. Ce que nous aimons surtout, c’est le compère Tristan. Voilà un homme au moins ! l’humeur toujours régulière comme un drap noir, peu envieux, et pas de fierté ; et puis après, du talent plus qu’aucun de nous tous. Certes, si Charles de Melun avait eu un maître comme toi, il ne serait pas mort au quatrième coup. Quel, maladroit que ce bourreau-là. mutiler ainsi un galant homme ! décidément maintenant je ferai décapiter tous mes nobles à Paris. TRISTAN. Trop d’honneur pour moi, mon roi. LOUIS XI. Bien, bien. L’heure presse, nous avons à laire, retirez-vous, mess1eurs... Tristan et Olivier, restez !... Pendant ce temps-là, messieurs, allez prendre vos flèches, car dans une heure nous poussons le cerf. Ils sortent.

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LOYS XI. 32.5 SCÈNE xv. LOUIS XI, TRISTAN, OLIVIER LE DAIM, COMMINES, La Fou. LOUIS XI, la Commines qui entre. Bienvenu, Commines, nous avons besoin de vous. Eh bien ? COMMINES. Elle est ici... Alice de Montsoreau. LOUIS XI. Elle viendra ? COMMINES. Dans une heure. LOUIS XI. l’admirable homme ! (Lui montrant une table couverte cle parchemins.) Tu SEIS ÈOLIÈ cela ? COMMINES. Oui, j’ai passé la nuit à les lire. LOUIS XI. 4 En pleine révolte ! Bretagne, Bourgogne, Guyenne, Armagnac, de tous côtés... (Apmevam le fou.) Toi ! ici ! allons, dehors ! ’ LE FOU. Il s’agit probablement de quelque gentillesse bien secrète puisqu’on n’y veut pas de moi. LOUIS XI impatiente et le chassant à coups de houssine. Allons, hors cI’ici ! LE FOU, a part. A—t-il la main dure, le Roi ! et son bourreau la main légère ! Il son.

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326 EUVRES DE JEUNESSE. LOUIS XI. En révolte, encore une Fois ! mais pour le coup ils ne m’échapperont plus. Ah ! ah ! toujours de l’arrogance et de la rébellion ! nous couperons le mal en tranchant le membre ; n’est-ce pas, Tristan, que les corps sans tête ne crient plus ? COMMINES· Mais pas d’armées LOUIS XI. Les armées, c’est bon pour les sots comme mon cousin de Bourgogne. COMMINES. Pour de l’argent nous en avons. LOUIS XI, se frottant les mains. Brisons, Pasques Dieu ! car nous n’avons (pas de l’esÈrit pour le dépenser en bons mots. Ainsi’abord, la ourgogne, c’est la l’épine. OLIVIER. Je pourrais pour la... I LOUIS XI l’interrompant. Non ! Vous, vous resterez à nous raser, messire. Ainsi, la Bourgogne, c’est pour plus tard, et d’ailleurs xl s’embourbe maintenant en Allemagne. COMMINÈS. Il s’y brise. LOUIS XI. Plût au ciell Pour notre frère le Breton, c’est une béte qui ne dira rien quand les autres auront la langue coupée ; il ne nous reste plus que le Satan d’Armagnac et M. de Guyenne. Pour ce dernier, Armand de Cambrai va nous servir. Du Lude est-il ici ?

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LOYS XI. 327

COMMINES.

Oui, sire.

LOUIS XI.

Dis-lui de venir. (Commines son. A pm.) Le talent d’un roi, c’est d’avoir des gens pour tout, un bourreau pour décapiter, d’autres pour. assassiner par derrière, des gens habiles au conseil, des malins pour les négociations, des armées pour Faire la guerre, et de l’or... oh ! de l’or, pour corrompre. Ecoute, Tristan, je t’ai fait mon grand prevôt, je t’ai comble de bienfaits. TRISTAN.

Je le sais, sire.

LOUIS XI.

Écoute doncl De valet que tu étais, je t’ai f’ait bourreau ; c’est la un grand honneur pour ceux qui aiment le travail, et si je vivais encore vingt ans, comme je l’espère, toute la noblesse de France te passerait par les mains ; tu abats toutes les nobles têtes. Quel plus beau rôle pour un homme fier ! Eh bien, tu vas artir avec le cardinal d’Albi, car nous avons assez dïxommes pour t’en confier ; tu en prendras cinq mille, c’est assez ; nous pourrions t’en donner plus, mais il f’aut toujours en garder près de nous, cela est plus noble pour un roi et plus sûr. Tu t’avanceras vers Lectoure, tu cerneras cette ville, tu prendras d’Armagnac mort ou vil’, c’est comme tu voudras ; empoisonne-le, si cela t’amuse, entre amis on n’y regarde pas de si près. Du Bouchage te fera arvenir mes lettres et te donnera des avis. Tu ente11d)s ? demain il l’aut partir, va-t’en. (Il sun.) Approchez, M. Olivier ; pour vous, c’est autre chose. Connaissez-vous un homme prêt à faire tout ce qu’on lui dit ?

OLIVIER.

Moi, sirel

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328 EUVRES DE JEUNESSE. LOUIS XI. Tais-toi, ce n’est pas a cela que tu es bon. Veux-tu te faire pendre ? il me f’aut un homme inconnu, obscur, qu’on puisse croire capable de tout, quelque chose qui tienne du moine, du médecin et de l’astrologue. OLIVIER. Oui, j’en connais un, un cure ! celui de Saint-Jeand’Angely. LOUIS XI. Bravo ! Eh bien, il l’aut le compromettre, c’est un drôle qui a de vilaines intentions sur la vie de M. de Guyenne. OLIVIER. Bien, sire. LOUIS XI. Tu tâcheras aussi de ménager le duc de Rohan ; il est tout dispose à partir en Bretagne, il Faut que je le garde à tout prix. Qu’on lui donne ce qu’il aime, des chevaux, des f’emmes, des dés, tout, car je suis libéral avec mes amis et j’aime à traiter les choses en grand. Demande à Tristan si jamais je me plains de ses comptes, et, tout brave homme qu’il est, je suis sûr qu’il me vole sur les sacs de cuir et les pourboires des aides. OLIVIER. Bien, sire. LOUIS XI. Nous te donnerons tantôt des instructions plus étendues, en attendant prends ceci (il ouvre son pourpoint ex tire une petite fiole parmi toutes les amulettes et les reliques qu’il a sus endues au mu), c’est un cadeau de notre ami le duc de Spfbrza. Tu en rendras uel ues outtes et tu me remettras le reste ; eiz tu auracsi soiin degverser ce précieux baume dans un métal qui soit bien dur, car il Yerait fondre le

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LOYS XI. 329 plomb comme du f’eu. Avec quelques gouttes un homme s’alYaibIit et puis meurt. La sorcière italienne qui l’a inventé approchait de Dieu, car, tu vois, elle faisait mourir lentement comme une maladie. (Il réfléchi : quelques instants.) Au reste, Sa Sainteté le Pape l’a béni pour moi, il n’a de puissance que pour ceux que je hais ; contre tout autre (il regarde fixcment Olivier), pour moi, ce serait comme un verre d’eau... tu entends ? OLIVIER. Oui, sire, vous êtes un grand roi. LOUIS XI. Tu es bien bête, maître Ie Diable, car tes compliments sont aussi saugrenus qu’un sermon pour de jolies filles. Va-t’en dire à u I..udes de se dépêcher, ce diable de Commines est lent et froid comme un discours théologique. (Du Lirdee pmi :.) C’est bon, laisse-nous. \ SCENE V. DU LUDES, LOUIS XI. LOUIS XI. Bonjour, messire.lean des habiletés. DU LUDES. Salut, mon roi. LOUIS XI. Commines a dû vous remettre un modèle de l’écriture de M. de Guyenne ? DU LUDES. Oui, sire. LOUIS XI. Et tu l’as remis à Armand de Cambrai pour qu’il en étudie les caractère ?

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33O EUVRES DE JEUNESSE. DU LUDES. Je l’ai deviné. LOUIS XI. Ah ! le grand homme ! ton surnom n’est pas volé. Eh bien, mon compère, tu vas de suite nous composer cinq, six ou vingt-cinq si tu veux, une quantité enfin de lettres amoureuses. DU LUDES. Ah ! ahl c’est qu’il y a bien des tons à cette musique là, depuis : mon chéri, je t’aime jusqu°à la mort, ce qui est le style d’une grande dame, jusqu’à : mon chaton, je tlai attendu jusqu’à onze heures, ceci est le parler d’une bourgeoise. LOUIS XI riant. Vieux renard, va ! mais c’est tout cela qu’il nous f’aut. DU LUDES. Et les noms ? LOUIS XI. Diable, s’il en Faut, regarde sur mes tablettes, là, dans cette boîte qui à une serrure d’argent ; tu verras la liste des Femmes qui ont aimé mon paillard de frère de Guyenne ; assieds-toi, et travaille. Du Ludes s’assicd. DU LUDES. Oui, sire, je suis à la besogne, avant peu je vous aurai l’ait plus d’amour que tout l’Olympe entier n’en a jamais eu, même dans ses moments les plus luxurieux. LOUIS XI, à parl, pendant que. Du Ludes écrit. Oh ! Sainte Vierge, aide-moi ! Si j’y réussissais pourtant, quel bonheur, grand Dieul....l’aurai soin de faire modèler son image en cire par Angelo et de la

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LOYS XI. 5 3 1 percer chaque nuit, derrière l’autel, de mille coups d’épingle. Et puis Angelo m’a aussi annoncé que l’étoile sous laquelle il était né serait obscurcie dans six semaines au plus tard, par un quartier de lune, et la lune c’est moi et le soleil c’est Dieu. En outre, j’ai voté zoo autres cierges roses à la Sainte Marie... Oh ! meurs donc, rebelle ! meurs donc ! tu as le ciel et la terre contre toi. Allons, du courage, mon Loys de France, une jolie dame va venir, tâche de faire le galant et de te rappeler ton bon vieux temps de jeunesse ; la Femelle, dit-on, est difficile, il Faut la faire danser pour nous montrer ses grâces. Dis donc, Du Ludes ? DU LUDES. Quoi, sire ? LOUIS XI. Quand je dirai : les roses de la terre âlissent à l’éclat de tes couleurs, et que je dirai cela Eien haut, tu viendras m’annoncer que la chasse est prête et que l’on m’attend. As-tu fini ? DU LUDES. Oui, sire. LOUIS XI. Et cela est soigné ? DU LUDES. S’il en fût. LOUIS XI. Biêll. (Commines entre avec la Dame de Montsoreau.) Mêïci, Commines. Messieurs, sortez s’il vous plaît. Pour vous, belle dame, approchez ; quand on est si belle on ne saurait être trop près d’un galant homme. (BasâDuLudes.) Quand Armand aura fini, tu glisseras les papiers sous cette porte (il désigne la porte secrète) ; qu’il les noircisse avec de la poudre et du.f’oin mouillé. Allez, et qu’il se dépêche !

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332. GUVRES DE JEUNESSE. SCÈNE vi. LOUIS XI, ALICE DE MONTSOREAU. ALICE. Vous m’avez f’ait venir, sire ? LOUIS XI. Oui, ma belle. Allons, ne Faites pas l’enfant, vous êtes timide comme une biche ; est-ce que vous en seriez à votre premier amoureux ? ALICE. Mon Dieu, oui. Vous savez comme moi que j’aim€ M. de Guyenne. LE ROI. Et il est fidèle sans doute. ALICE. Oh ! certes ! LE ROI. Vraiment ? ALICE. Oh ! oui... mais vous raillez, sans doute, pour me faire peur ? LE ROI. Railler, moi ? jamais ! C’est que le joli frère était ; passablement chaud pour les belles. Diable ! en a-t-il lait de ces fredaines ! plus qu’un cardinal, et Jehanne de Châlons, Marcelle de Bour es, Pauline la Blonde, g.. Julie de Roquefort, que sais-ye, moi ? mais toutes Femmes de bas étage, après tout, et qu’il daignait honorer de ses faveurs. ALICE. Et il les a aimées ?

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LOYS XI. 3 3 3 LE ROI. Pas ues Dieu ! c’est n’il les cho ait f’ort ; il était fou Cl Cl y w le pauvre enfant, et des cadeaux, et des vers à l’italienne, et des soupirs, le soir, au coin des rues ! ll f’allait voir comme c’était beau et comme il jurait après les yeux de toutes ses maîtresses ! ALICE. Vous le calomniez, ce pauvre Henri. LE ROI. Je me suis toujours étonne cependant qu’on l’aimât, une f’emme helle comme vous, par exemple, et qui serait digne d’un trône. ALICE. Vous croyez ? LE ROI. Oui, car enfin il est comme un autre : des yeux petits, des dents noires, des jambes tortues et puis je ne sais quoi de gauche. ALICE. Oh ! non ; il y a dans sa voix un charme, cela vous enchante, sire. LE ROI. Pauvre folle ! Et jamais il ne vous est venu en tête, ma belle, de penser que ce qu’il vous disait il l’avait répété à d’autres, car il vous appelle sa vie, son âme, la prunelle de ses yeux, son cœur, je suppose ? ALICE. Oui, c’est cela. · LE ROI. Eh bien, c’êtait une machine qui parlait, montée sur un air et qui allait jusqu’à ce que les notes fussent

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GUVRES DE JEUNESSE. passées. N’est-ce pas qu’il vous a dit souvent des mots d’une langue étrangère, des sons inarticulés comme un homme cjui dort ? Est-ce que tu n’as pas senti dans son haleine es baisers d’une autre femme ? est-ce cjue tu n’as pas vu sur ses joues les baisers d’une riva e ? (Alice rêve.) Et puis parfois il était soucieux, il était froid, brusque à tes caresses ; il revenait dans tes bras fatigué d’autres amours, et sous tes étreintes il rêvait peut-être aux délices d’une autre. ALICE. Taisez-vous, vous êtes cruell LOUIS. Pauvre fille ! tu es f’olle, tu vois bien. Si l’on jetait des fleurs dans le ruisseau, elles se flétriraient, et toi tu te f’anes sur la boue d’un tel cœur. ALICE, fièrement. Vous m’avez donc fait venir ici pour me faire pleurer, sire ? LOUIS. Non, ma toute belle, c’est qu’on vous aime... Ditesmoi donc, et il est généreux, n’est-ce pas, je le suppose ? Il vous donne sans doute des colliers, des diamants, des chevaux qui se cabrent et piétinent, et des robes de velours, et de la soie, et de l’or dans vos cheveux noirs ? ALICE, ennuyée. Non, il n’est pas riche. LE ROI, à pm. La petite sottel elle tient encore. (Regnrdamla porte.) Est-il lent, l’imbécile ! (Haus.) Vous allez chasser avec lui et vous vous arrêtez dans quelque cabane de berger, et là il vous dit qu’il sera roi de France, vous serez

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LOYS XI. 3 3 S reine et vous dormirez sur un trône. Ifinsense ! Ei puis il est jaloux, aussi à sept heures les croisées sont closes. Pour lui, de si beaux yeux ? ah ! c’est sacrilège ! (II sc, baisse vivement et ramasse les papiers qu’on a glissés sous la porte.) Tenez, chère Alice. ALICE, après avoir lu, efïrayée. C’est son écriture... Ciel, plusieurs ! ah ! l’inl’âme ! Mais non ! je ne me trompe pas... c’est vrai... Oh ! dites-moi que cela est l’aux, que vous raillez, sire ! C’est que je perds tout, mon amour, ma FOI, mon Dieu ! LOUIS, froidement. M-Vous voyez. ALICE. Qui l’aurait cru ? son regard aurait trompé Dieu... Oh ! je m’en vengerai ! LOUIS XI. Alice, je t’aime, belle enfant ! ALICE. Un roi ! LOUIS. Oui, un roi (aime ! Je suis jeune encore dans le cœur, va ; mes cheveux gris et mon Front qu’ont ride les chagrins ont plus de passion encore que la jeunesse et ses bouillants transports. Moi, si tu m’aimes, je te donnerai des diamants, des chevaux, je te donnerai une cour tout entière, et puis, si tu aimes le sang, ... je te donnerai des têtes. ALICE. Grâce ! je sens que je vais vous aimer, vos yeux vont jus n’au Fond de mon âme.

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EUVRES DE JEUNESSE. LOUIS. C’est que tu es belle comme un ange ; tes cheveux sont si noirs, ta peau si blanche ! Les roses de la terre pâlissent à l’éclat de tes couleurs. Du Ludes entre. \ SCENE VII. DU LUDES, Lns Pnécénizwrs. DU LUDES. La chasse vous attend, sire. LE ROI. Il Faut partir, ma belle. ALICE. Vous quitter ? LE ROI. Hélas, oui ! mais nous nous reverrons. ALICE. Oh ! ie l’espère. Elle sort. LE ROI, appelant. Olivier ! Olivier ! Olivier parait. OLIVIER. Quoi, sire ? LE ROI. Tu vas suivre cette f’emme-la, tu sêmeras la jalousie devant elle pour qu’elle ne recueille que la haine et ne sème que la vengeance. Si les choses ne vont pas assez vite, pousse toi-même à la roue et puis, d’ailleurs, ne crains rien, car tu as le curé d’Angel y pour sauvegarde. Alerte, Pasques Dieu !

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LOYS XI. 337

OLlVlER LE DAIM.

Comptez sur moi, sire, j’ai la langue discrète, l’esprit subtil et le bras fort.

SECOND TABLEAU.

Une chapelle dédiée à Notre-Dame de Bon-Secours, au milieu d’une forêt. Dans le fond un autel, surmonté de la niche et de la statue d’une Vierge au manteau d’azur parsemé d’étoiles ; À ses pieds, une lampe qui brûle ; à la droite de la Vierge, une Fenêtre en ogives à vitraux de couleurs. Demi-jour.

’ \

SCENE PRENUERE.

LOUIS seul, a genoux devant un prie-Dieu ; il reste quelques instants en silence, puis il lève la tête ; son chaperon est À ses côtés et il a seulement sur la tête un capuchon de drap noir. Il me semble déjà entendre leurs pas, bientôt ils vont venir m’annoncer sa mort, car il va mourir... Mais quand donc ? Ohl l’angoisse Je souffre plus que lui, et peut-être maintenant il râle et meurt... Olivier est un homme habile, qui n’aura pas laissé échapper les circonstances. Er puis nous avons deux hommes, De la Roche et le curé d’Angely, que le diable enlèvera avant peu... Cependant si sa maladie était vraie, slil en réchappait, si le hasard seul mlavait trompél... Non, c’est impossible... Et puis i’ai placé à ses flancs cette f’emme jalouse et sombre, cet ange devenu démon, qui l’entraîne dans le gouffre. Oui, j’ai bien fait, toutes mes mesures étaient trop bien prises pour qu’il ne meure pas ; mais que de soins et que d’argent ! Sa statue est toute lardée de coups de stylet, j’aurais dû empoisonner la lame, cela est plus sûr, plus infaillible. Mais il en est encore temps... Si l’on tarde trop... et puis au lieu d’un Ave, je ferais bien d’en dire cinq... Il est mort, ohl ouil Angelo me l’a promis et je le )3·lC HSSCZ POU ! qllill ne IUC ÈFOIUPC P3.S.-(ll se rage nouille.) 22

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(EUVRES DE JEUNESSE.

N’est-ce pas, mère de Dieu, qu’il est mort, bien mort ? Car c’était un paillard et un juif’ (Il fait plusieurs signes de croix.), et moi, je suis votre saint fils, votre chanoine de Notre-Dame, car monseigneur le Pape m’a permis de siéger au chapitre avec un surplis blanc et de servir la messe à Saint-Denys. Vous m’avez toujours aidé, aidez-moi encore, bonne Vierge ! je vous l’erai brûler quatre cents cierges roses pendant trois jours, j’irai pieds nus et en répétant un Confiteor, faire mes dévotions à Tours, et puis j’ordonnerai des processions dans mon royaume pour le repos de son âme... O sainte Vierge ! s’il meurt, je te Fais paver d’or une niche où tu reposeras aussi mollement que sur les nuages bleus, je te donnerai un cœur d’argent lUS gl’0S (IUC S3. tête. (II se relève et se promène à grands pas.) lls tarderont toujours, les imbéciles qu’ils sont ! S’ils savaient comme je souH’re à attendre ainsi, l’âme pleine d’inquiétudes et d’espérances ! Je veux prier, mais c’est en vain. (Ilécoute.) Personne ! rien que le vent et les arbres. (Il Frappe du pied.) Arrive donc, arrive enfin, bienheureuse nouvelle qui va me rendre maître de mon royaume pour y Faire régner la f’oi, car je veux qu’on adore Dieu et que le peuple soit heureux... Mais moi, je l’adore aussi, car j’ai les genoux endurcis à Force de prier et la poitrine toute déchirée par mon cilice, et cependant j’ai toujours au f’ond du cœur un poids qui me fait mal. Ah ! une couronne est un dur oreiller pour dormir !

SCENE ll.

LOUIS XI, DU LUDE.

DU LUDE.

Oui, sire- !

LOUIS XI.

Quoi ? il est mort ? (Avec joie) bien mort ?

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LOYS XI. DU LUDE. Et enterrél LOUIS XI. P&llV !’C l’I’èl’Cl (Tristan, Commincs, Olivier entrent.) oui, messieurs, mon frère de Guyenne vient de mourir ; il sera f’ait des processions our le repos de son âme et nous-même nous irons àEl’ours en pèlerinage. OLIVIER, bas au roi. On a mis la main sur le curé ! LOUIS XI. C’est un curé de Saint-Jean-d’Angely qui l’a empoisonné, mais, Pasques Dieu ! nous ferons bonne justice du Sarrazin, son interrogatoire ne sera pas long, et pour argument on lui montrera la corde. Ah ! pauvre frère ! cher ami ! nous sommes bien désolés de ta perte, toute la noblesse va être en larmes. COMMINES. Sans doute, sire, mais enfin la Guyenne maintenant est à vous. LOUIS XI. Il a raison, ce bon Commines ; il f’aut se consoler, n’est-ce pas’ ? (Bas, à Olivier.) As-tu encore du poison ? OLIVIER, bas. Oui, sire. LOUIS XI, bas. Le reste est pour lui, avant peu il Faut qu’il meure ; si le diable allait dire que tu lui as proposé". il te perdrait. (Ham.) Je voudrais savoir comment il l’a Fait mourxr. Mais nous en tirerons vengeance, soyez-en sûrs, la Vierge sera contente de moi. Désirant avoir le plus tôt possible des nouvelles de mon Frère, dont 21.

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340 EUVRES DE JEUNESSE.

la santé m’inquiétait depuis longtemps, fai promis cinquante florins à celui qui m’annoncerait... C’est à vous, Du Lude, vous savez ?

DU LUDE.

Merci, sire. Je m’étais avancé sur la route quand le courrier est arrivé ; son cheval est tombé mort de f’atigue, depuis deux jours il courait.

LE ROI.

C’est bien, messieurs, sortez. Nous allons rester ici à faire nos dévotions à laVierge, ce soir nous iouerons aux dés tous ensemble et nous ferons venir des musiciens pour chanter avec la vielle. (Bas, à Olivier.) Dis au chef’cuistre de me mettre dans les sauces de l’ail et des saucisses, je me porte bien et j’ai grand appétit. (A Tristan.) Pour toi, mon compére, ne vous éloignez pas trop, nous n’aimons pas être seul. ’

SCENE II l.

LOUIS XI.

Enfin tout est finil Merci sainte Vierge, espérons que la révolte est morte avec lui. Hélas non, elle vit encore en Bourgogne et se pavane comme une reine sous son pauvre manteau ducal... Quand donc serai-je roi ? Quand donc pourrai-je régner et agir dans cette France libre d’alarmes et de soucis, car j’ai la guerre au dehors et la rébellion au dedans, les coups d’épée sur le corps et la peste dans le ventre... Après ma mort, sans doute, ce que je fais sera pour mon fils, mon fils qui maudira son père comme fai maudit le mien... Pauvre pérel C’était un brave homme, un peu paillard, mais sans talent pour gouverner. Après tout, ce que j’ai fait est bien puisque cela est fait et qu’on

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Lors xi. ;/ii

ne peut toucher au passé... Le voila mort, ce pauvre f’rère, enterré, cousu dans son linceul ! Oh ! dors-y bien, loin des soucis du monde, des tourments de la (CI’I’C. (ll s’agenouille devant les reliques de son chapeau.) N’est-ce pas, doux Jésus, que tu lui feras un lit heureux dans ton paradis ? car, une f’ois mort, je ne lui en veux plus. Je suis bon, tu vois, les lions ne s’acharnent pas aux C3.d2IVI’CS. (Il retourne son chapeau d’un autre côté.) N’est-ce PRS, douce Marie, qu’il f’allait qu’il meure et que tu me pardonneras pour moi, ton ami, cette gentille industrie ? car après tout, c’est un bon tour ; n’est-ce pas que tu supplieras Dieu pour moi, afin qu’il f’asse brûler ce méchant abbé de Saint-Jean qui l’a fait empoisonner ? Car enfin, ce n’est pas moi, c’est lui. Et puis je ferai des dons aux églises, j’en bâtirai de nouvelles, et moi-même je me ferai moine sur mes vieux ans, et chaque jour, dans ma cellule, je me donnerai vingt coups de discipline et je dirai huit messes... Mais aussi, que fallait-il faire ? C’était bien le seu ! moyen, car c’était un traître, et quand Dieu nous a assis sur un trône, il ne f’aut en sortir que tiré par les pieds comme disait un certain empereur.

Plusieurs éclats de rirc.

LE FOU.

Bravo ! Allons, pâlissez tous devant le roi de France, escamoteurs, sauteurs, paillasses, baladins tant anciens ue modernes. Louis XI, vive Dieu ! vous fait sauter des têtes comme une muscade, il joue en grand et sa marotte est un gibet avec quelque tête fraîche encore, qui sonne en haut comme un grelot tout neuf’. LOUIS XI, appelant.

Tristan ! Tristan ! (Tristan pmi :.) Appréte tes affaires. (Il son.) Vous étiez là, messire fou, comme un espion ? LE FOU.

Oui, ie finissais derrière l’autel un jambon que

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342 (EUVRES DE JEUNESSE. j’avais commencé dans ma route quand je suis venu pour voir ce que tu venais Faire là, mon oncle ; quand fai parlé, c’est que i’avais la bouche vide. LOUIS XI. Tu vas finir ton repas dans l’autre monde, car j’ai l’humeur si joviale qu’avant peu je vais rire à mon tour, en Faisant quelque malice de ma Façon. LE FOU. Voyons cela ! LOUIS XI. Tu vas mourir ! LE FOU. Qu’ai-je lait ? LOUIS XI. Qu’en sais-je ? c’est un caprice, une idée, une f’olie qui me prend, à moi. LE FOU. Mais enfin... vous riez ? LOUIS xt. Sans doute, je ris, et toi tu vas grimacer. Oui, j’en conviens, tu es un bon diable et tu vas mourir. Tu sais que quand je liai dit, c’est Fait. Tristan serait si chagrin, ce brave homme ! LE FOU. C’est donc un caprice ? LOUIS xx. Mon Dieu oui, tout bonnement l’envie de voir si ta tête tiendra bien sur tes deux épaules, si ta bosse aura bonne grâce au haut d’un arbre. si les oiseaux pourront entamer ton vieux cuir. (Rim :.) Pasques Dieu ! voilà qui est drôle ! Bamboccio à la potence ! plus drôle qu’aucun de ses mots, et puis, console-toi, tu auras le plaisir C

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Lors x1. 54 ; d’avoir une fleur de lis à tes pieds pour marquer que ton arbre est la possession du roi. LE FOU, clïmyé. Assez ! sire, grâce ! que vous ai-je Fait ? quelque chose de bien atroce, sans doute, jamais vous ne m’avez raillé ainsi. LE ROI. Mais non, imbécile, je suis de bonne humeur ; vois donc comme je ris. Il rit aux éclats. LE FOU, à genoux. Oh ! sire, votre baleine est de sang, vos regards me mangent ! LE ROI, le relevant à coups de pied. Allons donc, paresseux, tu pleures ? Je te paie pour rire et je veux que tu ries jusqu’au bout, je veux que ton dernier soupir me f’asse pâmer d’aise, et que tes convulsions soient neuves et amusantes. Un homme d’esprit de ta trempe ne doit pas mourir comme les autres... Tristan tarde bien à derouler ses cordes. LE FOU. Oh ! oui ! c’est parce que je vous ai entendu prier la Vierge pour votre Frère, n’est-ce pas ? Non, je n’ai rien entendu, je ne dirai rien. Grâce, sire ! LE ROI. Peu m’importe ! Je savais que tu étais là. Crois-tu donc que rien m’échappe ? LE FOU. Eh bien, laissez-moi vivre, de grâce !

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EUVRES DE JEUNESSE. LOUIS XI. La corde va te guérir des mauvaises nuits et du mauvais vin. Tristan ! Tristan ! le diable, est-il sourd ? LE FOU. Allons, sire, un peu de pitié pour votre enfant ! LOUIS XI. Tu m’ennuies avec tes discours, chante plutôt quelque chose. LE FOU. C’est que vous ne songez pas à la mort ! Je suis innocent et je vais mourir ! Pitié ! pitié ! Qu’est-ce que ma vie vous Fait ? Frappez-moi, mais laissez-moi la vie, de grâce ! j’aime l’existence. LOUIS XI. Adieu, mon camarade. LE FOU. Vous ne voyez pas que ie pleure, moi, et cela vous fait rire, vous ! Je suis un homme a rès tout ; "ai lus P l P de cœur que bien des nobles qui vous trahissent. LE ROI. Je le crois sans peine, c’est parce que ta vertu les humilie que tu vas mourir. LE FOU, pleurant. Mourir ! mourir ! mais je suis jeune encore !... le bourrcau !... Ah ! sire, vous êtes bon cependant, vous êtes clément, pardonnez-moi. Tout ce que vous voudrez, mais ne me faites pas mourir. On l’entend sangloter. LOUIS XI, riant. Les larmes dans tes yeux sont aussi laides que tes

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Lors x1. 54 ; grimaces sur ta bouche. Allons, confesse-toi à la Vierge ! LE FOU. Et je ne vous ai rien Fait, sire, et vous me tuez ! Vous êtes dur comme un bourreau... Oh ! non, vous êtes bon, vous êtes grand ! LOUIS XI. Y Ecoute ! Tu étais là, n’est-ce pas, derrière, et tu as tout entendu ? LE FOU. Tout... mais Ie silence... LOUIS XI. Assez ! Eh bien cela est vrai, tu sais ce que moi seul sais, tu vas mourir. Penses-tu donc que la tombe ne garde pas bien les secrets ? Tu vas lui confier les miens, sans doute. Tu te tairas, sans doute, mais tes regards, mais ta vue m’insulteraient sans cesse ; pourrais-tu te défendre d’un coup d’œil, d’un geste ? LE FOU. Oli ! oui, oui. LOUIS XI. Eh bien, tu vas mourir tout de même, car je le veux et je l’ai dit ; tu es mon Iiocliet et je le brise, rien de plus. Tristan paraît. \ SCENE IV. LOUIS XI, TRISTAN, LE FOU. A TRISTAN. ’Me voilà, sire. LOUIS XI. As-tu des cordes toutes prêtes ?

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346 awvmzs DE Jizumzssz. TRISTAN. Oui, sire. LE ROI. Eh bien, compère, voilà un homme pour toi. LE FOU, se tordant les mains. A Grâce ! sire, grâce ! écoutez. LOUIS XI. Allons, allons, dépêche-toi, Tristan, mon dîner lTl’3(tCIlCI. (Se retournant vers le fou.) ça FCHI CCPCl’l(131’lC UI’] vilain morceau de viande pour les corbeaux. 14.77, 6 janvier. — La tente du duc de Bourgogne. Au Fond, une porte ouverte, sans battants ; sur les murs, de ! faisceaux ¢I’armes. A’droite, un tabouret en soie noire qui sert de trône dans les jours d’audience ; la neige tombe. SCENE PREMIERE. Deux soldats gardant ln tente. PREMIER SOLDAT. Q n’il Fait Froid, camarade ! mes mains ne peuvent plus tenir le mousquet. SECOND SOLDAT. Hier encore, dans ma compagnie, deux chevaux sont morts de f’roid et de faim. Nous n’avons plus de nourriture, et si le siège de Nancy ne nous est pas plus heureux que Granson et Morat, nous avons la perspective de crever comme des chiens dans un fossé.

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Lors xi. 547

PREMIER SOLDAT.

Et il ne f’aut pas nous plaindre encore ! SECOND SOLDAT.

Non, car le Duc nous tuerait, il est dur comme du f’er. Mais il souH’re aussi, le pauvre homme ! que de désastres pour un grand prince ! Tant de défaites malgré un si eau courage ! xl f’aut qu’il y ait un sort sur sa tête.

PREMIER SOLDAT.

Je le crois. Et puis son caractère est changé, on dirait que quelque chose le ronge sans cesse, son teint pâle est devenu livide, il ne mange plus et boit du vin outre mesure, lui si sobre d’ordinaire. SECOND SOLDAT.

Est-ce le malheur ou la maladie, je n’en sais rien, mais depuis Granson il est tout autre. Ces diables de Suisses nous ont si cruellement battus ! ils lui ont pris tous ses bijoux et toutes ses draperies. PREMIER SOLDAT.

Je me sens des faiblesses dans les genoux. Jehan, si je tombais, tu me relèverais rudement, car on dit que si l’on s’endormait ce serait pour toujours. Les yeux me piquent et s’obscurcissent, il me semble voir des taches de sang sur la neige et des Feux Follets bien loin qui courent entre les tentes.

SECOND SOLDAT.

Du courage, morbleu ! i’en ai vu de plus dures. Quand nous avons été avec le roi de France assiéger Liége, c°était vers les Rois, comme aujourd’hui ; on cassait les pipes de vin avec les haches, la peau se déchirait et le sang sortait par les plaies. Du courage, l’enfant !

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3.48 (IEUVRES DE JEUNESSE. PREMIER SOLDAT. ^.. O samte Vierge, du courage !... Et ma f’emme et mes enf’antsl... Ah ! tiens, je hais les guerres et la vie de soldat. SECOND SOLDAT. Si le Duc t’entendait... PREMIER SOLDAT. Qu’il me tue, s’il veut, je l’en remercierai. SECOND SOLDAT. l’en conviens, c’est rude de se battre pour les autres, mais que veux-tu ? Il le f’aut bien ; des temps meilleurs viendront peut-être. PREMIER SOLDAT. En France, au moins, on n’est pas malheureux comme cela. SECOND SOLDAT. Tais-toi, c’est ce qui me rend colère comme la foudre de voir toujours ce vieux filou de Louis XI qui, sans se battre, est toujours vainqueur de Charles, et lux enlève petit à petit duchés et richesses, tandis que nous autres nous avons tant de valeur et de courage. C’est comme un épervier qui battrait un aigle. PREMIER SOLDAT. C’est vrai, il f’aut que cet homme-là soit maudit du pape pour être constamment si malheureux. SECOND SOLDAT. C’est peut-être bientôt fini, le Duc a promis de f’aire ce Soir les Rois dans la ville. PREMIER SOLDAT. Hélas ! j’ai bien peur que la Fête ne soit la fête des 5 morts.

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Lors xi. 549 \ SCENE ll. LE DUC, SA, FILLE MARIE. LE DUC, entrant, aux soldats. Allons, par saint Georges ! vous avez l’air de vous plaindre, vous autres. N’est-ce pas un poste d’honneur de garder ma tente, manants que vous êtes ! Attendez qu’on vienne vous relever. Bonne contenance. Morbleu ! élu courage ! Si vous parlez, je vous f’ait pendre. (ll referme laportesur lui.) l)l€I’l, Maïlô ? MARIE. Eh bien, mon père ? LE DUC. Tu as froid, n’est-ce pas, pauvre fille ? MARIE. Oh ! oui, le temps est si dur ! les chevaux pouvaient a peine se tenir. LE DUC. Mais pourquoi as-tu voulu m’accompagner dans ma ronde de nuit ? MARIE. Pourquoi ? c’est que je ne saurais assez être avec vous, mon père, et il me semble à tout instant que je vais vous perdre, que je vais être seule en ce monde ; il me semble que ma vue vous fait du bien. LE DUC, Yembrassant. ’ Oh ! oui, cher ange, ta vue me ranime et me soutient, car toi seule, tu m’accompagnes et tu ne m’abandonnes as dans mes revers comme mes trou es ui P, ’.. P C ! sen furent a chacun de mes désastres, ams : que lor

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3jO EUVRES DE JEUNESSE. d’une armure qui s’en va quand elle commence à vieillir. MARIE. Du courage, mon père, notre dernière épreuve est peut-être déjà passée ; et puis chaque jour je prie Dieu pour vous avec une âme si tendre, avec de si chaudes prières, qu’il doit m’écouter et s’attendrir. LE DUC. l’ai besoin que ce soient tes lèvres qui le disent pour le croire ; depuis si longtemps les hommes me trompent Chzëjue jour de nouvel es trahisons, de nouvelles lâchetésl ommmes d’abord, René et le duc de Milan me trahissent, le roi de Portu à m’abandonne, S Cyprien de Baschi ensuite, l’autre jour Campo Basso, aujourd’hui un autre viendra peut-être, et demain, qui sait ? MARIE. Espérons, car vous n’avez jamais été ni traître ni parjure... Dieu... LE DUC. Oh ! Dieu... Vois-tu, Marie, tu es trop jeune encore ; chaque malheur qui vous arrive est une croyance qui s’en va. S1 Dieu m’aimait, il me donnerait la victoire..le la mérite, n’est-ce pas ? j’ai trois défaites à ma loire, Marie : Beauvais Granson, Morat ; ce sont ’. troies plaies que jai dans le cœur, elles saignent tou’y Y jours et m etouH’ent. MARIE. Peut-être aujourd’hui même Nancy est à vous ? LE DUC. Non ! j’ai dans l’âme une agonie qui me ronge. MARIE. Jamais vous n’êtes si sombre. Qu’avez-vous, mon

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LOYS X1. 3 5 1

pére ? dites a votre fille. Vous savez, elle a toujours des larmes pour vos peines et des soulagements pour vos chagrins.

LE DUC.

Merci, Marie ! merci pauvre angel tu souris et tu me f’ais pleurer. Oh ! oui, tu f’ais bien, car je sens parf’ois que je deviens insensé de colère et d’épuisement. Oh ! oui, réchauH’e mon espérance dans ton jeune cœur, arle et que ton haleine me réchauile, que ton Front diéride le mien ; et puis tu es si bonne et si douce, Marie, que je tremble sur toi en pensant a ce qui t’attend. Oui, je suis triste et sombre, n’est-ce pas ? parfois méchant, car j’ai des idées sinistres, des pressentiments terribles... cette neige-là peut-être sera mon linceul.

MARIE.

Vous aussi, mon père, le découragement vous accable ? Vous, le chef’de tant d’hommes, vous leur devez l’exemple de la f’ermeté plus encore que celui du courage.

LE DUC.

Et ne vois-tu pas qiue je suis Ferme, cruel, que je n’ai à la bouche que es mots de mort et de vengeance, que j’assiste à des agonies perpétuelles et que mon cheval marche toujours sur des cadavres ? ne vois-tu pas que tout ce qui m’entoure a quelque chose du sépulcre, que l’air que je respire est f’étide déjà ? Et l’ombre de mes aïeux qui se relèvent la nuit de leurs tombeaux et qui me reprochent en leurant leur blason terni dans la f’ange de trente combats ! Ne voistu pas que toutes mes passions contenues sous mon casque de guerre m’ont rendu malade et f’ou, et I.1’CllCS mé f’0I’lî mourir ? (ll se penche sur l’épaule de sa fille.) ’ Èh ! Marie, Marie, et moi qui voudrais te voir assise sur des trônes et dormir dans la pourpre des empereurs

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552 GEUVRES DE JEUNESSE. MARIE. Oui, le malheur nous a poursuivis toujours. LE DUC. Ma vie n’a été que calamités et périls et cependant on m’accuse ; on à que je suis arrogant, plein de méchanceté et d’orgueil. Les malheurs que j’ai soul’lerts, les combats que j’ai livrés auraient rempli l’existence de toute une race royale. MARIE. Mais la gloire aussi, mon père ! LE DUC. Je sens qu’elle se ternit avec les armes, à f’orce de servir. MARIE. Vous pjouvez la relever. Du courage, oh ! je vous en prie. ancy, Nancy ce soir peut-être est à vous ; et Louis XI, pensez à lui. LE DUC, avec colère. Ah Louis XI ! Louis XI !... Eh bien, oui, je vais donner le signal, les trompettes vont retentir et les armures s’entrechoquer, se riser avec fracas, car c’est un dernier combat, un duel à mort, une lutte acharnée ; nous nous battrons en champ clos, la France nous regarde et l’Europe battra des mains. (On entend des fanfms.) Qu’est ceci ? une sortie des assiégés ? Une ambassade, une entrevue, peut-être ? UN SOLDAT entrant. Robert de la Mark, comte des Ardennes, demande audience pleine et entière à Charles de Valois, duc de Bourgogne.

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LOYS XI. 3 j 3 LE DUC, à pm. Une insulte de plus l (Haut.).le l’accorde, qu’il vienne. Le COXDÈC arrive €IltOllYé (TUBE COn’lP3.gDl€ (JC S3 g3I’dC, tous ol’· tant une tête rouge de sanglier sur leur armure ; il est armé) de pied sn cap d’un costume complètement noir. SCENE III. LE DUC, MARIE, LE COMTE ROBERT, SEIGNEURS de sa suite, LE SIRE D’ESQ UERDES, COMTE DE CHIMAI, de la suite du duc. ROBERT. Salut, messire duc. LE. DUC, se levant de son siège. Salut, comte. Sans doute vous venez comme les autres donner un coup de dent au lion qu’on croit mourant, et vous, Sanglier des Ardennes, vous venez me montrer les dents, mais, pardieul mon épée vous les cassera avant peu. ROBERT. Elle se brisera elle-même avant cela, duc ; les brèches n’elle a re ues l’ont si bien f’ati uée, cette fl 9 pauvre épée de Bourgogne, que sa garde est démontée et les armoiries en sont parties avec l’honneur. LE DUC. Tudieul méchant comte des Ardennes, vassal rebelle et f’élon, si vous êtes venu ici pour insulter votre l’éal sei neur, il saura vous en unir et vous montrera g..., P. que sa mam, si fatiguée qu elle soit, peut broyer une tête ZUSSI petite que la vôtre. MARIE. ’ Oh ! mon père, de la patience ! ils sont tous armés, nous sommes seuls ici.

  • 3

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(EUVRES DE JEUNESSE. -D’ESQUERDES. Ne craignez rien, monseigneur, ils me tueraient avant vous. ROBERT. Ahl vive le duc de Bourgogne qui a besoin pour se raffermir des larmes d’une fille et des encouragements d’un vieillard ! LE DUC. Cela est vrai, par saint Georges ! parce qu’il y a dans les larmes de cette fille et dans les cheveux blancs de ce vieillard plus de fidélité et d’honneur qu’il n’y en a jamais eu dans votre jeune sang et dans la vile main que soudoie celle de Louis XI, ont tu es le salarié et le valet sanguinaire ; et encore une fois, moi, Charles de Valois, duc de Bourgogne, de Lorraine, de Provence et d’Anjou, comte de harolais... ROBERT. Assez de vos titres ! LE DUC. Eh bien, moi, gentilhomme, je te requiers de dire à l’instant la cause de ta présence. ’ ROBERT. La voilà ! Et n’oubliez pas avant tout, monsieur le duc, que je suis entré avec mes hommes, et que, fussiez-vous dix fois plus fort, chaque cheveu de ma tête gui tomberait serait la vie d’un des vôtres. Eh bien, harles de Valois, je réclame justice contre le duc de Bourgogne qui, au mépris des traités, de la f’oi et du serment, a empiété sur ses droits en faisant arrêter mes messagers, en saccageant mes villages, en assiégeant mes frontières, et moi, Robert, comte de la arlc, je lui déclare à lui une guerre acharnée et sans relâche, en champ clos, à pied, à cheval, ou bien une

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LOYS XI. 3 5 5 bataille ouverte qui ne sera close qu’après le coucher du soleil depuis le lever de l’aurore ; et moi, son vassal, je me déclare en rébellion ouverte contre lui et lui jette en gage de bataille mon gantelet de f’er à la face’Il jette le gantclet. LE DUC, regardant de tous côtés. Personne ici ! personne pour relever ce gantelet, et autrefois toute ma noblesse se serait précipitée dessus et s’en serait dispjuté les morceaux ! Mais ma noblesse, où est-elle ?... on, comte de Chimai, c’est nousmême qui ramassons l’insulte, car nous-même nous en tirerons vengeance. ROBERT. Je pourrais aussi me joindre à vos ennemis, mais je vous attends dans vos domaines, vous et vos limiers impériaux, et vous verrez alors qu’il faut un ogre et un géant pour manger de la chair du Sanglier des Ardennes. LE DUC. Ta pitié me fait rougir et ta clémence ml outrage, va-t’en. (Robertson.) Et vous, monsieur le comte de Chimai, accompagnez-le à la sortie du camp et sonnez. le boute-selle, car à l’instant même nous assiégeons Nancy. Y SCENE IVÃ MARIE, LE DUC.. LE DUC. Tu l’as vu, Marie ? MARIE. Mon cœur en est brisé. z ;. l

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GUVRES DE JEUNESSE. LE DUC. Et ne penses-tu pas âue le sang qui a nourri notre vieux blason ducal ne oive pas sortir de honte et se répandre d’indignation, quand on le salit d’une telle boue ? MARIE. Oh ! oui, mon père ! On entend la trompette. LE DUC. ’ Adieu donc ! MARIE. Vous me quittez ? et si vous alliez mourir ! Oh ! restez ! LE DUC. Quoi ! j’entendrais de la les cris de ceux qui meurent pour moi, j’entendrais les corps qui tombent, et les fanfares, et la uerre, et la oudre, et’e resterais ici, g P le cœur calme à regarder le carnage, sansy être ! Oh ! Marie ! il faut mourir plutôt. MARIE. Et si j’allais être seule sans vous ! Oh ! adieu, embrassez-moi !

LE DUC. Pauvre fille ! mais ne suis-je pas revenu de tous mes combats ? MARIE. Mais celui-là, cette neige, cet hiver, tout cela est si lugubre, si horrible ! Les fanfares redcublem. LE DUC.

Ecoute ! Entends-tu, Marie, si e revenais vam ueur, (I si j’avais une couronne et que ye la posasse sur ta tête, un sceptre dans tes mains !... Mais non, je m’enivre

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LOYS Xi. 3 57 de mes espérances, elles me trompent. Ah ! je n’aurai pour manteau royal qu’un linceul et pour trône qu’une ière... peut-être. (Il va à la porte.) Saint Georges. saint Georges. mon cheval ! qu’on se dépêche ! MARIE, à son cou. Oh ! donnez-moi plutôt de l’espérance, j’en ai besoin, je sens que tout va me manquer. Parlez !votre fi re est triste et vos eux me feraient leurer. Une gu Y... P pauvre fille comme moi, cela est sx Faible, mon père ! Vous, un homme, un guerrier !... LE DUC. Non, mon cœur est tendre sous ma cuirasse. Ce cheval parait à la porte, conduit par un valet.) Adieu, MATIC, adieu ! bientôt je reviendrai ; mais si je meurs, ce sera en vaillant homme, je vais me battre comme un lion... Et pourtant je suis Faible ! Tu sais, le griH’on doré qui orne mon casque est tombé cette nuit et slest cassé es aîles... mais il a encore ses grifles. Il sort. MARIE, courant après lui. Adieu ! adieu ! LE DUC. Adieu, Marie ! Marie lui embrasse les mains, se jette une dernière fois à son cou en pleurant. Il monte À cheval. Y SCENE V MARIE, seule. Seule... et il part ! et s’il n’a !lait plus revenir ? s’il mourait ?... oh ! il me semble déjà voir les murs de la Bastille, sentir les mains des bourreaux du roi. On dit que c’est un homme si f’éroce, ce roi de France,

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EUVRES DE JEUNESSE.

un vieillard usé et qui se rajeunit dans des bains de sang ! (Elle regarde dehors.) Ciel ! je ne le vois plus... ah ! si... le voilà, dans un tourbillon. Dieu ! que la mêlée est sanglante !... il disparaît, .. Quand ce combat serat-il fini ? il y a un siècle que cela dure ! Est-ce que les hommes ne se lasseront pas de se déchirer les uns les autres ? et leurs filles ? et leurs mères ? (Regardtm :.) Comme il l’rappe ! comme son cheval est fier !... Dieu ! il avance ; je ne sais si la terre manque sous ses pieds, mais il s’en l’once, il disparaît., . Ciel ! (Appelant.) Quelqu’un ! quelqu’un ! grâce ! au secours ! (Un homme pmi :.) Va, retrouve le Duc, accours me dire où il est ; je te donnerai tout ce que tu me demanderas. Va donc ! mais pars vitel... Il me semble que le bruit cesse... Non, on entend comme un long cri. C’est toute l’armée qui pleure peut-être... Si la victoire était gagnée ? s’il triomphait, lui ! Ah ! j’ai quelque chose dans le cœur qui me dit que c’est cela, que j’ai raison, ... oui, il est si vaillant, si grand, mon père ! Oh ! je l’aime ! Llhomme parait.

SCENE VI.

L’H©MME, MARIE.

MARIE.

Eh bien ?

IXHOMME.

Oh ! princesse !

MARIE.

Parle donc. Vit-il ? tu ne vois pas que chaque· minute de retard est une torture !

L’HOMME.

l’ai été au bout du Camp, et de là... oui, il y a une grande rumeur et on dit que...

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LOYS XI. 3 S9 MARIE. Que dit-on ? oh ! ~ L’HOMME. Divers bruits, qu’il est fait prisonnier, qu’il s’est enfui. MARIE. Impossible ! non ! L’HOMME. Mais ce qu’il y a de certain... MARIE. Quoi ? vite ! IJHOMME. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est mort. Marie pousse un cri déchirant et s’évanouit. \ ACTE QUATRIEME. PREMIER TABLEAU. 14,77, à Plessis-les-Tours. Une chambre lambrissée en noir, des statues de saints et de saintes, une table sur laquelle sont des fioles, des tasses en étain. SCÈNE PREMIÈRE. LOUIS xI, assis dans un grand fauteuil vert, C©lTlER à ses côtés. LOUIS XI. Et vous croyez comme cela, messire, c1u’avant peu je serai délivré de cette maudite toux qui me râcle la poitrine avec des dents de Fer ? COITIER. Moi, je n’ai jamais dit cela, sire. Avant peu ? dame,

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360 EUVRES DE JEUNESSE. qui sait ? Cela est possible après tout, la médecine est une si belle chose ! LOUIS XI. Oh ! le plus bel art que je sache ; j’ai toujours eu envie de l’apprendre, car il me semble qu’à la En, à Force de travail, on pourrait éviter la mort en rajeunissant le sang ; cette idée-là m°a toujours tenu. Qu’en penses-tu, toi, mon ami ? COITIER. Cela pourra venir plus tard. LOUIS XI. Plus tard ? Pasques Dieu ! et pourquoi pas maintenant ?

COITIER. ’ C’est que la science avancera, et puis la difficulté de se procurer des livres, le prix qu’ils coûtent, l’argent qu’il faudrait pour cela... LOUIS XI. Quels livres donc ? car maintenant, depuis cette invention d’Allemagne, ils sont plus communs, aussi dit-on que l’imprimerie a ruiné la librairie. COITIER. Et je le crois aussi. Quand le populaire sera savant, où seront les docteurs ? C’est une mauvaise chose, sire, je vous laI déjà dit. -LOUIS XI. ’ Diable ! que veux-tu ? Mais quels sont ces fameux livres qui vous f’ont vivre ? COITIER. Mais... les livres égyptiens, qu’il Faudra aller déterrer dans les Pyramides et les mines des temples.

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LOYS XI. 361 LOUIS XI. Et pas moyen de se les procurer ? COITIER. Oh ! si... mais vous savez que je n’aime pas à demander. LOUIS XI. Tudieul quel menteur ! On dit que mon médecin et mon confesseur ruinent la France. COITIER, olI’ensé. Ah ! Ec comme cela vous voulez mourir ? LOUIS XI, priant. Oh ! non ; parle, mon cher. Dis, tu sais que je ne t’ai’amais rien rel’usé car’e t’aime. I » I COITIER. Vous m’aimez ? Oh ! non. LOUIS XI. Ne t’ai-je pas donné cinquante mille écus, une maison dans la rue Saint-André-des-Arts, à Paris, et puis un évêché our ton neveu ? l’aut1·e jour encore un E. A pourpomt e velours bleu ? et hier une belle boite cl’Allemagne avec des distributions pour les onguents et les linges ? (II se verse I boire et boit.) Que veux-tu de plus ? COITIER. Oui ! mais ie suis jaloux. LOUIS XI. De qiui ? de Tristan ? parce que c’est un médecirî plus ha ile.

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562. GEUVRES DE JEUNESSE. ’ COITIER. Non, mais d’un autre. LOUIS XI. D’Olivier ? parce qu’il me fait la barbe et qu’il se mêle aussi de chirurgie, et qu’il donne aux vieilles l’emmes et aux vaches des remèdes pour vêler ? COITIER. Non, sire, mais il y a un homme ici que vous aimez mieux que moi, en qui vous avez confiance pleine et entière, qui voit tous vos maux, les cachés et les plus intimes, tandis que moi... je vous aIme cependant si bienl... cet homme, c’est Angelo Oleogatti. - LOUIS XI. Jaloux pour ce vieux chien italien qui ne sort jamais de sa niche ? jaloux de lui ? Est-ce qu’il mange à ma table ? est-ce qu’il dort à mon chevet. est-ce que je le comble de présents et de richesses ? est-ce que j’en ai fait le compagnon de tous mes instants ? est-ce à ’ lui que je confie mon existence et, par cela, celle de mon royaume entier ? COITIER. Mais il a votre cœur. LOUIS xI. Mon cœur ? arce n’en mes’ours d’ennui’e lui P I I donne ma mam pour y IPC ma bonne aventure ? Allons, Coxtier, ne sois pas jaloux. Q n’est-ce qu’Il te fiâlt, ce ppuvre astrologue, avec ses compas et ses sabliers ? a, je l’aIme peu au l’ond, je le garde seulement par habitude.

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Lors xi. 56 ; COITIER. Mais vous pâlissez, sire. Dieu ! quel teint ! oh ! mais vous êtes malade ! bien malade ! LOUIS XI. Oui, il me semble sentir... n’est-ce pas cela ? COITIER. Des battements à la poitrine. LOUIS XI. On dirait que mon cœur va se rompre. ’ COITIER, lui prenant le pouls. Cela va bientôt finir... est-ce que vous ne le renverrez pas ? LOUIS XI. Tu le veux donc bien Fort ? Regarde donc comme je t’obéis ! C’est toi qui as exilé à Tours cette pauvre dame de Chaumengis : des yeux bleus et une gorge à faire pâmer d’aise Jupiter ! et j’ai quitté tout cela pour te plaire. COITIER. Pas moi, mais bien Olivier, dont les avances avaient été repoussées et qui la liaïssait dans l’âme. LOUIS XI. Tu redoutais sa beauté comme un rival, mon compère. Pauvre fille ! la voilà maintenant mariée et mère de Famille ; pour elle j’ai agi généreusement, je lui ai donné une maison, un mari, et des enf’ants... (Un courrier mm.) Ali ! ce sont les dégêches de Paris. (Ouvrant le carton de cuir et brisant le cachet.) 3.l’1 ! l, éCI’it\1I’C (IC Nemours ?.l’a.vais pourtant bien dit à Du Bouchage de ne pas lui ôter les Fers des pieds ni des mains.

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EUVRES DE JEUNESSE. A qui se confier maintenant ? (Brisam le sceau de la lama.) Ah ! ah ! une supplique ? (II rousse.) Lis-la, Coitier. COITIER, lisant. Sire, fai tant méf’ait envers vous et envers Dieu que je vois ma perte, et votre clémence est ma seule espérance. » LOUIS XI. Ah ! ahl c’est un exorde bien humble pour un haut seigneur. Est-ce que l’armure f’éodale commencerait à ployer sous mes coups, comme du Fer-blanc ? COITIER. «... ma seule espérance..l’ai méf’ait envers vous, Votre Majesté, en voulant troubler la paix du royaume". » LOUIS XI. Bon ! bon ! c’est pour être élevé qu’il s’abaisse ; mais, sois tranquille, mon cousin, on te hissera à un gibet tout neu. COITIER. ’e suis cou able d’avoir su cette cons iration P P qui se f’ormait contre vous et de ne pas vous l’avoir évoilée... » LOUIS XI. Un complice est un coupable. Continuez, Coitier. COITIER. mais pensez à moi, sire, mettez-vous un peu à ma place". » LOUIS XI. Merci de la proposition. COITIER. et vous verrez à quel excès de malheur je suis réduit. Mes enfants, sire, mes pauvres enf’antsl »

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LOYS XI. 36 ; LOUIS XI. Tant pis pour toi, mon camarade. COITIER. Il y a déjà six mois que je suis dans cette terrible cage de f’er, on m’a Fait subir la torture. » LOUIS XI. Pour un homme comme lui, qui a le tempérament vigoureux, se plaindre ! Et moi qui prends es médecines a vous faire sauter le cœur ! COITIER. Que de supplices, sire ! Enfin l’on m’a condamné à mort et c’est vers vous que je crie comme vers le seigneur pour implorer ma grâce". » LOUIS XI. l’ai les oreilles dures, l’ami. COITIER. «Vous qui êtes si bon ! » LOUIS XI. Est-il bête lui ! Dis donc, Coitier, en a-t-il en> Y core long ? COITIER. Deux lignes. LOUIS XI. Dépêche-toi, car cela m’ennuie f’ort. COITIER. «Enfin vous êtes bon et vous me parclonnerez, vous aurez quelque pitié de moi, en vous souvenant

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566 dzuvmas DE Jiaumzssia. de notre vieille amitié, de nos jeux d’eni’ance ; j’ai la tête sous la hache, un signe de votre main peut l’arrêter. «Votre pauvre JACQUES. » LOUIS XI. Ah ! Jacques ! ton Frère Jacques Bonhomme m’a chargé d’une mauvaise commission pour toi : c’est de te casser ses sabots sur la tête ; mais comme il n’est pas riche et qu’il irait pieds nus, Tristan s’est charge de la besogne avec son couteau de table. Co1T1ER. Écrit en la cage de la Bastille. » LOUIS X1. Tu n’y chanteras plus bientôt, beau rossignol... mais j’ai agi peut-être avec trop de clémence envers le duc de Bretagne, car je suis trop clément, n’est-ce pas Coitier ? COITIER. On le dit, maisüpour moi je ne m’en aperçois guère. y a-t-il, en e et, une plus misérable condition que la mienne, à la veille chaque jour d’être pendu si vous êtes malade ? aussi ai-je intérêt a votre santé plus qu’à la mienne. LOUIS xI. Quand je souffre ? COITIER. Je soufl’re aussi, car, je vous le dis, ma vie, c’est la vôtre. LOUIS XI. N’est-ce pas que j’ai été trop bon pour le duc de Bretagne ?... Et pour réjouir le populaire la tête de Nemours sautera sous les halles. Cela l’amusera, ce

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LOYS xx. ’ 567 pauvre peuple, lui qui aime tant les spectacles ; il lui f’aut un roi qui lui en donne de grands et de beaux, et celui-la ne sera pas vilain. Pauvre peuple ! COITIER. Adieu, sire. LOUIS XI. Où vas-tu donc ? COITIER. Étudier le sang que je vous ai tiré hier. LOUIS XI. Mais vraiment, tu sais que j’aime que tu sois la... maintenant surtout ! Tiens, je me sens pire. COITIER. Non, non, vous vous trompez.r(A part.) Il me tiendrait jusqu’à ce soir, et puis les Écossais ont de bon vin et il Faut boire avec eux pour se rendre populaire, c’est ce que ne comprend pas ce barbier... aussi la diH’érence... Il sort. LOUIS XI. Je n’aurais pas dû le laisser partir, mais il le voulait à toutes f’orces... Pendant qu’il est parti, si Angelo était (il remonte la scène, rejette un coup d’œil dans la galerie et referme la porte) il ne me verra pas ainsi, je peux l’appeler... C’est que, s’il le savait, il serait capable de me donner une maladie de dix-huit mois. Comme il est méchant, cet homme-là ! je le crains, et j’ai beau l’enrichir, il est insatiable. M’aime-t-il lui-même ?... Angelo ! AI’1gCl0 ! (II soulève une tapisserie.) Viens, VlCl1X juif’, ne crains rien, il est parti. ~ Angelo paraît.

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EUVRES DE JEUNESSE. s<:ÈNE 11. ANGELO, LOUIS XI. ANGELO. Pardon, maître, j’étais f’ort occupé quand vous miavez appelé, et puis on ne risque rien à tarder quand on a des ennemis. LOUIS X1. Pauvre Angelo ! ANGELO. Oh ! oui, bien pauvre ! je suis ignoré, confondu, méprisé. LOUIS XI. Est-ce ma faute ? ce maudit médecin nous tyrannise tous, et s’il savait que tu es là... ANGELO. Eh bien ? LOUIS XI. Il me ferait peut-être mourir. ANGELO. Tous ceux qui vous approchent peuvent en faire autant. LOUIS XI., C’est vrai mais lui seul eut me sauver. P ANGELO. Vous croyez cela ? Vraiment, je vous l’ai déjà dit, sire, vous êtes incrédule à ma science, comme un hérétique. y a-t-il ici un valet d’écurie plus mal payé que moi ?

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LOYS XI. 569 LOUIS XI, à part. Tous deux se plaignent. (Haut.) Allons, Angelo, dismoi ce que tu sais aujourd’hui. ANGELO. Mais je ne sais rien. LOUIS XI. Rien ? oh ! si, ta science est infinie. ANGELO. le lis, il est vrai, dans les astres la vie des rois et la destinée de leurs empires ; je pourrais dire juste l’heure de tel évènement qui arrivera dans dix siècles ; mais cela est-il une science, auprès de celui qui fait des saignèes, ou qui rase en cinq minutes ? LOUIS XI. Tiens, voilà de l’or, vieux loup ! je n’aime pas les grognements, ils sont de mauvais augure. (II lui dmme um : bourse.) Et puis, t’es-tu occupè de ce long calcul que ye t’avaIs demandé ? ANGELO. Lequel ? LOUIS XI. Tu m’avais promis de voir, avec les quartiers de la lune et les tours du sablier, combien il me restait encore à vivre. ANGELO. Oui, sire, et le rèsultat c’est... LOUIS XI. Tais-toi, Angelo, tais-toi, au nom du ciel !.l’ètaiS un fou de te demander cela, car alors je me portais bien et maintenant je suis malade. Tais-toi, car si 14

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370 OEUVRES DE JEUNESSE.

c’était pour demain j’en mourrais d’avance. Pourquoi l’as-tu fini sitôt ? sans doute tu t’es trompé ! Tu feras mieux de brûler tes parchemins ou bien de les garder sérieusement. Peux-tu lire dans la main ? ANGELO.

Bagatelle ! (Louis XI lui send la main.) Mais pas dans celle-ci, car il y à une cicatrice qui ell’ace les plis. LOUIS xx.

C’est, un jour, la boncle d’une selle qui m’est entrée dans les chairs.

ANGELO.

Je vous l’avais déjà dit.

LOUIS XI.

Mais tu lis dans les étoiles, n’est-ce pas Angelo ? Quand la lune est descendue sur les vallons et que tout marche dans les cimetières, tombeaux et squelettes, tes yeux percent l’azur et y voient écrite, dans une langue divine, la vie des hommes. Et moi j’ai le bonheur et la santé, la paix et autre chose que je ne saurais dire encore, n’est-ce pas Angelo ? Car toi, tu es un bon astrologue, et on m’a dit qu’il y avait les bons et les mauvais ; les seconds ne prédisaient que malheur et calamité, mais les bons rendent heureux ; et toi, je t’ai pris à ma cour, je t’aime. (Il lui donne de Ihrgem.) N’est-ce pas que ma destinée est belle et sûre ? Mais dis vrai, ne mens pas, dis vrai, Angelo ; dis que Dieu m’aime et que je vivrai longtemps, bien longtemps... ANGELO.

Oui, sire, le firmament m’est ouvert comme un livre ; et tandis que les autres dorment sur les terres, mes nuits se passent au ciel, où j’observe l’avenir comme un cadavre qui serait déjà mort.

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LOYS XI. 371 A LOUIS XI. Et as-tu pensé à moi ? ANGELO. I·lier encore. LOUIS XI. Et qu’as-tu vu ? ANGELO. Une étoile qui brillait sur un f’ond d’azur, elle était belle et entourée de ses fleurs de lis, mais elle était comme limpide et transparente, et on eût dit des nuages qui passaient par derrière. LOUIS XI. Est-ce tout ? ANGELO. Et il y avait dans un point comme un reflet de sang qui l’éclairait. LOUIS XI. Est-ce tout ? ANGELO. Oui. Il lui donne de l’argent. LOUIS XI. Va-t’en, Angelo, c’est tout ce que je voulais de toi... Et tout était bien fini là, n’est-ce pas ? ANGELO. Bien finil (A pm.) si bien que la tache de sang s’étendit toujours et la dévora tout à f’ait. Il sort, on entend un rand bruit de chevaux, de trom ettes. Olivier entre en gram ? seigneur, accompagné décuycrs, ’Iliistan et Coitier dans la Foule. 24.

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372 GEUVRES DE JEUNESSE. W SCENE III. LOUIS XI, OLIVIER LE DAIM, .IAcQUEs COITIER, TRISTAN L’HERMITE. LOUIS XI. Q n’est ceci, maître Olivier ? avons-nous conquis à nous seul la Bourgogne, que nous en rapportons, avec la crotte de ses routes, son ton d’arrogance et de fierté ? OLIVIER. Hélas ! non, mon roi. LOUIS XI. Veuillez, avant, renvoyer toute cette suite qui m’en-IIUIC. (Il fait signe, les seigneurs s’en vont.) l)lCD, notre ambassade ?... Assieds-toi donc, Tristan, pas de politesses entre bons compagnons... Et notre ambassade, messire le Daim ? OLIVIER. Je ne pourrais vous dire cela maintenant. · LOUIS XI. Pas tant de discrétion ; tes amis les plus intimes, est-ce cela qui t’ell’raie ? OLIVIER, a part. Que Iui dire ? par où commencer ? LOUIS XI. Et tu as vu la princesse ? OLIVIER. Non, ils n’ont jamais voulu que je lui parle seul. Ces maudits Flamands, sire, si vous saviez comme ils

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LOYS XI. sont rudes et grossiers ; depuis que leur duc est mort, ils l’aiment. LOUIS XI. Et comme cela elle t’a refusé ? OLIVIER. Mon cortège n’était pas assez riche. COITIER, à part. Et l’ambassadeur pas assez noble. Un vilain comme lui ! LOUIS XI. C’était prudence, car maître Olivier, tout grison qu’il est, est un galant qui aime les pucelles. OLIVIER. Mais je suis vengé et les allaires ont été bien en France. LOUIS, avec intention. Et comme cela ils n’ont pas voulu de toi ? OLIVIER. Ils prétextaient vos ruses. LOUIS. Est-ce ma faute, Olivier ? qui l’a voulu ? Je te disais bien que tu serais mal en cette f’onctIon, et qu’Ils te railleraient de ta mince dignité de comte de Meulan. C’est pour les nobles. ·Va, je les hais et je sens dans mes veInes un sang qui les hait. OLIVIER. Les lettres ont été lues, et le peuple s’est révolté ; ils nous trahissent, dit-on.

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GUVRES DE JEUNESSE. LOUIS XI. En effet, l’idée n’était pas mauvaise de montrer leur correspondance. ’ OLIVIER. Quand on a su que Marie voulait se marier avec M. Charles, votre fils, leur colère a été terrible. LOUIS XI. Et notre bru, que disait-elle ? OLIVIER. Ils ont pris Hugonnet et Hymbercourt, ses ministres, les ont menés en place et la... ils les ont tués. LOUIS XI. Bon !... comme ça elle se trouve seule. OLIVIER. l’étais en face, chez Guillaume Rym, et Marie, qulon avait forcée de venir, pleurait. Tudieu ! qu’elle est jolie ! j’ai pensé à vous, sire, si vous n’étiez pas marié... LOUIS XI. Ah ! oui. Mais nous n’avons besoin de cela, et la Bourgogne prend le chemin de la France. Tiens, Olivier, tu ne t’es pas trop mal acquitté de ta commission, je te donne cette petite baronnie de Champagne que tu m’avais demandée depuis longtemps. OLIVIER. Merci, sire ! TRISTAN. Pour moi, j’espère bientôt f’aire aussi mon bénéfice sur Nemours ; ces grands seigneurs-la ont toujours quelque chose sur eux qu’1ls donnent à leurs bourreaux.

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LOYS XI. }7§ LOUIS XI. Oui, oui, témoin cette petite pierre du connétable de Saint-Pol contre le venin ; il l’avait remise pour ses enfants, mais ils n’en ont pas I>esoin..4. et à Plessis il y a tant de vipères ! COITIER. Pour moi, sire, rien, comme de coutume, n’est-ce pas ? LOUIS XI. Vous vous trompez, monsieur, vous m’avez demande une maîtrise des requêtes, je vous la donne. COITIER, embrassant ses genoux. Ah ! sire ! LOUIS XI. Allons, vous êtes tous contents, n’est-ce pas ? et moi aussi, car tout va I>ien... Et toi, Tristan, tu ne demandes rien ? TRISTAN. Vous savez que je vous sers par amour. LOUIS XI. Tu ne veux rien ? TRISTAN. Rien que votre main à baiser. LOUIS XI. Flatteur, val COITIER, bas au roi. Non, sire, c’est qu’il y a du sang et qu’il le lèche

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OEUVRES DE JEUNESSE. SECOND TABLEAU. Plessis-les-Tours, vers 14.82. Une chambre basse, petites Fenêtres grillées avec de forts Barreaux de fer. W Y SCENE PREMIERE. XI, maigre et malade, vêtu de riches habits, dans un fauteuil, COMMINES, TRISTAN. COMMINES. Le messager que vous avez envoyé en Suède arrivera demain. LOUIS XI. Et que dit-on de moi en Suède ? COMMINES. Vous verrez ! il vous rapportera des oiseaux du pays et des renards bleus. LOUIS XI. Tristan, que fait-on dans les environs du château, car depuis que je suis malade je ne peux voir rien par moi-même ; ce dernier voyage que j’ai fait à Argentan, chez toi, Commines, m’a fatigué bien cruellement. TRISTAN. Mais, sire, comme de coutume. LOUIS XI. Ah ! c’est bon, je croyais qu’on disait que j’étais mort, depuis le temps qu’ils ne m’ont vu ! TRISTAN. Ils vous voient de loin, quand vous les regardez danser par les Fenêtres.

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i LOYS XI. LOUIS XI. Oui, mes amis, je sens que cela me fait du bien de voir de la joie ; il me semble que si j’avais été du peuple, j’aurais été heureux, j’aurais bien dansé et bien ri et j’aurais bien haï les nobles. TRISTAN. Oui, ces rustrès-là sont heureux. LOUIS XI. Et à Paris, que dit-on, Commines, quelles nouvelles ?

COMMINES. indifférentes. LOUIS XI. Mais je veux tout savoir, tout savoir, tu entends ? Je travaille maintenant avec plus d’ardeur encore que dans ma jeunesse, je me lève tous les jours à trois heures et fécrxs)usqu’à la nuit. N’est-ce pas, Commines, tu sais et tout le monde le sait, ces bruits ? COMMINES. Ah ! mais c’es’t Faux probablement ; on dit que les Flamands nous envoient une ambassade. LOUIS XI. Encore ! que le diable les étrangle ! je n’aime pas a voir chevaucher l’étranger par mes routes ni la herse se baisser devant eux ; ces visites m’importunent. Pasques Dieu ! je finirai par ne plus les recevoir. TRISTAN. A Voulez-vous qu’on vous apporte vos oiseaux ? leur gazouillement vous distraira.

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OEUVRES DE JEUNESSE.

LOUIS X1.

Non, cela m’ennuie, tout m’ennuie maintenant ; j’ai beau travailler, c’est en vain..l’ai fait venir le saint homme de Calabre, fai fait bâtir des chapelles, eh bien tout cela... Tiens, Commines, j’ai le cœur vide comme un échafaud nettoyé et balayé... Tristan, la petite chapelle au bout de mon parc est-elle bientôt finie ?

TRXSTAN.

On l’a commencée hier, sire.

LOUIS XI.

Je veux qu’on mette dans l’autel les os de saint Martin, et puis qu’on surveille les ouvriers surtout ; tout en travaillant ils pourraient observer les sentiers qui conduisent au château. (Il se lève et se promène.) Q n’une pareille vie est ennuyeuse, toujours calme et froide comme le sommeil d’un tombeau. (On entend dans le lointain des bruits d’instruments et de voix.) Qllfîl est CC l)I’Lli(? UBC surprise ? j’avais cependant bien défendu qu’on approchât d’ici. (llvaàla fenêtre.) Ah ! des bohémiens, des sorciers... Mais non, c’est une femme toute seule. Une femme ? On dit que quelques-unes ont cles connaissances intimes et mystérieuses et une révélation divine, et que leurs sentences sont infaillibles et inspirées. Et puis An elo commence à me lasser un peu... Tristan, va me câercher cette femme et qu’on ait soin de voir si elle n’a pas d’armes cachées sous ses vêtements, un poignard tient si peu de place. (Tristan sort.)

COMMINES.

Une devineresse, sire.

LOUIS XI.

Ami, n’as-tu pas entendu dire, comme moi, que les femmes parfois ont une finesse magique et que

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ii LOYS XI. 379 leur regard lisait dans l’avenir et dans la pensée, comme des démons ou cles anges ? COMMINES. Si elle allait vous annoncer quelque malheur ? LOUIS XI. Non, une Femme, Commines, cela doit avoir quelque chose de céleste et d’heureux ; il me semble que si une jeune fille m’aimait, cela me ral’raîchirait ’âme COIDITIC Lll’1 VCTIÈ d’été. (Alice paraît avec Tristan.) Tu l,3S Fouillée, Tristan ? TRISTAN. Soyez sûr, sire. LOUIS XI. Tenez-vous là, vous autres ; au moindre mot, arrivez. ’ SCENE ll. LOUIS XI, ALICE, les pieds nus, presque en hnillons, les cheveux gris, un chapeau à larges bords. ALICE. Est-ce là le roi ? LOUIS XI. Oui, approche. Tu dis la bonne aventure, n’est-ce r · pas, bohémienne ? ALICE. Mais on m’avait dit que le roi était mort. LOUIS XI. Mort ! Oh ! non, c’est bien moi, c’est bien moi, vois-tu ! je vis encore et pour longtemps. Pasques Dieu ! si je savais qui t’a dit cela, je le ferais pendre.

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380 OEUVRES DE JEUNESSE. ALICE, se rapprochant du roi. En eI·I’et, ses yeux... Ah ! qu’il est vieilli maintenant. LOUIS XI, lui tendant la main. Tiens, voilà, dis sans crainte. ALICE. Non, sire, si j’allais vous annoncer des choses terribles ! car moi je suis une prophétesse de malheur et d’enf’er, et cela tient de ma vie ; or, ma destinée, cela vient de vous. LOUIS XI. De moi ? ALICE. Oui, vous, sire, qui m’avez rendue Folle, criminelle ensuite, et maintenant stupide de remords et de mal-IICLII’. (Sc jetant au cou de Louis XI.) Me l’CCOI’1I’l3IS-ÈLI H’18.IIltenant’ ?

LOUIS XI. Quelle est cette Femme ? ALICE. Alice de Montsoreau. LOUIS XI. Je ne la connais pas. ALICE. Quoi ! Louis XI, quand tu penses au passé". LOUIS XI. Je n’y pense jamais ! ALICE. Et que toutes les têtes sans corps reviennent à ton

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LOYS xi. g8 : chevet, n’as-tu pas dans le cœur quelque chose qui te tourmente et te ronge, des remords ? LOUIS XI. Jamais ! ALICE. Jamais tu ne penses à ton frère, à la Femme qui l’a tué ? Ecoute, et si tu ne f’rémis pas, c’est que tu as l’âme dure comme le bois de tes âxbets. Un jour, tu m’as fait venir ici, tu m’as montré es lettres mensongères, et tu commençais à me parler d’amour, de royauté et de chimères, quand tout s’est brisé là, et il a f’allu partir. Un homme s’est attaché à mes pas, ce devait être un démon, un des tiens... et puis enfin la jalousie sombre, et puis l’ambition et l’amour que tu m’avais montré !... LOUIS XI. L’amour chez moi, Alice ? l’amour dans mon cœur de Fer’ ? je riais en te parlant, et lorsque tu vins te jeter dans mes bras, tu entrais là dans la cage du tigre. ALICE. On me donna du poison et je l’empoisonna il lnf’âme que j’étais ! ll mourut, et quand je me relevai du coup qui nous avait f’rappés tous deux et qui l’avait tué, c’était au printemps suivant, et les ronces entouraient déjà son tombeau. LOUIS XI. Encore une f’ois, Alice, je ne jte connais pas ; vat’en, va-t’en, bohémienne d’enf’erl ALICE. Et puis je devins Folle, je quittai le pays, je courus par la France, désespérée ; et puis, tu vois, mes cheveux ont blanchi, on me méprise, on me hait ; les autres Femmes, même les plus perdues, ont horreur

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382 EUVRES DE JEUNESSE. de moi, car au Fond de ma vie il y a un crime. Parf’ois, vois-tu, Henri vient coucher dans ma couche, il m’embrasse, mais sa peau est Froide comme un cadavre, sa bouche mord, ses lèvres ont du sang, et je suis venue ici, vieille n’est-ce pas ? te voir encore, Louis XI. ’ LOUIS XI. Que faire ? ALICE. Non, je suis folle, j’avais cru ! LOUIS XI. Que je t’aimais, n’est-ce pas ? mais je t’avais déjà dit que j’avais menti, que j’avais pressuré ton cœur pour en Faire sortir le poison mortel de mon frère, et maintenant que je n’a1 (plus besoin de toi, adieu ! (A part.) Cette femme-la a es secrets terribles. (Ham.) Tristan ! Tristan ! (II pmi :.) Voilà une Femme qui s’est déclarée coupable de l’empoisonnement de M. de Guyenne, vite ! ALICE. Louis, Louis, je t’aime encore, je t’aime ! LOUIS XI. U Et moi je te hais. (A Tristan.) Dis Coitier de venir, je me sens plus mal. ’ SCENE lll. LOUIS XI, seul. Mais je ne sais pourquoi il Faut les appeler toujours, car ils me quittent. On dirait qu’ils veillent sur un mourant et que ses dernières îrimaces les ellraient. Mourir ! si j’allais mourir ! l’horrib e chose que ce vide-là, tout plein de ténèbres !... C’est que je me sens plus mal, en

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LOYS X1. 58 3 effet, on me croit mort, et cependant je fais bien assez pour occuper dignement une existence royale, j’envoie des messagers partout. Et que faire ? (Coitier pmi :) Approche, Coitier, je souffre, je souffre beaucoup ; des rissons, la fièvre, et des faiblesses, comme tu sais, mais plus fort que de coutume. COITIER. Mais non, sire. LOUIS XI. Tu te trompes, Coitier. Je vais te confier un secret, je me sens chaàlue jour... ahl... et quand le moment sera venu, tu iras seulement : il est temps, sire ; car ce mot, la mort, m’effraie. COITIER. Bien, sire. LOUIS xI. Et puis chaque jour je suis plus triste, j’ai un fils, n’est-ce pas, Coitier ? COITIER. A Amboise. LOUIS XI. Il me hait peut-être, mais je veux le voir ; tu entends, Coitier’ ? tu diras à quelqu’un de l’aller chercher avant peu. · COITIER. ’ Oui, sire. LOUIS XI. Cela me fera du bien de voir ce jeune enfant. Il a douze ans, n’est-ce pas ? il est encore pur, sans amertume et sans fiel ; mais peut-être, lui, aura-t-il peur de ma figure amaigrie et de mon front pâle. COITIER. Rassurez-vous, sire, votre fils !

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384 OEUVRES DE JEUNESSE. LOUIS XI. Et fais venir le saint homme de Calabre, fai envie de me confesser et de faire mes prières. \ ACTE CINQUIEME. Même décoration qu’au précédent. SCÈNE PREMIÈRE. OLIVIER LE DAIM, TRISTAN L’I—IERMITE. TRISTAN. II va bien mal aujourd’hui, n’est-ce pas ? 0LIv1ER. Ob ! bien mal. Il s’est évanoui trois f’ois la nuit dernière, il a prédit qu’il ne passerait pas cette semaine et nous sommes aujourd’hui à samedi. ’TR1srAN. II Fait plus que Forces ; depuis longtemps il se contraint, mais il est déjà bien las de son rôle. OLIVIER. Hier soir Commines me disait : c’est merveilleuse chose de le voir ainsi se soutenir et continuer sa besogne, mais son grand cœur le porte. TRISTAN. A Il pourra bien lui déf’ailIir tout d’un coup, avec les jambes, et ce sera une grande perte, messire le Daim, pour la France et pour moi. Commines aussi en pleurera. Un enfant de treize ans et une Femme pour gou-

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LOYS xi. 585 verner, je n’en augure rien de bon, et nous pourrions bien tous deux suivre le chemin de notre maître. I OLIVIER. Pour moi, je ne crains rien. TRISTAN. Vous avez tort, monsieur le barbier, votre rasoir a si bien écorché les nobles qu’ils vous renverront peutêtre. OLIVIER. Bien pour toi, un manant de ta sorte, mais moi ? un comte ? TRISTAN. Ma liache est plus noble que votre blason tout neuf’, messire, et, si vilain que je sois, on a plus besoin cl’un bon bourreau que d’un mauvais barbier. OLIVIER. Les services que fai renclus à l’État... TRISTAN. Ne sont pas aussi nombreux que les miens. OLIVIER. — Mais ils sont moins oclieux que les tiens. TRISTAN. Vous vous trompez, les vôtres étaient humiliants, les miens cruels. Tout homme d’honneur aimait mieux passer par mes mains que de serrer les vôtres et de vous saluer comme son maître ; je Faisais tomber les têtes, et vous, vous les abaissiez. Elles se relèveront, messire, rouges de colère et de vengeance. ZS

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EUVRES DE JEUNESSE. OLIVIER. Aie plutôt peur pour ta peau, mauvais Satan ! TRlSTAN· Merci de l’avis, mais un homme qui a toujours rempli loyalement ses Fonctions n’a rien a craindre ; pas plus que M. de Commines, qui vivra puissant dans tous les gouvernements parce qu’on aura toujours besoin de ses talents. Comme le roi l’aime ! dans son voyage à Argentan il le faisait coucher avec lui. OLIVIER. Un simple écuyer de Bourgogne ! TRISTAN. Plus malin que la Bourgogne entière ; aussi c’est une faveur qu’i m’a accordée e jour de l’exécution de Saint-Pol ; ce jour-la, il était si content qu’il m’embrassa par trois f’ois. OLIVIER, 11 part. Un misérable comme lui ! le roi a des îoûts bien bas. (Des hommes entrent portant une caisse.) 3 CC SOI] ! des reliques de Turquie que M. Du Bouchage a été chercher jusqu’à Venise. TRISTAN. Ce colIre-là doit contenir un pied de Jésus-Christ et les cheveux de la Vierge, qu’on vient de découvrir dans I, €UlPII’C de ”I’I’éI)IZO11ClC (on place les reliques sur une mbk) ; la vue de toutes ces choses le ranimera peutêtre OLIVIER, la part. Il finira ar coucher sur des saintetés.

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1.oYs X1. 587 TRISTAN.. Pauvre roil Depuis qu’il a fait appeler son fils et qu’il lui a donnè publiquement ses conseils, il semble aller encore pire ; la majesté dont il s’est dépouillé est quelque chose de lui-même qui n’est plus. OLIVIER. II ne veut plus qu’on l’appelle roi de France, et pour la première f’ois de sa vie, il serait f’âcl1è d’être obéi. çependant il s’est à peu près rèsignè etil n’ordonne plus rien. TRXSTAN. Non, non, jusqu’au dernier moment il sera Louis XI. Hier encore i’ai exècutè deux Écossais qui dormaient pendant la nuit. OLIVIER. Le voilal Louis XI entre, soutenu par Commines et Coitier, presque mournnt, ln voix cassée. SCENE ll. LOUIS XI, COMMINES, TRISTAN, COITIER. COMMINES. Vous trouvez-vous mieux, sire ? LOUIS XI. Non, mon bon Commines, jlai beau Voir mes chiens, mes oiseaux, mes combats de coqs, mes panthères, tout cela m’ennuic. Sout1ens-moi, Commines. Tiens, Coxtxer, prends-moi le pouls... Eh bien ? COITIIaR. Un peu mieux, sire.. z ;.

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38 8 EUVRES DE JEUNESSE. LOUIS XI. Merci... Ali ! ce sont les reliques que nous envoie le Turc ? Elles me feront du bien, j’espère. (Il s’assicd sur le lit de repos disposé en pente au milieu de la clmmbre.) qllê je soullrel il me semble avoir du plomb bouillant dans les os. TRISTAN. Du courage, sire ! LOUIS XI. Ah ! c’est toi, mon bon compère ? ta main, que je la presse dans la mienne, elle ne m’a jamais failli. Merci de tes encouragements, mais c’est aujourd’hui mon dernier jour, ce soir je dormirai en repos... Cela est-il vrai, Coitier ? Crois-tu que je vais mourir ? COITXER. Non, sire, mais vous êtes malade, et gravement malade, sire. LOUIS XI. Mais il y a de l’espoir, n’est-ce pas ? Si j’allais devenir bien portant, jeune, seulement encore deux RDS III VlVI’C ! (ll se lève, veut marclxer, clmncelle et se rassied.) Je sens que je vivrai, n’est-ce pas ? Est-ce là ton avis, Commines ? dis, toi qui as tant d’expérience. COMMINES. Je l’espère tant, sire, que j’y crois. LOUIS XI. Bon Comminesl... Et toi, Olivier, n’est-ce pas que je suis encore jeune et vigoureux ?... et puis on a vu des gens malades vivre longtemps, plus longtemps que d’autres qui se portaient bien. Répondsl OLIVIER. Oui, cela s’est vu souvent.

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LOYS XI. 389

LOUIS XI.

Et toi, Tristan, toi qui sais jusqu’à quel point on meurt, est-ce que je te semble si près... de la tombe ? est-ce que mon front s’incline, est-ce que je n’y vois plus ? Je parle encore et demain je f’erai un pèlerinage à Tours, cela nous f’era grand bIen... Le pèlerinage sera long et la route sera élevèe... (A Coizier.) A boire, Coitier ! Si tu savais comme je brûle ! Est-ce qu’il n’y a de soulagements a tant de tortures que la mort ? Oh ! non ! tu vas faire cesser cela avec quelque remède nouveau et miraculeux, cela me soulagera. (Il boit.) Ah ! je voudrais quelque chose qui pût ainsi passer dans mon âme et la rafraîchir. Mes amis, rapprochez-vous de moi., . plus près encore... et si la mort venait, vous m’en garantiriez, n’est-ce pas ? Quand il y a du monde, je ne crains rien, et puis... Coitier, approche-toi, viens, il faux que je te parle, écoute, èloignez-vous ! (Commines, Tristan, Olivier sortent) vous allez revenir quand je vous rappellerai, car je veux vous voir encore. \

SCENE lll.

COITIER, LOUIS XI.

LOUIS XI.

Dis donc, Coitier, sais-tu ne’e me sens lus mal ’fl I P

et qu Il faut que tu me guérisses. COITIER.

Cela n’est pas en mon pouvoir.

LOUIS XI.

Tu railles, car je paie pour me guérir. Songes-y, Coxtxer, SI tu me guèris, je te donnerai la moItIe de mon royaume, je te le donnerai tout entier ; je paverai d’or et de diamants la maison que te vit naître, je te

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390 EUVRES DE JEUNESSE.ferai des présents et des dons comme Dieu seul en fit à l’homme ou les Césars à leurs maîtresses ; dis, Coitier ?

COITIER. Mais, sire, "ai em lo é tous les mo ens, "ai tout P. y... y l. étudié, tout approfondi, mais il arrive un temps aussi où la science finit, et là le goufl’re... il est Immense, sire, et nous engloutit tous. LOUIS XI. Eh quoi ? est-ce qu’il n’y aurait pas cles secrets inconnus jusq)u’à présent et qu’on aurait découverts maintenant. de vieilles choses révélées ? des breuvages mystérieux ?... que sais-ie, moi ? mais cherche, Coitier, car j’aime encore la vie... La vie ! tu ne vois donc pas que je m’y cramponne de toutes mes forces, il y a longtemps de celal... Mais elles m’abandonnent et je me sens défaillir. COITIER. Rien, sire, je ne sais plus rien ; l’existence finit a des époques fatales. LOUIS XI. Pourquoi cela ? COITIER. Qu’en sais-je ? pourquoi les pourpoints s’usent-ils ? LOUIS XI. Est-ce qu’en rajeunissant le sang avec des potions fbrtifian tes ? COITIER. l’ai tout essayé, vous voyez. LOUIS XI Et il n’y a plus rien ?

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LOYS X1. 3 gi COITIER. Rien, sire, il est temps ! LOYS. Temps... de mourir, n’est-ce pas ? Non, non, je veux vivre encore et puisque tu renonces à tout, appelle Angelo. COITIER. Angelo, sire ? LOYS. Oui, Angelo. Pasques Dieu ! me crois-tu déjà dans la tombe ? Angelo, dis-je, ie veux le voir... Ali ! il est ici, Iui, toujours fidèle, à mes côtes, comme l’inquiêÈLICIC. (coiticr soulève ln tapisserie, Angelo parait.) PLIISQUC tu te déclares inutile et ta science vaine et Fausse, va-t’en, Coitier, je te remercie de tes bons services. Y SCENE IV. ANGELO, LOUIS XI. LOUIS XI. Viens ici, Angelo, viens ! Tu t’étonnes de ne pas me voir déjà dans le cercueil, n’est-ce pas ? un cadavre vivre si longtemps ! c’est pitié, n’est-ce pas ? Q n’il meure Ie vieillard ! ANGELO. Oli ! non, sire. LOUIS XI. Voilà ce qu’ils disent, vois-tu, mon bon Angelo. ceux qui veu ent ma couronne ; et les mechants prient pour ma mort. Mais toi ? · ANGELO.. Oh ! je vous aime sans doute.

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392 GUVRES DE JEUNESSE. LOUIS XI. On dit que ie vais mourir, et Coitier lui-même l’a dit. ANGELO. Vous êtes si malade ! et vous soufrez tant ! LOUIS XI. Et, l’insensé 3]u’il est, il a renoncé, et il a avoué son ignorance. e te l’ai toujours dit, Angelo, qu’il en savait moins que toi ; sa science était humaine, la tienne est divine ou infernale, qu’en sais-ie ? ANGELO· Elle est grancle, à coup sûr. LOUIS XI. Oh ! oui, et plus grande que tu le crois encore. Eh bien, Angelo, tu vas me guérir, n’est-ce pas ? Tu vas me donner un baume contre la mort. Oui, en prenant ce mystérieux bain dans cles herbes rouges bouillies avec des têtes d’enfants, le sang se ranime et se raieunit de vingt ans. Si tu veux, je vais dire à Tristan... en peu de temps... ANGELO· C’est impossible, sire. LOYS, à ses pieds. Impossible, encore ! Mais tu veux donc que je meure aussi ? car ils se sont tous conjurés, les misérables !... mourir ! Eh quoi, cet élixir de longue vie inventé par un seigneur espagnol, qui Fait vivre des siècles, si bien qu’enterre, on remue encore dans le cercueil et que les vers ne viennent as est-ce ne tout cela est un P » mensonge ?

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LOYS XI. 39 3 ANGELO. Oui, sire, quand la mort arrive, la terre entière réunie ne pourrait vous donner ni un souffle ni une minute de plus. La vie des rois est comme les haches d’exécution, elles coupent et s’en vont ; on les montre longtemps comme ayant bien servi. Elles ont une fonction de sang qui les use vite, sire. LOYS. Assez, Angelo, réponds ! Toi qui lis dans le ciel et qui par les à Satan, jamais tu n’as donc eu de ces révélations mystérieuses ou infernales ? Est-ce que tu n’as pas fait un pacte avec le diable pour me faire vivre ? Et tu as pourtant travaillé, tu as lu dans ces livres de feu écrits par les démons, et rien ? rien, dans tout cela qu’un peu de poussière ? ANGELO. Rien, sire. LOYS. Et tes creusets, et tes fourneaux, et tes nuits sans sommeil, tes insomnies brûlantes, tes visions... ANGELO.. C’était pour chercher l’or... autre chimère ! LOYS. L’or ! l’orl mais j’en ai, Angelo, j’en ai plus que tu n’en as jamais rêvé ; je t’en bâtirai des montagnes, je t’en élèverai des masses immenses. De l’or ? Angelo, cela est commun comme les pleurs. Vois-tu, Fouille dans mes trésors, prends, prends à pleines mains, Angelo, prends mon sceptre, ma couronne, arrache mes fleurs de lis, tout, tout cela à toi pour une année de plusl... (Angelo médite.) Et puis tu seras plus riche que le pape et l’empereur, tes chevaux auront des

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EUVRES DE JEUNESSE. auges d’or, et tu marcheras sur des diamants ; mais Ia vie ! n’est-ce pas, Angelo ? Voyons, cherche... c’est que tu avais oublié, et maintenant tu trouvés, tu me dis que je vis, que je vivrai longtemps, que ceux qui me parlent de mort et determte sont des msenses, car cela n’existe pas pour moi...Voyons, parle ! Tu ne vois pas que embrasserais la trace de tes pas pour un mot d’espérance ?... Ah ! je soullrel je me meurs ! ANGELO. Sire, cette nuit j’ai regardé au ciel. LOY& Et il y avait ? ANGELO. Le ciel était ur et sans nua e, lus lim ide ue P g P P (I de coutume, mais votre étoile venait de disparaître dans l’ombre. Angelo son. LOYS. Lui aussi, il me laisse et il m’abandonne ! Il Faut donc mourir comme un autre homme, comme si je étais pas un roi... Un jour on doit arriver à ne plus mourir, et pourquoi pas maintenant pendant que je vis ? mais non, car je me sens pire, ma tête tourne comme si on l’arrachait avec les mains ; il me semble entendre la cloche, voir le chap noir aux larmes d’argent, les cierges blancs et la f’osse ouverte. Oh ! Le saint homme parait. ’ SCENE V. Ln sum nomma ma CALABRE FRANCOIS DE PAULE, LOUIS XI. ’ LE SAINT HOIVIME. C’est moi, mon fils.

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LOYS XI. 59î LOYS. Vous ! oh ! vous venez comme le Christ dans les moments les plus pénibles. LE SAINT HOMME. Je viens, mon fils, pour vous embrasser avant la mort. Le moment est venu, sire, j’avais déjà appris que le drap du trône s’usait et s’envolait en haillons au souffle de Dieu. LOYS. Ecoutez, mon père, je vous ai fait venir de Calabre et mes lèvres royales ont embrassé la poussière de vos pieds ; je vous ai fait bâtir des chapelles et tout cela était justice, car vous êtes grand dans le Seigneur, et vous m’aimez. LE SAINT HOMME. L’homme juste chérit ses frères. LOYS. Et vous allez me délivrer de la mort, n’est-ce pas ? LE SAINT HOMME. Dieu seul le peut, mon fils. LOUIS. ! Mais votre sainteté ! mon père, vous qui parlez aux anges !... Ah ! la vie ! accordez-moi la vie ! LE SAINT HOMME. Pensez à votre âme, mon fils. LOUIS. Est-ce que vous auriez autant de cruauté que les autres ? Pas de pitié ! Et j’ai tout employé, prières, jeûnes, mortifications ; j’ai créé des ordres, bâti des

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EUVRES DE JEUNESSE. chapelles, des églises, vœux, pèlerinages, pénitence... la science humaine se trouble, Angelo m’abandonne, et le ciel aussi me ref’use ses secours !... Ma position est atroce, tout me manque. O Dieu ! Dieu, accorde-moi la vie ! LE SAINT HOMME. Il vous la donnera tout à l’heure, longue, éternelle. LOYS. Oh ! ne me parlez pas d’éternité, vous me f’eriez mourir ; mais dites-moi plutôt quel saint il Faut adorer, quel pèlerinage il Faut faire. Est-ce que je me suis assez torturé, assez donné de tortures ? dites quelle église il Faut bâtir, vous devez savoir cela, mon père. Si vous voulez, je f’erax un pèlerinage à Jérusalem, pieds nus, et à chaque lieue je prierai la Vierge. LE SAINT HOMME. Tu seras donc toujours insensé, homme faible et sans courage ! Rien de tout cela, roi ? tu vas mourir ! LOYS. l..a mort ! la mort !... Q n’est-ce qu’ily a, mon père, après qu’on à Fermé les yeux et qu’on ne respire plus ? LE SAINT HOMME. Confessez-vous, mon fils.. LOYS. lrai-je en enfer ? on dit qu’on y brûle toujours et qu’on n’y meurt jamais !... Mais laissez-moi dans l’enf’er de cette vie, mon Dieu ! LE SAINT HOMME. Vous avez trahi vos traités, n’est-ce as, mon fils ? P

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LOYS XI. 397 LOYS. Le Parlement me l’avait permis et je l’avais demandé à la Vierge. LE SAINT I~IOMME. Vous vous êtes réjoui de la mort de vos ennemis ? LOYS. Oui, mon père, mais j’ai prié pour eux toute la nuit. LE SAINT HOMME. Et maintenant, c’est le plus horrible ! vous avez exercé la vengeance avec délices ; pour un soupçon, la mort. Est-ce vrai ? LOYS. Grâce ! LE SAINT HOMME. Vous aviez une couronne et vous l’avez conservée avec du sang, et dans ce sang-là il y a celui de votre frère. Est-ce vraI, mon fils ? LOYS. Grâce ! grâce ! I LE SAINT I~IOMME. Un autre encore ! on l’emprisonna, on le fit juger par des juges soudoyés, et on lui fit subir tant de torturés et de supplices dans son cachot que lorsque le bourreau vint à prendre sa tête, cette tête avait des cheveux blancs. Est-ce vrai, mon fils ? LOYS. Oui, c’est vrai, bien vrai, mais il le fallait, mon père ! Les morts sont nombreux, mon père, et vous

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GUVRES DE JEUNESSE. frémiriez peut-être si je vous disais toutes les tétes coupées. LE SAINT HOMME. Et puis il y avait une femme, vous la rendîtes l’aussement jalouse, et la jalousie enfanta Ie crime ; mais ce sang est retombé sur vous, c’était le vôtre ! Vous I’avez trompée, cette femme, et lorsqu’elle revint avec ses remords, comme cela vous ennuyait, vous l’avez donnée au bourreau... une lemme ! LOYS. Grâce, mon père ! assez ! ’ LE SAINT HOMME. Et vous vous repentez ? LOYS. Tu ne vois donc pas que mes craintes ne sont que des souvenirs et qu’ils m’assiègent, et que je voudrais vivre toujours dans cette vie qui me fait souffrir LE SAINT HOMME. Dieu vous absout. LOYS. Il m’appelle àlui. Ah ! au secours ! donnez-moi des reliques, cette croix, sur ma poitrine ! Il embrasse la croix in plusieurs reprises, Se met en oraisons, et finit par tomber en faiblesse. Le saint homme se met en prières ii ses pieds. Pendant cette scène muette, Olivier, Tristan, Coiuer, Commines, Dunois, Bourbon, Du Lude entrent doucement ; ils se parlent à voix basse.

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LOYS XI. 3 99 SCÈNE VI ET DERNIÈRE. LOUIS XI, LE SAINT HOMME, COMMINES, TRISTAN, COITIER, DUNOIS, BOURBON, cm, DU LUDE, OLIVIER. COITIER, S’3PPI’0CI’13.Il(du Iit. Est-il mort ? LE SAINT HOMME. Non, il soupire encore. COMMINES, avec douleur. Ah ! une tête si poIitique et si vaste ! LOUIS XI, se reIevant sur son lit. Ah ! qu’est ceci ?... oui, Ie convoi... Non ! c’est vous, mes amis ; vous m’entourez, n’est-ce pas ? je vis encore maintenant, mais je vais mourir, ... je meurs. TRISTAN. Adieu, mon roi ! adieu ! adieu ! g-LOUIS XI. Adieu, Tristan, adieu, Commines, mes amis, mes deux seuIs bons amis ! Mais mon fils, ou est-il ? DUNOIS. II est parti à Amboise. LOUIS XI. C’est vrai, il est roi, Iui, roi et jeune. Adieu ! ah !... ueIIes souII’rances. Coitier ! on me déchire, je meurs.

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400 EUVRES DE JEUNESSE. SAINT FRANQOIS. L’éternité, mon fils ! Louis XI retombe encore, puis tout F1 cou il se relève par un bond convuisii’, embrasse ie crucifix et s’gerie : Mon frère ! Moment de consternation et de stupeur dans l’assemblée. DUNOIS· Faites avancer ie héraut noir, il est mort. COITIER, ini prenant ie bras. Bien mort, cette fois ; ie sang ne bat pius, à est froid. LE HERAUT, montant sur i’escai>ean qui est au pied du lit de Louis XI. ’ Le roi est mort ! vive ie roi !

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AG O N IE S (U. PENSÉES SCEPTIQUES. A MoN AM: ALFRED LE POU IEVIN CES PAUVRES FEUILLES SONT DÉDIÉES PAR UAUTEUR. 1a1zARREs CÉMME sEs PENSÉES, INCORRECTES COMME L’ÃME, ELLES SONT UEXPRESSION DE son Cown ET DE s0N CERVEAU. Tu les as vues éclore, mon cherAy’red, les voilà réunies sur un tas de papier. Que le vent disperse les feuilles, que la mémoire les oublie, ce méclzant cadeau te rappellera nos vieilles causeries de l’an passé. Sans doute ton cœur se dilatera en te ressouvenant de ce suave parfum de jeunesse qui embaumait tant de pensées désespérantes, et si tu ne peux lire iles caractères qu’aura tracés ma main tu verras couramment dans le cœur qui les as versés. Maintenant je te les envoie comme un soupir, comme un signe de la main à un ami gu’on espere revoir. ’—. Peut-être riras-tu plus tard, îuand tu seras un lzomme marié, rangé et moral, en rejetant es yeux sur les pensées d’un pauvre enfant de seize ans qui t’aimait par-dessus toute cltose et qui dgà avait l’dme tourmentée de tant de sottzses. so msn tags. G’° FLAUBER1 (ll Avril 1838. 26

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402 OEUVRES DE JEUNESSE.

Titre singulier, n’est-ce pas ? et à voir ainsi cet arrangement de lettres insignifiant et banal, jamais on ne se serait douté qu’il pût renfermer une pensée sérieuse.

Agoniesl eb bien, c’est quelque roman bien hideux et bien noir, je présume ; vous vous trompez, c’est ius, c’est tout un immense résumé d’une vie morale bien hideuse et bien noire.

C’est quelque chose de vague, d’irrésolu, qui tient du cauchemar, du rire de dédain, des pleurs et d’une longue rêverie de poëte. Poète ? puis-je donner ce nom à celui qui froidement blasphème avec un sarcasme cruel et ironique et qui, parlant de l’âme, se met à rire ? Non, c’est moins que de la poésie, c’est de la prose ; moins que de la prose, des cris ; mais il y en a de faux, d’aigus, de perçants, de sourds, toujours de vrais, rarement d’heureux. C’est une œuvre bizarre et indéfinissable comme ces masques grotesques qui vous f’ont eur.

Il y aurla). bientôt un an que l’auteur en a écrit la première page, et depuis, ce pénible travail fut bien des fois rejeté, bien des f’ois repris. Il a écrit ces feuilles dans ses’ours de doute, dans ses moments d’ennui, quelquefois dans des nuits fiévreuses, d’autres fois au milieu d’un bal, sous les lauriers d’un jardin ou sur les rochers de la mer.

Chaque fois qu’une mort s’opérait dans son âme, chaque fois qu’il tombait de quelque chose de haut, chaque f’ois qu’une illusion se défaisait et s’abattait comme un château de cartes, chaque f’ois enfin que quelque chose de pénible et d’agité se passait sous sa vie extérieure calme et tranquille, alors, dis-je, il jetait quelques cris et versait quelques larmes. Il a écrit sans prétention de style, sans désirs de gloire, comme on pleure sans apprêt, comme on soufire sans art. Jamais il n’a fait ceci avec l’intention de le publier

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Acomxzs. 4o ;

plus tard ; il a mis trop de vérité et trop de bonne foi dans sa croyance à rien, pour la dire aux hommes. Il l’a Fait pour le montrer à un, à deux tout au plus, qui lui serreront la main après l’avoir entendu et qui ne lui diront pas : c’est bien, mais qui diront : c’est vrai.

Enfin, si par hasard quelque main malheureuse venait à découvrir ces lignes, qu’elle se garde d’y toucher ! car elles brûlent et dessèchent la main qui les touche, usent les yeux qui les lisent, assassinent l’âme qui les comprend.

Non ! si uelqu’un vient à découvrir ceci, qu’il se garde de leciire ; ou bien, si son malheur l’y pousse, qu’il ne dise pas après : c’est l’œuvre d’un insensé, d’un f’ou, mais qu’il dise : il a souil’ert quoique son f’ront f’ût calme, quoique le sourire f’ût sur ses lèvres et le bonheur dans ses yeux. Qu’il lui sache gréc’est un de ses reproches de lui avoir caché tout celade ne point s’être tué de désespoir avant d’écrire, et enfin d’avoir réuni dans quelques pages tout un abîme immense de scepticisme et de désespoir. l

Je reprends donc ce travail commencé il y a deux ans, travail triste et long, symbole de la vie : la tristesse et la longueur.

Pourquoi l’ai-je interrompu si longtemps ? pourquoi ai-je tant de dégoût à le faire ? qu’en sais-je ? ll ~

Pourquoi donc tout m’ennuie-t-il sur cette terre ? pourquoi le jour, la nuit, la pluie, le beau temps, tout cela me semble-t-il toujours un crépuscule triste, ou un soleil rouge se couche derrière un océan sans limites ?

6.

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404 azuvmas DE Jxaumzssxa. Oh ! la pensée ! autre océan sans limites ; c’est le déluge d’Ovide, une mer sans bornes, où la tempête est la vie et l’existence. Il Souvent je me suis demandé pourquoi je vivais, ce ue j’étais venu faire au monde, et je n’ai trouvé Ià dedans qu’un abîme derrière moi, un abîme devant ; à droite, à gauche, en haut, en bas, partout des ténèbres. IV La vie de l’homme est comme une malédiction partie de la poitrine d’un géant, et ui va se briser de rochers en rochers en mourant à chaque vibration qui retentit dans les airs. V On a souvent parlé de la Providence et de la bonté céleste ; je ne vois guère de raisons d°y croire. Le Dieu qui s’amuserait tenter les hommes pour voir jusqu’ou is peuvent souffrir, ne serait-il pas aussi cruellement stupide qu’un enfant qui, sachant que le hanneton va mourir, lui arrache d’abord les ailes, puis les pattes, puis la tête ? VI La vanité, selon moi, est le fond de toutes les actions des hommes. Quand j’avais parlé, agi, fait n’importe quel acte de ma vie, et que j’analysais mes paroles ou mes actions, je trouvais toujours cette vieille folle nichée dans mon cœur ou dans mon esprit. Bien des hommes sont comme moi, peu ont la même franchise. Cette dernière réflexion peut être vraie, la vanité me l’a fait écrire, la vanité de ne pas paraitre vain me la ferait eut-être ôter.

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Acomxas. 40 ; La gloire même, après qui je cours, n’est qu’un mensonge. Sotte espèce que la nôtre ! je suis comme un homme qui, trouvant une f’emme laide, en serait amoureux. V Quelle chose grandement maise et cruellement boul’f’onne q-ue ce mot qu’on appelle Dieu ! VI Pour moi, le dernier mot du sublime dans l’art sera la pensée, c’est-à-dire la manifestation de la pensée, aussi rapide, aussi spirituelle que la pensée. uel est l’homme ui n’a as senti son es rit accabléQile sensations et d’idées incohérentes, têirifiantes et brûlantes ? L’analyse ne saurait les décrire, mais un livre ainsi fait serait la nature. Car qu’est-ce que la poésie, si ce n’est la nature exquise, le cœur et la (I ’ 7 pensée reunxs. Qh ! si fétais poëte, comme ye ferais des choses qui seraient belles ! Je me sens dans le cœur une f’orce intime que personne ne peut voir. Serai-je condamné toute ma vie à être comme un muet qui veut parler et écume de rage ? Il y a peu de positions aussi atroces. ’ IX Je m’ennuie, ie voudrais être crevé, être ivre, ou être Dieu pour faire des f’arces. Et m....

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406 GUVRES DE JEUNESSE. ANGOISSES. l A quoi bon faire ceci ? à rien. Car à quoi bon apprendre la vérité quand elle est triste ? à quoi bon venir pleurer au milieu des rires, gémir dans un banquet joyeux, et jeter le suaire des morts sur la robe de la fiancée ! l Oh ! oui, pourtant, laissez-moi vous dire combien mon âme a de blessures saignantes ; laissez-moi vous dire combien mes larmes ont creusé mes joues. l — Eh quoi ? tu ne crois à rien ? — Non. — Pas à la Gloire ? — Regarde l’envie. — Pas à la générosité ? — Et l’avarice ? — Pas à la liberté ? — Tu ne (aperçois donc pas du despotisme qui fait courber le cou u peuple ? — Pas à l’amour ? — Et la prostitution ? — Pas à l’immortalité ? — En moins d’un an les vers déchirent un cadavre, puis c’est la poussière, puis le néant ; après le néant., . e néant, et c’est tout ce qu’il en reste. V lfautre jour, on exhumait un cadavre, on transportait les morceaux d’un homme illustre dans un autre

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Acomns. 407

coin de terre ; c’était une cérémonie comme une autre, aussi belle, aussi pompeuse, aussi l’ardée qu’un enterrement, à l’exce tion près que dans un enterrement la viande est f’rait : he, dans la seconde elle est pourrie. Tout le monde attendait le fossoyeur, lorsque, enfin, au bout de dix minutes, il arriva en chantant. C’était un bien brave homme que cet homme, indiliérent pour le présent, insoucieux pour l’avenir ; il avait un chapeau de cuir ciré, et une pipe à la bouche. L’opération commença. Après quelques pelletées de terre, nous vîmes le cercueil ; le bois en était de chêne et à demi consumé, car un seul coup le rompit maladroitement. Alors nous vîmes l’homme, l’homme dans toute son aH’reuse horreur. Pourtant une vapeur épaisse qui s’éleva aussitôt nous empêcha pendant quelque temps de bien le distinguer : son ventre était rongé, sa poitrine et ses cuisses étaient d’une blancheur mate ; en s’approchant de lus près, il était Facile de reconnaître que cette blancheur était une infinité de vers qui rongeaient avec avidité. Ce spectacle nous fit mal, un jeune homme s’évanouit. Le fossoyeur n’hésita pas ; il prit cette chair inf’ecte entre ses bras et l’alla porter dans le char qui était a quel ues pas plus loin. Comme il allait vite, la cuisse gaucilie tomba par terre ; il la releva avec f’orce et la mit sur son dos, puis il vint recouvrir le trou. Alors il s’aperçut qu’il avait oublié quelque chose, c’était la tête. Il la tira par les cheveux. C’était quelque chose de hideux à voir que ces yeux ternes et à moitié f’ermés, ce visage gluant, Froid, dont on voyait les pommettes et dont les mouches lui dévoraient les yeux. Où était donc cet homme illustre ? où était sa gloire, ses vertus, son nom ?

l..’homme illustre, c’était quelque chose d’infect, d’indécis, de hideux, quelque chose qui répandait une odeur f’étide, quelque chose dont la vue faisait mal.

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4.08 EUVRES DE JEUNESSE.

Sa gloire ? vous voyez, on le traité comme un chien de basse qualité ; car tous ces hommes étaient venus là par curiosité — oui, par curiosité — poussés par ce sentiment qui fait rire l’homme à la vue des tortures de l’homme, poussés par ce sentiment qui excite les Femmes à montrer leurs belles têtes blondes aux Fenêtres, un jour d’exécution. C’est ce même sentiment naturel qui porte l’homme à se passionner pour ce n’il y a de hideux et d’amère ment grotes ue. êuant à ses vertus ? on ne s’en souvenait pllus, car il avait laissé des dettes après sa mort, et ses héritiers avaient été obligés de payer pour lui. Son nom ? il était éteint, car il n’avait point laissé d’enfants, mais beaucoup de neveux qui soupiraient depuis longtemps après sa mort.

Dire qu’i ! y a un an, cet homme-là était riche, heureux, uissant, qu’on l’appelait monseigneur, qu’il habitait dlans un alais, et que maintenant il n’est rien, qu’on l’a pelllé un cadavre et n’il pourrit dans un cercueil ! ali ! l’horrible idée ! Et dire que nous serons comme cela, nous autres qui vivons maintenant, qui respirons la brise du soir, qui sentons le parf’um es fleurs ! ah ! c’est à en devenir f’ou. Dire qu’après ce moment il n’y a rien ! rien ! et toujours le néant ! toujours ! Voila encore qui passe l’esprit de l’homme. Oh ! vraiment, est-ce qu’après la vie tout est fini et fini’pour l’éternité ? dites, est-ce qu’il ne subsiste rien.

lmbécile, regarde une tête de mort ! V

Mais l’âme ?,

Ah ! oui, l’âme ! Si tu avais vu l’autre jour le fossoyeur avec un cha eau de cuir ciré sur le coin de l’oreille, avec son brâle-gueule bien culotté ; si tu avais vu comment il a ramassé cette cuisse en pourriture,

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Acomns. 409

et comme tout cela ne l’empêchait pas de sililer en ricanant : jeunes filles, voulez-vous danser ? tu aurais ri de pitié, et tu aurais dit : L’âme, c’est peut-être cette exhalaison f’étide qui sort d’un cadavre. Il ne l’aut pas être philosophe pour deviner cela. VI

Pourtant il est si triste de enser n’a rès la mort P’l P

tout s en va ! Oh ! non ! vite un prêtre ! un prêtre qui me dise, qui me prouve, qui me persuade que l’âme existe dans le corps de l’homme. Un prêtre ! mais lequel ira-t-on chercher ? celui-là dîne chez l’archevêque ; un autre Fait le catéchisme ; un troisième n’a pas le temps.

Eh quoi donc ? ils me laisseront mourir ! moi qui me tords les bras de désespoir, qui appelle la haine ou l’amorur, Dieu ou Satan ? Ah ! Satan va venir, je le sens.

Au secours ! Hélas ! personne ne me répond. Cherchons encore. ’

l’ai cherché, je n’ai pas trouvé ; j’ai l’rappé à la porte, personne ne m’a ouvert et on m’y a fait languir de Froid et de misère, si bien que j’ai l’ailli en mourir.

En passant dans une rue sombre, tortueuse et étroite, j’ai entendu des paroles mielleuses et lascxves, i’ai entendu cles soupirs entrecoupés par des baisers, fai entendu des mots de volupté et i’ai vu un prêtre et une prostituée qui blasphémaient Dieu et qui dansaient cles danses xmpucliques ; j’ai détourné la vue et j’ai pleuré. Mon pied heurte quelque chose, c’étaxt un christ en bronze, un christ dans la boue ! ’ VII

ll appartenait probablement au prêtre, qui l’avait

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410 OEUVRES DE JEUNESSE.

jeté avant d’entrer, comme un masque de théâtre ou un habit d’arlequin.

’ Dites-moi maintenant que la vie n’est pas une ignoble Farce, puisque le prêtre jette son Dieu pour entrer chez la Fille de joie ! Bravo ! Satan rit, vous voyez bien ; bravo ! il triomphe. Allons, j’ai raison ; la vertu c’est le masque, le vice c’est la vérité. Voilà ourquoi peu de gens la disent, c’est qu’elle est trop liideuse à dire. Bravol la maison de l’honnête homme c’est le masque, le lupanar c’est la vérité, la couche nuptiale c’est le masque, l’adultère qui s’y consomme c’est la vérité ; la vie c’est le masque, la mort c’est la vérité ; la religion c’est le masque, la Fille de joie c’est la vérité ; le bien c’est Faux, la mort c’est vrai. VIII

Ah ! criez bien Fort, Faiseurs de vertu aux’ants jaunes ; criez bien Fort, vous qui parlez de morzâe et entretenez des danseuses ; criez Fort, vous qui Faites plus pour votre chien que pour votre laquais ; criez lort, vous qui condamnez à mort l’homme qui tue par besoin, vous qui tuez par mépris ; criez Fort, juges dont la robe est rouge de san ; criez Fort, vous qui montez chaque jour à votre trîunal sur les têtes que vous yavez abattues ; criez Fort, ministres aux mains crochues, vous qui vous vantez des places accordées à l’époux et payées par sa Femme, par sa pauvre Femme qui vous demande pardon, grâce, pitié, merci, qui embrassait vos genoux, qui se cramponnait au drap bleu de votre bureau aux pieds d’or, ui se cachait les yeux dans les draps rouges de vos Fenêtres, vous ui avez brisé son honneur, vous dont la bouche a dit : cet homme sera directeur des postes, et qui en même temps avez craché sur le visage de sa Femme !

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Acomzs. 41 1

IX

Enfin on m’indique un prêtre.

l’allai chez lui, je l’attendis quelques instants et je m’assis dans sa cuisine devant un grand Feu ; sur ce l’eu pétillait dans une large poëte une énorme quantité de pommes de terre.

Mon homme arriva bientôt ; c’était un vieillard à cheveux blancs, au maintien plein de douceur et de bonté. «Mon père, lui dis-je en l’abordant, je désirerais avoir un moment d’entretien avec vous. » Il m’introduisit dans une salle voisine ; mais à peine avais-je commencé, qu’entendant du bruit dans la cuisine : «Rose, s’écria-t-il, prenez donc garde aux pommes de terre. »

Et en me détournant, je vis, grâce à la clarté de la chandelle, que l’amateur de pommes de terre avait le nez de travers et tout bourgeonné. Je partis d’un éclat de rire, et la porte se rel’erma aussitôt sur mes pas.

Dites maintenant, à qui la Faute ? Je suis venu là pour m’éclairer dans mes doutes, en bien, l’homme qui devait m’inst1·uire, je l’ai trouvé ridicule. Est-ce ma faute, à moi, si cet homme a le nez crochu et couvert de boutons ? est-ce ma Faute si sa voix avide m’a semblé d’un timbre louton et bestial ? Non certes, car j’étais entré la avec ges sentiments pieux. Ce n’est pourtant point non plus la Faute de ce pauvre homme si son nez est mal Fait et s’il aime les pommes ; du tout, la Faute est à celui qui fait les nez crochus et les pommes de terre.

X

Du nord au sud, de l’est à l’ouest, partout où vous irez, vous ne pouvez Faire un pas sans que la tyran-

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412 OEUVRES DE JEUNESSE.

nie, l’injustice, l’avarice, la cupidité ne vous repoussent avec égoïsme ; partout, vous dis-je, vous trouverez des hommes qui vous diront : Retire-toi de devant mon soleil ; retire-toi, tu marches sur le sable que j’ai étalé sur la terre ; retire-toi, tu marches sur mon bien ; retire-toi, tu aspires l’air qui m’appartient. Oh ! oui, l’homme est un voyageur qui a soif’ ; il demande de l’eau pour boire, on la lui refuse, et il meurt.

XI

Oui, la tyrannie pèse sur les peuples et je sens qu’il est beau de les en affranchir ; je sens mon cœur se soulever d’aise au mot liberté, comme celui d’un enfant bat de terreur au mot fantôme, et ni l’un ni l’autre ne sont vrais. Encore une illusion détruite, encore une fleur fanée.

X-l

Bien des ens sans doute essaieront de la conquérir, cette belle liîerté, fille de leurs rêves, idole des peuples ; beaucoup tenteront, et ils succomberont sous le poids de leur fardeau.

XI II

Jadis il y avait un voyageur qui marchait dans les grands déserts d’Af’rique ; il osa s’avancer par un chemin qui abrégeait sa route de quinze milles, mais qui était dangereux, rempli de serpents, de bêtes féroces et de roc ers difficiles à franchir. Et il se faisait tard, il avait faim, il était fatigué, malade, et il pressait le pas pour arriver plus tôt ; mais à chaque pas il rencontrait des obstacles ; pourtant il était courageux et marchait la tête haute.

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Acomns. 4x ;

Et au milieu de son chemin, voilà que se présente tout à coup à ses yeux une énorme pierre. Or c’était dans un sentier escarpé, couvert de ronces et d’é· mes.

P ll Fallait donc ou rouler cette pierre jusqu’au haut de la montagne, ou tâcher c.l’escalader cette roche, ou bien encore attendre jusqu’au matin pour voir s’il n’arriverait pas d’autres voyageurs qui voulussent l’aider.

Mais il avait tellement Faim, la soiF le tourmentait si cruellement qu’il résolut de Faire tous ses.eH’orts pour Faire en sorte d’arriver à la hutte la plus voisine, qui était encore à quatre milles de là ; il se mit donc à s’aider des pieds et cles mains pour monter en haut de la roche.

Il suait à grosses gouttes, ses bras se contractaient avec vigueur et ses mains saisissaient convulsivement chaque brin c.l’herbe qui s’oH’rait à lui ; mais l’herbe manquait et il retombait découragé. Plusieurs Fois il renouvela ses eH’orts, ce Fut en vain. Et toujours il retombait plus Faible, plus harassé, plus désespéré ; il mauclissait Dieu et blasphémait ; enfin il tenta une dernière Fois. Cette Fois il réunit toutes les Forces dont il était capable ; après une prière à Dieu, il monta.

Ohl quelle était humble, sublime, tendre, cette courte prière ! N’allez pas croire qu’il récita quelque chose qu’une nourrice lui ait apprise dans son enFance ; du tout, ses paroles, c’étaient des larmes, et ses signes de croix ses soupirs. Il monta donc, bien résolu à sc laisser mourir de Faim s’il ne réussissait pas. Le voilà en route, il monte, il avance, il lui semble qu’une main protectrice l’attire vers le sommet, il lui semble voir sourire la Face de quelque ange qui l’appelle à lui, puis tout à coup tout change ; c’est comme une vision eFFroyable qui s’empare de ses sens, il entend le silllement c.l’un serpent qui glisse sur la pierre

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414 IUVRES DE JEUNESSE.

et qui va l’atteindre, ses genoux plient sous lui, ses ongles qui s’accrochent aux sinuosités de la roche se retournèrent en dehors... Il tomba à la renverse. Que f’aire maintenant ?

Il à Faim, il a froid, il a soif’, le vent siiile dans l’immense désert rouge, et la lune s’obscurcit dans les nua es.

llgse mit à pleurer et à avoir peur comme un enf’ant ; il pleura sur ses parents qui mourront de douleur, et il eut peur des bêtes f’éroces. Car, se disait-il, il fait nuit, je suis malade, les tigres vont venir me déchirer. »

ll attendit longtemps quelqu’un qui voulût le secourir, mais les tigres vinrent, le déchirèrent et burent son san.

Eh bâan, je vous le dis, il en est de même de vous autres qui voulez conquérir la liberté ; découragés de vos eH’orts, vous attendrez quelqu’un pour vous aider. Mais quelqu’un ne viendra pas... oh ! non. Et les tigres viendront, vous déchireront et boiront votre sang comme celui du pauvre voyageur. XIV

Oh ! oui, la misère et le malheur règnent sur l’homme !

Oh ! la misère ! la misère ! vous ne l’avez peut-être jamais ressentie, vous qui parlez sur les vices des auvres. C’est quelque chose qui vous prend un liiomme, vous l’amaigrit, vous l’égorge, l’étrangle, le dissèque, et puis après elle jette ses os à la voirie ; quelque chose de hideux, de jaune, de Fétide, qui se cache dans un taudis, dans un bouge, sous l’habit d’un oète, sous les haillons du mendiant. La misère ? c’est li homme aux longues dents blanches, qui vient vous dire avec sa voix sépulcrale, le soir, dans l’hiver,

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Acomns. 4x 5

au coin d’une rue : «Monsieur, du pain » ! et qui vous montre un pistolet ; la misère ? c’est l’espion qui se glisse derrière votre aravent, écoute vos paroles et va dire au ministre : «fi : i, il y à une conjuration ; là, on f’ait de la poudre ». La misère ? c’est la Femme qui siffle sur les boulevards entre les arbres ; vous vous approchez d’elle, et cette femme a un vieux manteau usé ; elle ouvre son manteau, elle à une robe blanche, mais cette robe blanche a des trous ; elle ouvre sa robe et vous voyez sa poitrine, mais sa poitrine est amai rie, et dans cette poitrine il y à la f’aim. Ah ! la f’aim ! il f’aim ! oui, partout la f’aim, jusque dans son manteau dont elle a vendu les agrafes d’argent, jusque dans sa robe dont elle a vendu a garniture de dentelles, jusque dans les mots dits avec souffrance : «viensl viens » ! Oui, la f’aim jusque dans ses seins où elle a vendu des baisers ! Ah ! la f’aiml la f’aiml ce mot-là, ou plutôt cette chose-là a f’ait les révolutions ; elle en f’era bien d’autres ! XV

Le malheur, lui, avec sa figure aux yeux caves, va plus loin ; il pose sa grille de f’er jusque sur la tête du roi, et pour percer son crâne brise sa couronne. Le malheur ? il assomme un ministre, il siège au chevet d’un rand, il va chez l’enfant, le brûle, le dévore, blancâit ses cheveux, creuse ses joues et le tue ; il se tord, il rampe comme un serpent, et il tord les autres et les f’ait ramper aussi. Oh ! oui, le malheur est impitoyable, insatiable ; sa soif’est continuelle, c’est comme le tonneau des Danaïdes qui était sans Fond ; lui, son avidité est sans fin. Aucun homme ne peut se vanter d’avoir échappé à ses coups, il s’attache aux jeunes, il les embrasse, les caresse, mais ses caresses sont comme celles du lion, elles laissent des marques saignantes ; !il vient tout à coup au milieu de la fête, des rires, della joie et du vin.

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4x6 nzuvmzs DE Jiwmzssn.

Il aime surtout à frapper les têtes couronnées. Jadis il y avait dans une salle basse du Louvre un homme, non, je me trompe, un fou, et ce fou montrait sa figure livide à travers les barreaux de ses fenêtres dont les vitres étaient brisées et par lesquelles entraient les oiseaux de nuit, il était couvert de haillons dorés. De l’or sur des haillons songez à cela et vous rirez. Ses mains se crispaient avec rage, sa bouche écumait, ses pieds tout nus frappaient les dalles humides. Oh ! c’est que, voyez-vous, lui, lui Yhomme aux haillons dorés, il entendait au-dessus de sa tête le bruit du bal, le retentissement des Verres, le bourdonnement de l’orgue. Et il mourut ensuite, le pauvre fou ; on l’enterra sans honneurs, sans discours, sans larmes, sans pompes, sans fanfares ; rien de tout cela. Et c’était le roi Charles VI.

Plus tard il y en eut un autre qui éprouva encore un sort plus affreux et plus cruel. Qui eût dit, à ses beaux jours de jeunesse, qui eût dit que cette belle tête de jeune homme tomberait avant l’âge, et par la main du bourreau ? Un jour il y avait dans une salle du Temple une famille qui se désolait et qui pleurait à chaudes larmes, parce qu’un de ses membres allait périr ; et c’était un père de famille qui embrassait ses enfants et sa femme, et lorsqu’ils eurent bien pleuré, après que le cachot eut retenti des cris de leur désespoir, la porte s’ouvrit, un homme entra ; c’était le geôlier. Après le geôlier, ce fut le bourreau, qui d’un coup de guillotine décapita toute la vieille monarchie ; et le peuple hurlait de joie autour de la sanglante estrade et vengeait sur cette tête tous ses supplices passés. Cet homme, c’était Louis XVI.

Non loin de là, un autre roi tomba encore ; mais, comme celle d’un colosse, sa chute fit trembler la terre. Pauvre grand homme, tué à coup d’épingles comme un lion par les mouches ! Ah ! que cette haute figure était belle, quoique posée sur ses genoux ! Ah ! que ce

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Acomns. 417 géant était grand à son lit de mort ! qu’il était grand sur son trône ! qu’il est grand chez le peuple ! Et qu’est-ce que tout cela, un lit de mort, une tombe, un trône, un peuple ? Quelque chose qui fait rire Satan. Rien ! rien. toujours le néant ! Et pourtant c’était Napoléon, le Elus malheureux des rois, le plus grand des hommes. h bien oui, c’est cela, que l’habit aille à la taille de chacun : la misère aux peuples, le malheur aux rois. XVI Ah ! le malheur ! le malheur ! voilà un mot qui règne sur l’homme, comme la fatalité sur les sièc es et les révolutions sur la civilisation. XVII Et qu’est-ce que c’est qu’une révolution ? un souffle d’air qui ride l’océan, s’en va et laisse la mer agitée. XVI Et qu’est-ce que c’est qu’un siècle ? une minute dans la nuit. XIX Et qu’est-ce que le malheur ? la vie. XX Q n’est-ce qu’un mot ? rien ; c’est comme la réalité, une durée. XXI Qu’est-ce que l’homme ? ah ! qu’est-ce que l’homme ? qu’en sais-je, moi ? Allez demander à un fantôme ce qu’il est ; il vous répondra, s’il vous répond : je suis l’ombre d’un tel. E bien, l’homme c’est l’image du Dieu. Du uel ? c’est de celui ui ouverne. Est-il fils cl cl g 27

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41 8 (EUVRES DE JEUNESSE.

du Bien, du Mal ou du Néant ? choisissez des trois, c’est une trinité.

XXI

Et dans le temps que j’étais jeune et pur, que je croyais à Dieu, à llamour, au bonheur, à l’avenir, à la patrie ; dans le temps que mon cœur bondissait au mot : liberté ! alors — oh ! que Dieu soit maudit par ses créatures ! — alors Satan m’apparut et me dir : viens, viens à moi ; tu as de l’ambition au cœur et de la poésie dans l’âme, viens, je te montrerai mon monde, mon royaume a moi.

Et il m’emmena avec lui et je planais dans les airs comme l’aigle qui se berce dans les nuages. Et voilà que nous arrivâmes en Europe. Là, il me montra des savants, des hommes de lettres, cles femmes, des f’ats, des bourreaux, des rois, des prêtres, cles peuples et des sages ; ceux-là étaient les lus f’ous.

Eli je vis un frère qui tuait son frère, une mére qui prostituait sa fille, des écrivains qui trompaient le peuple, des prêtres qui trahissaient les fidèles, la peste qui mange les nations, et la guerre qui moissonne es hommes ; là, c’était un intrigant qui ram ait dans la boue, arrivait jusqu’aux pieds des grands, leur mordait le talon ; ils tombaient, et alors i tressaillait de joie de la chute qu’avait f’aite cette tête en tombant dans la boue.

Là, un roi savourait ses sales débauches dans la couche d’infamie où de père en fils ils reçoivent cles leçons d’adultère.

Ce manuscrit est inachevé.

Cette dernière pa e est près ne littéralement le conte littéraire paru dans le journafdu\ ; ycée fiile Rouen, Art et Progrès, et intitulé : Voyage en Enfer. (oir p. 3.)

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LA DANSE DES MORTSU). Que de mpts pour si peu de choses. (Epigraphe universelle.) Mort fait finalement Tous aller au jugement. (Danse des Mort :.) I Év©<:AT1©N. A la danse, les morts ! A la danse quand minuit sonne et que toute la nef’s’ébranle aux sons de sa lugubre harmonie. Alors le ciel se couvre de nuages noirs, les hiboux volent sur les ruines et l’immensité se peuple de fantômes et de démons, et l’on entend des voix du sépulcre, et des cris, et des soupirs ; alors les tombes s’entrouvrent, les squelettes déf’ont leurs linceuls ne la terre a collés sur leurs os ; ils se lèvent, ils marêlient, ils dansent. A la danse, les morts ! Voici l’heure, sortez de vos tombes ; entendez vous le bourdon des cloches qui murmure en chantant : Ne vous lassez pas ? Dansez maintenant que vous êtes morts, maintenant que la vie et le malheur sont partis avec vos chairs. Allez ! vos f’êtes n’auront plus de lendemain, elles seront éternelles comme la mort, dansez ! Réjouissez-vous de votre néant ; pour vous plus de soucis ni de fatigues, vous n’êtes plus ; pour vous plus de malheur, vous êtes morts. Oh. les morts, dansez ! Dansez ! Que la ronde soit immense et la fête joyeuse ! Dansez jusqu’au jour, et puis vous vous re" ! 18 mai 1838, vendredi matin. · Z7-

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420 (EUVRES DE JEUNESSE.

coucherez dans vos lits de pierre. Choisissez vos femmes, que leur tête soit blanche et leurs longues dents polies ; leur peau est froide, n’est-ce pas, bien froide ? Et leurs yeux vous regardent ? Faites-les sauter fort, que la valse les emporte ! Que de voluptés ! Elles sont nues et vous montrent leurs cœurs, la place où était leur âme, où tant de fois ont battu de douces choses ; elles sont belles, leur taille fine, leurs ongles longs, polis, blanchis ; leurs cheveux flottent sur leurs épaules. Dansez, les morts ! Embrassez-vous l vos bouches ne mordent plus ; elles sont pures maintenant, l’orgie au vin rouge, la luxure, les mensonges, le blasphème n’y sont plus ; le ver a passé là et a pris les lèvres.

Allez ! la lune vous éclaire, quel plus beau lustre ? elle brille à travers ses nuages qui la reflètent sur vous comme derrière un rideau bleu ; la plaine est immense, c’est la terre, c’est l’immensité, ce sont les siècles dans lesquels vous dansez. Et si vous rencontrez une femme qui vous plaise, qui soit plus belle que les anges, dont le linceul soit p us soyeux et plus long, plus douce, moins jaunie, moins édentée, et qu’elle vous aime aussi, asseyez-vous ensemble, embrassez-vous en pensant aux joies passées de la terre, y et vous vous coucherez tous deux sur l’herbe des tombeaux et vos crânes se toucheront, se baiseront. Car l’amour fait revivre ; et lorsque vous ne serezl plus rien, comme la terre sur laquelle vous dansez, un vent d’été, doux, plein de parfums et de délices, enlèvera peut-être vos poussières et les jettera sur des roses.

Dansez, les morts ! la nuit seule est à vous. Mais que faites-vous, les lon s jours d’hiver, quand la neige vous couvre et que É on marche sur vous ? vous pleurez dans vos linceuls, vous vous retournez dans votre bière ; et puis les vers montent sur vous et vous éveillent parfois.

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LA DANSE DES MORTS. 421

Dites, sans doute les jeunes filles pensent à leurs amours, les rois à leurs couronnes et les f’ous à leur gloire qui se plourrit comme eux ? ou bien vous attendez l’heure, l’eure qui ne vient pas, et vous gémissez d’ennui, le bois vous fait mal, la terre vous étoulle, et puis il fait Froid et noir.

— Oh ! nonl nous dormons.

Il

Ce jour-là, je ne sais quel soullle de vertu, quel vent de philanthro ie avait souillé sur la terre, mais Satan s’ennuyait. Seul, aux cieux, à cet endroit où l’on met Dieu et où les philosophes repoussent le vide, il se morl’ondait aux portes du paradis. Jésus-Christ vint à passer et il entendit un rire à ses pieds, qui tenait à la Fois du râle et de l’orgueil. — Encore toi, mauditl dit-il en apercevant la face damnée du monstre, debout sur une comète, à quelques centaines de pieds plus bas. Sa voix était douce, et l’immensité vibra longtemps d’une céleste harmonie.,

— Encore moi, mon maître ; vous savez que je suis éternel, que je suis un Dieu ; l’Écriture me l’a accordé et les plus impies ont f’oi en moi. — Ton orgueil est haut et plein d’amertume ; assezl tais-toi, esprit des ténèbres. — Avez-vous la puissance de me faire taire ? - Tais-toil il est écrit : tu ne tenteras pas le [ils de l’homme.

— Et cela est Faux, encore une fois ; vous l’avez bien éprouvé ar vous-même, lorsque vous aviez une faim si terribl)e dans le désert ; peu s’en fallut, je crois, ne l’estomac ne l’emportât sur la miséricorde. — (lVlais je t’ai vaincu, serpentl le jour de ma mort, il y eut un tressaillement de joie dans le ciel, et

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422 (EUVRES DE JEUNESSE.

la terre palpita de bonheur jusque dans ses entrailles ; l’espérance y était venue.

— Elle s’est envolée depuis, et le soir même vous avez eu une étrange fièvre aux Oliviers. — Certes, ce f’ut une terrible nuit. Oh ! que de tentations ! l’amour seul me soutenait alors. — Pas si bien que la croix de bois où vous expirâtes. — Et pour l’archange ? nieras-tu ta défaite T — Qu’est-ce que cela prouve, car chaque jour je triomphe.

— Vanité encorel

— Ah l c’est une chose admirable et qui m’est d’un merveilleux usage que cette vanité-là, j’en fais le génie des poëtes et la vertu des femmes. — Tu triomphes vraiment ?

— Demande-le à ton père ; si tu savais, tu pleurerais sur tes souilrances passées. Ton père m’aime bien, j’ai ré né sur toutes les religions, toutes les castes, tous ëes empires ; descends avec moi sur la terre et tu verras.

— Le Saint-Esprit n’y est donc plus ? — Non, il y a déjà quelques siècles qu’il est mort d’une fluxion de poitrine.

— Toujours !... mais...

— Que peux-tu me faire ? m’anéantir ? je te remercierai ; alléger mes peines ? je suis trop fier ; et me rendre heureux ? tu ne le puis. Viens avec moi, et si ce n’est assez des vivants, je te montrerai les morts, et tu verras ensuite qui sera vaincu de nous deux. Et il y eut un immense rire qui remplit les abîmes. l I

— Descendez, et vous verrez la-bas comme ie suis maître, comme tout s’abaisse à moi, comme on m’y respecte, comme on m’y encense ainsi qu’un souve-

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LA DANSE DES MORTS. 423

rain..le siège sur un trône plus large que celui de tous les rois, on courtise mes ministres, on se tue pour eux et moi l’on m’adore. Si tu savais quel beau concert bourdonne sans cesse à mon oreille ! toutes les nuits des voluptés, tous les jours des orgies, et le crime partout. Oh ! le crime ! le sang quand il fume et que le glaive avance ! et puis l’or où se roulent mes femmes que je f’ais plus belles que tes anges, car les démons aiment mieux que les saints.

— C’est bien là toi, esprit de l’enf’er ; la luxure sur le corps, le blasphème à la bouche, l’orgueil dans l’âme.

— l’orgueil ? tu n’en connais pas les délices. Va, c’est une liqueur qui vous brûle, mais elle est enivrante. — Et le blasphème, refuge des damnés ? — C’est le seul soulagement de ceux qui n’en ont plus.

— Et la luxure, dont tu sais si bien te servir our avilir la créature de mon père lorsque tu l’as simili—: s à la brute ?

— Contemple donc cette belle créature, ce reflet des cieux, l’homme le plus haut entre les hommes, Alexandre, se vautrant comme un charretier ivre ou un chien galeux dans les bras d’une fille de joie. Va, je ris de bon cœur, si j’ai un cœur, quand je vois les philosophes brûler leurs livres, les saints jeter ton image, les poëtes jeter leurs rêveries, pour aller se jeter dans les bras d’une femme qu’au bout de deux jours j’admire en pourriture.

— Tes voluptés les plus grandes sont donc le supplice des hommes, et les larmes d’autrui font donc ta joie ?

— Oui, elles me nourrissent, c’est la mon seul plaisir. SouH’rir seul, comme un cénobite, cela serait indigne de Satan, et puis je remplis bien mes fonctions, moi ! Quand l’Eternel me terrassa, mes mains

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EUVRES DE JEUNESSE.

vaincues se crispèrent sur le monde ; elles le déchirent encore.

— Jamais de pitié ?

—.l’en ai plus que toi et toute ta f’amille ; ceux que j’aime, je leur donne une impiété douce et paie ; ivres, ils s’enclorment pour toujours et passent à de bonnes nuits.

— Pitié ! pitié ! tu crois donc qu’il n°y a de joies que les tiennes, pauvres joies d’un moment qui passent /, comme un sourire ! Tu n’aS jamais vu d’hommes saints sur la terre, jamais de sublimes élans des cœurs pleins d’amour et de Foi, des vies dévouées, de belles choses qui sortent de l’âme ? Non, car les délices les plus pures te sont refusées, jamais tu n’as entendu les voix des anges, jamais seulement tu n’as senti dans l’espace une dernière vibration à leur harpe d’or qui se mourait vers les mondes.

— Non, jamais.

— Jamais tu n’as vu les délices du cœur, les extases saintes, les ravissements ; c’est que jamais tu n’as vu le séjour des heureux où l’éternité n’est que joie et délices.

— Et toi, tu n’as donc jamais couru, comme moi, sur de belles gorges de concubine, quand le vin ruisselait à flots rouges et que la luxure s’étendait sur la nappe rougie au milieu des coupes brisées ? tout chante et tourbillonne, et puis ces chairs tombent, le vin s’égoutte et il ne reste plus que les morts, et le drap du trône s’en va emporté comme un haillon par les vents, la gloire se rouille, la vertu s’endort, la voix enrouée de ses sermons ; et moi, je prends tout cela dans mes mains, je brise les tombes, et les morts dansent, ils reviennent la nuit quand je les appelle. Cela est beau, mon maître, il f’aut voir la procession de fantômes s’étendre sur le mur verdâtre, quand la lune brille sur les tombeaux et que l’oiseau de nuit bat de ses ailes sur les têtes jaunies. La vie où j’ai

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LA DANSE DES MORTS. 42j

régné arrive à la mort que lesllheureux maudissent ; elle est là, la vieille, toujours là, édentée, nous pressant tous, nous embrassant tous ; on la paie avant de se mettre dans la couche qu’elle vous donne ; il f’aut se mettre nu, lui donner ses vêtements, ses amours, ses trésors, ses empires, elle veut tout. Mais la nuit je les réveille, et je veux qu’on danse aussi dans ce lieu-là. — Et les âmes ?

— Oui, je les l’ais revivre parce qu’ils ont aimé et maudit ; il y a encore des passions sous leur poitrine de squelettes.

— Tes persécutions s’étendent donc au delà de la tombe ?

— Et les tiennes T ·

— Tu persécutes encore les cadavres ? — Ils se plaignent parfois, mais il Faut se lever et danser ; cela m’amuse, moi, de revoir chaque nuit ce. que j’ai l’ait pendant qu’ils vivaient, et s’il y a quelque faute je la corri e ; c’est une leçon. — Pauvres îommesl quand donc viendrez-vous dans mon sein vous abriter de la damnation ? — Ah ! ali ! la fin du monde, tu veux dire ? Quand cela viendra, je me croiserai les bras et je retournerai à. mes cuisines.

— Te damner tout seul ?

— Avant cela j’aurai fait mon chef’- d’œuvre : l’antecl1rist. Je l’ai ébauché bien des f’ois, mais à f’orce de travail je trouverai l’or, vous verrez, maître. Mais venez avec moi, si vous avez quelque visite à. faire au pape, il faut profiter de l’occasion. Tenez, voilà une étoile ui tombe sur la terre, je suis déjà à cheval, en routeil

IV

Er l’immensité pleine d’azur était partout ; en haut, en bas, à droite, à gauche, de tous côtés, elle s’étendait toujours et allait se perdre derrière des mondes

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426 OEUVRES DE JEUNESSE.

inconnus ; et les planètes couraient emportées par l’ouragan, avec leurs robes d’étoiles qui se traînaient derrière elles. On eût dit des reines folles et éperdues qui couraient sur un tapis de velours bleu. Partout le firmament étincelait de mille clartés ; les étoiles, fixes sur leur base de diamant, scintillaient sur la pureté de l’azur ; et tout cela cependant tournait, marchait dans une course gigantes ue, immense, infinie. Et bien bas, à cette place du vide où rien ne brille plus, ou les nuages glissent et roulent sur eux-mêmes, on voyait un point noir plein de ténèbres ; c’était la terre : une sphère ronde, noircie au dehors, glissante, difficile et f’roide comme un verre vidé ; au dedans, le vide.

Des âmes montaient au ciel avec leurs ailes blanches qui volaient ainsi ; elles chantaient, et leur voix arrivant vers les saints, semblait comme une hymne d’amour venue du lointain et ui, dans sa course éthérée, emporte avec elle des zép(l1irs suaves et doux et des parf’ums partis du cœur.

ÀMEs QUI MONTENT AU CIEL.

i

Courage, mes sœursl nous volons depuis longtemps et cependant je n’ai rien vu encore, rien que a lune se baignant dans ses flots d’azur, rien que ses reflets bleus qui nous éclairent ; rien entendu, rien que des voix confuses parties de l’abîme.

Et nous sommes heureuses, n’est-ce as, d’être ainsi libres de partir sans f’rein, comme lies soupirs qui s’envolent ou comme les chants qui montent ; nous sommes heureuses, car rien ne nous retient. Pauvres fleurs que nous étions, resserrées sous la terre, maintenant notre parfum s’émane.

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LA DANSE DES MORTS. 427

2

’Nous nous Fatignons ; quand donc verrons-nous l’Eternel, son fils, ses saintes ? Je sens que j’ai besoin de me reposer sur un coussin de nuages avec des franges d’azur et une housse d’or.

3

Nous volons depuis longtemps, où est le ciel ? Serait-ce le paradis, courir dans un vide ? ’l-

Moi, i’étais poëte, jeune fille, une âme Folle et égarée tombée du ciel sur la terre comme une fleur sur la boue.

Quand ie quittai cette prison de chair où i’étaIs ensevelie, c’était à son dernier soupir ; je partis, les oiseaux chantaient. J’a1 voulu me reposer sur des roses, mais la rose s’est Hétrie.

Je me suis assise sur l’herbe, à l’ombre des bois, sur la mousse argentée de la rosée du ciel, au murmure des ruisseaux, de l’eau qui roulait les pierres, qui verdissait les cailloux qui mouillent l’herbe ; mais l’eau s’est troublée, la fleur s’est flétrie et j’erra1 longtemps. Et je vous ai trouvées, et nous montons tous au ciel, et moi je cours dans une immensité aussi grande que ma pensée, aussi profonde, sans craindre de me heurter a aucune barrière, de rester attachée à un mur de chair comme un condamné retenu par ses chaînes. Périsse mon corps maintenant ! Arrière, vile argile qui m’a souillée, qui m’a tant de f’ois abîmée de ta fange, arrière ! Je suis une âme, je monte au ciel. 5

Oh ! le ciel ! je l’ai rêvé longtemps enfant, en priant la Vierge, en couvrant ses pieds de Feuilles arrachées

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428 EUVRES DE JEUNESSE.

aux prés, en respirant l’encens qui fumait et montait vers le dôme en vaporeux replis ; je l’ai rêvé, couchée sur les marguerites, en regardant à travers mes mains le soleil dorer les nuages, et le soir, quand les troupeaux rentraient en bêlant, que les insectes chantaient sous l’herbe, que l’horizon était rouge, qu’il y avait du feu dans les nuages et que les fils de à Vierge se mêlaient à mes cheveux.

Le ciel, je l’ai rêvé dans l’amour. 6

Et il me semble que je vais être plus pleine de délices et de parfums ; il me semble que l’harmonie va entrer dans mon âme et que j’entendrai, à la place de mon cœur qui battait, des anges qui prient et des voix qui chantent.

7

Oh ! oui ! c’est le ciel, tout cela, je le vois là-bas, bien loin, comme un soleil plus grand que l’autre ; le voyez-vous, mes sœurs ?

-·— Non, hélasl

— C’est que le poëte voit le ciel à travers les astres et le bonheur dans l’immensité. Entendez-vous les chœurs sacrés qui résonnent ?

CHCEUR DES ELUS.

Hosannahl gloire à Dieul que de douceurs, mes frères ! N’est-ce pas qu’il nous semble, depuis que nous avons quitté la terre, avoir vécu dans une harmonie continuelle, nous être nourris de parfums, de pensées d’amour, de choses délicieuses, de voluptueuses extases ? N’est-ce pas que nous avons sur nous comme un voile précieux, une gaze légère couverte de roses, qui nous fait dormir sous des sensations d’amour ? Et

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LA DANSE DES MORTS. 429

notre âme, comme elle bat à son aise dans l’étendue du ciel, libre du corps qui l’enfermait ! Hosannahl gloire à Dieu !

— Passons un peu plus loin, maître ; vous savez que je n’aime pas cette musique criarde et monotone u’on nomme une hymne. Tudieul je hais les chautres du ciel et de la terre, aussi je donne aux premiers des coliques pendant l’office et une voix à faire sauver les saints de pierre ; pour les seconds, je les déteste cordialement, j’aime mieux le tonnerre, cela est plus beau ; d’autant plus qu’il y en à qui pensent que c’est le courroux de votre père qui gronde, et d’autres qui croient que c’est ma voix qui rit.

Jésus avait la tête penchée ; sur le dos ses longs cheveux blonds pendaient en arrière, sur sa tunique bleue qui lui enveloppait les pieds ; il descendait ainsi, regardant les mondes qui roulaient autour d’eux dans l’immensité.

Satan, à cheval sur une sphère, regardait le vide ouvert sous lui, mais son âme était plus large que son abîme et sa douleur plus profonde.

La tête baissée, ses narines gonflées se relevaient juSqu’au milieu de sa figure livide ; ses yeux, à demi fermés, ne laissaient passer qu’une flamme rouge, dévorante comme du feu ; ses cornes passaient à travers les nuages, qui flottaient sur la terre comme un tapis bleu que feraient onduler des enfants. L’auréole du Christ, passant à travers les gorges des montagnes, argentait la neige comme le soleil. Au milieu des ténèbres, ils entendirent une voix qui s’élevait vers le ciel comme un choc des flots ; la voix était confuse, immense, on eût dit un muet en colère ui balbutie et écume de rage ; c’était la terre qui paiilait.

— Ah ! c’est une malédiction ! dit Satan, je suis chez moi.

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4§ O EUVRES DE JEUNESSE.

V

lls s’arrêtèrent dans la campagne, au cimetière d’un village, et s’assirent sur une pierre brisée, verdâtre, couverte de mousse, toute tapissée de verdure. C’était la nuit, l’été, à mi-côte, près du bois, où les feuilles frémissaient quand l’oiseau revenait à son lit, emportant à son bec un morceau de viande déterré des champs ; leurs feuilles argentées par la lune, belle et pure sur son fond d’étoiles, frémissaient doucement, comme si une bouche disant des mots d’amour eût parlé ; alentour le vent son filait sur les fleurs qui se penchaient sur l’herbe pleine de rosée et de parfums ; le vent roulait dans l’air comme un doux soupir échappé des lèvres et qui part, il faisait remuer l’ombre des cyprès, parlant bas dans leurs feuillages aux tombes couchées à leurs pieds ; quelque chose de suave comme un regard et t’embaumant comme un baiser parcourait les bois, se couchait sur la pelouse, s’agitait aux branches des arbres et s’étendait dans l’air ; on eût dit une âme qui s’était couchée sur la terre.

Pas un bruit, pas un murmure, rien du monde que les morts qui dormaient sous les fleurs. lfherbe était haute et nourrie ; la terre, couverte de parfums, de verdure, d’ombrages, de silence et de repos, était tiède et chaude ; les morts dormaient sous des linges parfumés.

Oh ! la belle nuit d’été, silencieuse, et avec ses étoiles, sa lune blanche, son tapis vert, ses Heurs jaunes dont l’ocleur s’échappait comme des haleines embaumées et la, le repos, la tombe, les morts. Le néant et des fleurs.

— Oh ! je t’aime, clit le Christ, douce et pleine l’harmonie, tranquille en ton sommeil, dormant comme un enfant ; c’est ainsi que je t’ai vue de mon

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LA DANSE DES MORTS. 451

calvaire, à mon dernier soupir, et souriant dans mon agonie en contemplant l’éclat dont mon père t’a ornée. - Prête l’oreille, fils de Dieu, écoute et dis-moi ce que tu entends. ’

Dis, entends-tu les chevaux qui hennissent et secouent leurs mors blancs d’écume et qu’ils mâchent en frappant du pied ? Ils vont partir pour une course qui dure depuis six mille ans : c’est la guerre. Entendstu les empires qui s’écroulent, les croyances qui tombent comme les empires et s’éboulent comme les temples ? Entends-tu les cris, les malédictions ? entends-tu la f’aulx qui passe sur les hommes et qui coupe ? L°herbe crie sous sa lame dlacier, mais la fiaulx coupe toujours.

Regarde et dis-moi ce que tu vois.

Au loin une plaine, blanche d’ossements ; cinq mille villes brûlées l Regarde comme la flamme s’allonge, c’est moi qui incendie la moitié du globe. Tiensl voilà quatre millions d’hommes, les chevaux leur marchent sur la tête et ils ont cles cadavres jusqu’au poitrail. Tiens, regarde ! voilà tes églises ou l’on anse, ou l’on rit, ou l’on boit ; l’autel sera~ la table du f’estin et le calice la coupe où ruisselleront les vins. Voilà la luxurieuse Asie qui s’enivre de ses parfums et s’endort comme une sultane ivre ; l’Af’rique mourant de faim dans son désert ; l’Amérique brûlée par son soleil, jeune mais esclave, et le dos déjà cassé comme un vieillard ; et l’Europe comme une f’olle faisant tourner ses machines et disant qu’elle te méprise. - Mon pérel mon pêrel

— Je suis un puissant empereur, n’est-ce pas ? et puis j’ai inventé cles jouissances que tu n’avais pas créées, cent f’ois plus voluptueuses ; elles tuent, et ils meurent comme toi, le sourire sur les lèvres..l’ai pour moi l’ambition hâve, au teint jaune, à la f’ace maigrie, que j’ai (placée comme le portier à la porte des palais et le sol at qui mange les empires ; et l’orgueil, ce no1r

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432 EUVRES DE JEUNESSE.

corbeau qui s’abrite dans tous les cœurs et qui parle par toutes les bouches, l’orgueil vide comme le désert, Fort comme l’océan, grand comme toi ; et l’envie, et la colère aux mille cris, qui d’un coup de poing broie le monde ; et la luxure rieuse et nue, se cachant dans les trous et se vautrant à l’aise sur ses coussins de satin, appelant tous, les jeunes et les vieux, impérieuse et stupide, brute et souveraine.

Et j’ai l’or aussi, l’or qui brille, l’or qui fait plus que le ciel, qui donne tout, la vertu, les trônes, la gloire ; l’or qui reluit aux couronnes, aux titres, aux dignités ; l’or qui roule, qui parle, qui chante, qui applaudit, qui vous rend fort et grand ; l’or pour qui llon travaille, pour qui l’on se damne ; l’or que l’avarice en haillons contemple en souriant dans son aletas. Car dans ses sacs il a le monde tout entier, ilëe possède à lui seul, ses délices et ses voluptés, puisque, avec cela, il peut tout acheter : vertu, gloire, empires, et les’ empires les plus grands, les Femmes les plus belles, les volupté es les plus inouïes.

Satan s’arrêta haletant, il regardait le Christ, l’œil en l’eu et la poitrine oppressée.

C’est que tout cela est beau, beau comme la tempête, grand comme le néant.

LE CHRIST.

- Eh quoi ! jamais de repos, toujours la guerre et le sang qui Fume ! toujours des cris, toujours Youragan ui tour illonne et roulel Le monde, sous ton empire, devrait être las de ses cris, de ses convulsions, étourdi de ses blasphèmes, de ses cris de douleur. — Ec ne vois-tu pas que sa vie maintenant n’est plus qu’un long râle qu’elle s’eH’orce de pousser depuis mille ans que, monté sur la terre, je lui Fais ployer les

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LA DANSE DES MORTS.

reins comme un cavalier qui fatigue son cheval ? et sa course ne sera finie que quand, épuisée sous moi, l’écume à la bouche et se roulant sur elle-même, la même chute nous emportera tous deux dans le large sein de la mort éternelle.

— Eh uoi ! pour son bonheur, j’aurai vainement semé sur élle le baume de mes souffrances et de mes larmes ? Ces germes de Dieu, qui reposaient dans le sillon de la foi, se sont séchés au souffle brûlant que tu as versé sur la terre ? Eh quoi ! mes anges pleureraient-ils dans mon paradis, en voyant leurs frères qui leur tendent vainement les bras ?

Après avoir tant marché, tant couru, tant chancelé, après t’être déchiré comme un f’ou, pauvre monde, tu n’aurais pas le repos de la fleur qui, f’anée le soir, dort dans son calice ? du jour fatigué qui sommeille dans la nuit ? Humanité, si longtemps voyageuse, errante dans le désert de la vie, toi dont l’horizon vide s’élargissait de plus en plus dans ton long voyage, ne trouveras-tu pas une oasis ou tu puisses enfin désaitérer ta gorge séchée par la poussière des empires et f’ermer tes yeux brûlés du soleil ?

La bouche du Christ se pencha vers la terre, et l’haleine qui s’en échappait la ravissait d’un souffle céleste. Les arbres se balançaient mollement, et leurs feuilles, agitées par les vents, frémissaient au clair de lune ; comme un cœur plein d’amour qui murmure tout bas en tremblant, le soir, des mots d’une langue mystérieuse et qu’une bouche aimée lui a appris à chanter.

Mais bientôt ils s’arrêtent, tout cesse ; un souffle de mort plane sur la contrée ; le firmament, si blanc, si bleu, semble illuminé par l’éclat d’un incendie de l’enf’er ; les tombes s’entrouvrent, leur couvercle se soulève, et on voit, couchés dans leurs linceuls, la tête sur la poitrine, les bras en croix, les morts qui dorment. 28

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QUVRES DE JEUNESSE.

Et ils remuent d’abord doucement, comme un enf’ant qui sort de ses rêves et s’éveille en souriant. Eux aussi se lèvent a demi, mais, graves et f’roids, ils déf’ont lentement leur linceul et dressent leur tête de squelette que réchauffe mollement ce vent de la nuit tiède et parfumé.

Pourquoi se réveillent-ils donc ? qui les a appelés ? leur sommeil était si prof’ond ! Rien là dedans, sous la terre ; seulement parfois les vers leur montent jusqu’à la oitrine et ils se retournent.

Rflais c’est Satan et ils le connaissent tous, tous. Oh ! oui, sa grimaçante figure leur est apparue à leur chevet, effrayés ils ont fermé les yeux et se sont donnés à lui ; et maintenant il les appelle, car, voluptueux empereur, assis sur un tombeau, il aime à voir ses sultanes danser quand la mort, ce joyeux ménétrier, accompagne de son rebec leurs pas saccadés. CHGUR DES JEUNES FILLES.

I

Ah ! qu’il f’ait chaud dans ce lit-là ! on y étoufl’e, le sommeil est lourd et pesant.

Depuis quand dormons-nous ? il y a longtemps, n’est-ce pas. car je sens mes membres qui se sont usés Sur les planches. ’

Où sont les fleurs qui entouraient notre couche, quand nous nous sommes endormies ? car il me semble qu’on chantait et qu’on jetait des fleurs. Où est mon oiseau qui roucoulait sous les branches du verger ? où est le lac qui résonnait si bien, au clair de lune, des sons de la guitare qui allaient mourir au loin sur la surf’ace plane des eaux argentées ? Où est le beau soleil ui f’aisait en se couchant des cercles jaunes, cou es etqbleus, dans les coins du jar-

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LA DANSE DES MORTS. din, âjuand les arbres touH’us donnaient au Fond une gran e masse noire de verdure et d’ombrage ? Où sont nos robes de fêtes ? Mais elles sont usées, la terre les a gâtées ; secouons-la, car nous allons danser. Mes sœurs, à la danse ! j’entends le musicien qui joue du violon et qui bat la mesure en broyant quelque chose comme des verres brisés, dansons. ll Et cependant je voudrais m’asseoir sur cette herbe, me mouiller dans sa rosée, car j’ai chaud, ma peau brûle ; mais je n’ai plus de peau et il n’y a que mes colliers et mes pendants d’oreillesNîjui résonnent sur ma poitrine quand je m’avance. es sœurs, où est donc celui qui nous souriait ? l’avez-vous vu ? dort-il comme nous ? Où sont nos amours, nos fleurs, nos parfums, nos soigirs du soir ? ù est la tonnelle de jasmin où il m’embrassa ? Où est le bal enivrant, avec ses flots de lumière et ses éclats d’or ? ’ Où est la vie ? Mais voilà la danse. Dansons ! III Non ! laissez-moi, je voudrais savoir combien j’ai dormi sans m’éveiller. · Il m’a semblé cependant qu’on s’asseyait sur moi, et u’on leuraxt ; étaient-ce des larmes ou les gouttes ’eau e la tempête ? On nous entraîne. Dansonsl Er ils allèrent ainsi longtemps. Qui aurait pu mesurer en e et la longueur de cette course, faite par un dieu et un dêmonl z8

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4 ;6 cwvmzs DE Jnumassn.

Au delà des mers, bien loin, ils s’arrêtèrent. Le fils de Dieu était triste, il avait dans l’âme une peine infinie, douce et vaste comme son cœur ; les larmes qui tombaient de l’azur de ses yeux répandaient un parfum céleste, comme la pluie d’été qui embaume la terre et la f’ait respirer des zéphirs de fleurs. Satan avait abattu un moment son regard, mais quand il le releva, le Christ sentit qu’il devait brûler les âmes. On entendait battre quelque chose sous sa poitrine creuse, mais ce nlétait que le vent des déserts qui passait dans son corps et sortait en râle sous ses ents noircies.

Une voix douce comme le battement d’ailes de la. colombe, comme la brise amoureuse se berçant sur les vagues bleues des mers du Sud, comme le bruissement de la feuille verte, comme le ruisseau sur la mousse, comme l’air berçant les fleurs au clair de lune, s’échappa vers les nues, monta au ciel et ne laissa derrière elle qu’un sillon d’harmonie, qui vibra longtemps et mourut lentement comme le soleil doré qui se couche derrière les vagues.

l

(5 mes séraphins, ô mes anges au ; ailes d’azur, aux joues blanches, à moi mes saints ! O mon paradis, si plein d’amour qu’il fume comme l’encensoir ! Oh ! chantez sur vos harpes d’or, ne vous lassez pas, car puissiez-vous faire descendre jusque sur la terre vos célestes mélodies, pour ranimer la foi f’anée comme une fleur qui a trop vécu. Que de vos lèvres découlent les choses qui ravissent et fassent aimer ! Que de votre cœur s’épanche un parfum qui embaume les âmes et les endorme dans l’amour !

Et aussitôt, un cri, comme le serpent qui sifile et mord, comme la tempête qui hurle et écume, comme

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LA DANSE DES MORTS. 437

l’ouragan déracinant les montagnes et les roulant sur le monde, comme le souiile du désert qui bondit sur son lit de f’eu, sortit de la poitrine du démon, vibrant comme la nue qui éclate.

Et ce cri-la n’eut point de fin ; ce fut un océan toujours agité, toujours immense dans sa colère et ses sanglots, un océan sans f’ond et sans rivage, se roulant sur lui-même, tournant sur lui-même, se déchirant lui-même comme un Dieu en démence. Et ce cri n’eut pas d’écho ; il allait toujours se briser sur les rochers arides, qui lui en rapportaient les sons et le faisaient monter au ciel en rage écumeuse. Satan parlait.

I

A moi, le monde ! a moi, la mort et la vie, les empereurs et les peuples, les empires et les nationsl Peuples, soulevez les linceuls ; empires, soulevez vos ruines ; empereurs, soulevez vos cercueils embaumés et pourris, venez nous dire ce que c’est que la vie, ce que vaut un peuple, ce que vaut une couronne, combien il f’aut de vers et de siècles pour manger l’un, combien il f’aut de minutes pour broyer l’autre ; vous avez vécu et vous êtes morts maintenant ! Peuples, où sont vos noms effacés par le sable qu’a soulevé la tempête, tempête qu’en ont effacée tant d’autres ?

Rois, où sont vos couronnes emportées aussi par l’haleine de la mort ? ·

Venez aussi, hommes de la terre ; dites-moi où sont vos passions, vos vertus ? passées comme vos fleurs, vos palais, vos gloires et vos cendres ! Et vous, femmes, ou sont vos cœurs leins d’amour, vos cœurs, pourris aussi avant la gentelle de vos vêtements ? ·

Et quand vous serez tous là, vous me direz ensuite ce que c’est que la mort, ce que vous pensez depuis

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4 ;,8 nzuvmas DE JEUNESSE. tant de siècles, endormis sous le monde qui palpite sur vos têtes, comme une victime qui tressaille encore à son agonie. Vous me direz chacun où sont parties vos âmes, et si elles viennent parl’ois visiter la boue qui les a contenues. LA DANSE DES MORTS. Dans un désert immense, rouge et brûlant comme un incendie, la Mort, assise sur elle-même, la tête appuyée sur ses genoux et la mâchoire reposant dans ses mains osseuses, la Mort, comme un l’aucheur vers le soir, chantait. D’abord un vaste soupir passa sur ses dents et elle dit : CHANT DE LA MORT. I La nuit, l’hiver, quand la neige tombe lentement comme des larmes blanches du ciel, c’est ma voix qui chante dans l’air et Fait gémir les cyprès en passant dans leur feuillage. Alors je m’arrête un instant dans ma course, je m’assieds sur les tombes Froides, et tandis que les oiseaux noirs voltigent à mes côtés, tandis que les morts sont endormis, tandis que les arbres se penchent, tandis ue tout pleure ou tout dort, mes yeux brûlés regardent les nuages blancs qui se déploient et s’allongent au ciel, comme des linceuls qu’on étendrait sur des géants. Oh ! combien de nuits, de siècles et d’années se sont ainsi passés ! l’ai tout vu naître et j’ai tout vu périr. A peine si je compte les brèches que chaque géné-

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LA DANSE DES MORTS.

ration apporte sur ma f’aulx ; je suis éternelle comme Dieu, je suis la nourrice du monde, qui l’endort chaque soir dans une couche chérie. Toujours mêmes fêtes et même travail ; chaque matin je pars, et chaque soir je reviens tenant dans un par de mon linceul toute l’herbe que j’ai f’auchée, et puis je la jette aux vents. Il

Quand les vagues montent, que le vent crie, que le ciel éclate en sanglots et que l’océan, comme un f’ou, se fait une colère, alors uand tout tourbillonne et hurle, je m’étends sur ses fillots écumeux, et la tempête me berce mollement comme une reine dans son hamac. L’eau de la mer rafraîchit pour quelques jours mes pieds brûlés par les larmes des générations passées qui s’y sont cramponnées pour m’arrêter. Et puis quand je veux que tout cesse, quand cette colére commence a m’en ormir comme es chants, d’un coup de tête je l’apaise, et la tempête, si superbe, si rande, n’est plus, comme les hommes, les flottes et És armées qu’elle remuait sur son sein. lll

l’ai marché du sud au nord, du levant au couchant ; j’ai passé par l’Inde et les Allemagnes, j’ai traversé les mers, les fleuves, les forêts, les déserts ; et j’ai tout f’auché, abattu, brisé, trônes, peuples, empereurs, yramides, monarchies. Car cite-moi une vague de lîocéan, une parole de haine ou d’amour, un cri, un regard, un vol d’oiseau, un empire, un peuple, une renommée, une couronne, toutes choses vaines et d’un jour, écloses le matin, flétries le soir, qui ne soient effacés partout ou j’ai passé. La terre a des germes de vie, des prémisses de mort.

IV

Tout est venu me trouver, les uns de bonne heure,

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440 GUVRES DE JEUNESSE.

les autres plus tard ; bien d’autres m’ont appelée et sont accourus d’eux-mêmes.

Que de choses sont venues se briser sur ma poitrine ! que d’amours s’y sont rejoints ! que de bonheur y a êclos ! que de malédictions y ont retenti ! Comme j’ai marché ! comme fai couru ! parfois i’en ai la tête ètourdie et la poitrine oppressée. Q n’ai-ie aimè de tout ce que j’ai vu, trônes, peuples, amour, gloires, deuil, crimes et vertus ? Rien, que mon linceul qui me couvre !

V

Et mon cheval ! mon cheval ! oli ! comme je t’aime aussi !

Comme tu cours sur le monde, comme ton sabot d’acier retentit bien sur les têtes que tu broies dans ton galop, ô mon cheval !

Ta crinière est droite et hèrissèe, tes yeux flamboient, et tes crins plient sur ton cou quand le vent nous emporte tous deux dans notre course sans limites ; janyais tu ne te fatigues, pas de repos, pas de sommeil pour nous deux.

Tes hennissements, c’est la guerre ; tes naseaux qui furent, c’est la peste qui s’abat comme un brouillard.

Et puis tu cours si bien, quand je jette mes flèches !

tu abats si bien, avec ton poitrail, les pyramides et les empires, et ton’sabot si bien casse les couronnes ! Comme on te respecte, comme on t’adore ! Les papes pour t’implorer te iettent leur tiare, les rois leurs sceptres, les peuples leurs malheurs, les poëtes leur renommée, et tout cela tremble et s’agenouille ; et toi tu galopes, tu bondis, tu marches sur les têtes prosternées.

Chaque jour nous recommençons tous deux la même route, nous allons tous deux dans la même arène. Et nous allons toujours courant sur le même che-

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LA DANSE DES Moars. 441

min, et tout se prosterne à notre passage ; et, penché sur tes crins, Sur ton cou qui s’allonge, je n’entends que le vent qui siffle a mes oreilles et fait résonner ma f’aulx et mes flèches suspendues à ta croupe, et les cris de la terre qui montent jusqu’à nous, et le bruit régulier de ton sabot d’acier qui f’rappe. O mon cheval ! toi, tu es le seul don que m’ait fait le ciel quand il m’a vu vieux. Tu as le jarret de f’er et la tète de bronze, tu cours tout un siècle comme s’il y avait cles aigles dans les plis de tes cuisses, et puis, uand tu as faim, tous les mille ans, tu manges de la Ehair et tu bois des larmes.

O mon cheval, je t’aime comme la mort peut aimer ! VI

l’ai vu souvent des enfants jouer avec des fleurs, des amants vivre perdus dans les bras de leurs maîtresses, des rois engraisser d’orgueil sous leur manteau royal, des siècles heureux d’eux-mêmes et fiers de leur immense conception, et j’ai tout pris d’un seul coup ; les fleurs, les enfants, les amours, les rois, les trônes, les siècles, tout cela est passé, fané, envolé comme la poussière de la route où je cours. Quand je vois de la fraîcheur, de la jeunesse, une jeune fleur, une jeune fille à faner, je fane la fleur et la fille ; les roses mortes me donnent les plus doux parfums.

A moi les sanglantes mêlées, quand la bataille hurle et que le sang ruisselle ; à moi les peuples se traînant dévorés par la peste au teint vert, à la dent âcre et aux convulsions de damnés ; à moi les joies de l’agonie, car jlai mes voluptés comme on a l’existence. l’ai passé et j’ai vu des générations naître et mourir ; j’ai entendu l’écroulement des’monarchies et des trônes, les vagues du peuple en colère, qui ont monté et se sont apaisées ; j’ai entendu des cris, des malé-

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442 QUVRES DE JEUNESSE.

dictions, des soupirs, des blasphèmes ; tout cela se confond dans une vaste harmonie qu’on appelle le monde et dont la dernière note est mon nom. VII

ll y a si longtemps que je vis ! j’ai tout vu. Oh ! ue je sais de choses, que je renferme des mystères etîlles mondes à moi !

Parfois, quand fai bien f’auche, bien couru sur mon cheval, quand j’ai bien lancé des traits de tous côtés, la lassitude me prend et je m’arrête. Mais il f’aut recommencer, reprendre la course infinie qui parcourt les espaces et les mondes ; c’est moi qui passe emportant les croyances avec les gloires, les amours avec les crimes, tout, tout ; je déchire moimême mon linceul, et une faim atroce me torture sans cesse, comme si un serpent éternel me mordait les entrailles.

Er si je jette les yeux derrière moi, je vois la fumée de l’incendie, la nuit du jour, l’a onie de la vie ; je vois les tombes qui sont sorties dâ: mes mains et le champ du passé si plein de néant.

Alors je m’assois, je repose mes reins fatigués, ma tête alourdie qui a si besoin de sommeil, et mes pieds lasses qui ont si besoin de repos ; et je regarde dans un horizon infini, rouge, immense, où l’œil se perd, car il n’a point de bornes, il va toujours et s’élargit sans cesse. Je le dévorerai comme les autres, Quand donc, ô Dieu, dormirai-je à mon tour ? quand cesseras-tu de créer ? quand pourrai-je, comme un fossoyeur, ml endormir sur mes tombes et me laisser balancer ainsi sur le monde au dernier soulile, au dernier râle de la nature mourante aussi ? Alors je jetterai mes flèches et mon linceul ; je laisserai partir mon coursier, qui paîtra sur l’herbc des pyramides, qui se couchera dans les palais des em-

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LA DANSE DES Monrs. 44 g

pereurs, qui boira la dernière goutte d’eau de l’océan, et qui humera la dernière vapeur du sang. Il pourra, tout le jour, toute la nuit, pendant tous les siècles, errer au gré de son caprice, franchir d’un bond depuis l’Atlas jusqu’à l’l-limalaya, courir, dans son orgueilleuse paresse, depuis le ciel jusqu’à la terre, s’amuser à troubler la poussière des em ires écroulés, courir dans les plaines de l’ocèan desséché, bondir sur la cendre des grandes villes, humer le néant à pleine poitrine, s’y·ètaler et y bondir à l’aise. Et puis, lassé peut-être comme moi, cherchant un précipice où te jeter, tu viendras, haletant, t’abattre au bout de ta course devant l’océan de l’infini ; et là, l’écume à la bouche, le cou tendu, les naseaux vers l’horizon, tu imploreras comme moi un sommeil éternel où tes pieds en Feu puissent se reposer, un lit de Feuilles vertes où tes paupières calcinées puissent se clore, et attendant, immobile sur le riva e aride de l’existence, tu demanderas quelque chose ge plus fort ue toi pour te broyer d’un seul coup ; tu demanderas d’aller rejoindre la tempête apaisée, la fleur l’anée, le cadavre pourri ; tu demanderas le sommeil, car l’éternité est un supplice et le néant se dévore. Oh ! pourquoi sommes-nous venus ici ? quelle tempête nous a jetés dans l’abîme ? quelle tempête nous rapportera vers les mondes inconnus d’où nous venons ?

Mais avant, ô mon bon coursier, tu peux courir encore, tu peux flatter ton oreille du bruit des choses que tu broies ; ta course est longue, du courage ! Longtemps tu m’as portée, un plus long tem s se passera, et nous deux nous ne vieillissons pas ; lies étoiles pâlissent, les montagnes s’all’aissent, la terre s’use sur ses axes de diamant, nous deux seuls nous sommes éternels ; le néant vivra toujours.

Aujourd’hui tu peux te coucher a mes ieds, polir tes dents sur la mousse des tombeaux, car Eatan m’or-

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444 azuviuzs DE JEUNESSE.

donne et un pouvoir dont je ne connais que la Force m’enchaîne à sa volonté ; les morts vont se réveiller. C’est un spectacle de Dieu et qui me rap ellera ma jeunesse, ma journée d’hier et ma journée d)e demain. Vll I

Satan, je t’aime ! toi seul tu comprends peut-être mes joies et mes délires ; mais, plus heureux, un jour quand le monde ne sera plus, tu pourras te reposer comme lui et dormir dans le vide.

Et moi qui ai tant vécu, tant travaillé, qui n’ai eu que de chastes amours et d’austères pensées, il Faudra urer ; l’homme a le tombeau, la gloire a l’oubli, le jour se repose dans la nuit, mais moi !... Et je suis seule dans ma route parsemée d’ossements, bordée de ruines !

Les anges ont leurs Frères, les démons aussi ont leurs compagnons d’enFer ; mais moi, toujours le même bruit de ma Faulx qui coupe, de mes lléches qui silllent, de mon cheval qui galope ; toujours le bruit de la même vague qui vient mordre le monde. SATAN.

Tu te plains, la plus heureuse des créatures du ciel, la seule qui soit grande, belle, immuable, éternelle comme Dieu, la seule qui puisse l’égaler, ô toi qui un jour l’abattras a ton tour, quand tu auras terrassé l’univers sous les pieds de ton cheval ! Et alors, quand Dieu ne sera plus, quand le firmament s’échappera de tous côtés, que les étoiles courront éperdues, que les âmes sorties de leur séjour erreront dans l’abîme, s’entrechoqueront, se briseront avec des soupirs et des sanglots, alors, pour toi que de délices ! F

Tu iras siéger sur le trône éternel du ciel et de

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LA DANSE mas Monrs. 44 ;

l’enl’er, tu pourras abattre les mondes d’étoiles et de planètes, les astres, tous les ciels, tous les mondes ; tu pourras lâcher ton cheval dans des prairies d’émeraudes et de diamants, tu pourras lui faire une litière avec les ailes que tu auras arrachées aux anges, et lc couvrir de la robe azurée du Christ ; tu pourras broder sa selle avec toutes les étoiles du firmament, et puis tu le tueras. Et puis, quand tu auras tout brisé, n’il n’y aura plus qu’un grand vide, que tu auras dèclliirè ton cercueil, cassé tes flèches, alors tu te l’eras une couronne de pierre avec la plus haute montagne du ciel, et tu te lanceras dans l’abîme ; ta chute dût-elle durer un million de siècles, tu mourras, car le monde doit finir, tout, exceptè moi ; je serai plus eternel que Dieu, je dois vivre pour f’ormer le chaos d’autres mondes.

LA MORT.

Tu n’as pas, comme moi, ce vide et ce l’roid de mort qui me glace.

SATAN.

Non, mais c’est une fièvre ardente et sans relâche, c’est une lave qui brûle les autres et qui me dévore. Toi, au moins, tu n’as qu’à abattre ; mais moi je Fais naître et je Fais vivre, je dirige les empires, je domine dans les allaires de l’État et du cœur. Voila un homme vertueux, qui l’ait parler de ses aumônes, de son front calme, de sa tenue modeste ; c’est que, le matin, la Vanité est venue le trouver dans son lit, au réveil d’une mauvaise digestion, et qu’il a résolu d’être sobre.

Un autre soupire après une Femme, l’enlève, la viole et puis la laissé ; c’est l’Amour et puis la Pudeur qui m’ont rendu ce service.

lci, c’est une femme bonne, sage ; mais son cœur est sec, son esprit borné.

Là, c’est un poëte, un grand homme, un être qui

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446 azuvnns ma Jiwxizssia.

chante au brouillard et s’enrhume ; le pauvre fou ! je lui ai donné le génie, et il se tue.

Et puis il faut que je sois partout ; après avoir quitté la robe étincelante de pierreries d’une duchesse usée, ie rends l’habit modeste de la fille du peuple que sédiuit le rand seigneur, je fais résonner l’argent, briller les cëamants, retentir les noms ; ie chuchôte aux femmes, aux poëtes, aux ministres, des mots dlamour, de loire, d’ambition ; à la fois je suis chez Messaline et cîiez Ninon, à Paris, à Babylone. Si on découvre une ile, j’y saute le premier ; un roc perdu dans les mers, j’y suis avant les deux hommes qui s’y entr’égorger ont pour se le disputer. En même temps, ie m’étale sur le sofa usé de la courtisane et sur la litiére parfumée des em ereurs.

Ea haine, l’envie, l’or ueil, la colére, tout cela sort à la fois de mes lèvresja nuit et le jour je travaille. Tandis qu’on brûle les chrétiens, je me vautre avec la volupté dans les bains de rose, je cours sur les chars, je me désespère dans la misère, je rugis dans l’orueil. g Enfin, i’ai fini par croire que i’étais le monde et que tout ce que ie voyais se passait en moi. Parfois je suis fatigué, ie deviens fou, je perds mon bon sens et je fais es sottises à faire rire de pitié le dernier de mes démons.

Et moi non plus, personne ne m’aime, ni le ciel dont je suis le fils, m l’enfer dont je suis le maître, ni la terre dont ie suis le Dieu ; toujours des tourmentes, des convulsions, de la rage, du sang, de la frénésie ; iamais non lus mes yeux n’ont de sommeil, jamais mon âme n’a Se repos.

Toi, au moins, tu peux reposer ta tête sur la fraîcheur des tombeaux, mais moi fai les clartés des palais, les sombres malédictions de la faim et la fumée des crimes qui monte au ciel.

Ahl je suis châtié par le Dieu que je hais ; mais je

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LA DANSE DES Monrs. 447

sens que j’ai l’âme plus large que sa colère, je sens qu’un de mes soupirs pourrait aspirer le monde tout entier et le faire passer dans ma poitrine, où il brûlerait comme je brûle.

Quand donc, Seigneur, ta trompette sonnera-t-elle ? ll me semble qu’une large harmonie planera alors sur les collines et les océans, car je souffrirai avec le monde tout entier, les cris et les sanglots apaiseront le bruit des miens.

Satan se fut la Mort, béante venait de se lever a ’ ’

ces derniers mots sur ses jambes jaunies. Un linceul tombait en larges replis derrière elle et couvrait à peine une (peau l1v1de et terreuse, sa tête était chauve, ornée, erriére, d’une seule mèche de cheveux rouges ; ses yeux étaient fixes et dévoraient, son f’ront reluisait comme le cuivre, sa voix était douce et fatiguée ; on eût dit une vieille mére qui rappelait a elle ses enfants.

Elle ouvrit les dents et poussa un hideux soupir, comme le bâillement d’une tombe qui se referme ; elle étendit ses bras amaigris, avec douleur, baissa la’ tête sur sa poitrine osseuse dont la peau transparente laissait vo1r palpiter quelque chose comme un serpent qui se roule.

Satan était immobile comme la statue du désespoir, regardant la plaine, l’horizon et le ciel en feu, et comme bouffi d’une colére morne et terrible. Le fils de Dieu, aussi, avait la tête penchée sur sa robe azurée ; ses cheveux d’or pendaient sur ses épaules blanches, ses yeux étaient remplis de larmes d’argent, pensant sans doute à son paradis, à ses saints, à ses vierges, à l’amour infini qui embrase les âmes dans ses rayons, à son père appuyé sur des nuages d’or, à sa mére pleine de divinité et source de poésie et de grâces, d’oû découle tout ce qui est du ciel.

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448 œzuvmas DE Jiaumassn.

Rempli d’une mélancolie sublime, pleine de mélodie et de chants de l’âme, il se taisait. Dans ce désert rouge, sans limites, sous cette atmosphère qui semblai tune exhalaison embrasée de l’enf’er, on n’entendait que les soupirs échappés de ces trois poitrines, et on eût dit que le monde, pris d’une immense et vague envie de la mort, allait pleurer. Mais soudain l’immensité se peupla de Fantômes, et de vaporeuses f’ormes se dessinèrent dans les abîmes. On vit s’élever de hideux squelettes, qui sortaient du sein de la terre, tout eflrayés de leur réveil. D’abord, ils levaient lentement la tête, se dressaient sur eux-mêmes, puis se levaient et marchaient ; étonnés, ils allaient ainsi au hasard, aveugles et stupél’aits ; on en voyait qui traînaient après eux un morceau de velours en lambeaux, d’autres s’appuyaient sur leurs sceptres pourris ; il y en avait qui portaient la main à leur tête pour chercher leurs couronnes, mais ils n’y trouvaient qu’un crâne nu et froid. - Ce sont les rois, dit la Mort.

Un d’eux se mit à dire :

LE ROI.

l’ai dormi longtemps, mais je me réveille, car le soleil dore ma tente, mes gardes se sont relevés trois Fois depuis l’aurore, mes chevaux blancs piailent avec leurs fers d’argent, ils hennissent d’impatience, ils aspirent à pleine poitrine l’odeur des combats et la vapeur des camps. Depuis longtemps douze jeunes filles d’lonie, au Sein dlémail, aux bras d’ivoire, aux doigts de rose, Font brûler dans des cassolettes les essences d’Asie, que trois flottes ont été me Chercher dans le Gange ; depuis longtemps on a mis ma housse de peau de tigre sur les flancs de mon cheval de bataille.

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LA DANSE mas Mokrs. 449

l’entends les clairons qui résonnent et vibrant derrière la montagne, comme si un Dieu criait de collines en collines : à la guerre ! à la guerre ! Oui, levons nous, allons, je veux aujourd’hui marcher sur des cadavres ; je veux que ma cavale ait du sang jusqu’au poitrail, je veux ce soir me faire un monceau de têtes qui dira aux siècles suivants : il a passé là ! Mais où sont donc mes Numides basanés, mes douze Perses qui me tenaient l’étrier, mes trente eunuques de Syrie qui m’oll’raient des parf’ums à mon passage, et qui se baissaient si bas qu’on eût dit un tapis noir.

Eh quoi ! je ne vois plus ni les tentes, ni les hommes, ni les étendards de soie ; la plaine est vide, est-ce que tout est fini et que je suis vainqueur ? Le squelette’chancelait, tournait de tous côtés et disait :

l’ai conquis les Indes, le pags du soleil, l’Af’rique, où j’ai passé comme la temp te sur l’océan ; fai été depuis les glaces du Nord jusqu’aux confins des mers de f’eu, où l’cau brûle comme a lave ; je suis le maître du monde ; il ne me reste plus que cette bataille, et puis, qluand j’aurai tout gagné, je me ferai ciseler un trône ans les Alpes et de là je siégerai sur le monde. LA MORT.

l-lâte-toi ! hâte-toi !

LE ROI.

Qui es-tu, fantôme Y

LA M©RT.

Je ne suis pas un fantôme, c’est toi qui est le fantôme que mon souille va faire évanouir. 29

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4jO (EUVRES DE JEUNESSE. LE R0 !. Est-ce l’image d’un conquérant qui vient me trouver sur mon trône ?. LA MORT. Ton trône ? je m’en servirai pour Faire les planches de ton cercueil. LE ROI. Arrière, spectre hideux ! laisse-moi m’endormir sur mon lit de roses, me laisser bercer dans mon hamac fait avec les cheveux de mes f’emmes, tandis que tout ne Forme qu’un concert pour chanter les louanges du maître du monde. LA MORT. Arrière, vermisseau que je veux écraser sous mes K/îeds, toi, ta couronne et tes empires ! Je suis la ort. Le squelette se traîna sur les genoux en pleurant des larmes amères, et d’immenses gémissements sortaient de sa poitrine creuse ; — Grâce ! grâce ! je n’ai pas assez vécu..l’étendrai ton empire sur toute la terre, je ferai du monde une plaine vide où il n’y aura que moi pour boire l’eau des ruisseaux, our cueillir les fleurs, pour dormir sous les arbres. Bitié ! pitié ! — Tu trembles, disait la Mort, en le renant par les cheveux, et le traînant a rès elle sur l)es genoux, à travers le sable et les rocliers, j’irai m’asseoir à ta table, embrasser tes concubines, boire tes vins, m’essuyer la bouche avec ton manteau, et casser tes coupes de diamant avec ton sceptre. — La vie ! la vie ! répétait-il. A- Eh bien, meurs ! dit la Mort, en le repoussant au loin avec un rire de tonnerre.

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LA DANSE DES MORTS. 451

La peau livide de sa bouche se releva des deux côtés et laissa voir une mâchoire aigue et tranchante. Une cohorte de squelettes, montés sur des chars, s’avançait en courant avec de grands cris de joie et des éclats de triomphe. Derrière eux pendaient des armes brisées, des couronnes de laurier, dont les feuilles jaunies et desséchées s’en allaient rapidement avec la poussière et les vents..

— Tiens, voilà Rome l’éternelle qui marche en triomphe, dit Satan. Son Colisée et son Capitole sont deux rains de sable qui lui ont servi de piédestal, mais E1 Mort a fauché dans le bas et la statue est tombée.

Ecoute ! En tête est Néron, ce fils chéri de mon cœur, le plus grand poëte ne la terre ait eu. Néron courait sur un éliar traîné par douze squelettes de chevaux, le sceptre dans ses mains, il frappait leurs croupes osseuses ; debout, son linceul ondulait et flottait en larges lis ; il tournait ainsi dans la carrière, des cris à la bouclie et les yeux en f’eu. — Vite ! vite ! plus vite encore ! je veux que vos pieds brûlent le sable, que vos naseaux jettent une écume à blanchir vos oitrails. Eh quoi ! les roues ne f’ument pas encore ? lgntendez-vous les f’a.nf’ares qui résonnent jusqu’à Ostre, les battements de mains du peuple, les cris de joie ? Tenez, voilà le safran qu’on jette a pleines mains et qui tombe dans mes cheveux, voilà le sable déjà mouillé de parfums. Oh ! comme mon char roule bien ! comme vos cous s’allongent sous vos rênes dorées ! Allons ! plus vite ! la poussière roule, mon manteau flotte, le vent parle et crie : triomphe ! triomphe ! Allons ! plus vite ! plus vite ! voilà qu’on applaudit, qu’on trépigne, n’on s’agite ; c’est Jupiter qui va dans le ciel. Vite ! vitecl encore plus vite !, Et son char semblait traîné par des démons, une vapeur noire et de la poussière de sang se mélaient 29-

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4jZ GUVRES DE JEUNESSE.

clans l’espace, sa course vagabonde cassait les tombes, et les cadavres réveillés se pliaient en deux sous les roues de son char.

Il descendit.

— Maintenant, que six cents de mes l’emmes exécutent en silence des danses de Grèce, pendant que je baignerai dans les roses, dans ma baignoire de porphyre, et puis elles viendront toutes avec moi, toutes, toutes.

Je les veux nues, sans diamants, sans parfums, sans voiles ; je veux qu’elles forment un rond en dansant, qu’elles s’entrelacent, et que de tous côtés on voie leurs croupes d’albâtre passer et repasser et se plier nullement, comme le soir les roseaux de l’Inde dans l’eau amoureuse d’une mer parfumée.

Et je donnerai l’empire des mers, le Sénat, l’Olympe, le Capitole, a celle qui m’aimera le mieux, celle dont je sentirai le cœur battre sous le mien, celle qui saura mieux laisser prendre ses cheveux, me sourire et m’entourer de ses bras, celle qui saura mieux m’endormir de ses chants d’amour et puis me réveiller par des transports de f’eu, des convulsions inouïes et des morsures voluptueuses ; je veux que Rome se taise cette nuit, que le bruit d’aucune bar ne ne’trouble les eaux du Tibre, car j’aime à voir la llune se mirer dans ses ondes et les voix de Femmes résonner ; je veux qu’un jour fait à mes draperies laisse passer des vents embaumés. Ah ! je veux mourir d’amour, de volupté, d’ivresse ! et tandis que je mangerai des mets que moi seul mange, et qu’on chantera, et que des filles nues jusqu’à la ceinture me serviront des plats d’or et se pencheront pour me voir, on égorgera quelqu’un, car j’aime, et c’est un plaisir de Dieu, de mêler les parfums du sang à ceux des viandes ; et ces voix de la mort m’endormiront à table.

Cette nuit, je brûlerai Rome, cela éclairera le ciel et le fleuve roulera des flots de f’eu.

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LA DANSE DES MORTS. Le squelette s’arrêta longtemps, puis il releva la tête, fit claquer ses dents et reprit : — Plus tard, je veux faire un plancher d’aloès sur la mer d’Italie et tout Rome viendra y chanter ; les voiles seront de pour re, j’aurai un lit de plumes d’aigle, et j’y tiendrai dans mes bras, à la vue du monde entier, la plus belle Femme de l’empire, et on applaudira de voir les jouissances d’un Dieu. Alors la tempête grondera en vain sous moi, ïétoulïerai sa colère sous mes pieds, et le bruit de mes baisers apaisera celui des vagues. Le squelette s’arrêta plus longtemps encore. La Mort s’approchait de plus en plus. -*- Eh quoi ? Vindex se révolte, mes le ions m’abandonnent ; mes femmes fuient elïrayées gans les galeries, tout pleure et se tait, le tonnerre seul fait entendre sa voix. Est-ce que ie vais mourir ? LA MORT. A l’instant ! minou. Et il Faudra abandonner mes nuits leines de volupté, mes jours remplis de Yestins, d)e délices, de spectacles, mes triomp es, mes chars et la foule ! LA MORT. Tout ! tout ! SATAN. l-lâte-toi, maître du monde ! on va venir, on va t’égorger ; que l’empereur sache mourir ! NÉR©N. Mourir ? à peine ai-je vécu ! oh ! comme je ferais de grandes choses à faire trembler l’Olympe ! je finirais par combler l’océan et à m’y promener dessus en char de triomphe..l’ai encore envie de vivre, j’ai be-

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ÉUVRES DE JEUNESSE. soin encore de voir le soleil, le Tibre, les champs, le cirque au sable d’or, ah ! je veux vivre ! LA MORT. Je te donnerai un drap dans la tombe, un lit éternel plus doux et plus tranquille que tes coussins d’empereur. NÉRON. Oui, je suis bien lent à mourir. LA MORT. Eh bien, meurs ! Et elle l’emporta dans les plis de son linceul qu’elle secoua sur la terre. SATAN. \ Tiens, la, plus loin, ce sont les philosophes mourant pour avoir le plaisir de se faire applaudir au dernier moment, comme ce squelette abîmé qui se pose pour attirer les regards de la Foule ; c’est une fille de joie ou un gladiateur. Plus loin, voilà l’église, hideux corps sous sa chape dorée. R Le pape s’avance, usé par l’âge, corrompu de cl ébauche, le dos voûté et la tête lourde. Il va mourir, il prie la Mort à deux genoux, jette sur ses pieds ses bénédictions, ses vœux, ses regrets, ses larmes, ses prières ; il traîne ses cheveux blanchis dans la poussière. Vois comme sa voix tremble ! il a peur, le saint vieillard ! LA MORT. Non, non, quitte tes habits de pontif’e, ta tiare ornée de diamants ; descends de ton trône souverain et viens dans mes bras. Depuis longtemps je t’appelle ; tu te cramponnes aux barreaux de la Foi, mais je t’en arrache, viens !

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LA DANSE DES MORTS.

Dis adieu a ta haute église, que le pied de mon cheval abattra quelque jour en passant par-dessus ; adieu pour toujours à ton Vatican, à ses Fetes, à l’encens, au peuple qui s’agenouillait dans les rues, aux voix menteuses et basses.

Tout ployait sous toi, s’abaissait à ton regard ; le pèlerin venait du Fond de son pays pour embrasser le cuir de tes sandales ; mais moi, je suis un pèlerin ui vient de loin aussi, pour t’étreindre dans mes bras d’un amour qui dévore.

Son regard était plus atroce que ses paroles, la Mort était heureuse de tenir dans ses mains ce symbole vivant de l’éternité.

- Aucun ne pense à moi, dit le Christ, et pourtant i’ai soull’ert pour eux, j’ai pleuré des larmes de sang ! moi aussi, je suis mort pour eux, plein de la f’oi et e l’amour que j’ai versés comme la rosée sur les cœurs souffrants Tous ceux-ci sont perdus par leur grandeur, leur orgueil ; la f’oi se trouve peut-être dans les hommes placés plus bas sur la terre, j’aime les mendiants.

LA MORT.

Celui qui se traîne sur le ventre jus qu’auprès de cet autre étendu dans un linceul de velours, et qui tâche de le mordre à la poitrine, celui-là c’est le pauvre, dont la vie est faite de souffrance, la vertu d’orgueil et le cœur d’envie.

I V LE PAUVRE.

Oh ! que ma vie est longue ! mes bras sont fatigués de travail, il n’y a pas de vêtements pour mon corps, pas de plaisirs pour mon âme ; je suis seul avec ma misère, mon envie ; il l’aut résister à toutes les tentations, à toutes les tortures du corps et de l’âmc. Qu’ai-je fait, mon Dieu !

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GUVRES DE JEUNESSE. SATAN. · Tu f’us vertueux ? Peux-tu prier le Dieu qui te fait souffrir ? ’ LE PAUVRE. Oli ! la mort ! la mort ! je l’ai appelée longtemps, elle viendra. SATAN. Ahjure tes vertus comme tes haillons, l’un et l’autre font rougir dans le monde. Marche ! tu es pauvre, mais tu peux devenir riche, riche a millions, à rouler sur l’or. LA MORT. Me voila, inf’ortuné ! tu m’as appelée, je suis venue ; tes yeux vont se f’ermer dans la nuit, tes bras vont se reposer, tes tentations et tes supplices, tout va finir ; je suis la Mort, la porte commune d’où la vie s’élance a flots dans le néant. LE PAUVRE. La mort ! sitôt ! Oh ! laisse, je pourrais peut-être devenir riche et vivre heureux ; laisse-moi une minute de bonheur. ’ LA MORT. Mais tu te damnes pour l’éternité. LE PAUVRE. Ce n’est pas le sommeil que je veux, c’est la vie, une vie pleine de délices, de richesses, de fêtes. I LA MORT. Vanité ! vanité. LE PAUVRE. Oui ! prends mon avenir, mais encore quelques jours ! Oh ! laisse-moi la vie !

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LA DANSE DES MORTS.

Que veux-tu de moi ? je n’ai ni couronne, ni alais, ni richesses, ni vêtements ; je n’ai qu’une ècuell)e, un bâton et des haillons.

Laisse-moi encore me réchaufl’er au soleil, me romener dans les près, regarder la rosée au boul) de chaque herbe, la fleur sur chaque arbre ; laisse-moi entendre l’oiseau sur la branche, le ruisseau qui murmure, le fleuve ui coule, la mer ui bat, les Feuilles qui s’agitent ; l’in(âecte chantant dans ! les blés ; laisse-moi regarder, le matin, toute la vallèe pleine de brouillard et qui semble ainsi, avec ses fleurs, ses bois, ses marguerites, ses émeraudes, un encensoir qui f’ume sur un autel garni de diamants.

Laisse-moi la nature ; le pauvre n’a qu’elle, mais il l’aime comme une mère.

De grâce ! j’aime la vie, quelque amère qu’elle soit ; le soleil est si beau, la lune si blanche ! our moi chaque arbre à une voix et chaque coup diè la brise est un soupir qui se mêle aux miens. l’ai maudit l’èternitè, laisse-moi la vie ! j’ai abandonne Dieu, laisse-moi dans le règne de Satan..l’ai toujours une croûte au coin de la borne our apaiser ma Faim et un rayon de soleil pour récliauller mon corps.

LA MORT.

Pour qui pleures-tu en quittant le monde ? est-ce pour ton chien que tu laisses, pour ton Dieu sourd à tes cris et pour ton âme que tu perds ? Va rejoindre les autres qui dansent tous ; va prendre la main du pape, et te mêler à la ronde que j’ai l’ormèe pour amuser son créateur.

Les morts dansaient et la longue file de squelettes tournait et tourbillonnait en une immense spirale qui montait jusqu’aux hauteurs les plus hautes et descendait jusqu’aux abîmes les plus profonds. Là, le roi

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4 ; 8 œzuvmzs ne mom-zssiz.

donnait la main au mendiant, le prêtre au bourreau, la prêtresse à la courtisane, car tout se confondait dans cette égalité souveraine du néant ; les squelettes se ressemblaient tous ; mendiants, souverains, jeunes et vieux, beauté et laideur, tout se confondait et était la ; la danse était longue et la f’oule joyeuse. Et puis d’autres encore sortaient toujours de terre, toujours, toujours, comme des ombres évoquées. Quelques-unes semblaient attristées de leur réveil, et croyant revenir à la vie, gémissaient comme d’autres qui la quittent.

Des lus tristes, ·des plus âles, des plus lugubrement éc evelées étaient les fil es du démon. — Hélas ! disent-elles en se relevant de leurs tombeaux, vivons-nous encore ?

Faut-il nous lever avant le jour pour être prêtes dès l’aurore à recevoir la débauche, entrer tout le jour 7

par une porte de honte.-Hélas !

hélas ! nos yeux sont brûlés par des nuits sans sommeil, le vm, les lustres aux resplendissantes clartés ; oh ! laissez-nous dormir ! Hélas ! hélas ! chaque jour nous venons la, l’hiver nous avons f’roid à laisser nos gorges nues où l’1vresse vient salement poser ses lourds baisers ; l’été il f’aut nous entourer de fleurs fraîches, roses embaumant es, plus fraîches que nous, et qui malgré les f’eux du soleil sont moins vite fletries. D’abord, il est vrai, nous avons eu l’amour, puis nous en avons douté ; la volupté ensuite et le dégoût après.

La corruption est venue peu à peu, comme sur un cadavre, aux extrémités d’abord, puis au cœur, et là tout est mort.

On nous appelle les follesé les joyeuses ! Oui, quand le unch brûle et nous en amme uand la luxure noû ; échauffe quand l’orgie bondit qnous aussi nous 7 D

rions ; mais quand nous nous réveillons de notre som-

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LA DANSE DES MORTS. 4§ 9

meil, nous avons froid, nous tremblons, car notre âme est vide et nue ; pas un rayon de vie ni d’amour. Quand le feu est sur nos lèvres, la glace est dans notre cœur..

Ah ! parfois nous avons des heures amères et de poignants ennuis ; rester tous les jours et tous les sous assises, avec des sourires sur les lèvres et la faim dans le ventre ; rire quand pleurer serait une volupté pour notre âme resserrée et comprimée chaque jour par les étreintes de la foule. Enfance, jeunesse, caducité, tout vient chez nous, et nous crache à la face le mépris avec l’or ; il faut nous priver du premier et nous servir du second.

Hélas ! hélas ! que de fois, lassées, nous avons tendu les bras vers le ciel ! ne de fois nous avons tâché de nous soulever de la ifiange qui nous étouffait, et que de fois nous y avons été replongées par la cupidité, avec son croc d’argent, par forgueil brillant de pierreries, s.e pavanant dans des équipages, et par la faim, mère du crime !

Ah ! dormons, dormons !.

Maudit soit le Seigneur qui nous a fait une existence d’opprobre et de misère, qui a voulu que notre vie fût une larme cachée par un sourire ! Maudit soit celui qui nous a fait les jours et les nuits si longs, si pleins ’amères voluptés, de mordantes amours ! SATAN.

Entends-tu, entends-tu, fils de Dieu, les hymnes de la terre qui montent au ciel ? LE CHRIST.

Hélas ! hélas ! ·

LA MORT.

Non ! la paix règne sur vous, filles de malheur et d’infamie ; nonlvous dormirez toujours ! toujours ! tou-

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4,60 EUVRES DE JEUNESSE.

jours ! aujourd’hui seulement, passez devant nous, longues, échevelées, tristes et pâles ! LES PROSTITUÉES.

Pourquoi ? ourquoi ? notre sommeil était si doux, notre rêve si beau ! Notre sommeil était de plomb et nous révions que nous aimions quelqu’un de jeune, de pur et d’ardent ; qu’il nous aimait aussi, mais d’un amour du ciel, Frais comme la rosée, brillant comme le soleil, large comme Dieu ; et cet amour était un parl’um qui nous pénétrait l’âme de tendresse et de foi. Oh ! nous aimons le néant.

LA MORT.

Dormez, dormez pendant des siècles ; l’oubli est le bonheur.

Et puis l’on vit deux squelettes, seuls, isolés des autres, se regardant souvent l’un l’autre, tournant leurs yeux creux vers le ciel, puis, sur la terre, puis sur eux-mêmes encore.

— Ohl nous nous aimons, disaient-ils, le ciel est fait pour nos regards, les bois pour nos baisers, la nuit pour nos soupirs.

Quelle ivresse ! nuit et jour se fondre en délices, en voluptueuses extases ; verser toute son âme dans un baiser, tout son amour dans un regard ; sentir sous votre poitrine ce cœur qui bat pour vous, ce sein dont la l’orme vous brûle ; asser mes mains dans ses cheveux, sentir cette halleine passer dans votre cœur, comprendre enfin qu’on donnerait tout ce qu’on a et tout ce qu’on n’a pas pour avoir ne fût-ce qu’un soupir apporté par les vents, une larme, un mot, un baiser. Ces deux hideux restes de la vie s’embrassaient et leurs crânes jaunis se l’rappaient voluptueusement. — Nous vivrons des siècles, disaient-ils, des siècles

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LA DANSE DES MORTS. 461 entiers, au bord des ruisseaux, la tête penchée sur nos genoux, et nous sèmerons des fleurs dans nos cheveux, et nos paroles seront comme des perles qui coulent sans tarir, d’un ruisseau d’amour. LA MORT. Vraiment, vous êtes idiots à Faire pitié, avec vos mots vides de sens, vos têtes sans pensées et vos cœurs pleins d’un vin dont je m’abreuve. LES AMANTS. Non ! non ! tu nous emporteras tous deux, nos lèvres collées ensemble et nos âmes unies pour partir vers le ciel. LA MORT. l’ai des bras assez longs et assez f’orts pour vous broyer tous deux, et du même coup. ’ LES AMANTS. Grâce ! grâce ! laisse-nous donc vivre, et puis quand nous aurons épuisé dans nos baisers l’amour de nos cœurs, quand nos soupirs du soir auront aspiré la nature entière, le charme des nuits et le parf’um des fleurs, alors tu viendras. Si tu savais ce que c’est que l’amour, toi, tu retournerais dans ta course. Oh ! laisse-nous, grâce ! laisse nous nous aimer toujours. L LA MORT. Vous êtes jeunes, beaux, heureux ; à moi, beauté, jeunesse ! LES DAMNES. Nous avons épuisé de la vie toutes les délices, toutes les voluptés et tous les crimes ; nous avons épuisé le vin des coupes, l’amour des cœurs ; pour nous a terre na plus d erbe, de ciel pur, deau limpide ; notre

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46 ; azuvmas DE Jisumsssn. cœur est une fange qui nous monte à la gorge et nous étouffe. Quand la mort viendra-t-elle nous endormir pour toujours, loin des festins, des tièdes embrassements, de tout ce qui se vend et quion achéte ? LA MORT. l’arrive. LES DAMNÉS. Sois la bienvenue parmi nous, comme une nuit sereine et éternelle après un ciel brumeux. Les morts clamsaient tous d’un pas égal, animé ; le pape, les rois, les mendiants, amour, haine, laideur, tout cela allait en rond et se perdait dans un tourbillon sans limites ; les uns cherchaient vainement leurs couronnes, d’autres leurs mitres d’or, tout ce qu’ils aimèrent, perdu comme eux, néant comme eux. Le poëte était seul, accouvi sur son corps chétif, portant souvent les mains à sa tête jaune, comme s’il eût voulu en arracher des lambeaux de chair avec des pensées. — Oh ! poésie, fille de Dieu, viens à moi ! Mais u’as-tu besoin d’un mot our arler ? Tu respires dans la nature, tu pleures dims Vïiomme, tu chantes dans l’amour. Viens, car je ne f’erai plus des vers, cela est trop petit. Je me perdrai dans la course errante du monde. Je m’égarerai dans de vaporeuses et mystiques réveries. Comme le matelot, je m’abandonnerai au vaste océan du désespoir et appellerai comme lui une mort lente à venir. l’ai pris l’âme, j’ai effeuillé fleur a fleur tout le parf’um qu’011 y respire ; il ne me reste plus qu’à pleurer

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LA ¤ANsE mas Moins. 46 ; au soleil couchant, en voyant le ciel pâlir et l’automne rentrer dans son linceul d’biver. Je n’ai ni Femme qui m’aime, ni mère, ni Famille ; le poëte est orphelin. C’est un monde que lui-même, il emporte tout dans la tombe. Mais, mon âme, où iras-tu ? Viens, AMort, me débarrasser de cette poignante douleur. Ame, je te sens et je voudrais te nier, mais tu occupes trop de place, car tu m’étouH’es. Le poëte se fut, baissa la tête et sembla dormir. LA MORT. · Le temps presse, maître Satan, le jour va venir ; il y a déjà une minute que i’aurais dû abattre un empire, un siècle, une gloire, et une Fourmi qui a vécu trop d’un’our. Je pourrais vous faire passer encore bien des ans, à voir les ans écoulés et à les contempler cadavres. Mais tenez, voilà l’l-listoire, demandez-lui ce qu’elle Sait.. UHISTOIRE. Rien, Satan, car tu m’occupes tout entier ; ie sens toujours tes deux grilles qui m’appuient sur les épaules et parsèment ma route de sang. LA MORT. Est-ce tout ? L’HISTO1RE. Tout ! LA MORT. Et que veux-tu ? UHISTOIRE. C’est que je t’envie, ou plutôt j’envie le monde que tu emportes chaque soir... mais moi je reste. Quand

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464 awvmss ma JEUNESSE.

donc pourrai-je me mêler à la caravane f’unèbre, moi son conducteur et son maître ?

La Mort sifHa son cheval, on le vit accourir, d’un bond elle s’élança dessus.

Et puis le Christ pleura, s’entourant d’un nuage blanc, alla retrouver son père qui Yendormit dans son cœur. ·

Et Satan, poussant un plus horrible rire que celui de la Mort, un rire de joie et d’orgueil, s’abattit sur la terre, étendant sur elle ses deux ailes de chauve souris qui l’entourèrent comme un linceul noir.

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IVRE ET MORT U).

l

C’était dans quelque bon gros bourg de Touraine ou de Champagne, le long de ces fleuves qui arrosent tant de vignobles, par une pluvieuse et froide soirée, alors que toutes les lumières s’étaient éteintes, et le cabaret du Grand- Vainqueur resplendissait seul de clarté au milieu du silence et du brouillard. Ceux qui assaient dans la route voyaient, à travers les vitres et lies rideaux rouges, se dessiner des formes vagues et chancelantes. Parfois, si l’on ouvrait les portes et que la petite sonnette fît entendre ses cris répétés, on entendait des chansons folles et endormies, des cris, des bravos, des paroles bruyantes comme l’éclat des verres, et une exhalaison de chaleur, de fumée et d’eau-de-vie s’élançait au dehors en épaisses rafales. Dites-moi un plus beau lieu d’asile qu’un tel lieu, en hiver contre le froid, en été contre le chaud, les uns pour s’y réchauffer, les autres pour s’y rafraîchir, et presque tous finissant par s’échauffer en se rafraîchissant. ’

Non un élégant café, avec ses clartés d’or, ses lustres, ses glaces, ses fleurs, ce rendez-vous du stupide banquier, du marchand d’asphalte, du bon ton et des pantalons à guêtres, et où il n’est permis que de s’y griser pour 4.00 francs. Loin de moi ce lieu musqué et décent, où la mére peut conduire sa fille et ou le badaud de province s’extasie sur les bonnes mall) 15 juin x838.

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466 OEUVRES DE JEUNESSE.

niéres de Paris, en se faisant voler sa montre. Fuyez ce bureau de cristal, ces lambris écrasés de dorures, cette f’emme de 50 ans, à la mise simple, à la tenue modeste et qui semble la statue de l’ennui, occupée dans ses moments de loisir à casser du sucre ; f’uyez le vacillement flamboyant du gaz, ces grands journaux gisants ou refpliés sur des tables de marbre, et ces hommes gon és de suffisance et bouffis de rien, avec leur or se dessinant en relief’dans les poches d’un gilet à fleurs ; fuyez enfin ces cris de l’opulence ennuyeuse et tout ce tapage d’argent.

Oh ! que j’aime bien mieux un simple cabaret comme celui-ci, avec sa joie libre, ses allures franches, ses têtes dormeuses et rouges s’appuyant, avec un gros rire sur les lèvres, contre la simple peinture couleur lie de vin qui décore les lambris ! que j’aime son atmosphère chaude, grise, odorante, son plafond noirci de tabac, ses quinquets modestes qui filent, ses banquettes en velours rouge usées, où pendant bien des ans tant de passions se sont assouvies, tant d’ardents désirs se sont apaisés ; ses laces tachées de mouches et félées, ses tables de marbre noir aux pieds vermoulus, ses tabourets d’une paille grise, et sur tout cela un bourdonnement d’ivresse, une clameur épaisse et gaie, des poitrines.nues et des mains nerveuses étreignant des verres, des lèvres épaisses et rougies de vin baisant délicatement le tuyau d’une pipe aimée ! ’

Quelle plus belle chose ! Est-il un plus beau point de vue sous lequel on puisse envisager la nature humaine, un qui soit plus chrétien et plus doux, plus digne d’un philanthrope d’Amérique ou d’un banquier de Londres ami des hommes ? En effet, depuis l’empereur jusqu’au mendiant, depuis la princesse et la grande dame jus n’à la fille des rues, est-il une créature ayant un palais et une âme faite a l’image de Dieu qui ne connaisse la douceur d’un petit verre ?

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Or le cabaret du Grand-Vainqueur était le plus aimable cabaret qu’on puisse aimer.

Chacun le retrouvait toujours dans ses jours de peines ou de bonheur, dans l’adversité ou la fortune, offrant a tous ses présents qui, comme ceux de la nature, f’ont évanouir tous les soucis et engourdissent toutes les pénibles réalités.

On É voyait en permanence la maîtresse du lieu, invaria lement posée sur un banc rembourré de velours d’Utrecht rouge avec des clous dlor, entre la statue bronzée de Napoléon derriére elle, et devant, sur le comptoir, une longue file de pots d’étain échelonnés par rang de taille.

Clétait une femme dont on ne datait plus l’âge qu’aux replis de la peau de son cou, qui semblait celle d’un canard incuit, et aux poils gris et rudes qui se hérissaient sur son triple menton ; un bonnet blanc, mais dont les tuyaux élevés et empesés formaient un soleil, encadrait une figure dormeuse et cou e, aux lourdes paupières, au nez aplati et relevé, à la lévre noircie jusqu’aux gencives d’un sillon de tabac. Sa taille, tapissée de paquets de graisse, était enfermée dans une robe bleue avec des taches blanches, et dont on voyait le lacet serpenter le long du dos. Tout le jour elle était accoudée sur le vieux comptoir, dont les ieds jadis dorés étaient couverts de taches, d’écorcliures grises et d’empreintes de doigts épais, raccommodant des chaussettes ou un vieux pantalon bleu avec du fil blanc.

Ainsi on la trouvait toujours bonne et douce, calme au milieu du bruit, et parant seulement sans murmurer ses carafons menacés, d’un revers de main ou d’un geste conservateur.

Le petit poëte en tôle, placé au milieu de l’appartement, était rouge et bourdonnait en f’aisant trembler son tuyau ; autour de lui se trouvaient rangés des mariniers, avec leurs chemises rouges, leurs longues so-

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barbes droites et leurs joues enflammées ; des laboureurs avec leurs cheveux longs, leur dos voûté, le f’ront calme et réfléchi, leurs gamaches blanches qui leur montent jusqu’aux genoux et leur gilet rouge rayé ; puis encore de joyeux garçons de la campagne, aux grands yeux clairs, avec leurs cheveux ras et droits, une blouse bleue, un col raide et empesé jusqu’aux oreilles et serré par une cravate de couleur, roulée en cordon.

Au milieu d’eux se trouvaient deux hommes qu’on ne pouvait ranger dans aucune de ces classes ; tout le cercle semblait les respecter et les regarder avec admiration, comme des gloires illustres et avérées. Taciturnes et sombres, ils étaient là comme deux ennemis, jaloux réciproquement de leurs f’orces et de leurs renommées, ils échangeaient des regards de pitié et des sourires d’un insultant dédain. Le plus grand des deux était sec et mince, un nez épais et allongé, une barbe et des cheveux noirs, quelque chose dans toute sa personne de nerveux et de rusé ; l’autre au contraire était petit, carré, aux membres forts et trapus, la barbe rouge, de grands yeux à fleur de téte, de la f’orce et de la stu idité.

C’étaient les deux pl)us intrépides buveurs de vingt lieues à la ronde, capables chacun de rester des nuits au combat et d’en sortir victorieux, le premier toujours sur la défensive, usant d’une tactique sage et modérée, le second plein d’impétuosité et de colère, faisant ruisseler sur son palais des bouteilles entiéres qui s’engloutissaient dans cet estomac gigantesque. Fiers tous deux de leur gloire, ils passaient dans le village aussi impassibles et aussi contents d’eux mêmes qu’un Dieu au milieu de ses adorateurs ; jamais, en effet, aucune déf’aite n’avait souillé leurs gloires, et quand leurs compagnons d’orgie étaient étendus sur le pavé de la salle, ils sortaient en haussant les épaules de pitié pour cette pauvre nature hu-

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maine, qui s’enivre si facilement d’une bouteille de vin, d’un peu de gloire, d’un peu de bonheur, toutes choses lus ou moins vides et qui s’épuisent. En el-l’et, leur gloire en valait bien une autre. Gloire du génie, gloire des richesses, gloire de roi, gloire d’ivrogne, chacune à ses délices, ses haines, ses déceptions. Celle-ci faisait envie à toute la jeunesse du pays, et au jeune maître du château qui faisait venir de Paris du vin et des femmes et des amis, qui usait de tout cela, s’en lassait vite, et qu’une bouteille de chamagne faisait tomber sur son sofa de damas, que l’opulence s’elforçait de rendre crapuleux et qui n’était que bêtement ridicule.

C’était pour eux une mission dont ils s’acquittaient largement. Comme tous les grands hommes appelés sur cette terre qui les méconnaît, eux’aussi étaient méconnus des classes supérieures qui ne comprennent seulement, il est vrai, que les passions qui avilissent, mais non celles qui dégradent.

Une femme de bon ton eût passé de l’autre côté du trottoir, s’ils se fussent hasardés de venir apporter dans Paris leur force de géant ; elle eût rougi, se fût écriée : horreur !... et peut-être elle allait faire la cour a son amie la baronne, dont le mari d’abord avait été commis, puis chef de bureau, puis banquier, baron, marquis et pair de France, qui n’avait eu d’autre mérite que d’avoir peu de conscience, un bon tailleur, une belle chaîne à sa montre, et une femme habile dont il s’était servi comme les mendiants de leurs plaies, en vivant d’un mépris qui était pour lui un revenu, une ferme, un loyer.

L’homme d’État, tiré pompeusement par son attelage de chevaux blancs et s’étalant complaisamment sur des coussins de velours bleu, au milieu de ses livrées, eût éclaboussé sans scrupule et renversé avec la flèche de son carrosse ces deux rustres en chemises rouges, vacillant dans la rue comme un navire sur la

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mer ; il se serait regardé dans une glace spacieuse, aurait dit bien des fois moi, se serait découvert beau et eût trouvé du génie jusque dans le moindre pli de sa robe de chambre bigarrée et retombant majestueusement sur son parquet ciré. Et cet homme ne dort pas, ne mange pas, ne boit pas ; il n’a jamais eu d’autre ciel que celui de son lit, d’autres hommes que ceux qui le servent et sur qui il marche ; il est ambitieux comme Alexandre et rampant comme un serpent sans vigueur ; ce n’est qu’un laquais du ministre qui lui paie ses gages par des places, des croix, des honneurs, des dîners auxquels il ne mange pas tant il est content d’y être. Et un jour viendra, où le ministre ou le roi qu’il sert viendront à s’éteindre, comme une chandelle qui a brûlé quelque temps, qui meurt et qu’on remplace par une autre ; et tout cela s°évanouira ; l’ivresse de la gloire et de l’ambition sera partie, il se réveillera de ce songe, et quel réveil ! Le philanthrope, cet homme qui aime les autres comme un naturaliste aime un musée d’animaux, qui porte un chapeau bas, des habits noirs, des souliers arges, eût sans doute pleuré de douleur en voyant ces deux hommes entrant joyeusement au cabaret, lui ui est membre de la Société de tempérance et qui a des maux d’estomac ; et ce même homme, après avoir pendant quarante ans versé tout son argent aux pauvres, avoir fait mettre son nom dans les journaux, avoir pris des actions aux chemins de Fer, correspondu avec toutes les académies savantes dont il se f’ait beaucoup d’honneur d’être membre, arrive un jour à voir que tout l’a trompé, que les actions du chemin de f’er ont baissé, que les journaux ont menti, que les académies sont sottes, que les hommes sont Faux et que lui-même est un mais ; il se réveille de ce songe, et quel réveil ! ’

Alors il se nourrit de réflexions et de pensées amères, il décoche des sarcasmes sur la nature humaine

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et sur la nature de Dieu, sur les saisons, sur le f’roid, sur le chaud ; mais tout cela ne lui donne ni un manteau, ni une paire de bottes... ni son bonheur qu’il a perdu.

Et tous vous diront qu’1ls sont supérieurs ; ils diront qu’il vaut mieux vendre sa conscience et son corps pour servir aux intrigues, aux crimes, pour qu on vous f’oule la tête comme un marchepied, que cela enfin est plus noble que de s’endormir ivre de vin sur le plancher d’un cabaret, un lieu’, disent-ils, où le premier entré est acheté. Comme si le monde aussi n’était pas’un lieu vénal, ou tout se vend, où ceux qui ont de l or entrent et puisent a flots : amours, voluptés, richesses, honneurs, empires, gloires, triomphes.

Sans doute la fille de joie, parée tout le jour sur le seuil de sa orte, comme un morceau de viande a l’étal du bouclier ; sans doute le ministre maigre de soucis, ce chien de cour dansant, gambadant et se pliant pour amuser son maître, le anquier couché sur des tas d’or comme Job sur son f’um1er de corruption, le philanthrope froidpcornmella pierre d’un hôî pxtal, le poëte si creux didees, si rempli de vanite et d’une folie orgueilleuse qu’on appelle le génie ; sans doute la vénalité, la richesse, la prostitution, la débauche, tout ce qu’on appelle le monde enfin, vous dira qu’il est noble ; tous vous diront qu’ils ont une âme, une âme ure, âme qui glisse sur les parquets, qui filtre sur liés lambris dores des palais, qui nape dans l’atmosphère des grandes villes, ame sur laque le on marche, âme qu’on f’oule aux pieds, qu’on vend aux boutiques, âme à tant pour l’acheteur, âme de f’emme et de poëte qui se vend pour la vanité, âme de roi pour la tyrannie, âme de ministre pour l’ambition, âme de pauvre pour l’or — l’or est noble, sa noblesse est vieille comme le monde ; — sans doute il f’aut mieux détruire des populations entiéres que les

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d’un cabaret, il f’aut mieux s’enivrer de sang ue de vin et arriver eniin soûls de la vie que soûls d’une bouteille.

Eh bien, nonl

Honneur à la passion la lus douce, la plus noble, la plus vertueuse, la plus philosophique de toutes les passions, passion des sages et es Dieux, car ceux d’Homére s’enivrent comme des laquais, et l’Olympe va danser à la barrière, le dimanche, et se met en goguette une i’ois la semaine. Celle-là, au moins, est sans déception et sans lendemain, passion qu’on peut toujours satisfaire.

Vraiment, est-ce que la plus belle classification psychologique vaudra pour vous les rangs symétriques d’une cave ien montée ? est-il une passion, un caprice qui dure aussi longtemps qu’une gorgée de bon vin ? Je demande aux gens qui ont vécu si jamais le souvenir de quelque amour de jeunesse a valu pour eux la trace humide d’une liqueur sur le palais ; votre maîtresse ou votre Femme vieillit ; pour peu que vous soyez vertueux, vous n’en changez pas, vous la gardez, n’est-ce as ? chaque jour elle s’épuise, vous n’avez plus que l)a lie de vos anciennes délices. Mais le vin, au contraire, s’améliore chaque jour ; clest une saveur de plus, une volucpté à une volupté, un anneau de plus à ce chainon e bonheur, de tendres extases, de savoureuses sensations.

O bouteille silencieuse, si j’avais autant de génie que d’amour, je voudrais te faire un poème ou te bâtir une statue !

Mais hélas ! douce ivresse si méprisée et si commune, tu es comme la vertu, tu trouvés ta satisfaction en toimême. Cependant, on t’élève des autels, où tes adorateurs viennent te uiser au fond des verres, comme la vérité au Fond) du puits ; et malheur au joyeux philosophe qui la fait sortir dans la rue !

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La f’oule des enfants crie après l’homme soûl. La Foule des hommes s’acharne après la vérité, qu’ils mettent en pièces.

Il

Eh bien, un jour que ces deux hommes se trouvèrent en présence, poussés par la vanité et la loire, ils se portèrent le plus sanglant et le plus terribîe défi que jamais paladin aux jours de tournoi eût jeté à son adversaire, mais un duel à mort, à outrance, une bataille à deux en champ clos, à armes é ales, où le vaincu devait rester sur place pour proâamer le triomphe de son vainqueur ; c’était un défi inspiré par la rage, la lutte serait acharnée, longue, pleine de tumulte, de cris, sans tréve, sans repos ; on devait lutôt mourir sur place, et l’honneur et le plaisir de ira victoire serait tout, car le triomphe à lui seul devrait couvrir d’honneur celui qui l’aurait remporté et l’illustrer d’une loire immortelle. Car il s’agissait ge qui des deux boirait le plus ! lll

C’était chez Hugues.

Dans une chambre basse au rez-de-chaussée, ouverte sur une cour plantée d’arbres ; au f’ond, une haute cheminée avec des chenets de Fer rouillés et une grande plaque de Fonte, où les araignées tendaient leurs toiles agitées de temps en temps par le vent qui s’engouil’ra1t sur elles et es déchirait en lambeaux ; une solive noircie et couverte de clous qui portaient un Fusil, uelques bâtons et un pistolet ; puis, sur les muraiiies blanchies avec la chaux, se dressait un builet de bois blanc, portant dans ses rangées des piles de vaisselle de couleur, c’était là l’appartement. En outre, un châssis carré de vitres

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vertes et épaisses, qui se glissait sur une vis en bois, jetait sur tout cela une teinte verdâtre de crépuscule et de mélancolie.

A côté de cette fenêtre a moitié baissée, se trouvait une petite table noire avec deux chaises de paille, où sir Hugues venait de déposer deux verres et une quantité de bouteilles de toutes les dimensions ; derrière, dans un coin, s’étendait encore une f’oule de bouts de bouteilles, avec leurs têtes blanches de liège. Il les débouchait quand Rymbault arriva ; il était temps, la nuit allait venir, et cela durerait jusqu’au matin.

Les voilà donc réunis, ils s’asseyent tous deux en silence et sombres, ils se mettent à boire, a boire de lon ues heures.

Ée temps a autre, on voyait sortir de dessous leurs joues des bouffées grises, qu’ils aspiraient à pleine poitrine de leurs longues pipes en terre, elles partaient en s’élargissant, se repliant mollement sur elles-mêmes, et montaient vers le plafond en nuages vaporeux. On entendait aussi le bruit de la bouteille froissant le verre en y faisant tomber son vin, et celui des verres frappant sur leurs dents déjà crispées par l’ivresse. Et au dehors une nuit d’été calme et silencieuse ; à l’horizon, derrière la colline couverte de taillis, s’élevait de terre comme un reflet de lumière ’qui illuminait la campagne et venait jeter ses rayons blafards et azurés à travers les grosses vitres vertes des Fenêtres.

On n’entendait plus que ce murmure confus des nuits qui s’éléve des champs, comme si la nature dormait et qu’elle laissât échapper des soupirs dans ses rêves : un cri lointain qui court, un pas éloigné et furtif, la haie d’épines qui tremble, une voix confuse qui appelle, le battement d’ailes des oiseaux sous la verdure, les aboiements répétés d’un chien pleurant au clair de lune, et puis les vaches dormant pesamment

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IVRE ET MORT.

au pied des arbres sur l’herbe de la cour ou se retournant sur la litiére de leurs étables.

Il y avait aussi comme un vent plein de fraîcheur qui passait sur les feuilles à travers la haie entre les pommiers, et qui apportait dans ses replis invisibles comme un parfum de foin coupé et de fleurs des bois.

Cependant l’orgueil sinistre des deux buveurs s’était abattu et avait fait place à une gaieté douce et aisible ; peu à peu leur front s’était déridé, leurs bouches s’étaient pliées pour un sourire ; ils se parlaient gaiement, les yeux a demi clos et la tête lourde et joyeuse, tout prêts à se laisser endormir dans des rêves d’ivresse.

Un flambeau en cuivre, placé au milieu d’eux, éclairait leur figure d’une clarté douce, et dessinait sur le plafond noirci des cercles lumineux et vacillants. lls allaient donc s’endormir ; déjà leurs mains avaient abandonné les verres et étaient retombées sur leurs cuisses, leurs têtes s’étaient appuyées sur la muraille, le cou en avant ; ils avaient fermé les yeux. Quelque chose de suave et tendre planait sur eux ; on voyait sur leurs visages épanouis transpirer une sensation voluptueuse et intime qui sortait de l’âme, le monde avait fui avec ses douleurs et ses amertumes, tout tournait devant eux en images fugitives et errantes, sans suite, comme une ronde de fées vêtues de toutes les couleurs et qui passaient en tourbillonnant devant eux, montaient vers le ciel en spirales, en cercles qui s’agrandissaient, se perdaient et s’évanouissaient, comme une poudre d’or qu’on jette aux vents. Des clartés inconnues, des lueurs, des jours apparaissaient tout à coup sur les murailles, s’élargissaient sur la Suie de la cheminée, montaient en réseaux et en gerbes de feu ; c’étaient des extases infinies, des sensations délicieuses par tous les sens, un sommeil qui sc sentait des rêves confus qui commençaient et se

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nouaient a d’autres rêves interminables, comme le balancement d’un hamac quand on s’endort, comme des essences de roses qui vous font songer d’amour, comme une longue suite de paroles douces, enivrantes, embaumant es, comme des bonheurs renaissants, comme

une campagne étoilée de toutes les fleurs, dont chacune aurait des parfums a elle et qui toutes vous enivreraient d’un même sommeil, d’un même bonheur. Sentir qu’on quitte la vie avec un sourire, qu’on meurt sous des baisers, qu’on s’endort délicieusement en entrant dans le monde sans bornes de l’infini et des rêves, c’est là le bonheur, désir de tout, vague et confus, désir de la mort, désir du sommeil, désir des songes ; bonheur de la feuille roulant dans l’air, des nuages courant dans le vide, s’étalant et s’évanouissant dans l’espace, bonheur de l’oiseau volant jusqu’aux cieux et planant sur le monde, bonheur des fleurs jetant leurs parfums aux vents, bonheur du poëte dans son délire, dont l’âme s’exhale avec la voix, et qui répand aussi comme la fleur ses parfums aux vents, à l’oubli, pour être emportés et évanouis. Mais Hugues tout a coup s’est relevé d’un saut pour remplir les verres ; ses yeux brillent comme le feu, ses mains se crispent, il rit comme un fou, il veut boire, il a soif, il adu feu dans la gorge, et ce qu’il boit le brûle encore.

— Tu recules ? dit-il à Rymbaud, plein de colére. Cette iniure-là fut lavée par une bouteille de rhum. Et puis voilà la colère qui les prend, ils s’animent de nouveau, se ra prochent de la table, se posent pour se voir ; et ils Iboivent avec délices, ils s’enivrent à longs flots ; les verres ne suffisent plus, chacun prend une bouteille de ses deux mains, étreint son cou sous ses lèvres, et ne s’arrête que pour se regarder l’un l’autre, pâles, muets, les yeux fixés l’un sur l’autre avec un regard stupide et étonné.

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On dirait que Satan les pousse et que le vice leur prodigue des f’orces plus qu’humaines ; puis le délire es prend ; après la passion, la frénésie, une frénésie cruelle, effrayante d atrocité et de cynisme. Les voilà rapprochés l’un de l’autre, s’échangeant des regards de défi et buvant des yeux ce qui leur reste à boire.

C’est une orgie, une orgie sombre, sans cris, sans femmes, sans clartés ; le vin y ruisselle à flots et l’ivresse s’y étale toute nue, ils s’y plongent jusqu’au cou. Ainsi, dans un délire sans repos, ils boivent, poussés ar un instinct infernal ; tout a disparu, l’ivresse dolènte et ses demi-sommeils et ses prismes enchanteurs ; quelque chose de machinal les pousse par une f’orce invincible.

Leur poitrine haletait pleine de f’eu, leur peau rougie semblait couverte de sang, leurs muscles de f’er eussent broyé d’un coup la table qui les soutenait, une sueur froide coulait sur leurs cheveux, sur la peau livide du visage, sur leurs paupières de plomb, qu’ils soulevaient avec peine.

Maintenant c’est la rage, ils s’arrachent de f’orce les dernières bouteilles qui leur restent, et, rapprochées l’une de l’autre, les deux figures monstrueuses se lancent des grincements de dents, des rimaces, des regards de tigre, ivres, de la salive pësine de vin, des injures, des cris, des râles d’ivresse. C’était quel ne chose de terrible à voir que ces deux hommes, à laclueur mourante d’un flambeau, au clair de lune si limpide, par une nuit si douce et si pure, s’étreindre dans tous les sens, se déchirer avec les ongles, mettre en pièces leurs vêtements, voir leurs larges doigts s’entrelacer avec des peines inouïes, et tout cela pour s’arracher le dernier lambeau de l’orgie. Enfin la bouteille se déchira dans leurs mains. Hugues en tira une de derrière lui, c’était du kirschenwaser ; il la but d’un trait, puis se leva de

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toute sa hauteur, brisa la table d’un coup de pied, et jetant la carafe à la tête de Rymbaud : — Mange, dit-il avec orgueil.

Le sang sortit et coula sur leurs vêtements comme le vin. Rymbaud tomba par terre avec des râles horribles, il se mourait.

— Bois, maintenant, continua Hugues. Il s’approcha de lui, lui mit un genou sur la poitrine, et il lui desserrait les mâchoires avec les mains ; il força le moribond de boire encore, il se roula plusieurs fois par terre sur les verres brisés, au milieu du vin et du sang ; son corps se plia plusieurs fois comme un serpent ; puis tout à coup ses muscles se tendirent, il se re eva encore une fois, chancela et tomba, poussa indistinctement quelques cris et retomba de nouveau dans son agonie, ivre et désespérée. Hugues dormait.

Puis les râles plaintifs cessèrent, la lune s’évanouit sous les nuages, et quand l’aube vint à blanchir l’horizon, ses derniers rayons mourants éclairaient encore ces deux hommes qui dormaient tous deux, mais dont l’un avait passé de l’ivresse au sommeil et l’autre de l’ivresse à la tombe, autre sommeil aussi, mais plus tranquille et plus profond.

IV

Le lendemain, vers les quatre heures du soir, une pluie fine et serrée tombait sur la grande route et mouillait les feuilles poudreuses des arbres qui l’entouraient. La maison de Hugues était une dernière du village ; elle était séparée de la grande route ar une petite cour bordée d’une haie d’arbres qui li tissait voir, à travers ses plis pleins d’ombrages, une maison blanche avec des auvents verts, une vigne tapissant la muraille de plâtre.

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C’était dans cette cour que dormait Hugues, transporté, par les soins de sa femme, sous un arbre touH’u ou il continua son rêve, tandis que les gens d’église étaient venus chercher le mort, l’avaient transporté tout couvert de ses haillons jusqu’au presbytère, l’avaient lavé, soigné, et bref’lui avaient donné en dernier lieu un court office, afin qu’il pût passer légalement dans l’autre monde et être mort comme on doit mourir. Cet homme avait des amis, on le suivit jusqu’à son lit de pierre.

Dans les villages il n’y a ni char ni chevaux, on porte la bière sur un brancard. Rymbaud fut porté sous un simple drap noir, qui cache toujours le corps qu’on porte, sa laideur, sa beauté, ce sourire qu’on achetait aux laquais et toutes les souillures enfin qui l’ornèrent.

Derrière, suivaient les hommes du pays, sur plusieurs rangs ; les premiers avaient la tête découverte parce qu’il faisait chaud, et les autres leurs chapeaux parce qu’ils n’avaient plus de cheveux, tous parlant à voix basse de leurs affaires, de leurs bestiaux, de leurs moissons, concluant des marchés, et le plus petit nombre était recueilli parce qu’il n’avait rien à dire. Des deux côtés du cercueil, deux vieilles femmes en capuchon noir, avec des vêtements de deuil, portant sous un bras un gros pain et de l’autre main un cierge qui brûlait.

Devant marchait le prêtre, répétant les derniers adieux pour les morts, le sacristain en robe noire, avec sa latte de baleine aux bouts d’argent, chantant plus bas que son maître, puis quelques enfants de chœur avec leurs ros souliers, leurs bas rouges, leurs robes blanches, cis cheveux blonds s’échappant de dessous leur calotte rouge.

Le plus grand d’eux portait un crucifix d’argent au bout d’un bâton teint en pourpre, et chantant à plaisir, tout fier de porter le bon Dieu et de marcher en tête.

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La pluie s’était apaisée et le convoi s’avançait doucement sur la poussière imbibée d’eau.

Quand une charrette passait, on baissait les chants, le paysan l’aisait prendre le débord à ses chevaux, se signait dévotement ; les enfants s’arrêtaient étonnés et regardaient, en se mettant a genoux, le cercueil et les cierges blancs qui brûlaient, les femmes noires, les couleurs de la fête ; ils écoutaient les chants monotones qui passaient dans la route et s’all’aiblissaient avec le bruit des pas. ·

Le cimetière était loin, le convoi marcha longtemps, on s’était arrêté deux l’ois, car les hommes sont si Faibles qu’ils peuvent à lpeine mener un mort en terre. Déjà on avait quitté a route, tourné à droite, passé derrière des haies fleuries, l’oulé bien des sentiers dans les champs ; on montait doucement, et les cailloux du chemin roulaient sous les pieds et allaient tomber dans le ravin et s’amortir sur les bruyères des Fossés. Tout à coup on entendit des cris, on s’arrêta, un homme courait ; c’était Hugues.

Réveillé quand on avait passé devant lui, il s’était levé. Comme il eut Froid alors, il trembla, ses jambes fléchirent sous lui quand il voulut marcher, il sentait ses Forces éteintes, sa vigueur partie avec le bouchon des bouteilles.

6) raison humaine, immuable, constante, toi à qui on a dressé des temples, car c’était la seule divinité qu’on n’eût pas adorée, raison qui s’envole avec le bouchon d’une cruche, sans laisser même, comme celle-ci, une saveur au fond de toi-même !

L’ivresse l’avait tué ; pas de plaisir sans épuisement, ou a passé le l’eu sont les cendres. Il s’était levé, il avait vu le cercueil, il entendit le nom de Rymbaud qu’un des assistants prononça. Il marcha sans savoir pourquoi, machinalement comme nous Faisons tous, poursuivant vaguement des Formes con l’uses ui allaient devant lui, sentant seulement

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IVRE ET MOR’l’. 481

qu’il sortait d’un rêve pénible, qu’il rêvait cependant encore et qu’il souffrait toujours. Puis des sons vinrent sur ses lèvres, il balbutia et il appela avec des cris et des injures. Longtemps ainsi on vit cet homme presque nu, la chemise déc irée et rouge de vin, poursuivant le cercueil de ses sarcasmes cyniques, et chancelant dans la route où avaient passé tous ceux qui étaient morts.

On entendait la voix faible du rêtre qui montait la route pierreuse, et au f’ond, pliis bas, le refrain joyeux d’une chanson de table et de débauche, un air sourd avec un rythme bruyant, des paroles indistinctes, mais d’un timbre qui faisait peur, comme si le mort se fût relevé et s’ètait mis à chanter aussi. Après bien des efforts Hugues atteignit le convoi, il le Ht arrêter encore une fois ; il avait fait fuir les enfants, s’était a proché du cercueil. — Dors-tu ? fin avait-il dit, dors-tu ? Puis tâtant le drap noir qui le couvrait : — Tu as froid, lâche ! et moi, continuait-il en frappant de grands coups sur sa poitrine nue, regar el

Déja il l’avait découvert et voulait casser le cercueil ; il répandait l’injure, le blasphème, le sarcasme sur le mort, sur le prêtre, sur la croix ; il crachait sur tout cela, il voulait se coucher à sa place dans la bière et continuer son sommeil.

Puis il tomba encore une fois épuisé et s’endormit sur une banque de gazon.

La procession se rallia et parvint enfin au cimetière entouré d’un mur blanc, avec ses jeunes cyprès verts et ses treillages noirs qui entouraient des pierres couvertes d’herbe.

On creusa la fosse de Rymbaud près de celle du dernier maître d’écoIe, et tandis qu’on l’y descendait et qu’on jetait sur lui l’eau bénite, on vit grimacer, à travers les barreaux noirs de la grille du cimetière, la 5 I

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482 (EUVRES DE JEUNESSE.

figure de Hugues, pâle et effrayante sous ses cheveux rouges.

Il insultait encore le cadavre et accompagnait chaque pelletée de terre c&u’on rejetaît sur lui d’une injure et cl’une sombre rail erie ; il y resta longtemps et redescendit avec le cortège.

Rymbaud, comme vous voyez, fut enseveli en terre sainte, et Hugues, qui vécut encore de longues années, passa clès lors pour un démon et un sorcier.

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MÉMOIRES D’UN FOU (U.

A toi mon cher Ayred (2),

ces pages sont dédiées et données. Elles renferment une âme tout entière. Est-ce la mienne ? est-ce celle d’un autre ?.]’avaLs d’abord voulu faire un roman intime, ou- le scepticisme serait poussé jusqu’aux dernières bornes du désespoir ; mais peu à peu, en écrivant, l’impression personnelle perca à travers la fable, l’dme remua la plume et l’écrasa. ]’aime donc mieux laisser cela dans le mystère des conjectures ; pour toi, tu n’en feras pas.

Seulement tu croiras peut-être, en bien des endroits, ue l’expression est forcée et le tableau assombri à plaisir ; rappe%etoi que c’est un fou qui a écrit ces pages, et, si le mot araît souvent surpasser le sentiment qu’il exprime, c’est que, ailleurs, il a fléchi sous le poids du cœur. Adieu, pense à moi et pour moi.

l

Pourquoi écrire ces pages ? — A quoi sont-elles bonnes ? Q n’en sçais-je moi-même ? Cela est assez sot, à mon gré, d’aller demander aux hommes le motif’de leurs actions et de leurs écrits. — Sçavez-vous vousmême pourquoi vous avez ouvert les misérables Feuilles que la main d’un Fou va tracer ?

Un Fou ! cela fait horreur. Q n’êtes-vous, vous lec" ) 18 8.

"’ Allâred Le Poittevin. ·ï

I

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484 CEUVRES DE JEUNESSE.

teur ? Dans uelle catégorie te ranges-tu ? dans celle des sots ou ce(lle des lous ? — Si l’on te donnait à choisir, ta vanité préférerait encore la dernière condition. Oui, encore une lois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre ui n’est ni instructif ni amusant, ni chimique ni philosophique, ni agriculture ni èlègiaque, un livre qui ne donne aucune recette ni pour les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de l’er, ni de à Bourse, ni des replis intimes du cœur humain, ni des habits moyen âge, ni de Dieu, ni du diable, mais ui parle d’un f’ou, c’est-à-dire, le monde, ce grand idiot, qui tourne depuis tant de siècles dans l’espace sans faire un pas, et qui hurle, et qui bave, et qui se déchire lui-même’ ?

Je ne sçais pas plus que vous ce que vous allez lire, car ce n’est point un roman ni un drame avec un lan fixe, ou une seule idée préméditée, avec des jailions pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au cordeau.

Seulement je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves, mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l’âme ; du rire et es pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d’abord du cœur et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores, et des larmes délayées dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille d’encre, que je vais ennuyer le lecteur et m’ennuyer moi-même ; i’ai tellement pris l’habitude du rire et du scepticisme, n’on y trouvera, depuis le commencement jusqu’à la (bn, une plaisanterie perpétuelle, et les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l’auteur et d’eux-mêmes. On y verra comment il y l’aut croire au lan de ’ l’univers, aux devoirs moraux de l’homme, à lia vertu

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MÉMOIRES D’UN Fou. 485

et à la philanthropie, mot que j’ai envie de faire inscrire sur mes bottes, quand j’en aurai, afin que tout le monde le lise et l’apprenne par cœur, les cor s les plus petits, les plus rampants, les plus près d)u ruisseau.

On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d’un pauvre Fou ! Un Fou ! Et vous, lecteur, vous venez peut-être de vous marier ou de payer vos dettes ?

l

Je vais donc écrire l’histoire de ma vie. — Quelle vie ! Mais ai-je vécu ? je suis jeune, j’ai le visage sans ride et le cœur sans passion. — Oh ! comme elle fut calme, comme elle paraît douce et heureuse, tranquille et pure ! Oh ! oui, paisible et silencieuse, comme un tombeau dont l’âme serait le cadavre.

A peine ai-je vécu, je n’ai point connu le monde, c’est-à-dire je n’ai point de maîtresses, de flatteurs, de domestiques, d’équipages ; je ne suis pas entré, comme on dit, dans la société, car elle m’a paru toujours Fausse et sonore, et couverte de clinquant, ennuyeuse et indée.

gi, ma vie, ce ne sont pas des Faits ; ma vie, c’est Y

une pensée.

Quelle est donc cette pensée qui m’amène maintenant, à l’âge où tout le monde sourit, se trouve heureux, ou l’on se marié, ou l’on aime, à l’âge où tant d’autres s’enivrent de toutes les amours et de toutes les gloires, alors que tant de lumières brillent et que les verres sont remplis au festin, à me trouver seul et nu, froid à toute inspiration, à toute poésie, me sentant mourir et riant cruellement de ma lente agonie, comme cet épicurien qui se fit ouvrir les veines, se baigna dans un bain parfumé et mourut en riant,

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486 œuvmas DE Jiaumzssia.

comme un homme qui sort ivre d’une orgie qui l’a lati ué ?

âh ! comme elle l’ut longue cette pensée ! Comme une hydre, elle me clévora sous toutes ses faces. Pensée de deuil et d’amertume, pensée de bouH’on qui pleure, pensée de philosophe qui médite.

Oh ! oui ! combien d’heures se sont écoulées dans ma vie, longues et monotones, a penser, à douter ! combien de journées d’hiver, la tête baissée devant mes tisons blanchis aux âles reflets du soleil couchant, combien de soirées li été, par les champs, au crépuscule, à regarder les nuages s’enfuir et se déployer, les blés se lier sous la brise, entendre les bois frémir et écouter la nature qui soupire dans les nuits ! Oh ! comme mon enfance l’ut rêveuse, comme j’étais un pauvre f’ou sans idées fixes, sans opinions positives ! Je re ardais l’eau couler entre les massifs d’arbres qui penclëent leur chevelure de feuilles et laissent tomber des fleurs, je contemplais’de dedans mon berceau la lune sur son l’ond d’azur qui éclairait ma chambre et dessinait des l’ormes étranges sur les murailles ; i’avais des extases devant un beau soleil ou une matinée de printemps, avec son brouillard blanc, ses arbres fleuris, ses marguerites en fleur.

l’aimais aussi, — et c’est un de mes plus tendres et plus délicieux souvenirs, — à regarder la mer, les vagues mousser l’une sur l’autre, la lame se briser en écume, s’étendre sur la plage et crier en se retirant sur les cailloux et les. coquilles.

Je courais sur les rochers, ie prenais le sable de l’océan que je laissais s’écouler au vent entre mes doigts, je mouillais des varechs et j’aspirais à pleine poitrine cet air salé et frais de l’océan, qui vous p nètre l’âme de tant d’énergie, de poétiques et larges pensées ; je regardais l’immensité, l’espace, l’infini, et mon âme s’abîmait devant cet horizon sans bornes. Oh ! mais ce n’est as [là] qu’est l’horizon sans

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MÉMOIRES D’UN FOU.

bornes, le gouffre immense, oh ! non, un lus large et plus prof’ond abîme s’ouvrit devant moi. Clé gouffre là n’a point de tempête ; s’il y avait une tempête, il serait plein... et il est vide !

l’étais gai et riant, aimant la vie, et ma mère. Pauvre mére !

Je me rappelle encore mes petites joies à voir les chevaux courir sur la route, à voir la f’umée de leur haleine, et la sueur inonder leurs harnais ; j’aimais le trot monotone et cadencé qui fait osciller les soupentes ; et puis, quand on s’arrêtait, tout se taisait dans les champs. On voyait la f’umée sortir de leurs naseaux, la voiture ébranlée se raller miss ait sur ses ressorts, le vent sifllait sur les vitres ; et c’était tout... Oh ! comme j’ouvrais aussi de grands yeux sur la foule en habits de f’ête, joyeuse, tumultueuse, avec des cris, mer’d’hommes orageuse, plus colère encore que la tempête et plus sotte que sa f’urie. l’aimais les chars, les chevaux, les armées, les costumes de guerre, les tambours battants, le bruit, la oudre, et les canons roulant sur le pavé cles villes. Enfant, j’aimais ce qui [se} voit ; adolescent, ce qui se sent ; homme, je n’aime p us rien. Et cependant, combien de choses j’ai dans l’âme, combien de f’orces intimes et combien d’océans de colère et d’amours se heurtent, se brisent dans ce cœur si faible, si débile, si tombé, si lassé, si épuisé ! On me dit de reprendre à la vie, de me mêler à la foule l... Et comment la branche cassée peut-elle porter des fruits ? comment la feuille arrachée par les vents et traînée dans la poussière peut-elle reverdir ? Et pourquoi, si jeune, tant d’amertume ? Que sais-je ? il était ut-être dans ma destinée de vivre ainsi, lassé avant dîiivoir porté le fardeau, haletant avant d’avoir couru..

l’ai lu, j’ai travaillé dans l’ardeur de l’enthousiasme, j’ai écrit. Oh ! comme j’étais heureux alors ! comme ma

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488 œuvmzs DE mumassz.

pensée dans son délire s’envolait haut, dans ces régions inconnues aux hommes, où il n’y a ni monde, ni planètes, ni soleils !.l’avais un infini plus immense, s’il est possible, que l’infini de Dieu, où la poésie se berçait et déployait ses ailes dans une atmosphère d’amour et d’extase ; et puis il fallait redescendre de ces régions sublimes vers les mots, et comment rendre par la parole cette harmonie qui s’élève dans le cœur du poëte, et les pensées du géant qui f’ont ployer les phrases comme une main f’orte et gonflée fait crever le ant qui la couvre ?

ia encore, la déception ; car nous touchons à la terre, à cette terre de lace, où tout f’eu meurt, où toute énergie faiblit ! îar quels échelons descendre de l’infini au positif ? ar quelle gradation la poésie s’abaisse-t-elle sans se ibriser ? comment rapetisser ce géant qui embrasse l’infini ?

Alors j’avais des moments de tristesse et de désespoir, je sentais ma f’orce qui me brisait et cette faiblesse dont j’avais honte, car la parole n’est qu’un écho lointain et affaibli de la pensée ; je maudissais mes rêves les plus chers et mes heures silencieuses passées sur la limite de la création ; je sentais quelque chose de vide et d’insatiable qui me dévorait. Lassé de la poésie, je me lançai dans le champ de la méditation.

Je f’us épris d’abord de cette étude imposante qui se propose l’homme gour but, et qui veut se l’expliquer, qui va jusqu’à isséquer les hypothèses et à discuter sur les suppositions es plus abstraites et à peser géométrique ment les mots les plus vides. L’homme, grain de sable jeté dans l’infini par une main inconnue, pauvre insecte aux faibles pattes qui veut se retenir, sur le bord du goufire, à toutes les branches, qui se rattache à la vertu, à l’amour, a l’égoïsme, à l’ambition, et qui fait des vertus de tout cela pour mieux s°y tenir, qui se cramponne à Dieu,

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MÉMOIRES D’UN FOU.

et ui f’aiblit toujours, lâche les mains et tombe... âomme qui veut comprendre ce qui n’est pas et faire une science du néant ; homme, âme f’aite a l’image de Dieu et dont le génie sublime s’arréte à un brin d’herbe et ne peut franchir le problème d’un grain de poussière !

Et la lassitude me prit ; je vins à douter de tout. Jeune, j’étais vieux ; mon cœur avait des rides, et en voyant des vieillards encore vif’s, pleins d’enthousiasme et de croyances, je riais amèrement sur moi-même, si jeune, si désabusé de la vie, de l’amour, de la gloire, de Dieu, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être. l’eus cependant une horreur naturelle avant d’embrasser cette f’oi au néant ; au bord du gouffre, je f’ermai les yeux ; j’y tombai.

Je f’us content, je n’avais plus de chute à faire. J’étais froid et calme comme la pierre d’un tombeau. Je croyais trouver le bonheur dans le doute ; insensé ue j’ètaisl on y roule dans un vide incommensurable. gie vide-là est immense et fait dresser les cheveux d’horreur quand on s’approche du bord. Du doute de Dieu, j’en vins au doute de la vertu, fragile idée que chaque siècle a dressée comme ila pu sur l’échafaudage des lois, plus vacillant encore. Je vous conterai plus tard toutes les phases de cette vie mome et méditative, passée au coin du f’eu, les bras croisés avec un éternel bâillement d’ennui, seul pendant tout un jour, et tournant de temps en temps] mes regards sur la neige des toits voisins, sur le soleil couchant avec ses jets de pâle lumière, sur le pavé de ma chambre, ou sur une tête de-mort jaune, édentée, et grimaçant sans cesse sur ma cheminée, symbole de la vie et comme elle froide et railleuse. Plus tard vous lirez peut-être toutes les angoisses de ce cœur si battu, si navré d’amertume. Vous sçaurez les aventures de cette vie si paisible et si banale, si rem lie de sentiments, si vide de f’aits.

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490 GUVRES DE JEUNESSE.

Et vous me direz ensuite si tout n’est pas une dérision et une moquerie, si tout ce qu’on chante dans les écoles, tout ce qu’on délaye dans les livres, tout ce qui se voit, se sent, se parle, si tout ce qui existe...

Je 11’achéve pas tant j’ai d’amertume a le dire. Eh bien ! si tout cela enfin n’est pas de la pitié, de la filmée, du néant !

lll

Je fus au collège dès l’âge de dix ans et j’y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les hommes. Cette société d’enfants est aussi cruelle pour ses victimes que l’autre petite société, celle des ommes.

Même injustice de la f’oule, même tyrannie des préjugés et de la f’orce, même égoïsme, uoi qu’on en ait dit sur le désintéressement et la fidélité de la jeunesse. Jeunesse ! âge de folie et de rêves, de poésie et de bêtise, synonymes dans la bouche des gens qui jugent le monde sainement. J’y fus froissé dans tous mes goûts : dans la classe, pour mes idées ; aux récréations, pour mes penchants de sauvagerie solitaire. Dès lors, j’étais un f’ou.

J’y vécus donc seul et ennuyé, tracassé plar mes maîtres et raillé par mes camarades. J’avais l’umeur railleuse et indépendante, et ma mordante et cynique ironie n’épargnait pas plus le caprice d’un seul que le despotisme de tous.

Je me vois encore, assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d’avenir, pensant à ce que l’imagination d’un enf’ant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédago e se moquait de mes vers latins, que mes camaracîéls me regardaient en ricanant. Les imbéciles ! eux, rire de moi ! eux, si faibles, si communs, au cerveau si étroit ; moi, dont l’esprit se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu

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DIÉMOIRES D’UN FOU. 491

dans tous les mondes de la poésie, qui me sentais plus lgrand qu’eux’tous, qui receyais es jouissances infimes et qui avais des extases celestes devant toutes les révélations intimes de mon âmel

Moi qui me sentais grand comme le monde et qu’une seule de mes pensées., si elle eût été de ieu comme la l’oudre, eut pu réduire en poussière ; pauvre f’ou !

Je me voyais jeune, à vingt ans, entouré de gloire ;. je rêvais de lointains voyages dans les contrées du Sud ; je voyais l’Orient et ses sables immenses, ses palais que f’oulent les chameaux avec leurs clochettes d’a1ram ; je voyais les cavales bondir vers l’horizon rougi par le soleil ; je voyais des vagues bleues, un ciel pur, un sable d’argent ; je sentais le parfum de ces océans tièdes du ll/lxdi ; et puis, près de moi, sous une tente, à l’ombre d un aloès aux larges Feuilles, quelque Femme Bâ la peau brulpe, au regard îrdent, qui m entourait e ses deux ras et me par ait la langue des houris.

Le soleil s’abaissait dans le sable, les chamelles et les juments dormaient, l’insecte bourdonnait à leurs mamelles, le vent du soir passait près de nous. Et la nuit venue, quand cette lune d’argent jetait ses regards pâles sur le désert, que les étoiles brillaient sur le ciel d’azur, alors, dans le silence de cette nuit chaude et embaumée, je rêvais des joies infinies, des voluptés qui sont du ciel.

Et c’était encore la gloire, avec ses bruits de mains, ses f’anl’ares vers le ciel, ses lauriers, sa poussière d’or jetée aux vents ; c’était un brillant théâtre avec des Femmes parées, des diamants aux lumières, un air lourd, des poitrines haletantes ; puis un recueillement religieux, des paroles dévorantes comme l’incendie, des pleurs, du rire, des sanglots, l’enivrement de la gloire, des cris d’enthousiasme, le trépignement de la f’oule, quoi ! de la vanité, du bruit, du néant.

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492 EUVRES DE JEUNESSE.

Enfant, j’ai rêvé l’amour ; jeune homme, la gloire ; homme, la tombe, ce dernier amour de ceux qui n’en ont pluS.

Je percevais aussi l’antique époque des siècles qui ne sont plus et des races couc ées sous l’herbe ; je voyais la bande de pèlerins et de guerriers marcher vers le Calvaire, s’arrêter dans le désert, mourant de faim, implorant ce Dieu qu’ils allaient chercher, et, lassée de ses blasphèmes, marcher toujours vers cet horizon sans bornes ; puis, lasse, haletante, arrivée enfin au but de son voyage, désespérée et vieille, pour embrasser quelques pierres arides, hommage du monde entier.

Je voyais les chevaliers courir sur les chevaux. La nuit encore, dans la sombre cathédrale, toute la nef ornée d’une guirlande de peuples qui montent vers la voûte, dans les galeries, avec des chants ; des lumières qui resplendissent sur les vitraux, et, dans la nuit de Noël, toute la vieille ville, avec ses toits aigus couverts de nei e, s’illuminer et chanter. Mais c’était lëome que j’aimais, la Rome impériale, cette belle reine se roulant dans l’or ie, salissant ses nobles vêtements du vin de la débaucâe, plus fière de ses vices qu’elle ne l’était de ses vertus. Néron !Néron, avec ses chars de diamant volant dans l’arène, ses mille voitures, ses amours de tigre et ses festins de géant.

Loin des classiques leçons, je me reportais vers tes immenses voluptés, tes illuminations sanglantes, tes divertissements qui brûlent Rome.

Et, bercé dans ces vagues rêveries, les songes vers l’avenir, emporté par cette pensée aventureuse échappée comme une cavale sans frein, qui franchit les torrents, escalade les monts et vole dans l’espace, je restais des heures entières, la tête dans mes mains, à regarder le plancher de mon étude, ou une araignée jeter sa toile sur la chaire de notre maître ; et quand je me réveil-

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MÉMOIRES D’UN FOU.

lais, avec un grand œil béant, on riait de moi, le plus paresseux de tous, qui jamais n’aurais une idée positive, qui ne montrais aucun penchant pour aucune profession, qui serais inutile dans ce monde où il f’aut que chacun aille prendre sa part du gâteau, et qui enfin ne serais jamais bon à rien, tout au plus à faire un bouffon, un montreur d’animaux, ou un faiseur de livres.

(Quoique d’une excellente santé, mon genre d’esprit, perpétuellement froissé par l’existence que je menais et par le contact des autres, avait occasionné en moi une irritation nerveuse qui me rendait véhément et emporté, comme le taureau malade de la piqûre des insectes..l’avais des rêves, des cauchemars affreux.)

Ohl... la triste et maussade époque. Je me vois encore errant, seul, dans les lon s corridors blanchis de mon collège, à regarder les hîoux et les corneilles s’envoler des combles de la chapelle, ou bien couché dans ces mornes dortoirs éclairés ar la lampe, dont l’huile se gelait. Dans les nuits, j’é)coutais longtemps le vent qui soufflait lugubrement dans les longs appartements vides, et qui sifflait dans les serrures en f’aisant trembler les vitres dans leurs châssis ; j’entendais les pas de l’homme de ronde qui marchait lentement avec sa lanterne, et, quand il venait près de moi, je faisais semblant d’être endormi et je m’endormais en effet, moitié dans les rêves, moitié dans les pleurs. IV

C’étaient d’effroyables visions à rendre f’ou de terreur.

J’étais couché dans la maison de mon père ; tous les meubles étaient conservés, mais tout ce qui m’entourait cependant avait une teinte noire. C’était une nuit

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EUVRES DE JEUNESSE.

d’hiver, et lâ neige jetait une clarté blanche dans ma chambre. Tout à coup la neige se fondit et les herbes et les arbres prirent une teinte rousse et brûlée, comme si un incendie eût éclairé mes fenêtres ; j’entendis des bruits de pas, on montait l’escalier ; un air chaud, une vapeur f’étide monta jusqu’à moi. Ma porte s’ouvrit d’elle-même, on entra. Ils étaient beaucoup, peut-être sept à huit], je n’eus as le temps de les compter. lls étaient petits ou grandb, couverts de barbes noires et rudes, sans armes, mais tous avaient une lame d’acier entre les dents, et comme ils s’a brochèrent en cercle autour de mon berceau, leurs d)ents vinrent à claquer et ce fut horrible.

lls écartèrent mes rideaux blancs, et chaque doi t laissait une trace de sang ; ils me regardèrent avec ge grands yeux fixes et sans paupières ; je les regardai aussi, ie ne pouvais faire aucun mouvement, je voulais crier.

Il me sembla alors que la maison se levait de ses fondements, comme si un levier l’eût soulevée. lls me regardèrent ainsi longtemps, puis ils s’écartèrent, et je vis que tous avaient un côté du visage sans peau et qui saignait lentement. Ils soulevèrent tous mes vêtements, et tous avaient du sang ; ils se mirent à manger, et le pain qu’ils rompirent laissait échapper du sang qui tombait goutte à goutte ; et ils se mirent à rire comme le râle d’un mourant. ·

Puis, quand ils n’y furent plus, tout ce qu’ils avaient touché, les lambris, l’escalier, le plancher, tout cela était rougi par eux.

avais un goût dl amertume dans le cœur, il me sembla que i’avais mangé de la chair, et j’entendis un cri prolongé, vague, aigu, et les fenêtres et les portes s’ouvrirent lentement, et le vent les faisait battre et crier, comme une chanson bizarre dont chaque sifïiement me déchirait la poitrine avec un stylet. Ailleurs, — c’êtait dans une campagne verte et

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MÉMOIRES D’UN FOU.

émaillée de fleurs, le’long d’un fleuve ; —i’étais avec ma mère qui marchait du côté de la rive, elle tomba. Je vis l’eau écumer, des cercles s’agrandir et disparaître tout à coup ; l’eau reprit son cours, et puis je n’entendis plus que le bruit de l’eau qui passait entre les jones et faisait ployer les roseaux. Tout à coup, ma mére m’appela : Au secoursl... au secours ! ô mon pauvre enf’ant, au secours ! à moi ! Je me penchai à plat ventre sur l’herbe pour regarder, je ne vis rien ; les cris continuèrent. Une force invincible m’attachait sur la terre, et j’entendais les cris : je me noyel je me noyel à mon secoursl

L’eau coulait, coulait limpide, et cette voix que j’entendais du fond du fleuve m’abîmait de désespoir et de rage...

— V

Voilà donc comme fétais, rêveur, insouciant, avec l’humeur indépendante et railleuse, me bâtissant une destinée et rêvant à toute la poésie d’une existence pleine d’amour, vivant aussi sur mes souvenirs, autant qu’à seize ans on peut en avoir.

Le collège m’était antipathique. Ce serait une curieuse étude que ce profond dégoût des âmes nobles et élevées, manifesté de suite par le contact et le froissement des hommes. Je n’ai jamais aimé une vie ré lee, des heures fixes, une existence dhorloge, ou il %aut ne la pensée s’arrête avec la cloche, où tout est mâghé d’avance, pour des siècles et des générations. Cette régularité, sans doute, peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre enfant qui se nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à l’amour et à toutes les balivernes, c’est l’éveiller sans cesse de ce songe sublime, c’est ne pas lui laisser un moment de repos, c’est l’étoufi’er en le ramenant

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EUVRES DE JEUNESSE.

dans notre atmosphère de matérialisme et de bon sens, dont il a horreur et dégoût.

l’allais à l’écart, avec un livre de vers, un roman, de la poésie, quelque chose qui fasse tressaillir ce cœur de jeune homme, vierge de sensations et si désireux ’

d ep avoir. H r’I I

e me rappe e avec quelle volupte je dévorais alors les pages de Byron et de Wertber ; avec quels trans orts je lus Hamlet, Romeo, et les ouvrages les plus Brûlants de notre époque, toutes ces œuvres enfin qui fondent l’âme en delices, qui la brûlent d’enthousiasme. Je me nourris donc de cette poésie âpre du Nord, qui retentit si bien comme les vagues de la mer, dans les œuvres de Byron. Souvent j’en retenais, à la première lecture, des fragments entiers, et je me les répétais à moi-même, comme une chanson qui vous a charmé et dont la mélodie vous poursuit toujours. Combien de fois n’ai-je pas dit le commencement du «Giaour » : Pas un soujle d’air, ou bien dans «^Childe-l-larold » : Jadis dans l’antique Albion, et : O mer ! je t’ai toigours aimée. La platitude de la traduction française disparaissait devant les pensées seules, comme si elles eussent eu un style a elles sans les mots eux-mêmes.

Ce caractère de passion brûlante, joint à une si profonde ironie, devait agir fortement sur une nature ardente et vierge. Tous ces échos inconnus à la somptueuse dignité des littératures classiques avaient pour moi un parfum de nouveauté, un attrait qui m’attirait sans cesse vers cette poésie géante, qui vous donne le vertige et vous fait tomber dans le gouffre sans fond de l’infini.

le m’étais donc faussé le goût et le cœur, comme disaient mes professeurs, et parmi tant d’êtres aux penchants si ignobles, mon indépendance d’esprit m’avait fait estimer le plus dépravé de tous ; j’étais

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ÃMÉMOIRES D’UN FOU.

ravalé au plus bas rang par la supériorité même. A peine si on me cédait l’imagination, c’est-à-dire, selon eux, une exaltation de cerveau voisine de la f’olie. Voilà quelle fut mon entrée dans la société, et l’estime que je m’y attirai.

VI

Si l’on calomniait mon esprit et mes principes, on n’attaquait pas mon cœur, car j’étais bon alors, et les misères d’autrui m’arrachaient des larmes. le me souviens ue, tout enf’ant, j’aimais à vider mes poches dans celles du pauvre. De quel sourire ils acpueillaientdmqp passage et quel plaisir aussi j’avais a eur aire u ien.

C’est une volupté qui m’est depuis longtemps inconnue, car maintenant j’ai le cœur sec, les larmes se sont séchées. Mais malheur aux hommes qui m’ont rendu corrompu et méchant de bon et de pur que j’étaisl Malheur à cette aridité de la civilisation qui desséche et étiole tout ce qui s’élève au soleil de la poésie et du cœur ! Cette vieille société corrompue, qui à tout séduit et tout gâté, ce vieux juif’cupide mourra de marasme et d’épuisement sur ces tas de f’umier qu’il appelle ses trésors, sans poëte pour chanter sa mort, sans prêtre pour lui Fermer les yeux, sans or pour son mausolée, car il aura tout usé pour ses vices.

Vll

Quand donc finira cette société abâtardie par toutes les débauches, débauches d’esprit, de corps et d’âme ? Alors, il y aura sans doute une joie sur la terre, quand ce vampire menteur et hypocrite qulon appelle civilisation viendra à mourir ; on quittera le manteau, royal, le sceptre, les diamants, le palais qui s’écroula, 31

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EUVRES DE JEUNESSE.

la ville qui tombe, pour aller rejoindre la cavale et la louve.

Après avoir passé sa vie dans les palais et usé ses pieds sur lesl dqlles des grandes villes, l’homme ira mourir dans es ois.

La terre sera séchée par les incendies qui l’ont brûlée, et toute pleine de la poussière des combats, le souffle de désolation qui a passé sur les hommes sera passé sur elle, et elle ne donnera plus que des fruits amers et des roses d’épines, et les races s’éteindront au berceau, comme les plantes battues par les vents qui meurent avant d’avo1r fleuri.

Car il faudra bien que tout finisse et que la terre s’use à force d’être foulée ; car l’immensité doit être lasse enfin de ce grain de poussière qui fait tant de bruit et trouble la majesté du néant. Il faudra que l’or s’épuise à force de passer dans les mains et de corrompre ; il faudra bien que cette vapeur de sang s’a aise, que le palais s’écroule sous ce poids des richesses qu’il recèle, que l’orgie finisse et qu’on se réveille.

Alors il y aura un rire immense de désespoir, quand les hommes verront ce vide, quand il faudra quitter la vie pour la mort, pour la mort qui mange, ui a faim toujours. Et tout craquera pour s’écrouler dans le néant, et l’homme vertueux maudira sa vertu et le vice battra des mains.

Quelques hommes encore errants dans une terre aride s’appelleront mutuellement ; ils iront les uns vers les autres, et ils reculeront d’horreur, effrayés d’eux-mêmes et ils mourront. Que sera l’homme alors, lui qui est déjà plus féroce que les bêtes fauves, et plus vil que les reptiles ? A ieu pour jamais, chars éclatants, fanfares et renommées ; adieu au monde, à ses palais, à ses mausolées, aux voluptés du crime, et aux joies de la corruption ! La pierre tombera tout a coup, écrasée par ele-même, et l’herbe poussera

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MÉMOIRES D’UN FOU. 499

dessus. Et les palais, les temples, les pyramides, les colonnes, mausolées du roy, cercueil du pauvre, charogne du chien, tout cela à la même hauteur, sous le gazon de la terre.

Alors, la mer sans digues battra en repos les rivages et ira bai ner ses flots sur la cendre encore fumante des cités ; les arbres pousseront, verdiront, sans une main pour les casser et les briser ; les fleuves couleront dans des prairies émaillées, la nature sera libre, sans homme pour la contraindre, et cette race sera éteinte, car elle était maudite dés son enfance. Triste et bizarre époque que la nôtre ! Vers quel océan ce torrent d’iniquités coule-t-il ? Où allons-nous dans une nuit si profonde ? Ceux qui veulent palper ce monde malade se retirent vite, efl’rayés de la corruption ui s’agite dans ses entrailles.

Quand Rome se sentit à son agonie, elle avait au moins un espoir, elle entrevoyait derrière le linceul la croix radieuse, brillant sur l’éternité. Cette religion a duré deux mille ans et voilà qu’elle s’épuise, qu’elle ne suffit plus, et qu’on s’en moque ; voilà ses églises qui tombent, ses cimetières tassés de morts et qui re gorgent A

Et nous, quelle religion aurons-nous ? Etre si vieux que nous le sommes, et marcher encore dans le désert comme les Hébreux qui fuyaient cl ’Égypte. Où sera la Terre promise ?

Nous avons essayé de tout et nous renions tout sans espoir ; et puis une étrange cupidité nous a pris dans l’âme et l’humanité, il y à une inquiétude immense qui nous ronge, il y a un vide dans notre f’oule ; nous sentons autour de nous un froid de sépulcre. l’humanité s’est prise à tourner des machines, et voyant l’or gui en ruisselait, elle s’est écriée : Clest Dieu ! Et ce ieu-là, elle le mange. Il y a : C’est que 31

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j©© GUVRES DE JEUNESSE.

tout est fini, adieu ! adieu ! du vin avant de mourir ! Chacun se rue où le pousse son instinct, le monde fourmille comme les insectes sur un cadavre, les poëtes passent sans avoir le temps de sculpter leurs pensées, à peine s’ils les jettent sur des feui les et les feuilles volent ; tout brille et tout retentit dans cette mascarade, sous ses royautés d’un jour et ses sceptres de carton ; l’or roule, le vin ruisselle, la débauche froide lève sa robe et remue... horreur ! horreur ! Et puis, il y a sur tout cela un voile dont chacun prend sa part et se cache le plus qu’il peut. Dérision ! horreur ! horreur !

VIII

Et il y a des jours où j’ai une lassitude immense, et un sombre ennui m’enveloppe comme un linceul partout ou je vais ; ses plis m’embarrassent et me gênent, la vie me pèse comme un remords. Si jeune et si lassé de tout, quand il y en à qui sont vieux et encore pleins d’enthousiasme ! et moi, je suis si tombé, si désenchanté ! Que faire ? La nuit, regarder la lune qui jette sur mes lambris ses clartés tremblantes comme un large feuillage, et, le jour, le soleil dorant les toits voisins ? Est-ce là vivre ? non, c’est la mort, moins le repos du sépulcre.

Et j’ai des petites joies à moi seul, des réminiscences enfantines qui viennent encore me réchauffer dans mon isolement, comme des reflets de soleil couchant par les barreaux d’une prison : un rien, la moindre circonstance, un jour pluvieux, un grand soleil, une fleur, un vieux meuble, me rappellent une série de souvenirs qui passent tous confus, effacés comme des ombres. Jeux d’enfants sur l’herbe au milieu des marguerites dans les prés, derriére la haie fleurie, le âmg de la vigne aux grappes dorées, sur la mousse

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MÉMOlRES D’UN FOU. § O !

brune et verte, sous les larges feuilles, les frais ombrages ; souvenirs calmes et riants comme un sourire de premier âge, vous passez prés de moi comme des roses flétries.

La jeunesse, ses bouillants transports, ses instincts confus du monde et du cœur, ses palpitations d’amour, ses larmes, ses cris ! Amour du jeune homme, ironies de l’âge mûr, ôl vous, revenez souvent avec vos couleurs sombres ou ternes, fuyant poussées les unes par les autres, comme les ombres qui passent en courant sur les murs, dans les nuits d, lliVCI’. Et je tombe souvent en extase devant le souvenir de quelque bonne journée passée depuis bien longtemps, journée folle et joyeuse avec des éclats et des rires qui vibrent encore à mes oreilles, et qui palpitent encore de gaieté, et qui me font sourire d’amertume. C’était quelque course sur un cheval, bondissant et couvert d’écume, quelque promenade bien rêveuse sous une large allée couverte cl’ombre, à regarder l’eau couler sur les cailloux ; ou une contemplation d’un beau soleil resplendissant, avec ses gerbes de feu et ses auréoles rouges. Et j’entends encore le galop du cheval, ses naseaux qui furent ; j’entends l’eau qui glisse, la feuille qui tremble, le vent qui courbe les lés comme une mer. D’autres sont mornes et froids comme les journées pluvieuses, des souvenirs amers et cruels qui reviennent aussi ; des heures de calvaire passées à pleurer sans espoir, et puis à rire forcément pour chasser les larmes qui cachent les yeux, les sanglots qui couvrent la voix.

l’ai resté bien des jours, bien cles ans, assis à ne penser à rien, ou à tout, abîmé dans l’infini que je voulais embrasser, et qui me dévorait ! l’entendais la pluie tomber dans les gouttières, les cloches sonner en pleurant ; je voyais le soleil se coucher lentement et la nuit venir, la nuit dormeuse qui vous apaise, et puis le jour reparaissait, toujours le

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j©2 EUVRES DE JEUNESSE.

même, avec ses ennuis, son même nombre d’heures à vivre, et que je voyais mourir avec joie. Je rêvais la mer, des lointains voyages, les amours, les triomphes, toutes choses avortées dans mon existence, cadavres avant d’avoir vécu.

Hélas ! tout cela n’était donc pas fait pour moi ? Je n’envie pas les autres, car chacun se plaint du fardeau dont la fatalité l’accable ; les uns le jettent avant l’existence finie, d’autres le portent jusqu’au bout. Et moi, le porterai-je ?

A peine ai-je vu la vie qu’il y a eu un immense dégoût dans mon âme ; j’ai porté à ma bouche tous les fruits, ils m’ont semblé amers, je les ai repoussés et voilà que je meurs de faim. Mourir si jeune, sans espoir dans la tombe, sans être sur d’y dormir, sans sçavoir si sa paix est inviolable ! Se jeter dans les bras du néant et douter s’il vous recevra ! Oui, je meurs, car est-ce vivre de voir son passé comme l’eau écoulée dans la mer, le présent comme une cage, l’avenir comme un linceul ? IX

Il y a des choses insignifiantes qui m’ont frappé fortement et que je garderai toujours comme l’empreinte d’un fer rouge, quoiqu’elles soient banales et maises. Je me rappellerai toujours une espèce de château non loin de ma ville, et que nous allions Voir souvent. C’était une de ces vieilles femmes du siècle dernier qui l’habitait. Tout chez’elle avait conservé le souvenir astoral ; je vois encore les ortraits poudrés, les habits bleu ciel des hommes, et les roses et les œillets jetés sur les lambris avec des bergères et des troupeaux. Tout avait un aspect vieux et sombre ; les meubles, presque tous de soie brodée, étaient spacieux et doux ; la maison était vieille ; d’anciens fossés, alors plantés de pommiers, l’entouraient, et les pierres qui se déta-

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MÉMOIRES D’UN FOU. 50 ;

chaient de temps en temps des anciens créneaux allaient rouler jusqu’au f’ond.

Non loin était le parc, planté de grands arbres, avec des allées sombres, des bancs de pierre couverts de mousse à demi brisés, entre les branchages et les ronces. Une chèvre paissait, et quand on ouvrait la grille de f’er, elle se sauvait dans le feuillage. Dans les beaux jours, il y avait des rayons de soleil qui passaient entre les branches et doraient la mousse çà et là.

C’était triste, le vent s’engoufl’rait dans ces larges cheminées de briques et me faisait peur, uand, le soir surtout, les hiboux poussaient leurs cris âansles vastes greniers.

Nous prolongions souvent nos visites assez tard le soir, réunis autour de la vieille maîtresse, dans une grande salle couverte de dalles blanches, devant une vaste cheminée en marbre..le vois encore sa tabatière cl’or pleine du meilleur tabac d’Espa ne, son carlin aux longs poils blancs, et son petit pieg mignon, enveloppé dans un joli soulier à haut talon orné d’une rose noire.

Q n’il y a longtemps de tout celal La maîtresse est morte, ses carlins aussi, sa tabatière est dans la poche du notaire ; le château sert de fabrique, et le pauvre soulier a été jeté à. la rivière. APRÈS TROIS SEMAINES D’ARRÉT.

le suis si lassé que j’ai un profond dégoût à continuer, ayant relu ce qui précède.

Les œuvres d’un homme ennuyé peuvent-elles amuser le public’ ?

le vais cependant m’efi’orcer de divertir davantage l’un et l’autre.

lci commencent vraiment les mémoires.....

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$04 EUVRES DE JEUNESSE.

X

lci sont mes souvenirs les plus tendres et les plus pénibles à la f’ois, et ie les aborde avec une émotion toute religieuse. Ils sont vivants à ma mémoire et presque chauds encore pour mon âme, tant cette passiop l’a l’ait saigner. C’est une large cicatrice au cœur qui durera touiours, mais, au moment de retracer cette page de ma vie, mon cœur bat comme si j’allais remuer des ruines chéries.

Elles sont déjà vieilles, ces ruines ; en marchant dans la vie, l’horizon s’est écarté par derrière, et que de choses depuis lors ! car les jours semblent longs, un à lm, depuis le matin jusqu’au soir. Mais le passé paraît rapide, tant l’oubli rétrécit le cadre qui l’a contenu. Pour moi tout semble vivre encore..l’entends et je vois le frémissement des Feuilles, ie vois jusqu’au moindre pli de sa robe ; j’entends le timbre de sa voix, comme si un ange chantait prés de moi, voix douce et pure, qui vous enivre et qui vous fait mourir d’amour, voix qui a un corps, tant elle est belle et qui séduit, comme s’il y avait un charme à ses mots...

Vous dire l’année précise me serait impossible ; mais alors j’étais f’ort jeune, i’avais, ie crois, quinze ans ; nous allâmes cette année aux bains de mer de (ll, ....., village de Picardie, charmant avec ses maisons entassées les unes sur les autres, noires, grises, rouges, blanches, tournées de tous côtés, sans alignement et sans symétrie, comme un tas de coquilles et de cailloux que la vague a poussés sur la côte.

Il y a quelques années, personne n’y venait, malgré " ) Trouville (la désignation géographique est Fausse). Voir Correspundance. I. p. xvi, et René D1=.·sci-iAnMEs, Flaubert, p. 68.

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MÉMOIRES D’UN FOU. 505

sa plage d’une demi-lieue de grandeur et sa charmante osition ; mais, depuis peu, la vogue s’y est tournée. lia dernière f’ois que i’y f’us, ie vis quantité de gants jaunes et de livrées ; on proposait même d’y construire une salle de spectacle.

Alors, tout était simple et sauvage, il n’y avait guère que des artistes et des gens du pays. Le rivage était ésert et, à marée basse, on voyait une plage immense avec un sable gris et argenté qui scintillait au soleil, tout humide encore de la vague. A gauche, des rochers où la mer battait paresseusement dans ses jours de sommeil les parois noircies’de varechs ; puis, au loin, l’océan bleu sous un soleil ardent, et mugissant sourdement comme un géant qui pleure.

Et quand on rentrait dans le village, c’était le plus pittoresque et le plus chaud spectacle. Des filets noirs et rongés par l’eau étendus aux portes, partout les enf’ants à moitié nus marchant sur un galet gris, seul pavage du lieu, des marins avec leurs vêtements rouges et bleus ; et tout cela simple dans sa grâce, naïf’et robuste, tout cela empreint d’un caractère de vigueur et d’énergie.

l’allais souvent seul me promener sur la grève. Un jour le hasard me fit aller vers l’endroit où l’on baignait. C’était une place, non loin cles dernières maisons du village, fréquentée plus spécialement pour cet usage ; hommes et f’emmes nageaient ensemble, on se dés abillait sur le rivage ou dans sa maison et on laissait son manteau sur le sable.

Ce jour-là, une charmante pelisse rouge avec des raies noires était laissée sur le rivage. La marée montait, le rivage était f’estonné d’écume ; déià un flot plus f’ort avait mouillé les franges de soie de ce manteau. J e l’ôtai pour le placer au loin ; l’étofl’e en était moelleuse et légère, c’était un manteau de f’emme. Apparemment on m’avait vu, car le jour même, au repas de midi, et comme tout le monde mangeait

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$06 EUVRES DE JEUNESSE.

dans une salle commune, à l’auberge où nous étions logés, j’entendis quelqu’un qui me disait : — Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie. Je me retournai ; c’était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine.

— Quoi donc ? lui demandai-je préoccupé. — D’avoir ramassé mon manteau, n’est-ce pas vous ? — Oui, Madame, repris-je embarrassé.

Elle me regarda.

Je baissai les yeux et cou is. Quel regard, en effet ! comme elle était belle, cette fîmmel je vois encore cette prunelle ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil. Elle était grande, brune avec de magnifiques cheveux noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués, sa peau ’ était ardente et comme veloutée avec de l’or ; elle était mince et fine, on voyait des veines d’azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée. Joignez à cela un duvet fin qui brunissait sa lèvre supérieure et donnait asa figure une expression mâle et énergique a faire pâlir les beautés blondes. On aurait pu ui reprocher trop d’embonpoint ou plutôt un négligé artistique. Aussi les f’emmes en général la trouvaient-elles de mauvais ton. Elle parlait lentement ; c’était une voix modulée, musicale et douce...

Elle avait une robe fine, de mousseline blanche, qui laissait voir les contours moelleux de son bras. Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote blanche avec un seul nœud rose ; elle la noua d’une main fine et potelée, une de ces mains dont on rêve lon temps et qu’on brûlerait de baisers. ëliaque matin j’allais la voir baigner ; je la contemplais de loin sous l’eau, j’enviais la vague molle et paisible qui battait sur ses flancs et couvrait d’écume cette poitrine haletante, je voyais le contour de ses membres sous les vêtements mouillés qui la couvraient,

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MÉMOIRES D’UN FOU. $07

ie voyais son cœur battre, sa poitrine se gonfler ; je contemplais machinalement son pied se poser sur le sable, et mon regard restait fixè sur la trace de ses as, et j’aurais pleuré presque en voyant le flot les eflliicer lentement.

Et puis, quand elle revenait et qu’elle passait près de moi, que j’entendais l’eau tomber de ses habits et le frôlement de sa marche, mon cœur battait avec violence ; je baissais les yeux, le sang me montait a la tète, j’ètoufl’ais. Je sentais ce corps de femme a moitiè nu passer près de moi avec le parfum de la vague. Sourd et aveugle, j’aurais deviné sa prèsence, car il y avait en moi quelque chose d’intime et de doux, qui se noyait en extases et en gracieuses pensèes, quand elle passait ainsi.

le crois voir encore la place où j’étais fixè sur le rivage ; je vois les vagues accourir de toute part, se briser, s’étendre ; je vois la plage festonnée d’ècume, j’entends le bruit des voix confuses des baigneurs parlant entre eux, j’entencls le bruit de ses pas, j’entends son haleine quand elle passait près de moi. l’étais immobile de stupeur, comme si la Vènus fût descendue de son piédestal et s’ètait mise a marcher. C’est que, pour la première f’ois alors, je sentais mon cœur, je sentais quelque chose de mystique, d’étrange comme un sens nouveau..l’ètais baignè de sentiments infinis, tendres ; j’ètais bercè d’images vaporeuses, va ues ; j’ètais plus grand et plus Her tout à la fois. § ’aimais.

Aimer, se sentir jeune et plein d’amour, sentir la nature et ses harmonies palpiter en vous, avoir besoin de cette rèverie, de cette action du cœur et slen sentir heureux ! Oh ! les premiers battements du cœur de l’homme, ses premières palpitations d’amour ! qu’elles sont douces et étranges. Et plus tard, comme elles paraissent maises et sottement ridicules ! Chose bizarre ! il y à tout ensemble du tourment et de la ioie dans

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$08 EUVRES DE JEUNESSE.

cette insomnie. Est-ce par vanité encore ? Ah ! l’amour ne serait-il que de l’orgueil ? l’aut-il nier ce que les plus impies respectent ? faudrait-il rire du cœur ? Hélas ! hélas ! La vague a eilacé les pas de Maria. Ce f’ut d’abord un singulier état de surprise et d’admiration, une sensation toute mystique en quelque sorte, toute idée de volupté à part. Ce ne l’ut que plus tard que ie ressentis cette ardeur frénétique et sombre de la chair et de l’âme et qui dévore l’un et l’autre.

l’étais dans l’étonnement du cœur qui sent sa première pulsation..l’étais comme le premier homme quand il eut connu toutes ses Facultés. A quoi je rêvais, serait f’ort impossible à dire ; je me sentais nouveau et tout étranger à moi-même ; une voix mlétait venue dans l’âme.

Un rien, un pli de sa robe, un sourire, son pied, le moindre mot insignifiant m’impressionnaient comme des choses surnaturelles, et i’avais pour tout un jour à en rêver. Je suivais sa trace à l’angle d’un long mur, et le drôlement de ses vêtements me faisait palpiter d’aise. Quand j’entendais ses pas, les nuits qu’elle marchait ou qu’elle avançait vers moi... non, je ne saurais vous dire combien il y a de douces sensations, d’enivrement du cœur, de béatitude et de Folie dans l’amour. Et maintenant, si rieur surtout, si amèrement persuadé du grotesque de l’existence, ie sens encore que l’amour, cet amour comme ie l’ai rêvé au collège sans l’avoir et que i’ai ressenti plus tard, qui m’a f’ait tant pleurer et dont i’ai tant ri, combien ie crois encore que ce serait tout à la Fois la plus sublime des choses, ou la plus bouillonne des bêtises ! Deux êtres ietés sur la terre par un hasard, quelque chose, et qui se rencontrent, s’aiment, parce que l’un est femme et l’autre homme ! Les voilà haletants l’un pour l’autre, se promenant ensemble la nuit et se mouillant à la rosée, regardant le’clair de lune et le trouvant diaphane,

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MÉMOIRES D’UN FOU. $09

admirant les étoiles, et disant sur tous les tons : je t’aime, tu m’aimes, il m’aime, nous nous aimons, et répétant cela avec des soupirs, des baisers ; et puis ils rentrent, poussés tous les deux par une ardeur sans pareille, car ces deux âmes ont leurs organes violemment échauH’és, et les voilà bientôt grotesquement accouplés, avec des rugissements et des soupirs, soucieux l’un et l’autre pour reproduire un imbécile de plus sur la terre, un malheureux qui les imitera ! Contemplez-les, plus bêtes en ce moment que les chiens et les mouches, s’évanouissant, et cachant soigneusement aux yeux des hommes leur jouissance solitaire, pensant peut-être que le bonheur est un crime et la volupté une honte.

On me pardonnera, je pense, de ne pas parler de llamour platonique, cet amour exalté, comme celui d’une statue ou d’une cathédrale, qui repousse toute idée de jalousie et de possession, et qui devrait se trouver entre les hommes mutuellement, mais que j’ai rarement eu l’occasion d’apercevoir ; amour sublime s’il existait, mais qui n’est qu’un rêve comme tout ce qu’il y a de beau sur ce monde.

Je m’arrête ici, car la moquerie du vieillard ne doit pas ternir la virginité des sentiments élu jeune homme ; je me serais indigné autant que vous, lecteur, si on m’eût alors tenu un langage aussi cruel. Je croyais qu’une Femme était un ange... Oh ! que Moliére a eu raison de la comparer a un potage ! \

XI

Maria avait un enfant, c’était une petite fille ; on l’aimait, on l’embrassait, on l’ennuyait de caresses et de baisers. Comme j’aurais recueilli un seul de ces baisers jetés, comme des perles, avec profusion sur la tête de cette enfant au maillot !

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5 10 EUVRES DE JEUNESSE.

Maria l’allaitait elle-même, et un jour je la vis découvrir sa gorge et lui présenter son sein.

C’était une gorge grasse et ronde, avec une peau brune et des veines d’azur qu’on voyait sous cette chair ardente. Jamais je n’avais vu de f’emme »nue alors. Oh ! la singulière extase où me plongea la vue de ce sein ; comme je le dévorai des yeux, comme faurais voulu seulement toucher cette poitrine ! il me semblait ue si j’eusse posé mes lévres, mes dents l’auraient mordue de rage, et mon cœur se f’ondait en délices en pensant aux voluptés que donnerait ce baiser. Oh ! comme je l’ai revue longtemps cette gorge palpitante, ce long cou gracieux et cette tête penchée, avec ses cheveux noirs en papillotes, vers cette enfant qui tetait, et qu’elle berçait lentement sur ses genoux en f’reclonnant un air italien !

Xll

Nous limes bientôt une connaissance plus intime : je dis nous, car our moi personnellement je me serais gardé de lui adiesser une [parole, en l’état où sa vue m’ava.it plongé.

Son mari tenait le milieu entre l’artiste et le commis voyageur ; il était de moustaches, de vêtements à guise ; il f’umait intrépidement, était vif’, bon garçon, amical ; il ne méprisait point la table, et je le vis une f’ois faire trois lieues a pied pour aller chercher un melon à la ville la plus voisine ; il était venu dans sa chaise de poste avec son chien, sa Femme, son enf’ant et vingt-cinq bouteilles de vin du Rhin. Aux bains de mer, à la cam agne ou en voyage, on se parle plus facilement, on cïésire se connaître ; un rien suffit pour la conversation, la pluie et le beau temps bien plus qu’ailleurs y tiennent place ; on se récrie sur l’incommodité des logements, sur le détes-

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MÉMOIRES D’UN FOU. 5 1 1

table de la cuisine d’auberge. Ce dernier trait surtout est du meilleur ton possible : Oh ! le linge est-il sale ? (Ã est trop poivre ; c’est trop épice ! Ah ! l’horreur ! ma c ere.

Va-t-on ensemble à la promenade, c’eSt à qui s’extasiera davantage sur la beauté du paysage. Que c’est beau ! que la mer est belle ! Joignez a cela quelques mots poétiques et boursouflés, deux ou trois réflexions philosophiques entrelardées de soupirs et d’aspirations du nez plus ou moins f’ortes ; si vous savez dessiner, tirez votre album en maroquin, ou, ce qui est mieux, enfoncez votre casquette sur les yeux, croisez-vous les bras et dormez our f’aire semblant de penser. Il y a des fiêmmes que j’ai flairées belle esprit a un quart de lieue loin, seulement à la manière dont elles regardaient la vague. Il f’audra vous plaindre des hommes, manger peu et vous passionner pour un rocher, admirer un pré et vous mourir d’amour pour la mer. Ah ! vous serez délicieux alors, on dira : le charmant jeune homme ! quelle jolie blouse il a ! comme ses bottes sont fines ! quelle grâce ! la belle âme ! C’est ce besoin de parler, cet instinct d’aller en troupeau où les plus hardis marchent en tête, qui a f’ait dans l’origine les sociétés et qui de nos jours forme les réunions.

Ce f’ut sans doute un pareil motif’qui nous fit causer our la remière f’ois. C’était l’après-midi, il f’aisait cihaud et lle soleil dardait dans la salle, malgré les auvents. Nous étions restes, quelques peintres, Maria et son mari et moi, étendus sur des chaises a fumer en buvant du ro.

Maria f’umait, ou Élu gmoins, si un reste de sottise Féminine l’en em êchait, elle aimait l’odeur du tabac (monstruosité, elle me donna même des cigarettes !) On causa littérature, sujet iné uisable avec les femmes ; j’y pris ma part, je padixi longuement et avec f’eu ; Maria et moi étions parfaitement du même

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512 GEUVRES DE JEUNESSE.

sentiment en fait d’art. Je n’ai jamais entendu personne le sentir avec plus de naïveté et avec moins de prétention ; elle avait des mots simples et expressifs qui partaient en relief’et surtout avec tant de négligé et de grâce, tant d’abandon, de nonchalance, vous auriez dit qu’elle chantait.

Un soir, son mari nous proposa une partie de barque. Il faisait le plus beau temps du monde, nous acceptâmes.

XIII

Comment rendre par des mots ces choses pour lesquelles il n’y a pas de langage, ces impressions du cœur, ces mystéres de l’âme inconnus à elle-même ? Comment vous dirai-je tout ce que j’ai ressenti, tout ce que j’ai pensé, toutes les choses dont j’ai joui cette soirée-la ? C’était une belle nuit d’été ; vers neuf’ heures, nous montâmes sur la chaloupe, on rangea les avirons, nous partîmes. Le temps était calme, la · lune se reflétait sur la surface unie de l’eau, et le sillon de la barque faisait vaciller son image sur les flots. La marée se mit à remonter et nous sentîmes les premières vagues bercer lentement la chaloupe. On se taisait, Maria se mit à parler. Je ne sais ce qu’elle dit, je me laissais enchanter par le son de ses paroles comme je me laissais bercer par la mer. Elle était prés de moi, je sentais le contour de son épaule et le contact de sa robe ; elle levait son regard vers le ciel, pur, étoilé, resplendissant de diamants et se mirant dans les vagues leues. C’était un ange, à la voir ainsi la tête levée avec ce regard céleste. l’étais enivré d’amour, j’écoutais les deux rames se lever en cadence, les flots battre les flancs de la barque ; je me laissais toucher par tout cela [et] j’écoutais la voix de Maria, douce et vibrante. Est-ce que je pourrai jamais vous dire toutes les

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MÉMOlRES D’UN FOU. 5 1 3

mélodies de sa voix, toutes les grâces de son sourire, toutes les beautés de son regard ? Vous dirai-je jamais comme c’était quelque chose a f’aire mourir d’amour que cette nuit pleine du parfum de la mer, avec ses vagues transparentes, son sable argenté par la lune, cette onde belle et calme, ce ciel resplendissant, et puis, prés de moi, cette Femme ? toutes les joies de la terre, toutes les voluptés, ce qu’il y a de plus doux, ’ de plus enivrant ? C’était tout le charme d’un rêve avec toutes les jouissances du vrai. Je me laissais entraîner par toutes ces émotions, je m’y avançais plus avant avec une joie insatiable, je m’enivrais à plaisir de ce calme plein de voluptés, de ce regard de Femme, de cette voix ; je me plongeais dans mon cœur et j’y trouvais des voluptés infinies. Comme j’étais heureux ! bonheur du crépuscule ui tombe dans la nuit, bonheur qui passe comme (lla vague expirée, comme le rivage".

On revint, on descendit, je conduisis Maria jusque chez elle, je ne lui dis pas un mot, j’étais timide ; je la suivais, je rêvais d’elle, du bruit de sa marche et, uand elle f’ut entrée, je regardai longtemps le mur de sa maison éclairé par les rayons de la lune, je vis sa lumiére briller à travers les Vitres, et je la regardais de temps en temps, en retournant par la gréve ; puis, quand cette lumiére eut disparu : elle dort, me dis-je. Et puis tout à coup une pensée vint m’assaillir, pensée de ra e et de jalousie. Oh ! non, elle ne dort pas ; et j’eus dans l’âme toutes les tortures d’un damné. Je pensai à son mari, à cet homme vulgaire et jovial, et les images les plus hideuses vinrent s’oll’rir devant moi..l’étais comme ces gens qu’on Fait mourir de l’aim dans des cages et entourés des mets les plus exquis. l’étais seul sur la gréve, seul ; elle ne pensait pas à moi. En regardant cette solitude immense devant moi et cette autre solitude, plus terrible encore, je me mis S3

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5 14 (EUVRES DE JEUNESSE.

a pleurer comme un enfant, car prés de moi, a quelques pas, elle était la, derrière ces murs que je évorais du regard ; elle était la, belle et nue, avec toutes les voluptés de la nuit, toutes les grâces de l’amour, toutes les chastetés de l’hymen ; cet homme n’avait qu’à ouvrir les bras et elle venait sans efforts, sans attendre, elle venait à lui, et ils s’aimaient, ils s’embrassait11t. A lui toutes les joies, toutes ces délices ; a lui mon amour sous ses pieds ; à lui cette femme tout entiére, sa téte, sa gorge, ses seins, son corps, son âme, ses sourires, ses deux bras qui l’entourent, ses paroles d’amour ; a lui tout, a moi rien. Je me mis à rire, car la jalousie m’inspira des pensées obscènes et grotesques ; alors je les souillai tous les deux, j’amassai sur eux les ridicules les plus amers, et ces images qui m’avaient fait pleurer d’envie, je ixfefforçai d’en rire de pitié. La marée commençait a redescendre, et de place en place on voyait de grands trous pleins d’eau argentée par la lune, des places de sable encore mouillé couvertes de varech, çà et la quelques rochers à fleur d’eau ou, se dressant plus haut, noirs et blancs, des filets dressés et déchirés par la mer, qui se retirait en grondant.

Il faisait chaud, j’étouffais. Je rentrai dans la chambre de mon auberge, je voulus dormir..l’entendais toujours les flots aux côtés du canot, j’entendais la rame tomber, j’entendais la voix de Maria qui parlait ; j’avais du feu dans les veines, tout cela repassait devant moi, et la promenade du soir, et celle de la nuit sur le rivage ; je voyais Maria couchée, et je m’arrêtais là, car le reste me faisait frémir..l’avais de la lave dans l’âme ; j’étais harassé de tout cela et, couché sur le dos, je regardais ma chandelle brûler et son disque trembler au plafond ; c’était avec un hébétement stupide que je voyais le suif couler autour du flambeau de cuivre et la flammèche noire s’allonger dans la flamme. Enfin le jour vint à paraître, je m’endormis.

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MÉMOIRES D’UN FOU. 5 1 5

X IV

ll f’allut partir ; nous nous séparâmes sans pouvoir lui dire adieu. Elle quitta les bains le même jour que nous. C’était un dimanche.

Elle partit le matin, nous le soir ; elle partit, et je ne la revis plus. Adieu pour toujours ! Elle partit comme la poussière de la route qui s’envola derrière ses pas. Comme j’y ai pense depuis ! combien d’heures confondu devant le souvenir de son regard, ou l’intonation de ses parolesl

Enfoncé dans la voiture, je reportais mon cœur plus avant dans la route que nous avions parcourue, je me replaçais dans le passé qui ne reviendrait plus ; je pensais à la mer, à ses vagues, à son rivage, à tout ce que je venais de voir, tout ce que j’avais senti ; les paroles dites, les gestes, les actions, la moindre chose, tout cela palpitait et vivait. C’ètait dans mon cœur un chaos, un bourdonnement immense, une folie ; tout était passé comme un rêve. Adieu pour toujours a ces belles fleurs de la jeunesse si vite f’anées et vers lesquelles plus tard on se reporte de temps en temps avec amertume et plaisir à la Fois ! Enfin je vis les maisons de ma ville, je rentrai chez moi, tout m’y parut désert et lugubre, vide et creux ; je me mis à vivre, à boire, à manger, à dormir.

l..’hiver vint et je rentrai au collège. XV

Si je vous disais que j’ai aime d’autre femme, je mentirais comme un infâme. Je l’ai cru cependant, je me suis efforcé d’attacher mon cœur à d’autres passions, il gy] a glissé dessus comme sur la glace. Quan on est enfant, on a lu tant de choses sur Si

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S 16 GUVRES DE JEUNESSE.

l’amour, on trouve ce mot-là si mélodieux, on le rêve tant, on souhaite si fort d’avoir ce sentiment qui vous fait palpiter à la lecture des romans et des drames, qu’à chaque femme que l’on voit on se dit : n’est-ce as là l’amour ? on s’efl’orce d’aimer pour se faire homme.

Je n’ai pas été exempt plus qu’aucun autre de cette faiblesse d’enfant, j’ai soupiré comme un poëte élégiaque, et, après bien des efforts, fétais tout étonné de me trouver quelquefois quinze jours sans avoir pensé à celle que j’avais choisie pour rêver. Toute cette vanité d’enfant s’effaça devant Maria. Mais je dois remonter lus haut ; c’est un serment que fai fait de tout dire ; li fragment qu’on va lire avait été composé en partie en décembre dernier, avant que j’eusse eu l’idée de faire les Mémoires d’un Fou. Comme il devait être isolé, je l’avais mis dans le cadre qui suit. Le voici tel qu’il était :

Parmi tous les rêves du assé, les souvenirs d’autrefois et mes réminiscences cl ; jeunesse, j’en ai conservé un bien petit nombre, avec lesquels je m’amuse aux heures d’ennui. A l’évocation d’un nom tous les personnages reviennent, avec leurs costumes et leur langage, jouer leur rôle comme ils le jouèrent dans ma vie, et je les vois agir devant moi comme un Dieu qui s’amuserait à regarder ses mondes créés. Un surtout, le premier amour, qui ne fut jamais violent ni passionné, effacé depuis par d’autres désirs, mais qui reste encore au fond de mon cœur comme une antique voie romaine qu’on aurait traversée par l’ignoble wagon d’un chemin de fer, c’est le récit de ces premiers battements du cœur, de ces commencements des voluptés indéfinies et vagues, de toutes les vaporeuses choses qui se passent dans l’âme d’un enfant à la vue des seins d’une femme, de ses yeux, à l’audition de ses chants et de ses paroles ; c’est ce salmigondis de sentiments et de rêverie que je devais étaler comme un cadavre devant

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MÉMOIRES D’UN FOU. $17

un cercle d’amis, qui vinrent un jour dans l’hiver, en décembre, pour se chaulfer et me faire causer paisiblement au coin du feu, tout en fumant une pipe dont on arrose l’âcreté par un liquide quelconque. Après que tous furent venus, que chacun se fut assis, qu’on eut bourré sa pipe et empli son verre, après que nous fûmes en cercle autour du feu, l’un avec les pincettes en main, fautre soufflant, un troisième remuant les cendres avec sa canne, et que chacun eut une occupation, je commençai :

— Mes chers amis, leur dis-je, vous passerez bien quelque chose, quelque mot de vanité qui se glissera dans le récit.

Une adhésion de toutes les têtes m’engagea a commencer. — Je me rappelle que c’était un jeudi, — j’étais, je crois, en cinquième, —·vers le mois de novembre, il y a deux ans. La première fois que je la vis, elle déjeunait chez ma mère quand j’entrai d’un pas précipité, comme un écolier qui a flairé toute la semaine le repas du jeudi. Elle se détourna, à peine si je la saluai, car j’étais alors si mais et si enfant que je ne pouvais voir une femme, de celles du moins qui ne m’appelaient as un enfant, comme les dames, ou un ami, comme lès petites filles, sans rougir ou plutôt sans rien faire et sans rien dire.

Mais, grâce à Dieu, j’ai gagné depuis en vanité et en effronterie tout ce que j’ai perdu en innocence et en candeur.

Elles étaient deux jeunes filles, des sœurs, des camarades de la mienne, de pauvres Anglaises qu’on avait fait sortir pour les mener au grand air dans la campagne, pour les promener en voiture, les faire courir dans le jardin et les amuser enfin, sans l’œil d’une surveillante qui jette de la tiédeur et de la retenue dans les ébats de l’enfance. La plus âgée avait quinze ans, la seconde douze à peine ; celle-ci était petite

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S 18 GUVRES DE JEUNESSE.

et mince, ses yeux étaient plus vifs, plus grands et plus beaux que ceux de sa sœur aînée, mais celle-ci avait une tête si ronde et si gracieuse, sa peau était si fraîche, si rosée, ses dents courtes si blanches sous ses lèvres rosées, et tout cela était si bien encadré par des bandeaux de jolis cheveux châtains, qu’on ne pouvait s’empêcher de lui donner la préférence. Elle était petite et peut-être un peu grosse, c’était son défaut le plus visible, mais ce qui me charmait le plus en elle, c’était une grâce enfantine sans prétention, un parfum de jeunesse qui embaumait autour d’elle. Il y avait tant de naïveté et de candeur ne les plus impies même ne pouvaient s’empêcher d’a3mirer. Il me semble la voir encore à travers les vitres de ma chambre, qui courait dans le jardin avec d’autres camarades ; je vois encore leur robe de soie onduler brusquement sur leurs talons en bruissant, et leurs pieds se relever pour courir sur les allées sablées du jardin, puis s’arrêter haletantes, se prendre réciproquement par la taille, et se promener gravement en causant, sans doute, de fêtes, de danses, de plaisirs et d’amours ; les pauvres filles !

l..intimité exista bientôt entre nous tous ; au bout de quatre mois je l’embrassais comme ma sœur, nous nous tutoyions tous..l’aimais tant à causer avec elle ! son accent étranger avait quelqîue chose de fin et de délicat ui rendait sa voix fra che comme ses joues. D’aillleurs, il y a dans les mœurs anglaises un négligé naturel et un abandon de toutes nos convenances qu’on pourrait prendre pour une coquetterie raffinée, mais ui n’est qu’un charme qui attire, comme ces feux follets qui fuient sans cesse. Souvent nous faisions des promenades en famille, et je me souviens u’un jour, dans l’hiver, nous allâmes voir une vieille dame qui demeurait sur une côte qui dominait la ville.

Pour arriver chez elle, il fallait traverser des ma-

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ÃIÉRIOIRES D’UN FOU. S 19

sures plantées de pommiers, ou l’herbe était haute et mouillée ; un brouillard ensevelissait la ville et, du haut de notre colline, nous voyions les toits entassès et rapprochés couverts de neige, et puis le silence de la campagne, et au loin le bruit éloigné des pas d’une vache ou d’un cheval, dont le pied s’en l’once dans les ornières.

En passant par une barrière peinte en blanc, son manteau s’accrocha aux épines de la haie ; j’allai le détacher, elle me dit : merci, avec tant de grâce et de laisser aller que il en révai tout le jour. Puis elles se mirent à courir, et leurs manteaux, que le vent levait derrière elles, flottaient en ondulant comme un flot qui descend ; elles s’arrêtèrent essoul’llées..le me rappelle encore leurs haleines qui bruissaient à mes oreilles et qui partaient d’entre leurs dents blanches en vaporeuse fumée.

Pauvre fillel elle était si bonne et m’embrassait avec tant de naïveté !

Les vacances de Pâques arrivèrent, nous allâmes les passer à la campagne. Je me rappelle un jour, il faisait chaud, sa ceinture ètait égarée, sa robe était sans taille ; nous nous promenâmes ensemble, l’oulant la rosée des herbes et des fleurs dlavril. Elle avait un livre à la main, c’était des vers, je crois ; elle le laissa tomber. Notre promenade continua.

Elle avait couru, je l’embrassai sur le cou, mes lèvres y restèrent collées sur cette peau satinèe et mouillée d’une sueur embaumante.

le ne sais de quoi nous parlâmes, des premières choses venues.

— Voilà que tu vas devenir bète, dit un des auditeurs en m’interrompant.

— D’accord, mon cher, le cœur est stupide. L’après-midi, j’avais le cœur rempli d’une joie douce et vague ; je rêvais délicieusement, en pensant à ses cheveux papillotés qui encadraient ses yeux vifs,

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S20 GUVRES DE JEUNESSE.

et à sa gorge déjà formée que j’embrassais toujours aussi bas qu’un jîchu rigoriste me le permettait. Je montai dans les champs, j’allai dans les bois, je m’assis dans un fossé, et je pensais à elle. J’étais couché à plat ventre, j’arrachais les brins d’herbe, les marguerites d’avril, et, quand je Ievais la tête, le ciel blanc, bleu et mat formait sur moi un dôme d’azur qui s’enfonçait à l’horizon, derrière les prés ondoyants ; par hasard, j’avais du papier et un crayon, je fis des vers.

Tout le monde se mit a rire.

Les seuls que j’aie jamais faits de ma vie ; il y en avait peut-être trente ; à peine fus-je une demi-heure, car j’eus toujours une admirable facilité d’improvisation pour les bêtises de toute sorte ; mais ces vers, pour la plupart, étaient faux comme des protestations d’amour, boiteux comme le bien.

Je me rappelle qu’il y avait :

quand le soir

Fatiguée du jeu et de la balançoire. Je me battais les flancs pour peindre une chaleur que je n’avais vue que dans les livres ; puis, à propos e rien, je passais à une mélancolie sombre et digne d’Antony, quoique réellement j’eusse l’ame imbibée de candeur et d’un tendre sentiment mêlé de maiserie, de réminiscences suaves et de parfums du cœur, et je disais à propos de rien :

Ma douleur est amère, ma tristesse profonde, Et j’y suis enseveli comme un homme dans la tombe : Les vers n’étaient même pas des vers, mais j’eus le sens de les brûler, manie qui devrait tenailler la plupart des poëtes.

Je rentrai à la maison et la retrouvai qui jouait sur

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MÉMOIRES D’UN FOU. § 2|

le rond de azon. La chambre ou elles couchaient était voisine ge la mienne, je les entendis rire et causer longtemps, tandis que moi....le m’endormis bientôt comme elles, malgré tous les ef’Forts que je fis pour veiller le plus possible. Car vous avez Fait sans doute comme moi à quinze ans, et avez cru une Fois aimer de cet amour brûlant et Frénétique, comme vous en avez vu dans les livres, tandis que vous n’aviez sur l’épiderme du cœur qulune légère égratignure de cette grille de Fer qu’on nomme la passion, et vous souFfiez de toutes les Forces de votre imagination sur ce modeste Feu qui brûlait à eine.

Il y a tant d’amours chans la vie pour l’hommel A quatre ans, amour de chevaux, du soleil, des fleurs, des armes qui brillent, des livrées de soldat ; à dix, amour de la petite fille qui joue avec vous ; à treize, amour d’une grande femme à la gorge repléte, car je me rappelle ce que les adolescents adorent à la Folie, c’est une poitrine de Femme, blanche et mate, et comme dit Marot :

’ Tetin reFaict plus blanc qu’un œuF, Tetin de satin blanc tout neuf :

le Faillis me trouver mal la première Fois que je vis tout nus les deux seins d’une Femme. Enfin à quatorze ou quinze ans, amour d’une jeune fille qui vient chez vous, un peu plus qu’une sœur, moins qu’une amante ; puis a seize, amour d’une autre Femme jusqu’à vingt-cinq ; puis on aime peut-être la Femme avec qui on se mariera.

Cinq ans plus tard, on aime la danseuse qui Fait sauter sa robe de gaze sur ses cuisses charnues ; enfin à trente-six, amour de la députation, de la spéculation, des honneurs ; à cinquante, amour du dîner du ministre ou de celui du maire ; à soixante, un amour de la fille de joie qui vous appelle à travers les vitres et vers laquelle on jette un regard d’impuissance, un

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$22 GUVRES DE JEUNESSE.

regret vers le passè. Tout cela n’est-il pas vrai ? car moi j’ai subi tous ces amours ; pas tous cependant, car je n’ai pas vécu toutes mes annèes, et chaque annèe dans la vie de bien des hommes est marquée par une passion nouvelle, celle des femmes, celle du jeu, des chevaux, des bottes fines, des cannes, cles lunettes, des voitures, des places. Que de folies dans un homme ! Oh ! sans contredit l’habit d’un arlequin n’est pas lus varié dans ses nuances que l’esprit humain ne lzest dans ses folies, et tous deux arrivent au même but, celui de se râper l’un et l’autre et de faire rire quelque temps le public pour son argent, le philosophe pour sa science.

— Au rècitl demanda un des auditeurs impassible jusque-là, et qui ne quitta sa pipe que pour jeter sur ma digression, qui montait en fumée, la salive de son re roche.

IL.le ne sais uère que dire ensuite, car il y a une lacune dans fâistoire, un vers de moins dans l’èlégie. Plusieurs temps se passèrent donc de la sorte. Au mois de mai, la mère de ces jeunes filles vint en France conduire leur frère. C’ètait un charmant garçon, blond comme elles et pétillant de gaminerie et l’orgueil britannique.

Leur mère était une femme pâle, maigre et nonchalante. Elle était vêtue de noir ; ses manières et ses paroles, sa tenue avaient un air nonchalant, un peu mollasse, il est vrai, mais qui ressemblait au famimte italien. Tout cela cependant était parfumé de bon goût, reluisant d’un vernis aristocratique. Elle resta un mois en France.

Puis elle repartit et nous vècûmes ainsi comme si tous étaient de la famille, allant toujours ensemble dans nos promenades, nos vacances, nos congés. Nous étions tous frères et sœurs.

Il y avait dans nos rapports de chaque jour tant de grâce et d’effusion, d’intimité et de laisser aller, que

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MÉMOIRES D*UN FOU. 52 ;

cela peut-être dégénéra en amour, de sa part du moins, et j’en eus des preuves évidentes. Pour moi, je peux me donner le rôle d’un homme moral, car je n’avais pas de passion..le l’aurais bien voulu.

Souvent elle venait vers moi, me prenait autour de la taille ; elle me regardait, elle causait. La charmante âetit ; ’lÃllel (lille rqî demandait dîs livres, des pièces e t e tre ont e e ne m’a ren u uun ort etit nombre ; elle montait dans ma chamlîlre, j’étais zissez îmbarrassé. Pouvais-le suppose ; tant d’audace dans une emme ou tant de naïveté ? n’our elle se co cha sur mo, n canapé dans une positién très équivoëue ; j’étais assis près d’elle sans rien dire. Certes le moment était critique, je n’en profitai pas, je la laissai partir. D’autres f’ois, elle m’embrassait en pleurant. Je ne pouvais croire qu’elle m’aimait réellement, Ernest en était persuadé, il me le faisait remarquer, me traitait d’imbécile, tandis que vraiment j’étais tout à la Fois timide et nonchalant. C’était quelque chose de douze, dîenlantin, qu’aucune idée de possession ne ternissait, mais qui., par cela même, manquait dénergie ; cétaxt trop mais cependant pour être du platomsme.

Au bout d’un an, leur mère vint habiter la France ; puis au bout d’un mois, elle repartit pour l’Angleterre. Ses filles avaient été retirées de pension et logeaient avec leur mère dans une rue déserte, au secon éta e.

Pendantgson voyage, je les voyais souvent aux lenêtres. Un jour, que je passais, Caroline m’appela, )c montai. Elle était seule, elle se jeta dans mes ras et m’embrassa avec ellusion ; ce fut la dernière f’ois, car depuis elle se maria.

Son maître de dessin lui avait Fait des visites fréquentes ; on projeta un mariage, il l’ut noué et dénoué cent fois. Sa mère revint d’Angleterre sans son mari

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$24 GUVRES DE JEUNESSE.

dont on n’a jamais entendu parler ; Caroline se maria au mois de janvier. Un jour je la rencontrai avec son mari, a peine si elle me salua.

Sa mère a changé de logement et de manières, elle reçoit maintenant chez elle des garçons tailleurs et des étudiants, elle va aux bals masqués et y mène sa jeune fille.

Il y a dix-huit mois que nous ne les avons vues. Voilà comment finit cette liaison, qui promettait peut-être une passion avec l’âge, mais qui se dénoua d’elle-même.

Est-il besoin de dire que cela avait été à l’amour ce qlue le crépuscule est au grand jour, et que le regap d7e Maria lit évanouir le souvenir de cette pâle en ant.

C’est un petit feu qui n’est plus que de la cendre froide.

XVI

Cette page est courte, je voudrais qu’elle le fût davantage. Voici le fait.

La vanité me poussa à l’amour, non, à la volupté ; pas même à cela, à la chair.

On me raillait de ma chasteté, j’en rougissais, elle me faisait honte, elle me pesait comme si elle eût été de la corruption.

Une femme se présenta a moi, je la pris ; et je sortis de ses bras plein de dégoût et d’amertume. Mais alors, je pouvais faire le Lovelace d’estaminet, dire autant d’obscénités qu’un autre autour d’un bol de punch ; j’étais un homme alors, j’avais été comme un devoir faire du vice, et uis je m’en étais vanté..l’avais quinze ans, je parlais cli : femmes et de maîtresses. Cette femme-là, je la pris en haine ; elle venait à moi, je la laissais ; elle faisait des frais de sourire qui me dégoûtaient comme une grimace hideuse.

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MÉMOIRES D’UN FOU. 52 ;

l’eus des remords, comme si l’amour de Maria eût été une religion que j’eusse profanée. XVI

Je me demandais si c’était bien là les délices que j’ava1s rêvées, ces transports de f’eu que je m’étais imaginé dans la virginité de ce cœur tendre et enfant. Est-ce là tout ? est-ce qu’après cette froide jouissance, 1l ne doit pas y en avoir une autre, plus sublime, plus large, quelque chose de divin et qui f’asse tomber. en extases ? O l non, tout était fini, j’avais été éteindre dans la boue ce f’eu sacré de mon âme. Oh ! Maria, j’avais été traîner dans la f’ange l’amour que ton regard avait créé, je l’avais gaspillé à plajsir, a la première f’emme venue, sans amour, sans désir, poussé par une vanité d’enfant, par un calcul d’orgueil, pour ne plus rougir à la licence, pour faire une bonne contenance dans une or ie. Pauvre Maria ! S

l’étais lassé, un dégoût profond me prit à l’âme, j’eus en pitié ces joies d’un moment, et ces convulsions de la chair. Il fallait que je f’usse bien misérable, moi qui étais si fier de cet amour si haut, de cette passion sublime et qui regardais mon cœur comme plus large et plus beau que ceux des autres hommes ; moi, aller comme eux !... ohl non, pas un d’eux peut-être ne l’a fait pour les mêmes motifs, presque tous y ont été oussés par les sens, ils ont obéi comme le chien a l’instinct de la nature ; mais il y avait bien plus de dégradation à en faire un calcul, à s’exciter à la corruption, à aller se jeter dans les bras d’une f’emme, à manier sa chair, à se vautrer dans le ruisseau pour se relever et montrer ses souillures.

Et puts jlen eus honte comme d’une lâche profanation ; fauraxs voulu cacher à mes propres yeux l’ignommie dont je m’étaxs vanté.

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526 (EUVRES DE JEUNESSE.

Je me reportais à ces temps où la chair pour moi n’avait rien d’ignoble et où la perspective du désir me montrait des Formes vagues et des voluptés que mon cœur me créait. Non, jamais on ne pourra dire tous les mystères de l’âme vierge, toutes les choses qu’elle sent, tous les mondes qu’elle enFante. Comme ses rêves sont délicieux ! comme ses pensées sont vaporeuses et tendres ! comme sa déception est amère et cruelle !... Avoir aimé, avoir rêvé le ciel, avoir vu tout ce ne l’âme a de plus pur, de plus sublime, et s’enchallner ensuite dans toutes les lourdeurs de la chair, toute la langueur du corps ! Avoir rêvé le ciel et tomber dans la boue !

Qui me rendra maintenant toutes les choses que j’ai perdues, ma virginité, mes rêves, mes illusions, toutes choses Fanées, pauvres fleurs que la gelée a tuées avant d’être épanouies !

XVI

Si j’ai éprouvé des moments d’enthousiasme, c’est à l’art que je les dois ; et cependant quelle vanité que l’art ! vouloir peindre l’homme dans un bloc de pierre ou l’âme dans des mots, les sentiments par des sons et la nature sur une toile vernie.

Je ne sais quelle puissance magique posséde la musique ; j’ai revé des semaines entières au rythme cadencé d’un air ou aux larges contours d’un chœur majestueux ; il y a des sons qui m’entrent dans l’âme et des voix ui me Fondent en délices..l’aimais l’orchestre grondant, avec ses flots d’harmonie, ses vibrations sonores et cette vigueur immense qui semble avoir des muscles et qui meurt au bout de l’archet ; mon âme suivait la mélodie déployant ses ailes vers l’infini et montant en spirales, pure et lente, comme un parFum vers le ciel ; j’aimais le bruit, les diamants qui brillent aux lumières, toutes ces mains de Femmes

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MÉMOIRES D’UN FOU. $27

gantées et applaudissant avec des fleurs ; je regardais le ballet sautillant, les robes roses ondoyantes ; j’écoutais les pas tomber en cadence, je regardais les genoux se détacher mollement avec les tailles penchées. D’autref’ois, recueilli devant les œuvres du génie, saisi par les chaînes avec lesquelles il vous attache alors au murmure de ces voix, au glapissement flatteur, à ce bourdonnement plein de charmes, j’ambitionnais la destinée de ces hommes Forts qui manient la Foule comme du plomb, qui la f’ont pleurer, gémir, trépigner d’enthousiasme. Comme leur cœur doit être large à ceux-là ui y f’ont entrer le monde et comme tout est avorté dans ma naturel Convaincu de mon impuissance et de ma stérilité, je me suis pris d’une haine jalouse ; je me disais que cela n’était rien, que le hasard seul avait dicté ces mots, ie jetais de la boue sur les choses les plus hautes, que j’enviais. Je m’étais moqué de Dieu, je pouvais bien rire des hommes.

Cependant cette sombre humeur n’était que passagère, et j’éprouvais un vrai plaisir à contempler le génie resplendissant au Foyer de l’art, comme une large fleur qui ouvre une rosace de parf’um à un soleil d’été.

l..’art ! l’art ! quelle belle chose que cette vanité ! S’il y a sur la terre et parmi tous les néants une croyance qu’on adore, s’il est quelque chose de saint, de pur, de sublime, quel ne chose qui aille à ce désir immodéré de l’infini et du vague que nous appelons âme, c’est l’art. Et quelle petitesse ! une pierre, un mot, un son, la disposition de tout cela ne nous appelons le sublime. Je voudrais quelque éliose qui n’eût pas besoin d’expression ni de forme, quelque chose de pur comme un parf’um, de f’ort comme la pierre, d’insaisissable comme un chant, ne ce f’ût à la Fois tout cela et rien d’aucune de ces élmoses. Tout ine semble borné, rétréci, avorté dans la nature.

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528 GEUVRES DE JEUNESSE.

L’homme avec son génie et son art n’est qu’un misérable singe de quelque chose de plus élevé. Je voudrais le beau dans l’infini et je n’y trouve que le doute.

XIX

Oh ! l’infini ! l’infini, gouH’re immense, spirale qui monte des abîmes aux plus hautes régions de l’inconnu, vieille idée dans laquelle nous tournons tous, pris par le vertige, abîme que chacun a dans le cœur, abîme incommensurable, abîme sans Fond ! Nous aurons beau, pendant bien des jours, bien des nuits, nous demander dans notre angoisse : qu’est-ce que ces mots : Dieu, Eternité, Infini ? nous tournons la dedans emportés par un vent de la mort, comme la feuille roulée par l’ouragan. On dirait que l’infini prend alors plaisir à nous bercer nous-mêmes dans cette immensité du doute..

Nous nous disons touiours cependant : Après bien des siècles, des milliers d’ans, uand tout sera usé, il Faudra bien qu’une borne soitqla. Hélas ! l’éternité se dresse devant nous et nous en avons peur, peur de cette chose qui doit durer si longtemps, nous qui durons si peu.

Si longtemps !

Sans doute quand le monde ne sera plus, — que je voudrais vivre alors, vivre sans nature, sans homme, quelle grandeur que ce vide-là ! — sans doute alors, y aura des ténèbres, un peu de cendre brûlée qui aura été la terre, et peut-être quelques gouttes d’eau, la mer. Ciel ! plus rien, du vide, ..... que le néant étalé dans l’immensité comme un linceul. Éternité ! Éternité ! cela durera-t-il toujours ? toujours, sans fin ? Mais cependant ce qui restera, la moindre parcelle des d bris du monde, le dernier souîlle d’une création mourante, le vide lui-même devra

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MÉMOIRES D’UN FOU. $29

être las d’exister, tout ap ellera une destruction totale. Cette idée de quelque chose sans fin nous fait pâlir hélas ! et nous serons là dedans nous autres qui vivons maintenant, et cette immensité nous roulera tous. Que serons-nous ? un rien, pas même un soufile. l’ai longtemps pensé aux morts dans les cercueils, aux longs siècles qu’ils passent ainsi sous la terre pleine de bruits, de rumeurs, de cris, eux si calmes, dans leurs planches pourries dont le morne silence est interrompu parf’ois, soit par un cheveu qui tombe ou par un ver qui glisse sur un peu de chair. Comme ils dorment là, couchés, sans bruit, sous la terre, sous le azon Heuri !

ëependant, l’hiver, ils doivent avoir f’roid sous la nei e.

gb ! s’ils se réveillaient alors, s’ils venaient à revivre et qu’ils vissent toutes les larmes dont on a paré leur drap de mort taries, tous ses sanglots étouffés, toutes les grimaces finies, ils auraient horreur de cette vie quil ; ont lpleiêrée en lq quittant, et. ils retoumeraient vite ans e n ant si ca me et si vrai. Certes, on peut vivre et mourir même, sans s’être demandé une seule fois ce que c’est que la vie et que la mort ; mais pour celui qui regarde les feuilles trembler au soufiie du vent, les rivières ser enter dans les prés, la vie se tourmenter et tourbilibnner dans les choses, les hommes vivre, faire le bien et le mal, la mer rouler ses Hots et le ciel dérouler ses lumières, et qui se demande : pourquoi ces feuilles ? pour uoi l’eau coule-t-elie ? pourquoi la vie elle-même est-eile un torrent si terrible et qui va se erdre dans l’océan sans bornes de la mort ? pourquoi i)es hommes marchent-ils, travaillent-ils comme des fourmis ? pourquoi la tempête ? pourquoi le ciel si pur et la terre si infâme ? Ces questions mènent à des ténèbres d’ou l’on ne sort as.

Et lepdoute vient après ; c’est quelque chose qui ne $4

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550 GEUVRES DE JEUNESSE.

se dit pas, mais qui se sent. L.’homme alors est comme ce voyageur perdu dans les sables, qui cherche partout une route pour le conduire à l’oasis, et qui ne voit que le désert. Le doute, c’est la vie. L’action, la parole, la nature, la mort, doute dans tout cela. Le doute, c’est la mort pour les âmes ; c’est une lèpre ui prend les races usées, c’est une maladie ui vient de la science et qui conduit à la folie. La folie est le doute de la raison, c’est peut-être la raison elle-même qui le prouve.

XX

ll est des poëtes qui ont l’âme toute pleine de parfums et de fleurs, qui regardent la vie comme l’aurore du ciel ; d’autres ui n’ont rien que de sombre, que de l’amertume et de (la colère ; il y a des peintres qui voient tout en bleu, d’autres tout en jaune ou tout en noir. Chacun de nous à un prisme à travers lequel il aperçoit le monde ; heureux celui qui y distingue des couleurs riantes et des chose gaies. Il y a des hommes qui ne voient dans le monde qu’un titre, que des Femmes, que la banque, qu’un nom, qulune destinée ; folies !.l’en connais qui n’y voient ue chemins de fer, marchés ou bestiaux ; les uns y découvrent un plan sublime, les autres une farce obscène.

Et ceux-là vous demanderaient bien ce que c’est que l’obscène ? question embarrassante à résoudre, comme les questions.

l’aimerais autant donner la définition géométrique d’une belle paire de bottes ou d’une belle femme, deux choses importantes. Les gens qui voient notre globe comme un gros ou un petit tas de boue sont de singulières gens ou difficiles peindre. Vous venez de parler avec un de ces gens infâmes, gens qui s’intitulent philanthropes et qui ne votent

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MÉMOIRES D’UN FOU. 5 gi

pas pour la démolition des cathédrales sans craindre qu’on les appelle carlistes ; mais bientôt vous vous arrêtez tout court ou vous vous avouez vaincu, car ceux-là sont des gens sans principes qui regardent la vertu comme un m ot, le monde comme une bouffonnerie. De la ils partent pour tout considérer sous un point de vue ignoble ; ils sourient aux plus belles choses, et quand vous leur parlez de philanthropie, ils haussent les épaules et vous disent que la philanthropie s’exerce par une souscription pour les pauvres. La belle chose qu’une liste de noms dans un journal !

Chose étrange que cette diversité d’opinions, de systèmes, de croyance et de folies ! Quand vous parlez a certaines gens, ils s’arrêtent tout a coup effrayés et vous demandent : Comment vous nieriez cela ? vous douteriez de cela ? peut-on révoquer le plan de l’univers et les devoirs de l’homme ? Et si malheureusement votre regard a laissé deviner un rêve de l’âme, ils s’arrêtent tout a coup et finissent là leur victorieuse logique, comme ces enfants eH’rayés d’un Fantôme imaginaire et qui se ferment les yeux sans oser regarder. Ouvre-les, homme faible et plein d’orgueil, pauvre fourmi qui rampe avec peine sur ton grain de poussière ; tu te dis libre et grand, tu te respectes toimême, si vil pendant ta vie, et par dérision sans doute tu salues ton corps pourri qui passe. Et puis tu penses qu’une si belle vie, agitée ainsi entre un peu d’orgueil que tu appelles grandeur et cet intérêt bas qui-est l’essence de ta société, sera couronné par une immortalité. De l’immortalité pour toi, plus lascif qu’un singe, et plus méchant qu’un tigre, et plus rampant qu’un serpent ? Allons donc ! faites-moi un paradis pour le singe, le tigre et le serpent, pour la luxure, la cruauté, la bassesse, un paradis pour l’égoïsme, une éternité pour cette poussière, de l’immortalité pour ce néant. Tu te vantes d’être libre, de pouvoir î’l-

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j 32. GUVRES DE JEUNESSE.

faire ce que tu appelles le bien et le mal ? Sans doute pour qu’on te condamne plus vite, car que saurais-tu faire e bon ? y a-t-il un seul de tes gestes qui ne soit stimulé par l’orgueil ou calculé par l’intérêt ? Toi, libre ! Dès ta naissance, tu es soumis à toutes les infirmités paternelles ; tu reçois, avec le jour, la semence de tous les vices, de la stupidité même, de tout ce qui te fera juger le monde, toi-même, tout ce qui t’entoure, d’après ce terme de comparaison, cette mesure que tu as en toi. Tu es né avec un petit esprit étroit, avec des idées faites ou qu’on te fera sur le bien ou sur le mal. On te dira qu’on doit aimer son père et le soigner dans sa vieillesse : tu feras l’un et l’autre et tu n’avais pas besoin qu’on te fapprit, n’est ce pas ? cela est une vertu innée comme le besoin de manger ; tandis que, derrière la montagne où tu es né, on enseignera à ton père à tuer son père quand il est vieux, et il le tuera, car cela, pense-t-il, est naturel, et il n’était pas nécessaire qu’on le lui apprit. On (élèvera en te disant qu’il faut se garder d’aimer d’un amour charnel ta sœur ou ta mère, tandis que tu descends, comme tous les hommes, d’un inceste, car le premier homme et la première femme, eux et leurs enfants, étaient frères et sœurs ; tandis que le soleil se couche sur d’autres peuples qui regardent l’inceste comme une vertu et le fratricide comme un devoir. Es-tu déjà libre des principes d’après lesquels tu gouverneras ta conduite ? Est-·ce toi qui préside à ton éducation ? Est-ce toi qui as voulu naître avec un caractère heureux ou triste, phtisique ou robuste, doux ou méchant, moral ou vicieux ?

Mais d’abord pourquoi es-tu né ? est-ce toi qui l’as voulu ? t’a-t-on conseillé là-dessus ? tu es donc né fatalement parce que ton père un jour sera revenu d’une orgie, échauffé par le vin et des propos de débauche, et que ta mère en aura profité, qu’elle aura mis en jeu toutes les ruses de femme poussée par ses instincts

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MÉMOIRES D’UN FOU.

de chair et de bestialité ne lui a donnés la nature en faisant une âme, et qu’efle sera parvenue à animer cet homme que les fêtes publiques ont fatigué dés l’adolescence. Quelque grand que tu sois, tu as d’abord été quelque chose d’aussi sale que de la salive et de plus f’étide que de l’urine, puis tu as subi des métamorphoses comme un ver, et enfin tu es venu au

monde, presque sans vie, pleurant, criant et fermant les yeux comme par haine pour ce soleil que tu as appelé tant de fois. On te donne à manger, tu grandis, tu pousses comme la feuille ; c’est bien hasard si le vent ne (emporte [pas] de bonne heure, car à combien de choses es-tu soumis ? à l’air, au feu, à la lumière, au jour, à la nuit, au f’roid, au chaud, à tout ce qui t’entoure, tout ce qui est. Tout cela te maîtrise, te passionné ; tu aimes la verdure, les fleurs et tu es triste quand elles se f’anent ; tu aimes ton chien, tu pleures quand il meurt ; une araignée arrive a toi§ tu reculés de f’rayeur ; tu frissonnes quel uef’ois en regardant ton ombre, et lorsque ta pensée élle-même s’enfonce dans les mystères du néant, tu es eflrayé et tu as peur du doute.

Tu te dis libre, et chaque jour tu agis poussé par mille choses. Tu vois une f’emme et tu l’aimes, tu en meurs d’amour, es-tu libre d’apaiser ce sang qui bat, de calmer cette tête brûlante, de comprimer ce cœur, d’apaiser ces ardeurs qui te dévorent ? Es-tu libre de ta pensée ? mille chaînes te retiennent, mille aiguillons te poussent, mille entraves t’arrêtent. Tu vois un homme pour la première f’ois, un de ses traits te choque et durant ta vie tu as de l’aversion pour cet homme que tu aurais peut-être chéri s’il avait eu le nez moins gros. Tu as un mauvais estomac, et tu es brutal envers celui que tu aurais accueilli avec bienveillance. Et de tous ces faits découlent ou s’enchaînent aussi facilement d’autres séries de faits, d’ou d’autres en dérivent à leur tour. Es-tu le créateur de ta consti-

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EUVRES DE JEUNESSE.

tution physique et morale ? Non, tu ne pourrais la diriger entièrement que si tu l’avais Faite et modelée à ta guise. Tu te dis libre parce que tu as une âme ? D’abord, c’est toi qui as Fait cette découverte que tu ne saurais définir, une voix intime te dit que oui ; d’abord, tu mens, une voix te dit que tu es Faible et tu sens en toi un iinmense vide que tu voudrais combler par toutes les choses que tu y jettes. Quand même tu croirais que oui, en es-tu sur ? qui te l’a dit ? Quand, longtemps combattu par deux sentiments opposés, après avoir bien hésité, bien douté, tu penches vers un sentiment, tu crois avoir été le maître de l’avoir Fait ; mais, pour être maître, il Faudrait n’avoir aucun enchant. Es-tu maître de Faire le bien si tu as le gonili du mal enraciné dans le cœur, si tu es né avec de mauvais penchants dévelo pés par ton éducation ? et si tu es vertueux, si tu as lhorreur du crime, pourras-tu Ie Faire ? Es-tu libre de Faire le bien ou le mal ? puisque c’est le sentiment du bien qui te dirige toujours, tu ne peux Faire le mal.

Ce combat est la lutte de ces deux penchants, et si tu Fais le mal, c’est que tu es plus vicieux que vertueux et que la fièvre la plus Forte a eu le dessus. Quand deux hommes se battent, il est certain que le plus Faible, le moins adroit, le moins souple sera vaincu ar le plus Fort, le plus adroit, le plus souple ; quelque longtemps que puisse durer la lutte, il y en aura toujours un de vaincu. Il en est de même de ta nature intérieure 2 quand même ce que tu sens être bon l’emporte, la victoire est-elle toujours la justice ? ce que tu juges le bien est-il le bien absolu, immuable, éternel ? Tout n’est donc que ténèbres autour de l’homme, tout est vide, et il voudrait quelque chose de fixe ; il roule lui-même dans cette immensité du vague où il voudrait s’arrêter, il se cramponne à tout et tout lui manque ; patrie, liberté, croyance, Dieu, vertu, il a pris tout cela et tout cela lui est tombé des mains, comme

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MÉMOIRES D’UN FOU. 5 ; ;

un l’ou qui laisse tomber un vase de cristal et qui rit de tous les morceaux qu’il a faits. y

Mais l’homme à une âme immortelle et f’aite à l’image de Dieu, deux idées pour les uelles il a versé son sang, deux idées qu’il ne comprenîl pas : une âme, un Dieu, mais dont il est convaincu.

Cette âme est une essence autour de laquelle notre être physique tourne comme la terre autour du soleil ; cette âme est noble, car étant un principe spirituel, n’étant point terrestre, elle ne saurait rien avoir de bas, de vil. Ce endant n’est-ce pas la pensée qui dirige notre corps ? blïest-ce pas elle qui fait lever notre bras quand nous voulons tuer ? n’est-ce pas elle qui anime notre chair ? L’esprit serait-il le principe du mal et le corps l’agent ?

Voyons comme cette âme, comme cette conscience est élastique, flexible, comme elle est molle et maniable, comme elle se ploie facilement sous le corps qui pèse sur elle ou qui appuie sur le corps qui s’incline, comme cette âme est vénale et basse, comme elle rampe, comme elle flatte, comme elle ment, comme elle trompel C’est elle qui vend le corps, la main, la tête et la langue ; c’est elle qui veut du sang et qui demande de l’or, toujours insatiable et cupide de tout dans son infini ; elle est au milieu de nous comme une soif’, une ardeur quelconque, un l’eu qui nous dévore, un llpivot qui vous fait tourner sur lui. u es grand, homme, non par- le corps sans doute, mais par cet esprit qui t’a fait, dis-tu, le rox de la nature ; tu es grand, maître et l’ort.

Chaque jour, en efl’et, tu bouleverses la terre, tu creuses des canaux, tu bâtis des palais, tu enfermes les fleuves entre des pierres, tu cueilles l’l1erbe, tu la pétris et tu la manges ; tu remues l’océan avec la quille de tes vaisseaux et tu crois tout cela beau ; tu te crois meilleur que la bête fauve que tu manges, plus libre que la feuille emportée par les vents, plus grand que

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556 (EUVRES DE JEUNESSE.

l’aigle qui plane sur les tours, plus fort que la terre dont tu tirés ton pain et tes diamants, et que l’océan sur lequel tu cours. Mais, hélas ! la terre, que tu remues, revient, renaît d’elle-même, les canaux se détruisent, les fleurs envahissent tes champs et tes villes, les pierres de tes palais se disjoignent et tombent d’elles-mêmes, les fourmis courent sur tes couronnes et sur tes trônes, toutes tes flottes ne sauraient marquer plus de traces de leur passage sur la surf’ace de l’océan qu’une goutte de pluie ou le battement d’aile de l’oiseau. Et toi-même, tu passes sur cet océan des âges sans laisser plus de traces de toi-même que ton navire n’en laisse sur les flots. Tu te crois grand parce que tu travailles sans relâche, mais ce travail est une preuve de ta faiblesse. Tu étais donc condamné à apprendre toutes ces choses inutiles au prix de tes sueurs ; tu étais esclave avant d’être né et malheureux avant de vivre. Tu regardes les’astres avec un sourire d’orgueil parce que tu leur as donné des noms, que tu as calculé leur distance, comme si tu voulais mesurer l’infini et enfermer l’espace dans les bornes de ton esprit, mais tu te trompes ! Qui te dit que, derrière ces mondes de lumières, il n’y en a pas d’autres, infinis encore et toujours ainsi, que tes calculs s’arrêtent peut-être à uelques pieds de hauteur, et que la commence une éctfxelle nouvelle de fiaits ? Comprends-tu toi-même la valeur des mots dont tu te sers, étendue, espace ? Ils sont plus vastes que toi et tout ton globe.

Tu es grand et tu meurs, comme le chien et la f’ourmi, avec plus de regret qu’eux ; et puis tu ourris, et je te demande, quand les vers t’auront mangéiî quand ton corps s’est dissous dans l’humidité de la tombe et que ta poussière n’est plus, où es-tu, homme ? où est même ton âme ? cette âme qui était le moteur de tes actions, qui livrait ton cœur à la haine, à l’envie, à toutes les passions, cette âme qui te vendait et qui fai-

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MÉMOIRES D’UN FOU. 557

sait faire tant de bassesses, où est-elle ? est-il un lieu assez saint pour la recevoir ? Tu te res cetes et tu t’honores comme un Dieu, tu as inventé lïiclée de dignité de l’homme, idée que rien dans la nature ne pourrait avoir en te voyant ; tu veux n’on t’honore et tu t’honores toi-même, tu veux miême que ce corps, si vil pendant sa vie, soit honoré quand il n’est plus. Tu veux qu’on se découvre devant ta charogne humaine, qui se pourrit de corruption, quoique plus pure encore que toi quand tu vivais. C’est la ta grandeur, grandeur de poussière ! majesté du néant !

XXI

J’y revins deux ans plus tarcl ; vous pensez où... ; elle n’y était pas.

Son mari était seul venu avec une autre f’emme, et il en était parti deux jours avant mon arrivée. Je retournai sur le rivage ; comme il était vide ! De là, je pouvais voir le mur gris de la maison de Maria ; quel isolement !

Je revins donc dans cette même salle dont je vous ai parlé ; elle était pleine, mais aucun des visages n’y était plus, les tables étaient prises par des gens que je n’avais jamais vus ; celle de Maria était occupée par une vieille f’emme, qui s’appuyait à cette même place où si souvent son coude s’était posé. Je restai ainsi quinze jours ; il fit quelques jours de mauvais temps et de pluie que je passai dans ma chambre où j’entendais la pluie tomber sur les ardoi-Ses, le bruit lointain de la mer, et, de temps en temps, quelques cris de marins sur le quai ; je repensai à toutes ces vieilles choses que le spectacle des mêmes lieux faisait revivre.

Je revoyais le même océan avec ses mêmes vaglues, toujours immense, triste et mugissant sur ces roc ers ;

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(EUVRES DE JEUNESSE.

ce même village avec ses tas de boue, ses coquilles qu’on Foule, et ses maisons en étage. Mais tout ce que j’avais aimé, tout ce qui entourait Maria, ce beau soleil qui passait à travers les auvents et qui dorait sa peau, l’air qui l’entourait, le monde qui (passait près d’elle, tout cela était parti sans retour. hl que je voudrais seulement un seul de ces jours sans pareil ! entrer sans rien chan er !

Quoi ! rieiix de tout ceët ne reviendra ? Je sens comme mon cœur est vide, car tous ces hommes qui m’entourent me Font un désert ou je meurs. Je me rappelai ces longues et chaudes après-midi d’été ou je lui parlais sans n’elle se doutat que je l’aimais, et où son regard indiiiérent m’entrait comme un rayon d’amour jusqu’au f’ond du cœur. Comment aurait-elle pu en eiiet voir que je l’aimais, car je ne l’aimais pas alors, et en tout ce que je vous ai dit, j’ai menti ; c’était maintenant que je l’aimais, que je la désirais ; que, seul sur le riva e, dans les bois ou dans les champs, je me la créais Ja, marchant a côté de moi, me parlant, me regardant. Quand je me couchais sur l’herbe, et que je regardais les herbes ployer sous le vent et la vague battre le sable, ie pensais a elle, et je reconstruisais dans mon cœur toutes les scènes où elle avait agi, parlé. Ces souvenirs étaient une passion. Si je me rappelais l’avoir vue marcher en un endroit, j’y marchais ; fai voulu retrouver le timbre de sa voix pour m’enchanter moi-même, cela était impossible. Que de f’ois j’ai passé devant sa maison et j’ai regardé à sa fenêtre !

Je passai donc ces quinze jours dans une contemplation amoureuse, rêvant à elle. Je me rappelle des choses navrantes. Un jour je revenais, vers le crépuscule, je marchais à travers les pâturages couverts de bœufs, je marchais vite, je n’entendaxs que le bruit de ma marche ui froissait l’herbe ; i’avais la tête baissée et je regardais la terre. Ce mouvement régulier m’en-

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MÉMOIRES D’UN FOU.

dormit pour ainsi dire, je crus entendre Maria marcher près de moi ; elle me tenait le bras et détournait la tête pour me voir, c’était elle qui marchait dans les herbes. Je savais bien que c’ètait une hallucination que j’animais moi-même, mais je ne pouvais me défendre d’en sourire et je me sentais heureux. Je levai la tête, le temps était sombre ; devant moi, à l’horizon, un magnifique soleil se couchait sous les vagues, on voyait une ger e de Feu s’èlever en réseaux, disparaître sous de gros nuages noirs qui roulaient péniblement sur eux, et puis un reflet de ce soleil couchant reparâître plus loin derrière moi, dans un coin de ciel lim i cet leu.

êuand je découvris la mer, il avait presque disparu ; son disque était à moitié enl’oncé sous l’eau et une légère teinte de rose allait toujours s’élargissant et s’alï’aiblissant vers le ciel.

Une autre f’ois, je revenais à cheval en longeant la grève, je regardais machinalement les vagues dont la mousse mouillait les ieds de ma jument, je regardais les cailloux qu’elle Etisait jaillir en marchant et ses pieds s’enfoncer dans le sable ; le soleil venait de disparaître tout à coup et il y avait sur les vagues une couleur sombre comme si quelque chose de noir eût lanè sur elles. A ma droite étaient des rochers entre lesquels la mousse s’agitait au soulile du vent comme une mer de neige, les mouettes passaient sur ma tête et je voyais leurs ailes blanches s’approcher tout près de cette eau sombre et terne. Rien ne pourra dire tout ce que cela avait de beau, cette mer, ce rivage, avec son sable parsemé de coquilles, avec ses rochers couverts de varechs humides d’eau, et la mousse blanche qui se balançait sur eux au soullle de la brise. Je vous dirais bien d’autres choses, bien plus belles et plus douces, si je pouvais dire tout ce que je ressentis d’amour, d’extase, de regrets. Pouvez-vous dire par des mots le battement du cœur ? pouvez-vous

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540 GEUVRES DE JEUNESSE.

dire une larme et peindre son cristal humide qui baigne l’œil d’une amoureuse langueur ? pouvez-vous dire tout ce que vous ressentez en un jour ? Pauvre faiblesse humaine ! avec tes mots, tes langues, tes sons, tu par les et tu balbuties ; tu définis Dieu, le ciel et la terre, la chimie et la philosophie, et tu ne peux exprimer, avec ta langue, toute la joie que te cause une femme nue... ou un plum-pudding ! XX !

O Maria ! Maria, cher ange de ma jeunesse, toi que j’ai vue dans la fraîcheur de mes sentiments, toi que j’ai aimée d’un amour si doux, si plein de parfum, de tendres rêveries, adieu !

Adieu ! d’autres passions reviendront, je t’oublierai peut-être, mais tu resteras toujours au fond de mon cœur, car le cœur est une terre sur laquelle chaque passion bouleverse, remue et laboure sur les ruines des autres. Adieu !

Adieu ! et cependant comme je t’aurais aimée, comme je t’aura1s embrassée, serrée dans mes bras ! Ah ! mon âme se Fond en délices à toutes les f’olies que mon amour invente. Adieu !

Adieu ! et cependant je penserai toujours a toi ; je vais être jeté dans le tourbillon du monde, j’mourrai eut-être, écrasé sous les pieds de la Foule, déchiré en litmbeaux. Où vais-je ? que serai-je ? je voudrais être vieux, avoir les cheveux blancs ; non, je voudrais étre beau comme les anges, avoir de la gloire, du génie, et tout déposer a tes pieds pour que tu marches sur tout cela ; et je n’ai rien de tout cela et tu m’as regardé aussi froidement qu’un laquais ou qu’un mendiant. Et moi, sais-tu que je n’ai pas passé une nuit, pas un jour, pas une heure, sans penser a toi, sans te revoir

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MÉMOIRES D’UN FOU. $4l

sortant de dessous la vague, avec tes cheveux noirs sur tes épaules, ta peau brune avec ses perles d’eau salée, tes vêtements ruisselants et ton pied blanc aux ongles roses qui s’enl’onçait dans le sable, et que cette vision est toujours présente, et que cela murmure toujours à mon cœur ? Oh ! non, tout est vide. Adieu ! et pourtant quand je te vis, si i’avais été plus âgé de quatre à cinq ans, plus hardi... peut-être... Oh ! non, je rougissais à chacun de tes regards. Adieu XXIII

Quand j’entends les cloches sonner et le glas l’rapper en gémissant, j’ai dans l’âme une vague tristesse, quelque chose d’indéfinissable et de rêveur, comme des vibrations mourantes. Une série de pensées s’ouvre au tintement lugubre de la cloche des morts ; il me semble voir le monde dans ses plus beaux jours de Fêtes, avec des cris de triom he, les chars et des couronnes, et, par-dessus tout cel)a, un éternel silence et une éternelle majesté.

Mon âme s’envole vers Yéternité et l’infini et plane dans l’océan du doute, au son de cette voix ui annonce la mort. Voix régulière et Froide pommelles tombeaux, et ui cependant sonne à toutes les Fêtes, pleure a tous (les deuils, j’aime à me laisser étourdir par ton harmonie qui étoulle le bruit des villes ; j’aime, dans les champs, sur les collines dorées des blés mûrs, à entendre les sons Frêles de la cloche du village qui chante au milieu de la campagne, tandis que l’insecte sillle sous l’herbe et que l’oiseau murmure sous le feuillage.

]’ai longtemps resté, dans l’l1iver, dans ces jours sans soleil, éclairés d’une lumière morne et blafarde, à écouter toutes les cloches sonner les ollices. De toutes arts sortaient les voix qui montaient vers le

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542. EUVRES DE JEUNESSE.

ciel en réseau d’harmonie, et je condensais ma pensée sur ce gigantesque instrument. Elle était grande, infinie ; je ressentais en moi des sons, des mélodies, des échos d’un autre monde, des choses immenses qui mouraient aussi. O cloches ! vous sonnerez donc aussi sur ma mort et une minute après pour un baptême ; vous êtes donc une dérision comme le reste et un mensonge comme la vie, dont vous anponcez toutes les phases : le baptême, le mariage, la mort. Pauvre airain, perdu et penché au milieu des airs, et ui servirait si bien en lave ardente sur un champ de (bataille ou à l’errer les chevaux

N C TE.

Les Mémoires d’un Fou parurent pour la première l’ois dans la Revue Blanche, du 15 décembre igoo au li" février 1901, puis chez Floury, éditeur, en un volume in-S", txré S1 100 exemplaires. Ces pages autobio graphiques sont, avec la Correspondance, le document le plus lîdéê pour l’étude de la’cunesse et de l’évolution des idées de Flaubert. L.aventure de’llrouvillqemplit sa vie de souvenirs les plus tendres, et M"" Arnoux de l’Education sentimentale n’est autre que Maria des Mémoires d’un Fou.

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ECRITS DE JEUNESSE DE FLAUBERT (1830-1838) NoN PUBLIÉS. " xS3o. Discouks POLITIQUES ET CONSTITUTIONNELS LIBÉRAUX. Voir Correspondance, I, p. 1. Non retrouvés. x83r. LA BELLE AN¤ALousE. LE BAL MAsQuE. CARDENIO. DoRo’rHEE. LA MAuuEsQuE. LE CURIEUX IMPERTINENT. LE MAR1 PRUDENT. Voir Correspondance, I, p. 2. En projet ; nous ignorons s’ils fîcrent Écrits. PROVERBES DRAMAT1oLJEs. Non retrouvés. ’ CAHIERS D’UN Ec©L1ER. Non mis à notre disposition. 1832· IÃAMANT AVARE. Voir Correspondance, I, P. A. En projet. HISTOIRE DE HENRI IV, DE Louis XIII, DE Louis XIV Voir Correspondance, I, p. 4.. En projet. IJANTIQUAIRE IGNORANT. En collaboration avec Émile Chevalier. Non retrouve. UNE MÈRE, poésie. Non retrbuvëe. LA Mowr DE LOUIS XI, poésie. Non retrouvëc. ’

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$44 OEUVRES DE JEUNESSE. 1834, . IsA1azA¤ DE BAv1Èms, roman. Voir Conœspondanee, I, p. 13. Non retrouvé. x835. Fnénécommz ET BRUNEHAUT, drame. Voir Correspondance, I, p. 20. Non retrouvë. CHRONIQUE NORMANDE DU X’SIÈCLE. Non mis à notre disposition. 1837. LA DERNIÈRE HEURE, conte. Inachevë. ESSAI SUR LA LUTTE DU SACERDOCE ET DE LIEMPIRE. Voir Correspondance, I, p. 27. Non retrouvi. ’ ’:· K (, \ ’ Ii [ i i v’ É- 1 i i, (Ã: Qual "ïui "— ;/ «— ;’ ’ È ;

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TABLE DES MATIERES. V gg R E} ; I. i. >, ’~ ’ DE JOURNAL D’ECOLIER. P1g“ À. I à ’ Q. ’i’ »"fî\’—V**f, 183... Art et progrès.................................... 3 San Pietro Ornano................................ 9 Matteo Faicone................................... 14, Chevrin et le Roi de Prusse......................... 18 Dernière scène de la mort de Marguerite de Bourgogne.. 2l Portrait de Iord Byron............................. 25 Le Moine des Chartreux............................ 27 OPUSCULES HISTORIQUES. 1835. Mort du duc de Guise......., ..................... 33 1836. Deux mains sur une Couronne...................... 4.0 Un secret de Philippe le Prudent.................... 55 EUVRES DIVERSES. 1836. Un parfum a sennr................................ 6g La Femme du monde............................... log La peste à Florence............................... 1 15 Bibliomanie...................................... 1 32 Rage et impuissance............................... 14,8 V 35

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546 TABLE DES MATIÈRES. 1837. Rêve d’enl’er..................................... 162 Une Leçon d’l11sto1re naturelle : genre Commis.......... 198 Quidguid volueris.................................. 20+ Passlon et vertu.................................. 2+I 1838. Loys XI......................................... 276 Agonies......................................... 4,01 La Danse des Morts............................... +19 Ivre et mort..................................... +65 Mémoires d’un Fou.....................,2 1’."v.’T’ ;’:—... +83 /s—~*’ · · ’ X’ ( E É 2 l ’ 6 ’îî u ~, SZ ¤ /1 ;, ., —, ’ A ’. E. /2-