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chante au brouillard et s’enrhume ; le pauvre fou ! je lui ai donné le génie, et il se tue.

Et puis il faut que je sois partout ; après avoir quitté la robe étincelante de pierreries d’une duchesse usée, je rends l’habit modeste de la fille du peuple que séduit le grand seigneur, je fais résonner l’argent, briller les diamants, retentir les noms ; je chuchote aux femmes, aux poètes, aux ministres, des mots d’amour, de gloire, d’ambition ; à la fois je suis chez Messaline et chez Ninon, à Paris, à Babylone. Si on découvre une île, j’y saute le premier ; un roc perdu dans les mers, j’y suis avant les deux hommes qui s’y entr’égorgeront pour se le disputer. En même temps, je m’étale sur le sofa usé de la courtisane et sur la litière parfumée des empereurs.

La haine, l’envie, l’orgueil, la colère, tout cela sort à la fois de mes lèvres ; la nuit et le jour je travaille. Tandis qu’on brûle les chrétiens, je me vautre avec la volupté dans les bains de rose, je cours sur les chars, je me désespère dans la misère, je rugis dans l’orgueil.

Enfin, j’ai fini par croire que j’étais le monde et que tout ce que je voyais se passait en moi.

Parfois je suis fatigué, je deviens fou, je perds mon bon sens et je fais des sottises à faire rire de pitié le dernier de mes démons.

Et moi non plus, personne ne m’aime, ni le ciel dont je suis le fils, ni l’enfer dont je suis le maître, ni la terre dont je suis le Dieu ; toujours des tourmentes, des convulsions, de la rage, du sang, de la frénésie ; jamais non plus mes yeux n’ont de sommeil, jamais mon âme n’a de repos.

Toi, au moins, tu peux reposer ta tête sur la fraîcheur des tombeaux, mais moi j’ai les clartés des palais, les sombres malédictions de la faim et la fumée des crimes qui monte au ciel.

Ah ! je suis châtié par le Dieu que je hais ; mais je