Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/233

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mêmes appétits brutaux, un peu moins d’orgueil et voilà tout

Djalioh se sentait attiré vers eux par sympathie étrange, il restait souvent des heures entières à les contempler, plongé dans une méditation profonde ou dans une observation des plus minutieuses.

Adèle s’approcha de leurs cages communes — car les jeunes femmes aiment quelquefois les singes, probablement comme symboles de leurs époux — et leur jeta des noisettes et des gâteaux ; aussitôt ils s’élancèrent dessus, se chamaillant, s’arrachant les morceaux, comme des députés les miettes qui tombent du fauteuil ministériel, et ils poussaient des cris comme des avocats. Un, surtout, s’empara du plus gros gâteau, le mangea bien vite, prit la plus belle noisette, la cassa avec ses ongles, l’éplucha et jeta les coquilles à ses compagnons d’un air de libéralité ; il avait tout autour de la tête une couronne de poils clairsemés sur son crâne rétréci, qui le faisait ressembler passablement à un roi. Un second était humblement assis dans un coin, les yeux baissés d’un air modeste, comme un prêtre, et prenant par derrière tout ce qu’il ne pouvait pas voler en face. Un troisième enfin, c’était une femelle, avait les chairs flasques, le poil long, les yeux bouffis ; il allait et venait de tous côtés, avec des gestes lubriques qui faisaient rougir les demoiselles, mordant les mâles, les pinçant et sifflant à leurs oreilles ; celui-là ressemblait à mainte fille de joie de ma connaissance.

Tout le monde riait de leurs gentillesses et de leurs manières, c’était si drôle ! Djalioh seul ne riait pas, assis par terre, les genoux à la hauteur de la tête, les bras sur les jambes et les yeux à demi morts tournés vers un seul point.

L’après-midi on partit pour Paris ; Djalioh était encore placé en face d’Adèle, comme si la fatalité se plaisait perpétuellement à rire de ses douleurs. Chacun, fatigué, s’endormait au doux balancement des sou-