Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/60

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tamment, mais il s’arrêta tout à coup, car l’idée de Charles-Quint le fit trembler et pâlir. Cet homme, en effet, avait eu tant de puissance et de force dans la vie, que son nom, déguisé sous celui du cloître, avait encore en le prononçant, un prestige de gloire antique qui inspirait le respect et l’admiration ; sa personne, jadis parée du manteau royal et maintenant couverte de la robe de bure, faisait encore peur à l’Europe, et sa tête nue et dépouillée de couronne était entourée d’une auréole si brillante que cette auréole éclipsait encore les autres trônes.

Philippe craignait la renommée de cet homme, elle lui était à charge, il la maudissait, car s’il avait un rêve d’ambition, la figure de Charles-Quint se présentait à lui aussitôt comme pour lui saisir sa part d’immortalité ; s’il perdait une bataille, il lui semblait entendre la nuit une voix creuse et terrible qui lui disait : « Philippe ! gare à ma couronne ! gare à mon sceptre ! tu ternis leur éclat ». S’il gagnait une victoire, la voix revenait encore lui dire un mot, un seul mot : « Pavie », et ce mot-là c’était une existence de jalousie et d’ambition.

Il se hasarda pourtant à braver le nom de son père, mais ce ne fut pas sans peine, et il lut ces mots d’une voix basse, chancelante, comme quelqu’un qui commet un sacrilège :

« Mon cher Juano,

« Il y a bien longtemps que je ne t’ai écrit, n’est-ce pas ? Oh ! ne m’accuse pas d’indifférence ou de lenteur, non, je n’ai pu, j’étais malade. Voilà une lettre que je t’écris et c’est peut-être la dernière, et tu vas comprendre cela quand tu sauras dans quel état je suis. Oh ! si tu savais comment est maintenant Charles-Quint, ton père, tu rirais de pitié sur la nature humaine et tu dirais : Oui, il a bien fait de se démettre