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main. Ses yeux étaient ronds, grands, d’une teinte terne et fausse, et quand le regard velouté de cet homme s’abaissait sur vous, on se sentait sous le poids d’une étrange fascination ; et pourtant il n’avait point sur les traits un air dur ni féroce ; il souriait à tous les regards, mais ce rire était stupide et froid.

S’il eût ouvert la chemise qui touchait à cette peau épaisse et noire, vous eussiez contemplé une large poitrine qui semblait celle d’un athlète, tant les vastes poumons qu’elle contenait respiraient tout à l’aise sous cette poitrine velue.

Oh ! son cœur aussi était vaste et immense, mais vaste comme la mer, immense et vide comme sa solitude. Souvent, en présence des forêts, des hautes montagnes, de l’océan, son front plissé se déridait tout à coup, ses narines s’écartaient avec violence, et toute son âme se dilatait devant la nature comme une rose qui s’épanouit au soleil ; et il tremblait de tous ses membres, sous le poids d’une volupté intérieure, et la tête entre ses deux mains il tombait dans une léthargique mélancolie, alors, dis-je, son âme brillait à travers son corps, comme les beaux yeux d’une femme derrière un voile noir.

Car ces formes si laides et si hideuses, ce teint jaune et maladif, ce crâne rétréci, ces membres rachitiques, tout cela prenait un tel air de bonheur et d’enthousiasme, il y avait tant de feu et de poésie dans ces vilains yeux de singe, qu’il semblait alors comme remué violemment par un galvanisme de l’âme. La passion, chez lui, devait être rage et l’amour une frénésie ; les fibres de son cœur étaient plus molles et plus sonores que celles des autres, la douleur se convertissait en des spasmes convulsifs et les jouissances en voluptés inouïes.

Sa jeunesse était fraîche et pure, il avait dix-sept ans, ou plutôt soixante, cent et des siècles entiers, tant il était vieux et cassé, usé et battu par tous les