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une éducation vicieuse, vous n’êtes pas descendue jusque dans la misère, vous n’avez pas vu son délire, vous n’avez pas entendu ses hurlements de rage, vous n’avez pas sondé ses plaies, vous n’avez pas compris ses douleurs amères, son désespoir et ses crimes ! Ah ! pauvre fille, c’est qu’il est des lieux dont vous ignorez l’existence, c’est qu’on vous a caché un mot qui est toute notre société : prostitution.

Puis quand le silence de l’attente avait fait place au bruit aigre du râteau, alors c’étaient les jurons les plus terribles, des serments hideux, des vengeances qui s’accomplissaient à l’instant de leur création, et la lueur de la lampe venait briller sur la lame de quelque poignard qui s’enfonçait dans la poitrine d’un homme. Et alors le maître séparait les combattants, en jetant une femme au milieu d’eux.

La porte, violemment ébranlée, remua tout à coup. On ouvrit, un homme entra.

Il avait un costume de baladin, sa taille était grande, une profusion de cheveux noirs et en désordre lui couvraient les yeux et empêchaient d’en voir l’expression, mais elle devait être terrible dans ce moment-là. Sa main droite se tenait fortement serrée. — Tenez, dit-il en jetant son argent sur une table, tenez ! — et il s’arrêta pour pousser un rire convulsif — voilà dix francs !

Oh ! plaignez-le ce joueur, ce baladin, cet homme de mauvaise vie, cet homme qui n’aime pas ses enfants, qui bat sa femme. Oh ! plaignez-le, parce que c’est un infâme, un baladin, un homme de mauvaise · vie, un homme qui bat sa femme et qui n’aime pas ses enfants.

C’est que la misère a voulu qu’il soit baladin, la faim lui a tellement aiguisé les dents qu’elle l’a poussé dans une maison de jeu, son éducation l’a fait un homme de mauvaise vie, sa femme est laide, rouge, édentée. Oh ! une femme rouge ! et ses enfants lui dé-