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rire sur les lèvres, qui était rempli de colère et de vengeance.

Ils moururent tous deux le même jour. Quand elle vit clouer leurs bières, ses yeux n’eurent point de larmes, son cœur pas de soupir ; elle les vit d’un œil sec et froid enveloppés dans leurs cercueils, et lorsqu’elle fut seule enfin, elle passa la nuit, heureuse et confiante, l’âme calme et la joie dans le cœur. Pas un remords ni un cri de douleur, car elle allait partir le lendemain, quitter la France après s’être vengée de l’amour profané, de tout ce qu’il y avait eu de fatal et de terrible dans sa destinée, après s’être raillée de Dieu, des hommes, de la vie, de la fatalité qui s’était jouée d’elle un moment, après s’être amusée à son tour de la vie et de la mort, des larmes et des chagrins, et avoir rendu au ciel des crimes pour ses douleurs.

Adieu, terre d’Europe, pleine de brouillards et de glaciers, où les cœurs sont tièdes comme l’atmosphère et les amours aussi flasques, aussi mous que ses nuages gris ; à moi l’Amérique et sa terre de feu, son soleil ardent, son ciel pur, ses belles nuits dans les bosquets de palmiers et de platanes. Adieu le monde, merci de vous ; je pars, je me jette sur un navire. Va, mon beau navire, cours vite ! que tes voiles s’enflent au souffle du vent, que ta proue brise les vagues, bondis sur la tempête, saute sur les flots, et dusses-tu te briser enfin, jette-moi avec tes débris sur la terre où il respire !

Cette nuit-là fut passée dans le délire et l’agitation, mais c’était le délire de la joie et de l’espérance. Lorsqu’elle pensait à lui, qu’elle allait l’embrasser et vivre pour toujours avec lui, elle souriait et pleurait de bonheur.

La terre du cimetière, où reposaient ses enfants, était encore fraîche et mouillée d’eau bénite.