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dictions, des soupirs, des blasphèmes ; tout cela se confond dans une vaste harmonie qu’on appelle le monde et dont la dernière note est mon nom.

VII

Il y a si longtemps que je vis ! j’ai tout vu. Oh ! que je sais de choses, que je renferme des mystères et des mondes à moi !

Parfois, quand j’ai bien fauché, bien couru sur mon cheval, quand j’ai bien lancé des traits de tous côtés, la lassitude me prend et je m’arrête.

Mais il faut recommencer, reprendre la course infinie qui parcourt les espaces et les mondes ; c’est moi qui passe emportant les croyances avec les gloires, les amours avec les crimes, tout, tout ; je déchire moi-même mon linceul, et une faim atroce me torture sans cesse, comme si un serpent éternel me mordait les entrailles.

Et si je jette les yeux derrière moi, je vois la fumée de l’incendie, la nuit du jour, l’agonie de la vie ; je vois les tombes qui sont sorties de mes mains et le champ du passé si plein de néant.

Alors je m’asseois, je repose mes reins fatigués, ma tête alourdie qui a si besoin de sommeil, et mes pieds lassés qui ont si besoin de repos ; et je regarde dans un horizon infini, rouge, immense, où l’œil se perd, car il n’a point de bornes, il va toujours et s’élargit sans cesse. Je le dévorerai comme les autres.

Quand donc, ô Dieu, dormirai-je à mon tour ? quand cesseras-tu de créer ? quand pourrai-je, comme un fossoyeur, m’endormir sur mes tombes et me laisser balancer ainsi sur le monde au dernier souffle, au dernier râle de la nature mourante aussi ?

Alors je jetterai mes flèches et mon linceul ; je laisserai partir mon coursier, qui paîtra sur l’herbe des pyramides, qui se couchera dans les palais des em-