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nières de Paris, en se faisant voler sa montre. Fuyez ce bureau de cristal, ces lambris écrasés de dorures, cette femme de 50 ans, à la mise simple, à la tenue modeste et qui semble la statue de l’ennui, occupée dans ses moments de loisir à casser du sucre ; fuyez le vacillement flamboyant du gaz, ces grands journaux gisants ou repliés sur des tables de marbre, et ces hommes gonflés de suffisance et bouffis de rien, avec leur or se dessinant en relief dans les poches d’un gilet à fleurs ; fuyez enfin ces cris de l’opulence ennuyeuse et tout ce tapage d’argent.

Oh ! que j’aime bien mieux un simple cabaret comme celui-ci, avec sa joie libre, ses allures franches, ses têtes dormeuses et rouges s’appuyant, avec un gros rire sur les lèvres, contre la simple peinture couleur lie de vin qui décore les lambris ! que j’aime son atmosphère chaude, grise, odorante, son plafond noirci de tabac, ses quinquets modestes qui filent, ses banquettes en velours rouge usées, où pendant bien des ans tant de passions se sont assouvies, tant d’ardents désirs se sont apaisés ; ses glaces tachées de mouches et fêlées, ses tables de marbre noir aux pieds vermoulus, ses tabourets d’une paille grise, et sur tout cela un bourdonnement d’ivresse, une clameur épaisse et gaie, des poitrines nues et des mains nerveuses étreignant des verres, des lèvres épaisses et rougies de vin baisant délicatement le tuyau d’une pipe aimée !

Quelle plus belle chose ! Est-il un plus beau point de vue sous lequel on puisse envisager la nature humaine, un qui soit plus chrétien et plus doux, plus digne d’un philanthrope d’Amérique ou d’un banquier de Londres ami des hommes ? En effet, depuis l’empereur jusqu’au mendiant, depuis la princesse et la grande dame jusqu’à la fille des rues, est-il une créature ayant un palais et une âme faite à l’image de Dieu qui ne connaisse la douceur d’un petit verre ?