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du poids d’une couronne puisque sa tête chancelle, il a bien fait d’abandonner le sceptre puisque sa main tremble, et il a bien fait surtout de quitter le manteau royal pour la robe de moine puisque là c’est le linceul d’un cadavre vivant. Car voilà ce que je suis : un cadavre vivant qui passe la vie à compter l’heure qui coule, pas assez vite, hélas ! pour mon ennui et pour mes larmes. Oh ! le soir, quand retiré dans ma cellule je m’abandonne à mes pensers et à mes vastes souvenirs, bien souvent je regarde ma lourde épée de bataille suspendue sur mon lit, et je me dis : Ô toi, fidèle compagne de mes victoires et de mes conquêtes, toi qui as brisé tant de couronnes, écrasé tant de trônes. Oh ! si tu survis à ton pauvre maître et si par hasard la postérité te regarde d’un œil d’envie en pensant à celui qui a blanchi ta lame sur des crânes humains, dis-lui : Non, détrompe-toi ! celui-là n’a point été heureux ! Son bonheur ? c’était un rire forcé qui sentait le bouffon que l’on paye et l’homme qui joue un rôle. Le bonheur ? j’y pense encore quelquefois comme à un de ces rêves d’enfance oubliés plus tard, quand par une belle nuit étoilée je regarde la campagne à travers les barreaux de ma cellule, plongé dans les rêveries du passé, et là je me reporte sur mon trône, au milieu de mes courtisans, ou bien encore sur ma cavale noire à la bataille de Pavie, et puis je pense à ce que j’étais, à ce que j’ai fait, à ce que j’ai dit dans mes jours de puissance et d’orgueil ; puis j’abaisse le regard sur moi-même, je contemple mes mains sillonnées de cicatrices, je mets la main sur mon cœur, je touche à ma barbe blanche et je me dis : Le voilà donc, ce Charles-Quint, roi d’Espagne, empereur d’Autriche, la terreur de François Ier, dont un bras faisait trembler la France, et l’autre le monde ! Le voilà donc, moine obscur, ignoré dans un couvent ! et il me prend envie de jeter au loin cette existence d’ignorance et d’ennui pour retourner sur le trône, me lancer sur