Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/470

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mer ; il se serait regardé dans une glace spacieuse, aurait dit bien des fois moi, se serait découvert beau et eût trouvé du génie jusque dans le moindre pli de sa robe de chambre bigarrée et retombant majestueusement sur son parquet ciré. Et cet homme ne dort pas, ne mange pas, ne boit pas ; il n’a jamais eu d’autre ciel que celui de son lit, d’autres hommes que ceux qui le servent et sur qui il marche ; il est ambitieux comme Alexandre et rampant comme un serpent sans vigueur ; ce n’est qu’un laquais du ministre qui lui paie ses pages par des places, des croix, des honneurs, des dîners auxquels il ne mange pas tant il est content d’y être. Et un jour viendra, où le ministre ou le roi qu’il sert viendront à s’éteindre, comme une chandelle qui a brûlé quelque temps, qui meurt et qu’on remplace par une autre ; et tout cela s’évanouira ; l’ivresse de la gloire et de l’ambition sera partie, il se réveillera de ce songe, et quel réveil !

Le philanthrope, cet homme qui aime les autres comme un naturaliste aime un musée d’animaux, qui porte un chapeau bas, des habits noirs, des souliers larges, eût sans doute pleuré de douleur en voyant ces deux hommes entrant joyeusement au cabaret, lui qui est membre de la Société de tempérance et qui a des maux d’estomac ; et ce même homme, après avoir pendant quarante ans versé tout son argent aux pauvres, avoir fait mettre son nom dans les journaux, avoir pris des actions aux chemins de fer, correspondu avec toutes les académies savantes dont il se fait beaucoup d’honneur d’être membre, arrive un jour à voir que tout l’a trompé, que les actions du chemin de fer ont baissé, que les journaux ont menti, que les académies sont sottes, que les hommes sont faux et que lui-même est un niais ; il se réveille de ce songe, et quel réveil !

Alors il se nourrit de réflexions et de pensées amères, il décoche des sarcasmes sur la nature humaine