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DEUX MAINS SUR UNE COURONNE.

quand elle se sera fait de son corps un marchepied au vieux trône des Valois, elle dira au duc d’Orléans, comte d’Armagnac : « Je vous fais roi de France ».

Le duc répondit par un muet silence, il s’assit aux pieds de la reine et la regarda longtemps sans lui rien dire.

Isabeau penchait sa tête vers lui avec complaisance. Il y avait, dans l’expression des yeux tendres et enflammés du duc à genoux, de l’amour et du bonheur ; dans ceux d’Isabeau, de l’amour et de l’ambition. C’était d’un côté du miel, de l’autre du nectar et du poison.

— Oui, à nous le trône, dit le duc après que cet épanchement mutuel de sentiment se fut opéré, à nous le trône ! toi à moi, moi à toi ! notre cœur pour nous deux ! notre amour pour nous deux ! La France pour toi !

— Oh ! le trône ! être seule et maîtresse ! Y songes-tu ? Seule gouverner tout un peuple, le voir, là, frémir à vos paroles, plier sous votre regard, s’abaisser au niveau de vos pieds pour en essuyer la poussière de vos sandales sur sa tête ! Ah ! le peuple ! mot ridicule et vide de sens, masse aveugle et stupide ! On le gouverne facilement, c’est un troupeau comme un autre, qui porte le nom d’hommes. Le peuple ! Ah ! c’est l’amusement des rois, leur plaisir, leur hochet, quand les rois sont forts, quand ils savent briser une partie de ce hochet, conduire à la boucherie la moitié de ce troupeau ! Tiens, duc, je suis heureuse maintenant, je comprends qu’il faut des passions pour remplir l’âme, sans cela l’âme est morte, elle est sans vie, et je suis heureuse, j’ai connu l’amour, la haine, l’envie ; il me manque quelque chose… la vengeance !

Onze heures sonnèrent à la cloche de Notre-Dame.

— Onze heures ! dit le duc en se levant, il est bien tard, adieu, je pars.