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chose de pur et d’intact, qui me faisait rêver et songer à des idées confuses, vagues, indéterminées, j’avais comme un ressouvenir lointain d’une autre position, d’un état plus tranquille et plus doux ; il me semblait, lorsque je fermais les yeux et que j’écoutais la mer, retourner vers ces régions supérieures où tout était poésie, silence et amour, et je crus avoir continuellement dormi. Ce sommeil était lourd et stupide, mais qu’il était doux et profond ! en effet, je me souviens qu’il fut un instant où tout passait derrière moi et s’évaporait comme un songe. Je revins d’un état d’ivresse et de bonheur pour la vie et pour l’ennui ; peu à peu ces rêves que je croyais retrouver sur la terre, disparurent comme ce songe ; ce cœur se rétrécit, et la nature me parut avortée, usée, vieillie, comme un enfant contrefait et bossu qui porte les rides du vieillard. Je tâchai d’imiter les hommes, d’avoir leurs passions, leur intérêt, d’agir comme eux, ce fut en vain, c’est comme l’aigle qui veut se blottir dans le nid du pivert. Alors tout s’assombrit à ma vue, tout ne fut plus qu’un long voile noir, l’existence une longue agonie, et la terre un sépulcre ou l’on enterrait tout vif, et puis quand, après bien des siècles, bien des âges, quand, après avoir vu passer devant moi des races d’hommes et des empires, je ne sentis rien palpiter en moi, quand tout fut mort et paralysé à mon esprit, je me dis : « Insensé, qui veux le bonheur et n’as point d’âme ! insensé, qui as l’esprit trop haut, le cœur trop élevé, qui comprends ton néant, qui comprends tout, qui n’aimes rien, qui crois que le corps rend heureux et que la matière donne le bonheur ! Cet esprit, il est vrai, était élevé, ce corps était beau, cette matière était sublime, mais pas d’âme ! pas de croyance ! pas d’espoir !

— Et tu te plains ! lui dit Satan, en traînant ses mamelles sur le sable et s’étendant de toute sa longueur, tu te plains ! Heureux, bénis le ciel au con-