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sur la chaise et paraissait vouloir s’endormir au son de sa voix, son regard était insignifiant et à demi fermé, sa tenue était nonchalante et rêveuse.

On l’écoutait avec étonnement, et c’était toujours les mêmes sons, aigus et faibles, le même bourdonnement ; puis peu à peu il s’apaisa, et il devint si faible et si grêle qu’il mourut entre ses dents.

La nuit se passa ainsi, triste et longue, car chacun n’osait remuer de sa place, n’osait dire une parole ni regarder derrière soi. Le vieillard s’assoupit profondément dans son fauteuil de bois, sa femme ferma bientôt les yeux de crainte et d’ennui ; quant à ses deux fils, ils baissèrent la tête dans leurs mains et cherchèrent un sommeil qui ne vint que bien tard, mais troublé par des rêves sinistres.

Il eût fallu voir toutes ces têtes sommeillantes et abattues, réunies autour d’une lumière mourante qui éclairait leur front soucieux d’une teinte pâle et lugubre : celle du vieillard était grave, sa bouche était entr’ouverte, son front était couvert de ses cheveux blancs, et ses mains décharnées reposaient sur ses cuisses ; la vieille femme, qui était posée devant lui, tournait de temps en temps la tête de côté et d’autre, son visage était ridé par une singulière expression de malheur et d’amertume ; et puis il y avait la figure pâle et paisible de Julietta, avec ses longs cheveux blonds qui balayaient la table, sa chanson monotone qui sifflait entre ses dents blanches, et son regard doux et enivré.

Elle ne dormit pas, mais elle passa les heures de la nuit à écouter le beuglement plaintif de sa vache blanche qui, renfermée dans son étable, souffrait aussi, la pauvre bête, et se tordait peut-être d’agonie sur sa litière humide de sueur.

En effet, quand le jour fut venu et que Julietta sortit pour l’aller faire paître dans les champs, elle portait sur le cou l’empreinte d’une griffe.