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été pour moi aussi longs que des siècles ! Ah ! il y a dans la vie des jours qui laissent le soir plus d’une ride au front !

Et des larmes roulaient dans ses yeux.

— Tu m’ennuies, Garcia, lui dit brusquement son frère.

— Je t’ennuie ! Ah ! eh bien, tes projets ont réussi, la prédiction s’est accomplie, mais oublies-tu qu’elle avait dit que le cancer de la jalousie et de la rage m’abîmerait l’âme ? oublies-tu qu’elle avait dit ne le sang serait mon breuvage, et un crime la joie de ma vie ? Oublies-tu cela ? Va ! la prédiction est juste. Vois-tu la trace des larmes que j’ai versées depuis deux jours ? Vois-tu les places de ma tête où manquent les cheveux ? Vois-tu les marques rouges de mes joues ? Vois-tu comme ma vue est cassée et affaiblie ? car j’ai arraché mes cheveux de colère, je me suis déchiré le visage avec les ongles et j’ai passé les nuits à crier de rage et de désespoir.

II sanglotait et on eût dit que le sang allait sortir de ses veines.

— Tu es fou, Garcia, dit le cardinal en se levant effrayé.

— Fou ? oh ! oui, fou ! assassin ? peut-être ! Écoute, monseigneur le cardinal François, nommé par le pape, écoute — c’était un duel terrible, à mort, mais un duel à outrage dont le récit fait frémir d’horreur — tu as eu l’avantage jusqu’alors, la société t’a protégé, tout est juste et bien fait ; tu m’as supplicié toute ma vie, je t’égorge maintenant.

Et il l’avait renversé d’un bras furieux et tenait son épée sur sa poitrine.

— Oh ! pardon, pardon, Garcia, disait François d’une voix tremblante, que t’ai-je fait ?

— Ce que tu m’as fait ? tiens !

Et il lui cracha au visage.

— Je te rends injure pour injure, mépris pour