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ŒUVRES DE JEUNESSE.

— Partir tout seul, à cette heure, sans personne avec vous ?

— Que craignez-vous donc ?

— Rien, oh ! mon Dieu, rien ; mais enfin, quelquefois, tu sais, on a des pressentiments, de l’inquiétude.

— De l’inquiétude ? pauvre femme !

— Oh ! ne te moque pas de mon inquiétude, car, vois-tu, cela c’est encore de l’amour.

— Allons, encore un baiser, je pars, adieu.

Partir ainsi ? mais où sont donc tes gardes ?

— Je leur ai dit de ne pas venir.

— Imprudent !

Le duc, après avoir échauffé les lèvres d’Isabeau d’un baiser brûlant comme son cœur, partit avec sa bonne épée de Tolède au côté.

La reine était restée seule et pensive, quand tout à coup elle entendit des cris dans la rue, courut à son balcon et vit au loin des flambeaux, des poignards et des épées qui reluisaient dans l’ombre ; elle entendit le cliquetis des armes et les cris, et un homme petit et masqué sortit d’une maison voisine ; il avait une énorme massue et il en déchargea un vigoureux coup sur la tête de la victime en s’écriant : « C’est le coup de Bourgogne ».

Des voisins accoururent, ils relevèrent le corps mutilé et le transportèrent à l’hôtel Saint-Pol ; la reine en l’apercevant se précipita sur lui… C’était le duc.

Celui-ci, tournant vers elle sa figure en lambeaux, ouvrit les yeux, lui donna longuement son dernier regard, son regard d’amour, puis il les ferma lentement et s’endormit.

C’était le déclin d’un beau jour, il souleva sa poitrine et, râlant son dernier soupir, il lui dit adieu, mais un adieu bien tendre ; puis il poussa encore un soupir. Oh ! celui-là c’était le dernier, oh ! le dernier, c’était le bruit d’un tombeau qui se referme.