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rain. Je siège sur un trône plus large que celui de tous les rois, on courtise mes ministres, on se tue pour eux et moi l’on m’adore. Si tu savais quel beau concert bourdonne sans cesse à mon oreille ! toutes les nuits des voluptés, tous les jours des orgies, et le crime partout. Oh ! le crime ! le sang quand il fume et que le glaive avance ! et puis l’or où se roulent mes femmes que je fais plus belles que tes anges, car les démons aiment mieux que les saints.

— C’est bien là toi, esprit de l’enfer ; la luxure sur le corps, le blasphème à la bouche, l’orgueil dans l’âme.

— L’orgueil ? tu n’en connais pas les délices. Va, c’est une liqueur qui vous brûle, mais elle est enivrante.

— Et le blasphème, refuge des damnés ?

— C’est le seul soulagement de ceux qui n’en ont plus.

— Et la luxure, dont tu sais si bien te servir pour avilir la créature de mon père lorsque tu l’assimiles à la brute ?

— Contemple donc cette belle créature, ce reflet des cieux, l’homme le plus haut entre les hommes, Alexandre, se vautrant comme un charretier ivre ou un chien galeux dans les bras d’une fille de joie. Va, je ris de bon cœur, si j’ai un cœur, quand je vois les philosophes brûler leurs livres, les saints jeter ton image, les poètes jeter leurs rêveries, pour aller se jeter dans les bras d’une femme qu’au bout de deux jours j’admire en pourriture.

— Tes voluptés les plus grandes sont donc le supplice des hommes, et les larmes d’autrui font donc ta joie ?

— Oui, elles me nourrissent, c’est là mon seul plaisir. Souffrir seul, comme un cénobite, cela serait indigne de Satan, et puis je remplis bien mes fonctions, moi ! Quand l’Éternel me terrassa, mes mains