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vaincues se crispèrent sur le monde ; elles le déchirent encore.

— Jamais de pitié ?

— J’en ai plus que toi et toute ta famille ; ceux que j’aime, je leur donne une impiété douce et gaie ; ivres, ils s’endorment pour toujours et passent là de bonnes nuits.

— Pitié ! pitié ! tu crois donc qu’il n’y a de joies que les tiennes, pauvres joies d’un moment qui passent comme un sourire ! Tu n’as jamais vu d’hommes saints sur la terre, jamais de sublimes élans des cœurs pleins d’amour et de foi, des vies dévouées, de belles choses qui sortent de l’âme ? Non, car les délices les plus pures te sont refusées, jamais tu n’as entendu les voix des anges, jamais seulement tu n’as senti dans l’espace une dernière vibration à leur harpe d’or qui se mourait vers les mondes.

— Non, jamais.

— Jamais tu n’as vu les délices du cœur, les extases saintes, les ravissements ; c’est que jamais tu n’as vu le séjour des heureux où l’éternité n’est que joie et délices.

— Et toi, tu n’as donc jamais couru, comme moi, sur de belles gorges de concubine, quand le vin ruisselait à flots rouges et que la luxure s’étendait sur la nappe rougie au milieu des coupes brisées ? tout chante et tourbillonne, et puis ces chairs tombent, le vin s’égoutte et il ne reste plus que les morts, et le drap du trône s’en va emporté comme un haillon par les vents, la gloire se rouille, la vertu s’endort, la voix enrouée de ses sermons ; et moi, je prends tout cela dans mes mains, je brise les tombes, et les morts dansent, ils reviennent la nuit quand je les appelle. Cela est beau, mon maître, il faut voir la procession de fantômes s’étendre sur le mur verdâtre, quand la lune brille sur les tombeaux et que l’oiseau de nuit bat de ses ailes sur les têtes jaunies. La vie où j’ai