Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/441

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

min, et tout se prosterne à notre passage ; et, penché sur tes crins, sur ton cou qui s’allonge, je n’entends que le vent qui siffle à mes oreilles et fait résonner ma faulx et mes flèches suspendues à ta croupe, et les cris de la terre qui montent jusqu’à nous, et le bruit régulier de ton sabot d’acier qui frappe.

Ô mon cheval ! toi, tu es le seul don que m’ait fait le ciel quand il m’a vu vieux. Tu as le jarret de fer et la tête de bronze, tu cours tout un siècle comme s’il y avait des aigles dans les plis de tes cuisses, et puis, quand tu as faim, tous les mille ans, tu manges de la chair et tu bois des larmes.

Ô mon cheval, je t’aime comme la mort peut aimer !

VI

J’ai vu souvent des enfants jouer avec des fleurs, des amants vivre perdus dans les bras de leurs maîtresses, des rois engraisser d’orgueil sous leur manteau royal, des siècles heureux d’eux-mêmes et fiers de leur immense conception, et j’ai tout pris d’un seul coup ; les fleurs, les enfants, les amours, les rois, les trônes, les siècles, tout cela est passé, fané, envolé comme la poussière de la route où je cours.

Quand je vois de la fraîcheur, de la jeunesse, une jeune fleur, une jeune fille à faner, je fane la fleur et la fille ; les roses mortes me donnent les plus doux parfums.

À moi les sanglantes mêlées, quand la bataille hurle et que le sang ruisselle ; à moi les peuples se traînant dévorés par la peste au teint vert, à la dent âcre et aux convulsions de damnés ; à moi les joies de l’agonie, car j’ai mes voluptés comme on a l’existence.

J’ai passé et j’ai vu des générations naître et mourir ; j’ai entendu l’écroulement des monarchies et des trônes, les vagues du peuple en colère, qui ont monté et se sont apaisées ; j’ai entendu des cris, des malé-