Les Cahiers du capitaine Coignet (Larchey)/Détails

Texte établi par Lorédan LarcheyHachette (p. ix-xxxix).


DÉTAILS SUR L’AUTEUR ET SUR SON ŒUVRE. — PARALLÈLE DE COIGNET ET DE FRICASSExv. — ENSEIGNEMENTS À TIRER DE CES CAHIERSxx. — LA DISCIPLINE ET L’ESPRIT MILITAIRE DU PREMIER EMPIRExxviii. — POURQUOI IL NE FAUT RIEN OUBLIER DE SON HISTOIRExxxvii[1].


Le journal du sergent Fricasse m’a permis de faire revivre un type accompli du soldat de la République. Avec les Cahiers du capitaine Coignet, qui peuvent passer pour un chef-d’œuvre du genre familier, nous tenons le type du soldat du premier Empire, car chez lui le grade ne modifia point l’homme ; il resta sous l’épaulette un vrai sergent de grenadiers.

Le manuscrit de Fricasse avait été mis à la disposition de ceux qui voudraient en constater l’authenticité. Pour Coignet, je ferai la même offre. En telle matière il est bon de poser la question de confiance dès le début, et ceci m’amène à dire comment les Cahiers sont en ma possession.

Vers 1865, à l’étalage d’un bouquiniste, sur le parapet du quai des Saints-Pères, je mettais la main sur deux in-octavo à couverture verte dédiés solennellement aux Vieux de la Vieille : c’étaient les Souvenirs de Jean-Roch Coignet. imprimés en 1851, à Auxerre, par l’imprimeur Perriquet. Leur intérêt me parut si vif, que j’en servis presque aussitôt d’abondants extraits aux lecteurs du Monde illustré, où je poursuivais alors chaque semaine une sorte de revue rétrospective. Les extraits reparurent à la tête d’un volume d’essai publié en 1871, sous le titre de Petite Bibliothèque des Mémoires. « Il n’en est point dont la lecture soit plus attachante, disais-je alors… En admettant que l’orthographe doive sa correction à l’imprimeur, le récit a les allures qui devaient caractériser Jean-Roch. »

On voit que j’admettais, à première vue, la sincérité de l’œuvre, mais je conservais le désir de m’en assurer mieux, et je finis par m’enquérir au pays de mon héros. J’écrivis à l’imprimeur du livre et au bibliothécaire de la ville, guide naturel et autorisé en pareilles recherches. Au premier, je demandais s’il avait vu l’auteur ; je priais le second de vouloir bien me donner sur la personnalité de Coignet tous les renseignements qu’il pourrait recueillir.

Une double réponse arriva bientôt. — D’une part, l’imprimeur déclarait que l’impression n’avait pas été faite sur le manuscrit original, reconnu défectueux. De son côté, M. Molard, bibliothécaire d’Auxerre, me communiquait avec une obligeance parfaite de précieux détails, et me comblait de joie en m’annonçant que le précieux original n’était point perdu.

J’appris ainsi qu’un avocat de la ville avait préparé pour l’impression les premiers chapitres. Le travail, qu’il n’avait pas voulu continuer, avait été mené à bonne fin par un de ses confrères, non sans peine, à cause des entêtements d’un auteur peu familiarisé avec les exigences de la publicité. Tiré à peu d’exemplaires, le livre est devenu rare par suite d’une particularité assez curieuse.

Sur la fin de sa vie, Coignet était resté l’habitué d’un café très fréquenté par les voyageurs de commerce que divertissaient ses récits d’aventures. Cette clientèle, sans cesse renouvelée, avait suffi à l’écoulement de l’édition. Un nouveau venu ne paraissait point sans que Coignet liât conversation et lui dît, avec une tape amicale sur l’épaule : « Tu vas acheter ma belle ouvrage. » Le prix étant modéré (5 francs), on acceptait la proposition. Coignet courait alors au comptoir, où il avait installé un petit dépôt d’exemplaires. Tous les volumes se dispersèrent ainsi, mais leur conservation ne gagna point à la vie nomade des souscripteurs, peu bibliophiles de leur métier. Toutefois, leurs relations avec l’auteur n’en devaient pas rester là.

Lorsque le vieux capitaine mourut, il laissa une somme de sept cents francs pour les frais d’un grand repas qui devait être servi au retour des funérailles. Tous ses anciens et chers souscripteurs, les voyageurs de commerce en passage, étaient invités de droit. De plus, un crédit de trois cents francs était ouvert pour le café, les liqueurs et autres consommations. On devait, bien entendu, assister aux obsèques, et se mettre ensuite immédiatement à table.

Cent vingt invitations furent ainsi faites aux ayants droit. La moitié des invités s’abstint, jugeant tout divertissement peu convenable, malgré la volonté formelle du défunt. Le repas n’en fut pas moins animé. Un poète du cru récita des vers de circonstance, et les libations en l’honneur du brave Coignet furent multipliées pendant toute l’après-midi. Le soir, on mangea la soupe à la jacobine ; puis on vogua toute la nuit dans les promenades d’Auxerre. Le lendemain, un excellent déjeuner, composé des reliefs du banquet, réunissait de nouveau les amis qui retrinquèrent de plus belle à la mémoire du héros[2].

Ce récit homérique augmenta mon désir de posséder le manuscrit original. J’appris qu’il avait passé dans les mains des légataires universels et bénéficiaires, qu’il avait ensuite été cédé à M. Lorin, ancien architecte et grand collectionneur. Mais ce dernier possesseur consentirait-il à une cession nouvelle ? J’eus encore satisfaction sur ce dernier point, et je puis me considérer comme légitime possesseur des neuf cahiers de Coignet.

Le titre de Cahiers est donné à ses mémoires parce qu’il répond exactement à l’aspect du manuscrit original, composé de neuf grands cahiers. L’écriture s’allonge comme celle d’un commençant ; l’orthographe manque dans la moitié des mots ; on peut en avoir idée par le fac-similé placé page ix, que notre cadre a réduit un peu. Toute indulgence doit être acquise à un auteur qui ne sut pas lire avant 35 ans, qui atteignit sa soixante-douzième année avant de songer à retracer sa vie. La tâche lui fut lourde, mais c’était un persévérant. Il vint à bout d’une œuvre nécessairement incorrecte en sa forme, précieuse par la multiplicité des détails aussi bien que par la fraîcheur du coloris. Une faculté s’accroît souvent à défaut d’une autre ; Coignet devait d’autant mieux se souvenir qu’il avait moins écrit.

J’ai tenu à donner l’original, sans arrangement ni substitution, et plus complet qu’on ne l’avait fait jusqu’ici. La sincérité m’a paru devoir passer avant tout. Il y a des pages excellentes ; il en est quelques-unes pleines de redites et de longueurs que j’ai retranchées autant que possible, sans me permettre jamais d’ajouter un mot ni de changer une phrase. À ce sujet, je dois faire observer qu’on ne trouve pas dans le manuscrit original certains passages publiés en 1852. Cependant, ils n’ont pu être communiqués que par l’auteur, et je les ai placés sous le titre Additions, dans un supplément qui suit immédiatement le texte.


J’ai dit en commençant que Coignet personnifiait le soldat de l’Empire, comme Fricasse personnifiait le soldat de la République. L’un a combattu en effet pour une idée, comme l’autre s’est battu pour un homme. Tous deux ont eu la même foi, tous deux ont souffert avec le même courage, ont montré au plus haut degré la volonté de bien faire et le sentiment du devoir, ce sentiment qui distinguera toujours l’homme d’élite, à n’importe quel rang. Pour le reste, les caractères de nos deux soldats diffèrent.

Fricasse est relativement instruit, et j’ai dit combien grande était l’ignorance de Coignet. Fricasse a une élévation morale réelle. Coignet n’a que des impressions et ne les raisonne pas. C’est un honnête homme, et il n’aime pas les gendarmes156 ; il n’aime pas non plus les baiseurs de crucifix, comme il les appelle437, mais cela ne l’empêche pas d’avoir envie de pleurer avec son curé lorsque celui-ci présente la croix de l’église à la duchesse d’Angoulême. En 1814, il déclare que les Parisiens ne sont bons qu’à s’entretuer380 ; il les admire en 1815 quand ils vont faire le coup de feu à la barrière410. Tout en faisant son devoir de combattant, Fricasse a le cœur serré, il se reproche la pomme de terre qu’il prend dans un champ pour ne pas mourir de faim. Moins stoïcien, Coignet se fait nourrir sans attendrissement et sonde au besoin avec sa baguette de fusil les cachettes du paysan. Ce n’est pas qu’il soit pillard. Non ! il applaudit en Italie au supplice d’une cantinière receleuse116, il flétrit un général prévaricateur125, un colonel larron d’églises326, il prend les armes pour empêcher des soldats indignes de dépouiller les Moscovites au milieu de leur ville embrasée325, et quand il fait des confiscations par ordre, il tape de bon cœur sur les coquins qui cherchent à le corrompre pour voler l’État350. C’est tout au plus s’il rapporte du château de Schœnbrunn un petit châle pour l’offrir en cadeau à son hôtesse strasbourgeoise, et nous ne devons pas nous exagérer la portée du mouvement de fanfaronnade soldatesque qui lui fait dire : « Je me croyais en pays ennemi », quand, invité à dîner par son capitaine, il est distrait par les belles dames, au point de fourrer une serviette dans sa poche. C’est une pointe destinée à faire oublier sa bévue. Rien de plus. Ne le voyons-nous pas ensuite seconder les aumônes, relativement considérables, de sa femme, et les continuer plus tard autant que le permet son modeste avoir ?

Pour en revenir à mon parallèle, il est un point surtout qui semble éloigner Coignet de Fricasse. Ce dernier a résolu de défendre à Paris comme aux frontières la liberté de son pays ; il jure de protéger l’Assemblée nationale, tandis que Coignet concourt à sa violation avec une profonde indifférence, pour ne pas dire plus. Ne lui en faisons pas un crime. Il ne s’est jamais douté de ce qu’était une Assemblée politique. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il est sous les ordres d’un petit général proclamé très grand par tous ses chefs. Il l’a suivi à Saint-Cloud le 18 brumaire, comme les camarades. Il a vu là, d’un côté, ses frères d’armes ; de l’autre, une réunion d’hommes à toges galonnées et à chapeaux emplumés qui gesticulaient dans une grande salle. La bataille a été tôt finie. On a fait sauter les hommes par les fenêtres qui n’étaient pas hautes ; on a dégalonné leurs toges77, et tout a été dit. Franchement, pouvait-il comprendre que ces pigeons pattus78 (comme on les appelle) représentaient un principe inviolable. Ce mot même de principe, l’avait-il seulement entendu prononcer ? Coignet eût servi dans l’armée de Hoche, et ce grand républicain aurait continué à vaincre, que Coignet eût été dévoué corps et âme à son général-république comme il fut dévoué à son général-empire. Il justifiait sans le savoir cette merveilleuse définition de Saint-Évremont, qui disait déjà de nous, sous Louis XIV : « Le Français est surtout jaloux de la liberté de se choisir un maître. » Grande vérité très finement dite. En France, nous avons besoin d’admirer ceux qui commandent, soit au nom de la monarchie, soit au nom de la République, et la question de personnes passe malheureusement avant la question de principes.

Il est assez curieux de suivre Coignet dans ses appréciations des pays où la guerre l’a poussé. Il n’aime ni l’Italie, ni l’Espagne. De ces deux côtés, trop de vermine et trop d’assassinats. Les boues de la Pologne193 et les cachettes de ses paysans205 le rendent aussi insensible à la cause de l’émancipation polonaise210, et cependant il rend justice à l’héroïsme de ces alliés fidèles, soit en Italie121, soit en Espagne231. Il parle souvent aussi du courage des Russes, et il leur doit deux fois la liberté, sinon la vie312, 337. Mais ses sympathies vont surtout, qui le croirait ? à nos implacables ennemis, il est touché par la charité et la résignation des bons Allemands qui enlèvent nos morts351, qui pansent nos blessés344 ; qui se montrent si prévenants pour nos soldats, qui les nourrissent avec une ponctualité si parfaite. Il est admirateur passionné de la reine de Prusse malheureuse218 ; il offre sa bouteille aux Saxons blessés ou prisonniers187 ; il fait assaut de compliments avec les bourgeois de Berlin223. Les détails gastronomiques de l’occupation de cette capitale189 montrent le point de départ de certaines traditions qu’on a déjà fait revivre chez nous, trois fois pour une, en 1814, en 1815 et en 1870. Il est vrai qu’au retour de Russie, la bienveillance germanique était déjà singulièrement modifiée ; on n’appelle plus Coignet « aimable caporal », et les sentinelles prussiennes insultent nos soldats éclopés, sans armes343.

Mais si notre Coignet est un pauvre logicien, il a pour lui le charme de ses récits. J’en connais peu de plus attachants dans leur simplicité. Les dialogues qui animent à chaque instant le récit, sont du ton le plus naturel ; les mises en scène sont parfaites, et les tableaux peints avec vérité en quelques mots, tandis que Fricasse ne sait ni voir ni conter.

L’intérêt du livre n’est pas dans le fait de guerre considéré au point de vue technique ; il est tout entier dans les accessoires (mots, figures, détails épisodiques). Lorsque parut la Chartreuse de Parme, de Beyle, son récit de la journée de Waterloo fit sensation. On sentait là le témoignage d’un combattant. Hé bien ! ce chapitre encore si remarqué dans le roman, nous le retrouvons bien des fois dans les Cahiers de Coignet. Nous le retrouvons à Montebello, lorsqu’il marche au feu pour la première fois, se courbant sous un coup de mitraille, mais se relevant aussitôt, et condamnant sa faiblesse en répondant : Non ! au sergent-major qui frappe sur son sac en disant : On ne baisse pas la tête95. Nous le retrouvons à Marengo, lorsque… (pourquoi ne le dirions-nous pas) ? lorsqu’il est contraint de pisser dans son canon de fusil105 pour le dégorger et envoyer ses dernières balles à l’ennemi triomphant ; lorsque, renversé, sabré, il n’a d’autre chance de salut que de se cramponner sanglant à la queue du cheval d’un dragon pour rejoindre sa demi-brigade, ramasser une arme et recommencer de plus belle. Tout ce récit de Marengo est inimitable, les personnages s’y meuvent si naturellement qu’on croit les entendre. On voit ces pauvres petits pelotons faire leur retraite par échelons, en regardant derrière eux, on entend l’explosion des gibernes dans les blés allumés par les obus, tandis que le Consul, assis sur le bord d’un fossé, tient d’une main la bride de son cheval, et de l’autre fouette nerveusement les pierres de la route à coups de cravache107. Le secours suprême de la division Desaix couronne le morceau. Coignet n’a rien du poète, et cependant les muses ne désavoueraient pas sa comparaison : « C’était comme une forêt que le vent fait vaciller. » Et quand ce renfort si espéré fait regagner la partie, quelle péroraison ! « On bat la charge partout. Tout le monde fait demi-tour. Et de courir en avant ! On ne criait pas, on hurlait109 ! »

Parlerons-nous de ces grenadiers se tuant de désespoir dans les fondrières de Pologne où les moins vigoureux restent cloués sur place ? Coignet prend chaque jambe à deux mains et l’arrache pour faire un pas193. À Essling, la canonnade autrichienne, qui « fait sauter les bonnets à poils à vingt pieds », projette des lambeaux de chair humaine avec une violence telle qu’il en est un instant assommé248. Sur la route de Witepsk, il voit, sans autre formalité que celle d’un tirage au sort, fusiller 70 hommes d’un bataillon de marche, dernier holocauste offert à une discipline expirante305

Partout, d’ailleurs, c’est la mort qui règne sous une forme ou sous l’autre. À Mayence, pendant les horreurs du typhus, on entasse les cadavres sur des voitures à fourrage, et sous la menace de la mitraille, les forçats viennent corder cet épouvantable chargement pour le renverser ensuite comme un tombereau de pierres369. Voilà certes du drame, et du drame vrai.

Heureusement, la note n’est pas toujours si désespérée. Dès le début, on tombe dans une véritable ballade ; on suit l’enfant fugitif, d’abord pauvre petit pâtre, bon pour faire un chien de bergère, puis conducteur de chariot, passant ses nuits dans les grands bois, où il couche entre les pattes de son bœuf pour échapper au froid5 ; puis encore rentrant méconnaissable au village, et conservant assez d’empire sur lui-même pour vivre comme un domestique étranger au milieu des siens7, jusqu’au jour où l’intérêt d’un passant lui permet de partir une seconde fois en se révélant dans ce dernier adieu : « Père sans cœur, qu’avez vous fait de vos enfants21 ? » On assiste ensuite à l’initiation de l’ancien garçon d’écurie comme farinier, jardinier, laboureur, dresseur de chevaux chez le plus parfait des maquignons de la Brie, son vrai père, celui-là24 à 70. Cette partie nous donne un tableau curieux de la richesse et de l’activité rurales dans le rayon parisien ; elles étaient déjà grandes alors. Pour ne pas abandonner cet ordre d’idées pacifiques, il faut se reporter à la fin du livre, lorsque le capitaine Coignet revient à Coulommiers pour embrasser ses anciens patrons477, et lorsque, en demi-solde à Auxerre, il se détermine à prendre femme et « à faire trembler le manche de sa pioche » en cultivant ses vignes et son jardin438 à 442. C’est un tableau charmant de simplicité que sa demande de la main de cette honnête épicière, à laquelle il fait d’abord moudre une livre de café pour se donner le temps d’entrer en matière avec plus de délicatesse439. La confession et la célébration du mariage442 sont dignes des préludes. Rien n’est touchant comme l’histoire de cet humble ménage.

Dans l’ordre historique, Coignet revient sur des faits de guerre bien connus, mais il y ajoute toujours quelques particularités intéressantes. Nous avons signalé ses récits du 18 brumaire, de Montebello, de Marengo, d’Essling, de Pologne, de Witepsk, de Mayence. N’oublions point son passage du Saint-Bernard83, la distribution des premières croix de la Légion d’honneur146 ; le camp de Boulogne162, le combat d’Elchingen166, la bataille d’Austerlitz172, Iéna183, le séjour à Berlin189, Eylau200, l’entrevue de Tilsitt213, les moines de Burgos230, le blocus de Madrid231 et la pointe sur Bénévent233, la fameuse marche en charrettes de Limoges à Ulm235, la journée de Wagram253, le mariage de Marie-Louise267, la cour impériale à Saint-Cloud273. Toute la campagne de Russie est à lire de la page 293 à la page 345. Puis viennent les journées de la période sombre : Lutzen349, Bautzen352, Dresde354, Leipzig357, Hanau365, Brienne371, Montereau374, Reims377, Fontainebleau378, Fleurus399, Waterloo402, Villers-Cotterets408, Paris410. L’histoire de l’armée de la Loire a là quelques pages peu connues413 à 417.

On ne saurait retrouver nulle part avec plus de détails la vie militaire du temps : le premier duel inventé pour tâter le nouveau79, les carottes telles que le bon de la plume119, les légumes coulantes477, et l’art de simuler la fièvre pour avoir du vin sucré179, les méprises de factionnaires123, les marches forcées164, 240, l’arrosage des galons222, la fusillade du sac298, la vie de caserne133, 226, 228, 235, 281, les scènes de bivac176, 193, 195, 200, 475 ; elles enseignent ce que valent à certains jours un morceau de pain, un œuf ou une pomme de terre, même pour les grands chefs. La page 185 apprend que les hautes coiffures militaires avaient leur utilité : on logeait sans effort deux bouteilles dans un bonnet à poil.

Les citadins, qui ne se font pas une idée nette du service de l’état-major en campagne, pourront également voir de la page 263 à 358. Page 241, nous retrouvons également cet antagonisme goguenard entre cavaliers et fantassins qui est aussi vieux que l’armée. Ce que Coignet à son tour craint le plus au monde, c’est de tomber dans la ligne345. Il est vrai que les grenadiers à cheval lui rendent bien la pareille en ne l’admettant pas même à l’honneur de charger l’ennemi avec eux367. C’est une vraie tragi-comédie.

Les traits comiques sont nombreux. Citons : le dîner offert aux autorités de Coulommiers45, les incroyables de Lyon126, la vieille Bordelaise, victime des passions de Robespierre130, la quête de la colonelle131, la barbe tirée pour convaincre un bureaucrate incrédule136, le passage sous la toise137, les largesses au factionnaire147, la reconnaissance supposée des capucins du Saint-Bernard181, le repas offert par la garde française à la garde russe215, le coup de vent de Metz238, la promenade forcée d’Essling245, la réception du capitaine Renard258, le danger des faux mollets en bonne fortune263, la description des charmes féminins de la cour impériale268, le grand dîner de la ville de Paris271, les promenades épiques de la garde nationale d’Auxerre460 à 462, où Coignet suant sous le poids de son drapeau, regarde du haut de son mépris les miliciens ivres qui écrasent ses pieds en voulant se mettre au pas.

La dernière partie des souvenirs de Coignet nous initie, parfois un peu longuement, aux petites misères de la vie de l’officier en demi-solde, espionné, ombrageux et colère. La mise en surveillance, les dénonciations, la présence forcée à des sermons sur l’usurpateur et ses satellites « qui mangent les petits enfants au berceau », les inévitables disputes de préséance avec les magistrats du tribunal dans les cérémonies publiques, tout cela était bien fait pour exaspérer un vieux brave qui possédait à fond l’art de se débrouiller en pays ennemi, mais qui ne connaissait rien des luttes de la vie bourgeoise. Aussi éclate-t-il en quelques pages qui appellent en même temps l’émotion et le sourire[3].

Ce livre permet aussi de bien connaître l’esprit du soldat français, qui ne ressemble pas aux autres, quoi qu’on en dise. Son grand défaut est toujours un certain manque de subordination. Pour ce qui se passait dans les hautes régions, un fragment de conversation entre Lannes et Napoléon donne assez à réfléchir210. Au passage du mont Saint-Bernard, nous voyons le général Chambarlhac menacé de mort par un canonnier qu’il veut diriger dans une manœuvre86, et si le même général s’éclipse ensuite au moment le plus chaud d’une bataille pour reparaître après la victoire, ses soldats le reçoivent à coups de fusil, ils le forcent à repartir de plus belle, et cette fois pour toujours115. Un fait terrible en ce genre se serait passé à Montebello ; les soldats d’une demi-brigade auraient profité de la chaleur de l’action pour tuer tous leurs officiers, moins un468. Le seul moyen de punir tant de coupables est de les faire périr à leur tour, mais du moins glorieusement, et c’est ce que Bonaparte aurait fait[4] dès le début de la journée de Marengo. Pendant la campagne de Russie, nous voyons Coignet essuyer le feu d’un détachement de traînards qu’il est chargé de ramener à destination304. Lui-même ne craint pas de bousculer un colonel pour faciliter à son convoi le passage d’un pont361. Je ne parle point des scènes auxquelles il nous fait assister à Boulogne et en Russie81, 305, 327, 472. Il ne s’agit plus ici d’actes d’insubordination, mais de véritables brigandages.

Pour en revenir à notre point de départ, faisons observer que si une discipline étroite semble n’avoir jamais réglé les troupes, même dans la garde (comme on le voit par l’épisode bachique de son séjour d’Ay178, et par les facéties lancées au capitaine Renard sur le champ de bataille d’Austerlitz475), elles se dévouent aux chefs qui payent de leurs personnes. On fait alors plus que respecter le commandement, on le seconde avec une intelligence, une affection et un élan113, 114, 176, 193, 331 qui ne se rencontrent pas chez des soldats mieux assujettis à l’obéissance. Chez nous, on n’arrive à rien par la raideur[5]. Il faut que le plus petit officier sache prendre son monde et s’en faire apprécier. Alors la troupe devient un instrument merveilleux pour la main de fer gantée de velours, qui est chez nous l’expression convenue pour désigner les aptitudes du parfait commandement.

C’est pourquoi vous voyez dans notre livre les officiers s’inquiéter constamment de leurs hommes, faire acte de fraternité et de persuasion. C’est ainsi qu’au mont Saint-Bernard, ils déchirent leurs bottes et leurs vêtements en s’attelant à l’artillerie, comme les simples soldats87. Aux heures critiques, ils ne négligeront point de les encourager92-94 ; et si l’un d’eux fait une belle action, ils iront l’embrasser de bon cœur, lui serreront la main, lui donneront le bras en causant96-99. Cette aménité ne les empêche pas de se risquer les premiers au péril. À Marengo, à Essling, des généraux vont placer eux-mêmes en tirailleurs des fantassins ralliés103, 249. À Essling encore, au moment où la canonnade couche par terre la moitié de la garde impassible, Dorsenne renversé par l’explosion d’un obus, se relève aussitôt « comme un beau guerrier », criant : « Soldats, votre général n’a point de mal. Comptez sur lui ! Il saura mourir à son poste247. » Quelques jours après, à Wagram, un colonel d’artillerie, blessé le matin, ne se laisse emporter à l’ambulance que le soir, après la bataille. Celui-là dirigeait le feu d’une batterie de cinquante canons ; il n’avait pu se relever comme Dorsenne, dit Coignet, mais « sur son séant, il commandait255 ». — Cinq mots superbes qui valent un tableau de maître.

À Kowno, Coignet voit de ses propres yeux le maréchal Ney saisir un fusil et s’élancer contre l’ennemi avec cinq hommes342 ; à Dresde, le capitaine Gagnard arrive seul sur une redoute354, et avec une tranquillité telle que l’ennemi le laisse ouvrir la barrière. À Brienne, le prince Berthier charge quatre cosaques et reprend une pièce d’artillerie371. À Montereau, le maréchal Lefebvre s’élance au galop sur un pont coupé et sabre une arrière-garde sans autre suite que les officiers de l’état-major impérial374. « L’écume sortait de la bouche du maréchal, tant il frappait. »

Quand ils avaient des exemples de cette taille, croyez que nos soldats ne restaient pas en arrière ; ils eussent rougi de le céder à leurs officiers. C’est ainsi qu’un petit voltigeur resté seul au Mincio suffit pour ramener au feu sa division en retraite121. Les grenadiers d’Essling et de Wagram se disputent l’honneur de marcher à la mort comme canonniers volontaires247, 254. Il faut aussi lire l’histoire de ce mameluck s’élançant une dernière fois dans la mêlée d’Austerlitz pour y conquérir son troisième étendard, et ne reparaissant plus473. N’oublions pas ce fourrier qui perd sa jambe à Eylau, et marche seul à l’ambulance, avec deux fusils pour béquilles, en disant : « J’ai trois paires de bottes à Courbevoie ; j’en ai pour longtemps201. » Nous tombons ici dans la facétie, mais à des heures où les plus gais ne rient plus, la facétie devient un héroïsme dont l’effet est certain sur des Français.

On a fait bien des études sur Napoléon ; je n’en connais pas une où l’homme soit mieux représenté dans sa vie de combat, dans son étroite intimité avec les soldats qui l’aidèrent à se faire un nom.

Des plus grandes opérations, nous le voyons descendre aux plus minces ; il se dérangera pour aller prendre cent nageurs à la caserne de Courbevoie et leur faire traverser la Seine au pont de Neuilly225, il confère avec les pointeurs163, 356 ; il s’assure de tous les détails d’instruction militaire280, faisant manœuvrer devant lui un simple peloton de vélites290, reprenant au besoin le sous-officier qui récite mal sa théorie280, annonçant lui-même un exercice à feu290, recrutant à la volée un bel homme pour tambour-major470, arrivant dans les chambres d’une caserne à l’heure où les soldats sont couchés, et examinant leur literie142.

Passer une revue est un devoir qu’il ne néglige jamais. Je ne parle pas seulement des grandes revues qu’il maintient par tous les temps, faisant imperturbablement manœuvrer des soldats qui ne se plaignent pas de voir l’eau remplir leurs canons de fusil en remarquant « l’eau qui ruisselle le long de ses cuisses et les ailes détrempées de son chapeau qui retombent sur ses épaules161 ». Mais il n’est pas une parade sans qu’il fasse manœuvrer chaque régiment avant le défilé288. En campagne, il examine de même les sous-officiers promus officiers, et règle au besoin leur destination298. Dès qu’un soldat présente les armes, il s’arrête et lui parle144, 320. À l’approche du combat, il ne négligera point la visite des avant-postes173, 185, et en dehors des proclamations officielles, il saura enlever son monde par de courtes harangues366. On le voit surtout à Brienne, quand il se place devant le front des troupes en s’écriant : « Soldats, je suis aujourd’hui votre colonel, je marche à votre tête371. »

Qu’un officier revienne de mission, il l’interroge après son chef d’état-major, ne négligeant pas de régler ses frais de route et sur l’heure, que le temps presse ou non337, 314. Il veut voir les combattants qui ont accompli des actions d’éclat98, et fait aussitôt leurs promotions sur le champ de bataille320, 355. À certains moments décisifs, nous le voyons donner directement ses ordres à un capitaine d’infanterie ou d’artillerie354, 377. De même, par tous les temps, et à toute heure, il passera la revue des officiers prisonniers, leur demandant si on leur a pris quelque chose320, 333. Que ses soldats arrivent fourbus par des marches forcées, il paraîtra s’indigner contre des ordres outrepassés, les entourera de soins, surveillant la distribution des cordiaux qui peuvent les rétablir241 ; il assiste du reste volontiers au repas du soldat, et ne dédaigne pas de présider à la distribution d’une douzaine de porcs pris à la course172. À l’occasion, il demande une pomme de terre et une bûche par escouade200, ayant soin de faire cuire sa ration lui-même au feu de son bivac, toujours placé bien en vue de l’armée475.

Il a soin de régler lui-même les petites querelles de son état-major, après confrontation des parties365. Si un beau coup de sabre est donné devant lui, il en fera son compliment nuancé parfois de petites taquineries368-397. Et cela sur un ton familier qui honore, avec des tutoiements qui enorgueillissent. Qui voudra se rendre compte du prestige exercé, devra se reporter aux renvois que nous avons multipliés pour mieux appuyer nos affirmations ; ils en disent long sur l’ascendant de l’homme et sur les soins infinis qu’il prenait pour le maintenir. Ascendant si complet qu’il pouvait sacrifier de parti pris ses officiers, et s’étonner librement devant eux de voir que la mort n’en eût pas voulu336. « Il eut beau faire, dit Coignet, je rentrais toujours et j’étais payé d’un regard gracieux, qu’il savait jeter à la dérobée345. »

À la vérité, pour son maître, le pauvre Coignet n’était bon qu’à tuer. Il le comprend et il avoue n’en adorer que plus son dieu[6] : « Je l’aimais de toute mon âme, mais j’avais le frisson quand je lui parlais345. » Il est vrai que des frissons d’un autre genre courent en 1813 au grand état major impérial où on blasphème (le mot est de Coignet) en disant : « L’Empereur est un… qui nous fera tous périr357. » À Dresde, en 1813, notre héros lui-même hasarde respectueusement que l’Empereur devrait se replier sur le Rhin, mais c’est la seule note dissonante dans une admiration perpétuelle, et il s’en excuse. Elle fait comprendre tout ce qu’avait d’émouvant ce dernier baiser à l’aigle, dans la grande cour de Fontainebleau379. Le second départ, à Laon, est loin d’avoir un tel caractère407.

Ceux qui tiennent pour dangereuse la légende napoléonienne trouveront peut-être que j’y suis revenu avec trop de complaisance. Mais en histoire comme en autre chose, j’estime qu’on gagne à ne rien oublier, surtout quand il s’agit d’un tel capitaine. Appliquons-nous plutôt à le bien connaître, à voir comment il a pu surexciter tous les éléments guerriers de la nation. On peut en tirer un double enseignement : l’un professionnel, bon à méditer pour les patriotes que préoccupe le relèvement de notre esprit militaire ; l’autre, non moins utile, montre les dangers du culte d’un seul homme substitué au culte de la patrie. C’est pourquoi on ne saurait proscrire ni le nom de Napoléon, ni celui de Bonaparte. La leçon qui se dégage de ses revers serait perdue si on oubliait sa gloire qui est aussi la nôtre. Plus grand fut le succès, plus dure reste la chute qui nous laisse, au bout de soixante-dix ans, doublement mutilés.

On a dit que les proverbes étaient la sagesse des nations. Cela nous paraît surtout vrai pour celui qui dit : En toute chose, il faut considérer la fin. Quand on l’applique à l’histoire du premier Empire, il n’est pas difficile de s’apercevoir que les entrées triomphales à Vienne et à Berlin n’ont point empêché la France de perdre deux petites places appelées Sarrelouis et Landau. La domination d’un grand homme de guerre ne nous a pas même laissé les frontières conservées par le faible Louis XVI.

Puisse la France ne plus associer sa fortune à celle des beaux joueurs dont la devise est « tout ou rien ! » En attendant, gardons-nous d’effacer, même au coin d’une rue, le souvenir de leurs parties périlleuses. Il doit rester, au contraire, comme une leçon éternelle.

On prétend que la vanité est notre défaut national. Pourtant, on ne nous voit point, comme d’autres peuples réputés plus sages, célébrer obstinément de glorieux anniversaires. Puisque nous épargnons nos souvenirs aux voisins, sachons du moins profiter des leurs à notre manière. Pensons à Waterloo en même temps que les Anglais, à Sedan en même temps que les Prussiens, aux Vêpres Siciliennes en même temps que l’Italie. Il est des rappels d’autant plus salutaires qu’ils sont pleins d’amertume, car, dans l’hygiène des peuples comme dans celle des individus, les amers peuvent être de grands préservatifs.

C’est ce que nos pères appelaient « l’école de l’adversité ». Coignet n’en connut pas d’autre, et il en sortit l’homme fortement trempé que nous allons connaître.


22 septembre 1882.

LORÉDAN LARCHEY.
  1. On trouvera dans cet avant-propos beaucoup de renvois aux pages du texte ; ils m’ont paru nécessaires pour appuyer la partie analytique, en épargnant au lecteur les incertitudes de recherche.
  2. Trouve qui voudra ce legs déplacé ; il en valait un autre, et je ne serais pas surpris qu’il ait procuré à Coignet le bénéfice de regrets fort prolongés.

    Dans des proportions plus modestes, les collations funéraires ne sont-elles pas encore de mode dans le menu peuple et dans beaucoup de campagnes ? Une légende relativement touchante de Monselet est celle du brave Auvergnat qui ferme boutique tous les dimanches pour aller déjeuner avec son enfant au cimetière Montmartre, sur la tombe de sa défunte charbonnière, et qui finit la cérémonie en élevant son verre et en murmurant avec des larmes dans la voix : « À ta santé, ma femme ! »
  3. Ce contraste se retrouve dans sa première leçon de lecture221 dans les charités du petit ménage40, sans oublier la singulière histoire de son empoisonnement151 ; celle-ci donne à réfléchir sur les moyens employés par les conspirateurs d’alors ; elle rend moins invraisemblables les doutes causés par l’empoisonnement de Hoche, qui devait être assurément une victime plus désirée.
  4. Ce procédé rappelle celui qui, dit-on, fit périr le colonel Oudet et les Philadelphes dans la campagne de 1808. Ce qui est certain c’est que j’ai entendu des invalides du premier Empire se vanter d’actions semblables à celles des soldats de la 24e, et que dans nos guerres d’Afrique, on a vu succomber ainsi un capitaine d’artillerie portant un nom illustre.
  5. Une anecdote qui marque on ne peut mieux la différence du soldat français avec beaucoup d’autres est cet épisode curieux du grand banquet de Tilsitt, où un grenadier français qui a changé d’uniforme avec un grenadier russe pour s’amuser, oublie tout à fait son rôle ou recevant un coup de canne, et veut tuer le sergent qui le lui a appliqué pour défaut de salut217.
  6. Les témoignages naïfs de cette adoration sont multiplies dans notre livre. « On se sent bien petit près de son souverain, dit-il page 288 ; je ne levais pas les yeux sur lui, il m’aurait intimidé. Je ne voyais que son cheval. » Aussi, admire-t-il ses pieds et ses mains, « un vrai modèle273 ». Plus tard, la contemplation de la tabatière impériale en fait un priseur, et, comme son cher empereur380, il multiplie les prises de tabac dans les moments critiques382. Et je ne serais pas surpris qu’en se faisant embaumer après sa mort (c’était une de ses dispositions testamentaires), Coignet n’ait pensé au cercueil impérial.