Anthologie des poètes français contemporains/Tome premier

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. v-Index-I-II-III).


PRÉFACE


L’auteur de cette anthologie m’a fait le grand honneur de me convier à en composer la préface. J’ai accepté parce que l’invitation était flatteuse pour moi, mais je dois reconnaître que ma qualité de rimeur ne me désignait pas pour cette tâche. Je ne pourrais, en effet, sans juger la valeur des pièces de vers qu’il a réunies, intéresser le lecteur au recueil dont elles sont toute la substance, et comment les apprécierais-je sans aucune prévention ? Je voudrais m’en tenir au double point de vue historique et théorique ; je ne promets pas d’y réussir.

M. Walch s’est proposé de présenter un tableau exact du mouvement poétique en France dans la seconde moitié du siècle dernier, depuis les productions du groupe appelé parnassien jusqu’aux plus récentes. La littérature poétique n’évolue pas ; les œuvres magistrales se succèdent par à-coups, précisément à cause de l’originalité de leurs auteurs : aucune ne permet de présager la suivante. Le XIXe siècle a vu notre art se renouveler. Dans l’inspiration comme dans la forme, une révolution capitale s’est opérée dont le symptôme apparaît, mais isolé, sporadique, à la fin du XVIIIe siècle chez André Chénier. Il faut attendre les Méditations de Lamartine publiées en 1820 pour constater le premier stade bien accusé et décisif de cette révolution dont l’influence a été d’une portée si longue que, durant tout le siècle, les vers lyriques ont gardé comme un écho de l’harmonie des siens, et je ne sais si le retentissement s’en doit jamais éteindre. Après lui, Alfred de Vigny ouvre des voies, nouvelles aussi, où devait s’élancer l’école romantique. L’allure hautaine de ses vers contraste avec le petit trot régulier des rimeurs du premier Empire par la qualité indéfinissable, nommée la distinction, qu’il possède au suprême degré. Victor Hugo innove à son tour avec la hardiesse d’un génie souverain. Il affranchit l’alexandrin de ses vieilles lisières ; il en rompt les hémistiches au profit de l’expression passionnelle. Alfred de Musset caresse, taquine ou fait soupirer la lyre avec une grâce, une aisance, un abandon charmant et un accent poignant. Il représente par excellence, et mieux que nul autre poète contemporain, l’esprit français. Béranger, si gaulois, manque trop d’élégance pour l’égaler en cela, mais l’art du spirituel chansonnier est peut-être supérieur à celui de l’auteur des Nuits. Je m’étonne que, à ce point de vue purement technique, Béranger ne soit pas plus souvent cité et loué par les spécialistes, car il faut avant tout du naturel dans l’expression de la gaieté, et rien n’est plus difficile que de faire oublier le travail dans la versification. Je pourrais citer plusieurs autres noms célèbres : Théodore de Banville, Auguste Barbier, Victor de Laprade, etc., pour caractériser les divers accents du langage rythmique jusqu’à la publication du Parnasse Contemporain par Alphonse Lemerre en 1866. On remarquera que, depuis Lamartine, les anciens cadres de la littérature poétique ont subi d’importants changements. La classification des genres s’est de plus en plus simplifiée et sensiblement réduite : le poème épique, le poème didactique, disparaissent ; l’élégie, la satire, n’affectent plus de formes définies ; on ne façonne plus de rondeaux ni de triolets ; les charmantes ballades de Banville sont des échos mourants. Le sonnet seul, ressuscité notamment par le Lyonnais Joséphin Soulary au milieu du XIXe siècle, a survécu et fut porté au plus haut rang de la hiérarchie littéraire par le grand artiste en poésie dont nous pleurons la mort récente, José-Maria de Heredia ; il a su l’adapter aux sujets les plus graves.

Je ne m’étendrai pas davantage sur les prédécesseurs des jeunes débutants dont le Parnasse Contemporain fut le manifeste, école par laquelle commence l’anthologie de M. Walch ; mais aux principaux maîtres que je viens de signaler, j’ajouterai Théophile Gautier et Leconte de Lisle, car ce sont eux, surtout le second, qui ont fourni à ces poètes le modèle, le type du vers tel qu’ils le comprenaient et s’efforçaient de le réaliser. Ce n’étaient pas, à proprement parler, des novateurs. Ils ne prétendaient nullement bouleverser les règles traditionnelles de la versification ; au contraire, ils les appliquaient avec une rigueur inflexible. Ce qu’ils visaient, ce n’était pas une réforme, mais une exploitation scrupuleuse des ressources que leur offraient ces règles pour exprimer leurs pensées et leurs sentiments le plus poétiquement possible. Au fond, cette visée est celle de tout poète ; elle ne se distinguait chez eux que par cela seul qu’elle était réfléchie, dominante, ombrageuse. Comme je fus un des collaborateurs du Parnasse Contemporain, j’en connais l’origine et la tendance, et, en ce qui me concerne du moins, je n’ai pas souvenance qu’il y ait eu entre nous un accord préalable, une sorte de conjuration délibérée pour combattre le vers facile à l’excès, c’est-à-dire lâche et sans consistance, fluide comme l’eau claire, informe comme elle. Nous avions tous individuellement le même souci d’une facture soignée, et nous nous sommes rencontrés sans nous chercher. L’idée ne nous venait même pas qu’on pût discuter les lois de la poétique traditionnelle. Nous les acceptions aveuglément et nous n’éprouvions pas le besoin de modifier ni d’accroître les moyens que nous y trouvions de rendre exactement nos états moraux, si complexes et personnels qu’ils pussent être. La révolte de Victor Hugo contre le vieux moule de l’alexandrin ne nous scandalisait pourtant pas, car ce moule, sans changer de longueur, sans augmenter ni diminuer le nombre des syllabes, comporte une division ternaire qui permet de ne le pas couper en son milieu par l’hémistiche consacré et d’y reconnaître deux points d’appui au lieu d’un pour la voix. Il admet deux sortes de division qui représentent une ou deux césures Le rythme de ce vers s’est enrichi, bien loin d’avoir été faussé et supprimé. Nous ne pouvions qu’applaudir à cette innovation, la seule admise sans conteste, précisément parce qu’elle ne compromet pas l’harmonie propre au vers français, la structure rythmique de celui-ci. Les infractions aux lois du rythme, bien que supérieurement utilisées par Hugo dans les drames et les récits dramatiques pour rendre les mouvements désordonnés de l’âme, avaient paru trop périlleuses aux poètes de ma génération pour se faire sans réserve adopter par eux. En somme, nous avions choisi pour modèle, spontanément, la versification de Théophile Gautier et de Leconte de Lisle. Ce dernier fut notre maître avoué ; c’est de lui que nous nous réclamions de préférence. Grande fut donc notre surprise, plus grande, à vrai dire, que notre inquiétude, quand, à la fin du siècle dernier, nous vîmes se répandre une littérature qui se donnait pour être des vers, mais dans laquelle nous ne reconnaissions pas ce que nous nommions ainsi. Ses inventeurs reprochaient plus d’un vice à la versification traditionnelle, et ils en déploraient amèrement l’insuffisance et la vétusté. Une inspiration neuve exigeait, pensaient-ils, un instrument renouvelé, rajeuni : une réforme s’imposait. Ils ne rencontrèrent qu’une opposition molle en dépit des répugnances ; ils furent ménagés, et de la sorte encouragés par des critiques très autorisés. Je ne leur fis d’abord nulle concession, et j’eus tort, car les règles de la poétique généralement admise ne sont pas toutes bien fondées : par exemple, condamner tous les hiatus est excessif ; interdire qu’un mot au singulier rime avec un mot au pluriel, exiger que les rimes féminines alternent avec les masculines, sont des prohibitions et des prescriptions arbitraires et partant abusives, puisqu’elles ne sont pas dictées par l’oreille. Ces rigueurs injustifiables sont très fâcheuses ; elles ont inutilement accru les difficultés de la technique. Mais, s’il convient de les abolir, il s’en faut de beaucoup que les autres réformes proposées soient admissibles. Elles intéressent, en effet, l’essence du vers. Il est regrettable que, avant de toucher à sa structure consacrée, les réformateurs ne se soient pas sentis obligés de le définir. Ils n’y ont pas songé, car les artistes ne sont pas tenus d’analyser leurs aptitudes pour les exercer. Mais il est étonnant qu’ils n’aient pas été avertis de leur témérité par le seul témoignage de leur oreille, qui n’est sans doute pas organisée autrement que la nôtre. En quoi donc le vers se distingue-t-il de la prose ? Quelles en sont les qualités caractéristiques ?

Le débat que je viens de rappeler, et auquel j’ai été mêlé, m’a mis en demeure d’étudier de près ce qui constitue le vers. J’ai eu plusieurs fois déjà l’occasion d’exposer par fragments mes idées sur ce point dans divers écrits. Je vais les résumer très succinctement, dans l’espoir que, si je ne me suis pas trompé, le lecteur de cette anthologie, l’étranger surtout, pourra établir ses appréciations non sur des préjugés sans contrôle, mais sur des principes déduits de la nature des choses. Il sera ainsi le meilleur juge, c’est-à-dire un juge indépendant et désintéressé dans un procès scrupuleusement instruit sous ses yeux.

Une langue est faite de sons dont les combinaisons signifient les choses que tous les membres de la nation qui la parlent se représentent par les mêmes idées, ce qui leur permet de se communiquer entre eux ce qu’ils sentent, pensent et veulent. Ces combinaisons sont ou des mots, ou des composés de mots, des phrases. Les mots sont des signes tacitement conventionnels, ils ne sont pas des signes naturels, parce que, sauf dans de rares onomatopées, il n’y a aucun caractère commun aux mots et aux choses qu’ils signifient. Les phrases sont des signes en partie conventionnels, puisqu’elles sont composées de mots, et en partie naturels, car les mouvements passionnels de l’individu qui les prononce se communiquent à la chaîne des mots, et c’est cette communication qu’on nomme le style (le style, c’est l’homme). La prose d’une langue est l’enchaînement spontané des mots dans la phrase et des phrases dans le discours. Je dis spontané, parce que cet enchaînement se forme à l’ordinaire sans que la personne qui parle en ait conscience, sans que la volonté réfléchie intervienne, comme il est aisé de le constater sur soi dans la conversation courante. Cependant un orateur, un historien, sont plus ou moins attentifs au choix et à la disposition des mots, et ils n’en font pas moins de la prose.

C’est que le caractère propre de celle-ci consiste en ce que le style n’y emprunte rien à l’expression proprement musicale. Les phrases, en tant qu’elles sont des signes naturels par leur mouvement, sont expressives, mais elles ne le sont musicalement qu’autant que l’ordonnance des mots y est rythmique. C’est par hasard, par accident, qu’une phrase de prose affecte un rythme proprement dit, un rythme défini ; elle peut être harmonieuse sans être divisée de telle sorte que la durée de la première partie annonce à l’oreille exactement la durée de la seconde (ce qui est le propre du rythme régulier). À la signification conventionnelle, la division rythmique de la phrase ajoute la plus efficace signification naturelle, l’expression musicale, et lui confère ainsi la suprême valeur du langage. Or, cette valeur maxima est précisément celle du vers et sert à le définir d’une façon essentielle, assez large pour convenir, je le crois, à toutes les langues. Le vers est un corps de mots qui emprunte à la musique de quoi devenir le plus expressif possible ; c’est, en d’autres termes, un corps de mots dont l’harmonie est aussi musicale que le comporte la fonction du langage. Cette dernière réserve concerne la gamme : elle l’exclut des ressources que la musique offre à la versification, depuis que les poètes ont dû renoncer à la lyre. Ils y ont renoncé parce que la puissance charmeresse des notes associées accapare l’attention et distrait l’esprit du sens conventionnel des mots. De là vient que, dans une romance, on oublie les paroles pour n’écouter que la mélodie. Aussi la versification n’a-t-elle retenu de l’apport musical que le rythme, dont le bercement favorise la rêverie sans en dominer et effacer l’objet.

Ainsi le rythme est ce qui caractérise le vers et le distingue de la prose par sa régularité. La poétique est née du discernement que l’oreille a fait des divers modes dont il est susceptible dans un corps de mots. Il est donc très vrai, et l’histoire littéraire en témoigne, que la poétique est perfectible. Mais dans quel sens et dans quelles limites ? Les philologues ont beau regretter que, depuis le XVIe siècle, les générations successives aient conservé l’habitude de respecter, dans notre poétique, des règles déterminées par la prononciation d’alors, bien que celle-ci ait changé ; qu’y faire ? Il eût sans doute fallu changer en même temps ces règles. On ne le peut plus : dans les arts, l’habitude est un facteur de la jouissance qu’ils procurent. Eût-on pour soi la raison, si cette jouissance est atteinte, fût-ce momentanément, par une réforme, les artistes et leur clientèle y répugnent. Quant à moi, je n’épouse pas le regret des philologues : quels que puissent être les changements survenus dans la prononciation, elle est telle aujourd’hui que la mesure du vers est, à mon avis, prescrite par une loi physiologique, celle du moindre effort, soustraite au caprice du versificateur. J’ai essayé de le démontrer ailleurs[1]. Étant données les conditions du plaisir dans le langage poétique, j’ai lieu de penser que la technique en est achevée. Les poètes, en effet, sont, plus que personne, intéressés à multiplier leurs moyens d’expression, et celui des poètes français qui s’est révélé le mieux doué par l’organisation et par la volonté, Victor Hugo, n’a pas inventé un rythme nouveau (sauf l’emploi qu’il a fait de l’alexandrin ternaire avec suppression de la césure médiane). Aussi longtemps que l’oreille française demeurera ce qu’elle est, ce que l’ont faite une longue hérédité et le pli d’une éducation qui ne l’a jamais blessée, il est improbable qu’une réforme des lois du rythme fasse fortune et s’établisse. Si l’on veut bien réfléchir au nombre immense de Français qui se sont exercés à faire des vers par un penchant naturel de leur esprit, ne trouverait-on pas surprenant, invraisemblable au plus haut point, qu’une sorte de mesure fût encore à découvrir capable de rendre quelque service important à l’expression des mouvements de l’âme ? J’accorde que la mise en usage de l’alexandrin ternaire sans césure médiane, et aussi du vers de dix syllabes avec césure médiane, a été pourtant fort tardive ; mais on conviendra que ces deux formes ne sauraient être que très exceptionnelles, car elles frappent l’ouïe d’un martellement très vite fatigant, ce qui explique assez qu’elles aient été jusqu’à présent négligées par l’instinct qui préside à la recherche des mesures agréables chez les hommes doués pour en jouir.

Je ne nommerai aucun de mes confrères vivants qui ont contribué à la composition du présent recueil. Si la manière dont les morceaux qu’ils y ont fournis sont versifiés apporte une égale satisfaction à l’oreille du lecteur, il tiendra pour non avenue l’analyse sommaire que je lui soumets de la construction musicale du vers français ; mais si quelques-uns la choquent ou ne lui font rien sentir qui les différencie de la prose, peut-être en reconnaîtra-t-il la raison dans cette analyse. Je l’espère ; c’en serait un contrôle qui me rassurerait, et mon travail n’aurait pas été inutile. Aussi bien je ne me dissimule pas qu’elle est fort incomplète : c’est une simple indication.

Je n’ai rien dit des sujets traités. Les réflexions qu’ils suggèrent m’entraîneraient trop loin, et cette préface est déjà longue. Je me bornerai à remarquer le peu d’influence exercée sur l’inspiration des poètes par les prodigieuses conquêtes de la science. Dans tout esprit cultivé, l’aspect de l’Univers s’est transformé. Le ciel n’est plus un couvercle où brillent suspendues des lampes faites pour nous éclairer ; il est l’espace infini, sans fond ni sommet ; les colonnes d’Hercule, sous la rondeur de la terre, reculent indéfiniment. La vie a étendu son domaine : les limites entre le règne végétal et le règne animal s’effacent. La matière perd de plus en plus ses caractères de brute inerte essentiellement étendue : la physique et la chimie tendent à la subtiliser pour n’en faire qu’un système de points, de centres d’activité sans dimensions. Une force, où l’homme a reconnu la foudre, est devenue sa servante et s’est révélée partout présente. L’eau, qui le traînait lentement entre deux rives, l’emporte sous forme de vapeur avec une vitesse effrayante et travaille pour lui de mille autres façons. D’innombrables prodiges célèbrent la puissance du génie humain ; rien de tout cela n’a pénétré dans la sphère de l’inspiration poétique, sauf par de rares effractions. L’amour, avec toutes les passions dont il est le ressort, en demeure le dernier occupant, comme il en a été le premier. Je ne m’en étonne ni ne m’en plains. Ce qui n’est pas l’amour n’arrive jamais à remplir entièrement le cœur, et la poésie est le soupir du cœur qui déborde.

J’ai été d’autant plus séduit par la demande de M. Walch que j’y trouvais l’occasion de réagir contre la fâcheuse impression faite sur les étrangers par certains échantillons de notre littérature exposés dans les librairies. Les productions hâtives et malsaines y supplantent trop les ouvrages sérieux. Cette anthologie est de nature à détruire une impression si funeste au bon renom de la France. La passion du beau respire dans ces diverses poésies, et les recherches d’une facture qui soit de mieux en mieux adaptée à l’idéal individuel, quel qu’en soit le succès, attestent chez l’artiste un noble souci. De pareils efforts commandent l’estime et éveillent la sympathie de ceux-là mêmes qui sont, comme moi, attachés par des liens très anciens aux traditions qui les ont formés.

Sully Prudhomme.

Châtenay (Seine), 28 février 1906.

INTRODUCTION





Au seuil de ce livre dû à la collaboration de la plupart des poètes français contemporains, il sied de brièvement indiquer dans quel esprit fut conçue une œuvre de vulgarisation destinée à faire connaître et admirer de tous le magnifique effort vers la Pensée et l’Harmonie réalisé par les générations de poètes qui se sont succédé en France depuis tantôt quarante ans. En 1866, le Parnasse Contemporain fit son entrée dans le monde, et, contrairement aux prévisions de certains esprits d’alors, cette collective manifestation d’art devint l’un des grands événements littéraires du siècle. Continuant le romantisme, mais avec un souci plus marqué de perfection, son action s’est prolongée jusqu’à nos jours. Et à côté du Parnasse, et après le Parnasse, d’autres poètes, d’autres générations de poètes ont surgi. Sans parler de toute une floraison d’Indépendants, assez nombreux à toute époque, si fiers d’allure souvent et si intéressants à étudier eux aussi, nous avons vu aux « Décadents », aux Esthètes, aux Symbolistes, l’Ecole romane, l’Ecole toulousaine, les Naturistes, les Humanistes succéder ; l’Ecole française, l’Ecole intégraliste, l’Ecole philosophique, ont été instaurées ; le mouvement régionaliste et décentralisateur s’est accentué ; et chaque poète, chaque groupe, chaque école, chaque cénacle, mainte petite chapelle même a contribué pour sa part à l’œuvre commune, a contribué, par ses heureux efforts, à faire triompher les somptuosités du Verbe, à faire, dans plus de magnificence, resplendir plus de Pensée, à embellir la langue, à enrichir sa prosodie, à la rendre plus digne d’être le divin instrument de l’éternelle, de l’immuable Poésie.

Tous, par des chemins différents, mais convergeant finalement là-haut, ont marché vers l’Idéal.

Et cependant, nous le constatons souvent avec un amer regret, le public, sans être indifférent à ces choses, ne pratique pas assez les poètes ; il ignore tels de leurs plus beaux vers ; tels des meilleurs poètes contemporains ne lui sont connus que de nom seulement ; d’autres, célèbres surtout comme prosateurs, valent tout autant comme poètes, et il ne pourrait que gagner à mieux les connaître. Ce sont, — est-il besoin de le dire ? — ce sont surtout les jeunes, les derniers venus que l’on connaît mal, et cependant l’heure présente est féconde en promesses, et chaque jour quelqu’une de ces promesses, pourtant, se réalise. Or, il nous a semblé que le moment était venu de mettre le public en communication plus directe avec les poètes et, par eux, avec la Poésie même. Aimer, pratiquer les poètes, c’est aimer l’humanité dans ce qu’elle a de plus noble et de plus pur. La Poésie, qui est une religion, détache l’esprit des contingences, lui montre le chemin de l’Absolu ; elle élève l’âme au-dessus des misères et des laideurs de ce monde et la fait planer dans cet éther lumineux qui est sa vraie, sa seule patrie. C’est à peine si l’homme, placé entre deux éternités, a conscience du moment présent, du court instant que dure ce qu’on est convenu d’appeler son « existence ». Il ne sait d’où il vient, il ne sait où il va. Son esprit est borné, sa sensibilité restreinte le maintient dans la zone des sensations atténuées ; mais il est éperdument désireux d’Infini. Sous la changeante Illusion, sous les trompeuses et souvent — et toujours ! — si cruelles Apparences qui s’offrent à ses yeux mortels, il devine la Réalité immuable et sereine. Elle l’attire invinciblement. Sans la connaître encore, il la sait infiniment belle, et cette Beauté auguste, inconnue, mystérieuse, divine, est la source première de ses pures émotions. Or, ce sont les poètes, les Elus, êtres privilégiés, organisés supérieurement, — humains cependant, — qui servent d’intermédiaires entre la souveraine Beauté et les hommes. Ce sont eux qui, à de certains moments, s’élèvent à la vision, partielle au moins, de l’Idéal et qui, redescendus parmi nous, les prunelles encore tout imprégnées de divine clarté, déjà commencent de réaliser comme des reflets, comme des instants, comme des parcelles de Beauté, sur cette terre. Saisissant l’Idée, le Rythme préexistants, d’un suprême effort concrétant l’Harmonie, ils font vibrer les âmes à l’unisson de la leur et leur communiquent l’extase qui les ravit à la terre, détruit en elles l’erreur des vaines apparences et les fait communier avec la Réalité, avec l’Infini. Et de cette communion l’âme sort retrempée, purifiée, éclairée désormais sur sa vraie destinée… Oui, établir le contact plus complet, plus intime, entre ce siècle naissant et la Poésie nous a paru œuvre utile et salutaire, et c’est pourquoi nous sommes heureux d’adresser ici nos remerciements émus aux poètes qui ont daigné répondre à notre appel, qui ont bien voulu nous indiquer ou nous envoyer les pièces — quelques-unes inédites, — qui leur ont semblé les plus propres à les représenter dans notre anthologie. C’est à leur généreux concours[2] que nous devons de pouvoir offrir à nos lecteurs ce choix de poèmes où se reflètent les nobles inquiétudes et les hautes aspirations de l’âme contemporaine si vaste et si tourmentée.

Comme la Beauté universelle se manifeste en toute œuvre sincère ; comme toute aspiration vraie, en tant qu’intuition, est une prise de possession d’une part d’Idéal, nous avons jugé que tous les « genres », tous les « procédés », toutes les « Écoles », devaient se trouver représentés dans ce recueil. À côté de poèmes antiques et modernes d’une beauté sévère, à côté de larges poèmes philosophiques, humains et sociaux, poèmes de douleur et de joie intense, de désespoir et de sérénité, on y trouvera donc de petites pièces fines, gracieuses, mièvres, délicates, badines et légères, souvenirs émus, larmes furtives, clairs sourires de printemps ; à côté des principaux Parnassiens et de quelques Romantiques indépendants appartenant à l’époque parnassienne, on y verra les représentants les plus autorisés des diverses Écoles postérieures au Parnasse, et un assez grand nombre de Jeunes, tous rangés, — sauf de rares exceptions que nous imposaient les convenances, — d’après la date de publication de leur première œuvre poétique[3] et colligés, sans parti pris comme sans exclusivisme, dans un esprit d’éclectisme large et accueillant. Nous avons voulu présenter au public, non certes un tableau complet de la poésie française contemporaine, — la tâche eût été au-dessus de nos forces, — mais un choix de pièces caractéristiques permettant aux amis des lettres françaises de se faire au moins une idée de l’immense richesse de production poétique d’une époque qui, sous ce rapport, surpasse toutes celles qui l’ont précédée[4].

Et maintenant, que le lecteur nous permette de l’introduire, sans plus de préambule, dans le jardin enchanté de Poésie, où le rêveur émerveillé s’avance le long de sentiers éternellement fleuris bordés de massifs ombreux et de beaux marbres pentéliques ; où la frêle églantine et la suave violette des bois embaument l’air de leurs parfums subtils ; où, sur des tapis d’herbe et de mousses éclatantes, coulent de claires fontaines ; où le susurrement de l’eau dans les vasques de porphyre s’harmonise au murmure éolien des fraîches frondaisons. Et qu’il ne soit point surpris d’y voir, comme jadis, des nymphes s’éplorer au bord des sources cristallines, et des dryades épeurées fuir à travers les vallons, mais que, après avoir erré de-çà, de-là, au gré de sa fantaisie, il pénètre dans le bois sacré qui recèle le sanctuaire de la Muse, et que, dans la paix et le recueillement de la nuit tombante, il écoute la plainte mystérieuse des arbres et la longue élégie du vent, et que la divine Inspiratrice apparaisse à ses yeux éblouis, couronnée de fleurs, diadémée d’or et de pures gemmes azurées, dans un ruissellement de belle lumière aurorale.

G. W.
1905.




ANTHOLOGIE

DES

POÈTES FRANÇAIS

CONTEMPORAINS





THÉOPHILE GAUTIER





Bibliographie. — Les Poésies de Théophile Gautier (28 juillet 1830) ; — Albertus, ou l’Ame et le Péché (1833) ; — Les Jeune France (1833) ; — Mademoiselle de Maupin (1835) ; — Fortunio (1838) ; — La Comédie de la Mort (1838) ; — Tra los montes (1839) ; — Une Larme du Diable (1339) ; — Gisèle, ballet (1841) ; — Un Voyage en Espagne (1843) ; — La Péri, ballet (1843) ; — Les Grotesques (1844) ; — Une Nuit de Cléopâtre (1845) ; — Premières Poésies ; Albertus ; La Comédie de la Mort ; Les Intérieurs et les Paysages (1845) ; — Zigzags (1845) ; — Le Tricorne enchanté, etc. (1845) ; — La Turquie (1846) ; — La Juive de Constantine, drame (1846) ; — Jean et Jeannette (1840) ; — Le Roi Candaule (1847) ; — Les Roués innocents (1847) ; — Histoire des peintres, en collaboration avec Ch. Blanc (1847) ; — Regardez, mais n’y touchez pas (1847) ; — Les Fêtes de Madrid (1847) ; — Partie carrée (1851) ; — Italia (1852) ; — Les Emaux et Camées (1852) ; — L’Art moderne (1852) ; — Les Beaux-Arts en Europe (1852) ; — Caprices et Zigzags (1852) ; — Aria Marcella (1852) ; — Gemma (1854) ; — Constantinople (1854) ; — Théâtre de poche (1855) ; — Le Roman de la Momie (1856) ; — Jettatura (1857) ; — Avatar (1857) ; — Sakountala, ballet (1858) ; — H. de Balzac (1859) ; — Les Vosges (1860) ; — Trésors d’art de la Russie (1860-1863) ; — Histoire de l’art théâtral en France depuis vingt-cinq ans (1860) ; — Le Capitaine Fracasse (1863) ; — Les Dieux et les Demi-Dieux de la peinture, avec Arsène Houssaye et P. de Saint-Victor (1863) ; — Poésies nouvelles (1863) ; — Loin de Paris (1864) ; — La Belle Jenny (1864) ; Quand on voyage (1865) ; — La Peau de tigre, nouvelles (1865) ; — Voyage en Russie (186) ; — Spirite (1866) ; — Le Palais pompéien de l’avenue Montaigne (1866) ; — Rapport sur le progrès des lettres, en collaboration avec Sylvestre de Sacy, Paul Féval et Édouard Thiers (1868) ; — Ménagerie intime (1869) ; — La Nature chez elle (1870) ; — Tableaux de siège (1871) ; — Théâtre : mystères, comédies et ballets (1872) ; — Portraits contemporains (1874) ; — Histoire du romantisme (1874) ; — Portraits et Souvenirs littéraires (1875) ; — Poésies complètes, en 2 volumes (1876) ; — L’Orient, 2 volumes (1877) ; — Fusains et Eaux-Fortes (1880/ ; — Tableaux à la plume (1880) ; — Mademoiselle Daphné ; La Toison d’or, etc. (1881) ; — Guide de l’amateur au musée du Louvre (1882) ; — Souvenirs de théâtre, d’art et de critique (1883).

Les œuvres de Théophile Gautier se trouvent chez Charpentier-Fasquelle.

Théophile Gautier a collaboré au Cabinet de Lecture, à l’Ariel, à la France Littéraire, à la Chronique de Paris, à la Charte, au Figaro, à la Presse, au Moniteur, au Journal Officiel, aux Parnasses, etc.

C’est par Théophile Gautier que s’ouvre le Parnasse Contemporain, Recueil de vers nouveaux, publié par livraisons in-8* dont la première parut le 2 mars 1866. Débuter par ce très grand et impeccable artiste était, dans l’esprit de MM. Catulle Mondés et Louis-Xavier de Ricard, fondateurs du Parnasse, non seulement un hommage dû à l’initiateur de l’évolution qu’entendaient continuer les Parnassiens, c’était en même temps une véritable « déclaration de principes » et une manifestation significative. Le nom de celui dont on a pu dire qu’il « n’avait jamais aimé que le Beau » devait, en effet, tout naturellement s’inscrire en tête du Recueil de la jeune « École » que hantait un noble souci de perfection et qui avait le culte souverain de l’Art et le mépris de l’exécution facile.

Théophile Gautier, né à Tarbes le 31 août 1811, mort à Neuilly le 22 octobre 1872, vint à Paris tout enfant et fit ses études au Collège Louis-le-Grand, puis au Lycée Charlemagne, où il se lia d’une étroite amitié avec Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval. S’étant destiné d’abord à la peinture, il fréquenta pendant quelque temps l’atelier de Rioult. « La lecture des premiers romantiques et le commerce assidu des poètes de la Pléiade récemment « inventée » par Sainte-Beuve déterminèrent, nous dit M. Charles Le Goffic, un changement dans sa vocation. Il lut ses vers à Pétrus Borel. Celui-ci se prit d’enthousiasme et le présenta dès le lendemain chez Hugo, alors en pleine lutte et qui faisait appel à tous les jeunes. Ou n’a pas oublié le rôle prépondérant que jouèrent dans les « batailles » d’Hernani le fameux pourpoint en satin rouge-cerise, le pantalon vert-d’eau à liseré de velours noir et le pardessus gris-noisette doublé de satin vert dont s’était pavoisé pour la circonstance le futur auteur d’Albertus. « Le costume, reconnaît-il lui-même, n’était pas mal combiné pour irriter et scandaliser les philistins. »

Quelques mois plus tard, le 23 juillet 1830 (« le moment était bien choisi, » remarque Sainte-Beuve), paraissaient Les Poésies de Théophile Gautier, œuvre tempérée et douce dans son ensemble et où deux ou trois pièces seulement, telles que Le Cauchemar et La Tête de mort, présageaient le besoin de sensations plus fortes. Ces sensations, le poète allait s’y livrer dans la seconde édition de ses poèmes (1833), qui portait pour titre Albertus ou l’Ame et le Péché, légende théologique. Légende macabre surtout, mêlée de galanterie et de diablerie et d’une exécution un peu outrée. Il n’en fallait pas moins pour satisfaire la petit cénacle auquel appartenait Gautier et dont Pétrus Borel, le Lyeanthrope, devait bientôt lui passer la présidence. Ce clan de « Jeune France », de « brigands de la pensée », comme les adhérents s’appelaient entre eux, comprenait, outre Pétrus et Théophile, le bon Gérard de Nerval, Philothée O’Neddy, Jehan de Seigneur, Célestin Nanteuil, Bouchardy, Augustus Maquet ou Mak-keat, et quelques autres « chevelures » de moindre importance. Gautier collaborait dès cette époque au Cabinet de Lecture, à l’Ariel, qu’il dirigeait « conjointement avec l’honnête Lassailly », à la France Littéraire, où il fit paraître ses Grotesques, qui firent quelque tapage. On y vit moins une réhabilitation de certains écrivains parfaitement oubliés de notre XVII° siècle qu’une attaque indirecte contre les classiques de tous les temps.

En 1833, paraissaient Les Jeune France, où il semblait se retourner brusquement contre ses alliés de la première heure. Critique innocente dans le fond, mais vraiment charmante et d’un comique très délicat. Gautier expliqua qu’il n’y avait point visé les romantiques de vocation, dont il était et qu’il admirait toujours, mais les faux romantiques, les « romantiques de mode». On le vit bien quand parut, en 1835, Mademoiselle de Maupin. Cette fois, on cria au scandale ; la préface ajoutait encore au livre en ce qu’elle affirmait le droit de l’artiste à traiter des pires déviations passionnelles, pourvu que l’art y trouvât son compte, à défaut de la morale bourgeoise, dont l’auteur déclarait se peu soucier… Le journalisme le prit aussitôt, et pour ne le plus lâcher. « Balzac le premier, ayant lu Mademoiselle de Maupin, lui dépêcha un jour Jules Sandeau, à la rue du Doyenné où il était encore, pour l’engager à travailler à la Chronique de Paris, et Gautier y contribua en effet par quelques nouvelles et des articles de critique. Il collabora aussi au journal du soir La Charte de 1830, fondé par Nestor Roqueplan vers 1836. Il entra au Figaro avec Alphonse Karr ; il y mit des articles de fantaisie, entre autres Le Paradis des chats. Le roman de Fortunio (publié en volume en 1838 ; il avait paru en feuilleton sous le titre L’Eldorado), où la fantaisie de l’auteur s’est déployée en toute franchise, et où il a glorifié tous ses goûts, se rapporte à ce temps de collaboration.

Enfin, en 1837, il entrait avec Gérard de Nerval à la Presse de Girardin et y commençait sa double carrière de critique d’art et de critique dramatique, carrière imperturbablement poursuivie, de 1843 jusqu’à sa mort, au Moniteur et au Journal Officiel. Cependant La Comédie de la Mort (1838), venait clore fort à propos « par un chef-d’œuvre la période romantique de Théophile Gautier et, on peut le dire, aussi sa jeunesse ». (Émile Bergerat.) L’année suivante, il publiait son premier récit de voyages, Tra los montes, le premier de cette admirable série descriptive qui comprend Zigzags (1845), La Turquie (1846), Italia (1852), Constantinople (1854), Les Vosges (1860), Loin de Paris (1864), Quand on voyage (1865), Voyage en Russie (1866), etc. Parallèlement à ces récits de voyages, il entamait une série de romans et de nouvelles « archéologiques » d’un rendu extraordinaire et d’une érudition très poussée quelquefois : Une Nuit de Cléopâtre (1845), Le Roi Candaule (1847), Aria Marcella (1852) Le Roman de la momie (1856). En 1845, il publiait son recueil de Poésies (Premières Poésies, Albertus, La Comédie de la Mort, Les Intérieurs et les Paysages), qui, « par tout ce qu’il contient, et même avant le brillant appendice des Émaux et Camées, est une œuvre harmonieuse et pleine, un monde des plus variés et une sphère ». (Sainte-Beuve.) Les Émaux et Camées parurent eux-mêmes en 1851. « C’est la dernière et la plus marquée de ses notes poétiques et aussi, de tous ses volumes de vers, celui qui a le plus roussi… Toutes les pièces, moins une, y sont en vers de huit syllabes. Dans ce recueil, la sensibilité se dérobe volontiers sous l’image ou sous l’ironie ; ce n’est pas à dire qu’elle soit absente. » Le poète avait, du reste, précédemment fixé Sa poétique dans l’une de sus plus belles pièces, Le Triomphe de Pétrarque :

Sur l’autel idéal entretenez la flamme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme un vase d’albâtre où l’on cache un flambeau.

Mettez l’idée au fond de la forme sculptée,
Et d’une lampe ardente éclairez le tombeau.

« C’est là son secret, son procédé, dit Sainte-Beuve, et il le met religieusement en pratique. Est-il amoureux, par exemple, souffre-t-il : au lieu de se plaindre, de gémir, de se répandre en larmes et en sanglots, de presser et de tordre son cœur au su et au vu de tous, ce qui lui paraît peu digne, il se contient, il a recours à une image comme à un voile, il met à son sentiment nu une enveloppe transparente et figurée. » Par là aussi, Gautier mérita d’être regardé, avec Leconte de Lisle, comme le précurseur et le maître des Parnassiens.

D’autres œuvres d’imagination, de critique et de théâtre témoignaient en même temps de la surprenante fécondité de son esprit, malgré la fatigue cérébrale que lui coûtait sa tâche de feuilletoniste. Il faut citer : Une Larme du Diable (1839), fantaisie dramatique dont la censure s’effraya et dont elle interdit même la réimpression ; Jean et Jeannette (1846), agréable pastel du XVIIIe siècle, qui rappelle Les Jeux de l’Amour et du Hasard ; Les Roués innocents (1847), Partie carrée (1851), Jettatura (1857), Avatar (1857), Le Capitaine Fracasse (1863), La Belle Jenny (1864), La Peau de tigre (1865), Spirite (1866), etc. De toutes ses œuvres romanesques, Le Capitaine Fracasse est sans contredit la plus curieuse et la plus personnelle. « Le premier volume, dit M. Morilot, est d’un art tout simplement merveilleux. C’est le plus savant mélange de fantaisie échevelée et de réalisme trivial. » Les moindres détails physiques y sont peints avec un relief saisissant.

Dans la critique d’art, on doit à Théophile Gautier un certain nombre de Salons, l’Histoire des peintres, en collaboration avec Charles Blanc (1847), L’Art moderne (1852), Les Beaux-Arts en Europe (1852), Trésor d’art de la Russie ancienne et moderne (1860-1863), Les Dieux et les Demi-Dieux de la peinture, en collaboration avec Arsène Houssaye et Paul de Saint-Victor (1863), Le Palais pompéien de l’avenue Montaigne (1866), etc.

Enfin, au théâtre, où Gautier s’essaya sans succès, il a donné Le Tricorne enchanté, Pierrot posthume, comédies en vers (1845), La Juive de Constantine, drame (1846), Regardez, mais ne touchez pas (1847), Un Voyage en Espagne, vaudeville, avec Siraudin (1843), Théâtre de poche (1855), Théâtre : mystères, comédies et ballets (1872) ; un grand nombre de ballets : Gisèle(1841), La Péri (1843), Pâquerette (1851), Gemma (1854), Sakountala (1858), etc. Il faut ajouter à ces différentes œuvres Les Fêtes de Madrid à l’occasion du mariage du duc de Montpensier (1847), Honoré de Balzac (1859), l’Histoire de l’art théâtral en France depuis vingt-cinq ans (1860), recueil de ses meilleurs articles de la Presse ou du Moniteur, dont la publication en six volumes fut interrompue faute d’acheteurs, Caprices et Zigzags (1853), Poésies nouvelles (1863), Ménagerie intime, sorte d’autobiographie familiale (1869), La Nature chez elle (1870), Tableaux de siège (1871), etc. Une édition des œuvres de Théophile Gautier a paru après sa mort chez Charpentier. On y a joint Portraits contemporains, l’Histoire du Romantisme, Portraits et Souvenirs littéraires.

Théophile Gautier avait épousé la célèbre Ernesta Grisi et en avait eu deux filles, dont l’une est devenue Mme Émile Bergerat et dont l’autre, Judith, mariée à M. Catulle Mendès, a repris dans la suite son nom de jeune fille et s’est acquis une réputation méritée dans le roman exotique et d’histoire. Les dernières années de Théophile Gautier furent attristées par de graves revers de fortune. Familier du salon de la princesse Mathilde, où il fréquentait avec Sainte-Beuve, Renan, Taine, les Goncourt, etc., la chute de l’Empire marqua la ruine de ses espérances et l’obligea, avec tant d’autres, à recommencer sa vie. Il s’y employa avec courage, mais le coup avait été rude et avait retenti trop fortement dans cette nature déjà ébranlée par le travail ; il ne put pas aller bien loin. Il mourut sans qu’aucune des légitimes ambitions de cette belle vie d’homme de lettres eût reçu la satisfaction qu’il était en droit d’attendre. »

« Par son amour du Beau, a écrit Charles Baudelaire, amour immense, fécond, sans cesse rajeuni, Théophile Gautier est un écrivain d’un mérite à la fois nouveau et unique. De celui-ci on peut dire qu’il est, jusqu’à présent, sans doublure. Pour parler dignement de l’outil qui sert si bien cette passion du Beau, je veux dire de son style, il me faudrait jouir de ressources pareilles, de cette connaissance de la langue qui n’est jamais en défaut, de ce magnifique dictionnaire dont les feuillets, remués par un souffle divin, s’ouvrent toujours juste pour laisser jaillir le mot propre, le mot unique ; enfin de ce sentiment de l’ordre qui met chaque trait et chaque touche à sa place naturelle, et n’omet aucune nuance. Si l’on réfléchit qu’à cette merveilleuse faculté Gautier unit une immense intelligence innée de la correspondance et du symbolisme universel, ce répertoire de toute métaphore, on comprendra qu’il puisse sans cesse, sans fatigue comme sans faute, définir l’attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent devant le regard de l’homme… Il y a, dans le style de Théophile Gautier, une justesse qui ravit, qui étonne et qui fait songer à ces miracles produits dans le jeu par une profonde science mathématique…

Théophile Gautier a continué, d’un côté, la grande école de la mélancolie créée par Chateaubriand. Sa mélancolie est même d’un caractère plus positif, plus charnel et confinant quelquefois à la tristesse antique. Il y a des poèmes, dans La Comédie de la Mort et parmi ceux inspirés par le séjour en Espagne, où se révèlent le vertige et l’horreur du néant. Relisez, par exemple, les morceaux sur Zurbaran et Valdès-Léal ; l’admirable paraphrase de la sentence inscrite sur le cadran de l’horloge d’Urrugue : Vulnerant omnes, ultima necat ; enfin, la prodigieuse symphonie qui s’appelle Ténèbres. Je dis symphonie, parce que ce poème me fait quelquefois penser à Beethoven. Il arrive même à ce poète, accusé de sensualité, de tomber en plein, tant sa mélancolie devient intense, dans la terreur catholique. D’un autre côté il a introduit dans la poésie un élément nouveau, que j’appellerai la Consolation par les arts, par tous les objets pittoresques qui réjouissent les yeux et amusent l’esprit. Dans ce sens, il a vraiment innové ; il a fait dire au vers français plus qu’il n’avait dit jusqu’à présent ; il a su l’agrémenter de mille détails faisant lumière et saillie et ne nuisant pas à la coupe de l’ensemble ou a la silhouette générale. Sa poésie, à la fois majestueuse et précieuse, marche magnifiquement, comme les personnes de cour en grande toilette. C’est, du reste, le caractère de la vraie poésie d’avoir le flot régulier, comme les grands fleuves qui s’approchent de la mer, et d’éviter la précipitation et la saccade. Sa poésie lyrique s’élance, mais toujours d’un mouvement élastique et ondulé. Tout ce qui est brusque et cassé lui déplaît, et elle le renvoie au drame ou au roman de mœurs. Le poète, dont nous aimons si passionnément le talent, connaît à fond ces grandes questions, et il l’a parfaitement prouvé en introduisant systématiquement et continuellement la majesté de l’alexandrin dans le vers octosyllabique (Emaux et Camées). Là surtout apparaît tout le résultat qu’on peut obtenir par la fusion du double élément, peinture et musique, par la carrure de la mélodie, et par la pourpre régulière et symétrique d’une rime plus qu’exacte. Rappellerai-je encore cette série de petits poèmes de quelques strophes qui sont des intermèdes galants ou rêveurs, et qui ressemblent, les uns à des sculptures, les autres à des fleurs, d’autres à des bijoux, mais tous revêtus d’une couleur plus fine et plus brillante que les couleurs de la Chine ou de l’Inde, et tous d’une coupe plus pure et plus décidée que des objets de marbre ou de cristal ? Quiconque aime la poésie les sait par cœur. »


L’ART


Oui, l’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.

Fi du rythme commode,
Comme un soulier trop grand,

Du mode
Que tout pied quitte et prend !

Statuaire, repousse
L’argile que pétrit
Le pouce
Quand flotte ailleurs l’esprit.

Lutte avec le carrare,
Avec le paros dur
Et rare,
Gardiens du contour pur ;

Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
S’accuse
Le trait fier et charmant ;

D’une main délicate
Poursuis dans un filon
D’agate
Le profil d’Apollon.

Peintre, fuis l’aquarelle,
Et fixe la couleur
Trop frôle
Au four de l’émailleur.

Fais les sirènes bleues,
Tordant de cent façons
Leurs queues,
Les monstres des blasons,

Dans son nimbe trilobé
La Vierge et son Jésus,
Le globe
Avec la croix dessus.

Tout passe. — L’art robuste
Seul a l’éternité,
Le buste
Survit à laïcité.

Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.


Les dieux eux-mêmes meurent,
Mais les vers souverains
Demeurent,
Plus, forts que les airains.

Sculpte, lime, cisèle ;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant !

(Émaux et Camées.)


DIAMANT DU CŒUR


Tout amoureux, de sa maîtresse,
Sur son cœur ou dans son tiroir,
Possède un gage qu’il caresse
Aux jours de regret ou d’espoir.

L’un d’une chevelure noire,
Par un sourire encouragé,
A pris une boucle que moire
Un reflet bleu d’aile de geai.

L’autre a, sur un cou blanc qui ploie,
Coupé par derrière un flocon
Retors et fin comme la soie
Que l’on dévide du cocon.

Un troisième, au fond d’une boîte,
Reliquaire du souvenir,
Cache un gant blanc de forme étroite,
Où nulle main ne peut tenir.

Cet autre pour s’en faire un charme,
Dans un sachet, d’un chiffre orné,
Coud des violettes de Parme,
Frais cadeau qu’on reprend fané.

Celui-ci baise la pantoufle
Que Cendrillon perdit un soir ;
Et celui-là conserve un souffle
Dans la barbe d’un masque noir.

Moi, je n’ai ni boucle lustrée.
Ni gant, ni bouquet, ni soulier,


Mais je garde, empreinte adorée,
Une larme sur un papier :

Pure rosée, unique goutte,
D’un ciel d’azur tombée un jour,
Joyau sans prix, perle dissoute
Dans la coupe de mon amour !

Et, pour moi, cette obscure tache
Reluit comme un écrin d’Ophyr,
Et du vélin bleu se détache,
Diamant éclos d’un saphir.

Cette larme, qui fait ma joie,
Roula, trésor inespéré,
Sur un de mes vers qu’elle noie,
D’un œil qui n’a jamais pleuré !

(Émaux et Camées.)


PREMIER SOURIRE DU PRINTEMPS


Tandis qu’à leurs œuvres perverses
Les hommes courent haletants,
Mars qui rit, malgré les averses,
Prépare en secret le printemps.

Pour les petites pâquerettes,
Sournoisement, lorsque tout dort,
Il repasse des collerettes
Et cisèle des boutons d’or.

Dans le verger et dans la vigne
Il s’en va, furtif perruquier,
Avec une houppe de cygne,
Poudrer à frimas l’amandier.

La nature au lit se repose ;
Lui, descend au jardin désert
Et lace les boutons de rose
Dans leur corset de velours vert.

Tout en composant des solfèges,
Qu’aux merles il siffle à mi-voix,

Il sème aux prés les perce-neiges
Et les violettes aux bois.

Sur le cresson de la fontaine
Où le cerf boit, l’oreille au guet,
De sa main cachée il égrène
Les grelots d’argent du muguet.

Sous l’herbe, pour que tu la cueilles,
Il met la fraise au teint vermeil,
Et te tresse un chapeau de feuilles
Pour te garantir du soleil.

Puis, lorsque sa besogne est faite
Et que son règne va finir,
Au seuil d’avril tournant la tête,
Il dit : « Printemps, tu peux venir ! »

(Émaux et Camées.)


BUCHERS ET TOMBEAUX


Le squelette était invisible
Au temps heureux de l’Art païen.
L’homme, sous la forme sensible,
Content du beau, ne cherchait rien.

Pas de cadavre sous la tombe,
Spectre hideux de l’être cher,
Comme d’un vêtement qui tombe
Se déshabillant de sa chair,

Et, quand la pierre se lézarde,
Parmi les épouvantements,
Montrant à l’œil qui s’y hasarde
Une armature d’ossements ;

Mais au feu du bûcher ravie
Une pincée entre les doigts,
Résidu léger de la vie,
Qu’enserrait l’urne aux flancs étroits ;

Ce que le papillon de l’âme
Laisse de poussière après lui,
Et ce qui reste de la flamme
Sur le trépied, quand elle a lui !


Entre les fleurs et les acanthes,
Dans le marbre, joyeusement,
Amours, ægipans et bacchantes
Dansaient autour du monument ;

Tout au plus un petit génie
Du pied éteignait un flambeau ;
Et l’art versait son harmonie
Sur la tristesse du tombeau.

Les tombes étaient attrayantes ;
Comme on fait d’un enfant qui dort,
D’images douces et riantes
La vie enveloppait la mort ;

La mort dissimulait sa face
Aux trous profonds, au nez camard,
Dont la hideur railleuse efface
Les chimères du cauchemar.

Le monstre, sous la chair splendide
Cachait son fantôme inconnu,
Et l’œil de la vierge candide
Allait au bel éphèbe nu.

Seulement pour pousser à boire,
Au banquet de Trimalcion,
Une larve, joujou d’ivoire,
Faisait son apparition ;

Des dieux que l’art toujours révère
Trônaient au ciel marmoréen ;
Mais l’Olympe cède au Calvaire,
Jupiter au Nazaréen ;

Une voix dit : « Pan est mort ! » — L’ombre
S’étend. — Comme sur un drap noir,
Sur la tristesse immense et sombre
Le blanc squelette se fait voir ;

Il signe les pierres funèbres
De son paraphe de fémurs,
Pend son chapelet de vertèbres
Dans les charniers, le long des murs,

Des cercueils lève le couvercle
Avec ses bras aux os pointus,

Dessine ses côtes en cercle
Et rit de son large rictus ;

Il pousse à la danse macabre
L’empereur, le pape et le roi,
Et de son cheval qui se cabre
Jette bas le preux plein d’effroi

Il entre chez la courtisane
Et fait des mines au miroir,
Du malade il boit la tisane,
De l’avare ouvre le tiroir ;

Piquant l’attelage qui rue
Avec un os pour aiguillon,
Du laboureur à la charrue
Termine en fosse le sillon ;

Et parmi la foule priée,
Hôte inattendu, sous le banc,
Vole à la pâle mariée
Sa jarretière de ruban.

A chaque pas grossit la bande ;
Le jeune au vieux donne la main ;
L’irrésistible sarabande
Met en branle le genre humain.

Le spectre en tête se déhanche,
Dansant et jouant du rebec,
Et sur fond noir, en couleur blanche,
Holbein l’esquisse d’un trait sec.

Quand le siècle devient frivole,
Il suit la mode ; en tonnelet
Retrousse son linceul et vole
Comme un Cupidon de ballet

Au tombeau-sofa des marquises
Qui reposent, lasses d’amour,
En des attitudes exquises,
Dans les chapelles Pompadour.

Mais voile-toi, masque sans joues,
Comédien que le ver mord,
Depuis assez longtemps tu joues
Le mélodrame de la Mort.


Reviens, reviens, bel art antique,
De ton paros étincelant
Couvrir ce squelette gothique ;
Dévore-le, bûcher brûlant !

Si nous sommes une statue
Sculptée à l’image de Dieu,
Quand cette image est abattue,
Jetons-en les débris au feu.

Toi, forme immortelle, remonte
Dans la flamme aux sources du beau,
Sans que ton argile ait la honte
Et les misères du tombeau !

(Émaux et Camées.)


LA NUE


À l’horizon monte une nue,
Sculptant sa forme dans l’azur :
On dirait une vierge nue
Emergeant d’un lac au flot pur.

Debout dans sa conque nacrée,
Elle vogue sur le bleu clair,
Comme une Aphrodite éthérée,
Faite de l’écume de l’air ;

On voit onder en molles poses
Son torse au contour incertain,
Et l’aurore répand des roses
Sur son épaule de satin.

Ses blancheurs de marbre et de neige
Se fondent amoureusement
Comme, au clair-obscur du Corrège,
Le corps d’Antiope dormant.

Elle plane dans la lumière
Plus haut que l’Alpe ou l’Apennin,
Reflet de la beauté première,
Sœur de « l’éternel féminin ».


A son corps, en vain retenue,
Sur l’aile de la passion,
Mon âme vole à cette nue
Et l’embrasse comme Ixion.

La raison dit : « Vague fumée,
Où l’on croit voir ce qu’on rêva,
Ombre au gré du vent déformée,
Bulle qui crève et qui s’en va I »

Le sentiment répond : « Qu’importe !
Qu’est-ce après tout que la beauté ?
Spectre charmant qu’un souffle emporte
Et qui n’est rien, ayant été !

« À l’Idéal ouvre ton âme,
Mets dans ton cœur beaucoup de ciel,
Aime une nue, aime une femme,
Mais aime ! — C’est l’essentiel ! »

(Émaux et Camées.)

CH.-AUGUSTIN SAINTE-BEUVE



Bibliographie. — Tableau de la poésie française au seizième siècle et Œuvres choisies de Ronsard, avec notices, notes et commentaires (1828) ; — Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme (1829) ; — Les Consolations (1830) ; — Volupté, roman (1834) ; — Pensées d’août (1837) ; — Poésies complètes (1840) ; — Portraits littéraires (1839, 1841, 1844) ; — Histoire de Port-Royal (1840-1862) ; — Portraits de femmes (1844) ; — Portraits contemporains (1846) ; — Causeries du lundi (1851-1862) ; — Étude sur Virgile (1857) ; — Chateaubriand et son Groupe littéraire sous l’Empire (1860) ; — Nouveaux Lundis (1863-1872) ; — Notice sur Littré (1863) ; — Les Bibliothèques populaires, discours au Sénat (1867) ; — La Loi sur la presse, discours au Sénat (1868) ; — La Liberté de l’enseignement, discours au Sénat (1868) ; — Le Comte de Clermont et sa Cour (1868) ; — Le Général Jomini (1867) ; — Mme Desbordes-Valmore (1870) ; — M. de Talleyrand (1870) ; — P.-J. Proudhon, sa vie et sa correspondance (1872) ; — Souvenirs et Indiscrétions (1872) ; — Lettres à la Princesse (1873) ; — Premiers Lundis (1875) ; — Chroniques parisiennes (1876) ; — Les Cahiers de Sainte-Beuve (1876) ; — Correspondance (1880) ; — Le Clou d’or, nouvelle (1880).

Les poésies complètes de Sainte-Beuve se trouvent chez Alphonse Lemerre.

Sainte-Beuve a collaboré au Parnasse Contemporain et au Globe, au National, à la Revue de Paris, à la Revue des Deux-Mondes, au Constitutionnel (le 1er octobre 1849 il y commence ses Causeries du lundi), au Moniteur, au Temps, etc.

Charles-Augustin Sainte-Beuve, né à Boulogne-sur-Mer le 23 décembre 1804, mort à Paris le 13 octobre 1869, fit ses études dans sa ville natale et vint les terminer à Paris. En 1824, son ancien professeur de rhétorique, Dubois, le fit entrer au Globe, où il publia en janvier 1827 un article sur les Odes de Victor Hugo : ce fut là le point de départ de leur étroite liaison. Libéral et classique d’éducation, Sainte-Beuve fut initié au romantisme par Victor Hugo, qui, dit-il, lui « ouvrit des jours » sur l’art et lui « révéla les secrets du métier ».

En 1828, il écrivit son Tableau de la poésie au seizième siècle, ouvrage « tout plein de la pensée du présent, où il s’efforçait, en réhabilitant Ronsard, de donner au romantisme ce qui lui manquait, une tradition, et de faire apparaître la révolution littéraire comme un retour à l’art du xvie siècle ».

Il publia en 1829 un petit volume intitulé Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme. « À travers les exagérations de sentiment et de couleur que lui imposait le parti pris romantique, sous l’étalage des misères pathologiques et morales de son héros phtisique et ennuyé, un goût original de réalité bourgeoise et humble se faisait jour dans ce recueil : paysages de banlieue, scènes de faubourg, détails vulgaires et domestiques, sentiments sans grandeur et comme rapetissés à la mesure de la vie. » Dans les Pensées de Joseph Delorme, Sainte-Beuve fait l’apologie du romantisme, qu’il s’efforce de rattacher à André Chénier comme à un précurseur.

En 1830 paraissent les Consolations. Le poète veut s’élever « au seuil du sanctuaire éternel » sur des « ailes d’ange », et déclare qu’il « accepte Dieu et toutes ses conséquences ». Toute cette religiosité était plaquée et ne devait pas tarder à s’écailler… Après avoir traversé les mondes les plus divers et s’être sondé à maintes reprises, il prend enfin nettement conscience de l’impossibilité où il est de croire : « J’ai le sentiment de ces choses, écrit-il vers 1835, mais je n’ai pas ces choses mêmes. » Ses liaisons avec les catholiques se dénouent peu à peu. Sa rupture avec Victor Hugo le détache des romantiques.

Dans son roman Volupté (1834), Sainte-Beuve se raconte et s’analyse. Désormais, il a trouvé sa voie. Il renonce à être créateur en art : il sent qu’il est fait pour la critique. Son dernier recueil de vers, Pensées d’août, qui paraît en 1837, « teinté encore d’émotion religieuse, ne contient plus guère de confidences lyriques ; ce sont des études analytiques, des imitations de poètes étrangers, des causeries lettrées et critiques, où se révèle surtout l’âme d’un curieux ».

À partir de ce moment, l’histoire et la critique vont l’absorber entièrement, et il donnera successivement les Portraits littéraires (1839-1844), l’Histoire de Port-Royal (1840-1862), les Portraits de femmes (1844), les Portraits contemporains (1846), les Causeries du lundi (1851-1862), les Nouveaux Lundis (1863 et années suivantes) et tant d’œuvres par lesquelles s’est affirmée définitivement sa supériorité. « Dans ses critiques, dit M. Gustave Lanson, à qui nous empruntons les détails qu’on vient de lire, il poursuit obstinément le vrai, n’admettant pas qu’on puisse le dissimuler, le voiler, pour quelque raison que ce soit : respect filial ou attachement de famille, passion politique, amitié personnelle. Il n’admet pas de scrupule littéraire qui oblige à idéaliser les peintures. « Si j’avais une devise, écrit-il, ce serait le « vrai, le vrai seul : et que le bien, et le beau s’en tirent ensuite « comme ils peuvent. » Il rejetait toute doctrine, toute formule d’art, toute idée générale, esthétique, philosophique et morale, qui peuvent imposer un parti pris et fausser l’observation. Auss la forme des Lundis le mit-elle à l’aise : il put prendre les individus pour objets d’étude et les regarder au microscope sans autre souci que de voir l’individu. Chaque article se suffisait à lui-même ; dans chaque article, une figure était dessinée. D’un article à l’autre aucun lien n’apparaissait. Sainte-Beuve se donnait pour tâche de faire l’histoire naturelle des esprits, et il collectionnait des échantillons curieux de types intellectuels et moraux sans tenter de généralisations. Il s’appliquait à relier l’œuvre à l’individu, à trouver dans un tempérament, une éducation, une biographie, les origines et les causes des caractères littéraires. Avec lui la critique se faisait psychologique et physiologique. En somme, Sainte-Beuve a fourni l’une des grandes méthodes qui doivent concourir à l’étude et à l’explication des œuvres littéraires. »

L’attitude que Sainte-Beuve observa d’abord vis-à-vis du Parnasse — auquel finalement il se rallia — et vis-à-vis des jeunes Parnassiens ne fut guère encourageante. Il y eut là quelque injustice. Il eut certainement des torts envers les poètes nouveaux. « Sainte-Beuve, dit M. Catulle Mendès, nous regardait de haut, comme on voit passer de loin les gens, par la fenêtre… Il dit en 1865, quand commençait de se produire l’évolution parnassienne : « Je suis terriblement en retard avec les poètes ; il y a des années que je n’ai parlé d’eux… » Et il ajoutait : La critique elle-même est un peu aux ordres du public, et ne saurait appeler sur les poètes une attention qui se porte ailleurs. » Voilà une parole que ne devaient point lui pardonner les poètes et où il y avait incontestablement de l’ingratitude : « Joseph Delorme aurait pu se souvenir de la Rime et de ce qu’il lui devait. »

Rappelons, pour terminer cette brève notice, que Sainte-Beuve entra en 1844 à l’Académie française comme successeur de Casimir Delavigne. Il fut reçu par Victor Hugo, qui fit son éloge en ces termes : « Poète, dans ce siècle où la poésie est si haute, si puissante et si féconde, entre la messénienne épique et l’élégie lyrique, entre Casimir Delavigne, qui est si noble, et Lamartine, qui est si grand, vous avez su, dans le demi-jour, découvrir un sentier qui est le vôtre et créer une élégie qui est vous-même. Vous avez donné à certains épanchements de l’âme un accent nouveau, »


LA RIME


Rime, qui donnes leurs sons
Aux chansons ;
Rime, l’unique harmonie
Du vers, qui, sans tes accents
Frémissants,
Serait muet au génie ;

Rime, écho qui prends la voix
Du hautbois
Où l’éclat de la trompette,
Dernier adieu d’un ami
Qu’à demi
L’autre ami de loin répète ;

Rime, tranchant aviron,
Éperon,
Qui fends la vague écumante ;
Frein d’or, aiguillon d’acier
Du coursier
À la crinière fumante,

Agrafe, autour des seins nus
De Vénus
Pressant l’écharpe divine,
Ou serrant le baudrier
Du guerrier
Contre sa forte poitrine ;

Col étroit, par où saillit
Et jaillit
La source au ciel élancée,
Qui, brisant l’éclat vermeil
Du soleil
Tombe en gerbe nuancée ;

Anneau pur de diamant
Ou d’aimant,
Qui, jour et nuit, dans l’enceinte
Suspends la lampe, ou, le soir,
L’encensoir
Aux mains de la vierge sainte ;


Clef, qui, loin de l’œil mortel,
Sur l’autel
Ouvres l’arche du miracle,
Ou tiens le vase embaumé
Renfermé
Dans le cèdre au tabernacle ;

Ou plutôt, fée au léger
Voltiger,
Habile, agile courrière,
Qui mènes le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière ;

O Rime ! qui que tu sois,
Je reçois
Ton joug ; et, longtemps rebelle,
Corrigé, je te promets
Désormais
Une oreille plus fidèle.

Mais aussi devant mes pas
Ne fuis pas ;
Quand la Muse me dévore,
Donne, donne par égard
Un regard
Au poète qui t’implore !

Dans un vers tout défleuri,
Qu’a flétri
L’aspect d’une règle austère,
Ne laisse point murmurer,
Soupirer,
La syllabe solitaire.

Sur ma lyre, l’autre fois,
Dans un bois,
Ma main préludait à peine :
Une colombe descend,
En passant,
Blanche sur le luth d’ébène.

Mais au lieu d’accords touchants,
De doux chants,
La colombe gémissante

Me demande par pitié
Sa moitié,
Sa moitié loin d’elle absente.

Ah ! plutôt, oiseaux charmants,
Vrais amants,
Mariez vos voix jumelles !
Que ma lyre et ses concerts
Soient couverts
De vos baisers, de vos ailes

Ou bien, attelés d’un crin,
Pour tout frein,
Au plus léger des nuages,
Traînez-moi, coursiers chéris
De Cypris,
Au fond des sacrés bocages !




AUGUSTE BARBIER



Bibliographie. — Iambes (1831) ; — Iambes et Poèmes, augmentés d’il Pianto et de Lazare (1833) ; — Benvenuto Cellini, opéra en deux actes, avec Léon de Wailly, musique de Berlioz (1838) ; — Chants civils et religieux (1841) ; — Rimes héroïques (1843) ; — Le Décaméron, de Boccace, traduction (1845) ; — Jules César, de Shakespeare, traduction (1848) ; — Silves (1864) ; — Satires (1865) ; — Trois Passions nouvelles (1867) ; — La Chanson du vieux marin, de Coleridge (1876) ; — Contes du soir (1879) ; — Histoires de voyage (1880) ; — Chez les poètes, études, traductions et imitations en vers (1882) ; — Souvenirs personnels et Silhouettes contemporaines (1883) ; — Poésies posthumes (1884).

Les œuvres poétiques d’Auguste Barbier se trouvent chez Alphonse Lemerre.

Auguste Barbier a collaboré au Parnasse Contemporain, à la Revue des Deux-Mondes, à la Revue de Paris, etc.

Henri-Auguste Barbier, né à Paris le 29 avril 1805, mort à Nice le 13 février 1882, fit ses études au Lycée Henri IV et suivit pendant quelque temps les cours de l’École de droit. Il débuta par sa célèbre Curée, publiée après la révolution de Juillet dans la Revue de Paris, et fit paraître, bientôt après, la Popularité, l’Idole, virulente protestation contre la légende napoléonienne, Paris, où se trouvent les strophes fameuses sur le « pâle voyou », Le Dante, Quatre-vingt-treize, Varsovie, etc., qui ont été réunis sous le nom générique de Iambes (1831). Ils ont reparu depuis sous celui de Iambes et Poèmes, justifié par l’addition de Il Pianto et de Lazare, recueils de chants mélancoliques ou satiriques inspirés à l’auteur par deux séjours en Italie et en Angleterre. Ces œuvres obtinrent un succès prodigieux, que ne trouvèrent plus, malgré leurs qualités encore fort estimables, les publications qui suivirent. C’est seulement en 1869 qu’Auguste Barbier fut élu membre de l’Académie française en remplacement d’Ampère, au quatrième tour de scrutin, par 18 voix, alors que Théophile Gautier en obtenait 14. Le 7 février 1878, il se vit conférer la décoration de la Légion d’honneur. « Après les journées de Juillet, dit Théophile Gautier dans son Rapport sur le progrès des lettres, Auguste Barbier fit siffler le fouet de ses Iambes et produisit une vive impression par le lyrisme de la satire, la violence du ton et l’emportement du rythme. Cette gamme, qui s’accordait avec la tumultueuse effervescence des esprits, était difficile à soutenir en temps plus paisible. Il Pianto, destiné à peindre le voyage du poète en Italie, est d’une couleur comparativement plus sereine, et le tonnerre qui s’éloigne n’y gronde plus que par roulements sourds. Lazare décrit la souffrance des misérables sur qui roule le poids de la civilisation, les plaintes de l’homme et de l’enfant pris dans les engrenages des machines, et les gémissements de la nature troublée par les promesses du progrès… »


L’IDOLE


Ô Corse à cheveux plats ! que ta France était belle
Au grand soleil de messidor !
C’était une cavale indomptable et rebelle,
Sans freins d’acier ni rênes d’or ;
Une jument sauvage à la croupe rustique,
Fumante encor du sang des rois,
Mais fière, et d’un pied fort heurtant le sol antique,
Libre pour la première fois.
Jamais aucune main n’avait passé sur elle
Pour la flétrir et l’outrager ;
Jamais ses larges flancs n’avaient porté la selle
Et le harnais de l’étranger ;
Tout son poil était vierge, et, belle vagabonde,
L’œil haut, la croupe en mouvement,
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
Du bruit de son hennissement.
Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
Tu montas botté sur son dos.
Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
La poudre, les tambours battants,
Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre
Et des combats pour passe-temps :
Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes ;
Toujours l’air, toujours le travail,

Toujours comme du sable écraser des corps d’hommes,
Toujours du sang jusqu’au poitrail ;
Quinze ans son dur sabot, dans sa course rapide,
Broya les générations ;
Quinze ans elle passa, fumante, à toute bride,
Sur le ventre des nations ;
Enfin, lasse d’aller sans finir sa carrière,
D’aller sans user son chemin,
De pétrir l’univers, et comme une poussière
De soulever le genre humain ;
Les jarrets épuisés, haletante et sans force,
Près de fléchir a chaque pas,
Elle demanda grâce à son cavalier corse ;
Mais, bourreau, tu n’écoutas pas !
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse ;
Pour étouffer ses cris ardents,
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
De fureur tu brisas ses dents ;
Elle se releva : mais un jour de bataille,
Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille
Et du coup te cassa les reins.

(Iambes.)


MICHEL-ANGE


Que ton visage est triste et ton front amaigri,
Sublime Michel-Ange, ô vieux tailleur de pierre !
Nulle larme jamais n’a mouillé ta paupière :
Comme Dante, on dirait que tu n’as jamais ri.
Hélas ! d’un lait trop fort la Muse t’a nourri,
L’art fut ton seul amour et prit ta vie entière ;
Soixante ans tu courus une triple carrière
Sans reposer ton cœur sur un cœur attendri.
Pauvre Buonarotti ! ton seul bonheur au monde
Fut d’imprimer au marbre une grandeur profonde,
Et, puissant comme Dieu, d’effrayer comme lui :
Aussi, quand tu parvins à ta saison dernière,
Vieux lion fatigué, sous ta blanche crinière,
Tu mourus longuement plein de gloire et d’ennui.

(Il Pianto.)
(Fragment d’une lettre adressée à M. Louis-Xavier de Ricard.)
(Fragment d’une lettre adressée à M. Louis-Xavier de Ricard.)


JOSEPH AUTRAN



Bibliographie. — La Mer, poésies (1835) ; — Ludibria ventis (1838) ; — Italie et Semaine sainte à Rome, souvenirs (1841) ; — Milianah, poème (1842) ; — La Fille d’Eschyle, tragédie, représentée sur la seine du théâtre national de l’Odéon le 9 mars 1848 (1848) ; — Les Poèmes de la Mer (1852) ; — Laboureurs et Soldats (1854) ; — La Vie rurale (1856) ; — Épîtres rustiques (1861) ; — Le Poème des beaux Jours (1862) ; — Le Cyclope (1863) ; — Œuvres complètes (1874-1881) : I, Les Poèmes de la Mer ; II, La Vie rurale ; III, La Flûte et le Tambour ; IV, Sonnet capricieux ; V, La Lyre à sept cordes ; VI, Drames et Comédies ; VII, Lettres et Notes de voyage, La Maison démolie (fragments d’autobiographie) ; VIII, La Comédie de l’histoire, avec préface de Victor de Laprade ; les deux derniers volumes sont posthumes.

Les œuvres de Joseph Autran se trouvent chez Calmann-Lévy.

Joseph Autran a collaboré au Parnasse Contemporain, etc.

Joseph Autran, né à Marseille le 20 juin 1813, mort à Marseille le 6 mars 1877, était fils d’un négociant. « Il fit ses études chez les jésuites d’Aix, où il eut pour condisciple le peintre Papety ; il les achevait au moment où la ruine de son père l’obligeait à entrer dans une institution religieuse comme professeur particulier. Une ode qu’il adressa en 1831 à Lamartine, au moment de son départ pour l’Orient, le mit tout à coup en lumière ; elle fut suivie de diverses poésies, recueillies sous le titre de La Mer (1835), et plus tard des Poèmes de la Mer (1852) et sous celui de Ludibria ventis (1838). Le succès en fut assez vif pour qu’il se vît offrir le poste de bibliothécaire de la ville de Marseille, que Méry venait d’abandonner. En même temps qu’il publiait un volume de souvenirs de voyage : Italie et Semaine sainte à Rome (1841), il chantait les exploits de nos soldats d’Afrique dans un poème intitulé Milianah (1842). Très lié avec Alexandre Dumas fils, il lut, sur ses conseils et avec son appui, au comité de l’Odéon une tragédie intitulée La Fille d’Eschyle, dont la première représentation était annoncée pour le 23 février 1848 et qui obtint un grand succès le 9 mars suivant. L’Académie partagea le prix Montyon entre Gabrielle d’Augier et La Fille d’Eschyle, et ce triomphe valut à Autran l’héritage considérable et inespéré d’un de ses oncles. Assuré dès lors contre les soucis de la vie matérielle, il publia tour à tour les recueils suivants : Laboureurs et Soldats (1854), La Vie rurale (1856), Épîtres rustiques (1861), Le Poème des beaux jours (1862), Le Cyclope, étude d’après Euripide (1863). « Plusieurs fois candidat à l’Académie française, il fut élu le 7 mai 1868 en remplacement de Ponsard et reçu par M. Cuvillier-Fleury. Il eut pour successeur M. Victorien Sardou. » (Maurice Tourneux.)

« Joseph Autran, dit M. Victorien Sardou dans son Discours à l’Académie, a pu être surnommé le poète de la mer ; mais pour le Provençal lettré, toute la mer, c’est le lac classique où s’est mirée toute l’antiquité grecque et latine, et qui n’a jamais connu, en fait de monstres, que celui d’Hippolyte… La mer ne l’intéresse que dans ses rapports avec l’homme ; ce qu’il décrit surtout, c’est le travail, les souffrances des pauvres gens, marins ou pêcheurs, toujours en lutte avec les flots. Cette préoccupation des petits, des humbles, domine toute son œuvre. »


« — O flots, disaient les vents, pour vous aucun repos,
Aucune trêve !… Allez ainsi que des troupeaux
Que le bâton du berger chasse.
Roulez tumultueux, bouillonnants, hérissés ;
Et, dans votre miroir terni, réfléchissez
L’ouragan qui passe et repasse ! »


POÈMES DE LA MER
prélude


Nous sommes les vagues profondes
Où les yeux plongent vainement ;
Nous sommes les flots et les ondes
Qui déroulent autour des mondes
Leur manteau d’azur écumant !


Une âme immense en nous respire,
Elle soulève notre sein ;
Sous l’aquilon, sous le zéphyre,
Nous sommes la plus vaste lyre
Qui chante un hymne au trois fois Saint.

Amoncelés par les orages,
Rendus au calme, tour à tour,
Nous exhalons des cris sauvages
Qui vont bientôt sur les rivages
S’achever en soupirs d’amour.

C’est nous qui portons sur nos cimes
Les messagers des nations,
Vaisseaux de bronze aux mâts sublimes,
Aussi légers pour nos abîmes
Que l’humble nid des alcyons.

Sur ces vaisseaux si Dieu nous lance,
Terribles nous fondons sur eux ;
Puis nous promenons en silence
La barque frêle qui balance
Un couple d’enfants amoureux !

C’est nous qui d’une rive à l’autre
Emportons les audacieux ;
Le marchand, le guerrier, l’apôtre,
N’ont qu’une route, c’est la nôtre,
Pour changer de terre et de cieux.

Nos profondeurs, Dieu les consacre
A son mystérieux travail ;
Dans nos limons pleins d’un sel âcre,
Il répand à deux mains la nacre,
L’ambre, la perle et le corail.

Pelouses, réseaux de feuillages,
Arbres géants d’hôtes remplis,
Monstres hideux, beaux coquillages,
La vie est partout sur nos plages,
La vie est partout dans nos lits.

Nous vous aimons, bois et charmilles,
Qui sur nous versez vos parfums !
Nous vous aimons, humbles familles,

Dont sur nos bords les chastes filles
Attendent leurs fiancés bruns !

Vaisseaux couverts de blanches toiles,
Reflets des villes et des monts,
Jours de printemps purs et sans voiles,
Nuits d’été, riches en étoiles,
Nous vous aimons ! nous vous aimons !

Mais nos amours sont inquiètes,
Et nous vous préférons souvent
Le ciel noir, le vol des tempêtes,
Et le chant des pâles mouettes
Que berce et qu’emporte le vent.

Nous aimons voir l’éclair dans l’ombre
Que déchirent ses javelots,
Et l’effroi du vaisseau qui sombre
En jetant à la grève sombre
Le dernier cri des matelots !

Nous sommes les vagues profondes
Où les yeux plongent vainement ;
Nous sommes les flots et les ondes
Qui déroulent autour des mondes
Leur manteau d’azur écumant.



JOSÉPHIN SOULARY



Bibliographie. — À travers Champs, Les Cinq Cordes du luth (1838) ; — Les Ephémères (1re série, 1846) ; — Les Ephémères (2e série, 1857) ; — Sonnets humoristiques (1858) ; — Les Figulines (1862) ; — Les Diables bleus (1870) ; — Pendant l’Invasion (1870) ; — La Chasse aux mouches d’or (1876) ; — Les Rimes ironiques (1877) ; — Un Grand Homme qui attend, comédie en deux actes et en vers (1879) ; — La Lune rousse, comédie en deux actes, en prose (1879) ; — Œuvres poétiques (1872-1883) ; — Promenades autour d’un tiroir (1886).

Les œuvres de Joséphin Soulary ont été éditées par Alphonse Lemerre.

Joséphin Soulary a collaboré au Parnasse, à l’Indicateur (de Bordeaux, 1832-1833), etc.

Fils d’un négociant originaire de Gênes, Joseph-Marie, dit Joséphin Soulary, né à Lyon le 23 février 1815, mort dans cette même ville le 28 mars 1891, fit ses études au séminaire de Montluel, puis entra, en 1831, comme enfant de troupeau 48e de ligne, où il resta jusqu’en 1836. Il y était encore quand il publia dans l’Indicateur de Bordeaux ses premiers vers, signés Soulary, grenadier. En sortant du service militaire, il fut admis comme employé à la préfecture du Rhône, où il fut chef de division de 1845 à 1867. Il la quitta pour devenir bibliothécaire au Palais des Arts de Lyon. Sa grande célébrité date de la publication de ses Sonnets humoristiques (1858), qui furent l’objet de grands éloges de la part de Sainte-Beuve et de Jules Janin. En 1866, il fut décoré de la Légion d’honneur. En outre, il fut membre de l’Académie de Lyon, de l’Athénée de Troyes et de plusieurs sociétés savantes.

Bien que Joséphin Soulary n’ait pas collaboré au premier Parnasse, et malgré ses affinités — d’ailleurs assez lointaines — avec Musset, il faut le considérer comme l’un des précurseurs du Parnasse. En y venant plus tard, il ne faisait, pour ainsi dire, qu’ « entrer dans sa maison ».

« Joséphin Soulary, écrivait en 1868 Saint-René Taillandier n’est pas un imitateur de Lamartine ou de Victor Hugo ; rien ne le rattache non plus à l’école gauloise de Béranger, à l’école aristocratique d’Alfred de Vigny, à l’école humaine de Barbir ou de Brizeux. Le seul des maîtres chanteurs de nos jours avec lequel on puisse lui découvrir certaines affinités, c’est l’auteur de Rolla ; mais que de métamorphoses ils ont subi, ces emprunts involontaires !… Un sonnet ! Oui, cette forme curieuse, bizarre, ce jouet charmant, mais qui n’est qu’un jouet, est le mode préféré, que dis-je, le mode unique des inspirations de Joséphin Soulary. Benvenuto de la rime, il cisèle ses petites coupes dans le bois on dans la pierre avec une dextérité merveilleuse. Voulez-vous une larme de la rosée du matin dans la coque de noix de Titania ? Aimez-vous mieux une goutte de fine essence, le philtre de l’ivresse, le breuvage de l’oubli, ou bien un peu de ce poison que distillent les joies d’ici-bas ? Voici des aiguières de tout prix : celles-ci sont fuites avec les pierres dures que taillent si patiemment les mosaïstes de Florence, celles-là sont de chêne ou d’érable. Voulez-vous des médaillons de jeunes filles, tout un musée de figures, de figurines, de silhouettes ? Le magasin de l’orfèvre est richement pourvu. » (La Revue de Paris, 1868.)



LE SONNET


Je n’entrerai pas là, — dit la folle en riant, —
Je vais faire éclater ce corset de Procuste !
Puis elle enfle son sein, tord sa hanche robuste,
Et prête à contresens un bras luxuriant.

J’aime ces doux combats, et je suis patient.
Dans l’étroit vêtement qu’à sa taille j’ajuste,
Là serrant un atour, ici le déliant,
J’ai fait passer enfin tête, épaules et buste.

Avec art maintenant dessinons sous ces plis
La forme bondissante et les contours polis.
Voyez ! la robe flotte, et la beauté s’accuse.

Est-elle bien ou mal en ces simples dehors ?
Bien de moins dans le cœur, rien de plus sur le corps,
Ainsi me plaît la femme, ainsi je veux la Muse.


LES DEUX ROSES


Hier, sous la verte tonnelle
J’aperçus Rose qui pleurait,
Et, pleurant, de larmes couvrait
Une rose, moins rose qu’elle.

« Qui peut te causer tel regret ?
Dis-je à la blonde colombelle.
— Ah ! Monsieur, répondit la belle,
Entre nous, c’est un grand secret !

« Je passais là, lorsqu’une rose,
Celle-là que de pleurs j’arrose,
M’a dit de sa plus douce voix :

« Rose ouverte plus ne se ferme ! »
Et mon cœur qui s’ouvre, je crois,
Au petit pâtre de la ferme ! »


RÊVES AMBITIEUX


Si j’avais un arpent de sol, mont, val ou plaine,
Avec un filet d’eau, torrent, source ou ruisseau,
J’y planterais un arbre, olivier, saule ou frêne,
J’y bâtirais un toit, chaume, tuile ou roseau.

Sur mon arbre, un doux nid, gramen, duvet ou laine,
Retiendrait un chanteur, pinson, merle ou moineau.
Sous mon toit, un doux lit, hamac, natte ou berceau,
Retiendrait une enfant, blonde, brune ou châtaine.

Je ne veux qu’un arpent ; pour le mesurer mieux,
Je dirais à l’enfant la plus belle à mes yeux :
« Tiens-toi debout devant le soleil qui se lève ;

« Aussi loin que ton ombre ira sur le gazon,
Aussi loin je m’en vais tracer mon horizon. »
Tout bonheur que la main n’atteint pas n’est qu’un rêve


LES DEUX CORTÈGES


Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.
L’un est morne : — il conduit le cercueil d’un enfant ;
Une femme le suit, presque folle, étouffant,
Dans sa poitrine en feu, le sanglot qui la brise.

L’autre, c’est un baptême : — au bras qui le défend
Un nourrisson gazouille une note indécise ;
Sa mère, lui tendant le doux sein qu’il épuise,
L’embrasse tout entier d’un regard triomphant !

On baptise, on absout, et le temple se vide.
Les deux femmes alors, se croisant sous l’abside,
Échangent un coup d’œil aussitôt détourné ;

Et — merveilleux retour qu’inspire la prière —
La jeune mère pleure en regardant la bière,
La femme qui pleurait sourit au nouveau-né !


SUR LA MONTAGNE


Des sommets les plus fiers je touche enfin la crête.
Mais plus loin n’est-il pas un horizon plus beau ?
L’oiseau monte si haut au-dessus de ma tête !
Et je voudrais monter bien plus haut que l’oiseau !

Si haut que l’oiseau plane en l’azur, sa conquête,
Il ne perd pas des yeux son nid dans ce rameau ;
Si bas que l’homme rampe au sillon qui l’arrête,
Ses yeux plongent toujours dans un azur nouveau !

Combien de cieux franchir encor, quelle étendue,
Pour atteindre à l’objet qui tente et fuit ma vue ?
— Comme l’oiseau, poète, abaisse ton regard !

Ce qu’au loin ton vol cherche est dans ce brin de mousse
Dieu, dont le double aimant t’attire et te repousse,
S’il n’était que là-haut ne serait nulle part !



AUGUSTE LACAUSSADE



Bibliographie. — Les Salaziennes (1839) ; — Œuvres complètes d’Ossian, traduction (1842) ; — Poèmes et Paysages (1852) ; — Les Épaves (1861) ; — Les Poésies de Léopardi, adaptées en vers français (1888).

Les œuvres d’Auguste Lacaussade ont été publiées par Alphonse Lemerre.

Auguste Lacaussade a collaboré au Parnasse, à la Revue Contemporaine, à la Revue Européenne, etc.

Né à l’Île de Bourbon le 17 février 1817, Auguste Lacaussade fut envoyé en France pour faire ses études, puis rappelé au pays natal dès 1834. Il débuta en 1839 par un recueil de vers, Les Salaziennes, dédié à Victor Hugo, puis donna en 1842 une traduction des Œuvres complètes d’Ossian, couronnée plus tard par l’Académie française. Secrétaire de Sainte-Beuve avant et après 1848, il écrivit dans divers journaux démocratiques, collabora en 1852 à la Revue Contemporaine et prit en 1859 la direction de la Revue Européenne. Conservateur des bibliothèques de l’Instruction publique et des Sociétés savantes, il fut nommé en 1872 bibliothécaire du Luxembourg.

Les vers d’Auguste Lacaussade, réunis sous le titre de Poèmes et Paysages (1852) et des Épaves (1861), lui ont valu par deux fois le prix Bordin à l’Académie française. Lacaussade a mis sa muse au service de son pays bien-aimé : « La nature des tropiques, dit Théophile Gautier, souvent décrite, rarement chantée, revit dans ces paysages, presque tous empruntés à l’île Bourbon, l’île natale du poète, l’une des plus belles des mers de l’Inde. Ce que l’auteur de Paul et Virginie a fait avec la langue de la prose, Lacaussade a pensé qu’il pouvait le tenter avec la langue des vers. Il se circonscrit et se renferme volontiers dans son île comme Brizeux dans sa Bretagne. Il s’en est fait le chantre tout filial. Il en dit avec amour les horizons, le ciel, les savanes, les aspects tantôt riants, tantôt sévères. »



RÊVERIE


Dis-moi, mobile étoile aux ailes de lumière,
Qui poursuis dans l’azur ton vol mystérieux,
Où va ta course ? Est-il un but à ta carrière ?
Cloras-tu quelque part tes ailes dans les cieux ?

Dis-moi, lune pensive, ô pâle voyageuse !
Cheminant aux déserts du firmament lacté,
Dans quelle profondeur obscure ou lumineuse,
O lune ! cherches-tu le repos souhaité ?

Dis-moi, vent fatigué, qui vas à l’aventure,
Comme un déshérité sans foyer ni repos,
Est-il un lit secret au fond de la nature,
Est-il un nid pour toi dans l’arbre ou sur les flots ?

Dis-moi, mer tourmentée, au murmure sauvage,
Qui te plains à la nuit, qui te plains au soleil,
Par delà l’horizon est-il quelque rivage
Où tu doives trouver un lit et le sommeil ?

Et toi, cœur inquiet, plus agité que l’onde,
Plus errant que la brise et qu’un rien fait gémir,
Est-il un lieu béni, dans l’un ou l’autre monde,
Où tu puisses, mon cœur, oublier et dormir ?


LE LAC DES GOYAVIERS


Beau lac, sur les gazons que ton flot calme arrose,
La colombe des bois s’arrête et se repose ;
Et, voilant ses bonheurs dans l’ombre des rameaux,
Suspend son nid à l’arbre incliné sur tes eaux.
Pour embellir tes bords, la jam-rose odorante
Ombrage de son fruit ton onde transparente ;
Pour charmer tes échos, l’aigrette du maïs
Berce parmi ses fleurs le chant des bengalis ;
Et, ridant ton azur, la poule d’eau sauvage
Montre sur tes flots bleus son bleuâtre corsage.
L’ouragan déchaîné qui rugit sur les monts,
Quand son souffle orageux descend dans ces vallons,
Epargne le bassin où ta vague demeure ;
Son courroux désarmé te caresse et t’effleure.
La lune, à son zénith, blanchissant tes roseaux,
S’arrête dans l’azur pour contempler tes eaux.
Tout s’embaume en ces lieux d’amour et d’harmonie.
N’es-tu pas le séjour de quelque heureux génie ?
Des ondes et des bois respirant la douceur,
Je l’écoute, et je crois écouter une sœur,
Qui gronde en souriant, dont la voix jeune et pure,
Fraîche comme ton eau qui se plaint et murmure,
Semble, en se consolant, me reprocher tout bas
De vivre dans un monde où le bonheur n’est pas ;
Et mon âme à ta voix descend vers ce rivage
Comme un oiseau battu par le vent et l’orage,
Et, rêvant au long bruit de tes mourants accords,
Voudrait se faire un nid à l’ombre de tes bords.

(Poèmes et Paysages.)




VICTOR DE LAPRADE



Bibliographie. — Les Parfums de Magdeleine, poème (1839) ; — La Colère de Jésus (1840) ; — Psyché, poème (1841) ; — Odes et Poèmes (1844) ; — L’Age nouveau (1847) ; — Du sentiment de la nature dans la poésie d’Homère (1848) ; — Poèmes évangéliques (1850) ; — Les Symphonies (1856) ; — Idylles héroïques (1858) ; — Pernette, poème (1868) ; — Harmodius, tragédie (1870) ; — Poèmes civiques (1873) ; — Le Livre d’un Père.

Les œuvres de Victor de Laprade ont été publiés par Alphonse Lemerre et Calmann-Lévy.

Victor de Laprade a collaboré au Parnasse, à la Revue des Deux-Mondes, au Correspondant, etc.

Issu d’une noble et ancienne famille du Forez, Plerre-Martin-Victor-Richard de Laprade, né à Montbrison (Loire) le 13 janvier 1812, mort à Lyon le 13 décembre 1883, était fils d’un médecin distingué. Il fit ses études classiques au lycée de Lyon, et ses études de droit à la faculté d’Aix-en-Provence, se fit inscrire au barreau de Lyon et songea même à entrer dans la magistrature. Bientôt pourtant sa vocation l’emporta, et il vint à Paris tenter la fortune de la publicité. « C’est alors, dit M. François Coppée dans son Discours à l’Académie française, qu’il se révéla au monde littéraire par la publication de sa Psyché (1840), pure fleur de poésie éclose dans un esprit pénétré par Platon, ébloui par Phidias, mais resté, malgré sa juvénile témérité, sincèrement, absolument chrétien ; poème charmant et profond où l’auteur, employant le plus gracieux des symboles, montre, dans la légende de cette jeune fille devenue l’épouse d’Eros, la destinée de l’âme humaine s’unissant à Dieu dans l’éternité. Psyché fut bientôt suivie des Odes et Poèmes (1844). C’est là que Victor de Laprade a fait sa plus riche et sa plus féconde moisson lyrique ; c’est là qu’il a chanté, avec cet enthousiasme, cette exubérance de jeunesse que les poètes eux-mêmes n’éprouvent qu’une fois dans leur vie, son cantique à la gloire de l’univers visible, son hymne à la nature. Puis il publia successivement : les Poèmes évangéliques (1850), beau vase athénien plein de fleurs du Calvaire ; les Symphonies (1855) ; les Idylles héroïques (1858).

Il fut alors nommé membre de l’Académie française en remplacement d’Alfred de Musset. Il était, depuis 1847, professeur à la faculté des lettres de Lyon, quand, vers 1860, une satire politique, Les Muses d’État, le fit destituer. Le coup était particulièrement cruel au poète, qu’il atteignait dans ses besoins de père de famille ; mais cette incursion dans le domaine de la satire eut un autre avantage que de montrer la hauteur et la beauté de son âme ; elle lui révéla un style plus simple, plus familier, sans qu’il cessât d’être lyrique ; elle détendit, elle humanisa en quelque sorte son inspiration, et il écrivit Pernette (1868), ce récit héroïque qui se peut comparer sans désavantage à l’Hermann et Dorothée de Goethe.

Quand éclata la guerre, parmi les cris qu’arrachait alors à nos poètes le désespoir national, Victor de Laprade en poussa d’admirables, qu’il joignit à ses satires, sous le titre de Poèmes civiques (1873). Député par la ville de Lyon à l’Assemblée nationale, il démissionna promptement, rentra dans sa retraite studieuse, et, pendant les rares heures où il n’était pas obsédé par la maladie, composa celui de ses ouvrages où se manifestent le plus directement ses sentiments intimes, cette suite de courts chefs-d’œuvre qui forment le Livre d’un père. Ce fut l’admirable testament littéraire et moral d’un poète qui a suivi la route de l’art, les yeux toujours fixés, comme un berger de l’Écriture, sur l’étoile de l’idéal ; d’un poète qui serait au premier rang, s’il n’était pas né dans un siècle qui a donné à la France Alfred de Musset, Lamartine et Victor Hugo. »

Victor de Laprade appartient, avec Louis Ratisbonne, Joseph Autran, Auguste Lacaussade et quelques autres, à la génération intermédiaire entre l’École romantique et le Parnasse, auquel il se rallia dès 1869.


À LA JEUNESSE
(Fragment.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Venez vers ces sommets inondés de lumière ;

L’extase y descendra sur votre front bruni.
Sous ces chênes, vêtus de leur beauté première,
Imprégnez-vous là-haut d’un souffle d’infini.

Et, dans votre âme, avec le concert qui s’élève,
Avec le bruit du vent et l’odeur des ravins,
Quand vous aurez senti couler comme une sève
Tout ce que la nature a d’éléments divins,

Vous irez moissonner dans un autre domaine,
Dans un autre infini qu’on n’épuise jamais.
Les œuvres des penseurs vous ouvrent l’âme humaine ;
Visitez avec eux l’histoire et ses sommets.

Là, vous évoquerez les héros et les sages ;
Vous y respirerez leur âme et leur vertu.
Gravez dans votre cœur leurs augustes images ;
Haïssez avec eux ce qu’ils ont combattu ;

Mangez un pain vivant pétri de leur exemple,
Si bien que, nourris d’eux plus calmes et plus forts,
Les portant comme un Dieu dont vous seriez le temple.
Vous sentiez vivre en vous tous ces illustres morts.

Puis, sans vous arrêter, même à ces temps sublimes,
Au réel trop étroit par votre essor ravis,
Toujours plus haut, toujours plus avant sur les cimes,
Lancez dans l’idéal vos cœurs inassouvis,

Plus haut ! toujours plus haut, vers ces hauteurs sereines
Où nos désirs n’ont pas de flux et de reflux,
Où les bruits de la terre, où le chant des sirènes,
Où les doutes railleurs ne nous parviennent plus !

Plus haut dans le mépris des faux biens qu’on adore,
Plus haut dans ces combats dont le ciel est l’enjeu,
Plus haut dans vos amours. Montez, montez encore
Sur cette échelle d’or qui va se perdre en Dieu.



LA MORT D’UN CHÊNE
I

Quand l’homme te frappa de sa lâche cognée,
Ô roi qu’hier le mont portait avec orgueil,
Mon âme, au premier coup, retentit indignée,
Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil.

Un murmure éclata sous ses ombres paisibles,
J’entendis des sanglots et des bruits menaçants ;
Je vis errer des bois les hôtes invisibles,
Pour te défendre, hélas ! contre l’homme impuissants.

Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage.
Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours,
Planèrent sur ton front, comme un pâle nuage,
Perçant de cris aigus tes gémissements sourds.

Le flot triste hésita dans l’urne des fontaines ;
Le haut du mont trembla sous les pins chancelants,
Et l’aquilon roula dans les gorges lointaines
L’écho des grands soupirs arrachés à tes flancs.

Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre,
Un arpent tout entier sur le sol paternel ;
Et quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre
Eut un rugissement terrible et solennel.

Car Cybèle t’aimait, toi, l’ainé de ses chênes,
Comme un premier enfant que sa mère a nourri ;
Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines,
Et son front se levait pour te faire un abri.

Elle entoura tes pieds d’un long tapis de mousse,
Où toujours en avril elle faisait germer
Pervenche et violette à l’odeur fraîche et douce,
Pour qu’on choisît ton ombre et qu’on y vint aimer.

Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures.
Oh ! tu lui payais bien ton tribut filial !
Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres,
Comme un manteau d’hiver, sur le coteau natal.

La terre s’enivrait de ta large harmonie ;
Pour parler dans la brise, elle a créé les bois ;

Quand elle veut gémir d’une plainte infinie,
Des chênes et des pins elle emprunte la voix.

Cybèle t’amenait une immense famille ;
Chaque branche portait son nid ou son essaim :
Abeille, oiseau, reptile, insecte qui fourmille,
Tous avaient la pâture et l’abri dans ton sein.

Ta chute a dispersé tout ce peuple sonore ;
Mille êtres avec toi tombent anéantis ;
A ta place, dans l’air, seuls voltigent encore
Quelques pauvres oiseaux qui cherchent leurs petits.

Tes rameaux ont broyé des troncs déjà robustes ;
Autour de toi la mort a fauché largement.
Tu gis sur un monceau de chênes et d’arbustes.
J’ai vu tes verts cheveux pâlir en un moment.

Et ton éternité pourtant me semblait sûre !
La terre te gardait des jours multipliés…
La sève afflue encor par l’horrible blessure
Qui dessécha le tronc séparé de ses pieds.

Oh ! ne prodigue plus la sève à ces racines,
Ne verse pas ton sang sur ce fils expiré,
Mère ! garde-le tout pour les plantes voisines :
Le chêne ne boit plus ce breuvage sacré.

Dis adieu, pauvre chêne, au printemps qui t’enivre.
Hier, il t’a paré de feuillages nouveaux ;
Tu ne sentiras plus ce bonheur de revivre.
Adieu les nids d’amour qui peuplaient tes rameaux.

Adieu les noirs essaims bourdonnant sur tes branches,
Le frisson de la feuille aux caresses du vent ;
Adieu les frais tapis de mousse et de pervenches
Où le bruit des baisers t’a réjoui souvent.

O chêne ! je comprends ta puissante agonie !
Dans sa paix, dans sa force, il est dur de mourir ;
Avoir crouler ta tête au printemps rajeunie,
Je devine, ô géant ! ce que tu dois souffrir.

Ainsi jusqu’à ses pieds l’homme t’a fait descendre ;
Son fer a dépecé les rameaux et le tronc ;
Cet être harmonieux sera fumée et cendre,
Et la terre et le vent se le partageront !


Mais n’est-il rien de toi qui subsiste et qui dure ?
Où s’en vont ces esprits d’écorce recouverts ?
Et n’est-il de vivant que l’immense nature,
Une au fond, mais s’ornant de mille aspects divers ?

Quel qu’il soit, cependant, ma voix bénit ton être
Pour le divin repos qu’à tes pieds j’ai goûté.
Dans un jeune univers, si tu dois y renaître,
Puisses-tu retrouver la force et la beauté !

Car j’ai pour les forêts des amours fraternelles ;
Poète vêtu d’ombre, et dans la paix rêvant,
Je vis avec lenteur, triste et calme ; et, comme elles,
Je porte haut ma tête, et chante au moindre vent.

Je crois le bien au fond de tout ce que j’ignore ;
J’espère malgré tout, mais nul bonheur humain :
Comme un chêne immobile, en mon repos sonore,
J’attends le jour de Dieu qui nous luira demain.

En moi de la forêt le calme s’insinue ;
De ses arbres sacrés, dans l’ombre enseveli,
J’apprends la patience aux hommes inconnue,
Et mon cœur apaisé vit d’espoir et d’oubli.

Mais l’homme fait la guerre aux forêts pacifiques ;
L’ombrage sur les monts recule chaque jour ;
Rien ne nous restera des asiles mystiques
Où l’âme va cueillir la pensée et l’amour.

Prends ton vol, ô mon cœur ! la terre n’a plus d’ombres,
Et les oiseaux du ciel, les rêves infinis,
Les blanches visions qui cherchent les lieux sombres,
Bientôt n’auront plus d’arbre où déposer leurs nids.

La terre se dépouille et perd ses sanctuaires ;
On chasse des vallons ses hôtes merveilleux ;
Les dieux aimaient des bois les temples séculaires…
La hache a fait tomber les chênes et les dieux.

Plus d’autels, plus d’ombrage et de paix abritée,
Plus de rites sacrés sous les grands dômes vertsl
Nous léguons à nos fils la terre dévastée,
Car nos pères nous ont légué des cieux déserts.

II

Ainsi tu gémissais, poète, ami des chênes,
Toi qui gardes encor le culte des vieux jours.
Tu vois l’homme altéré sans ombre et sans fontaines…
Va ! l’antique Cybèle enfantera toujours.

Lève-toi ! c’est assez pleurer sur ce qui tombe ;
La lyre doit savoir prédire et consoler ;
Quand l’esprit te conduit sur le bord d’une tombe,
De vie et d’avenir c’est pour nous y parler.

Crains-tu de voir tarir la sève universelle,
Parce qu’un chêne est mort et qu’il était géant ?
Ô poète ! âme ardente en qui l’amour ruisselle,
Organe de la vie, as-tu peur du néant ?

Va ! l’œil qui nous réchauffe a plus d’un jour à luire
Le grand semeur a bien des graines à semer ;
La nature n’est pas lasse encor de produire,
Car, ton cœur le sait bien, Dieu n’est pas las d’aimer.

Tandis que tu gémis sur cet arbre en ruines,
Mille germes là-bas déposés en secret,
Sous le regard de Dieu veillent dans ces collines,
Tout prêts à s’élancer en vivante forêt.

Nos fils pourront aimer et rêver sous leurs dômes,
Le poète adorer la nature et chanter ;
Dans l’ombreux labyrinthe où tu vois des fantômes,
Un idéal plus pur viendra les visiter.

Croissez sur nos débris, croissez, forêts nouvelles !
Sur vos jeunes bourgeons nous verserons nos pleurs ;
D’avance je vous vois, plus fortes et plus belles,
Faire un plus doux ombrage à des hôtes meilleurs.

Vous n’abriterez plus de sanglants sacrifices ;
L’Age emporte les dieux ennemis de la paix.
Aux chants, aux jeux sacrés, vos séjours sont propices ;
Votre mousse aux loisirs offre des lits épais.

Ne penche plus ton front sur les choses qui meurent ;
Tourne au levant tes yeux, ton cœur à l’avenir.
Les arbres sont tombés, mais les germes demeurent ;
Tends sur ceux qui naîtront tes bras pour les bénir.


Poète aux longs regards, vois les races futures,
Vois ces bois merveilleux à l’horizon éclos ;
Dans ton sein prophétique écoute leurs murmures,
Ecoute : au lieu d’un bruit de fer et de sanglots,

Sur des coteaux baignés par des clartés sereines,
Où des peuples joyeux semblent se reposer,
Sous les chênes émus, les hêtres et les frênes,
On dirait qu’on entend un immense baiser !

(Odes et Poèmes.)
LE DROIT D’AINESSE

Te voilà fort et grand garçon,
Tu vas entrer dans la jeunesse ;
Reçois ma dernière leçon :
Apprends quel est ton droit d’aînesse.

Pour le connaître en sa rigueur,
Tu n’as pas besoin d’un gros livre ;
Ce droit est écrit dans ton cœur…
Ton cœur ! c’est la loi qu’il faut suivre

Afin de le comprendre mieux,
Tu vas y lire avec ton père,
Devant ces portraits des aïeux
Qui nous aideront, je l’espère.

Ainsi que mon père l’a fait,
Un brave aîné de notre race
Se montre fier et satisfait
En prenant la plus dure place.

À lui le travail, le danger,
La lutte avec le sort contraire ;
À lui l’orgueil de protéger
La grande sœur, le petit frère.

Son épargne est le fond commun
Où puiseront tous ceux qu’il aime ;
Il accroît la part de chacun
De tout ce qu’il s’ôte à lui-même.

Il voit, au prix de ses efforts,
Suivant les traces paternelles,

Tous les frères savants et forts,
Toutes les sœurs sages et belles.

C’est lui qui, dans chaque saison,
Pourvoyeur de toutes les fêtes,
Fait abonder dans la maison
Les fleurs, les livres des poètes.

Il travaille, enfin, nuit et jour :
Qu’importe ! les autres jouissent.
N’est-il pas le père à son tour ?
S’il vieillit, les enfants grandissent !

Du poste où le bon Dieu l’a mis
Il ne s’écarte pas une heure ;
Il y fait tête aux ennemis,
Il y mourra, s’il faut qu’il meure !

Quand le berger manque au troupeau,
Absent, hélas ! ou mort peut-être,
Tel, pour la brebis et l’agneau,
Le bon chien meurt après son maître.

Ainsi, quand Dieu me reprendra,
Tu sais, dans notre humble héritage,
Tu sais le lot qui t’écherra
Et qui te revient sans partage.

Nos chers petits seront heureux,
Mais il faut qu’en toi je renaisse.
Veiller, lutter, souffrir pour eux…
Voilà, mon fils, ton droit d’aînesse !




THÉODORE DE BANVILLE



Bibliographie. — Les Cariatides (1842) ; — Les Stalactites (1846) ; — Les Nations, opéra-ballet en un acte, musique d’Adolphe Adam (1851) ; — Le Feuilleton d’Aristophane, pièce en deux actes, avec Philoxène Boyer (1852) ; — Les Saltimbanques, prose (1853) ; — Les Odelettes (1856) ; — Le Beau Léandre, pièce en un acte, représentée sur la scène du théâtre du Vaudeville (1856) ; — Odes funambulesques (Poulet-Malassis, Alençon, 1857) ; — Poésies complètes (Poulet-Malassis, Alençon, 1857) ; — Le Cousin du roi, pièce en un acte, avec Philoxène Boyer (1857) ; — Odes funambulesques, édition revue et augmentée (1859) ; — Esquisses parisiennes, prose (1859) ; — Diane au bois, comédie héroïque en deux actes, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1863) ; — Les Fourberies de Nérine, comédie en un acte, représentée sur la scène du théâtre du Vaudeville (1864) ; — La Pomme, comédie en un acte, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1865) ; — Gringoire, comédie en un acte, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1866) ; — Les Exilés (1866) ; — Les Parisiennes de Paris, réimpression des Esquisses parisiennes (1866) ; — Les Camées parisiens (1866) ; — Nouvelles Odes funambulesques (1869) ; — Florise (1870) ; — Idylles prussiennes (1871) ; — Petit Traité de la poésie française, prose (1872) ; — Les Princesses (1874) ; — Trente-Six Ballades joyeuses (1875) ; — Déidamia, comédie en trois actes, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1876) ; — Comédies, recueil contenant toutes les pièces de Théodore de Banville, sauf les Nations (1879) ; — Contes pour les femmes, prose (1881) ; — Contes féeriques, prose (1882) ; — Mes Souvenirs, prose (1882) ; — Contes héroïques, prose (1884) ; — Dames et Demoiselles et Fables choisies, mises en prose (1886) ; — Socrate et sa Femme, comédie (1886) ; — Le Forgeron, scènes héroïques (1887) ; — Madame Robert, prose (1887) ; — Le Baiser, comédie en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1888) ; — Scènes de la Vie : Les Belles Poupées (1888) ; — Les Cariatides ; Roses de Noël (1889) ; — Les Exilés ; Les Princesses (1890) ; — Petites Études ; L’Ame de Paris ; Nouveaux Souvenirs, prose (1890) ; — Poésies nouvelles ; Sonnailles et Clochettes (1890) ; — Le Sang de la coupe ; Trente-Six Ballades joyeuses ; Le Baiser (1890) ; — Marcel Rabe (1891 ) ; — Idylles prussiennes ; Riquet à la houppe (1891) ; — Occidentales ; Rimes dorées (1891) ; — Dans la fournaise (1892) ; — Ésope, comédie en trois actes 1893).

Les œuvres de Théodore de Banville ont été publiées par Alphonse Lemerre et Charpentier-Fasquelle.

Théodore de Banville a collaboré à la Silhouette, au Corsaire, au Pouvoir (feuilleton dramatique, 1850), au Parnasse Contemporain, au National (feuilleton dramatique, 1869-1870), etc.

Théodore Faullin de Banville, né à Moulins (Allier) le 14 mars 1823, mort à Paris en 1891, fut l’un des « tétrarques » du Parnasse. Poète d’une souplesse et d’une verve extraordinaires, il forme la transition entre l’Ecole romantique et l’Ecole parnassienne : « Il a gardé encore des uns l’enthousiasme, le coup d’aile ; il a déjà, comme les autres, le souci absolu de la forme. » (Aauguste Dorchain.) — Fils d’un capitaine de vaisseau, il vint tout jeune à Paris et terminait à peine ses études quand il publia un premier recueil de poésies : Les Cariatides (1842), qui fut aussitôt l’objet d’un accueil très favorable et qui fut suivi, quatre ans plus tard, des Stalactites (1846). Une série de poèmes satiriques, disséminés dans la Silhouette et le Corsaire, et réunis — après la publication des Odelettes — en un volume sous le titre d’Ode funambulesques (1857), consacra définitivement la gloire du poète. Victor Hugo lui écrivait dès le 15 mars 1857 : « Je viens de lire vos Odes. Donnez-leur l’épithète que vous voudrez (celle que vous avez choisie est charmante), mais sachez bien que vous avez construit là un des monuments lyriques du siecle. J’ai lu votre ravissant livre d’un bout à l’autre, d’un trait, sans m’arrêter. J’en ai l’ivresse en ce moment, et je me dirais presque que j’ai trop bu ; mais non, on ne boit jamais trop à cette coupe d’or de l’idéal. Oui, vous avez fait un livre exquis. Que de sagesse dans ce rire, que de raison dans cette démence, et, sous ces grimaces, quel masque douloureux et sévère de l’art et de la pensée indignée ! » Et Auguste Vacquerie lui adressait ces vers :

Ton volume éclate de rire.
Mais le beau rayonne à travers.
J’aime ce carnaval du vers
Où l’Ode se masque en satire.

C’est méchant et c’est excellent !
C’est la ruade et l’étincelle,
Le coup de poing et le coup d’aile ;
Ça fredonne, même en ronflant.

C’est le babil de toutes choses,
De l’éteignoir et du flambeau ;

C’est le laid qui devient le beau ;
C’est le fumier frère des roses !

C’est l’Idéal dans le réel ;
C’est la Vérité qui s’insurge ;
C’est insolent comme Panurge,
Et c’est charmant comme Ariel !

C’est Rosalinde qui s’enivre !
C’est la rue et c’est le château ;
Ah ! Téniers dispute à Watteau
L’Illustration de ton livre.

Derrière la strophe où tu ris
De mêler l’ortie aux pervenches,
On voit, en écartant les branches,
Régnier embrasser Lycoris.

C’est tous les jurons de l’auberge
Et toutes les chansons des bois.
Un funambule par endroits
Danse sur un fil de la Vierge.

Bottom, à vingt ânes pareil,
Tend son dos à Puck qui le monte,
Et Scapin bâtonne Géronte
Avec un rayon de soleil !

Théodore de Banville a possédé à un très haut degré le sentiment de la beauté extérieure. Il est exclusivement poète ; « pour lui la prose semble ne pas exister ; chaque phrase qu’il écrit est un vers ». Il se délecte au « divin jeu des rimes ». « Il célèbre la gloire et la beauté des choses dans des rythmes magnifiques et joyeux. » Et toujours il plane, il ne touche, il n’effleure « que la surface brillante de l’univers, comme un dieu innocent et ignorant de ce qui est au-dessous, ou plutôt comme un être paradoxal et fantasque, un porte-lauriers pour de bon qui se promène dans la vie comme dans un rêve magnifique et à qui la réalité, même contemporaine, n’apparaît qu’à travers des souvenirs de mythologie, des voiles éclatants et transparents qui la colorent et l’agrandissent. Sa poésie est somptueuse et bienfaisante. » (Jules Lemaitre.)

Banville exerça une puissante attraction sur beaucoup des jeunes poètes parnassiens, qui reconnurent bientôt qu’il avait « pour âme la poésie même », et qui saluèrent en ce glorieux prince de lettres un maître dont le génie féerique et fantaisiste, « lyrique invinciblement, lyrique partout et toujours et presque malgré lui », transformait en beauté, en amour et en joie tout ce qu’il touchait.


À LA FONT-GEORGES


Ô champs pleins de silence,
Où mon heureuse enfance
Avait des jours encor
Tout filés d’or !

Ô ma vieille Font-Georges,
Vers qui les rouges-gorges
Et le doux rossignol
Prenaient leur vol !

Maison blanche où la vigne
Tordait en longue ligne
Son feuillage qui boit
Les pleurs du toit !

Ô source claire et froide,
Qu’ombrageait le tronc roide
D’un noyer vigoureux
À moitié creux !

Sources ! fraîches fontainesI
Qui, douces à mes peines,
Frémissiez autrefois
Rien qu’à ma voix !

Bassin où les laveuses
Chantaient, insoucieuses,
En battant sur leur banc
Le linge blanc !

Ô sorbier centenaire,
Dont trois coups de tonnerre
N’avaient pas abattu
Le front chenu !

Tonnelles et coudrettes,
Verdoyantes retraites
De peupliers mouvants
À tous les vents !

Ô vignes purpurines,
Dont, le long des collines,

Les ceps accumulés
Ployaient gonflés ;

Où, l’automne venue,
La Vendange mi-nue
À l’entour du pressoir
Dansait le soir !

Ô buissons d’églantines,
Jetant dans les ravines,
Comme un chêne le gland,
Leur fruit sanglant !

Murmurante oseraie,
Où le ramier s’effraie,
Saule ou feuillage bleu,
Lointains en feu !

Rameaux lourds de cerises !
Moissonneuses surprises
À mi-jambe dans l’eau
Du clair ruisseau !

Antres, chemins, fontaines,
Acres parfums et plaines,
Ombrages et rochers
Souvent cherchés !

Ruisseaux ! forêts ! silence !
Ô mes amours d’enfance !
Mon âme, sans témoins,
Vous aime moins

Que ce jardin morose
Sans verdure et sans rose
Et ces sombres massifs
D’antiques ifs,

Et ce chemin de sable,
Où j’eus l’heur ineffable,
Pour la première fois,
D’ouïr sa voix !

Où, rêveuse, l’amie
Doucement obéie,
S’appuyant à mon bras,
Parlait tout bas ;


Pensive et recueillie.
Et d’une fleur cueillie
Brisant le cœur discret
D’un doigt distrait,

À l’heure où sous leurs voiles
Les tremblantes étoiles
Brodent le ciel changeant
De fleurs d’argent.

(Les Stalactites.)


SCULPTEUR, CHERCHE AVEC SOIN,
EN ATTENDANT L’EXTASE…


Sculpteur, cherche avec soin, en attendant l’extase,
Un marbre sans défaut, pour en faire un beau vase
Cherche longtemps sa forme, et n’y retrace pas
D’amours mystérieux ni de divins combats.
Pas d’Alcide vainqueur du monstre de Némée,
Ni de Cypris naissant sur la terre embaumée ;
Pas de Titans vaincus dans leurs rébellions,
Ni de riant Bacchos attelant les lions
Avec un frein tressé de pampres et de vignes ;
Pas de Léda jouant dans la troupe des cygnes
Sous l’ombre des lauriers en fleur, ni d’Artémis
Surprise au sein des eaux dans sa blancheur de lis.
Qu’autour du vase pur, trop beau pour la bacchante,
La verveine mêlée à des feuilles d’acanthe
Fleurisse, et que plus bas des vierges lentement
S’avancent deux à deux, d’un pas sûr et charmant,
Les bras pendants le long de leurs tuniques droites
Et les cheveux tressés sur leurs têtes étroites.

(Les Stalactites.)


LE SAUT DU TREMPLIN


Clown admirable, en vérité !
Je crois que la postérité,
Dont sans cesse l’horizon bouge,

Le reverra, sa plaie au flanc.
Il était barbouillé de blanc,
De jaune, de vert et de rouge.

Même jusqu’à Madagascar
Son nom était parvenu, car
C’était selon tous les principes
Qu’après les cercles de papier,
Sans jamais les estropier
Il traversait le rond des pipes.

De la pesanteur affranchi,
Sans y voir clair il eût franchi
Les escaliers de Piranèse.
La lumière qui le frappait
Faisait resplendir son toupet
Comme un brasier dans la fournaise

Il s’élevait à des hauteurs
Telles, que les autres sauteurs
Se consumaient en luttes vaines.
Ils le trouvaient décourageant,
Et murmuraient : « Quel vif-argent
Ce démon a-t-il dans les veines ? »

Tout le peuple criait : « Bravo ! »
Mois lui, par un effort nouveau,
Semblait raidir sa jambe nue,
Et, sans que l’on sût avec qui,
Cet émule de la Saqui
Parlait bas en langue inconnue.

C’était avec son cher tremplin.
Il lui disait : « Théâtre, plein
D’inspiration fantastique,
Tremplin qui tressailles d’émoi
Quand je prends un élan, fais-moi
Bondir plus haut, planche élastique !

« Frêle machine aux reins puissants,
Fais-moi bondir, moi qui me sens
Plus agile que les panthères,
Si haut que je ne puisse voir
Avec leur cruel habit noir
Ces épiciers et ces notaires !


« Par quelque prodige pompeux,
Fais-moi monter, si tu le peux,
Jusqu’à ces sommets où, sans règles,
Embrouillant les cheveux vermeils
Des planètes et des soleils,
Se croisent la foudre et les aigles.

« Jusqu’à ces éthers pleins de bruit,
Où, mêlant dans l’affreuse nuit
Leurs baleines exténuées,
Les autans ivres de courroux
Dorment, échevelés et fous,
Sur les seins pâles des nuées.

« Plus haut encor, jusqu’au ciel pur !
Jusqu’à ce lapis dont l’azur
Couvre notre prison mouvante !
Jusqu’à ces rouges Orients
Où murchent des dieux flamboyants,
Fous de colère et d’épouvante.

« Plus loin ! plus haut ! je vois encor
Des boursiers à lunettes d’or,
Des critiques, des demoiselles
Et des réalistes en feu.
Plus haut ! plus loin ! de l’air ! du bleu !
Des ailes ! des ailes ! des ailes ! »

Enfin de son vil échafaud,
Le clown sauta si haut, si haut,
Qu’il creva le plafond de toiles
Au son du cor et du tambour,
Et, le cœur dévoré d’amour,
Alla rouler dans les étoiles.

(Odes funambulesques.)


PENTHÉSILÉE


Quand son ame se fut tristement exhalée
Par la blessure ouverte, et quand Penthésilée
Une dernière fois se tournant vers les cieux,
Eut fermé pour jamais ses yeux audacieux,

Des guerriers, soutenant son front pâle et tranquille,
L’apportèrent alors sous les tentes d’Achille.
On détacha son casque au panache mouvant
Qui tout à l’heure encor frissonnait sous le vent,
Et puis on dénoua la cuirasse et l’armure ;
Et, comme on voit le cœur d’une grenade mûre,
La blessure apparut, dans la blanche pâleur
De son sein délicat et fier comme une fleur.
La haine et la fureur crispaient encor sa bouche,
Et sur ses bras hardis, comme un fleuve farouche
Se précipite avec d’indomptables élans,
Tombaient ses noirs cheveux, hérissés et sanglants.
Le divin meurtrier regarda sa victime.
Et, tout à coup sentant dans son cœur magnanime
Une douleur amère, il admira longtemps
Cette guerrière morte aux beaux cheveux flottants
Dont nul époux n’avait mérité les caresses,
Et sa beauté pareille a celle des déesses.
Puis il pleura. Longtemps, au bruit de ses sanglots,
Ses larmes de ses yeux brûlants en larges flots
Ruisselèrent, et, comme un lis pur qui frissonne,
Il baignait de ses pleurs le front de l’amazone.
Tous ceux qui sur leurs nefs, jeunes et pleins de jours,
Pour abattre llios environné de tours,
L’avaient accompagné, fendant la mer stérile,
Frémissaient dans leurs cœurs, à voir pleurer Achille.
Mais seul Thersite, louche, et boiteux, et tortu,
Et chauve, et n’ayant plus sur son crâne pointu
Que des cheveux épars comme des herbes folles,
Outragea le héros par ces dures paroles :
« Cette femme a tué les meilleurs de nos chefs,
Dit-il, puis, les ayant chassés jusqu’à leurs nefs,
Envoya chez Aidés, les perçant de ses flèches,
Des Achéens nombreux comme des feuilles sèches
Que le vent enveloppe en son tourbillon fou ;
Toi cependant, chacun le voit, cœur lâche et mou,
Qui te plains et gémis comme le cerf qui brame,
Tu pleures cette femme avec des pleurs de femme ! »
À ces mots, regardant le railleur insensé,
Achille s’éveilla, comme un lion blessé
Sur le sable sanglant qu’un vent brûlant balaie,

Dont un insecte affreux vient tourmenter la plaie,
Et, voyant près de lui ce bouffon sans vertu,
Il le frappa du poing sur son crâne pointu.
Thersite expira. Car le poing fermé d’Achille
Avait fait cent morceaux de son crâne débile,
De même que l’argile informe cuite au four
Est fracassée avec un grand bruit à l’entour,
Alors que le potier, justement pris de rage
Et fâché d’avoir mal réussi son ouvrage,
En se ruant dessus brise un vase tout neuf.
Il tomba, lourdement, assommé comme un bœuf.
Et, regardant encorla guerrière sans armes,
Achille aux pieds légers versait toujours des larmes.

(Les Exilés.)


LAPINS


Les petits lapins, dans le bois,
Folâtrent sur l’herbe arrosée
Et, comme nous le vin d’Arbois,
Ils boivent la douce rosée.

Gris foncé, gris clair, soupe au lait,
Ces vagabonds, dont se dégage
Comme une odeur de serpolet,
Tiennent à peu près ce langage :

Nous sommes les petits lapins,
Gens étrangers à l’écriture
Et chaussés des seuls escarpins
Que nous a donnés la Nature.

Près du chêne pyramidal
Nous menons les épithalames
Et nous ne suivons pas Stendhal
Sur le terrain des vieilles dames.

N’ayant pas lu Dostoïewski,
Nous conservons des airs peu rogues,
Et certes, ce n’est pas nous qui
Nous piquons d’être psychologues.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Nous sommes les petits lapins.
C’est le poil qui forme nos bottes,
Et, n’ayant pas de calepins,
Nous ne prenons jamais de notes.

Nous ne cultivons pas le Kant ;
Son idéale turlutaine
Rarement nous attire. Quant
Au fabuliste La Fontaine,

Il faut qu’on l’adore à genoux ;
Mais nous préférons qu’on se taise
Lorsque méchamment on veut nous
Raconter une pièce à thèse.

Étant des guerriers du vieux jeu,
Prêts à combattre pour Hélène,
Chez nous on fredonne assez peu
Les airs venus de Mitylène.

Préférant les simples chansons
Qui ravissent les violettes,
Sans plus d’affaire, nous laissons
Les raffinements aux belettes.

Ce ne sont pas les gazons verts
Ni les fleurs dont jamais nous rimes,
Et, qui pis est, au bout des vers
Nous ne dédaignons pas les rimes.

En dépit de Schopenhauer,
Ce cruel malade qui tousse,
Vivre et savourer le doux air
Nous semble une chose fort douce,

Et dans la bonne odeur des pins
Qu’on voit ombrageant ces clairières,
Nous sommes les tendres lapins
Assis sur leurs petits derrières.

(Sonnailles et Clochettes.)








Bibliographie. — Primavera (1843) ; — Iambes (1852) ; — Petits Poèmes, ouvrage couronné par l’Académie française (1859) ; — traduction du Renard de Gœthe (1860) ; — Poèmes dramatiques (1861) ; — La Mort du président Lincoln, poème couronné par l’Académie (1867) ; — Amicis (1868) ; — Séméia, poème couronné par l’Académie française (1869) ; — Marcel (1875) ; — Jacqueline Bonhomme, poème dramatique (1878) ; — Francine (1885) ; — Rayons d’hiver (1886) ; — Penseroso (1886) ; — Théâtre inédit (1889) ; — Poèmes épars (1889) ; — Œuvres, 3 vol. (1895-1902).

Les œuvres d’Edouard Grenier ont été publiées, pour la plupart, chez Alphonse Lemerre.

Édouard Grenier a collaboré au Parnasse et à de nombreux journaux et revues.

« Né à Baume-les-Dames (Doubs) le 20 juin 1819, Édouard Grenier passa à Montbéliard, où son père était receveur, les huit premières années de son enfance. Apparenté par sa mère aux meilleures familles de Besançon, c’est au lycée de cette ville qu’il fit ses études classiques. Il se destinait au barreau, mais il quitta ses études de droit pour entrer dans la carrière diplomatique, qui plaisait à ses goûts de voyage et lui paraissait plus indépendante. Nommé secrétaire d’ambassade à Berne après la révolution de Février, ses opinions libérales ne lui permirent pas de continuer ses fonctions après le Coup d’Etat, et il refusa de servir l’Empire. Dès lors, plusieurs années de sa vie s’écoulèrent dans les voyages ; il visita et habita successivement l’Allemagne, l’Autriche et la Turquie, où il fut précepteur du prince de Roumanie. C’est pendant son séjour à l’étranger que son goût pour les lettres et son talent poétique devaient se développer.

Doué de toutes les qualités de l’esprit et du cœur, jeune et beau, d’une instruction variée, parlant plusieurs langues, il fut recherché dans les salons de tous ceux qui, à cette époque, étaient des amis de la France. C’est ainsi qu’il eut l’honneur de connaître l’élite de la société qui l’avait accueilli et apprécié, et qu’il devint l’ami du grand poète roumain Basile Alexandri. Mais le mal du pays le mordait au cœur, et la pensée de sa mère, qu’il chérissait et qu’il voulait revoir, lui fit hâter son retour dans sa ville natale, qu’il devait quitter encore pour voir l’Italie. La guerre de 1870, la mort de sa vieille mère et celle de son frère, le peintre Jules Grenier, l’éprouvèrent cruellement. Résidant l’hiver à Paris, en été à Baume, dans sa maison paternelle, si hospitalière, qu’il a décrite avec tant d’amour dans ses vers, le doux vieillard partagea les dernières années de sa vie entre les devoirs de l’amitié, le culte resté vivant en lui de la belle poésie et la pratique de la bienfaisance. Il est mort à Baume-les-Dames le 5 décembre 1901, à l’âge de quatre-vingt deux ans. » (Frédéric Bataille.)

Édouard Grenier, qui rappelle les pures beautés d’André Chénier et de Lamartine, est, dit M. Jules Lemaître, « le représentant distingué d’une génération d’esprits meilleure et plus saine que la nôtre. On ne sait si son œuvre nous intéresse plus par elle-même ou par les souvenirs qu’elle suscite, mais le charme est réel. Toute la grande poésie romantique se réfléchit dans ses vers, non effacée, mais adoucie, comme dans une eau limpide… Chacune de ses œuvres est un de ces rêves où l’on s’enferme et où l’on vit des mois et des ans, comme dans une tour enchantée… » La gloire du maître qui chanta en vers raciniens la douceur des rêves amoureux et la sainte amitié restera l’une des plus pures et des plus durables de la poésie contemporaine.




AMITIÉ


Je connais sur la terre une bien douce chose
Au cœur blessé,
Un asile où, poudreux, le voyageur repose
Son pied lassé ;
Une source qui fuit de son bassin de mousse
À flots égaux,
Où la lèvre peut boire avec l’eau fraîche et douce
L’oubli des maux.
Je sais un doux parfum, un baume salutaire,
Rayon d’avril
Que l’ange même envie aux enfants de la terre,
Dans leur exil.
Eh bien ! le doux parfum, l’eau fraîche, le dictame,
L’asile sur
C’est pour un cœur souffrant une amitié de femme
Où tout est pur,

(Prirnavera.)

PRÉLUDE DE L’ELKOVAN


I


La brise fait trembler sur les eaux diaphanes
Les reflets ondoyants des palais radieux ;
Le pigeon bleu se pose au balcon des sultanes ;
L’air embaumé s’emplit de mille bruits joyeux ;
Des groupes nonchalants errent sous les platanes ;
Tout rit sur le Bosphore, et seuls les elkovans
Avec des cris plaintifs rasent les flots mouvants.

II


O pâles elkovans, troupe agile et sonore,
Qui descendez sans trêve et montez le courant !
Hôtes doux et plaintifs des ondes du Bosphore,
Qui ne vous reposez comme nous qu’en mourant !
Pourquoi voler ainsi sans cesse dès l’aurore,
Et d’Asie en Europe, et de l’aube au couchant,
Jeter sans fin ce cri monotone et touchant ?

III


Le peuple de ces bords vous vénère et vous aime ;
Le pêcheur vous salue en jetant ses filets ;
Les enfants du rivage et le chasseur lui-même
Ne déciment jamais vos rangs toujours complets ;
Et quand le soleil tombe à l’horizon extrême,
L’odalisque, entr’ouvrunt la vitre des Yalis,
Yous suit d’un long regard à travers le treillis,

IV


On dit, ô voyageurs ! que vous êtes les âmes
Des victimes sans nom qui dorment sous ces flots,
Corps souples et charmants d’ardentes jeunes femmes
Dont la nuit et l’horreur étouffaient les sanglots
Lorsque, cousus vivants dans des toiles infâmes,
L’eunuque les plongeait dans ce gouffre profond,
Muet comme la tombe et comme elle sans fond.


V


Voilà pourquoi, laissant vos corps sans sépulture
Servir sous les flots bleus de pâture au dauphin,
Vos mânes irrités errent à l’aventure
Et, sans se consoler, volent, volent sans fin ;
Voilà pourquoi, plaignant toujours votre torture,
Vous ne quittez jamais ce rivage embaumé
Où vous avez souffert, où vous avez aimé.

VI


Et vous avez raison ! car, dans ce pauvre monde,
On ne vit qu’où l’on aime, et la patrie est là !
Ici-bas, rien ne vaut le coin d’ombre profonde
Où d’un être adoré le cœur se révéla.
Que ce bonheur ait lui l’éclair d’une seconde
Ou qu’il ait rayonné sur un long avenir,
L’âme en garde à jamais l’immortel souvenir.


SÉRÉNADE



J’ai dit aux étoiles :
« Elle est votre sœur,
Et vos yeux sans voiles
Ont moins de douceur
Que dans sa prunelle
L’humide étincelle
Qui lui vient du cœur. »

J’ai dit à la rose :
« Fais-lui des emprunts !
Sa bouche mi-close
Et ses cheveux bruns
Ont si fraîche haleine
Qu’ils passent sans peine
Tes plus doux parfums. »

J’ai dit à la brise
Qui meurt dans les bois,
A l’eau qui se brise
Et chante parfois :

« Sa voix est plus pure
Que votre murmure.
Imitez sa voix ! »

J’ai dit à l’Aurore :
« Ton œil d’Orient
Pourrait être encore
Cent fois plus brillant,
Si tu savais prendre
L’éclat doux et tendre
De son front riant ! »


(Amicis : Chansons.)


PLAINTE


Le vent aime la fleur ; la fleur, le papillon ;
Le papillon, l’azur ; l’azur, le doux rayon
De l’étoile lointaine ;
L’étoile aime la mer, et la mer, le rocher
Qui reçoit ses baisers sans se laisser toucher
Par l’amour ou la haine.
Hélas ! c’est donc la loi des choses d’ici-bas ?
Et moi, j’adore aussi qui ne m’aimera pas ;
C’est une autre qui m’aime.
Et celle à qui j’aurais voulu donner mes jours
Cherchera loin de moi d’impossibles amours
Qui la fuiront de même.
O vent, fleur, papillon, azur, étoile, mer !
Vous qui souffrez aussi de ce tourment amer,
Puisque je vous ressemble,
Amis de l’infini, frères silencieux,
Venez, rapprochons-nous, aimons-nous sous les cieux,
Consolons-nous ensemble !


(Amicis : Élégies.)


LA GLYCINE


O glycine, pâle glycine !
Que j’aime tes rameaux tordus,
Tes fleurs où l’abeille butine,
Et tes longs festons suspendus !

Son feuillage léger décore
Notre vieille et simple maison :
Mais j’ai, pour la chérir encore,
Une autre secrète raison.

Dieu fit d’elle le pur emblème
De la loi du monde moral ;
Car mieux encor que l’homme même
Elle rend le bien pour le mal.

Qu’une main cruelle ou distraite
Brise un de ses rameaux en pleurs ;
Là même où la blessure est faite
Germeront des grappes de fleurs.

Homme ou poète, la glycine
Te donne une double leçon :
Imite sa douceur divine.
Malgré l’injustice sois bon !

Et si ton âme fut brisée
Par le sort ou par les méchants,
De ta douleur cicatrisée
Fais jaillir les fleurs de tes chants !


(Amicis : Élégies.)


LES DEUX GOÉLANDS


Je vois chaque matin, au lever de l’aurore,
Deux goélands jumeaux, qui planent dans les cieux.
Décrivant au-dessus de la vague sonore
La courbe de leur vol calme et silencieux.
Lentement dans l’éther que la lumière dore,
Ils glissent d’un essor pareil, insoucieux
De ces pauvres humains qui s’éveillent encore
Pour reprendre leur joug et tirer leurs essieux.
Mais eux, montant toujours plus haut dans la lumière,
Ils ont su conserver la liberté première,
Ils n’ont d’autres soucis que d’ouvrir l’aile aux vents ;
Leur solitude à deux est limpide et profonde ;
Ils s’aiment en planant loin des bruits de ce monde…
Comme je vous envie, ô pâles elkovans !

(Poèmes ëpars : Sonnets.)







Bibliographie. — Les Premières Feuilles, poésies (1845) ; — Le Mariage de Luther, drame en cinq actes et en vers (1845) ; — Le Monde renversé, comédie en vers (1853) ; — Dante et Béatrix (1853) ; — La Muse de Corneille (1854) ; — Le Quinze Janvier ou La Muse de Molière (1860) ; — Le Fils de la Terre, roman (1864) ; — Agamemnon, tragédie en cinq actes (1868) ; — La Fille de Roland, drame en quatre actes et en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français le 15 février 1875 (1875) ; — Les Noces d’Attila, drame en quatre actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon le 31 mars 1880 (1881) ; — Poésies complètes, 1850-1881 (1881) ; — La Lizardière, roman (1883) ; — Le Jeu des Vertus, roman d’un auteur dramatique (1885) ; — Mahomet (1888) ; — Le Fils de l’Arétin (1896) ; — France… d’abord ! (1899).

Les œuvres de Henri de Bornier ont été publiées par Dentu.

Le vicomte Henri de Bornier, né à Lunel le 25 décembre 1825, d’une très ancienne famille du Languedoc, mort en 1901, vint à Paris en 1845 pour étudier le droit. Dès son arrivée, il publia, chez l’éditeur Desloges, un recueil de vers, Les Premières Feuilles, et présenta au Théâtre-Français un drame, Le Mariage de Luther, qui fut reçu à correction. Remarqué par M. de Salvandy, il fut nommé surnuméraire à la Bibliothèque de l’Arsenal, dont il fut depuis l’un des conservateurs. Ses poésies complètes ont paru en 1881. Elles comprennent, outre ses vers de jeunesse, quelques à-propos en vers et trois grands poèmes : L’Isthme de Suez (1861), La France dans l’extrême Orient (1863) et Eloge de Chateaubriand (1864), couronnés par l’Académie française. Henri de Bornier a donné au théâtre plusieurs pièces fort remarquables, dont nous citerons La Fille de Roland, œuvre généreuse et forte, qui, représentée sur la scène du Théâtre-Français le 15 février 1875, eut un succès immense, et un autre drame en vers, Les Noces d’Attila, joué à l’Odéon le 31 mars 1880, dont le succès égala presque celui de La Fille de Roland. En prose, il a publié trois romans : La Lizardière (1883), Le Jeu des Vertus (1885), et Comment on devient belle. En 1893, l’auteur de La Fille

de Roland fut élu membre de l’Académie française.
JOYEUSE ET DURANDAL


La France, dans ce siècle, a deux grandes épées,
Deux glaives, l’un royal et l’autre féodal,
Dont les lames d’un flot divin furent trempées :
L’une a pour nom Joyeuse, et l’autre Durandnl.

Roland eut Durandal, Charlemagne a Joyeuse,
Sœurs jumelles de gloire, héroïnes d’acier
En qui vivait du fer l’âme mystérieuse,
Que pour son œuvre Dieu voulut s’associer.

Toutes les deux dans les mêlées
Entraient, jetant leur rude éclair,
Et les bannières étoilées
Les suivaient en flottant dans l’air !
Quand elles faisaient leur ouvrage,
L’étranger frémissait de rage.
Sarrasins, Saxons ou Danois,
Tourbe hurlante et carnassière,
Tombaient dans la rouge poussière
De ces formidables tournois !

Durandal a conquis l’Espagne ;
Joyeuse a dompté le Lombard ;
Chacune à sa noble compagne
Pouvait dire : « Voici ma part ! »
Toutes les deux ont, par le monde,
Suivi, chassé le crime immonde,
Vaincu les païens en tout lieu ;
Après mille et mille batailles,
Aucune d’elles n’a d’entailles,
Pas plus que le glaive de Dieu !

Hélas ! la même fin ne leur est pas donnée :
Joyeuse est fière et libre après tant de combats,
Et quand Roland périt dans la sombre journée,
Durandal des païens fut captive là-bas !

Elle est captive encore, et la France la pleure ;
Mais le sort différent laisse l’honneur égal,
Et la France, attendant quelque chance meilleure
Aime du même amour Joyeuse et Durandal !

(La Fille de Roland.)







Bibliographie. — Melænis, poème (1851) ; — Madame de Montarcy, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre national de l’Odéon le 6 novembre 1856 ; — Hélène Peyron, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre national de l’Odéon le 11 novembre 1858 ; — Festons et Astragales, poésies (1859) ; — L’Oncle Million, comédie en cinq actes et en vers, représentée sur la scène du théâtre national de l’Odéon le 6 décembre 1860 ; — Dolorès, drame en quatre actes et en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français le 22 septembre 1862 ; — Faustine, drame en cinq actes, en prose, représenté sur la scène du théâtre de la Porte-Saint-Martin en février 1864 ; — La Conjuration d’Amboise, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre national de l’Odéon le 29 octobre 1866 ; — Mademoiselle Aïssé (1869-1872) ; — Dernières Chansons, avec une notice de Gustave Flaubert (1872).

Les œuvres de Louis Bouilhet ont été publiées par Alphonse Lemerre.

Louis Bouilhet a collaboré à la Revue de Paris, etc.

Louis-Hyacinthe Bouilhet, né à Cany (Seine-Inférieure) le 27 mai 1822, mort à Rouen le 18 juillet 1869, était fils d’un médecin des armées de l’Empire qui fut chef des ambulances dans la campagne de 1812, passa la Bérézina à la nage en portant sur sa tête la caisse du régiment, et mourut jeune par suite de ses blessures. Après de brillantes études classiques au collège de Rouen, Louis Bouilhet fut l’un des internes du père de Gustave Flaubert, auquel le lia de bonne heure une amitié fraternelle, mais il renonça bientôt à la chirurgie pour donner des répétitions de grec et de latin, qui lui laissaient le loisir de se livrer aux lettres. L’éclatant succès de Melaenis, publiée par la Revue de Paris, puis tirée à part (1851), signala son début dans la nouvelle carrière qu’il s’était choisie, « et révéla d’abord Louis Bouilhet, dit M. André Lemoyne, comme un vrai dilettante dans les scènes antiques de la vie romaine… » Plus tard, dans les Fossiles, « il s’affirma comme un puissant virtuose dans un ample décor du monde antédiluvien ». C’est dans Festons et Astragales (1859) et dans Dernières Chansons (1872) que nous trouvons de petites toiles magistralement brossées, où le dessin et la couleur rivalisent de justesse et de précision. Ces œuvres de patience et de lumière nous rappellent les riches éventails chinois et les fines laques japonaises où les artistes du Levant traduisent leurs plus chères fantaisies. À côté de ces petites toiles heureuses, Louis Bouilhet aime à nous peindre des scènes humoristiques qui nous font ressouvenir des trumeaux galants où s’épanouissaient les belles rieuses d’autrefois, nos aïeules du siècle dernier : bergères et bergers mondains, reines amoureuses et tourterelles roucoulantes, sur des pelouses de haute lisse dans leurs panneaux fleuris. »

Véritable précurseur du Parnasse, Louis Bouilhet a le constant souci de la pureté de la forme, de la « perfection » ; on a pu dire de lui, comme de Sully Prudhomme, que « la moindre de ses pièces a une composition » ; il possède tous les secrets de la métrique. Ajoutons que Louis Bouilhet s’est toujours proclamé partisan de la poésie objective et impersonnelle, quoique quelques-uns de ses meilleurs vers soient précisément ceux où il a trahi le sentiment qui l’obsédait en les écrivant.

Louis Bouilhet a fait représenter avec succès plusieurs pièces de théâtre, telles que Madame de Montarcy, Hélène Peyron, La Conjuration d’Amboise, etc.




LA COLOMBE


Quand chassés, sans retour, des temples vénérables,
Tordus au vent de feu qui soufflait du Thabor,
Les grands Olympiens étaient si misérables
Que les petits enfants tiraient leur barbe d’or ;

Durant ces jours d’angoisse où la terre étonnée
Portait, comme un fardeau, l’écroulement des cieux,
Un seul homme, debout contre la destinée,
Osa, dans leur détresse, avoir pitié des dieux.

C’était un large front, — un Empereur, — un sage,
Assez haut sur son trône et sur sa volonté
Pour arrêter du doigt tout un siècle au passage,
Et donner son mot d’ordre à la Divinité.

Or, un soir qu’il marchait avec ses capitaines,
Incliné sous ce poids de l’avenir humain,

Il aperçut, au fond des brumes incertaines,
Un vieux temple isolé, sur le bord d’un chemin ;

Un vieux temple isolé, plein de mornes visages,
Un de ces noirs débris, au souvenir amer,
Qui dorment échoués sur la grève des âges,
Quand les religions baissent comme la mer.

Le seuil croulait ; la pluie avait rongé la porte
Toute la lune entrait par les toits crevassés.
Au milieu de la route, il quitta son escorte,
Et s’avança, pensif, au long des murs glacés.

Les colonnes de marbre, à ses pieds, abattues,
Jonchaient de toutes parts les pavés précieux ;
L’herbe haute montait au ventre des statues,
Des cigognes rêvaient sur l’épaule des dieux.

Parfois, dans le silence, éclatait un bruit d’aile ;
On entendait, au loin, comme un frisson courir ;
Et, sur les grands vaincus penchant son front fidèle,
Phœbé, froide comme eux, les regardait mourir.

Et, comme il restait là, perdu dans ses pensées,
Des profondeurs du temple il vit se détacher,
Avec un bruit confus de plaintes cadencées,
Une lueur tremblante et qui semblait marcher.

Cela se rapprochait et sonnait sur les dalles.
C’était un grand vieillard qui pleurait en chemin,
Courbé, maigre, en haillons, et traînant ses sandales,
Une tiare au front, une lampe à la main.

Il cachait sous sa robe une blanche colombe ;
Dernier prêtre des dieux, il apportait encor
Sur le dernier autel la dernière hécatombe…
Et l’Empereur pleura, — car son rêve était mort !

Il pleura, jusqu’au jour, sous cette voûte noire.
Tu souriais, ô Christ, dans ton paradis bleu,
Tes chérubins chantaient sur des harpes d’ivoire,
Tes anges secouaient leurs six ailes de feu !

Et du morne Empyrée insultant la détresse,
Comme au bord d’un grand lac aux flots étincelants.
Dans le lait lumineux perdu par la Déesse,
Tes martyrs couronnés lavaient leurs pieds sanglants.


Ta régnais, sans partage, au ciel et sur la terre ;
Ta croix couvrait le monde et montait au milieu ;
Tout, devant ton regard, tremblait, — jusqu’à ta mère.
Pâle éternellement d’avoir porté son Dieu.

Mais tu ne savais pas le mot des destinées,
O toi qui triomphais près de l’Olympe mort ;
Vois : c’est le même gouffre... Avant deux mille années
Ton ciel y descendra, — sans le combler encor !

Ta connaîtras aussi, ployé sous l’anathème,
La désaffection des peuples et des rois,
Si pauvre et si perdu que tu n’auras plus même,
Pour t’y coucher en paix, la largeur de ta croix !

Ton dernier temple, ô Christ, est froid comme une tombe ;
Ta porte n’ouvre plus sur le vaste Avenir ;
Voilà que le jour baisse et qu’on entend venir
Le vieux prêtre courbé, qui porte une colombe !

(Dernières Chantons.)


VERS A UNE FEMME


Quoi ! tu raillais vraiment, quand tu disais : «Je t’aime ! »
Quoi ! tu mentais aussi, pauvre fille !... A quoi bon ?
Tu ne me trompais pas, tu te trompais toi-même,
Pouvant avoir l’amour, tu n’as que le pardon !

Garde-le, large et franc, comme fut ma tendresse.
Que par aucun regret ton cœur ne soit mordu :
Ce que j’aimais en toi, c’était ma propre ivresse ;
Ce que j’aimais en toi, je ne l’ai pas perdu...

Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,
Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,
Et, comme un air qui sonne aux bois creux des guitares,
J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur...

S’il fut sublime et doux, ce n’est point ton affaire.
Je peux le dire au monde et ne te pas nommer :
Pour tirer du néant sa splendeur éphémère,
Il m’a suffi de croire. Il m’a suffi d’aimer.


LE TUNG-WHANG-FUNG


La fleur Ing-wha, petite et pourtant des plus belles,
N’ouvre qu’à Ching-tu-fu son calice odorant ;
Et l’oiseau Tung-whang-fung est tout juste assez grand
Pour couvrir cette fleur en tendant ses deux ailes.

Et l’oiseau dit sa peine à la fleur qui sourit,
Et la fleur est de pourpre, et l’oiseau lui ressemble,
Et l’on ne sait pas trop, quand on les voit ensemble,
Si c’est la fleur qui chante, ou l’oiseau qui fleurit.

Et la fleur et l’oiseau sont nés à la même heure,
Et la même rosée avive chaque jour
Les deux époux vermeils, gonflés du même amour.
Mais quand la fleur est morte, il faut que l’oiseau meure.

Alors, sur ce rameau d’où son bonheur a fui,
On voit pencher sa tête et se faner sa plume.
Et plus d’un jeune cœur, dont le désir s’allume,
Voudrait, aimé comme elle, expirer comme lui.

Et je tiens, quant à moi, ce récit qu’on ignore
D’un mandarin de Chine, au bouton de couleur.
La Chine est un vieux monde où l’on respecte encore
L’amour qui peut atteindre à l’âge d’une fleur.

(Dernières Chansons.)






Bibliographie. — Poèmes antiques (1852) ; — Poèmes et Poésies (1854) ; — Le Chemin de la croix (1859) ; — Idylles de Théocrite, traduction (1861) ; — Odes anacréontiques, traduction (1861) ; — Poèmes barbares (1862) ; — Iliade, traduction (1866) ; — Odyssée, traduction (1867) ; — Hésiode, traduction (1869) ; — Les Hymnes orphiques, traduction (1869) ; — Le Catéchisme populaire républicain (1871) ; — Œuvres complètes d’Eschyle, traduction (1872) ; — Les Érinnyes, tragédie en deux parties, — musique de scène, introduction et intermèdes de Massenet, — représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon en janvier 1873 (1872) ; — Œuvres d’Horace, traduction (1873) ; — Œuvres de Sophocle, traduction (1877) ; — Œuvres d’Euripide, traduction (1885) ; — Poèmes tragiques (1886) ; — Discours de réception à l’Académie française (1887) ; — L’Apollonide, drame lyrique en trois parties et cinq tableaux, musique de F. Servais (1888) ; — Derniers Poèmes (1895).

Les œuvres de Leconte de Lisle ont été publiées par A. Lemerre.

Leconte de Lisle a publié dans quelques vieux journaux de Bretagne des vers qu’il a condamnés à l’oubli. Il a collaboré en outre au Sifflet, à la Phalange, au Parnasse Contemporain, à la Revue Européenne, au Nain jaune, à la Revue des Deux-Mondes, etc.

Charles-Marie-René Leconte de Lisle, né à Saint-Paul (île de la Réunion) le 22 octobre 1818, mort au hameau de Voisins, près de Louveciennes, le 18 juillet 1894, descendait par son père, chirurgien militaire, d’une famille d’origine bretonne. « L’une des branches de cette famille, établie à Saint-Denis, capitale de l’île de Bourbon, avait pris le nom de Lisle pour se distinguer de la branche restée en Bretagne. Sa mère, d’origine gasconne, descendait de la famille de Lanux, alliée aux comtes de Toulouse ; par sa mère, Leconte de Lisle était parent de Parny : le poète pessimiste était petit-neveu du gai poète du xviiie siècle. Élevé avec une grande sévérité par son père, qui voulait essayer sur lui les théories d’éducation de l’Émile de Rousseau, Leconte de Lisle souffrit cruellement de la discipline qui comprima sa jeunesse. On peut trouver là un premier germe de cet esprit de révolte qui s’épanouit si puissamment dans cette nature éprise de liberté et d’indépendance.

Sa première éducation terminée, son père, qui le destinait aux affaires, le fit voyager pour qu’il se créât une situation industrielle. Leconte de Lisle traversa l’Inde, parcourut les îles de la Sonde et put emplir ses yeux des merveilleux paysages qu’il devait décrire plus tard dans une langue si pleine et si riche. Mais il se sentait peu de goût pour les affaires et vint en France. Il s’établit d’abord à Rennes, où il compléta son instruction et concentra son ardeur d’apprendre sur l’étude du grec, de l’italien et de l’histoire, qu’il aimait passionnément depuis son enfance. En même temps, il publiait quelques vers que l’on peut retrouver dans de vieux journaux de Bretagne. Il avait formé une petite société de journalistes, de musiciens et de poètes qui publiaient une petite feuille intitulée Le Sifflet. Il parcourut à pied la vieille terre bretonne avec son ami le peintre Théodore Rousseau, et faillit périr surpris par la marée au pied du Mont-Saint-Michel.

Leconte de Lisle retourna à deux ou trois reprises à son île natale, puis, en 1846, vint définitivement se fixer à Paris. Il fit d’abord partie du groupe fouriériste, où il avait des amis, parmi lesquels un créole de l’île Maurice, le phalanstérien Laverdant, qui le présenta à Victor Considérant. Il publia séparément dans la Phalange, la revue de Victor Considérant, ses premiers vers qui parurent plus tard en volume. La Vénus de Milo, qui fut sa pièce de début, excita un grand enthousiasme parmi les jeunes littérateurs d’alors, Louis Ménard, Lacaussade, Thalès Bernard, etc., qui devinrent ses amis. La Démocratie pacifique, journal quotidien, succéda à la Phalange, et Leconte de Lisle fut chargé de lire les manuscrits adressés au journal ; mais son extrême sévérité pour le stylo le rendit impossible. Il continua cependant à y publier des vers, et deux ou trois nouvelles qui se ressentent de l’influence de Bernardin de Saint-Pierre. À cette époque, le poète fréquentait assidûment un petit cercle d’amis qui s’adonnaient avec passion à l’étude du grec et de la civilisation antique : en 1842, Banville avait fait paraître les Cariatides, et Louis Ménard le Prométhée délivré ; Thalès Bernard, de son côté, avait traduit le Dictionnaire mythologique de Jacobi, qui présentait les dieux grecs sous leur forme véritable. Toutes ces influences agiront sur le jeune poète qui allait renouveler avec plus de largeur et plus de force la tentative d’André Chénier. La révolution de 1848 vint le distraire momentanément de la poésie. Républicain ardent comme ses amis, il se jeta avec enthousiasme dans la mêlée. Le Club des Clubs le délégua pour préparer les élections en Bretagne ; mais ses efforts ne furent pas couronnés de succès, et le Club l’abandonna à Dinan sans argent.

Il revint à Paris, très désillusionné sur le compte du peuple, mais toujours aussi passionné pour son idéal artistique. Il n’abandonnait d’ailleurs aucune de ses convictions. L’Assemblée ayant décrétô l’abolition de l’esclavage dans les colonies, il prit l’initiative d’une lettre envoyée par les créoles aux représentants du peuple pour les féliciter de cette mesure, qui était la ruine pour lui. Son frère, qui administrait la fortune et les plantations paternelles à Pile de Bourbon, fut si irrité qu’il se brouilla avec lui. À partir de ce jour, le poète cessa de recevoir la petite pension que lui faisait sa famille et dut se débattre contre la misère. Cependant la République trahissait toutes ses espérances, et, sans renoncer à ses convictions, Leconte de Lisle abandonnait la société des hommes politiques pour se consacrer tout à la poésie et à la littérature.

C’est en 1852 que parut son premier volume de vers, les Poèmes antiques, chez l’éditeur Marc Ducloux. Avec un sens profondément juste de l’antique, dans une forme impeccable, le poète tentait de retremper au contact de la Grèce la poésie française qu’il jugeait abâtardie ; le livre était précédé d’une préface, véritable manifeste littéraire très curieux à relire. Selon lui, Homère, Eschyle et Sophocle représentent la poésie dans sa vitalité. Depuis eux, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. Le poète répudiait l’esthétique moderue et voulait revenir sur le mouvement classique et romantique pour restituer aux poètes la direction de l’âme humaine. La préface fut vivement critiquée, mais gagna à Leconte de Lisle des fidèles dont l’admiration devait devenir contagieuse. Victor Hugo lui-même en fut frappé et le dit au poète, qu’il s’attacha ainsi par une amitié inaltérable. En 1854 parurent les Poèmes et Poésies ; en 1859, Le Chemin de la croix ; et en 1862, les Poèmes barbares. La même année, Leconte de Lisle commença une série de traductions qui le firent vivement discuter et contribuèrent par là à sa notoriété plus même que ses vors. La traduction des Idylles de Théocrite parut dès 1861, ainsi que celle des Odes anacréontiques. Celle de l’Iliade fut publiée en 1866 ; elle se poursuivit en 1867 par l’Odyssée. En 1869 suivirent Hésiode et les Hymnes orphiques ; en 1872, les Œuvres complètes d’Eschyle ; en 1873, Horace ; en 1877, Sophocle ; enfin, en 1885, Euripide. L’auteur traduisit littéralement le texte grec pour en rendre le plus exactement possible la couleur ; mais son système de reproduction littérale des noms propres, tels que Agamemnôn, Akhilleus, Orestès, Klytaimnestra, fut jugé excessif et fit très injustement contester la valeur et la forte originalité des traductions. » (Ph. Berthelot.)

Tout ce travail, pas plus que ses vers, n’avait enrichi le poète, dont la vie restait bien difficile. Cependant toute une école s’était groupée autour de lui : Léon Dierx, José-Maria de Heredia, Catulle Mendès, Sully Prudhomme, François Coppée, Henry Cazalis, Georges Lafenestre, Anatole France, Emmanuel des Essarts, Albert Mérat, Léon Valade, Xavier de Ricard, André Lemoyne, Paul Verlaine, Villiers de L’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé, Armand Silvestre, l’Hellène Louis Ménard, d’Hervilly, etc. C’étaient les Parnassiens, qui, vers 1866, avaient commencé de se réunir chez M. Catulle Mendès, chez les parents de M. Xavier de Ricard, chez l’éditeur Lemerre. Ils se trouvaient chaque semaine chez Banville et surtout chez Leconte de Lisle, où l’on voyait aussi Théodore de Banville, le doux Asselineau et l’éditeur Lemerre. À cette époque, le poète demeurait au quartier des Invalides. « On grimpait chez lui, nous dit M. Xavier de Ricard, à la file indienne, par un étroit escalier. C’était le maître lui-même, généralement, qui ouvrait, emplissant la porte de sa massive carrure, son monocle à l’œil, et tempérant d’un sourire de bienvenue la menace d’ironie, toujours vibrante à ses lèvres tendues en arc sur leurs deux commissures. Deux pièces, petites et d’un modeste ameublement, étaient livrées aux poètes. Dans la première se tenait d’ordinaire Mme Leconte de Lisle, d’aimable accueil et qui, gracieuse, un peu frêle, blottie en une attitude presque nostalgique de créole en ce coin de canapé où elle se plaisait, avait l’air distrait, sinon effarouché, d’un oiseau des îles, qui voudrait qu’on le laissât rêver aux fleurs et aux fruits de là-bas… Comment se passaient les soirées ? On y récitait et on y disait beaucoup de vers. Naturellement, chaque poète avait hâte — bien qu’il ne le fit souvent qu’en tremblant un peu — de soumettre son dernier poème au maître, et aussi aux camarades, et ce n’est pas sans angoisse que, tout en récitant ou tout en lisant, il observait de temps en temps, à la dérobée, le terrible monocle et les lèvres, plus terribles encore, du grandjuge. Villiers de L’Isle-Adam y jouait et mimait souvent quelque nouvel épisode de sa lantastique épopée de Tribulat Bonhomet, ou quelques scènes d’une de ses souveraines évocations dramatiques, Elen ou Axël… Mais les « soirées de grands galas », celles où tout le monde se pressait dans les deux salons du poète, — c’étaient celles pour lesquelles il avait annoncé la lecture de quelque poètae qu’il venait de terminer ou quelque fragment d’un poème en train. C’est ainsi que nous entendîmes le Lévrier de Magnus, le Kaïn et quelques vers de ses États du Diable, laissés inachevés… » (Petits Mémoires d’un Parnassien.)

Cependant la situation du poète restait très précaire. Aucun des poètes d’alors ne connaissait la « grosse vente », et Leconte de Lisle, fuyant la popularité, avait mis son orgueil à pratiquer le conseil de Théophile Gautier :


La foule est comme l’eau qui fuit les hauts sommets ;
Où son niveau n’est pas. elle n’atteint jamais.
Sans prendre pour lui plaire une peine perdue,
Ne mets pas d’escalier à ta pensée ardue.


Aussi en 1866, au moment de la publication du Parnasse, les Poèmes antiques et les Poèmes barbares n’avaient pas réussi à étendre dans tout le monde lettré la notoriété de Leconte de Lisle. Ce n’était pas son œuvre seulement qui était ignorée, c’était son nom, — « si bien que, dans ses premières polémiques contre le Parnasse, la critique était souvent embarrassée pour l’orthographier : elle écrivait Lecomte de Lille, Leconte Delille, et même Le Comte ».

Enfin, en 1870, la célébrité étant venue, l’Empire lui offrit une pension de 300 francs par mois. « La République lui conserva cette pension et y ajouta, en 1872, le poste de sous-bibliothécaire au Sénat, où le poète fut logé. C’était la vie assurée désormais. Libre de travailler à ses heures, Leconte de Lisle eut l’idée d’aborder le théâtre. Il composa une trilogie eschylienne, les Érinnyes (1872), qui fut jonéo au mois de janvier 1873, à l’Odéon, où elle a été reprise avec succès. Cependant l’Odéon ne voulut pas monter le second drame du poète, l’Apollonide (1888). En 1884, les Poèmes tragiques avaient paru et obtenu le prix Jean Reynaud, de 10,000 francs, à l’Académie française. Ils contenaient des pièces d’une forme plus parfaite encore que les recueils précédents et manifestaient plus hautement que jamais le pessimisme du poète et son dégoût de la vie… En 1873, Leconte de Lisle s’était présenté à l’Académie française pour le fauteuil du P. Gratry. Il se représenta en 1877 et n’eut que la voix de Victor Hugo et celle d’Auguste Barbier. Victor Hugo vota pour lui avec ostentation, et le candidat déclara que ce suffrage lui suffisait pour se considérer comme élu. À la mort de Victor Hugo et conformément au désir formel de celui-ci, — exemple curieux de la vénération qu’il inspirait, — l’Académie nomma Leconte de Lisle pour le remplacer (1886). Il fut reçu, le 31 mars 1887, par Alexandre Dumas fils, qui ne l’aimait pas et le dit, dans un discours qui fit sensation ; il lui reprocha son pessimisme, disant que, s’il aspirait si fort après le néant, il dépendait de lui d’y entrer ; il lui reprochait d’ôter à la poésie le sentiment ; de s’être débarrassé de l’inquiétude de Dieu et de la vie future ; enfin, de ne pas avoir été troublé par la femme : en résumé, il le blâmait de rester impassible devant l’homme et la nature. Ces reproches ont été répétés depuis par un certain nombre de critiques…

Pendant les dernières années de sa vie, Leconte de Lisle a continué à préparer un nouveau volume de vers sur des sujets antiques. La Revue des Deux-Mondes en a publié à diverses reprises des pièces développées. Mais le travail lui devenait pénible, malgré sa régularité (il travaillait chaque matin de huit heures à onze), et son activité littéraire se ralentissait. Il continuait cependant à recevoir les poètes de la jeune génération avec une bienveillance affectueuse que cachaient mal son air ironique et sa sérénité, et son esprit garda jusqu’à la fin sa vivacité… Un peu fatigué par l’influenza, il se décida, au début de l’été de 1894, à aller se reposer dans la propriété d’un ami, à Louveciennes, où il s’éteignit doucement.

Le caractère littéraire de Leconte de Lisle est d’une unité et d’une simplicité admirables. Il a vécu en dehors et au-dessus des passions humaines pour un idéal d’art qu’il a poursuivi toute sa vie, sans aucune défaillance. Cette vie austère, cette attitude si haute, la probité scrupuleuse de son grand talent, ce souci de la perfection, sont d’une belle qualité intellectuelle. Il a été longtemps tenu à l’écart, peu connu de la foule, car il dédaignait la réclame. Au milieu des visions radieuses qu’il évoquait dans le silence et la retraite, il dédaignait la vie éphémère dont les apparences se déroulaient autour de lui. La poésie fut pour lui une sorte de religion, et c’est le seul dieu qu’il ait jamais adoré. Ce qui frappe tout d’abord dans son œuvre, ce sont des vers d’une splendeur précise et une imperturbable sérénité. On a dit qu’il avait créé l’école des « impassibles », et, nous venons de le voir, certains critiques lui ont reproché de manquer de sensibilité ; le public va d’instinct à la poésie personnelle où il cherche des vers à son adresse ; il n’entend rien aux poèmes hindous, hébraïques, grecs, Scandinaves, du poète des religions ; il ne comprend pas qu’un poète s’isole et se désintéresse de son siècle. La perfection constante des vers de Leconte de Lisle, qui procure aux gens du métier an plaisir sans mélange, ne lui semble qu’un magnifique et froid exercice de rhétorique. Si l’on va plus au fond des choses, on constate qu’il est peu de poètes plus modernes et qui incarnent mieux les négations de l’âme moderne. Leconte de Lisle est un grand pessimiste et un impie réfugié dans la contemplation esthétique ; révolté contre l’inanité du monde, mais ébloui de la beauté des apparences, indigné des monstruosités des religions et des injustices de l’histoire, mais séduit par la variété de leurs décors, méprisant l’humanité et l’aimant, — il a traduit tous ces sentiments avec une profondeur et une perfection sans égales. » (Ph. Berthelot.) « Alors que d’autres se crurent quittes envers l’art et envers eux-mêmes, quand ils eurent poussé tel quel le cri arraché à leur chair sanglante par le hasard des heures mauvaises, Leconte de Lisle se haussa toujours jusqu’à une parole d’humanité universelle et voulut que toute glose devînt inutile en éliminant de ses poèmes une allusion indiscrète aux événements particuliers qui leur avaient donné naissance… Il refusait fièrement d’avertir et d’apitoyer… Gœthe ou Flaubert ne se fussent point émerveillés d’une telle esthétique aussi aisément que le put faire Alexandre Dumas… Loin de déceler que le poète eût été incapable de se donner à lui-même une explication du monde, elle révèle un effort héroïque pour projeter dans l’infini et dans l’éternel ce qui fut auparavant le tressaillement momentané de l’individu… » (Pierre Quillard, Mercure de France, août 1894.)




SURYA
HYMNE VÉDIQUE


Ta demeure est an bord des océans antiques.
Maître ! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques.

Sur ta face divine et ton dos écumant
L’abîme primitif ruisselle lentement.
Tes cheveux qui brûlaient au milieu des nuages,
Parmi les rocs anciens déroulés sur les plages,
Pendent en noirs limons, et la boule des mers
Et les vents infinis gémissent au travers.
Sûryâ ! Prisonnier de l’ombre infranchissable,
Tu sommeilles couché dans les replis du sable.
Une haleine terrible habite en tes poumons ;
Elle trouble la neige errante au flanc des monts ;
Dans l’obscurité morne en grondant elle affaisse
Les astres submergés par la nuée épaisse,
Et fait monter en chœur les soupirs et les voix
Qui roulent dans le sein vénérable des bois.

Ta demeure est au bord des océans antiques,
Maître ! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques.

Elle vient, elle accourt, ceinte de lotus blancs,
L’Aurore aux belles mains, aux pieds étincelants ;
Et tandis que, songeur, près des mers tu reposes,
Elle lie au char bleu les quatre vaches roses.
Vois ! Les palmiers divins, les érables d’argent,
Et les frais nymphéas sur l’eau vive nageant,
La vallée où pour plaire entrelaçant leurs danses
Tournent les Apsaras en rapides cadences,
Par la nue onduleuse et molle enveloppés,

S’éveillent, de rosée et de flamme trempés.
Pour franchir des sept cieux les larges intervalles,
Attelle au timon d’or les sept fauves cavales,
Secoue au vent des mers un reste de langueur,
Éclate, et lève-toi dans toute ta vigueur !

Ta demeure est au bord des océans antiques,
Maître ! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques.

Mieux que l’oiseau géant qui tourne au fond des cieux,
Tu montes, ô guerrier, par bonds victorieux ;
Tu roules comme un fleuve, ô Roi, source de l’Être !
Le visible infini que ta splendeur pénètre,
En houles de lumière ardemment agité,
Palpite de ta force et de ta majesté.
Dans l’air flambant, immense, oh ! que ta route est belle
Pour arriver au seuil de la nuit éternelle !
Quand ton char tombe et roule au bas du firmament,
Que l’horizon sublime ondule largement !
Ô Sûryâ ! Ton cœur lumineux vers l’eau noire
S’incline, revêtu d’une robe de gloire ;
L’abîme te salue et s’ouvre devant toi :
Descends sur le profond rivage et dors, ô Roi !
Ta demeure est au bord des océans antiques,
Maître ! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques.

Guerrier resplendissant, qui marches dans le ciel
À travers l’étendue et le temps éternel ;
Toi qui verses au sein de la terre robuste
Le fleuve fécondant de ta chaleur auguste,
Et sièges vers midi sur les brûlants sommets,
Roi du monde, entends-nous, et protège à jamais
Les hommes au sang pur, les races pacifiques
Qui te chantent au bord des océans antiques !

(Poèmes antiques.)


L’ENFANCE D’HÉRAKLÈS


Oriôn, tout couvert de la neige du pôle,
Auprès du Chien sanglant montrait sa rude épaule ;
L’ombre silencieuse au loin se déroulait.

Alkmène ayant lavé ses fils, gorgés de lait,
En un creux bouclier à la bordure haute,
Héroïque berceau, les coucha côte à côte,
Et, souriant, leur dit : « Dormez, mes bien-ainiés.
Beaux et pleins de santé, mes chers petits, dormez.
Que la Nuit bienveillante et les Heures divines
Charment d’un rêve d’or vos âmes enfantines ! »
Elle dit, caressa d’une légère main
L’un et l’autre enlacés dans leur couche d’airain,
Et la fit osciller, baisant leurs frais visages,
Et conjurant pour eux les sinistres présages.
Alors, le doux Sommeil, en effleurant leurs yeux,
Les berça d’un repos innocent et joyeux.
Ceinte d’astres, la Nuit, au milieu de sa course,
Vers l’occident plus noir poussait le char de l’Ourse.
Tout se taisait, les monts, les villes et les bois,
Les cris du misérable et le souci des rois.
Les Dieux dormaient, rêvant l’odeur des sacrifices ;
Mais, veillant seule, Héra, féconde en artifices,
Suscita deux dragons écaillés, deux serpents
Horribles, aux replis azurés et rampants,
Qui devaient étouffer, messagers de sa haine,
Dans son berceau guerrier l’Enfant delà Thébaine.

Ils franchissent le seuil et son double pilier,
Et dardent leur œil glauque au fond du bouclier.
lphiklès, en sursaut, à l’aspect des deux bêtes,
De la langue qui siffle et des dents toutes prêtes,
Tremble, et son jeune cœur se glace, et, pâlissant,
Dans sa terreur soudaine il jette un cri perçant,
Se débat, et veut fuir le danger qui le presse ;
Mais Héraklès, debout, dans ses langes se dresse,
S’attache aux deux serpents, rive à leurs cous visqueux
Ses doigts divins, et fait, en jouant avec eux,
Leurs globes élargis sous l’étreinte subite
Jaillir comme une braise au delà de l’orbite.
Ils fouettent en vain l’air, musculeux et gonflés,
L’enfant sacré les tient, les secoue étranglés,
Et rit en les voyant, pleins de rage et de bave,
Se tordre tout autour du bouclier concave.
Puis il les jette morts le long des marbres blancs,

Et croise pour dormir ses petits bras sanglants.
Dors, justicier futur, dompteur des anciens crimes,
Dans l’attente et l’orgueil de tes faits magnanimes,’
Toi que les pins d’Oita verront, bûcher sacré,
La chair vive, et l’esprit par l’angoisse épuré,
Laisser, pour être un Dieu, sur la cime enflammée
Ta cendre et ta massue et la peau de Némée.


(Poèmes antiques.)


NOX


Sur la pente des monts les brises apaisées
Inclinent au sommeil les arbres onduleux ;
L’oiseau silencieux s’endort dans les rosées,
Et l’étoile a doré l’écume des flots bleus.
Au contour des ravins, sur les hauteurs sauvages,
Une molle vapeur efface les chemins ;
La lune tristement baigne les noirs feuillages ;
L’oreille n’entend plus les murmures humains.
Mais sur le sable au loin chante la mer divine,
Et des hautes forêts gémit la grande voix,
Et l’air sonore, aux cieux que la nuit illumine,
Porte le chant des mers et le soupir des bois.
Montez, saintes rumeurs, paroles surhumaines,
Entretien lent et doux de la terre et du ciel !
Montez, et demandez aux étoiles sereines
S’il est pour les atteindre un chemin éternel.
O mers, ô bois songeurs, voix pieuse du monde,
Vous m’avez répondu durant mes jours mauvais ;
Vous avez apaisé ma tristesse inféconde,
Et dans mon cœur aussi vous chantez à jamais !

(Poèmes antiques.)


L’ECCLÉSIASTE


L’Ecclésiaste a dit : « Un chien vivant vaut mieux
Qu’un lion mort. » Hormis, certes, manger et boire,
Tout n’est qu’ombre et fumée. Et le monde est très vieux,
Et le néant de vivre emplit la tombe noire.


Par les antiques nuits, à la face des cieux,
Du sommet de sa tour comme d’un promontoire,
Dans le silence, au loin laissant planer ses yeux,
Sombre, tel il songeait sur son siège d’ivoire.

Vieil amant du soleil, qui gémissais ainsi,
L’irrévocable mort est un mensonge aussi.
Heureux qui d’un seul bond s’engloutirait en elle !

Moi, toujours, à jamais, j’écoute, épouvanté,
Dans l’ivresse et l’horreur de l’immortalité,
Le long rugissement de la Vie éternelle.


(Poèmes barbares.)


LE CŒUR DE HIALMAR


Une nuit claire, un vent glacé. La neige est rouge.
Mille braves sont là qui dorment sans tombeaux,
L’épée au poing, les yeux hagards. Pas un ne bouge.
Au-dessus tourne et crie un vol de noirs corbeaux.

La lune froide verse au loin sa pale flamme.
Hialmar se soulève entre les morts sanglants,
Appuyé des deux mains au tronçon de sa lame.
La pourpre du combat ruisselle de ses flancs.

— Holà ! Quelqu’un a-t-il encore un peu d’haleine,
Parmi tant de joyeux et robustes garçons
Qui, ce matin, riaient et chantaient à voix pleine
Comme des merles dans l’épaisseur des buissons ?

Tous sont muets. Mon casque est rompu, mon armure
Est trouée, et la hache a fait sauter ses clous.
Mes yeux saignent. J’entends un immense murmure
Pareil aux hurlements de la mer ou des loups.

Viens par ici, Corbeau, mon brave mangeur d’hommes !
Ouvre-moi la poitrine avec ton bec de fer.
Xu nous retrouveras demain tels que nous sommes.
Porte mon cœur tout chaud à la fille d’Ylmer.

Dans Upsal, où les Jarls boivent la bonne bière,
Et chantent, en heurtant les cruches d’or, en chœur,

A tire-d’aile vole, 6 rôdeur de bruyère !
Cherche ma fiancée et porte-lui mon cœur.

Au sommet de la tour que hantent les corneilles
Tu la verras debout, blanche, aux longs cheveux noirs.
Deux anneaux d’argent fin lui pendent aux oreilles,
Et sea yeux sont plus clairs que l’astre des beaux soirs

Va, sombre messager, dis-lui bien que je l’aime,
Et que voici mon cœur. Elle reconnaîtra
Qu’il est rouge et solide, et non tremblant et blême ;
Et la fille d’Ylmer, Corbeau, te sourira !

Moi, je meurs. Mon esprit coule par vingt blessures.
J’ai fait mon temps. Buvez, ô loups, mon sang vermeil.
Jeune, brave, riant, libre et sans flétrissures,
Je vais m’asseoir parmi les dieux, dans le soleil !


(Poèmes barbares.)


LES ELFES


Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Du sentier des bois aux daims familier,
Sur un noir cheval, sort un chevalier.
Son éperon d’or brille en la nuit brune ;
Et, quand il traverse un rayon de lune,
On voit resplendir, d’un reflet changeant,
Sur sa chevelure un casque d’argent.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Ils l’entourent tous d’un essaim léger
Qui dans l’air muet semble voltiger.
— Hardi chevalier, par la nuit sereine,
Où vas-tu si tard ? dit la jeune Reine.
De mauvais esprits hantent les forêts ;
Viens danser plutôt sur les gazons frais.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

— Non ! ma fiancée aux yeux clairs et doux
M’attend, et demain nous serons époux.
Laissez-moi passer, Elfes des prairies,
Qui foulez en rond les mousses fleuries ;
Ne m’attardez pas loin de, mon amour,
Car voici déjà les lueurs du jour. —

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

— Reste, chevalier. Je te donnerai
L’opale magique et l’anneau doré,
Et, ce qui vaut mieux que gloire et fortune,
Ma robe filée au clair de la lune.
— Non ! dit-il. — Va donc ! — Et de son doigt blanc Elle touche au cœur le guerrier tremblant.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Et sous l’éperon le noir cheval part.
Il court, il bondit et va sans retard ;
Mais le chevalier frissonne et se penche ;
Il voit sur la route une forme blanche
Qui marche sans bruit et lui tend les bras :
— Elfe, esprit, démon, ne m’arrête pas ! —

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

— Ne m’arrête pas, fantôme odieux !
Je vais épouser ma belle aux doux yeux.
— O mon cher époux, la tombe éternelle
Sera notre lit de noce, dit-elle.
Je suis morte ! — Et lui, la voyant ainsi,
D’angoisse et d’amour tombe mort aussi.

Couronnés de thym et de marjolaine,
Les Elfes jpyeux dansent sur la plaine.


(Poèmes barbares.)

LES HURLEURS


Le soleil dans les flots avait noyé ses flammes,
La ville s’endormait aux pieds des monts brumeux.
Sur de grands rocs lavés d’un nuage écumeux
La mer sombre en grondant versait ses hautes lames.

La nuit multipliait ce long gémissement.
Nul astre ne luisait dans l’immensité nue ;
Seule, la lune, pâle, en écartant la nue,
Comme une morne lampe oscillait tristement.

Monde muet, marqué d’un signe de colère,
Débris d’un globe mort au hasard dispersé,
Elle laissait tomber de son orbe glacé
Un reflet sépulcral sur l’océan polaire.

Sans borne, assise au Nord, sous les cieux étouffants,
L’Afrique, s’abritant d’ombre épaisse et de brume,
Affamait ses lions dans le sable qui fume,
Et couchait près des lacs ses troupeaux d’éléphants.

Mais sur la plage aride, aux odeurs insalubres,
Parmi des ossements de bœufs et de chevaux,
De maigres chiens, épars, allongeant leurs museaux,
Se lamentaient, poussant des hurlements lugubres.

La queue en cercle sous leurs ventres palpitants,
L’œil dilaté, tremblant sur leurs pattes fébriles,
Accroupis çà et là, tous hurlaient, immobiles,
Et d’un frisson rapide agités par instants.

L’écume de la mer collait sur leurs échines
De longs poils qui laissaient les vertèbres saillir ;
Et, quand les flots par bonds les venaient assaillir,
Leurs dents blanches claquaient sous leurs rouges babines.

Devant la lune errante aux livides clartés,
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes ?
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés ?


Je ne sais ; mais, ô chiens qui hurliez sur les plages,
Après tant de soleils qui ne reviendront plus,
J’entends toujours, du fond de mon passé confus,
Le cri désespéré de vos douleurs sauvages !


(Poèmes barbares.)


LES ÉLÉPHANTS


Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une ondulation immobile remplit
L’horizon aux vapeurs de cuivre où l’homme habite.

Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus
Dorment au fond de l’antre éloigné de cent lieues,
Et la girafe boit dans les fontaines bleues,
Là-bas, sous les dattiers des panthères connus.

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile
L’air épais où circule un immense soleil.
Parfois quelque boa, chauffé dans son sommeil,
Fait onduler son dos dont l’écaille étincelle.

Tel l’espace enflammé brûle sous les cieux clairs.
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays natal à travers les déserts.

D’un point de l’horizon, comme des masses brunes,
Ils viennent, soulevant la poussière, et l’on voit,
Pour ne point dévier du chemin le plus droit, -
Sous leur pied large et sûr crouler au loin les dunes.

Celui qui tient la tête est un vieux chef. Son corps
Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine ;
Sa tête est comme un roc, et l’arc de son échine
Se voûte puissamment à ses moindres efforts.

Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons poudreux ;
Et, creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les pèlerins massifs suivent leur patriarche.

L’oreille en éventail, la trompe entre les dents,
Ils cheminent, l’œil clos. Leur ventre bat et fume,

Et leur sueur dans l’air embrasé monte en brume ;
Et bourdonnent autour mille insectes ardents.

Mais qu’importent la soif et la mouche vorace,
Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé ?
Ils rêvent en marchant du pays délaissé,
Des forêts de figuiers où s’abrita leur race.

Ils reverront le fleuve échappé des grands monts,
Où nage en mugissant l’hippopotame énorme,
Où, blanchis par la lune et projetant leur forme,
Ils descendaient pour boire en écrasant les joncs.

Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire, au sable illimité ;
Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l’horizon s’effacent.


(Poèmes barbares.)


LE SOIR D’UNE BATAILLE



Tels que la haute mer contre les durs rivages,
A la grande tuerie ils se sont tous rués,
Ivres et haletants, par les boulets troués,
En d’épais tourbillons pleins de clameurs sauvages.

Sous un large soleil d’été, de l’aube au soir,
Sans relâche, fauchant les blés, brisant les vignes,
Longs murs d’hommes, ils ont poussé leurs sombres lignes.
Et là, par blocs entiers, ils se sont laissés choir,

Puis, ils se sont liés en étreintes féroces,
Le souffle au souffle uni, l’œil de haine chargé.
Le fer d’un sang fiévreux à l’aise s’est gorgé ;
La cervelle a jailli sous la lourdeur des crosses.

Victorieux, vaincus, fantassins, cavaliers,
Les voici maintenant, blêmes, muets, farouches,
Les poings fermés, serrant les dents, et les yeux louches,
Dans la mort furieuse étendus par milliers.

La pluie, avec lenteur lavant leurs pâles faces,
Aux pentes du terrain fait murmurer ses eaux ;


Et par la morne plaine où tourne un vol d’oiseaux
Le ciel d’un soir sinistre estompe au loin leurs masses.

Tous les cris se sont tus, les râles sont poussés.
Sur le sol bossue de tant de chair humaine,
Aux dernières lueurs du jour on voit à peine
Se tordre vaguement des corps entrelacés ;

Et là-bas, du milieu de ce massacre immense,
Dressant son cou roidi, percé de coups de feu,
Un cheval jette au vent un rauque et triste adieu,
Que la nuit fait courir à travers le silence.

O boucherie ! ô soif du meurtre ! acharnement
Horrible ! odeur des morts qui suffoques et navres !
Soyez maudits devant ces cent mille cadavres
Et la stupide horreur de cet égorgement.

Mais, sous l’ardent soleil ou sur la plaine noire,
Si, heurtant de leur cœur la gueule du canon,
Ils sont morts, Liberté, ces braves, en ton nom,
Béni soit le sang pur qui fume vers ta gloire !


(Poèmes barbares.)


LE VENT FROID DE LA NUIT


Lèvent froid de la nuit souffle à travers les branches
Et casse par moments les rameaux desséchés ;
La neige, sur la plaine où les morts sont couchés,
Comme un suaire étend au loin ses nappes blanches.

En ligne noire, au bord de l’étroit horizon,
Un long vol de corbeaux passe en rasant la terre,
Et quelques chiens, creusant un tertre solitaire,
Entre-choquent les os dans le rude gazon.

J’entends gémir les morts sous les herbes froissées.
O pâles habitants de la nuit sans réveil,
Quel amer souvenir, troublant votre sommeil,
S’échappe en lourds sanglots de vos lèvres glacées ?

Oubliez, oubliez ! Vos cœurs sont consumés ;
De sang et de chaleur vos artères sont vides.
O morts, morts bienheureux, en proie aux vers avides,
Souvenez-vous plutôt de la vie, et dormez !


Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,
Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts,
Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre !

Mais, ô songe ! Les morts se taisent dans leur nuit.
C’est le vent, c’est l’effort des chiens à leur pâture,
C’est ton morne soupir, implacable nature !
C’est mon cœur ulcéré qui pleure et qui gémit.

Tais-toi. Le ciel est sourd, la terre te dédaigne.
A quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir ?
Sois comme un loup blessé qui se tait pour mourir,
Et qui mord le couteau, de sa gueule qui saigne.

Encore une torture, encore un battement.
Puis, rien. La terre s’ouvre, un peu de chair y tombe ;
Et l’herbe de l’oubli, cachant bientôt la tombe,
Sur tant de vanité croit éternellement.


(Poèmes antiques.)


LE NAZARÉEN


Quand le Nazaréen, en croix, les mains clouées,
Sentit venir son heure et but le vin amer,
Plein d’angoisse, il cria vers les sourdes nuées,
Et la sueur de sang ruissela de sa chair.

Mais dans le ciel muet de l’infame colline
Nul n’ayant entendu ce lamentable cri,
Comme un dernier sanglot soulevait sa poitrine,
L’homme désespéré courba son front meurtri.

Toi qui mourais ainsi dans ces jours implacables,
Plus tremblant mille fois et plus épouvanté,
O vivante Vertu ! que les deux misérables
Qui, sans penser à rien, râlaient à ton côté ;

Que pleurais-tu, grande âme, avec tant d’agonie ?
Ce n’était pas ton corps sur la croix desséché,
La jeunesse et l’amour, ta force et ton génie,
Ni l’empire du siècle à tes mains arraché.

Non ! Une voix parlait dans ton rêve, ô Victime !
La voix d’un monde entier, immense désaveu,

Qui te disait : — Descends de ton gibet sublime,
Pâle crucifié, tu n’étais pas un Dieu !

Tu n’étais ni le pain céleste, ni l’eau vive !
Inhabile pasteur, ton joug est délié !
Dans nos cœurs épuisés, sans que rien lui survive,
Le Dieu s’est refait homme, et l’homme est oublié !

Cadavre suspendu vingt siècles sur nos têtes,
Dans ton sépulcre vide il faut enfin rentrer.
Ta tristesse et ton sang assombrissent nos fêtes ;
L’humanité virile est lasse de pleurer. —

Voilà ce que disait, à ton heure suprême,
L’écho des temps futurs, de l’abîme sorti ;
Mais tu sais aujourd’hui ce que vaut ce blasphème ;
O fils du charpentier, tu n’avais pas menti !

Tu n’avais pas menti ! Ton Église et ta gloire
Peuvent, ô Rédempteur, sombrer aux flots mouvants ;
L’homme peut sans frémir rejeter ta mémoire,
Comme on livre une cendre inerte aux quatre vents ;

Tu peux, sur les débris des saintes cathédrales,
Entendre et voir, livide et le front ceint de fleurs,
Se ruer le troupeau des folles saturnales,
Et son rire insulter tes divines douleurs !

Car tu sièges auprès de tes Égaux antiques,
Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu ;
Les âmes, en essaims de colombes mystiques,
Vont boire la rosée à tes lèvres de Dieu !

Et comme aux jours altiers de la force romaine,
Comme au déclin d’un siècle aveugle et révolté,
Tu n’auras pas menti, tant que la race humaine
Pleurera dans le temps et dans l’éternité.


(Poèmes antiques.)


VILLANELLE


Une nuit noire, par un temps calme, sous l’Equateur,

Le Temps, l’Etendue et le Nombre
Sont tombés du noir firmament
Dans la mer immobile et sombre.


Suaire de silence et d’ombre,
La nuit efface absolument
Le Temps, l’Etendue et le Nombre.

Tel qu’un lourd et muet décombre,
L’Esprit plonge au vide dormant,
Dans la mer immobile et sombre.

En lui-même, avec lui, tout sombre,
Souvenir, rêve, sentiment,
Le Temps, l’Étendue et le Nombre,
Dans la mer immobile et sombre.


(Poèmes tragiques.)


LA CHASSE DE L'AIGLE



L’aigle noir aux yeux d’or, prince du ciel mongol,
Ouvre, dès le premier rayon de l’aube claire,
Ses ailes comme un large et sombre parasol.

Un instant immobile, il plane, épie et flaire.
Là-bas, au flanc du roc crevassé, ses aiglons
Erigent, affamés, leurs cous au bord de l’aire.

Par la steppe sans fin, coteau, plaine et vallons,
L’œil luisant à travers l’épais crin qui l’obstrue,
Pâturent, çà et là, des bardes d’étalons.

L’un d’eux, parfois, hennit vers l’aube ; l’autre rue
Ou quelque autre, tordant la queue, allègrement,
Pris de vertige, court dans l’herbe jaune et drue.

La lumière, en un frais et vif pétillement,
Croît, s’élance par jet, s’échappe par fusée,
Et l’orbe du soleil émerge au firmament.

A l’horizon subtil où bleuit la rosée,
Morne dans l’air brillant, l’aigle darde, anxieux,
Sa prunelle infaillible et de faim aiguisée.

Mais il n’aperçoit rien qui vole par les cieux,
Rien qui surgisse au loin dans la steppe aurorale,
Cerf ni daim, ni gazelle aux bonds capricieux.


Il fait claquer son bec avec un âpre râle ;
D’un coup d’aile irrité, pour mieux voir de plus haut,
Il s’enlève, descend et remonte en spirale.

L’heure passe, l’air brûle. Il a faim. A défaut
De gazelle ou de daim, sa proie accoutumée,
C’est de la chair, vivante ou morte, qu’il lui faut.

Or, dans sa robe blanche et rase, une fumée
Autour de ses naseaux roses et palpitants,
Un étalon conduit la hennissante armée.

Quand il jette un appel vers les cieux éclatants,
La harde, qui tressaille à sa voix fière et brève,
Accourt, l’oreille droite et les longs crins flottants.

L’aigle tombe sur lui comme un sinistre rêve,
S’attache au col troué par ses ongles de fer
Et plonge son bec courbe au fond des yeux qu’il crève.

Cabré, de ses deux pieds convulsifs battant l’air,
Et comme empanaché de la bête vorace,
L’étalon fuit dans l’ombre ardente de l’enfer.

Le ventre contre l’herbe, il fuit, et, sur sa trace,
Ruisselle de l’orbite excave un flux sanglant ;
Il fuit, et son bourreau le mange et le harasse.

L’agonie en sueur fait haleter son flanc ;
Il renâcle, et secoue, enivré de démence,
Cette grande aile ouverte et ce bec aveuglant.

Il franchit, furieux, la solitude immense,
S’arrête brusquement, sur ses jarrets ployé,
S’abat et se relève et toujours recommence,

Puis, rompu de l’effort en vain multiplié,
L’écume aux dents, tirant sa langue blême et sèche,
Par la steppe natale il tombe foudroyé.

Là, ses os blanchiront au soleil qui les sèche ;
Et le sombre Chasseur des plaines, l’aigle noir,
Retourne au nid avec un lambeau de chair fraîche.

Ses petits affamés seront repus ce soir.

(Poèmes tragiques.)






Bibliographie. — Les Grains de mil (1854) ; — Il Penseroso (1858) ; — La Part du rêve (1863) ; — Les Etrangères (1876) ; — Charles le Téméraire, romancero historique (1877) ; — Jour à jour (1880) ; — Journal intime, 2 volumes (1883-1884).

Jour à jour a été édité à Paris par G. Fischbacher.

Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) fut professeur à l’Université de Genève. Peu connu comme poète, il doit sa célébrité à la publication de son Journal intime. « Amiel est un exemplaire accompli d’une certaine variété d’âmes modernes… Comme Taine et comme Renan, il fut imbu des idées germaniques, et il tenta de les accommoder aux exigences de son éducation toute latine. Comme Stendhal, comme Flaubert, comme tant d’autres moins illustres, il subit les conséquences de l’abus de l’esprit d’analyse. Comme Leconte de Lisle et comme Baudelaire, il tenta de s’enfuir dans le rêve, ayant trop souffert de la vie. Seulement, des conditions de milieu et de tempérament firent que ces tendances diverses n’eurent, dans Amiel, aucun contrepoids, en sorte qu’il laissa s’exagérer chez lui jusqu’à la maladie, et l’esprit germanique, et l’analyse, et le goût du songe. » (Paul Bourget.)

Frédéric Amiel a publié quatre recueils de vers : Les Grains de mil (1854), Il Penseroso (1858), Les Etrangères (1876) et Jour à jour (1880), qui contiennent plusieurs pièces d’un charme tout particulier.




TOUTE PENSÉE EST UNE FLEUR…


Toute pensée est une fleur
Unique en son espèce,
Qui naît, s’ouvre et brille, lueur
Dans notre nuit épaisse.


Elle paraît et disparait
Comme un rêve à l’aurore.
D’oii vient-elle ? C’est un secret.
Où va-t-elle ? On l’ignore.

Dans son éclat, dans sa fraîcheur,
Avant qu’elle nous laisse,
Embaumons-la, forme et couleur,
La frêle enchanteresse.

Toute pensée est une fleur
Unique en son espèce.


FIDÉLITÉ


C’était au premier jour d’avril.
Il m’en souvient, t’en souvient-il
De même ?
Un soir, sous le ciel, à genoux,
Vous m’avez dit ce mot si doux :
« Je t’aime ! »

Avril, peuplant l’air de chansons,
Gonflait prés, forêts et buissons
De sèves,
Quand le mot, tombé dans mon sein,
Y fit tourbillonner l’essaim
Des rêves.

Ce mot, qu’après tant de combats,
Heureux, nous redîmes tout bas
Ensemble,
Ce mot, par lequel fut lié
Mon cœur, l’auriez-vous oublié ?
Je tremble.

Vous m’avez dit : « Je reviendrai. »
Une femme à ce mot sacré
S’attache ;
Son cœur se donne sans retour,
Pour pouvoir demander l’amour
Sans tache.


La feuille a jauni dans les bois ;
L’oiseau s’est tu ; mois après mois
S’envole.
Votre cœur s’est-il endormi,
Quand le mien veille et souffre, ami ?..
Peur folle !

Je ne veux pas douter ; j’ai foi,
Bien que chacun autour de moi
S’étonne ;
Je ne puis pas douter, j’attends ;
Mon cœur ne connaît pas le temps
D’automne.

Mais ce long silence interdit…
« Je reviendrai, » m’avez-vous dit ;
C’est l’heure.
Te souviens-tu ?… je me souviens ;
Maître de ma vie, oh ! reviens,
Je pleure.







Bibliographie. — Aux héros des Thermopyles, élégie dédiée à C. Delavigne (1825) ; — L’Amour impossible, roman (1841) ; — La Bague d’Annibal (1843) ; — Du Dandysme et de Georges Brummel, avec portraits de Brummel et de l’auteur à vingt ans (1845) ; — Une Vieille Maîtresse (1851) ; — Les Prophètes du passé (1851) ; — L’Ensorcelée, roman (1854) ; — une plaquette, sans titre, renfermant 12 pièces de vers (Caen, 1854) ; — Memorandum (1856) ; — Rythmes oubliés (1858) ; — Les Œuvres et les Hommes, 1re édition, 4 volumes (1861-1865) ; — Les Misérables de Victor Hugo (1862) ; — Les Quarante Médaillons de l’Académie (1863) ; — Le Chevalier Destouches (1864) ; — Un Prêtre marié (1864) ; — Les Diaboliques (1874) ; — Les Bas Bleus (1877) ; — Gœthe et Diderot (1880) ; — Une Histoire sans nom (1882) ; — Ce qui ne meurt pas (1884) ; — Les Vieilles Actrices, Le Musée des antiques (1884) ; — Les Ridicules du temps (1884) ; — Les Critiques ou les Juges jugés (1885) ; — Sensations d’art (1886) ; — Memoranda (1887) ; — Les Philosophes et les Ecrivains religieux (1887) ; — Les Œuvres et les Hommes, seconde édition (1889 et années suivantes) ; — Les Œuvres et les Hommes, xixe siècle, deuxième série : I, Littérature étrangère (1891) ; II, Littérature épistolaire (1893) ; III, Mémoires historiques et littéraires (1893) ; IV, Les Poètes (1893) ; V, Journalistes et Polémistes (1895) ; VI, Portraits politiques et littéraires (1898) ; VII, Les Philosophes et les Ecrivains religieux (1899) ; VIII, Le Roman contemporain (1901) ; IX, Romanciers d’hier et d’avant-hier (1904) ; X, De l’Histoire (1905) ; — Amaïdée, poème en prose ; — Poussières, poèmes (1897, épuisé) ; — Rythmes oubliés (1897, épuisé) ; — A côté de la Grande-Histoire (1906).

Les œuvres de Jules Barbey d’Aurevilly se trouvent chez Alphonse Lemerre.

Jules Barbey d’Aurevilly a collaboré à la Revue de Caen (1832), au Journal des Débats, au Nouvelliste, au Pays, au Réveil (1858), au Constitutionnel, au Nain jaune, à la Veilleuse, à la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, etc.

Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, né à Saint-Sauveur-le-Vicomte (Manche) le 2 novembre 1808, mort à Paris en 1889, débuta dans les lettres à dix-sept ans par une élégie dédiée à Casimir Delavigne : Aux héros des Thermopyles (1825). Son premier roman, L’Amour impossible, date de 1841. Deux autres publications faites à petit nombre et par les soins d’un ami, M. Tribucien, La Bague d’Annibal (1843), sorte de poème en prose, et Du Dandysme et de Georges Brummel (1845), biographie d’un fat célèbre, avaient attiré l’attention des lettrés, lorsqu’il mit au jour un nouveau roman, Une Vieille Maîtresse (1851), dont quelques passages soulevèrent de vives accusations d’immoralité, et qui fut suivi d’une série d’études philosophiques, Les Prophètes du passé (1851), où l’auteur se plaçait au premier rang des champions du catholicisme militant. Vers cette même époque, il publia L’Ensorcelée, épisode de la chouannerie normande, son chef-d’œuvre, auquel il a donné pour pendant, quelques années plus tard, un autre épisode emprunté aux mêmes luttes : Le Chevalier Destouches (1864). D’autres volumes suivirent, dont quelques-uns faillirent lui attirer des poursuites. Une plaquette sans titre, renfermant 12 pièces de vers (1854), Memorandum, journal d’un séjour à Caen (1856), Rythmes oubliés (1838) et Le Pacha (1869), fragments d’un volume de poèmes en prose qui n’a pas paru, ont été publiés par M. Tribucien et complètent l’œuvre personnelle de Barbey d’Aurevilly. La plupart de ses articles de critique, parus dans divers journaux, ont été rassemblés dans Les Œuvres et les Hommes, Les Quarante Médaillons de l’Académie française, etc. Les hommes d’alors se rappelleront les attaques furieuses et spirituelles dirigées par Barbey d’Aurevilly contre le Parnasse et les Parnassiens, — les trente-sept, — lesquels furent tous médaillonés sans pitié, selon la fantaisie de l’artiste, avec une verve mordante qui lui valut bien des inimitiés. On a appelé Barbey d’Aurevilly le Duc de Guise de la littérature. C’est, en effet, un jouteur, un lutteur infatigable, un « vrai soldat de la plume », ayant toujours, dit M. Charles Buet, « flamberge au vent et feutre sur l’oreille ». « Ce fut de plus, ajoute le même critique, une des intelligences les plus profondes, les plus complètes de ce temps-ci, que cet homme qui s’est contenté d’être un solitaire, écrivant des histoires pour lui-même et pour ses amis, faisant bon marché de l’argent et de la gloire, et, prodigue éperdu, semant à tous les vents assez de génie pour laisser croire qu’il en avait le mépris… »

Dans sa préface aux Memoranda, M. Paul Bourget apprécie en ces termes le talent et la personnalité littéraire de Barbey d’Aurevilly : « Depuis Rivarol et le prince de Ligue, personne n’a causé comme M. d’Aurevilly ; car il n’a pas seulement le mot, comme tant d’autres, il a le style dans le mot, et la métaphore, et la poésie. Mais c’est que toutes les facultés de ce rare talent se font équilibre et se tiennent d’une étroite manière ; et, même à l’occasion de ces feuilles légères des ' Memoranda, c’est ce talent tout entier qu’il convient d’évoquer… Quoi qu’il en soit des causes dont ces habitudes ont été l’effet visible, il est certain que, pareil à ce lord Byron qu’il aime tant, M. d’Aurevilly aura vécu dans notre xixe siècle à l’état de révolte permanente et de protestation continue… M. d’Aurevilly est, au plus beau et au plus exact sens de ce mot, un poète, — un créateur même ; sa poésie est aussi voisine de celle des Anglais que sa Normandie est voisine de l’Angleterre. »





OH ! LES YEUX ADORÉS NE SONT PAS CEUX QUI VIRENT…

Oh ! les yeux adorés ne sont pas ceux qui virent
Qu’on les aimait, — alors qu’on en mourait tout bas !
Les rêves les plus doux ne sont pas ceux que firent
Deux êtres, cœur à cœur et les bras dans les bras !
Les bonheurs les plus chers à notre âme assouvie
Ne son ! pas ceux qu’on pleure après qu’ils sont partis ;
Mais les plus beaux amours que l’on eut dans la vie
Du cœur ne sont jamais sortis !

Ils sont là, vivent la, durent là. — Les années
Tombent sur eux eh vain. On les croit disparus,
Perdus, anéantis, au fond des destinées !…
Et le destin, c’est eux, qui semblaient n’être plus !
On a dix fois aimé depuis eux. — La jeunesse
A coulé, fastueuse et brûlante, — et le Temps
Amène, un soir d’hiver, par la main, la vieillesse,
Qui nous prend, elle ! par les flancs !

Mais ces flancs terrassés qu’on croyait sans blessure
En ont une depuis qu’ils respirent, hélas !
D’un trait mal appuyé légère égratignure,
Qui n’a jamais guéri, mais qui ne saignait pas !
Ce n’était rien, — le pli de ces premières roses
Qu’on s’écrase au printemps sur le cœur, quand il bout…
Ah ! dans ce cœur combien il a passé de choses !
Mais ce rien resté… c’était tout !

On n’en parlait jamais… Jamais, jamais personne
N’a su que sous un pli de nos cœurs se cachait,
Comme une cantharide au fond d’une anémone,
Un sentiment sans nom que rien n’en détachait !
Ce n’était pas l’amour exprimé qui s’achève
Dans des bras qu’on adore et qu’on hait tour à tour…
Ce n’était pas l’amour, ce n’en était qu’un rêve…
Mais c’était bien mieux que l’amour !

Et sous tous ces amours qui fleurissent la vie,
Et sous tous les bonheurs qui peuvent l’enivrer,

Nous avons retrouvé toujours cette folie,
A laquelle le cœur n’a rien à comparer !
Et nous avons subi partout l’étrange empire
De ce rêve tenace, — et vague, — mais vainqueur,
Et jusque dans tes bras, Clara, ce doux Vampire
Est venu s’asseoir sur mon cœur !

Tu ne devinas pas ce que j’avais dans l’âme…
Tu faisais à mon front couronne de ton bras,
Et de ton autre main qui me versait sa flamme
Tu me tâtais ce cœur où, toi, tu n’étais pas !
Tu cherchais à t’y voir, chère fille égarée,
Tu disais : « Tu te tais, mon bien-aimé ; qu’as-tu ?… »
Je n’avais rien, Clara, — mais, ma pauvre adorée,
C’est ce rien-là que j’avais vu !

Il se levait, tout droit, ce rien, dans ma pensée.
Ce n’était qu’un fantôme, un visage incertain…
Mais des chers souvenirs de notre âme abusée
Le plus fort, c’est toujours, toujours le plus lointain
Perspective du cœur ardent qui se dévore !
Le passé reculant brille plus à nos yeux…
Et le jour le plus beau n’est qu’un spectre d’aurore,
Qui revient rôder dans les cieux !

Et toi, tu l’as été, ce spectre d’une aurore,
Dont le rayon pour moi ne s’éteignit jamais !
Mais toi, jour de mes yeux, ma Clara que j’adore,
Tu n’as pas effacé cette autre que j’aimais !…
Une étoile planant sur les mers débordées
Se mire dans leurs flots et rit de leurs combats…
Combien donc nous faut-il de femmes possédées
Pour valoir celle qu’on n’eut pas ?…

(Poussières.)


LA HAINE DU SOLEIL


(A Mademoiselle L. R..)

I

Un soir, j’étais debout derrière une fenêtre…
Contre la vitre en feu j’avais mon front songeur,
Et je voyais, là-bas, lentement disparaître

Un soleil embrumé qui mourait sans splendeur !
C’était un vieux soleil des derniers soirs d’automne,
Globe d’un rouge épais, de chaleur épuisé,
Qui ne faisait baisser le regard à personne
Et qu’un aigle aurait méprisé !

II

Alors, je me disais, en une joie amère :
« Et toi, Soleil, aussi j’aime te voir sombrer I
Astre découronné, comme un roi de la terre,
Tête de Roi tondu que la nuit va cloîtrer ! »
Demain, je le sais bien, tu sortiras des ombres ;
Tes cheveux d’or auront tout à coup repoussé.
Qu’importe ! j’aurai cru que tu meurs quand tu sombres !
Un moment, je l’aurai pensé !

III

Un moment, j’aurai dit : c’en est fait : il succombe,
Le monstre lumineux qu’ils disaient éternel,
Il pâlit comme nous, il se meurt, et sa tombe
N’est qu’un brouillard sanglant dans quelque coin du ciel.
Grimace de mourir, grimace funéraire,
Qu’en un ciel ennuité chaque jour il fait voir…
Eh bien, cela m’est doux de la sentir vulgaire,
Sa façon de mourir, ce soir !

IV

Car je te hais, Soleil ! oh ! oui, je te hais, comme
L’impassible témoin des douleurs d’ici-bas…
Chose de feu, sans cœur, je te hais, comme un homme !
L’être que nous aimons passe, et tu ne meurs pas !
L’œil bleu, le vrai soleil qui nous verse la vie,
Un jour perdra son feu, son azur, sa beauté,
Et tu l’éclaireras de ta lumière impie,
Insultant d’immortalité !

V

Et voilà, vieux Soleil, pourquoi mon cœur t’abhorre !
Voilà pourquoi je t’ai toujours haï, Soleil !
Pourquoi je dis le soir, quand le jour s’évapore :
" Ah ! si c’était sa mort, et non plus son sommeil ! 8
Voilà pourquoi je dis, quand tu sors d’un ciel sombre :

« Bravo ! ses six mille ans l’ont enfin achevé !
L’œil du cyclope a donc enfin trouvé dans l’ombre
La poutre qui l’aura crevé ! »

VI

Et que le sang en pleuve, et sur nos fronts ruisselle,
A la place où tombaient tes insolents rayons !
Et que la plaie aussi nous paraisse éternelle
Et mette six mille ans à saigner sur nos fronts !
Nous n’aurons plus alors que la nuit et ses voiles,
Plus de jour lumineux dans un ciel de saphir !
Mais n’est-ce pas assez que le feu des étoiles
Pour voir ce qu’on aime mourir !…

VII

Pour voir la bouche en feu par nos lèvres usée
Nous dire froidement : « C’est fini ! Laisse-moi ! »
Et s’éteindre l’amour qui, dans notre pensée,
Allumait un soleil plus éclatant que toi !
Pour voir errer parmi les spectres de la terre
Le spectre aimé qui semble et vivant et joyeux,
La nuit, la sombre nuit est encore trop claire…
Et je l’arracherais des cieux !

(Poussières.)





Bibliographie. — Contes en vers (1855) ; — Contes et Poésies (1863) ; — Premières Poésies (1874) ; — Poésies philosophiques (1874) ; — Pensées d’une solitaire, précédées d’une autobiographie (1883) ; — Pensées d’une solitaire, précédées de fragments inédits [Madame Louise Ackermann intime, par L. R.] (1903).

Les œuvres de Mme L. Ackermann ont été publiées par Alphonse Lemerre.

Mme Ackermann a collaboré au Parnasse Contemporain, etc.

Mme Ackermann (Louise-Victorine Choquet) naquit le 30 novembre 1813. Son naturel et son éducation lui firent une enfance sérieuse et une première jeunesse austère, toute adonnée à la lecture et à l’étude. Son père, voltairien de vieille roche, l’avait soustraite jusqu’à l’âge de douze ans à tout enseignement religieux, et Voltaire, Platon, Buffon et Rousseau furent les auteurs favoris de la jeune fille, jusqu’au moment où l’horizon poétique s’ouvrit pour elle avec Shakespeare, Byron, Gœthe et Schiller. A la mort de son père (1838), elle se rendit une première fois à Berlin, où elle fut reçue dans la famille de M. Schubart ; elle y retourna quelques années après et s’y maria. « Veuve en 1846, elle se retira sur une colline des environs de Nice, et y vécut dans une complète solitude, avec son deuil, ses souvenirs et ses livres. C’est dans cette retraite claustrale que, pendant vingt-quatre ans, se mûrirent sa pensée et son talent ; son érudition y devint considérable. Ses qualités sont précisément celles qu’on rencontre le plus rarement chez les écrivains de son sexe : la vigueur de la pensée et l’éloquence de l’expression. Ses cris sont tout virils ; le soupir élégiaque, si fréquent dans la poésie féminine, ne l’est point dans la sienne… Mme Ackermann a trouvé, en poésie, des accents qui lui sont propres pour exprimer le dernier état de l’âme humaine aux prises avec l’inconnu : c’est là le caractère éminent de son œuvre. Les sujets qu’elle excelle à traiter, tirés du problème de la condition de l’homme, sont d’un intérêt snpérieur et permanent. » (Sully Prudhomme.)

Outre ses divers recueils de poèmes, Mme Ackermann a publié, en 1883, quelques années avant sa mort (1890), Les Pensées

d’une solitaire, précédées d’une autobiographie.
L'HOMME

Jeté par le hasard sur un vieux globe infime,
A l’abandon, perdu comme en un océan,
Je surnage un moment et flotte à fleur d’abîme,
Epave du néant.

Et pourtant, c’est à moi, quand sur des mers sans rive
Un naufrage éternel semblait me menacer,
Qu’une voix a crié du fond de l’Être : « Arrive !
Je t’attends pour penser. »

L’Inconscience encor sur la nature entière
Etendait tristement son voile épais et lourd.
J’apparus ; aussitôt à travers la matière
L’Esprit se faisait jour.

Secouant ma torpeur et tout étonné d’être,
J’ai surmonté mon trouble et mon premier émoi.
Plongé dans le grand Tout, j’ai su m’y reconnaître ;
Je m’affirme et dis : « Moi ! »

Bien que la chair impure encor m’assujettisse,
Des aveugles instincts j’ai rompu le réseau ;
J’ai créé la Pudeur, j’ai conçu la Justice ;
Mon cœur fut leur berceau.

Seul je m’enquiers des fins et je remonte aux causes.
A mes yeux l’univers n’est qu’un spectacle vain.
Dussé-je m’abuser, au mirage des choses
Je prête un sens divin.

Je défie à mon gré la mort et la souffrance.
Nature impitoyable, en vain tu me démens,
Je n’en crois que mes vœux, et fais de l’espérance
Même avec mes tourments.

Pour combler le néant, ce gouffre vide et morne,
S’il suffit d’aspirer un instant, me voilai
Fi de cet ici-bas ! Tout m’y cerne et m’y borne ;
Il me faut l’au-delà !

Je veux de l’éternel, moi qui suis l’éphémère.
Quand le réel me presse, impérieux, brutal.

Pour refuge au besoin n’ai-je pas la chimère
Qui s’appelle Idéal ?

Je puis avec orgueil, au sein des nuits profondes,
De l’éther étoilé contempler la splendeur.
Gardez votre infini, cieux lointains, vastes mondes,
J’ai le mien dans mon cœur !


L’AMOUR ET LA MORT


I


Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l’un de l’autre enlacés un moment,
Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,
Font le même serment :

Toujours ! Un mot hardi, que les cieux qui vieillissent
Avec étonnement entendent prononcer,
Et qu’osent répéter des lèvres qui palissent
Et qui vont se glacer.

Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse
Qu’un élan d’espérance arrache à votre cœur,
Vain défi qu’au néant vous jetez, dans l’ivresse
D’un instant de bonheur ?

Amants, autour de vous une voix inflexible
Crie à tout ce qui naît : « Aime, et meurs ici-bas ! »
La mort est implacable et le ciel insensible ;
Vous n’échapperez pas.

Eh bien ! puisqu’il le faut, sans trouble et sans murmure,
Forts de ce même amour dont vous vous enivrez
Et perdus dans le sein de l’immense Nature,
Aimez donc, et mourez !

II


Non ! non ! tout n’est pas dit, vers la beauté fragile
Quand un charme invincible emporte le désir,
Sous le feu d’un baiser quand notre pauvre argile
A frémi de plaisir.

Notre serment sacré part d’une Urne immortelle ;
C’est elle qui s’émeut quand frissonne le corps ;

Nous entendons sa voix et le bruit de son aile
Jusque dans nos transports.

Nous le répétons donc, ce mot qui fait d’envie
Pâlir au firmament les astres radieux,
Ce mot qui joint les cœurs et devient, dès la vie,
Leur lien pour les cieux.

Dans le ravissement d’une éternelle étreinte
Ils passent entraînés, ces couples amoureux,
Et ne s’arrêtent pas pour jeter avec crainte
Un regard autour d’eux.

Ils demeurent sereins quand tout s’écroule et tombe ;
Leur espoir est leur joie et leur appui divin ;
Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe
Leur pied heurte en chemin.

Toi-même, quand tes bois abritent leur délire,
Quand tu couvres de fleurs et d’ombre leurs sentiers,
Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire
S’ils mouraient tout entiers ?

Sous le voile léger de la beauté mortelle
Trouver l’âme qu’on cherche et qui pour nous éclot,
Le temps de l’entrevoir, de s’écrier : « C’est Elle ! »
Et la perdre aussitôt,

Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée
Change en spectre à nos yeux l’image de l’Amour.
Quoi ! ces vœux infinis, cette ardeur insensée
Pour un être d’un jour ?

Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles,
Grand Dieu qui dois d’en haut tout entendre et tout voir,
Que tant d’adieux navrants et tant de funérailles
Ne puissent t’émouvoir,

Qu’à cette tombe obscure où tu nous fis descendre
Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus.
Amèrement en vain l’on pleure sur leur cendre ;
Tu ne les rendras plus ! »

Mais non ! Dieu, qu’on dit bon, tu permets qu’on espère ;
Unir pour séparer, ce n’est point ton dessein.
Tout ce qui s’est aimé, fût-ce un jour, sur la terre,
Va s’aimer dans ton sein.


III


Éternité de l’homme, illusion ! chimère !
Mensonge de l’amour et de l’orgueil humain !
Il n’a point eu d’hier, ce fantôme éphémère,
Il lui faut un demain !

Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle
Qui brûle une minute en vos cœurs étonnés,
Vous oubliez soudain la fange maternelle,
Et vos destins bornés.

Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires !
Seuls au pouvoir fatal qui détruit en créant ?
Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères
En face du néant.

Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :
a J’aime, et j’espère voir expirer tes flambeaux. »
La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles
Luiront sur vos tombeaux.

Vous croyez que l’Amour dont l’âpre feu vous presse
A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ;
La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :
 « Nous aussi nous aimons ! »

Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
Qui remplit tout, les bois, les champs, de ses ardeurs ;
La Nature sourit, mais elle est insensible :
Que lui font vos bonheurs ?

Elle n’a qu’un désir, la marâtre immortelle,
C’est d’enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
Mère avide, elle a pris l’éternité pour elle,
Et vous laisse la mort.

Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
Le reste est confondu dans un suprême oubli.
Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître :
Son vœu s’est accompli.

Quand un souffle d’amour traverse vos poitrines,
Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines
Vous jettent éperdus ;


Quand, pressant sur ce cœur qui va bientôt s’éteindre
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
L’Infini dans vos bras :

Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,
Ces transports, c’est déjà l’Humanité future
Qui s’agite en vos seins.

Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu’ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un cœur.

Mais d’autres cœurs naitront qui renoueront la trame
De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,
Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,
Dans les âges lointains.

Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l’Amour.
Chacun rapidement prend la torche immortelle,
Et la rend a son tour.

Aveuglés par l’éclat de sa lumière errante,
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours : à votre main mourante
Elle échappe déjà.

Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;
Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant vous pourrez emporter dans l’abîme
Votre éblouissement.

Et quand il régnerait au fond du ciel paisible
Un être sans pitié qui contemplât souffrir,
Si son œil éternel considère, impassible,
Le naître et le mourir,

Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même,
Qu’un mouvement d’amour soit encor votre adieu !
Oui ! faites voir combien l’homme est grand lorsqu’il aime,
Et pardonnez à Dieu.

PAROLES D’UN AMANT


Au courant de l’amour lorsque je m’abandonne,
Dans le torrent divin quand je plonge enivré,
Et presse éperdument sur mon sein qui frissonne
Un être idolâtré,

Je sais que je n’étreins qu’une forme fragile,
Qu’elle peut à l’instant se glacer sous ma main,
Que ce cœur tout a moi, fait de flamme et d’argile,
Sera cendre demain ;

Qu’il n’en sortira rien, rien, pas une étincelle
Qui s’élance et remonte à son foyer lointain :
Un peu de terre en hâte, une pierre qu’on scelle,
Et tout est bien éteint.

Et l’on viendrait serein, à cette heure dernière,
Quand des restes humains le souffle a déserté,
Devant ces froids débris, devant cette poussière,
Parler d’éternité !

L’éternité ! Quelle est cette étrange menace ?
A l’amant qui gémit, sous son deuil écrasé,
Pourquoi jeter ce mot qui terrifie et glace
Un cœur déjà brisé ?

Quoi ! le ciel, en dépit de la fosse profonde,
S’ouvrirait à l’objet de mon amour jaloux ?
C’est assez d’un tombeau, je ne veux pas d’un monde
Se dressant entre nous.

On me répond en vain pour calmer mes alarmes :
n L’être dont sans pitié la mort te sépara,
Ce ciel que tu maudis, dans le trouble et les larmes,
Ce ciel te le rendra. »

Me le rendre, grand Dieu ! mais ceint d’une auréole,
Rempli d’autres pensers, brûlant d’une autre ardeur,
N’ayant plus rien en soi de cette chère idole
Qui vivait sur mon cœur !

Ah ! j’aime mieux cent fois que tout meure avec elle,
Ne pas la retrouver, ne jamais la revoir ;

La douleur qui me navre est, certes, moins cruelle
Que votre affreux espoir.

Tant que je sens encor, sous ma moindre caresse,
Un sein vivant frémir et battre à coups pressés,
Qu’au-dessus du néant un même flot d’ivresse
Nous soulève enlacés,

Sans regret inutile et sans plaintes amères,
Par la réalité je me laisse ravir.
Non ! mon cœur ne s’est pas jeté sur des chimères :
Il sait où s’assouvir.

Qu’ai-je affaire vraiment de votre là-haut morne,
Moi qui ne suis qu’élan, que tendresse et transports ?
Mon ciel est ici-bas, grand ouvert et sans borne ;
Je m’y lance, âme et corps.

Durer n’est rien. Nature, ô créatrice, ô mère !
Quand sous ton œil divin un couple s’est uni,
Qu’importe fi leur amour qu’il se sache éphémère,
S’il se sent infini ?

C’est une volupté, mais terrible et sublime,
De jeter dans le vide un regard éperdu,
Et l’on s’étreint plus fort lorsque sur un abîme
On se voit suspendu.

Quand la Mort serait là, quand l’attache invisible
Soudain se délierait qui nous retient encor,
Et quand je sentirais, dans une angoisse horrible,
M’échapper mon trésor,

Je ne faiblirais pas. Fort de ma douleur même,
Tout entier à l’adieu qui va nous séparer,
J’aurais assez d’amour en cet instant suprême
Pour ne rien espérer.







Bibliographie. — Les Charmeuses, Les Roses d’antan (1855-1870) ; — Légendes des bois et Chansons marines, Paysages de mer et Fleurs des prés, Soirs d’hiver et de printemps (1871-1883) ; — Fleurs et Ruines, Oiseaux chanteurs (1884-1890) ; — Fleurs du soir, Chansons des nids et des berceaux (1890-1896) ; — Les Sauterelles de Jean de Saintonge (1863) ; — Une Idylle normande, roman (1874) ; — Alice d’Evran ; — Le Moulin des prés.

Les œuvres de M. André Lemoyne se trouvent chez Alphonse Lemerre.

M. André Lomoyne a collaboré au Parnasse et à divers journaux et revues.

M. Camille-André Lemoyne, né en 1822 à Saint-Jean-d’Angély (Charente-Inférieure), fut pendant quelque temps avocat au barreau de Paris (1847), puis typographe en 1848, puis enfin correcteur et chef de publicité chez Didot en 1850 ; en 1877, il fut nommé archiviste à l’Ecole nationale des Arts décoratifs. Son volume Paysages de mer et Fleurs des prés fut couronné, la même année, par l’Académie française. Plus âgé que la plupart des Parnassiens, très goûté de Sainte-Beuve et de Théophile Gautier, M. André Lemoyne s’est fait connaître dès 1860 comme un excellent poète. Il a droit à une place d’honneur parmi les meilleurs ouvriers du style. On se plaît surtout à reconnaître en lui un maître paysagiste possédant un profond sentiment de la nature, aimant son art et poursuivant patiemment la vérité de l’expression et l’exactitude du détail. M. André Lemoyne, qui n’a jamais cherché la gloire, a su garder, dit M. Henri Chantavoine, « a su garder dans le tumulte de Paris, dans l’inquiétude de la vie littéraire contemporaine, une âme simple, rustique, songeuse et charmante… La solitude lui a été bonne. Elle l’a préservé d’imiter les autres, et il ne ressemble à personne ; elle lui a conservé une fraîcheur et une candeur d’impressions, une pureté de voix et de style que, seuls, les profanes et les dédaigneux, ceux qui n’aiment pas assez, la poésie discrète et le bon travail, n’estiment pas à leur juste prix… La mer et les prés, les oiseaux, leurs chants et leurs nids, les aspects tranquilles et souriants de la nature, les rêveries que suggèrent les choses à ceux qui savent rêver : telle est la source principale de M. André Lemoyne mais il en a d’autres. Ce rêveur est aussi un penseur dont l’âme recueillie est, à l’occasion, une âme méditative. L’amour du Beau, du Simple et du Vrai est le fond de sa philosophie ingénue. »



MATIN D'OCTOBRE


Le soleil s’est levé rouge comme une sorbe
Sur un étang des bois ; — il arrondit son orbe
Dans le ciel embrumé, comme un astre qui dort ;
Mais le voilà qui monte en éclairant la brume,
Et le premier rayon qui brusquement s’allume
Jette aux feuilles de hêtre un pétillement d’or.

Et sur les verts tapis de la grande clairière,
Ferme dans ses sabots, marche en pleine lumière
Une petite fille (elle a sept ou huit ans).
Avec un brin d’osier menant sa vache rousse,
Elle connaît déjà l’herbe fine qui pousse
Vive et drue, à l’automne, au bord frais des étangs.

Oubliant de brouter, parfois la grosse bête,
L’herbe aux dents, réfléchit et détourne la tête,
Et ses grands yeux naïfs, rayonnants de bonté,
Ont comme des lueurs d’intelligence humaine.
Elle aime à regarder cette enfant qui la mène,
Belle petite brune ignorant sa beauté.


Et, rencontrant la vache et la petite fille,
Un rouge-gorge en fête à plein cœur s’égosille ;
Et ce doux rossignol de l’arrière-saison,
Ébloui des effets sans connaître les causes,
Est tout surpris de voir aux églantiers des roses
Pour la seconde fois donnant leur floraison.


(Les Charmeuses.)


BEETHOVEN ET REMBRANDT


À Charles Blanc.
i



Beethoven et Rembrandt, tous deux nés sur le Rhin,
Dans leur mystérieuse et profonde harmonie,
Vibrent d’accord. — Un sombre et lumineux Génie
Leur a touché le front de son doigt souverain.

Ces deux prédestinés ont des similitudes :
Quelque chose de fier, de sauvage et de grand,
Marque pour l’avenir Beethoven et Rembrandt,
Ennemis naturels des hautes servitudes.

De leur temps, ils passaient pour des hallucinés :
L’un voyant tout en or dans une chambre noire,
L’autre écoutant des voix au fond de sa mémoire,
Comme les Enchanteurs et les Illuminés.

Mais qu’importe ! — Chez eux rien qui se mésallie. —
Ils ont aimé toujours leur grand art d’amour pur.
S’ils n’ont rien modulé sur un ton bleu d’azur,
C’est qu’ils n’ont pas connu la Grèce ou l’Italie.

Rembrandt peignait de fiers et sombres cavaliers
Sous feutre à larges bords ou toque à riche plume,
A l’aise dans un ample et merveilleux costume,
Sans raideur, à la fois graves et familiers ;

Bourgmestres et syndics, honnêtes personnages
Dont la barbe caresse un grand col rabattu,
Des gens de haute mine et d’austère vertu,
Trouvant la poésie au fond de leurs ménages ;


Ou marins revenus d’un voyage au long cours,
Des tempêtes du Cap, des îles de la Sonde,
Dans leur pays de brume, au bout de l’Ancien Monde,
Rejoignant au foyer de sérieux amours.

Aux magiques lueurs de sa chaude lumière,
Les pauvres, les souffrants, les humbles, les petits,
Miraculeusement des ténèbres sortis,
Vivaient transfigurés dans leur beauté première.

II


Mais, planant au-dessus des misères communes,
En oiseaux de haut vol, les grandes infortunes
Tombent de préférence au foyer des élus,
Sans que personne ait pu les voir ou les entendre, —
Et d’un large coup d’aile éparpillent la cendre
Sur la braise qui meurt… et ne s’éveille plus.

Pour quelques-uns, surtout, l’épreuve est longue et rude,
Quand autour de leur nom se fait la solitude,
Froide à glacer le cœur, à troubler la raison ;
Et le soir de la vie est profondément triste
Quand, regardant coucher sa gloire, un vieil artiste
Quitte son atelier, son lit et sa maison.

Insolvable, Rembrandt vit passer aux enchères
Ses meubles, ses tableaux, ses œuvres les plus chères,
Dans les sordides mains des fripiers de l’Amstel ;
Et vierges, sous des yeux profanes, ses eaux-fortes,
Comme aux souffles d’hiver un tas de feuilles mortes,
S’en aller pêle-mêle aux quatre vents du ciel.

Lui ne remporta rien, rien que sa foi robuste
Dans l’art. — Sans murmurer contre un verdict injuste,
Contre les temps mauvais, contre le siècle ingrat,
Loin du monde, oubliant sa trace disparue,
Il se réfugia dans une étroite rue
Des vieux quartiers perdus au nord du Rozengracht.

Et là, continuant de graver ou de peindre,
Jusqu’à l’heure où le jour achevait de s’éteindre,
Envahi lentement par les brumes du soir,
Lorsque le ciel était sans lune et sans étoiles,
Il souriait dans l’ombre aux lueurs de ses toiles,
De la nuit ténébreuse éclairant le fond noir.


III


Beethoven a payé chèrement son génie : —
On comprend aujourd’hui sa tristesse infinie,
Tout ce que dans son cœur il a dû refouler ;
La blessure poignante, invisible et profonde,
Qu’il traînait à l’écart, en fuyant loin du monde,
in étouffant des pleurs qui n’avaient pu couler.

Pâtres et chevriers voyaient avec surprise,
Sous les ardents soleils, sous la pluie ou la bise,
Passer cet éternel et singulier marcheur,
Laissant au gré du vent flotter sa houppelande
Comme le Juif-Errant de l’antique légende,
Toujours seul, et le teint bruni comme un faucheur.

Les familles d’oiseaux dans leurs nids réveillées
Tressaillaient à la fois sous les claires feuillées,
Avec leurs cris d’appel et leurs chansons d’amour,
Et, reprenant en chœur toutes ses voix bénies,
Le printemps répétait ses grandes symphonies…
Beethoven n’entendait plus rien… Il était sourd !…

Sourd à toutes les voix, sourd à tous les murmures,
Au vent frais du matin dans les hautes ramures,
Aux bruits mystérieux des sources dans les bois,
Au battoir cliquetant des petites laveuses,
Sur le miroir des eaux souvent toutes rêveuses,
Qui battaient, qui chantaient, qui rêvaient à la fois.

Quand l’orgue, ouvrant le jeu de ses masses chorales,
Éclatait sous la nef des vieilles cathédrales,
Sonores jusqu’au fond de leurs caveaux dormants,
Le pauvre dieu martyr en vain prêtait l’oreille :
A peine croyait-il entendre un vol d’abeille,
Une rumeur confuse en ses bourdonnements.

Obsédé par un sombre et décevant problème,
Beethoven écoutait longuement en lui-même
Un lointain souvenir d’anciens échos perdus ;
A l’heure où le soir tombe, ou quand le jour se lève,
Marcheur silencieux, il renouait en rêve
De merveilleux accords autrefois entendus.


Nous avons le secret de ses larmes fécondes :
Sa joie et sa douleur sont deux sources profondes
Où s’abreuvent sans fin tous les cœurs altérés…
Ses plus riches éclairs jaillissent des ténèbres,
Comme un Alléluia sorti des chants funèbres,
Jetant son cri de gloire aux plus désespérés.

(Légendes des bois.)


LA BATAILLE


Là-bas, vers l’horizon du frais pays herbeux
Où la rivière, lente et comme désœuvrée,
Laisse boire à son gué de longs troupeaux de bœufs,
Une grande bataille autrefois fut livrée.

C’était, comme aujourd’hui, par un ciel de printemps.
Dans ce jour désastreux, plus d’une fleur sauvage,
Qui s’épanouissait, flétrie en peu d’instants,
Noya tous ses parfums dans le sang du rivage.

La bataille dura de l’aube jusqu’au soir ;
Et, surpris dans leur vol, de riches scarabées,
De larges papillons jaunes striés de noir
Se traînèrent mourants parmi les fleurs tombées.

La rivière était rouge : elle roulait du sang.
Le bleu martin-pêcheur en souilla son plumage ;
Et le saule penché, le bouleau frémissant,
Essayèrent en vain d’y trouver leur image.

Le biez du Moulin-Neuf en resta noir longtemps.
Le sol fut piétiné ; des ornières creusées ;
Et l’on vit des bourbiers sinistres, miroitants,
Où les troupes s’étaient hardiment écrasées.



Et lorsque la bataille eut apaisé son bruit,
La lune, qui montait derrière les collines,
Contempla tristement, vers l’heure de minuit,
Ce que l’œuvre d’un jour peut faire de ruines.

Pris du même sommeil, là gisaient par milliers,
Sur les canons éteints, les bannières froissées,

Épars confusément, chevaux et cavaliers
Dont les yeux grands ouverts n’avaient plus de pensées.

On enterra les morts au hasard… et depuis,
Les étoiles du ciel, ces paisibles veilleuses,
Sur le champ du combat passèrent bien des nuits,
Baignant les gazons verts de leurs clartés pieuses ;

Et les petits bergers, durant bien des saisons,
En côtoyant la plaine où sommeillaient les braves,
Dans leur gosier d’oiseau retenant leurs chansons,
Suivirent tout songeurs les grands bœufs aux pas graves.

(Paysages de mer.)









Bibliographie. — Prométhée délivré, traduction en vers (1843) — Prologue d’une révolution (1848) ; — Poèmes (1855) ; — De la Morale avant les philosophes (1860) ; — De Sacra Poesi Græcorum (1860) ; — Le Polythéisme hellénique (1863) ; — Hermès Trismégiste, traduction (1866) ; — Rêveries d’un païen mystique, première édition (1876) ; — Histoire des anciens peuples de l’Orient (1882) ; — Histoire des Israélites d’après l’exégèse biblique (1883) ; — Histoire des Grecs (1884 et 1886) ; — Rêveries d’un païen mystique (1886 et 1895, nouvelle édition contenant les poèmes) ; — La Vie future et le Culte des morts (1892) ; — Études sur les origines du christianisme (1893) ; — Exégèse biblique (1894) ; — Lettres d’un mort (1895) ; — Les Questions sociales dans l’antiquité (1898) ; — La Seconde République (1898) ; — Symbolique religieuse (1898) ; — Religion et Philosophie de l’Égypte (1899).

Louis Ménard a collaboré au Parnasse, au Représentant du Peuple, etc.

Né à Paris le 19 octobre 1822, mort à Paris en 1901, Louis-Nicolas Ménard, l’Hellène du Parnasse, esprit extrêmement original et cultivé, s’est occupé successivement de philosophie, de chimie, de peinture et de littérature. Après de brillantes études à Louis-le-Grand, il entra à l’Ecole normale, où il ne resta que deux mois, et publia, en 1843, sous le pseudonyme de L. de Senneville, une traduction en vers du Prométhée délivré. Puis il entreprit des études de chimie et reconnut, en 1846, la solubilité de la xyloïdine dans l’éther, c’est-à-dire le collodion. La révolution de 1848, qui flattait les idées philosophiques, républicaines et généreuses de Louis Ménard, l’arracha à ses études de science ; son ardent socialisme lui fit prendre une part active au mouvement de 1848. Ayant publié en 1849, dans le Représentant du Peuple, une histoire des derniers événements, intitulée : Prologue d’une révolution, et où il flétrissait les fusillades de juin, il fut condamné à quinze mois de prison et 10, 000 francs d’amende. Pour échapper à la condamnation, il s’était exilé à Londres d’abord, puis à Bruxelles, et y vécut dans la société des révolutionnaires internationaux qui s’y trouvaient réunis. Revenu à Paris en 1853, il dut renoncer à s’occuper des revendications républicaines et se réfugia dans l’étude des civilisations antiques, dont il admirait profondément l’élévation artistique et l’organisation sociale.

Ami de Baudelaire, de Leconte de Lisle, de Banville, il partageait leurs rêves de gloire et prit part au mouvement parnassien. Son recueil de Poèmes, qui date de 1855, contient de très belles pièces, des vers empreints d’une grande force philosophique et d’un sens profond de l’antiquité. Citons encore parmi ses ouvrages : ses deux thèses pour le doctorat présentées à la faculté des lettres de Paris (1860) : De Sacra Poesi Græcorum et La Morale avant les philosophes ; Le Polythéisme hellénique, ouvrage d’une haute valeur littéraire et philosophique ; sa traduction des livres d’Hermès Trismègiste (1866) ; une Histoire des anciens peuples de l’Orient (1882) ; une Histoire des Israélites d’après l’exégèse biblique (1883) ; une Histoire des Grecs (1884-1886), qui compte parmi les meilleures ; un petit volume de prose et de vers mélangés intitulé : Les Rêveries d’un païen mystique (1876), véritable chef-d’œuvre très remarqué des lettrés ; et, enfin, les Poèmes et Rêveries d’un païen mystique (1896), où il a réuni ses vers et les principaux extraits de philosophie et de littérature de son œuvre. De 1860 à 1870, Ménard s’occupa de peinture et produisit quelques toiles qui n’étaient pas sans valeur. Lors de la Commune, il se trouva retenu à Londres par une grave maladie. A son retour, il manifesta hautement ses sentiments révolutionnaires et son exécration de la répression, attitude qui lui fit perdre un grand nombre d’amis. Et c’est ainsi qu’il vécut de plus en plus dans la solitude. Il s’y résigna avec une grande philosophie, allant finalement au plus extrême socialisme, dont il prétendait avoir trouvé le modèle achevé dans l’antiquité.




THÉBAÏDE


Quand notre dernier rêve est à jamais parti,
Il est une heure dure à traverser ; c’est l’heure
Où ceux pour qui la vie est mauvaise ont senti
Qu’il faut bien qu’à son tour chaque illusion meure.

Ils se disent alors que la part la meilleure
Est celle de l’ascète au cœur anéanti ;
Ils cherchent au désert la paix intérieure,
Mais cette fois encor l’espérance a menti.


J’ai voulu vivre ainsi sans amour et sans haine,
Et j’ai fermé mon âme au désir, qui n’amène
Que le regret, souvent le remords, après lui.

Mais je ne trouve, au lieu de la béatitude,
Au lieu du ciel rêvé dans l’âpre solitude,
Que la morne impuissance et l’incurable ennui.

(Rêveries d’un païen mystique.)


STOÏCISME


Sois fort, tu seras libre ; accepte la souffrance
Qui grandit ton courage et l’épure ; sois roi
Du monde intérieur, et suis ta conscience,
Cet infaillible Dieu que chacun porte en soi.

Espères-tu que ceux qui, par leur providence,
Guident les sphères d’or, vont violer pour toi
L’ordre de l’univers ? Allons, souffre en silence,
Et tâche d’être un homme et d’accomplir ta loi.

Les grands dieux savent seuls si l’âme est immortelle ;
Mais le juste travaille à leur œuvre éternelle,
Fût-ce un jour, leur laissant le soin de l’avenir,

Sans rien leur envier, car lui, pour la justice
Il offre librement sa vie en sacrifice,
Tandis qu’un Dieu ne peut ni souffrir, ni mourir.

(Rêveries d’un païen mystique.)









Bibliographie. — Premières Poésies (1856-1858) ; — Fantaisies nocturnes, poèmes ; — Isis, roman (1862) ; — Elen, drame en trois actes (1865) ; — Morgane, drame en cinq actes (1866) ; — Claire Lenoir (1867) ; — La Révolte, pièce en un acte, représentée sur la scène du théâtre du Vaudeville le 6 mai 1870 (1870) ; — Le Nouveau Monde, drame en cinq actes (1880) ; — Contes cruels (1883) ; — Akédysséril (1885) ; — Axël (1885) ; — L’Amour suprême (1886) ; — L’Eve future (1886) ; — Tribulat Bonhomet (1887) ; — L’Evasion, drame en un acte, représenté sur la scène du Théâtre-Libre (1887) ; — Histoires insolites (1888) ; — Nouveaux Contes cruels (1888) ; — Le Secret de l’échafaud (1888) ; — Axël (1890) ; — Chez les passants (1890). — En outre, plusieurs manuscrits inachevés, dans lesquels se trouvent d’importantes parties inédites.

Les poésies de Villiers de L’Isle-Adam ont été publiées en deux volumes : le premier, intitulé Isis, a paru à Lyon, chez Perrin ; le second, Contes cruels, a été édité par Calmann-Lévy.

Villiers de L’Isle-Adam a collaboré au Parnasse Contemporain, etc.

Philippe-Auguste-Mathias comte de Villiers de L’Isle-Adam, né à Saint-Brieuc le 7 novembre 1840, mort à Paris le 18 août 1889, compte parmi les meilleurs écrivains contemporains. Il est surtout connu comme prosateur. Cet admirable « musicien des mots, ce parfait dominateur des sonorités verbales », ne fut qu’occasionnellement poète. Descendant d’une ancienne famille qui comptait parmi ses membres un grand-maître de l’ordre de Malte, il consacra ses loisirs aux lettres et débuta fort jeune en publiant ses Premières Poésies (1856-1858), qui passèrent presque inaperçues. Son deuxième recueil, Fantaisies nocturnes, fut bien accueilli.

Il publia un peu plus tard, en 1362, un roman, Isis, puis un drame en trois actes, Elen (1865), un drame en cinq actes, Morgane (1866), et en 1867 Claire Lenoir, collabora au Parnasse Contemporain et, le 6 mai 1870, eut une pièce en un acte représentée au Vaudeville, La Révolte, qui frappa Théophile Gautier. En 1880, il donna Le Nouveau Monde, drame en cinq actes, où Francisque Sarcey releva « plusieurs traits absolument cornéliens ». « Malgré le talent dépensé dans ces diverses œuvres, Villiers ne connaissait pas le succès littéraire : la bizarrerie de son imagination, le mépris de la critique, sa vie de pur artiste dédaigneux de l’opinion vulgaire et se refusant aux concessions, éloignaient le public de son œuvre ; les lettrés commençaient cependant à reconnaître l’intensité singulière de ses conceptions, inquiètes et tourmentées comme sa vie. Les Contes cruels, parus en 1883, écrits dans une langue magnifique, pleine d’harmonie d’éclat, sont bien près d’être un chef-d’œuvre. En 1885 paraissent Akedyssèril et Axel. Deux romans, L’Amour suprême et L’Eve future (1886), « l’un des rares livres immortels de la fin du XIX siècle », caractérisent aussi le talent subtil de Yilliers de L’Isle-Adam. Tribulat Bonhomet parut en 1887, Le Secret de l’èchafaud en 1888, ainsi qu’Histoires insolites et Nouveaux Contes cruels. Le Théâtre-Libre joua, en 1887, L’Évasion, petit drame en un acte. Villiers, dont la vie avait été pauvre et fière, ne parvint pas à forcer la gloire ; injustement dédaigné de la foule, il mourut à l’hôpital des Frères de Saint-Jean-de-Dieu. »

Villiers de L’Isle-Adam semblait vivre dans un songe, au milieu des rêves d’une puissante et ironique imagination. Et cet état d’âme se révélait dans sa conversation et dans son œuvre. Celle-ci, dont sa conversation était comme « le premier état », mélangeait à la raillerie la plus cruelle la plus haute éloquence. « Villiers écrivain, comme Villiers causeur, fut surtout un grand orateur, et certains discours, dans Azel, dans Akedyssèril, sont comparables aux plus belles harangues de Tacite ou d’Homère. Son style est toujours nombreux, d’une allure presque classique ; souvent il ; s’agrandit encore, se sculpte en (ormes amples. On s’étonne alors que l’ironie, cette grimace, s’encadre dans l’éloquence, cette forme souveraine. Cela fait songer aux images grotesques que forment parfois les grands rochers… » (georges Rodenbach, L’Elite.)

PRIMAVERA

Voici les premiers jours de printemps et d’ombrage,
Déjà chantent les doux oiseaux ;
Et la mélancolie habite le feuillage ;
Les vents attiédis soufflent dans le bocage
Et font frissonner les ruisseaux.


Et les concerts légers que le printemps amène
Avec ses rayons et ses fleurs ;
Les troupeaux mugissants, la verdoyante plaine,
Et les blancs papillons qui respirent l’haleine
Des violettes tout en pleurs ;

Et l’air nouveau chargé de parfums et de vie,
L’azur où luit le soleil d’or,
Réveillant de l’hiver la campagne ravie,
C’est toute une prière où le ciel nous convie
A nous sentir jeunes encor.

Entends les mille voix de la nature immense ;
Elles nous parlent tour à tour.
Ma belle, on les comprend souvent sans qu’on y pense :
Le rayon nous dit : « Dieu ! » la nature : « Espérance ! »
La violette dit : « Amour ! »


ZAIRA


« D’où vient que vous aimez de la sorte ? demanda encore Sahid. — Nos femmes sont belles et nos jeunes gens sont chastes, » répondit l’Arabe de la tribu d’Azra.
(Ebn-abi-hadlah, manuscrits, 1461-

1462. — Bibliothèque Royale.)

Le couchant s’éteignait voilé ;
Un air tiède, comme une haleine,
Sous le crépuscule étoilé
Flottait mollement sur la plaine.

L’Arabe amenait ses coursiers
Devant ses tentes entr’ouvertes.
Les platanes et les palmiers
Froissaient leurs longues feuilles vertes.

Son menton bruni dans la main,
Tout amoureusement penchée,
La jeune fille, un peu plus loin,
Sur une natte était couchée.

Ses yeux noirs, chargés de langueur,
De leurs cils ombraient son visage

— Devant elle, le voyageur
Arrêta son cheval sauvage ;

Et, se courbant soudain, il dit :
« Allah ! comme vous êtes belle !
Veux-tu fuir ce désert maudit ?
Je t’aime, et te serai fidèle. »

L’enfant le regarda longtemps ;
Et, se soulevant avec peine :
« Tu n’es pas celui que j’attends,
O voyageur au front d’ébène !

« Un autre a déjà mon amour ;
Et mon amour, c’est tout mon être.
J’attends ici le giaour
Qui reviendra, ce soir, peut-être !

« Mais… ce collier d’ambre, veux-tu ?
Tiens ! prends ! et qu’Allah te conduise !
— La main sombre de l’inconnu
Tourmentait sa dague, indécise. —

« O perle du désert ! dis-moi :
Si le giaour infidèle
Ne s’en revenait plus vers toi ?
— Je te comprends bien, lui dit-elle :

« Mais je m’appelle Zaïra.
Va, mon cœur l’aimerait quand même :
Je suis de la tribu d’Azra ;
Chez nous on meurt lorsque l’on aime ! »







Bibliographie. — Salon de 1845 (1845) ; — Salon de 1846 (1846) ; — Les Fleurs du mal, poésies (1857) ; — Etude sur Théophile Gautier (1859) ; — La Morale du joujou, compte rendu du Salon de 1859 (1859) ; — Les Fleurs du mal, édition augmentée de beaucoup de poèmes et diminuée des pièces : Lesbos, Femmes damnées, Le Léthé, A celle qui est trop gaie, Les Bijoux, Les Métamorphoses du vampire (1861) ; — Les Paradis artificiels (1861) ; — Histoires extraordinaires ; Nouvelles Histoires extraordinaires ; Aventures d’Arthur Gorden Pym ; Eureka ; Histoires grotesques et sérieuses, œuvres traduites d’Edgar Poë, par Charles Baudelaire (1875) ; — Œuvres posthumes et Correspondance, rassemblées par M. Eugène Crépet et contenant : des fragments des Préfaces des Fleurs du mal ; les scénarios de deux drames : Le Marquis du 1er Houzards, La Fin de Don Juan, Notes sur la Belgique, Fusées et Mon Cœur mis à nu, et divers documents sur sa maladie, sa mort et sa succession (1887) ; — Œuvres complètes (édition définitive) : Les Fleurs du mal ; Curiosités esthétiques ; L’Art romantique ; Petits poèmes en prose (1890).

Les œuvres de Charles Baudelaire ont été publiées par Calmann-Lévy.

Charles Baudelaire a collaboré au Corsaire, à l’Artiste, au Salut public, au Pays, à la Revue des Deux-Mondes, au Parnasse, etc.

Charles-Pierre Baudelaire, né à Paris le 9 avril 1821, mort dans la même ville le 31 août 1867, fut, comme Théophile Gautier, partisan de la théorie de l’art pour l’art. « Fils d’un peintre amateur attaché a l’administration du Sénat, il perdit son père de bonne heure, et sa mère se remaria au colonel Aupick, plus tard maréchal de camp et ambassadeur de France à Constantinople, à Londres et à Madrid. Baudelaire commença au collège de Lyon des études qu’il acheva en 1839 au Lycée Louis-le-Grand et, malgré la volonté de ses parents, refusa de tenter toute carrière autre que la littérature. Pour essayer de vaincre sa résistance, il fut, par décision de son conseil de famille, embarqué sur un navire marchand qui faisait voile pour Calcutta, mais qu’il n’accompagna pas jusqu’à sa destination. Il revint en France après une absence de dix mois (mai 1841-février 1842). En 1843, il atteignit sa majorité et toucha le capital qui lui revenait sur l’héritage paternel (environ 75, 000 francs). Libre de suivre ses goûts, il vint habiter l’île de Saint-Louis, lia des relations amicales avec d’autres jeunes poètes ou artistes, Théodore de Banville, Gustave Levasscur, Jules Buisson, Emile Deroy, etc., et débuta par un Salon de 1845 ( 1845). En même temps il donnait quelques fantaisies en vers et en prose au Corsaire et quelques poésies à l’Artiste.

L’année suivante, il publia un second Salon. Il y affirmait hautement, comme dans le premier, son admiration pour Eugène Delacroix, rendait un juste hommage aux supériorités d’Ingres, — les deux chefs d’école n’étaient guère alors moins contestés l’un que l’autre, — et définissait d’un mot ou d’une épi thé te caractéristique les artistes dont il analysait les œuvres. Le temps s’est chargé de confirmer presque tous les jugements, alors singulièrement audacieux et personnels, qu’il a formules, et, n’eût-il écrit que ces pages, Baudelaire mériterait une place à part dans la critique contemporaine. Il avait songé d’ailleurs à se consacrer spécialement à ces études, car sur la couverture du Salon de 1846 étaient annoncés comme en préparation deux volumes intitulés De la Peinture moderne et David, Guérin et Girodet. Ni l’un ni l’autre n’ont paru, non plus que le Catéchisme de la femme aimée. Dans la même liste figuraient aussi Les Lesbiennes, appelées ailleurs Les Limbes, et qui sont devenues Les Fleurs du mal. Vers la même époque, Baudelaire publiait deux nouvelles en prose, Le Jeune Enchanteur et La Fanfarlo. La seconde était signée Charles Defagis, nom qu’il a quelquefois ajouté au sien propre, qu’il a pris comme pseudonyme, et qui était l’un des deux noms patronymiques de sa mère.

Malgré ses tendances catholiques et ses goûts aristocratiques, il accueillit avec joie la révolution de 1848, se montra en armes sur les barricades, fonda avec Champfleury et Toubin une feuille éphémère, Le Salut public, et fut un moment lié avec Proudhon. C’est à cette époque qu’il faut rapporter son court séjour à Chàteauroux pour diriger un journal conservateur dont les propriétaires ne tardèrent pas à le remercier. Cependant une curiosité nouvelle était née dans l’esprit de Baudelaire. Très frappé de quelques-uns des contes d’Edgard Poe, il avait pressenti un « semblable » sous les traductions informes qui les avaient révélés à la France, et il entreprit de le faire mieux connaître par une nouvelle traduction. » (MAURICE TOURNEUX.) Les contes traduits par Baudelaire, et qui obtinrent un vif succès, parurent d’abord en feuilleton dans le Pays et dans diverses revues. Réunis en 1875, ils formèrent cinq volumes : Histoires extraordinaires, Nouvelles Histoires extraordinaires, Aventures d’Arthur Gordon Pym, Eurcka, Histoires grotesques et sérieuses.

En 1857, Poulet-Malassis avant publié, sous le titre de Fleurs du mal, les poésies que Baudelaire avait semées ça et là dans les revues, le poète et son éditeur furent aussitôt poursuivis par le parquet impérial et condamnes, malgré la plaidoirie de Me Chaix d’Est-Ange, à une triple amende pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. La cour prononça en outre la suppression de six pièces : Lesbos, Femmes damnées, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Les Bijoux, et Les Métamorphoses du vampire (21 août 1857). Baudelaire eut un instant l’intention de protester contre cet arrêt, et l’on a retrouvé dans ses papiers le brouillon de divers projets de préfaces qu’il abandonna lors de la réimpression des Fleurs du mal. Bientôt, d’ailleurs, d’autres travaux le réclamèrent, et il se remit à la besogne, travaillant avec une sage lenteur, ne travaillant qu’à ses heures, toujours préoccupé d’atteindre l’idéale perfection, « ne traitant que des sujets auxquels le grand public était, alors encore plus qu’aujourd’hui, complètement étranger ». Il publia coup sur coup une fort belle Étude sur Théophile Gautier (1859), Les Paradis artificiels, essai psychologique et littéraire sur les effets du haschisch et de l’opium (1861), La Morale du joujou, un compte rendu du Salon de 1859, de remarquables articles sur Constantin Guys, le dessinateur anglais, sa défense de Richard Wagner et du Tannhäuser, etc.

En 1862, il posa sa candidature à l’Académie française, mais Alfred de Vigny et Sainte-Beuve, dont il avait réclamé le patronage, lui conseillèrent de se désister, ce qu’il fit en termes « dont on apprécia la modestie et la convenance ». « On a voulu voir dans cette velléité académique une de ces mystifications dont il abusait et qui lui ont nui plus qu’elles ne lui ont servi… C’était plutôt, croyons-nous, dans sa pensée, une protestation contre la condamnation de Fleurs du mal, en même temps qu’un recours contre une position toujours précaire. » Un séjour que Baudelaire alla faire en Belgique, où il espérait trouver des lecteurs et des conférences, lui fut fatal, « Le climat de la Belgique, les insuccès réitérés, la gêne, l’intempérance, exaspérèrent des facultés déjà très ébranlées. Baudelaire, après divers accidents cérébraux, fut frappé d’hémiplégie et d’aphasie. Soigné d’abord par Malassis, il fut ramené à Paris et placé dans une maison de santé, où son agonie se prolongea plusieurs mois encore.

La mort vint enfin le délivrer de ses souffrances…

Baudelaire laissera une trace restreinte, mais profonde, dans la littérature contemporaine. Son originalité lui a coûté trop cher, ou, comme il l’écrivit dans son journal intime, il a trop longtemps « cultivé son hystérie avec jouissance et terreur », pour qu’on ne lui concède pas qu’elle est bien à lui. Il eut tort assurément de la souligner par des bouffonneries ou des excentricités dont les badauds ont lormé une indestructible légende et qu’ils ne lui ont pas pardonnées ; mais il faut reconnaître que cette tension maladive des facultés a doublement servi le poète qui a, comme le lui écrivait Victor Hugo, « doté l’art d’un frisson nouveau » et le critique dont les jugements ont si souvent devancé ceux de la foule et de la postérité ; car il n’est guère de personnalité contestée ou méconnue qu’il ne se soit efforcé de mettre en lumière. Wagner et tant d’autres l’ont compté au premier rang de leurs défenseurs. Des peintres aujourd’hui célèbres, mais alors en pleine lutte contre la misère et l’obscurité, lui ont dû la joie de se voir cités et prônés. Plus absolu peut-être dans ses doctrines littéraires, il n’en a pas moins loué avec justesse et vu avec sagacité les qualités ou les défauts des quelques écrivains contemporains dont il a parlé. Romantique par le choix et la nature de ses curiosités, il était classique d’origine, de goût et d’éducation, également soucieux et de la perfection littéraire et de la correction grammaticale et typographique, retouchant l’épreuve même après le « bon à tirer » qu’on lui arrachait à grand peine et, malgré ses prétentions à l’infaillibilité, toujours mécontent de lui-même. Si, par horreur du lieu commun, le prosateur n’a pas, quelquefois, reculé devant l’emploi de telles périphrases prudhommesques, le poète peut marcher de pair avec celui-là même qu’il traitait d’« impeccable ». Quant à l’influence morbide qu’il aurait exercée, ses seules victimes sont ceux qui ont pris au pied de la lettre et prétendu mettre en action des perversités et des raffinements tout littéraires. Empruntant une image au titre même du livre qui fera vivre la mémoire de son ami, Asselineau comparait Baudelaire à Tune de ces fleurs magiques dont la couleur, la feuille et le parfum ne sont qu’à elles et comme il n’en éclôt, ajouterons-nous, que dans la serre chaude des extrêmes civilisations : leur rareté lait leur innocuité, car une telle œuvre n’est accessible qu’aux délicats, moins sensibles à l’Acre té du poison qu’à la forme du vase où il leur est versé. » (Maurice Tourneux.)

Baudelaire, qui avait le culte de son art, ne cachait pas son » admiration pour ses maîtres. « Ce poète, a dit Théophile Gautier, ce poète que l’on cherche à faire passer pour une nature satanique, éprise du mal et de la dépravation (littérairement, bien entendu), avait l’amour et l’admiration au plus haut degré. Or, ce qui distingue Satan, c’est qu’il ne peut ni admirer ni aimer… » Et, défendant le poète contre le reproche de maniérisme, de recherche, de bizarrerie voulue qu’on lui adresse souvent, le Maître continue : « Baudelaire, comme tous les poètes-nés, dès le début posséda sa forme et fut maître de son style, qu’il accentua et polit plus tard, mais dans le même sens. On l’a souvent accusé de bizarrerie concertée, d’originalité voulue et obtenue à tout prix, et surtout de maniérisme. C’est un point auquel il sied, de s’arrêter avant d’aller plus loin. Il y a des gens qui sont naturellement maniérés. La simplicité serait chez eux une affectation pure et comme une sorte de maniérisme inverse. Il leur faudrait chercher longtemps et beaucoup pour être simples… Baudelaire avait un esprit ainsi fait, et là où la critique a voulu voir le travail, l’effort, l’outrance et le parti pris, il n’y avait que le libre et facile épanouissement d’une individualité. Ces pièces de vers, d’une saveur si exquisement étrange, renfermés dans des flacons si bien ciselés, ne lui coûtaient pas plus qu’à d’autres un lieu commun mal rimé… » « Les Fleurs du mal, dit enfin Leconte de Lisle, ne sont point une œuvre d’art où l’on puisse pénétrer sans initiation. Nous ne sommes plus ici dans le monde de la banalité universelle. L’œil du poète plonge en des cercles infernaux encore inexplorés, et ce qu’il y voit et ce qu’il y entend ne rappelle en aucune façon les romances à la mode. Il en sort des malédictions et des plaintes, des chants exotiques, des blasphèmes, des cris d’angoisse et de douleur. Les tortures de la passion, les férocités et les lâchetés sociales, les âpres sanglots du désespoir, l’ironie et le dédain, tout se mêle avec force et harmonie dans ce cauchemar dantesque, troué çà et là de lumineuses issues par où l’esprit s’envole vers la paix et les joies idéales. Le choix et l’agencement des mots, le mouvement général et le style, tout concorde à l’effet produit, laissant à la fois dans l’esprit la vision de choses effrayantes et mystérieuses, dans l’oreille exercée comme une vibration multiple et savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux de splendides couleurs. » (Revue Européenne, 1861.)

L’IDÉAL DU POÈTE


Vers le ciel, où son œil voit un trône splendide,
Le poète serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux :

« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés l

« Je sais que vous gardez une place au poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

« Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut, pour tresser ma couronne mystique,
Imposer tous les temps et tous les univers.

« Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant et clair ;

« Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »


L’ALBATROS


Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol, au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.


(Les Fleurs du mal.)


LE GOUFFRE


Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
— Hélas ! tout est abîme, — action, désir, rêve,
Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève
Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant…
Sur le fond de mes nuits, Dieu, de son doigt savant,
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J’ai peur du sommeil comme on a peur — d’un grand trou,
Tout plein de vogue horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.
— Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !


(Les Fleurs du mal.)


L’HOMME ET LA MER


Homme libre, toujours tu chériras la mer.
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur

Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant Tous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !

(Les Fleurs du mal.)


DON JUAN AUX ENFERS


Quand don Juan descendit vers l’onde souterraine,
Et lorsqu’il eut donné son obole à Caron,
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que don Luis, avec un doigt tremblant,
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l’époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

(Les Fleurs du mal.)
REMORDS POSTHUME


Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;

Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,

Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces longues nuits d’où le somme est banni,

Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »
— Et le ver rongera ta peau comme un remords.

(Les Fleurs du mal.)


LES AVEUGLES


Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules,
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,
Comme s’ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,
Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,
Je dis : « Que cherchent-ils au ciel, tous ces aveugles ? »

(Les Fleurs du mal.)
LES PETITES VIEILLES
I

Dans les plis sinueux des vieilles capitales,
Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements,
Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,
Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,
Éponine ou Laïs ! — Monstres brisés, bossus
Ou tordus, aimons-les ! Ce sont encor des âmes,
Sous des jupons troués et sous de froids tissus.

Ils rampent, flagellés par les bises iniques,
Frémissant au fracas roulant des omnibus,
Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,
Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;

Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;
Se traînent, comme font les animaux blessés,
Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes
Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés

Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,
Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ;
Ils ont les yeux divins de la petite fille
Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

— Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles
Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ?
La Mort savante met dans ces bières pareilles
Un symbole d’un goût bizarre et captivant,

Et lorsque j’entrevois un fantôme débile
Traversant de Paris le fourmillant tableau,
Il me semble toujours que cet être fragile
S’en va tout doucement vers un nouveau berceau.

À moins que, méditant sur la géométrie,
Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords,
Combien de fois il faut que l’ouvrier varie
La forme de la boîte où l’on met tous ces corps.


— Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes,
Des creusets qu’un métal refroidi pailleta…
Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes
Pour celui que l’austère infortune allaita !

II

De l’ancien Frascati Vestale énamourée ;
Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur
Défunt, seul, sait le nom ; célèbre évaporée
Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,

Toutes m’enivrent ! mais parmi ces êtres frêles
Il en est qui, faisant de la douleur un miel,
Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes :
« Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel ! »

L’une, par sa patrie au malheur exercée,
L’autre, que son époux surchargea de douleurs,
L’autre, par son enfant Madone transpercée,
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs !

III

Ah ! que j’en ai suivi, de ces petites vieilles !
Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant
Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,
Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc,

Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,
Dont les soldats parfois inondent nos jardins.
Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre,
Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.

Celle-là droite encor, fière et sentant la règle,
Humait avidement ce chant vif et guerrier ;
Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ;
Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier !

IV

Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,
À travers le chaos des vivantes cités,
Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,
Dont autrefois les noms par tous étaient cités.


Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,
Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil
Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ;
Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.

Honteuses d’exister, ombres ratatinées,
Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs !
Et nul ne vous salue, étranges destinées !
Débris d’humanité pour l’éternité mûrs !

Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,
Tout comme si j’étais votre père, ô merveille !
Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins

Je vois s’épanouir vos passions novices ;
Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;
Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices !
Mon âme resplendit de toutes vos vertus !

Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !
Je vous fais chaque soir un solennel adieu !
Où serez-vous demain, Èves octogénaires,
Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu !

(Les Fleurs du mal.)
SPLEEN

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement

Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement,

— Et de longs corbillards, sans tambour ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

(Les Fleurs du mal.)
HARMONIE DU SOIR

Voici venir les temps où, vibrant sur sa tige,
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vertige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

(Les Fleurs du mal.)
CORRESPONDANCE

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêt de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sous se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

(Les Fleurs du mal.)
LES CHATS

Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Érèbe les eût pris pour des coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

(Les Fleurs du mal.)






Bibliographie. — Les Vignes folles (1857), — L’Ombre de Callot, prologue en un acte et en vers (1863) ; — Vers les saules, comédie en un acte et en vers (1864) ; — Les Flèches d’or (1864) ; — Pès de Puyanne, drame en trois actes (1866) ; — Prologue pour l’ouverture des Délassements comiques (1867) ; — Le Bois, saynète (1868) ; — Le Compliment à Molière, à-propos en un acte, représenté à l’Odéon le 13 janvier 1872 (1872) ; — Le Singe, comédie en un acte (1872) ; — Gilles et Pasquins, poème (1872) ; — L’Illustre Brisacier, drame en un acte (1873) ; — Poésies complètes. — En outre : Joyeusetés galantes et autres du vidame Bonaventure de la B… (Bruxelles, 1866) ; — Les Bons Contes du sire de la Glotte, suivis de La Chaste Suzanne, opéra-comique en un acte ; — Babel à l’étage de la confusion des langues (Bruxelles, 1872) ; — Le Fer rouge. Nouveaux Châtiments (France et Belgique, chez tous les libraires, 1871) ; — La Presse nouvelle (Paris, 1872) ; — et un grand nombre de pièces de circonstance, chansons, poèmes, etc., pour la plupart improvisés et éparpillés un peu partout dans différents journaux de province, entre autres : Le Testament de l’illustre Brisacier.

Les œuvres d’Albert Glatigny se trouvent chez Alphonse Lemerre.

Albert Glatigny a collaboré an Parnasse et à divers journaux et revues.

Joseph-Albert-Alexandre, dit Albert Glatigny, né à Lillebonne (Seine-Inférieure) le 21 mai 1839, mort à Sèvres le 16 avril 1873, était fils d’un ouvrier charpentier. « Nommé gendarme en 1844, le père de Glatigny transporta ses pénates à Bernay, l’enfant l’y suivit et fut placé comme boursier au collège de la ville. Il en sortit pour entrer dans une étude d’huissier, puis en qualité d’expéditionnaire au greffe du tribunal de commerce. Il s’échappait presque aussitôt et gagnait Pont-Audemer, où il trouvait une place d’apprenti typographe et composait pour le théâtre de la localité un grand drame en trois actes et en vers, Les Bourgeois de Pont-Audemer au dix-septième siècle… Son premier drame lui avait coûté au juste quatre jours. Engagé à dix-sept ans dans une troupe de comédiens qui passaient par Pont-Audemer, il se mettait à courir la province avec eux, composait dans une cour d’hôtel de Falaise un nouveau drame en vers sur Guillaume le Conquérant, visitait Nevers, Epinal, Belfort, Paris, Bruxelles, et rencontrait enfin, à Alençon, Poulet-Malassis, qui lui faisait connaître les Odes funambulesques de Théodore de Banville. Ce fut une révélation. Quelques mois plus tard, il publiait Les Vignes folles (1857), où l’influence de ce maître est particulièrement sensible.

Il n’avait cependant pas renoncé à sa vie errante et courait seul ou avec sa troupe les principales villes de province : Nancy, où il écrivait, pour l’ouverture du théâtre, un prologue en un acte, en vers, L’Ombre de Callot (1863) ; Vichy, où il donnait au Casino Vers les saules, comédie en un acte, en vers (1864) ; Bayonne, qui lui inspirait successivement un grand drame en trois actes, Pès de Puyanne, et une saynète délicate, Le Bois (1868) ; entre temps, il faisait de courtes apparitions dans la capitale et s’y liait avec M. Catulle Mendès, qui venait de fonder la Revue fantaisiste. En 1864, il avait publié un nouveau recueil de vers, Les Flèches d’or, d’un lyrisme souvent heureux et sincère et d’une langue plus châtiée.

Il revenait ensuite au théâtre avec un Prologue pour l’ouverture des Délassements comiques (1867), Le Compliment à Molière (1872), Le Singe (1872), L’Illustre Brisacier (1873). Un troisième et dernier recueil de vers, Gilles et Pasquins, paraissait de lui en 1872. Ce recueil, joint aux précédents, devait servir à former l’édition complète de ses poésies. L’année suivante, Glatigny était emporté par une maladie de poitrine dont il avait peut-être contracté le germe en Corse, où un gendarme, qui le prenait pour l’assassin Jud, l’avait stupidement enfermé pendant plusieurs jours dans une manière de cave servant de salle de police aux indigènes de Bocognano. Le poète s’était marié en 1871 à Melle Emma Dennie, et quand son mal ne laissait plus aucun espoir, sa jeune femme le soigna avec un dévouement admirable et lui survécut à peine. » (Charles Le Goffic.)

Ainsi Albert Glatigny, « une des plus étranges figures littéraires qu’ait peut-être vues notre âge », sut en un moment, comme d’instinct et par révélation, — après avoir dévoré et relu le livre par lequel il avait eu la révélation du vrai langage qu’il était destiné à parler, — « ce métier laborieux, compliqué et difficile de la poésie, si divers et si inépuisable, qu’on met toute sa vie à l’apprendre ». « Ce qui constitue l’originalité curieuse et sans égale d’Albert Glatigny, c’est qu’il est non pas un poète de seconde main et en grande partie artificiel, comme ceux que produisent les civilisations très parfaites, mais, si ce mot peut rendre ma pensée, un poète primitif, pareil à ceux des âges anciens, qui eût été poète quand même on l’eût abandonné petit enfant, seul et nu dans une lie déserte. » (Théodore de Banville.)



LES BOHÉMIENS


Vous dont les rêves sont les miens,
Vers quelle terre plus clémente,
Par la pluie et par la tourmente,
Marchez-vous, doux Bohémiens ?

Hélas ! dans vos froides prunelles
Où donc le rayon de soleil ?
Qui vous chantera le réveil
Des espérances éternelles ?

Le pas grave, le front courbé,
A travers la grande nature
Allez, ô rois de l’aventure !
Votre diadème est tombé !

Pour vous, jusqu’à la source claire
Que Juillet tarira demain,
Jusqu’à la mousse du chemin,
Tout se montre plein de colère.

On ne voit plus sur les coteaux,
Au milieu des vignes fleuries,
Se dérouler les draperies
Lumineuses de vos manteaux !

L’ennui profond, l’ennui sans bornes,
Vous guide, ô mes frères errants !
Et les cieux les plus transparents
Semblent sur vous devenir mornes.

Quelquefois, par les tendres soirs,
Lorsque la nuit paisible tombe,
Vous voyez sortir de la tombe
Les spectres vains de vos espoirs.

Et la Bohême poétique,
Par qui nous nous émerveillons,
Avec ses radieux haillons
Surgit, vivante et fantastique.


Et, dans un rapide galop,
Vous voyez tournoyer la ronde
Du peuple noblement immonde
Que nous légua le grand Callot.

Ainsi, dans ma noire tristesse,
Je revois, joyeux et charmants,
Passer tous les enivrements
De qui mon âme fut l’hôtesse :

Les poèmes inachevés,
Les chansons aux rimes hautaines,
Les haltes au bord des fontaines,
Les chants et les bonheurs rêvés ;

Tout prend une voix et m’invite
A recommencer le chemin,
Tout me paraît tendre la main…
Mais la vision passe vite.

Et par les temps mauvais ou bons,
Je reprends, sans nulle pensée,
Ma route, la tête baissée,
Pareil à mes chers vagabonds !


LES JOUETS


Pour l’avoir rencontrée un matin, je l’aimai,
Au temps où tout nous dit les gaîtés naturelles,
Quand les arbres sont verts, lorsque les tourterelles
Gémissent de tendresse au clair soleil de mai.

Nos âmes échangeaient de longs baisers entre elles,
Tout riait près de nous, et, dans l’air parfumé,
On entendait des bruits d’amoureuses querelles.
Mon cœur, alors ouvert, depuis s’est refermé.

Et ne me demandez jamais pour quelle cause
Vers un autre côté la fille svelte et rose
A détourné ses yeux doux comme les bluets ;

Car, pour ne pas laisser leurs mains inoccupées,
Les enfants, sans pitié, brisent leurs vieux jouets
Et retirent le son du ventre des poupées !







Bibliographie. — La Divine Comédie, traduction (1854-1859) [L’Enfer, couronné par l’Académie française, 1854 ; Le Purgatoire, prix Bordin, 1857 ; Le Paradis, prix Bordin, 1859] ; — Henri Heine, Impressions littéraires (1855) ; — Au Printemps de la vie, poésies (1857) ; — Héro et Léandre, drame antique en un acte et en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1859) ; — La Comédie enfantine, fables morales, ouvrage couronné par l’Académie française (1860) ; — Les Figures jeunes, poésies (1865) ; — Les Petits Hommes (1868) ; — Les Petites Femmes (1871) ; — Albums [sous le pseudonyme de Trim], avec texte versifié pour les enfants du premier âge. — En outre : Morts et Vivants, impressions littéraires (1860) ; — Auteurs et Livres (1868). — Exécuteur testamentaire d’Alfred de Vigny, Louis Ratisbonne a publié ses œuvres posthumes : Les Destinées, poèmes philosophiques (1864), et Le Journal d’un poète, d’après les notes intimes de Vigny.

Les œuvres de Louis Ratisbonne ont été éditées par Ch. Delagrave.

Louis Ratisbonne a collaboré au Parnasse Contemporain, au Magasin d’Education et de Récréation, au Journal des Débats (1853-1876), etc.

Neveu des Révérends Pères M., P. et A. Ratisbonne, missionnaires de l’ordre de Notre-Dame-de-Sion qui avaient abjuré la religion juive, Louis-Gustave-Fortuné Ratisbonne, né à Strasbourg le 29 juillet 1827, mort à Paris en novembre 1900, fut élevé moitié dans sa ville natale, moitié à Paris, où il prit ses grades. Il entra dans l’administration, mais y renonça à l’établissement de l’Empire, et se consacra à la littérature et au journalisme. En 1853, il entra aux Débats, où il resta jusqu’en 1876. Il se présenta aux élections à Paris en 1871, mais sans succès, et fut nommé, peu après, bibliothécaire du palais de Fontainebleau, à la place d’Octave Feuillet, qui avait donné sa démission. En 1874, il fut nommé bibliothécaire au Sénat. Il débuta dans les lettres par une fort belle traduction de la Divine Comédie de Dante (1854-1859), en tierces-rimes presque adéquates au rythme du texte, et donna, outre cet ouvrage, trois fois couronné par l’Académie française, de nombreux articles de critique littéraire ; un recueil de vers, Au Printemps de la vie (1857) ; un drame antique en un acte et en vers, Héro et Léandre, qui fut représenté au Théâtre-Français (1859) ; et plusieurs ouvrages destinés à l’enfance, et dont La Comédie enfantine (1860) fut couronnée par l’Académie française.

« Louis Ratisbonne a le vers heureux. Le public, qui le lit facilement, aime sa brillante traduction de Dante et ses Figures jeunes. On pourrait citer de lui, dans plus d’un genre, des strophes coulées de source, qui ne sentent point l’école et qui sont dans le vrai génie français. Sa Comédie enfantine est une œuvre parfaite dans son genre. L’auteur y met à nu le cœur des petits garçons et des petites filles, flagelle les premiers vices et raille les premiers ridicules de l’humanité. Le petit monde, dont il est le classique, le comprend et l’aime. Et le père lit par-dessus l’épaule de sa femme ce livre de famille. » (Anatole France.)




L’ENFANT

PROLOGUE AUX MÈRES


L’homme n’est pas le roi de la création,
C’est l’enfant. Il sourit dans les crocs du lion,
Et le lion vaincu le rapporte à sa mère ;
Il bégaye, et sa voix passe, en douceur, Homère.
Du berceau, comme Hercule, il descend triomphant ;
L’homme cède à la femme, et la femme à l’enfant.

Il ne sait pas marcher, l’innocent, et nous mène.
On lui met la lisière : il nous forge une chaîne,
Il nous rive on collier fait de deux petits bras :
Tout le mond obéit, même les scélérats.
Contre qui veut lutter, quelles terribles armes :
Les foudres enfantins, des cris mêlés de larmes !
Ainsi tout est soumis à ce roi nouveau-né,
Et du fond des berceaux le monde est gouverné.

O mères, c’est qu’aussi les roses les plus fraîches
Et les lis les plus blancs fleurissent dans vos crèches !
Fleurs d’amour, beaux enfants, aux yeux clairs, au front doux,
Que l’on berce et qu’on fait sauter sur ses genoux !
Gai comme le matin et comme l’innocence,
Rose comme l’espoir et tout ce qui commence,

L’enfant, c’est le soleil qui rit dans la maison,
Le renouveau de Dieu dans l’arrière-saison.
Arbres découronnés, quand la jeunesse est morte,
Quand le printemps nous quitte et tout ce qu’il emporte,
Sur nos bras blanchissants qui frissonnent à l’air,
Un bourgeon a poussé pour sourire à l’hiver.

L’enfant parait : sa vue éclaircit les visages ;
Il sourit : son sourire a chassé les nuages ;
Il parle : 6 talisman de ses mots ingénus !
Il marche, et nos soucis meurent sous ses pieds nus !
On l’appelle : il accourt avec beaucoup de zèle,
Par bonds, comme un oiseau dont on a coupé l’aile,
Il s’avance étonné de la terre, indécis,
Gauche comme un Amour tombé du paradis !

Rien n’a taché son cœur, rien n’a souillé sa lèvre,
Vierge comme le lait dont à peine on le sèvre.
II n’a pas encor fait ni trahi de serment.
Jamais il ne rougit, car jamais il ne ment.
Mais on rougit souvent devant lui, juge austère !
Il est très redouté ; nul coupable mystère,
Lorsque le petit ange accourt le front joyeux.
N’ose affronter le ciel qui brille dans ses yeux !
Près de lui la pensée impure est sacrilège.
Qui te profanerait, front blanc et cœur de neige ?
O bienheureux l’enfant candide et triomphant ?
Bienheureux l’homme fait qui ressemble à l’enfant !
Mais, pour qu’il s’en rapproche, 6 mères, prenez garde !
Quand vous l’élèverez, car cela vous regarde,
Et pour qu’en grandissant, grandisse aussi son cœur,
De lui verser tout jeune une bonne liqueur ;
Si douce qu’elle soit, il se peut qu’il l’oublie.
Mais il en gardera le goût toute sa vie.
Et tous ses souvenirs en seront parfumés
Comme de vos baisers sur sa lèvre imprimés.


LA POUPÉE OUVERTE


Madeleine, une enfant, était fort occupée,
Tout en riant à belles dents,

À plonger les ciseaux au cœur de sa poupée,
Pour voir ce qu’elle avait dedans.

Or, elle n’avait rien. — Dans le joujou stupide
Le marchand n’avait mis que du son et du crin.
Alors l’enfant rieuse incline un front chagrin
Et se met à pleurer : la poupée était vide !

Il ne faut pas aller trop au fond du plaisir,

Ou l’on devient triste à mourir !
Petites, prenez garde, ou vous seriez trompées :
Il ne faut pas ouvrir le ventre des poupées !


LE SOUHAIT DE LA VIOLETTE


Quand Flore, la reine des Fleurs,
Eut fait naître la violette
Avec de charmantes couleurs,
Les plus tendres de sa palette,
Avec le corps d’un papillon
Et ce délicieux arôme
Qui la trahit dans le sillon :
a Enfant de mon chaste royaume,
Quel don puis-je encore attacher,
Dit Flore, & ta grâce céleste ?
— Donnez-moi, dit la fleur modeste,
Un peu d’herbe pour me cacher ! »


AU CLAIR DES ÉTOILES


« Quels beaux astres la Nuit a brodés sur ses voiles !
Que j’aime sur nos fronts à les voir rayonner !
— Ne les regarde pas si longtemps, ces étoiles,
Car je ne pourrais pas, mon cœur, te les donner.
— Que leur lumière est tendre ! Et, comme c’est étrange,
Ces yeux d’or palpitants semblent nous appeler.
— Ne les regarde pas si longtemps, ô mon ange,
Vers le ciel, ton pays, tu pourrais t’envoler ! »

(La Comédie enfantine.)

ALPHONSE DAUDET



Bibliographie. — Les Amoureuses, poésies (1858) ; — La Double Conversion, poème (1859-1861) ; — Le Chaperon rouge, série d’articles parus dans le Figaro (1861) ; — La Dernière Idole, pièce en un acte, en collaboration avec E. Lépine, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1862) ; — Les Absents, opéra-comique, musique de M. de Poise (1863) ; — L’Œillet blanc, drame en deux actes, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1864) ; — Lettres sur Paris (1865) ; — Lettres de mon moulin (1866) ; — Le Frère aîné, drame en un acte, représenté sur la scène du théâtre du Vaudeville en 1868 (1868) ; — Le Petit Chose, roman (1868) ; — Le Sacrifice, comédie en trois actes, représentée sur la scène du théâtre du Vaudeville (1869) ; — Lettres de mon moulin (1869) ; — Lettres à un absent (1871 ; — Lise Tavernier, pièce en cinq actes, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1872) ; — L’Arlésienne, pièce en trois actes, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1872) ; — Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon (1872) ; — Les Petits Robinsons des caves, ou le Siège de Paris raconté par une fillette de huit ans (1872) ; — Contes du lundi et Contes et Récits, avec illustrations (1873) ; — Robert Helmont, études et paysages (1874) ; — Les Femmes d’artiste (1874) ; — Fromont jeune et Risler aîné, roman (1876) ; — Fromont jeune et Risler aîné, pièce, avec Adolphe Belot (1876) ; — Jack, roman (1876) ; — Le Char, opéra-comique en un acte et en vers libres, en collaboration avec Paul Arène, musique de Pessard (1877) ; — Le Nabab, roman (1878) ; — Les Rois en exil, roman (1879) ; — Contes choisis (1879) ; — La fantaisie et l’Histoire (1879) ; — Numa Roumestan, roman (1880) ; — Le Nabab, drame en cinq actes, en collaboration avec Pierre Elzéar (1880) ; — Théâtre, recueil (1880) ; — Jack, drame en cinq actes, en collaboration avec M. Lafontaine (1883) ; — Les Cigognes, légendes rhénanes, contes pour les petits enfants, avec dessins de G. Jundt (1883) ; — L’Evangéliste, roman (1883) ; — Les Rois en exil, pièce en cinq actes, en collaboration avec Delair (1883) ; — Sapho, roman (1884) ; — Sapho, pièce en cinq actes, en collaboration avec Adolphe Belot (1885) ; — Tartarin sur les Alpes (1885) ; — La Belle Nivernaise (1886) ; — Numa Roumestan, pièce en cinq actes (1887) ; — Tartarin sur les Alpes, pièce en cinq actes, en collaboration avec MM. de Gourcy et Bocage (1888) ; — L’Immortel, roman (1888) ; — Trente Ans de Paris, à travers ma vie et mes livres (1888) ; — Souvenirs d’un homme de lettres (1888) ; — La Lutte pour la vie, pièce (1889) ; — L’Obstacle, roman (1890) ; — Port-Tarascon (1890) ; — L’Obstacle, pièce (1891) ; — L’Arrivée ; Mon Tambourinaire (1891) ; — Rose et Ninette (1892) ; — La Menteuse, pièce, en collaboration avec Léon Hennique (1893) ; — Entre les frises et la rampe (1894) ; — L’Elixir du R. P. Gaucher (1894) ; — La Petite Paroisse (1895) ; — Trois Souvenirs : au fort de Montrouge ; à la Salpêtrière ; une Leçon (1896) ; — L’Enlèvement d’une étoile (1896) ; — La Fédor (1897) ; — Soutien de famille (1898).

Les romans d’Alphonse Daudet ont paru chez Hetzel, Charpentier et Dentu. Ses œuvres poétiques ont été publiées par Alphonse Lemerre.

Alphonse Daudet a collaboré au Figaro, à l’Événement (soas le pseudonyme de Gaston-Marie), au Petit Moniteur (sous le pseudonyme de Jehan de l’Isle), etc.

Issu d’une famille royaliste et catholique, Alphonse Daudet, né à Nîmes le 13 mai 1840, mort à Paris en 1898, fit ses études au lycée de Lyon, et dut, aussitôt après leur achèvement, se faire maître d’études au collège d’Alais (1856), à cause du manque de fortune de sa famille. « En 1857, il alla rejoindre son frère à Paris et fit bientôt paraître, chez Tardinu, un recueil de vers, Les Amoureuses. Le Figaro et le Moniteur parlèrent avec éloges du jeune poète, et le premier de ces journaux inséra une étude de lui sous ce titre : Les Gueux de province. L’émotion de cet article plut beaucoup au public. Daudet publia ensuite avec succès, dans le Figaro, une série d’articles, réunis plus tard en un volume, Le Chaperon rouge (1861). En même temps paraissait un second volume de vers, La Double Conversion (1859). En 1862, il fit jouer à l’Odéon une petite pièce composée en collaboration avec E. Lépine, La Dernière Idole, qui eut un succès d’attendrissement, et, l’année suivante, l’Opéra-Comique représenta Les Absents, dont la partition était de M. de Poise. En 1864, le Théâtre-Français joua L’Œillet blanc, petit drame en deux actes, que la censure avait obligé de changer de nom à plusieurs reprises : il s’était appelé d’abord Le Lys, puis Le Dahlia blanc. Quelques mois après (1865), Daudet publia dans le Petit Moniteur, sous la signature de Jehan de l’Isle, ses chroniques intitulées Lettres sur Paris. » Enfin, en 1866, parurent dans l’Événement les Lettres de mon moulin, signées Gaston-Marie, accueillies par le public avec la plus grande faveur, et qui valurent presque aussitôt à leur auteur une réputation universelle. Depuis lors, le célèbre romancier marcha de succès en succès. Sa vie et ses œuvres sont trop connues du public pour qu’il puisse paraître utile de les remémorer ici. Rappelons seulement qu’Alphonse Daudet fut pendant cinq ans secrétaire du duc de Morny, et que cette place lui permit de recueillir de nombreuses observations dont il fît plus tard profiter le public dans ses livres, en particulier dans le Nabab. Tombé malade, il fut obligé de quitter Paris et se guérit en Algérie et en Corse, « et ces deux noms, dit avec infiniment de raison Gustave Geffroy, achèvent d’évoquer la nette lumière, la fine et brûlante atmosphère qui éclairent et chauffent l’œuvre de l’écrivain méridional fixé, depuis, à Paris. » On peut définir Alphonse Daudet « le poète du roman ». « Il eut, du poète, le don d’imagination, et du romancier, l’esprit d’observation. L’une et l’autre faculté, qu’on dirait contradictoires, s’unirent en lui merveilleusement. À l’origine, le poète prédomina un peu, puisque, dans l’aube rose de l’adolescence, il est naturel que l’imagination surtout fermente, flambe, fleurisse, feu et fleurs ! Si cet état d’âme eût persisté, si Alphonse Daudet, au surplus, fût demeuré dans son Midi natal, il est possible que nous eussions compté un poète de plus, écrivant aussi en provençal, émule de Mistral et de Roumanille… » ({{sc[georges Rodenbach}}, L’Elite.)

Il semble permis de conclure avec Gustave Geffroy que « si Daudet n’est pas reste attaché à la forme du vers, du moins il n’a pas eu à désavouer sa tentative ; il a mis la subtile empreinte de ses premières années sur ces chansons inconsciemment chantées. Pour se servir d’une comparaison presque empruntée à ce délicat recueil de la dix-huitième année, on peut bien dire que Les Amoureuses restent comme un verger de printemps avec des arbres blancs et roses odorants comme des bouquets, tout doré de soleil, tout plein de voix, traversé par des robes claires, obscurci par instants sous un nuage d’orage. Depuis, l’écrivain en marche a quitté ce beau jardin, il est parti par les routes, il a traversé des forêts, il s’est frayé un âpre chemin à travers des espaces vierges. »



L’OISEAU BLEU


J’ai dans mon cœur un oiseau bleu,.
Une charmante créature,
Si mignonne que sa ceinture
N’a pas l’épaisseur d’un cheveu

Il lui faut du sang pour pâture.
Bien longtemps, je me fis un jeu
De lui donner sa nourriture :
Les petits oiseaux mangent peu.

Mais sans en rien laisser paraître,
Dans mon cœur il a fait, le traître,
Un trou large comme la main.

Et son bec fin comme une lame,
En continuant son chemin
M’est entré jusqu’au fond de l’âme !…


(Les amoureuses.)

LES PRUNES


Si vous voulez savoir comment
Nous nous aimâmes pour des prunes,
Je vous le dirai doucement,
Si vous voulez savoir comment.
L’amour vient toujours en dormant,
Chez les bruns comme chez les brunes ;
En quelques mots, voici comment
Nous nous aimâmes pour des prunes.

Mon oncle avait un grand verger,
Et moi, j’avais une cousine.
Nous nous aimions sans y songer.
Mon oncle avait un grand verger.
Les oiseaux venaient y manger,
Le printemps faisait leur cuisine :
Mon oncle avait un grand verger,
Et moi, j’avais une cousine.

Un matin nous nous promenions
Dans le verger, avec Mariette :
Tout gentils, tout frais, tout mignons,
Un matin nous nous promenions.
Les cigales et les grillons
Nous fredonnaient une ariette :
Un matin nous nous promenions
Dans le verger, avec Mariette.

De tous côtés, d’ici, de là,
Les oiseaux chantaient dans les branches,
En si bémol, en ut, en la,
De tous côtés, d’ici, de là.
Les prés en habit de gala
Étaient pleins de fleurettes blanches.
De tous côtés, d’ici, de là,
Les oiseaux chantaient dans les branches.

Fraîche sous son petit bonnet,
Belle à ravir, et point coquette,
Ma cousine se démenait,
Fraîche sous son petit bonnet.

Elle sautait, allait, venait,
Comme un volant sur la raquette :
Fraîche sous son petit bonnet.
Belle à ravir et point coquette.

Arrivée au fond du verger,
Ma cousine lorgne les prunes ;
Et la gourmande en veut manger,
Arrivée au fond du verger.
L’arbre est bas ; sans se déranger
Elle en fait tomber quelques-unes :
Arrivée au fond du verger,
Ma cousine lorgne les prunes.

Elle en prend une, elle la mord,
Et me l’offrant : « Tiens !… » me dit-elle.
Mon pauvre cœur battait si fort…
Elle en prend une, elle la mord.
Ses petites dents sur le bord
Avaient fait des points de dentelle…
Elle en prend une, elle la mord.
Et, me l’offrant : « Tiens !… » me dit-elle.
Ce fut tout, mais ce fut assez ;
Ce seul fruit disait bien des choses…
(Si j’avais su ce que je sais !…)
Ce fut tout, mais ce fut assez.
Je mordis, comme vous pensez,
Sur la trace des lèvres roses :
Ce fut tout, mais ce fut assez ;
Ce seul fruit disait bien des choses.


À MES LECTRICES


Oui, mesdames, voilà comment
Nous nous aimâmes pour des prunes :
N’allez pas l’entendre autrement ;
Oui, mesdames, voilà comment.
Si parmi vous, pourtant, d’aucunes
Le comprenaient différemment,
Ma foi, tant pis ! voilà comment
Nous nous aimâmes pour des prunes.


(Les Amoureuses.)

AUX PETITS ENFANTS


Enfants d’un jour, ô nouveau-nés,
Petites bouches, petits nez,
Petites lèvres demi-closes,
Membres tremblants,
Si frais, si blancs,
Si roses ;

Enfants d’un jour, ô nouveau-nés,
Pour le bonheur que vous donnez
A vous voir dormir dans vos langes,
Espoir des nids,
Soyez bénis,
Chers anges !

Pour vos grands yeux effarouchés
Que sous vos draps blancs vous cachez.
Pour vos sourires, vos pleurs mêmes,
Tout ce qu’en vous,
Êtres si doux,
On aime ;

Pour tout ce que vous gazouillez,
Soyez bénis, baisés, choyés,
Gais rossignols, blanches fauvettes I
Que d’amoureux
Et que d’heureux
Vous faites !

Lorsque sur vos chauds oreillers,
En souriant vous sommeillez,
Près de vous, tout bas, ô merveille !
Une voix dit :
« Dors, beau petit ;
Je veille. »

C’est la voix de l’ange gardien ;
Dormez, dormez, ne craignez rien ;
Rêvez, sous ses ailes de neige :
Le beau jaloux
Vous berce et vous
Protège.

Enfants d’un jour, ô nouveau-nés,
Au paradis, d’où vous venez,
Un léger fil d’or vous rattache.
A ce fil d’or
Tient l’âme encor
Sans tache.

Vous êtes à toute maison
Ce que la fleur est au gazon,
Ce qu’au ciel est l’étoile blanche,
Ce qu’un peu d’eau
Est au roseau
Qui penche.

Mais vous avez de plus encor
Ce que n’a pas l’étoile d’or,
Ce qui manque aux fleurs les plus belles :
Malheur à nous !
Vous avez tous
Des ailes.


(Les Amoureuses.)






Bibliographie. — Aspirations poétiques (1858) ; — Poèmes et Poésies (1864) ; — Les Lèvres closes (1867) ; — Les Paroles du vaincu (1871) ; — Poésies complètes (1872) ; — La Rencontre, scène dramatique (1875) ; — Les Amants (1879) ; — Poésies complètes, édition définitive, corrigée et augmentée [en 2 volumes] (1896).

Les œuvres poétiques de M. Léon Dierx ont été publiées par Alphonse Lemerre.

M. Léon Dierx a collaboré au Parnasse, etc.

Né en 1838 à l’île Bourbon (île de la Réunion), M. Léon Dierx vint achever ses études à Paris, où il suivit pendant trois ans les cours de l’Ecole centrale des Arts et Manufactures. Il retourna ensuite à la Réunion, puis revint définitivement à Paris, où il fut l’un des habitués les plus assidus et lus plus sympathiques du salon de son compatriote Leconte de Lisle, et l’un des intimes du maître. Son pur génie lui valut bientôt la profonde admiration des plus délicats, son caractère fier et simple le fit aimer de tous ceux qui l’approchèrent. M. Catulle Mondès a écrit de lui ces lignes définitives : « Léon Dierx, dont l’œuvre considérable reste presque ignorée de la foule, dont le talent n’est estimé à sa juste valeur que par les artistes et les lettrés, est véritablement un des plus purs et des plus nobles esprits de la fin du xixe siècle. Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus intimement, plus essentiellement poète que lui. La poésie est la fonction naturelle de son âme, et les vers sont la seule langue possible de sa pensée. Il vit dans la rêverie éternelle de la beauté et de l’amour. Les réalités basses sont autour de lui comme des choses qu’il ne voit pas ; ou, s’il les aperçoit, ce n’est que de très haut, très vagues et très confuses, et dépouillées par l’éloignement de leurs tristes laideurs. Au contraire, tout ce qui est beau, tout ce qui est tendre et fier, la mélancolie hautaine des vaincus, la candeur des vierges, la sérénité des héros, et aussi la douceur infinie des paysages forestiers traversés de lune et des méditerranées d’azur où tremble une voile au loin, l’impressionne incessamment, le remplit, devient comme l’atmosphère où respire heureusement sa vie intérieure. S’il était permis au regard humain de pénétrer dans le mystère des pensées, ce que l’on verrait dans la sienne, ce serait le plus souvent, parmi la langueur éparse du soir, des Songes habillés de blanc qui passent deux à deux en parlant tout bas de regret ou d’espoir, tandis qu’une cloche au loin tinte douloureusement dans les brumes d’une vallée. »

À la mort de Stéphane Mallarmé (1898), M. Léon Dierx a été élu « Prince des Poètes ».




SOIR D’OCTOBRE


À Catulle Mendès.


Un long frisson descend des coteaux aux vallées ;
Des coteaux et des bois, dans la plaine et les champs,
Le frisson de la nuit passe vers les allées.
— Oh ! l’angélus du soir dans les soleils couchants ! —
Sous une haleine froide au loin meurent les chants,
Les rires et les chants dans les brumes épaisses.
Dans la brume qui monte ondule un souffle lent ;
Un souffle lent répand sas dernières caresses,
Sa caresse attristée au fond du bois tremblant ;
Les bois tremblent ; la feuille en flocon sec tournoie,
Tournoie et tombe au bord des sentiers désertés.
Sur la route déserte un brouillard qui la noie,
Un brouillard jaune étend ses blafardes clartés ;
Vers l’occident blafard traîne une rose trace,
Et les bleus horizons roulent comme des flots,
Roulent comme une mer dont le flot nous embrasse,
Nous enlace, et remplit la gorge de sanglots.
Plein du pressentiment des saisons pluviales,
Le premier vent d’octobre épanche ses adieux,
Ses adieux frémissants sous les feuillages pâles,
Nostalgiques enfants des soleils radieux.
Les jours frileux et courts arrivent. C’est l’automne.
— Comme elle vibre en nous, la cloche qui bourdonne ! —
L’automne, avec la pluie et les neiges, demain
Versera les regrets et l’ennui monotone ;
Le monotone ennui de vivre est en chemin !
Plus de joyeux appels sous les voûtes ombreuses ;
Plus d’hymnes à l’aurore, ou de voix dans le soir

Peuplant l’air embaumé de chansons amoureuses !
Voici l’automne ! Adieu le splendide encensoir
Des prés en fleurs fumant dans le chaud crépuscule !
Dans l’or du crépuscule, adieu, les yeux baissés,
Les couples chuchotants dont le cœur bat et brûle,
Qui vont la joue en feu, les bras entrelacés,
Les bras entrelacés, quand le soleil décline !
— La cloche lentement tinte sur la colline. —
Adieu, la ronde ardente, et les rires d’enfants,
Et les vierges, le long du sentier qui chemine,
Rêvant d’amour tout bas sous les cieux étouffants !
— Ame de l’homme, écoute en frémissant comme elle
L’âme immense du monde autour de toi frémir !
Ensemble frémissez d’une douleur jumelle.
Vois les pâles reflets des bois qui vont jaunir ;
Savoure leur tristesse et leurs senteurs dernières,
Les dernières senteurs de l’été disparu ;
— Et le son de la cloche au milieu des chaumières ! —
L’été meurt ; son soupir glisse dans les lisières.
Sous le dôme éclairci des chênes a couru
Leur râle entre-choquant les ramures livides.
Elle est flétrie aussi, ta riche floraison,
L’orgueil de ta jeunesse ! et bien des nids sont vides,
Ame humaine, où chantaient dans ta jeune saison
Les désirs gazouillants de tes aurores brèves.
Ame crédule ! écoute en toi frémir encor,
Avec ces tintements douloureux et sans trêves,
Frémir depuis longtemps l’automne dans tes rêves,
Dans tes rêves tombés dès leur premier essor.
Tandis que l’homme va, le front bas, toi, son âme,
Ecoute le passé qui gémit dans les bois !
Ecoute, écoute en toi, sous leur cendre et sans flamme,
Tous tes chers souvenirs tressaillir à la fois
Avec le glas mourant de la cloche lointaine !
Une autre maintenant lui répond à voix pleine.
Ecoute à travers l’ombre, entends avec langueur
Ces cloches tristement qui sonnent dans la plaine,
Qui vibrent tristement, longuement, dans ton cœur !

(Les Lèvres closes.)


LAZARE


(À Leconte de Lisle..)


Et Lazare à la voix de Jésus s’éveilla.
Livide, il se dressa d’un bond dans les ténèbres ;
Il sortit, trébuchant dans les liens funèbres,
Puis tout droit devant lui, grave et seul s’en alla.

Seul et grave, il marcha depuis lors dans la ville,
Comme y cherchant quelqu’un qu’il ne retrouvait pas,
Et se heurtant partout à chacun de ses pas
Aux choses de la vie, au grouillement servile.

Sous son front reluisant de la pâleur des morts
Ses yeux ne dardaient pas d’éclairs ; et ses prunelles,
Comme au ressouvenir des splendeurs éternelles,
Semblaient ne pas pouvoir regarder au dehors.

Il allait, chancelant comme un enfant, lugubre
Comme un fou. Devant lui la foule au loin s’ouvrait.
Nul n’osant lui parler, au hasard il errait,
Tel qu’un homme étouffant dans un air insalubre.

Ne comprenant plus rien au vil bourdonnement
De la terre, abîmé dans son rêve indicible.
Lui-même épouvanté de son secret terrible,
Il venait et partait silencieusement.

Parfois il frissonnait, comme on fait dans les fièvres,
Et, tout prêt à parler, il étendait la main ;
Mais le mot inconnu du dernier lendemain,
Un invisible doigt l’arrêtait sur ses lèvres.

Dans Béthanie, alors, tous, petits, forts et vieux,
Eurent peur de cet homme ; il passait seul et grave ;
Et le sang se figeait aux veines du plus brave,
Devant la vague horreur qui nageait dans ses yeux.

Ah ! qui dira jamais ton surhumain supplice,
Revenant du sépulcre où tous étaient restés,
Qui revivais encor, traînant dans les cités
Ton linceul à tes reins serré comme un cilice !

Blafard ressuscité qu’avaient mordu les vers !
Pouvais-tu te reprendre aux soucis de ce monde,
O toi qui rapportais dans ta stupeur profonde
La science interdite à l’avide univers ?

La nuit à peine eut-elle au jour rendu sa proie,
Tu rentras dans la nuit, songeur mystérieux,
Spectre inerte à travers les partis furieux,
Et ne connaissant plus leur douleur ni leur joie.

Dans cette autre existence insensible et muet,
Tu ne laissas chez eux qu’un souvenir sans trace.
As-tu subi deux fois le baiser qui terrasse,
Pour regagner l’azur qui vers toi refluait ?

— Oh ! que de fois, à l’heure où l’ombre emplit l’espace,
Loin des vivants, dressant sur le fond d’or du ciel
Ta grande forme aux bras levés vers l’Eternel,
Appelant par son nom l’ange attardé qui passe ;

Que de fois l’on te vit dans les gazons épais
Te mouvoir, seul et grave, autour des cimetières,
Enviant tous ces morts qui dans leur lit de pierres
Un jour s’étaient couchés pour n’en sortir jamais !

(Les Lèvres closes.)


LES FILAOS


A Théodore de Banville.

Là-bas, au flanc d’un mont couronné par la brume,
Entre deux noirs ravins roulant leurs frais échos,
Sous l’ondulation de l’air chaud qui s’allume
Monte un bois toujours vert de sombres filaos.
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables,
Là-bas, dressant d’un jet ses troncs roides et roux,
Cette étrange forêt aux douleurs ineffables
Pousse un gémissement lugubre, immense et doux.
Là-bas, bien loin d’ici, dans l’épaisseur de l’ombre,
Et tous pris d’un frisson extatique, à jamais,
Ces filaos songeurs croisent leurs nefs sans nombre,
Et dardent vers le ciel leurs flexibles sommets.

Le vent frémit sans cesse à travers leurs branchages.
Et prolonge en glissant sur leurs cheveu* froissés.
Pareil au bruit lointain de la mer sur les plages.
Un chant grave et houleux dans les taillis bercés.
Des profondeurs du bois, des rampes sur la plaine,
Du matin jusqu’au soir, sans relâche, on entend
Sous la ramure frêle une sonore haleine
Qui nait, accourt, s’emplit, se déroule et s’étend
Sourde ou retentissante, et d’arcade en arcade
Va se perdre aux confins noyés de brouillards froids,
Comme le bruit lointain de la mer dans la rade
S’allonge sous les nuits pleine de longs effrois.
Et derrière les fûts pointant leurs grêles branches
Au rebord delà gorge où pendent les mouffins,
Par place, on aperçoit, semés de taches blanches,
Sous les nappes de feu qui pétillent en bas,
Les champs jaunes et verts descendus aux rivages,
Puis l’Océan qui brille et monte vers le ciel.
Nulle rumeur humaine à ces hauteurs sauvages
N’arrive. Et ce soupir, ce murmure immortel,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les côtes,
Epand seul le respect et l’horreur à la fois
Dans l’air religieux des solitudes hautes.
C’est ton âme qui souffre, ô forêt ! C’est ta voix
Qui gémit sans repos dans ces mornes savanes.
Et dans l’effarement de ton propre secret,
Exhalant ton arôme aux éthers diaphanes,
Sur l’homme, ou sur l’enfant vierge encor de regret,
Sur tous ses vils soucis, sur ses gaités naïves,
Tu fais chanter ton rêve, ô bois ! Et sur son front,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les rives,
Plane ton froissement solennel et profond.
Bien des jours sont passés et perdus dans l’abîme
Où tombent tour à tour désir, joie et sanglot ;
Bien des foyers éteints qu’aucun vent ne ranime
Gisent ensevelis dans nos cœurs, sous le flot
Sans pitié ni reflux de la cendre fatale,
Depuis qu’au vol joyeux de mes espoirs j’errais,
O bois éolien ! sous ta voûte natale,
Seul, écoutant venir de tes obscurs retraits,
Pareille au bruit lointain de la mer sur les grèves,

Ta respiration onduleuse et sans fin.
Dans le sévère ennui de nos vanités brèves,
Fatidiques chanteurs au douloureux destin,
Vous épanchiez sur moi votre austère pensée ;
Et tu versais en moi, fils craintif et pieux,
Ta grande âme, ô Nature ! éternelle offensée !
Là-bas, bien loin d’ici, dans l’azur, près des cieux,
Vous bruissez toujours au revers des ravines,
Et par delà les flots, du fond des jours brûlants,
Vous m’emplissez encor de vos plaintes divines,
Filaos chevelus, bercés de souffles lents !
Et plus haut que les cris des villes périssables,
J’entends votre soupir immense et continu,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables,
Qui passe sur ma tête et meurt dans l’inconnu !

(Les Lèvres closes.)


LA VISION D’ÈVE


À Leconte de Liste.


I


C’était trois ans après le péché dans l’Êden.
Adam sous les grands bois chassait, fier et superbe,
Luttant contre le tigre et poursuivant le daim.
Tranquille, il aspirait l’âcre senteur de l’herbe.

Eve, sereine aussi, corps vêtu de clartés,
Assise aux bords ombreux d’une vierge fontaine,
Regardait deux enfants s’ébattre à ses côtés,
Attentive aux échos de la chasse lointaine.

Adam sous la forêt parlait d’Eve aux oiseaux,
Et leur disait : (e Chantez ! Elle est belle et je l’aime ! »
Eve disait : « Répands, source, tes fraîches eaux !
Mon âme vibre en lui, mais en eux, ma chair même ! »

II


Ève pensait : « Seigneur ! vous nous avez chassés
Du paradis ; l’archange a fait luire son glaive.
Mordus parla douleur, et par la faim pressés,
Il nous faut haleter dès que le jour se lève.

« Nous n’avons plus, errants dans ces mornes ravins,
Maître ! comme autrefois, la candeur ni l’extase ;
Et nous n’entendons plus dans les buissons divins
L’hymne des anges blancs que votre gloire embrase.

« Mais qu’importent l’embûche et la nuit sous nos pas,
Si toujours dans la nuit un flambeau nous éclaire ?
Ah ! si l’amour nous reste et nous guide ici-bas,
Soyez béni ! Dieu fort ! Dieu bon ! Dieu tutélaire !

« Adam a la vigueur, et moi j’ai la beauté.
Un contraste à jamais nous lie et nous console ;
Ivres, lui de ma grâce et moi de sa fierté,
Pour nous chaque fardeau se change en auréole.

« Et maintenant, voici grandir auprès de nous
Deux êtres, notre espoir, notre orgueil, notre joie ;
Quand je les tiens tous deux groupés sur mes genoux,
Je sens dans ma poitrine un soleil qui rougeoie !

« Vivant encore en nous qui revivons en eux,
Encor pleins de mystère, ils sont la loi nouvelle.
Nés de nous, sous leurs doigts ils resserrent nos nœuds ;
Un autre amour en nous, aussi grand, se révèle.

« Leurs yeux, astres plus clairs que ceux du firmament,
Ont un étrange attrait ; et notre âme attirée,
Qui s’étonne et s’abîme en leur regard charmant,
Y cherche le secret d’une enfance ignorée.

« L’amour qui les créa sommeille en eux. Le Ciel
Peut gronder ; comme nous, dans le vent, sous l’orage,
Ils se tendront la main, et l’éclair d’Azraël
Ne pourra faire alors chanceler leur courage.

« Gloire et louange à toi, Seigneur ! A toi merci !
Le châtiment est doux, si malgré l’anathème
Le baiser de l’Eden se perpétue ici.
Frappe ! regarde croître une race qui t’aime ! »

III


Ainsi, le front baigné des parfums du matin,
Son beau sein rayonnant de chaleurs maternelles,
Eve, les yeux fixés sur Abel et Caïn,
Sentait l’infini bleu noyé dans ses prunelles.

IV


Or les enfants jouaient. Soudain, le premier-né,
Debout, l’œil plein de fauve ardeur, la lèvre amère,
Frappa l’autre éperdu sous un poing forcené
Et qui cria, tendant les deux mains vers la mère.

Eve accourut tremblante et pâle de stupeur,
Et, fermant autour d’eux ses bras, les prit sur elle ;
Et comme en un berceau les couchant sur son cœur,
Les couvrit de baisers pour calmer leur querelle.

Bientôt tout s’apaisa, fureur, plainte, baisers ;
Ils dormaient tous les deux enlacés, et la femme,
Immobile, ses doigts sous un genou croisés,
Sentit les jours futurs monter noirs dans son âme.

V


Soleil du jardin chaste ! Eve aux longs cheveux d’or !
Toi qui fus le péché, toi qui feras la gloire !
Toi, l’éternel soupir que nous poussons encor !
Ineffable calice où la douleur vient boire !

O Femme ! qui, sachant porter un ciel en toi,
A celui qui perdait l’autre ciel, en échange,
Offris tout, ta splendeur, ta tendresse et ta foi,
Plus belle sous le geste enflammé de l’archange !

O mère aux flancs féconds ! Par quelle brusque horreur,
Endormeuse sans voix, étais-tu possédée ?
Quel si livide éclair t’en fut le précurseur ?
A quoi songeais-tu donc, la paupière inondée ?

Ah ! dans le poing crispé de Caïn endormi
Lisais-tu la réponse à ton rêve sublime ?
Devinais-tu déjà le farouche ennemi
Sur Abel faible et nu s’essayant à son crime ?

Du fond de l’avenir, Azraël, menaçant,
Te montrait-il ce fils, ayant fait l’œuvre humaine,
Qui s’enfuyait sinistre et marqué par le sang,
Un soir, loin d’un cadavre étendu dans la plaine ?

Le voyais-tu mourir longuement dans Enoch,
Rempart poussé d’un jet sous le puissant blasphème

Des maudits qui gravaient leur défi sur le roc,
Et dont la race immense est maudite elle-même ?

Ah ! voyais-tu l’envie armant les désaccords,
Et se glissant partout comme un chacal qui rôde ?
Le fer s’ouvrant sans cesse un chemin dans les corps,
Le sol toujours fumant sous une pourpre chaude ?

Et les peuples Caïns sur les peuples Abels
Se ruant sans pitié, les déchirant sans trêves ;
Les sanglots éclatant de toutes les Babels,
Les râles étouffés par la clameur des grèves ?

Sous l’insoluble brume où l’homme en vils troupeaux
S’amoncelle, effrayé de son propre héritage,
Entendais-tu monter dans les airs, sans repos,
Le hurlement jaloux des foules, d’âge en âge ?

Compris-tu que le mal était né ? qu’il serait
Immortel ? que l’instinct terrestre, c’est la haine
Qui, dévouant tes fils à Satan toujours prêt,
Lui fera sans relâche agrandir la Géhenne ?

Compris-tu que la vie était le don cruel ?
Que l’amour périrait avec l’Aïeule blonde ?
Et qu’un fleuve infini de larmes et de fiel
Né du premier sourire abreuverait le monde ?

VI


Dieu l’a su ! — Jusqu’au soir ainsi tu demeuras
Contemplant ces fronts purs où le soleil se joue ;
Et tandis qu’ils dormaient oublieux en tes bras,
Deux longs ruisseaux brûlants descendaient sur ta joue.

(Poèmes et Poésies.)






Bibliographie. — De la maxime : le Partage est déclaratif de propriété, monographie qui a remporté la médaille d’or au concours du doctorat, 2e édition (Auguste Durand, Paris, 1855) ; — Les Abeilles d’or, chants impériaux (1859) ; — Le Verger d’Isaure, poèmes couronnés (Hachette, Paris, 1870) ; — Une Visite aux Monts Maudits (Hachette, Paris, 1872) ; — Trois Ans à la Chambre : travaux législatifs et discours prononcés à la tribune (Dentu, Paris, 1873) ; — Vingt Journées au pays de Luchon (Hachette, Paris, 1874) ; — Livingstone, poème couronné par l’Académie française (1876) ; — À travers l’Engadine, la Valteline, le Tyrol du Sud et les lacs de l’Italie supérieure (Hachette, Paris, 1877) ; — Les Grands Cœurs, poésies, 5e édition, ouvrage couronné par l’Académie française, prix Montyon (Hachette, Paris, 1882) ; — Au Caprice de la plume (Hachette, Paris, 1884) ; — La Côte d’Azur, ouvrage couronné par l’Académie française, prix Bordin (maison Quantin, Paris, 1887) ; — Rêves et Combats, poésies (Hachette, Paris, 1892) ; — Les Saisons et les Mois, sonnets ornés de cinquante eaux-fortes par Paul Avril et d’un portrait de l’auteur par Focillon (Motteroz et librairie H. Floury, Paris, 1899) ; — Pages françaises (Hachette, Paris, 1902) ; — Les Boers, poème (1902).

En Préparation : Un volume de vers.

M. Stéphen Liégeard a collaboré à de nombreux journaux et revues.

M. Stéphen Liégeard, fils de Jean-Baptiste Liégeard qui fut maire de Dijon sous l’Empire, est né dans cette même ville le 29 mars 1830. Après de brillantes études achevées au lycée de sa ville natale et à la faculté de droit, il obtint la médaille d’or au concours du doctorat, se fit inscrire au barreau de Dijon, plaida avec succès, puis entra dans l’administration préfectorale en 1856 et occupa notamment les sous-préfectures de Briey, de Parthenay et de Carpentras. Elu deux fois — en 1867 et en 1869 — député de la Moselle, il brilla à la tribune du Corps législatif, mais se retira des luttes politiques après la guerre de 1870 pour désormais consacrer exclusivement aux lettres son activité et son talent.

Là, comme ailleurs, le succès couronna ses efforts et ses œuvres. Aussitôt l’apparition de son premier volume : Le Verger d’Isaure, un public d’élite s’attacha au lamartinien qu’il f fut dés l’abord, et l’Académie honora de ses prix Livingstone, Les Grands Cœurs et La Côte d’Azur, ce bel ouvrage devenu populaire dans le monde entier.

Grand admirateur de l’architecture des xve et xvie siècles Mr Stéphen Liégeard a fait bâtir récemment près de Gevrey (Côte-d’Or) un élégant château Renaissance Henri II, le château de Brochon, magnifique résidence, entourée de parcs et de jardins où se trouvent religieusement conservés un pavillon habité jadis par le grand Crébillon, et une allée de tilleuls où l’auteur d’Electre et de Rhadamiste se promenait en méditant. Quand il n’habite pas Brochon, M. Liégeard réside soit à Paris, soit à Cannes, où il possède une féerique villa, la villa des Violettes, située sur la côte d’Azur, sa « filleule ». Il est possesseur encore à Dijon d’un vieil et superbe hôtel qui porte son nom. Admirablement conservé’ et entretenu, cet hôtel fut jadis habité par Vauban et par d’autres personnages illustres dans les fastes de la Bourgogne. Protecteur et ami des arts et des lettres, l’action de Mr Stéphen Liégeard peut se comparer à celle des grands seigneurs lettrés d’autrefois ; il a su y joindre le prestige du philanthrope, en présidant avec tant de maîtrise la Société d’encouragement au bien, où il a remplacé Jules Simon.

Parmi les récents ouvrages de Mr Liégeard, il convient de citer Rêves et Combats (1892), Les Saisons et les Mois (1899), qui contiennent nombre de pièces d’une grande beauté ; Pages françaises (1902), études critiques d’art et de littérature et discours prononcés dans diverses solennités, pages éloquentes et noblement patriotiques, et, enfin, cette belle Ode aux Boers (1902), dédiée au général de la Rey et destinée à être comprise en un volume en préparation.




SONGE BLEU
… Portaque emittit eburna.
Virgile.


Par la porte d’ivoire, au seuil des nuits sereines,
Voici venir le Songe, enfant du pâle azur ;
De son char de saphir sa main saisit les rênes,
Puis les bleus papillons l’entraînent d’un vol sûr.

Il passe, et son bruit, doux comme un chant de sirènes,
Berce, dans son sommeil, la vierge, ce lis pur.

sème des bleuets sur l’oreiller des reines,
Il pique un rayon d’or au toit le plus obscur.

Alors, dans l’âme en deuil, tout est joie et lumière ;
Le pâtre devient prince, et palais la chaumière :
On combat, on triomphe, on aime, on est aimé…

Mais l’aube, en souriant, le chasse, à coups de roses,
Et le Songe qui fuit les paupières mi-closes
Y laisse, perle humide, un long pleur embaumé.


(Rêves et Combats.)


SUR UNE CROIX DE VILLAGE
Inter rubeta lilium.

Par un matin d’octobre, au temps de la vendange,
J’ai vu la blonde enfant passer dans le chemin ;
Passant aussi, la Mort la toucha de la main…
Les lis sont donc trop purs, hélas ! pour notre fange,
Ou si le Ciel jaloux nous enviait cet ange ?
Réponds, ô fleur d’un jour, qui fus sans lendemain !


(Rêves et Combats.)


OCTOBRE


Déjà, dans le grand parc, le hêtre se défeuille,
Ridant de son or roux le miroir des bassins ;
L’églantine, bercée aux bras du chèvrefeuille,
Egrène son corail sur les buissons voisins.
Ah ! qu’elle a meilleur prix, la fleur qu’alors on cueille !
Qu’il est bleu, le rayon où dansent mille essaims !
Comme l’herbe des bois qui, mourante, l’accueille,
Au rêveur égaré fait d’odorants coussins !
Ainsi de ton soleil, Octobre de la vie…
Sa clarté ne sera de nulle autre suivie ;
S’y noyer, pour le cœur reste un besoin jaloux…
Donc, qu’au dernier rameau fleurisse la tendresse !
Si moins vive est l’ardeur, plus longue est la caresse,
Et la lèvre pâlie a le baiser plus doux.

(Les Saisons et les Mois.)






Bibliographie. — La Moisson, poésies (Vanier, Paris, 1860) ; — Chants agrestes, musique d’Albert Sowinski (Dentu, Paris, 1862) ; — Les Poèmes de la nuit, Humouristiques, Paulo majora, ouvrage couronné par l’Académie française (Dentu, Paris, 1863) ; — Musettes et Clairons (Tardieu, Paris, 1865) ; — Légendes d’aujourd’hui, poèmes suivis de lieds et sonnets (Garnier frères, Paris, 1870) ; — Voix des ruines, Légendes évangéliques, Paysages d’hiver (A. Lemerre, Paris, 1873) ; — Nouvelles Poésies (1864-1873) (A. Lemerre, Paris, 1875) ; — Premières Poésies (1859-1863) (A. Lemerre, Paris, 1877) ; — Poèmes et Sonnets (A. Lemerre, Paris, 1879) ; — Chants populaires de la Grèce moderne (1890, non mis dans le commerce) ; — Chants populaires de la Grèce, de la Serbie et du Monténégro (A. Lemerre, Paris, 1891) ; — A Camoens, ode (A. Lemerre, Paris, 1892) ; — Christophe Colomb, poème (1892) ; — Ballades et Chansons populaires des Slaves d’Autriche : Tchèques de Bohême, Moraves, Slovaques (1892, non mis dans le commerce) ; — Fleurs de poésie, morceaux des poètes étrangers contemporains traduits en vers [poètes portugais] (1893) ; — Les Chants oraux du peuple russe (Honoré Champion, Paris, 1893) ; — Le Libérateur, ode (A. Lemerre, Paris, 1893) ; — Petits Contes du Nivernais (1894) ; — Ballades et Chansons populaires tchèques et bulgares (A. Lemerre, Paris, 1894) ; — Etrennes nivernaises (en Nivernais, chez tous les libraires, 1895) ; — Etrennes nivernaises (en Nivernais, chez tous les libraires, 1896) ; — Feuilles détachées, traduction de quatre poésies de Joaquim d’Araujo (non mis dans le commerce) ; — Chez nous : Le Long des sentes nivernaises, Airs de flûte, Le Jour qui tombe, ouvrage couronné par l’Académie française (A. Lemerre, Paris, 1896) ; — Aux Champs et au Foyer : Plein air, Intérieurs, Rêves et Souvenirs (A. Lemerre, Paris, 1900) ; — Le Parnasse du dix-neuvième siècle, Poètes néerlandais [Hollandais, Flamands], morceaux choisis traduits en vers (Alphonse Lemerre, Paris, 1904). — Tirés à part : La Pierre des élus, nouvelle (1860) ; — Petites Fables et Légendes du Nivernais [extrait de Archivio delle Tradizioni popolari] ; — Poètes couronnés [extrait de la Revue du Siècle].

En Préparation : Le Parnasse du dix-neuvième siècle, Poètes espagnols et hispano-américains ; Littérature populaire et Traditions du Nivernais.

M. Achille Millien a donné des vers, des nouvelles, des articles de critique, etc., à des périodiques nombreux : la Revue Française, la Revue de la Province, le Mercure de France, l’Europe Littéraire, la Revue Indépendante, la Revue de Paris, la Semaine des Familles, la Gazette des Étrangers, la Suisse, le Correspondant, la Vie Littéraire, le Musée Universel, la Revue Britannique, l’Art Universel, etc. ; il a collaboré à différents recueils collectifs : la Gerbe, l’Almanach du Sonnet, le Parnasse Contemporain, etc. En 1896, M. Achille Millien a fondé la Revue du Nivernais.

M. Achille Millien est né à Beaumont-la-Ferriere le 4 septembre 1838. Peu de temps après sa naissance, ses parents s’installèrent dans la maison qu’il occupe aujourd’hui et qu’il n’a guère quittée que tout jeune pour faire ses études au collège de Nevers.

Tout enfant, et dès l’âge de huit ans, — quoique très ardent au jeu, — il était déjà passionné de lecture. Il dut ses premières impressions littéraires au bon Florian, à la Jérusalem délivrée, au Roland furieux, et à toute cette bibliothèque de colportage qui allait de L’Enfant de la Forêt', de Ducray-Duminil, à Mathilde, de Mme Cottin. Et La Petite Fadette fut pour lui une révélation.

Après avoir subi l’épreuve du baccalauréat, M. Millien fut pendant quelque temps clerc de notaire dans l’unique étude de son village natal ; mais, cédant à sa vocation, il dit bientôt adieu au notariat. Vers cette même époque, il eut la douleur de perdre son père, et, dès lors, sa vive affection pour sa mère et les intérêts de son modeste patrimoine le retinrent plus que jamais au village.

En 1860, il publiait son premier recueil de vers : La Moisson qui, tout aussitôt, eut un succès éclatant. Hugo écrivait au jeune poète : « La senteur des prés et le souffle des bois sont dans vos charmantes géorgiques. » Le Morvan, au dire de la critique, avait trouvé « son Burns et son Brizeux ».

Encouragé par un tel accueil, M. Achille Millien fit paraître, en 1862, un second volume, Chants agrestes, qui confirma brillamment le succès du premier et dont Émile Deschamps disait : « Je recommande Chants agrestes comme une des plus heureuses et des plus hautes manifestations de la poésie actuelle. »

Le troisième volume de M. Millien, Poème de la nuit (1863), couronné par l’Académie française, consacra définitivement la réputation de son auteur, qui, dès lors, se donna entièrement aux lettres et s’occupa spécialement de recherches sur les légendes, les chansons, les mœurs et les coutumes de sa province.

En 1885, M. Millien perdit sa mère. « De ce coup tout son être fut ébranlé. Sa veine poétique si riche, si féconde, parut épuisée… Pas d’autre travail possible que celui de ses explorations à travers le Nivernais… Sa santé s’altéra profondément[5]… »

Cependant le ressort n’était pas brisé. Le poète finit par se remettre au travail, et, en peu d’années, publia, outre diverses brochures, plusieurs volumes d’une autre partie de son œuvre, traductions, prose et vers, de chants populaires ou de poètes étrangers. Il donnait aussi ses Etrennes nivernaises pour 1895 et pour 1896, et augmentait son bagage poétique d’un nouveau recueil : Chez nous (1896), voué à la glorification du terroir natal, des mœurs et des traditions ancestrales et que l’Académie couronna. Enfin, en 1900, parut Aux Champs et au Foyer, accueilli très favorablement, et qui faisait dire à M. Louis Tiercelin : « C’est une bonne fortune pour une province d’avoir pour défenseurs et pour apôtres des hommes comme Achille Millien… Robuste et sincère traducteur de la vie champêtre, Million conserve dans ce décor profond toute l’indépendance de sa pensée, ne sert l’Idée que pour le grand profit des humbles de la glèbe, et non pour le sien. — Toute son œuvre a un charme rayonnant qui a valu à ce fidèle du Nivernais la grande notoriété, la notoriété par infiltration, —pour ainsi dire, — la seule durable… « (Revue Nouvelle.)

LABOUR


Par le champ qui décrit sa courbe dans l’azur,
Les six bœufs deux par deux vont d’un pas lent et sûr,
Traînant le soc où l’homme aux cheveux gris s’appuie
Et qui fend le sol dur tant assoiffé de pluie.
Matin ensoleillé de juin qui resplendit.
Un jeune paysan, toucheur de bœufs, brandit
L’aiguillon d’un geste ample et comme hiératique
Et chante à pleine voix selon le mode antique :

« Ho ! les beaux bœufs nourris par moi
Dans les étables de la ferme,
Tio ! tio ! holéha holé !
Bons au labour, bons au charroi,
Tirez bien droit, marchez bien ferme,
Tio ! tio ! hip ! »

Les bœufs blancs, œil mi-clos, mufle rose et baveux,
En un commun effort tendent leurs cous nerveux.
Jusques au bas du champ droite descend la raie.
Un bref instant de pause à l’ombre de la haie,
Puis les couples vaillants vont, patients et doux,
Pour un autre sillon repartir… Etles jougs
Grincent sous la courroie, et le soc luisant crie
En pénétrant au sein de la terre meurtrie.

« Ho ! mes valets, mes compagnons
De tous les temps, calme ou tempête,
Tio ! tio ! holéha holé !
Gentils et forts, fiers et mignons,
Hardi ! mes bœufs que rien n’arrête,
Tio ! tio ! hip ! »

Et toujours les six bœufs vont d’un pas régulier,
D’un bout à l’autre bout, par le champ familier,
le sol s’échauffe tel qu’un fourneau qu’on allume ;
Par essaims s’attachant au poil mouillé qui fume,
Le taon vorace fait rougir un point sanglant
Sur la rose blancheur du poitrail ou du flanc…
Et toujours le soc clair, sans hâte, sans secousse,
Soulève en frémissant la glèbe brune et rousse.


« Courage, amis ; tirez, mes bœufs !
Encore un tour ou deux peut-être,
Tio ! tio ! holéha holé !
Et vous irez aux prés herbeux
Jusqu’à demain dormir et paître,
Tio ! tio ! bip ! »

L’attelage gravit la côte, raffermi
Au rythme caressant de ce langage ami
Qui berce doucement sa fatigue trompée.
Et le vieux laboureur, qu’aussi la mélopée
Ranime pour guider le soc d’un effort sûr,
Un pied dans le sillon, l’autre sur le sol dur,
Dans sa marche inégale aux bras de la charrue
Se courbe, en arrosant de sa sueur, accrue
Parle soleil qui monte au plein ciel de l’été,
Son œuvre de puissance et de fécondité.

(Aux Champs et au Foyer.)


BRUIT DE CHAR


L’horizon, lac de pourpre où le soleil se plonge,
Blesse par trop d’éclat mes yeux endoloris ;
Voici que des hauteurs l’ombre descend, s’allonge
Sur la plaine où déjà s’appellent les perdrix.

Et d’instant en instant le crépuscule ronge
Les dernières lueurs au flanc des coteaux gris :
Heure du vol muet de la chauve-souris ;
Heure où dans l’âme en paix éclôt la fleur du songe.

Solitude et silence alentour… Seulement,
Du plus profond des bois obscurs un roulement
De chariot m’arrive en rumeur incertaine…

Sais-je pourquoi, le cœur serré sous un poids lourd,
Avec anxiété j’écoute ce bruit sourd
Et saccadé d’un char sur la route lointaine ?

(Aux Champset au Foyer.)

LE RIRE


Le rire clair et sain ne hante plus nos lèvres.
Le rire large et haut, joyeusement vibrant,
Ne sait plus, comme aux jours de l’aïeul calme et franc,
S’envoler de nos cœurs brûlés de folles fièvres.

Le rire où se mêlait liesse et réconfort,
Le rire cordial pour la lutte prochaine,
Qui, détendant l’esprit oublieux de la peine,
Le rendait plus égal, plus tranquille et plus fort,

Lumineux, éclatant, plus vif qu’une fusée,
Sonore, épanoui, plus gai qu’un chant d’oiseau,
Plus frais que le premier bouton de l’arbrisseau ;
C’était comme la fleur de l’âme reposée.

Notre sombre gaité sonne faux. Aujourd’hui
Que nous errons sans but, privés d’espoirs suprêmes,
Inquiets, défiants de tous et de nous-mêmes, I
Le rire, sous un vent d’âpre amertume, a fui ;

Et d’un ennui nouveau traînant le poids immense,
Nos fronts portent le sceau d’une morosité
Où — Dieu garde nos fils de cette hérédité ! —
Plus d’un voit en tremblant des germes de démence.

(Aux Champs et au Foyer.)


LES TROIS FILLES


Trois filles — c’est à l’heure où la journée expire —
S’en vont le long des prés et la main dans la main.
L’une chante galment en suivant le chemin,
L’autre rêve et sourit, la troisième soupire.

L’une dit : « Qu’est-ce donc que l’amour, ô mes sœurs ?
— Je l’ignore, répond la seconde ; en un livre
J’ai lu que sans l’amour un cœur ne saurait vivre.
— L’amour, je le connais, reprend l’autre, et j’en meurs ! s

(Chez nous.)


LA VIEILLE AVARE


Donc la vieille avare est au lit de mort,
L’agonie au cœur l’étreint et la mord :
A-t-elle un regret ? A-t-elle un remord ?
Ah ! quitter ses biens, c’est ce qui la navre.

Elle a dès longtemps rompu tout lien ;
Parents, amis, rien ! elle n’a plus rien,
Pas un serviteur et pas même un chien
Pour veiller ce soir près de son cadavre.

Sur une escabelle une lampe luit,
Tremblante clarté que l’ombre poursuit ;
Au dehors s’élève un étrange bruit :

L’oiseau de la Nuit hulule à la porte,
L’oiseau de la Mort appelle la morte,
L’oiseau de l’Enfer attend qu’on l’emporte ?


(Chez nous.)


L’INVALIDE


Je sais tel homme ayant renom de débauché
Qui se pique, s’offense et lait l’effarouché
Sitôt qu’à son oreille arrive un mot trop libre.
Tel autre qui perdra volontiers l’équilibre
A force de vider ses flacons de bon vin,
Se scandalise à voir l’ivresse du voisin.
Leur indignation n’est pas hypocrisie,
Calcul intéressé ni simple fantaisie ;
La vertu qu’ils n’ont plus s’émeut sincèrement.
Or chacun sur leur cas émet son sentiment,
Les uns pour les blâmer, les autres pour en rire.
« Moi, je les comprends bien, très bien, se met à dire
L’invalide ; je souffre encor de temps en temps
Du bras que j’ai perdu depuis plus de trente ans ! »


(Chez nous.)

PAUVRES DIABLES


Les pauvres diables vont trimant
Vers un but qui toujours recule.
A l’aube comme au crépuscule
Et sous le soleil inclément,
Honteuse engeance à triste mine,
Dans la guenille et la vermine,
Les pauvres diables vont trimant.
Les pauvres diables vont peinant ;
Le fardeau leur courbe l’échine.
Dans la mine, avec la machine,
Sur la mer, sur le continent,
Dur est le pain, rude est la tâche,
Rare l’aubaine… Sans relâche,
Les pauvres diables vont peinant.
Les pauvres diables vont mourant.
Pour les consoler à cette heure,
La foi, l’espoir, rien ne demeure :
En maudissant, en exécrant
Le destin si peu tutélaire,
Fous de vengeance et de colère,
Les pauvres diables vont mourant.

(Chez nous.)


LA MORT DU CHAT


Cadet, le jeune chat, fin museau rose à peindre,
Dans sa robe tigrée au long velours soyeux,
Si vif et si mignon, si doux, si gracieux,
A senti, soudain triste, un mal cruel l’étreindre.

Il a passé six jours malade, sans se plaindre.
Malgré l’âpre douleur écrite en ses grands yeux
Attendant résigné, calme, silencieux,
La minute où la vie en lui devait s’éteindre.

Il a jeté trois fois un sec miaulement,
Une clameur d’angoisse et de déchirement,
Comme un mystérieux appel dont l’accent navre


Et c’est tout. Il est mort. Ses membres haletants
Se sont raidis… Et moi, je suis resté longtemps
Grave et sombre devant ce tout petit cadavre.

(Chez nous.)


LE DERNIER SOUPIR DE L’ANNÉE


L’aiguille au cadran d’albâtre
Va bientôt marquer minuit.
Décembre s’évanouit,
L’année expire ; dans l’âtre
Danse une flamme bleuâtre,
Et je rêve à l’an qui fuit.

L’espoir riait sur ta mine ;
Quoi lut ton œuvre, an qui meurs ?
Hélas ! tes rayons charmeurs
N’ont pas chassé la bruine,
Et toujours git la ruine
Dans le vide de nos cœurs.

Minuit sonne, voici l’heure :
J’entends, près de m’assoupir,
S’élever, hurler, glapir,
La bise sur ma demeure…
Pauvre année, au vent qui pleure
Jette ton dernier soupir !

(Chez nous.)






Bibliographie. — Les Parasites, satires en vers (1860) ; — Le Parasite, comédie en un acte et en vers, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1860) ; — Le Mur mitoyen, comédie on deux actes et en vers, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1861) ; — Le Dernier Quartier, comédie en deux actes et en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1863) ; — Le Second Mouvement, pièce en trois actes et en vers, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1865) ; — Le Monde ou l’on s’amuse, comédie en trois actes, en prose, représentée sur la scène du théâtre du Gymnase (1868) ; — Amours et Haines, poésies (1869) ; — Les Faux Ménages, pièce en quatre actes et en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1869) ; — Le Départ, poème (1870) ; — Prière pour la France, poème (1871) ; — Hélène, pièce en trois actes et en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1872) ; — L’Autre Motif, pièce en un acte, en prose, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1872) ; — Petite Pluie, pièce en un acte, en prose, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1876) ; — L’Etincelle, pièce en un acte, en prose, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1879) ; — L’Age ingrat, pièce en trois actes, en prose, représentée sur la scène du théâtre du Gymnase (1879) ; — Le Chevalier Trumeau, pièce en un acte et en vers (1880) ; — Pendant le Bal, pièce en un acte et en vers (1881) ; — Le Monde où l’on s’ennuie, pièce en trois actes, en prose, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1881) ; — Le Narcotique, pièce en un acte et en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1882) ; — La Poupée, recueil de vers (1884) ; — Discours académiques (1886) ; — La Souris, pièce en trois actes, en prose (1887) ; — Amours et Haines, nouvelle édition (1888) ; — Emile Augier (1889) ; — Cabotins ! pièce en quatre actes, en prose (1894) ; — Pièces et Morceaux (1897) ; — Le Théâtre chez Madame.

Édouard Pailleron a collaboré à la Revue des Deux-Mondes [6], etc.

Fils de riches commerçants, Edouard Pailleron, né à Paris le 17 septembre 1834, mort à Paris le 19 avril 1899, fit son droit à l’université de cette ville et travailla pendant quelque temps dans une étude de notaire, qu’il abandonna bientôt pour s’engager comme volontaire dans l’armée. Mais au bout de deux années, il fut las de la caserne et se fit remplacer. Il partit pour l’Afrique et visita ensuite l’Italie et la Suisse, le sac au dos.

En 1860, il publiait un volume de vers, Les Parasites, où il « faisait claquer, — un peu trop, peut-être, — le fouet de Juvénal ». Son second volume de vers, Amours et Haines, parut en 1869. Il contenait plusieurs pièces d’un joli accent ému et personnel ; on y trouve de l’ironie et du pathétique, de la mélancolie et de l’allégresse.

La vraie vocation d’Edouard Pailleron paraît cependant avoir été le théâtre. Dès 1860, il faisait jouer à l’Odéon une petite comédie, Le Parasite, qui fut favorablement accueillie. Il réussit davantage avec Le Mur mitoyen (1862, Odéon), puis avec Le Dernier Quartier (1863, Théâtre-Français), où il déployait des qualités de finesse, de gaieté, d’ingéniosité, d’esprit, et une entente technique de la scène que peu d’auteurs ont dépassées. Le Monde ou L’on s’amuse (1868, Gymnase) et Les Faux Ménages {1809, Théâtre-Français) marquèrent un progrès notable dans la manière du dramaturge et commencèrent sa véritable réputation. Viennent ensuite au Théâtre-Français : Hélène (1872), L’Autre Motif (1872), Petite Pluie (1876), et au Gymnase L’Age ingrat (1879), comédie assez forte qui réussit.

En 1881, Pailleron produisait au Théâtre-Français son chef-d’œuvre, Le Monde ou l’on s’ennuie, l’une des satires les plus amusantes et les plus mordantes que l’on ait données sur les salons académiques, que l’auteur connaissait à merveille, car il ne se présentait guère de candidat à l’Académie française qui ne se crût obligé à solliciter son appui. Le succès fut énorme. Le Monde ou l’on s’ennuie fut joué des milliers de fois sur les scènes de la province et de l’étranger. Il valut à son auteur son entrée à l’Académie, où, le 7 décembre 1882, il remplaça Charles Blanc.

Mais Pailleron sembla avoir épuisé sa veine, et il en souffrit. Ses dernières pièces, Le Narcotique (1882), La Souris (1887), Cabotins ! (1894), n’eurent qu’un succès d’estime.

ORGUEIL


Mon indomptable orgueil est l’arme de ma vie,
La pierre de mon œuvre et l’ancre de ma foi.
Il est plus fort qu’un roc et plus puissant qu’un roi,
Et trop dur pour le temps et trop haut pour l’envie.

Je ne reconnais pas d’autre loi que sa loi.
La douleur peut frapper, c’est moi qui l’en convie !
J’irai, — sans que jamais j’hésite ou je dévie ;
Je veux ce que je veux, et je m’appelle Moi !

C’est en vain que la haine attendrait pour salaire.
Un mot de ma faiblesse, un cri de ma colère ;
Ce qui part de si bas n’a pas un si haut prix.

Des sommets où je suis, c’est un bruit dans l’espace.
J’entends et je souris, je me tais et je passe ;
Mon rire a nom dédain ; mon silence, mépris,


(Amours et Haines.)
LE JARDIN


Je passais, — j’entendis de la route poudreuse
Que derrière le mur on riait aux éclats,
Et je poussai la porte. — À travers les lilas,
Voici ce que je vis dans la maison heureuse.

Un tout petit enfant essayait au jardin,
Au doux enchantement de sa mère ravie,
Dans le parterre en fleur et sur le gazon fin,
Ses pas, les premiers pas qu’il eût faits de sa vie.

Cher amour ! il allait tout tremblant, il allait
Avançant au hasard son pied mignon et frêle,
Hésitant et penché, si faible, qu’il semblait
Que le papillon dût le renverser de l’aile.

Impatient pourtant, égratignant le sol
De son pas inquiet, avec l’ardeur étrange
Et les trémoussements d’oiseau qui prend son vol…
Dans les petits enfants il reste encor de l’ange.

Et lui, se pâmant d’aise a ce monde inconnu,
Suivait l’oiseau qui vole ou parlait à la rose,
Et, tout en gazouillant quelque charmante chose,
Ouvrait toujours plus grand son grand œil ingénu.

Et l’on voyait alors les splendeurs de l’espace,
Et les candeurs du ciel et les gaîtés de l’air,
Et luire ce qui luit et passer ce qui passe
Dans le tout petit ciel de cet œil pur et clair.

Parfois il s’arrêtait, tournait un peu la tête
Vers sa mère orgueilleuse et toute à l’admirer,
Et repartait avec de grands rires de fête,
Ces rires si joyeux qu’ils vous en font pleurer.

Oh ! la mère, elle était à ne pouvoir décrire
Avec son geste avide, anxieux, étonné,
Et de tout son amour couvant son nouveau-né,
Et marchant de son pas et riant de son rire.

Elle tenait ses bras étendus vers l’enfant
Ainsi qu’on tend les bras vers le fruit que l’on cueille,

Le défendant de mal comme un rosier défend
Le bouton de sa rose avec ses mains de feuille.

Elle suivait ainsi, courbée et pas à pas,
Regardant par instant, dans un muet délire,
Un homme assis plus loin et qui feignait de lire
Et souriait, — croyant qu’on ne le voyait pas.

Peut-être le mari, mais sans doute le père,
Qui tâchait de porter l’ivresse dignement,
Et dont les doux regards allaient furtivement
De la mère à l’enfant, de l’enfant à la mère.

Et par ce beau soleil flottait sur tout cela
Je ne sais quoi d’ému que le printemps apporte ;
J’entendis le Bonheur murmurer : « Je suis là… »
Et je sortis rêveur — en fermant bien la porte

(Amours et Haines.)


LE GUÉ


Il fallait passer la rivière,
Nous étions tous deux aux abois.
J’étais timide, elle était fière.
Les tarins chantaient dans les bois.
Elle me dit : « J’irai derrière,
Mon ami, ne regardez pas. »
Et puis elle défit ses bas…
Il fallait passer la rivière.
Je ne regardai… qu’une fois,
Et je vis l’eau comme une moire
Se plisser sur ses pieds d’ivoire…
Nous étions tous deux aux abois.
Elle sautait de pierre en pierre ;
J’aurais dû lui donner le bras ;
Vous jugez de notre embarras.
J’étais timide, elle était fière.
Elle allait tomber, — je le crois, —
J’entendis son cri d’hirondelle ;
D’un seul bond je fus auprès d’elle…
Les tarins chantaient dans les bois.


(Amours et Haines.)






Bibliographie. — Poésies parisiennes (1862) ; — Les Elévations (1864) ; — Les Voyages de l’esprit (1869) ; — Origines de la poésie lyrique en France au seizième siècle (1873) ; — Nouvelles Elévations (1874) ; — Les Prédécesseurs de Milton (1875) ; — Du Génie de Chateaubriand (1876) ; — Eloge de la folie, d’Erasme, traduction (1877) ; — Poèmes de la Révolution (1869) ; — Portraits de maîtres (1888). En outre : Pallas Athéné, trois à-propos en vers à la Comédie française et à l’Odéon, un essai sur Erasme et une vingtaine d’opuscules en prose.

Les œuvres de M. Emmanuel des Essarts ont été publiées en partie chez A. Lemerre, et en partie chez Charpentier-Fasquelle.

M. Emmanuel des Essarts a collaboré au Parnasse et aux principales revues et aux grands journaux de Paris.

M. Emmanuel des Essarts, né à Paris en 1839, est le fils d’Alfred des Essarts, qui eut une réputation honorable de poète et de romancier. Après de brillantes études au Lycée Henri IV, il entra à dix-huit ans à l’Ecole normale supérieure, dont il sortit agrégé. A trente et un ans, il était docteur ès lettres ; à trente-deux ans, il débutait dans l’enseignement supérieur à la faculté de Dijon, et bientôt passa à Clermont, où il est doyen depuis 1892.

On doit à M. Emmanuel des Essarts un grand nombre d’articles et de mémoires, et une dizaine d’ouvrages en prose et en vers. Poète lauréat de l’Académie française, il a été l’un des fondateurs de l’Ecole parnassienne, entre Sully Prudhomme et François Coppée.

Nourri de l’antiquité grecque et latine, des Essarts la mélange dans les proportions les plus heureuses avec la modernité la plus récente. Parfois la robe à la mode dont sa muse est revêtue dans les Poésies parisiennes prend des plis de tunique et appelle quelque chaste statue grecque. Le beau antique corrige à propos le joli et l’empêche de tourner au coquet… Dans les Elévations, l’auteur peut laisser ouvrir à son lyrisme des ailes qui se seraient brûlées aux bougies d’un salon ; il vole à plein ciel, chassant devant lui l’essaim de strophes, et ne redescend que sur les cimes. » (Théophile Gautier, Rapport sur le progrès des lettres.)

La doctrine de M. Emmanuel des Essarts, très stricte et très pure, tout à fait parnassienne, est bien celle d’un romantisme classique. Invariable partisan du spiritualisme chrétien et du républicanisme libéral, il a eu pour maîtres de sa pensée et de son style, pour illustres amis, Victor Hugo, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Sainte-Beuve, Michelet, Quinet, Victor de Laprade.



LA VIE HARMONIEUSE


Jadis j’aurais vécu dans les cités antiques,
Svelte comme un héros, plus libre qu’un vainqueur,
Et tous mes jours, pareils aux visions plastiques,
Se fussent déroulés noblement comme un chœur.

Là, j’aurais contemplé l’avenir et la vie
Sur le blanc piédestal de la sérénité,
Sans élan surhumain, sans orgueilleuse envie,
Heureux d’un idéal visible et limité.

J’eusse borné mes vœux et mesuré mon rêve
Au soleil fugitif, au mois, à la saison,
A tout ce qui se voit, à tout ce qui s’achève,
Aux contours arrêtés d’un petit horizon.

J’eusse été citoyen de quelque république
Songe de Pythagore, œuvre d’un Dorien,
Harmonieux État réglé par la musique,
Où la loi se conforme au rythme aérien.

Puis, dans une agora, j’aurais avec ivresse
Admiré longuement les poses et les sons
De ces beaux orateurs dont la phrase caresse
L’oreille inattentive aux rigides leçons,

Et devant la tribune, étendu sur le stade,
J’aurais senti descendre à moi, sous un ciel clair,
Le flot sonore et pur qu’épanche Alcibiade,
Et monter le murmure éloquent de la mer.

O la vie adorable, élégante et facile !
Du lierre sur le front, des myrtes dans les mains,
Les jardins embaumés où le sage s’exile,
Et l’accueil de la flûte au détour des chemins !

Ainsi, franc de remords, étranger à la plainte,
De mon droit au bonheur fermement convaincu,
Un jour je serais mort sans regret et sans crainte.
Harmonieusement, comme j’aurais vécu !

(Les Élévations.)


LES LOUPS


Des loups dans le lointain, une forêt déserte,
Deux hommes, deux proscrits, double victime offerte
A la fatalité de l’immolation :
L’un s’appelle Buzot, et l’autre Pétion ;

La neige flagellait ces deux pauvres visages ;
Ils allaient devant eux, ces héros et ces sages,
Sans espoir qu’à leurs maux il pût être une fin.
Pensifs, ils avaient froid ; mornes, ils avaient faim,
Les loups aussi.
Là-bas, de farouches murmures
Que le vent prolongeait au milieu des ramures
Grondent, et l’on pourrait entendre par moments
Un fauve et famélique appel de hurlements
A travers le silence et l’ombre épouvantables.
Les troupeaux sont reclus et closes les étables ;
Plus de combat avec les chiens et le berger ;
Rien, plus une pâture à terre… Il faut manger.

Et les beaux Girondins, que la Commune exile,
Marchaient toujours, pareils aux Anciens du Pœcile,
Évoquant un passé resplendissant et fier,
Un passé si loin d’eux et qui date d’hier :
Le duel corps à corps contre une cour servile,
La jeune ovation du vieil Hôtel de Ville,
Les clubs comme une houle ondulant à leur voix,
Le soufflet de la guerre à la face des rois,
Le dix août renversant l’altière tyrannie,
Et l’amour d’un grand peuple attestant leur génie.

O sainte illusion ! Ces têtes de proscrits
S’illuminent : parmi les bravos et les cris,
Pétion se revoit au retour de Varennes
Triomphant, et Buzot rêve aux heures sereines

Où voltigeait ton doux sourire étincelant,
Ton sourire de femme, ô Madame Roland !

Les loups ne sont pas loin… Ils vont franchir la marge
De la foret. Leur voix plus distincte et plus large
Emplit l’air. La nuit tombe et s’épaissit. L’horreur
Guide les loups hideux comme un avant-coureur
Et prête aux pas pesants dont tremble la clairière
Plus de sonorité sinistre et meurtrière.

« Entends-tu, dit Buzot tressaillant, vers le Nord
Ces clameurs ? »
Pétion répondit : « C’est la Mort.
Qu’elle vienne ! Salut à la Libératrice.
Ami, c’est une mère, et c’est une nourrice
Qui, pour l’échange obscur d’un corps persécuté,
Nous fait les nouveau-nés de l’immortalité.
Aux Champs élyséens mon espoir est fidèle.
Viens m’y rejoindre avec nos amis, avec Elle. »
Buzot serra la main de Pétion… Les pas
Réguliers et pareils au rythme du trépas
S’approchaient. Les héros se regardèrent, l’âme
Indomptable… Déjà des prunelles de flamme
Perçaient la profondeur des halliers envahis.
Eux se disaient, songeant à leurs frères trahis,
Que ce gouffre implacable où le sort les destine
Valait mieux qu’une ingrate et froide guillotine,
Et que leurs compagnons, de cette mort jaloux,
En place de bourreaux eussent choisi des loups.
Près d’eux soudain brilla comme une gerbe oblique
D’éclairs… Buzot se dit encore : « O République ! »
Pétion répondit encore : « O liberté ! »

Les loups firent leur œuvre avec tranquillité.


(Poèmes de la Révolution.)


MADAME DE CONDORCET


Longtemps après l’effroi des tourmentes publiques,
Dans la langueur des beaux jardins mélancoliques
Et blanche au voile noir sous les ombres d’Auteuil,
La veuve du héros pensif traîna son deuil

Parmi les entretiens choisis des philosophes.
Le frôlement discret de ses tristes étoffes
Vibrait délicieux pour Garat et Tracy,
Et Cabanis sentait son front tout éclairci
Par la limpidité de ce sourire humide.
Cependant qu’au dehors des femmes à chlamyde
Passaient avec l’éclat strident d’une chanson,
Elle n’était que rêve, ondulement, frisson,
Et songeuse élégie, et dolente musique :
Grand ange harmonieux de la Métaphysique,
Portant dans ses longs yeux d’azur tendre baignés
L’ineffable douceur des êtres résignés.


(Poèmes de la Révolution.)






Bibliographie. — Les Chants de l’aube (1862) ; — La Résurrection de la Pologne (1863) ; — Ciel, Rue et Foyer (1865) ; — Le Cri de la France (1871) ; — Le Fédéralisme (1878) ; — L’Idée latine (1878) ; — La Conversion d’une bourgeoise (1879) ; — Un Poète national [Aug. Fourès] (1888) ; — L’Esprit politique de la Réforme (1893) ; — D’un Monde à l’autre : les Conditions de Claire (1897) ; — La Catalane, drame (1899) ; — Le Premier Empire : Autour de Bonaparte, fragments des Mémoires du général de Ricard ; — Le Premier Empire : les Aventures de M. de Maubreuil [Officier de fortune (Directoire) ; Bonaparte Scapin (Consulat) ; La Bacchante (Consulat) ; Madame de La Valette (invasion de 1814)] ; — Le Second Empire : Histoire mondaine du second Empire, carnet d’une demoiselle de Saint-Denis [I. En attendant l’Impératrice] (Librairie universelle, Paris, 1904) ; — Le Second Empire : Mémoires d’une déclassée [I. Les Foucades de la Duchesse] ; — D’un Monde à l’autre : Idylle d’une révoltée (Librairie universelle, Paris, 1905). En outre : Brune, Blonde, Rousse, nouvelle ; — La Colère, roman ; — et des traductions de l’espagnol et de l’italien.

En Préparation : D’un Monde à l’autre : Un Acte de charité ; Histoire mondaine du second Empire [II. L’Impératrice] ; Mémoires d’une déclassée [II. L’Hôtel du plaisir, Mesdames] ; — Le Martyre d’un peuple [I. Maguelonne détruite] ; Amanieu de Balaruc, croisade contre les Albigeois, xiiie siècle ; Lydie de Ricard, Au Bord du Lot, œuvres posthumes, françaises et languedociennes.

Les œuvres poétiques de M. Louis-Xavier de Ricard se trouvent chez Alphonse Lemerre.

M. Louis-Xavier de Ricard a collaboré à la Revue du Progrès, à l’Art, au Parnasse Contemporain, à l’Officiel (1871), à la Commune Libre, à l’Autonomie Communale, au Montpellier-Journal, au Midi Républicain, à l’Armana de Lengado, à la Lauseta, à la Revue des langues romanes, à la Cigale, à l’Alliance Latine, à la République du Midi, à l’Union Française (Buenos-Ayres), au Rio Paraguay (Paraguay), au Sud-Américain (Rio-de-Janeiro), au Languedoc, au Figaro, au Temps, à la Nouvelle Revue, etc.

M. Louis-Xavier de Ricard, fils du général marquis de Ricard, Dé à Fontenay-sous-Bois en 1843, est l’un des fondateurs du Parnasse. Il débuta à vingt ans par un volume de vers, Les Chants de l’aube, et créa bientôt après la Revue du Progrès. En cette année 1863, la lutte venait de s’engager violemment entre l’Église et la libre pensée. Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, avait publié sa brochure : Avertissement aux pères de famille, dans laquelle il dénonçait le péril que faisait courir à la religion et à la société l’indulgence de l’Empire à l’égard des doctrines des Renan, des Taine, des Littré, etc. M. Xavier de Ricard et ses amis cherchaient une arme de combat. Nous fondâmes, dit-il dans ses Petits Mémoires d’un Parnassien, au quartier latin, une revue mensuelle, la Revue du Progrès. Nous nous lançâmes dans la bataille, non point certes modérément… Je n’avais pas d’illusion sur les conséquences de notre publication, et partant elles m’étaient indifférentes… » Quelques articles de M. de Ricard, publiés dans cette revue, lui valurent, en effet, une condamnation à trois mois de prison, malgré les plaidoiries de Mr Clément Laurier et de Gambetta.

Quelques-uns des rédacteurs de la Revue du Progrès ayant plus tard efficacement collaboré à la fondation du Parnasse, il convient de nous y arrêter un instant :

On ne saurait établir par trop de preuves que le Parnasse ne fut pas l’œuvre d’un seul groupe, mais une sorte de rendez-vous où se trouvèrent appelés, autour d’un même, idéal d’art, des jeunes gens qui, en dehors de cette communion, avaient les conceptions les plus différentes de la vie et des choses. Ainsi Catulle Mendès resta étranger à la politique jusqu’au jour où il devint le Claude Frollo du Petit Parisien, et Paul Verlaine — pour ne citer que les deux plus dissemblables parmi les Parnassiens — ne serait pas le grand poète étrange, complexe et primesautier qu’il fut, si, entre tant de crises par où il passa, il n’eût eu sa crise républicaine et même communarde.

« Nous étions, comme de juste, à la Revue du Progrès, deux fractions : celle des positivistes et des scientifiques, et celle des littérateurs et des artistes, d’ailleurs, sauf une ou deux exceptions, très étroitement resserrées de sympathies dans la communauté du but et de l’effort.

« Ce fut la Revue du Progrès qui publia les premiers vers de Paul Verlaine. Il était alors en sa grande ferveur catholique et espagnole, et avait élu le pseudonyme de Pablo, à cause de la couleur locale sans doute, mais aussi, étant employé à l’hôtel de ville, par une prudence très légitime, pour ne pas compromettre son nom parmi les nôtres, dévolus de toute certitude à l’imminente correctionnelle. »

On ne se voyait pas et on ne discutait pas seulement à la Revue, mais déjà, le soir, chez les parents de M. Xavier de Ricard, où devaient bientôt se rencontrer la plupart des « Parnassiens ».

« Il y avait également à cette époque, sur la rive gauche, d’autres « endroits » où l’on se rencontrait. Beaucoup d’entre nous, par exemple, ont passé par le salon d’une veuve d’académicien, Mme Virginie Ancelot…

« C’est chez Mme Ancelot que je vis pour la première fois Villiers de L’Isle-Adam, assez dépaysé — et il n’était pas le seul — en ce monde solennel d’académiciens, de poètes, d’artistes, plutôt des très anciens régimes que des plus récents. D’ailleurs le salon n’était politique que très discrètement. Au fond, on y souriait et on y potinait un peu contre l’Empire ; mais nul n’eût osé aller au delà, Me Lachaud, avocat bien en cour, étant le gendre de la maison.

« Nous allions quelquefois aussi à l’Institut, chez Philarète Chasles, professeur au Collège de France et critique aux Débats, toujours remuant, toujours inquiet, toujours déplacé… — un des esprits curieux de l’époque, et, par ses enquêtes sur les littératures étrangères, un vrai précurseur. Encore un qu’on a peut-être tort d’oublier trop ! »

Puis, il y eut bientôt le passage Choiseul : « L’indéfectible amitié qui unit Paul Verlaine et Edmond Lepelleticr jusqu’à la fin du pauvre Lélio, datait du collège. Tous deux mes voisins, — P. Verlaine demeurait alors rue de l’Écluse, à Batignolles, — une intime camaraderie s’était établie entre nous.

« Un jour, ils m’amenèrent un de leurs amis, E. B…, garçon non sans littérature, fort épris de latinisme et des poètes de la Pléiade et que sa prédilection pour les poètes du xvie siècle avait mis en relation avec un jeune libraire dont la boutique — sise passage Choiseul, 47[7] — portait pour enseigne : Percepied ; Alphonse Lemerre, successeur. — Mais, déjà, Alphonse Lemerre rêvait une gloire plus personnelle que celle d’être le successeur de Percepied : il voulait attacher son nom à une édition, si possible définitive, des poètes de la Pléiade, qui parut en effet, plus tard, par les soins de M. Marty-Laveaux…

« A ce moment, je venais de terminer un volume de vers, Ciel, Rue et Foyer, et je cherchais naturellement à le publier. E. B… me proposa de me mener chez son ami du passage Choiseul, Lemerre accepta de mettre son nom sur le livre (1865), si bien que, premier en date, mon volume aura eu la bonne fortune de déterminer la vocation de l’éditeur des poètes. Et, de fait, dès lors les poètes commencèrent à s’amener l’un l’autre dans la petite boutique du 47. »

Pourtant l’affluence ne data vraiment que de la publication de l’Art', journal hebdomadaire, fondé par M. Xavier de Ricard et dont le dépôt principal, « le dépôt central et presque le bureau de rédaction », était chez Lemerre.

« L’ancienne boutique de Percepied était fort exiguë ; il s’y tassa bientôt un tel encombrement de poètes et d’amis de poètes que la clientèle effarouchée n’osait plus y aborder. Lemerre nous assigna alors une autre pièce à l’entresol, où l’on gravissait par un escalier en colimaçon. C’est là que se tinrent chaque jour, de quatre à six, les assises parnassiennes. Car, déjà, tout le Parnasse, ou à peu près, était réuni là ! Il n’y manquait que le nom… »

Vers cette époque, des relations s’établirent entre M. Xavier de Ricard et M. Catulle Mendès, qui, quelques années auparavant, avait fondé la Revue fantaisiste :

« Mendès vint aux soirées dans lesquelles mes amis se réunissaient chez mes parents : quelques-uns de ses amis l’y suivirent ; plusieurs des miens me suivirent chez Mendès, et c’est ainsi que s’opéra la formation du groupe qui allait devenir le Parnasse, »

L’Art parut pendant quelque temps chaque samedi en huit pages à cinq colonnes par page. Les collaborateurs furent les anciens collaborateurs de M. de Ricard et de M. Mendès, auxquels se joignirent des amis nouveaux. La politique et la sociologie occupaient une assez large place dans cette feuille, qui publia des vers de Leconte de Lisle, de M. Sully Prudhomme, de M. Catulle Mendès, de Paul Verlaine, etc., et où fut bientôt formulée, non sans exagération, la « doctrine » du Parnasse.

« Nos adversaires, c’étaient les débraillés, les sans-gêne qui croyaient continuer Lamartine et Musset ; les négateurs de tout art et de toute poésie, qui versifiaient à l’instar de M. Ponsard, et c’était aussi — nous avions alors belle matière à nous indigner — l’indifférence agressive du public, et l’hostilité violente de certaines gens de métier contre toute recherche de nouveauté sincère et désintéressée d’art et d’idéal. Car, sincères et désintéressés, nous l’étions, et il fallait l’être bien décidément pour avoir, en ce temps-là, choisi la part que nous choisîmes et qui n’était pas la meilleure au point de vue des satisfactions immédiates.

« C’est dans nos polémiques que nous gagnâmes cette épithète d’impassibles qui nous est si longtemps restée. Mendès constate que je fus un des premiers — mince gloire ! — à l’employer dans une lettre imprimée dans l'Art. Il va sans dire que nous ne donnions pas à ce qualificatif d’impassible le sens absolu qu’y entendirent nos adversaires. Nous ne prétendions pas ne vouloir rien éprouver de la vie : nous voulions dire seulement que la passion n’est pas une excuse à faire de mauvais vers, ni a commettre des fautes d’orthographe ou de syntaxe, et que le devoir de l’artiste est de chercher consciencieusement, sans lâcheté d’à peu près, la forme, le style, l’expression, les plus capables de rendre et de faire valoir son sentiment, son idée ou sa vision…

« À part ce dogme commun, — s’il y a là vraiment dogme, — nous gardions jalousement sur tout le reste notre liberté personnelle. D’école parnassienne, — dans le sens traditionnel du mot, — il n’y en eut jamais. Et même sur les questions de « rendu », d’expression, de forme, — mais là, nos avis étaient loin d’être unanimes ; nos préférences non plus ne l’étaient guère, et nous ne vénérions pas d’une égale admiration tous les poètes dont nous reconnaissions la maîtrise : Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Charles Baudelaire, Théodore de Banville… En somme, romantique et néo-romantique avec les uns, le Parnasse fut, avec les autres, au contraire, une réaction contre le romantisme. »

Cependant l’Art coûtait cher et se vendait peu. De même que M. Catulle Mendès, « avec insouciance, s’était vu ruiné par la Revue fantaisiste, M. de Ricard se laissait ruiner par l’Art, avec placidité ». C’est alors que M. Catulle Mendès lui conseilla de transformer son journal en une publication périodique ne contenant que des poésies ; quoique luxueusement imprimée, en grand in-8o, elle coûterait moins cher que l’Art. Ainsi le journal s’achèverait honorablement en volume.

M. de Ricard fut de l’avis de M. Mendès, et, M. Alphonse Lemerre appuyant, on s’entendit avec lui, et la publication du volume fut décidée. Le titre Parnasse Contemporain, recueil de vers nouveaux, fut alors proposé par M. Catulle Mendès et adopté finalement par les poètes.

« D’abord, nous adressâmes, Mendès et moi, une circulaire aux poètes et aux journaux pour leur annoncer la grande décision. Je crois même qu’il y eut quelques affiches. La nouvelle ne produisit pas une immense sensation, et les journaux l’accueillirent plutôt — ceux qui l’accueillirent ! — avec une indifférence ironique, parmi les faits divers de moindre importance.

« Mais la grande besogne était de choisir d’abord les collaborateurs et ensuite les poèmes. Au début, sans doute, il y eut une intention d’élection assez sévère : on était bien résolu à faire un recueil de la « nouvelle école », dont les maîtres reconnus et incontestés étaient le tétrarchat Gautier, Leconte de Lisle, Baudelaire et Banville. Mais l’intention dut un peu fléchir à la nécessité… Catulle Mendés, pendant toutes les premières livraisons, s’occupa avec une grande activité de cette confection littéraire du volume.

« Déjà, d’ailleurs, on se réunissait assidûment, non seulement dans la journée chez Lemerre, mais, comme je l’ai dit, aussi chez mes parents, chez Catulle Mendès, et enfin chez Leconte de Lisle.

« J’avais été présenta à Théophile Gautier, de longue date ; mais pendant toute la période militante de la Revue du Progrès, j’avais interrompu de le voir. Ce fut Charles Ganneau qui m’y ramena, au moment de la publication de l’Art. Quand il s’agit de la transformation du journal, Gautier en regretta la nécessité et ne se montra pas trop partisan du volume. Pourtant, il n’hésita pas à nous donner quelques poèmes, par lesquels nous ouvrîmes, d’ailleurs, le Parnasse, non seulement comme un hommage dû à celui qui, en somme, était l’initiateur de l’évolution que nous prétendions continuer, mais c’était en même temps une véritable déclaration de « principes » et une manifestation significative, que de débuter par lui. »

Le Parnasse Contemporain, recueil de vers nouveaux, fut publié par livraisons grand in-8°, imprimé par l’imprimeur Toinon, sous la direction de M. Alphonse Lemerre. La première livraison parut le 2 mars 1866, et la dernière, la 18e, fin juin de la même année. Les collaborateurs furent au nombre de trente-sept, dont voici les noms par ordre de publication dans le livre : Théophile Gautier, Théodore de Banville, José-Maria de Heredia, Leconte de Lisle, Louis Menard, François Coppée, Auguste Vacquerie, Catulle Mendès, Charles Baudelaire, Léon Dierx, Sully Prudhomme, André Lemoyne, Louis-Xavier de Ricard, Antony Deschamps, Paul Verlaine, Arsène Houssaye, Léon Valade, Stéphane Mallarmé, Henry Cazalis, Philoxène Boyer, Emmanuel des Essarta, Emile Deschamps, Albert Mérat, Henry Winter, Armand Renaud, Eugène Lefébure, Edmond Lepeiletier, Auguste de Chatillon, Jules Forni, Charles Coran, Eugène Villemin, Robert Luzarche, Alexandre Piédagnel, Auguste Villiers de L’Isle-Adam, P. Fertiault, Francis Tesson, Alexis Martin.

En cette « nomenclature », le souci apparaît d’entremêler les jeunes, les nouveaux, aux maîtres et aux poètes qui « jouissaient » alors d’une notoriété justifiée ou non. La plupart d’entre nous avaient déjà publié leurs volumes de vers ou de prose, eu les deux [8]. »

Le premier Parnasse fut suivi de deux autres volumes qui, bien que d’une composition plus éclectique, le continuent pourtant et le complètent, si bien qu’on ne peut, logiquement, l’en séparer. La publication du second Parnasse, préparée en 1869, fut, à cause de la guerre, ajournée à 1871 ; le troisième et dernier parut cinq ans après, en 1876.

Il convient de dire que ce fut Lemerre qui prit l’initiative de ces deux séries. Mais, pour le choix des poèmes, un comité fut institué, qui se réunissait, à la librairie du passage Choiseul, aussi régulièrement qu’ont l’habitude de fonctionner ces sortes de comités. Bien que les Parnassiens y dominassent, il fut admis en principe qu’on accepterait sans examen, en façon de hors concours, les poètes que la notoriété avait plus ou moins justement consacrés. On laisserait la responsabilité de leur réputation au public qui l’avait faite ou subie.

« Il y avait tendance à faire du Parnasse une sorte de Salon d’exposition poétique. Un instant même, on avait songé à un périodicité qui eût été triennale ou quinquennale. Mais les multiples difficultés que rencontrerait une telle entreprise y firent renoncer.

« Comme l’Art s’était transformé en Parnasse, le Parnasse à son tour se clôtura par une Anthologie publiée en quatre volumes chez Lemerre. Les principaux collaborateurs des deux derniers Parnasses furent : Auguste Barbier, Sainte-Beuve, Victor de Laprade, Louis Ratisbonne, Joseph Autran, Auguste Lacaussade, Laurent Pichat, Mme Louise Colet, Marcel Monnïer, Paul de Musset, Mme Blanchecotte, Alfred des Essarts, Achille Millien, Charles Coran, Edouard Grenier, Mme Ackermann, André Lemoyne, Joséphin Soulary, Anatole France, Frédéric Plessis, Charles Cros, Maurice Rollinat, Mme Louisa Siéfert, André Theuriet, Jean Aicard, Armand d’Artois, Alcide Dusolier, Charles Grandmougin, Georges Lafenestre, Eugène Manuel, Maurice Talmeyr, Claudius Popelin, Gabriel Vicaire, C. Delthil, Léon Grandet, Robert de Bonnières, Raoul Gineste, Jules Breton, Albert Glatigny, Léon Cladel, Villiers de L’Isle-Adam, Ernest d’Hervilly, Emile Bergerat, Emile Blémont, Paul Bourget, Antony Valabrègue, Mme Nina de Callias, Mme Mélanie Bourotte, Henri Rey, Gabriel Marc, Gustave Pradelle, Louis Salles, Amédée Pigeon, Alexandre Cosnard, Isabelle Guyon, Myrten, Paul Marrot, Guy de Binos, B. de Fourcaud, Gustave Ringal, N. Richardot, Mme Ponquer, Robinot-Bertrand, P. Saint-Cyr doRaissac. »

« Ce dénombrement, ajoute M. Xavier de Ricard, est la seule réponse convaincante au double reproche — difficilement conciliable — que l’on a fait au Parnasse ; les uns l’ont véhémentement accusé d’avoir été exclusif jusqu’à l’intransigeance, — on vient de voir ce que valait cette accusation devant tant de noms et dont quelques-uns si disparates ! — et les antres, au contraire, d’avoir été un recueil tout grand ouvert, comme une halle, en lequel on finissait par laisser circuler tout le monde.

« Cette critique est aussi équitable que sa contraire. Certes, K toute la poésie contemporaine » n’a pas été contenue dans le Parnasse. Il est facile de citer des noms qu’il est regrettable de ne pas y trouver. Il est également facile d’en citer d’autres — et ce n’est pas une compensation — qu’il est fâcheux d’y rencontrer. Mais il faut considérer avec quelque indulgence les conditions et les difficultés de ce genre de recueils : la perfection n’y est pas plus réalisable qu’en autre chose. »

La grande activité littéraire déployée par M. Xavier de Ricard ne l’empêcha à aucun moment de s’intéresser aux événements politiques qui marquèrent la fin de l’Empire. Un pamphlet qu’il publia en 1870 : Le Patriote français, l’obligea même à fuir en Suisse. A la déclaration de guerre, il revint cependant à Paris et s’engagea au 14e bataillon des mobiles de la Seine. Sous délégué de la Commune au Jardin des Plantes et collaborant à l’Officiel, il dut, après la répression, se réfugier une seconde fois en Suisse.

En 1873, il se fixa à Montpellier et fonda successivement plusieurs journaux : La Commune Libre, L’Autonomie Communale, Montpellier-Journal, Le Midi Républicain (1881), et des sociétés : la Cigale, avec Maurice Faure, et l’Alouette, avec Auguste Fourès et Edmond Thiaudlère.

En 1882, M. Xavier de Ricard se rendit dans l’Amérique du Sud, où, jusqu’en 1885, il fonda successivement les journaux L’Union Française, à Buenos-Ayres ; Le Rio Paraguay, au Paraguay ; Le Sud-Américain, à Rio-de-Janeiro.

En 1885, il revint à Montpellier et devint directeur du Languedoc, journal socialiste ; il se présenta à la députation dans l’Hérault, sans succès, la même année. Depuis, il s’est fixé à Paris. Il est actuellement rédacteur au Figaro [9].

Ses deux volumes de poésies : Les Chants de l’aube, et Ciel, Rue et Foyer, mettentM. Xavier de Ricard au rang des meilleurs poètes contemporains. « Ces deux livres, dit M. Emmanuel des Essarts, pénétrés d’idées humanitaires, expriment, dans une langue mâle et hardie, souvent pleine d’ampleur, les tendances et les aspirations les plus généreuses de notre siècle. Ce poète se rattache à la fois à Leconte de Lisle et à Lamartine pour la solennité du rythme et l’harmonie continue de la phrase. Il s’est distingué par des élans fréquents d’indignation et de passion virile. »

SÉRÉNITÉ


On dirait que ce vent vient de la mer lointaine ;
Sous des nuages blonds l’azur du ciel verdit,
Et, dans l’horizon blême, une brume incertaine
S’amasse à flots épais, se dilate et grandit.

Elle éteint le dernier éclat du soleil pâle
Qui plonge et s’enfouit dans le vague Occident ;
Son front, mélancolique et noirci par le haie,
Cache au fond du ciel gris son diadème ardent.

L’air sonore frissonne, et la Nuit souveraine
Du fond de l’orient se lève lentement ;
Elle monte et s’étend ; sa majesté sereine
D’un immense mystère emplit le firmament.

Sous ses pieds nonchalants, que les ténèbres baignent.
Le sol creux retentit, tremble au loin et frémit ;
Et de rouges éclairs, qui palpitent et saignent,
Crèvent le ciel opaque et pesant qui gémit.

La Nuit rêveuse et douce a ceint sa tête brune
D’un bandeau scintillant parsemé d’yeux ouverts ;
Les rayons d’argent froid, qui tombent de la lune,
Sur ses cheveux de jais plaquent des reflets verts.

Elle allonge ses bras d’où ses voiles noirs pendent
A lents plis, imprégnés des pavots du sommeil,
Et troués de clartés mystiques, qui répandent
Sur l’ébène de l’ombre un or fauve et vermeil.

Et ce vent, qui fraîchit, vient de la mer lointaine ;
La gaze de sa robe a glissé sur les eaux
Et déploie en traînant une odeur incertaine
De sels marins mêlés aux verdeurs des roseaux.

Et les nuages blonds se rembrunissent : l’ombre
Voit, à ses flancs grondants, serpenter des éclairs ;
On dirait d’un vaisseau voguant sur la mer sombre
Avec un bruit confus de canons et de fers.

Courbant, en mugissant, les chênes centenaires,
La Tempête, qui hurle et pleure par moment,

Précipite les lourds chariots des tonnerres
Sur les vastes pavés d’airain du firmament.

Mais que m’importe à moi ce spectacle, ô Nature !
Le voile de l’ennui décolore mes yeux ;
Car je souffre en silence une morne torture
A vivre dans ces temps désenchantés et vieux.

Je sentis quelquefois l’Amour, qui m’accompagne,
Hésiter et pleurer, délaissé par l’Espoir ;
Mon sentier s’obscurcit ; la Nuit, qui monte, gagne
La cime immaculée où je voudrais m’asseoir.

Si je te dis, Nature impassible et sereine :
« Bonne mère ! rends-moi plus puissant et meilleur ! n
Je vois dans tes yeux bleus, éternelle sirène,
Sourire vaguement l’éternelle douleur.

C’est pourquoi, sans amour et sans haine inutile,
Je subirai la vie ainsi qu’il sied aux forts ;
Je serai calme et fier, comme l’arbre immobile
Qui, sous les cieux changeants, croît et vit sans efforts.


(Ciel, Rue et Foyer.)


LA MORT DE ROLLANT


L’auteur suppose que Hugues Capet, qui vient d’être élu roi par les Parisiens, est entré en Champagne pour conquérir cette province contre Asselin, son duc, qui refuse de le reconnaître.

Hugues Capet, égaré dans une foret, y trouve un vieil ermite qui lui donne, pendant un orage, l’hospitalité dans sa grotte, où il s’est retiré. — Tout jeune, il a suivi l’armée do Charlemagne qui revenait d’Espagne, et il a vu le désastre de Roncevaux.

Sur la demande de Hugues, il lui en fait le récit.

Voici donc ce que raconte ce vieil ermite, qui, d’ailleurs, a été trouvère.


LE RÉCIT


A M. G. Walch.


C’était orgueil de vivre en France-La-Louée,
car Dieu l’avait élue et le monde avouée :
et, manifeste en tous ses gestes qu’il dictait,
Dieu s’exprimait par elle — et la Terre écoutait.
Les jeunes d’à présent, vous l’avez appauvrie
de gloires et d’honneurs jusqu’à la ladrerie,

si — qu’à vous observer — nous, les vieux, nous songeons :
la sève du vieux tronc se perd en sauvageons !

Karl, le grand Empereur, s’en revenait d’Espagne :
et, droit contre le ciel, au haut de la montagne,
son beau neveu Rollant planta son pavillon.
L’aube crève : — les preux s’assemblent : Gannelon
dit au grand Karl :
« Rollant, mon beau-fils, est un homme des plus fameux parmi tous ceux que l’on renomme :
si nous voulons rentrer, sans être talonnés
par ces nègres païens, vrais diables incarnés,
à qui pouvons-nous mieux fier l’arrière-garde qu’à Rollant ? »
Or Rollant, très courroucé, regarde son beau-père, chétif dont il se sait haï : « Soit, dit-il, l’Empereur sera tôt obéi ; Gannelon, vous pouvez partir en assurance ; Celui ne perdra rien qui tient la douce France ; nul ne prendra mulet, mule, ni destrier sinon qu’à coups d’épée il les devra payer ! » Et, le tantôt, avec toute sa baronie, la barbe éparse sur sa cuirasse brunie, Karl, angoisseux et triste, a quitté Roncevaux : et la rumeur des pieds, des armes, des chevaux, s’étend autour de nous à plus de quinze lieues !

Les bois de pins sont noirs dans les montagnes bleues :
et les puis sont très hauts, étroits les défilés,
et les vallons profonds de ténèbres comblés.

Nous nous acheminons vers la Terre-Majeure.

Karl sur son grand manteau ’cline la tête : — il pleure :
il se sent en grand deuil pour Rollant ; et tout bas,
il prie :
« O sire Dieu ! ne me le prenez pas !
Ces preux sont fort paillards ; et, très prompts aux querelles,
il effrairait au ciel vos Saints et vos Pucelles :
vieux, il sera plus sage et vaudra moins pour moi
contre mes ennemis et ceux de votre Loi ! »

Nous fûmes très dolents durant cette journée :

tout, à coup, la Gascogne éclate, enluminée,
là-bas, au loin sous des écumes de vapeurs.

Lors, se ramentevant ses fiefs et ses honneurs,
sa dame délaissée ou quelque demoiselle,
nul de nous qui ne pleure au souvenir d’icelle,
et, d’avance, ne rie au plaisir de ses yeux
clairs, et, d’un bon accueil, nous mirant, tout joyeux !
Dévalons !
Au delà de la terre Gascone,
voici la France, ô Franks.
Soudain, chacun s’étonne
tôt se sont arrêtés mules et palefrois :
car, derrière, du fond des défilés étroits,
grossie au formidable écho de mille combes,
tourbillonnante comme un hurlement de trombes,
une clameur sauvage accourt comme un grand vent,
et c’est un vent qui crie et souffre : il est vivant.
Nos cœurs se sont serrés : nous cillons nos paupières :
nos chevaux l’ont senti passer dans leurs crinières.
Ils reniflent, flairant le sol, épouvantés.
Et voici qu’à nos poings nos longs épieux heurtés
balancent les éclairs vibrants de leurs amures,
et que les gonfanons gonflés — sur les murmures
de l’acier et du fer brunoyant au soleil,
sur les hauberts maillés, les heaumes d’or vermeils,
sur les écus lustrés et les claires épées —
font bannoyer, en grand émoi développées,
leurs flammes, pans fleuris rouges, et blancs, et bleus !

Et chacun se regarde avec des pleurs aux yeux.

La clameur se prolonge et s’irrite, affolée
comme le bramement d’une fauve acculée.
Or, sur ses étriers, Karl, debout, s’est dressé ;
il écoute ; — son poil blanchi s’est hérissé.

« Nul cor, sinon le sien, n’aurait si longue haleine !
A l’aide, mes barons, car Rollant est en peine,
et des preux tels que lui n’appellent qu’en mourant ! »

Les grailes, aussitôt, sonnent de rang en rang :
l’Empereur fait crier ses enseignes ; et toute

l’âme du camp attend, angoissée : — elle écoute.
C’est un râle à présent qui sanglote, âpre et long.

Un seul ne pleure point : — et lequel ? — Gannelon !
Les siècles n’ont jamais rien produit qui fût pire.

Tout l’ost a tourné front : — Karl, devant, en grande ire,
chevauche ; et, tous, courbés aux cols de nos chevaux,
dolents et courroucés — par ports, par puis, par vaux,
nous refluons à court, — battu, tout d’une course,
comme un gave grondant, repoussé vers sa source
par l’embâcle de rocs éboulés brusquement :
la terre oscille et fuit en un ébranlement.
Et Karl, nous dominant tous de sa haute taille :
« Dépêchons ! criait-il, nos hommes ont bataille ! »
Ah ! que les puis sont hauts, et ténébreux, et grands !
farouches, les vallons ! rapides, les torrents !
et noirs les bois de pins dans les montagnes bleues !

Le cor souffle vers nous de plus de trente lieues.
Il souffle, par hoquets brisés et haletants.

« Prends pitié de ton preux, sire Dieu qui l’entends !
et vous, grailes, sonnez et devant et derrière ! »
Leur bruit nous enveloppe ainsi qu’une poussière.
Sonnez plus fort ! Sonnez à mort !…

« Holà, Rollant !
Plus vite, mes barons : le grand preux est râlant.
L’haleine de son cor clame toute meurtrie ! »
Et s’arrachant les poils de sa barbe fleurie,
Karl, l’Empereur chenu, se hâte, — et ses barons
se pressent, à sa suite, à coite d’éperons !

O morne chevauchée, effroyable et farouche !

— La flottante lueur du soleil qui se couche
cave les vaux plus creux, dresse les pins plus hauts !

Soudain une rumeur s’élève : — Roncevaux !…

Karl entre le premier au val sombre. — Il s’arrête :
Sur son vieux poil blanchi laisse cliner sa tête :
il appelle ses clercs : il appelle Rollant…
Qui lui répond ?…
Nul bruit… nulle haleine… Néant !
Des morts partout, des morts par tas et par jonchées !

L’ost de Rollant détruite en batailles fauchées !
Pourpres en sont les rocs, et vermeilles les fleurs.
Peu s’en faut que nos yeux ne se fondent en pleurs…
Nos cœurs sont si gonflés de colère et de peines
qu’ils ont failli crever ainsi qu’outres trop pleines.

Du plus haut de ses pics la montagne a croulé :
elle gît tout entière emmi le val comblé :
par vastes éboulis de forêts, ses pinèdes
hérissent ce chaos rocheux de longs fûts raides
écimés par leur chute en énormes épieux,
et, pressés sous ces blocs massifs, vingt mille preux
rendent, en longs filets qui courent par les herbes,
l’âpre sang qui gonflait leurs poitrines superbes ;
et, dans l’ardent couchant déjà mêlé de nuit,
par mares, par ruisseaux, par lacs, tout ce sang luit !
« Seigneurs ! allez le pas, dit Karl, je vous devance :
car, seul, je veux trouver cette belle jouvence
où fleurissaient droiture et vaillance, à foison :
ce mien ami, mon beau neveu, le grand Baron.
Ah ! ma gloire décline et se fait moins hautaine :
j’agonise en la mort d’un si fier capitaine :
les siècles maintenant vont tourner enlaidis :
que Dieu mette ton âme aux fleurs du Paradis,
ami Rollant ! — Dans Aix, il m’en souvient, naguère,
« Bel oncle, si je meurs sur la terre étrangère,
a Qu’on me cherche en avant de vos pairs et des miens, —
« — Dit-il ; — j’aurai le chef tourné vers les païens ;
« Baron, je finirai comme en pleine conquête ! »
Et son brave parler mettait mon cœur en fête ! »

Puis, aussi loin qu’irait un bâton projeté,
Karl, devant tous ses preux, a sur un pui monté !
Ah ! que les puis sont hauts et noirs, et grands les arbres !…
Karl est monté ! — Sur trois perrons, luisant de marbre,
un pin, de l’herbe verte et, dans l’herbe, Rollant
couché sur son épée et sur son olifant,
mains jointes — et son chef est tourné vers l’Espagne.
— Tel gît le grand baron dans la grande montagne,
tranquille, regardant s’enfuir ses ennemis,
et mort en conquérant comme il l’avait promis.
Karl descend de cheval : il court sur l’herbe verte :

son cœur est plein : il prend Rollant à brasse ouverte :
le preux a l’œil plein d’ombre, il a perdu couleur,
et Karl en choit pâmé, tant il a de douleur !

A t’en conter plus long, je perdrais mon haleine :
assez ! — J’avais, voyant cela, quinze ans à peine,
mais, sentant que le siècle allait diminuer,
je jetai là l’armure et me fis besacier,
et, pendant {soixante ans, sans repos, à grand’erre,
j’ai, dans mainte chanson, chanté, par mainte terre,
Karl, le grand Empereur, avec son grand neveu,
et les gestes des Franks qui sont les faits de Dieu.
Puis, lus de souvenirs et courbé d’un grand âge,
je me suis, pour mourir, clos dans cet ermitage.

Voilà ce que je suis, voilà ce que j’étais :
tu me regardes, preux nouvel, et tu te tais.
Ah ! pourquoi Dieu veut-il que les vieux se survivent
tristement, oubliés des jeunes qui les suivent
et raillés pour avoir de l’ombre plein les yeux,
la main droite tremblante et le front tout neigeux !
Béni soit le Seigneur qui t’a mis sur ma route.
Je t’ai conté Rollant à Roncevaux, — écoute !
O successeur de Karl ! nouveau roi couronné !
Sache à quel dur labeur Dieu t’a prédestiné :
il faut venger les Franks sur la race honnie
des hommes d’Aquitaine et de Septimanie :
ils détestent les Franks : ils ont vaincu les Franks.
Nos chevaliers, les plus fameux et les plus grunds,
ont rencontré chez eux d’étranges aventures ;
et tout sonnant de fer et tout tintant d’armures,
ces preux entre les preux furent déconvenus
par ces Romains furtifs, rasés et presque nus.
Ils mouraient — assaillis d’une attaque soudaine
de vils pâtres déchaux vêtus de brune laine,
lestes coureurs, toujours présents, absents toujours,
et qui, traquant nos preux comme ils traquent leurs ours,
à coups de javelots, de flèches et de pierres
tournent en fuite nos batailles les plus fières.
— Les Juifs, les Sarrasins, les Païens, sont mauvais,
certes ; mais cette race est pire : je la hais.

LA GARRIGUE


Puisse ma libre vie être comme la lande
Où, sous l’ampleur du ciel ardent d’un soleil roux,
Les fourrés de kermès et les buissons de houx
Croissent en des senteurs de thym et de lavande.

Que, garrigue escarpée et sauvage, elle ascende
La liberté d’un air fouetté par les courroux
Du mistral, tourmenteur fougueux des arbres fous,
— Puis, dans l’isolement, s’allonge toute grande,

Heureuse de la paix grave des oliviers,
Des parfums de la figue et des micocouliers,
Jaillissant de ses rocs, roussis aux étés fauves

Et — rêvant, avivée au flux du souffle amer,
Sous les horizons fins mouillés de vapeurs mauves,
Regarde s’aplanir dans le lointain — la mer !







Bibliographie. — Mes Loisirs (Québec, 1863) ; — La Voix d’un exilé (Chicago, 1867) ; — Pêle-Mêle (Montréal, 1877) ; — Les Fleurs boréales, ouvrage couronné par l’Académie française (Montréal, 1880) ; — Les Oiseaux de neige, ouvrage couronné par l’Académie française (Montréal, 1880) ; — La Légende d’un peuple (Librairie illustrée, Paris, 1888).

« M. Louis Fréchette, né au Canada, n’est pas un poète ordinaire, chantant ses impressions fugitives, ses joies et ses douleurs particulières. Il sert de voix à tout un peuple, dont il rend en beaux vers lyriques la grands passion. Le passé français vit là-bas au cœur de tout Canadien et s’échappe des lèvres impersonnelles de M. Fréchette dans La Légende d’un peuple. On s’aperçoit rapidement, à la lecture de ce livre, que le Canadien n’oublie point la langue de la mère patrie et qu’il en suit très bien toutes les transformations. Si l’on trouve, en effet, chez M. Fréchette nous ne savons quel accent pur et ferme du xviie et du xviiie siècle, on remarque pareillement jusqu’à quel point les contemporains lui sont familiers. Il est si français et tellement imprégné de nos plus modernes écrivains, qu’il semble avoir constamment habité Paris depuis ses jeunes années. Le vigoureux lyrisme de M. Fréchette, la mâle beauté de ses vers peut pleinement rassurer sur les sentiments de la Nouvelle-France à notre endroit et sur le génie de cette vieille race de laboureurs et de marins français. » (E. Ledrain.)




LA FORÊT


Chênes au front pensif, grands pins mystérieux,
Vieux troncs penchés au bord des torrents furieux,
Dans votre rêverie éternelle et hautaine,
Songez-vous quelquefois à l’époque lointaine
Où le sauvage écho des déserts canadiens
Ne connaissait encor que la voix des Indiens,

Qui, groupés sous l’abri de vos branches compactes,
Mêlaient leurs chants de guerre au bruit des cataractes ?

Sous le ciel étoilé, quand les vents assidus
Balancent dans la nuit vos longs bras éperdus,
Songez-vous à ces temps glorieux où nos pères
Domptaient la barbarie au fond de ses repaires ?
Quand, épris d’un seul but, le cœur plein d’un seul vœu,
Ils passaient sous votre ombre, en criant : « Dieu le veut ! »
Défrichaient la forêt, créaient des métropoles,
Et, le soir, réunis sous vos vastes coupoles,
Toujours préoccupés de mille ardents travaux,
Soufflaient dans leurs clairons l’esprit des jours nouveaux ?

Oui, sans doute ; témoins vivaces d’un autre âge,
Vous avez survécu tout seuls au grand naufrage
Où les hommes se sont l’un sur l’autre engloutis ;
Et, sans souci du temps qui brise les petits,
Votre ramure, aux coups des siècles échappée,
A tous les vents du ciel chante notre épopée !


OCTOBRE


Les feuilles des bois sont rouges et jaunes,
La forêt commence à se dégarnir ;
L’on se dit déjà : l’hiver va venir,
Le morose hiver de nos froides zones.

Sous le vent du nord tout va se ternir…
Il ne reste plus de vert que les aulnes,
Et que les sapins dont les sombres cônes
Sous les blancs frimas semblent rajeunir.

Plus de chants joyeux, plus de fleurs nouvelles
Aux champs moissonnés les lourdes javelles
Font sous leur fardeau crier les essieux.

Un brouillard dormant couvre les savanes ;
Les oiseaux s’en vont, et leurs caravanes
Avec des cris sourds passent dans les cieux

(Oiseaux de neige.)






Bibliographie. — Avril, Mai, Juin, sonnets, en collaboration avec Léon Valade (1863) ; — Intermezzo, poème traduit de Henri Heine, en collaboration avec Léon Valade [épuisé] ; — Les Chimères, poésies couronnées par l’Académie française (2e édition, 1866) [épuisé] ; — L’Idole, sonnets (1869) [épuisé] ; — Les Souvenirs, sonnets (1872) ; — L’Adieu, poème (1873) ; — Les Villes de marbre, poésies couronnées par l’Académie française (1874) ; — Printemps passé, poème parisien (1875) ; — Le Petit Salon, en vers (1876-1877) ; — Au Fil de l’eau, poésies (1877) ; — Poèmes de Paris (1880) ; — Vers le soir, poésies couronnées par l’Académie française ; — Triolets des Parisiennes de Paris (1900) ; — Les Joies de l’heure (1902) ; — Chansons et Madrigaux (1902) ; — Vers oubliés (1902) ; — Petit Poème (1903) ; — Les Trente-Six Quatrains à Madame, Les Trente-Six Dédicaces (1903) ; — La Rance et la Mer, paysages bretons (1903).

A paraitre : Pour les Lettres ; Épigrammes ; Autres Vers oubliés.

Sauf les ouvrages parus en 1903, et qui ont été édités chez l’auteur, les poésies de M. Albert Mérat ont été publiées chez Alphonse Lemerre.

M. Albert Mérat a collaboré au Parnasse Contemporain et à divers quotidiens et périodiques.

Fils et petit-fils d’avocat, M. Albert Mérat, né à Troyes le 23 mars 1840, fit d’abord des études de droit, puis entra dans l’administration.

Employé dans les bureaux de la Préfecture de la Seine, il y rencontra Paul Verlaine et Léon Valade. C’est en collaboration avec ce dernier qu’il écrivit et publia, en 1863, son premier recueil, Avril, Mai, Juin, et, quelques années plus tard, une excellente traduction de l’Intermezzo de Henri Heine.

En 1866, il participa à la publication du Parnasse Contemporain, et, la même année, faisait paraître, seul, un volume de poésies, Les Chimères, qui fut remarqué. Sainte-Beuve en fit publiquement l’éloge, et l’Académie française lui décerna le prix Maillé-Latour-Landry.

Ce succès ayant encouragé le poète, il donna successivement : L’Idole (1869), Les Souvenirs (1872), L’Adieu (1873), Les Villes de marbre (1874), poésies couronnées par l’Académie française, Printemps passé (1875).

Vers cette même époque, il quitta la Préfecture de la Seine pour le Luxembourg, où il fut, depuis, attaché à la Présidence du Sénat. Enfin il publia deux recueils où se résument ses grandes qualités : Au Fil de l’eau (1877) et Poèmes de Paris (1880). « Par ce volume excellent (Au Fil de l’eau), dit M. Emmanuel des Essarts, comme par l’ensemble de son œuvre, Albert Mérat a conquis sa place au premier rang des jeunes poètes. Ce n’est pas un narrateur tel que Coppée, un psychologue comme Sully Prudhomme, comme Silvestre un lyrique amoureux, comme France un alexandrin pénétré de « modernité » ; c’est, en poésie, un peintre de genre et de paysage, encadrant ses tableaux dans les quatrains de la stance ou du sonnet. Il a semé des chefs-d’œuvre dans tous ses recueils et déployé dans son art une certitude, une souplesse qu’aucun autre n’a dépassées. »

Après un long silence, le poète nous revient. Alors paraissent Vers le Soir (1900), poésies couronnées par l’Académie française ; Triolets des Parisiennes de Paris (1900), Les Joies de l’heure (1902) ; Chansons et Madrigaux (1902), Vers oubliés (1902), Petit Poème (1903), Les Trente-Six Quatrains à Madame, avec leurs Trente-Six Dédicaces (1903) ; enfin La Rance et la Mer, paysages bretons (1903).

Chevalier de la Légion d’honneur, M. Albert Mérat est actuellement bibliothécaire au Palais du Sénat, charge dans laquelle il a succédé à Coppée, Lacaussado, Ratisbonne, Anatole France et Leconte de Lisle.




LES MARBRES ROSES
VENISE


Nos marbres, pierres de tombeaux,
Sont funèbres ou prosaïques.
Les marbres roses ne sont beaux
Que près de l’or des mosaïques.

Le ciel levant vient se poser
Sur leurs finesses d’aquarelles :
On dirait qu’il donne un baiser
A des gorges de tourterelles.

En des accords blonds et tremblants
Résumant la douceur des choses,

Le sang divin des marbres blancs
Vit aux veines des marbres roses.

Du côté que s’en vient la mer,
Une mer fine et délicate,
Ils tendent vers l’espace amer
Leur radieuse clarté mate.

Ils ont des voix et des regards ;
Et, lorsque monte la marée,
Ils cherchent si les étendards
Ne flottent pas vers la Morée.

(Les Villes de marbre.)


LA STATUE DE COLLEONI
VENISE


L’aventurier, d’un sang plus pur qu’un sang royal,
Etant né de celui des belles républiques,
Appuie aux étriers d’airain ses pieds obliques,
Et, du bras gauche, enlève et retient son cheval.

Il ouvre l’autre bras dans un geste loyal,
Ayant choisi, d’un cœur dévot à ces reliques,
Dans les drapeaux empreints d’animaux symboliques,
Le vieux Lion plutôt que l’Aigle impérial.

Solide conducteur de soldats à sa taille,
D’un regard sans prunelle il mène la bataille,
Et laisse sûrement sa tactique aboutir.

La bouche aux coins tombants, enclose par des rides,
Et que serre l’orgueil de deux lèvres arides,
Par mépris de parler ne daigne pas mentir.

(Les Villes de marbre.)


LES MAITRES INCONNUS
FLORENCE


Les vieux maîtres anciens, sur la toile ou le fer,
Inscrivaient de leurs mains augustes et hautaines

Leur nom, pour qu’on le sût dans les races lointaines.
Signer leur œuvre était pour eux un souci cher.

D’autres, dont l’art moins haut n’a pas connu l’enfer
De l’orgueil, soldats forts près des grands capitaines,
Ont passé comme va l’eau paisible aux fontaines,
Comme vont les doux bruits se perdre dans la mer.

Une religion de Grèce était qu’un temple
Fût aux dieux inconnus dressé. Le ciel est ample,
Et l’on n’offensait pas Aphrodite aux seins nus !

Ainsi ferai-je d’eux que plus rien ne renomme :
Pour ravir leur mémoire aux vains oublis de l’homme,
Je dresserai ces vers aux maîtres inconnus.

(Les Villes de marbre.)


LE COURANT


Il faudrait, pour quitter la ville, un vieux bateau,
Suivant l’eau lentement, sans voiles et sans rames ;
Sur des nuages blancs, aussi blancs que des femmes,
Le ciel d’été, l’azur étendrait son manteau.

Serré dans le granit comme dans un étau,
Le fleuve mord ses bords et glisse en courtes lames ;
Et la ville aux toits bleus tout pailletés de flammes
Parade bruyamment comme sur un tréteau.

Plus de quai ; des maisons d’un étage, des rives,
Les saules, les bouleaux, les aubépines vives,
Un coin du bien-aimé paysage français.

Les peupliers sont hauts, les collines sont bleues...
Où donc est la rumeur de foule où je passais ?
Je ne sais pas combien j’ai pu faire de lieues.

(Les Souvenirs.)


LE MOULIN


C’est par eau qu’il faut y venir.
La berge a peine à contenir
Le fouillis d’herbes et de branches,
Ce monde petit et charmant,

La grande roue en mouvement,
Les vannes et leurs ponts de planches.

Un bruit frais d’écluses et d’eau
Monte derrière le rideau
De la ramure ensoleillée.
Quand on approche, il est plus clair ;
Le barrage jette dans l’air
Comme une odeur vive et mouillée.

Pour arriver jusqu’à la cour,
On passe, chacun à son tour.
Par le moulin plein de farine.
Où la mouture en s’envolant,
Blanche et qui sent le bon pain blanc,
Réjouit l’œil et la narine.

Voici la ferme ; errons un peu.
Dans l’âtre on voit flamber le feu
Sur les hauts chenets de cuisine.
La flamme embaume le sapin ;
La huche de chêne a du pain,
La jatte de lait est voisine.

Oh ! le bon pain et le bon lait !
Juste le repas qu’on voulait ;
On boit, sans nappe sur la table,
Au tic tac joyeux du moulin,
Parmi les bêtes, dans l’air plein
De l’odeur saine de l’étable.

Lorsque vous passerez par là,
Entrez dans le moulin. Il a
Des horizons pleins de surprises.
Un grand air d’aise et de bonté,
Et contre la chaleur d’été
De la piquette et des cerises.

(Au Fil de l’eau.)


LES FENÊTRES FLEURIES


Les Parisiens, entendus
Aux riens charmants plus qu’au bien-être,
Se font des jardins suspendus
D’un simple rebord de fenêtre.


On peut voir en toute saison
Des fils de fer formant treillage
Faire une fête a la maison
De quelques bribes de feuillage.

Dès qu’il a fait froid, leurs couleur
Ne sont plus que mélancolie ;
Mais cette habitude des fleurs
Est parisienne et jolie.

Ainsi, tout en haut, sous les toits,
L’enfant aux paupières gonflées,
Qui coud en se piquant les doigts,
A près d’elle des giroflées.

Quelquefois même, et c’est charmant,
Sur la tête de la petite
On voit luire distinctement
Des étoiles de clématite.

Aux étages moins près du ciel.
C’est très souvent la même chose :
Un printemps artificiel
Fait d’un œillet et d’une rose.

Dans un pot muni d’un tuteur,
Où tiennent juste les racines,
Un semis de pois de senteur
Laisse grimper des capucines.

Les autres quartiers de Paris
Ont des fleurs comme les banlieues :
C’est que le ciel est souvent gris,
Et qu’elles sont rouges et bleues ;

C’est qu’on trouve un charme, en effet,
A ce fantôme de nature,
Et que le vrai sage se fait
Des bonheurs en miniature.

(Poèmes de Paris.)






Bibliographie. — Avril, Mai, Juin, avec Albert Mérat (1863) ; — L’intermezzo, de Henri Heine, traduit en français, avec Albert Mérat ; — A Mi-Côte (1874) ; — L’Affaire Arlequin (1882) ; — Les Papillottes, comédie (1883) ; — Le Barbier de Pézenas et Molière à Auteuil, comédies, en collaboration avec Emile Blémont ; — Poésies (1886) ; — La Raison du moins fort, comédie, en collaboration avec Emile Blémont (1889) ; — Poésies posthumes (1890).

Les œuvres de Léon Valade ont été publiées par Alphonse Lemerre.

Léon Valade a collaboré au Parnasse, etc.

Léon Valade, né à Bordeaux en 1841, mort à Paris en 1883, fit ses études au Lycée Louis-le-Grand. Après avoir été pendant quelque temps secrétaire de Victor Cousin, il entra, tout jeune encore, dans les bureaux de l’Hôtel de Ville et consacra ses loisirs aux lettres. Il excellait à brosser les petits tableaux de la vie parisienne, d’un charme si spécial, et tournait fort agréablement les triolets, égratignant au passage certaines célébrités, Caro, Zola, et surtout Francisque Sarcey.

« Léon Valade n’a été, de son vivant, jugé à toute sa valeur que par un groupe restreint d’amis et de lettrés. Il n’a jamais cherché la renommée : on pourrait presque dire qu’il l’a fuie ; et peut-être, cependant, tel qui a fait tout d’abord gros tapage autour de son nom laissera-t-il après lui beaucoup moins que ce poète. Il a enfermé, d’une main singulièrement délicate, des sentiments exquis dans des vers achevés : il faut autre chose dans le bruit du moment, mais cela suffit pour rester. » (Camille Pelletan.)



AU LEVER


Charmante, les yeux bruns de mollesse baignes,
Dans le désordre exquis des cheveux non peignés,
Jeune fille déjà, l’air d’une enfant encore
(Grâce double ! qui tient de l’aube et de l’aurore),
Elle est là, se croyant toute seule… Elle a pris,
Dans le frisson neigeux de la poudre de riz,
Une houppe de cygne, et, dormeuse encor lasse,
Sur la pointe des pieds se hausse vers la glace
Par un effort qui la cambre légèrement.
Pose coquette : ainsi le divin gonflement
Du souffle accuse mieux la naissante poitrine,
En même temps que bat l’aile de la narine,
Et que les cils pressés palpitent sur les yeux.
Attentive, elle tend sa peau d’un grain soyeux
Qu’effleure le duvet doux comme une caresse.
Et se dépite à voir que toujours transparaisse
Le sang jeune par qui son teint reste vermeil
De la carnation récente du sommeil ;
Car elle a beau poudrer sa joue ardente et fraîche*
Où, dans le rose, pointe une rougeur de pèche,
Toujours ce vilain rose et ce rouge insolent
Triomphent…
O morale, aïeule au chef branlant !
O duègne, qu’en secret la mode farde et grime,
Ne t’indigne pas trop (bien que ce soit un crime
D’opprimer sous l’hiver le printemps rose et nu),
Ne t’indigne pas trop de ce crime ingénu.
Si naïve, l’erreur peut être pardonnée.
Songe qu’avril aussi, jeunesse de l’année,
Parfois s’éveille avec un caprice pareil,
Et fait, à la surprise extrême du soleil,
Sur les rouges bourgeons, drus et pressés de vivre,
Scintiller la blancheur délicate du givre.

(A Mi-Côte.)
NUIT DE PARIS


Le ciel des nuits d’été fait à Paris dormant
Un dais de velours bleu piqué de blanches nues,
Et les aspects nouveaux des ruelles connues
Flottent dans un magique et pâle enchantement.

L’angle, plus effilé, des noires avenues
Invite le regard, lointain vague et charmant.
Les derniers Philistins, qui marchent pesamment,
Ont fait trêve aux éclats de leurs voix saugrenues.

Les yeux d’or de la Nuit, par eux effarouchés,
Brillent mieux, à présent que les voilà couchés…
— C’est l’heure unique et douce où vaguent, de fortune,

Glissant d’un pas léger sur le pavé chanceux,
Les poètes, les fous, les buveurs, — et tous ceux
Dont le cerveau fêlé loge un rayon de lune.


(A Mi-Côte.)


L’INFINI


Prisonnier de la vie et de ses lois cruelles,
J’ai connu les élans du désir indompté,
Et j’ai toujours frémi devant l’immensité
Comme l’oiseau captif sent palpiter ses ailes.

Le dernier mot, l’énigme, ont eux seuls irrité
Mon désir, dédaigneux des notions réelles,
Mon cœur toujours épris de chimères plus belles
A salué de loin l’idéale beauté.

Amoureux, j’ai pleuré de sentir limitée
Du temps et de la mort l’extase tourmentée
Qui flambe dans le cœur comme un feu de copeaux.

Plus tard, j’ai voulu croire à l’éternelle vie ;
Mais je suis las d’efforts, et ma dernière envie
Est de connaître enfin l’infini du repos.


(Extrait de la revue le Penseur, février 1904.)

LE NÉANT


D’abord, lorsque l’on croit que c’est un bien de vivre,
Avide et d’un désir infini tourmenté,
Notre cœur a besoin de l’immortalité
Que, Védas ou Coran, promet tout divin livre.

Plus tard chancelle en nous le dogme contesté,
Et s’il tombe, entraînant l’espoir qui nous enivre,
Du combat que le Doute à nos croyances livre
Tu sors victorieuse, ô froide Vérité.

A ta victoire, après de longs jours d’amertume,
La résignation lente nous accoutume.
L’âge vient, le sépulcre est sous nos pieds, béant.

Mais alors, loin de fuir le repos, on l’embrasse ;
Et les vains paradis n’ont plus rien que n’efface
L’attrait vertigineux et sombre du Néant.


18 mars 1867.


(Extrait de la revue le Penseur, février 1904.)



GEORGES LAFENESTRE





Bibliographie. — Les Espérances, poésies (1864) ; — Idylles et Chansons, poésies (1874) ; — L’Art vivant (1881) ; — Bartolommea, roman (1882) ; — Maîtres anciens (1882) ; — La Peinture italienne (1885) ; — La Vie et l’Œuvre du Titien (1886) ; — La Tradition dans la peinture française ; — Artistes et Amateurs ; — La Peinture en Europe [Louvre, Florence, Belgique, Venise, Hollande, Rome] ; — Images fuyantes, poésies (1902).

Les poésies de M. Georges Lafenestre se trouvent chez Alphonse Lemerre.

M. Georges Lafenestre a collaboré au Parnasse, à la Gazette des Beaux-Arts, à la Revue des Deux-Mondes, à la Revue de Paris, etc.

M. Georges-Edouard Lafenestre, né à Orléans le 5 mai 1837, est membre de l’Institut (Académie des Beaux-Arts), conservateur des peintures et dessins au musée du Louvre et professeur à l’École du Louvre et au Collège de France.

Il a passé une partie de sa jeunesse en Touraine. « C’est là sans doute, au sein des spacieuses et lumineuses vallées de la Loire et du Cher, près de ces belles eaux où se reflètent les châteaux d’Amboise, de Langeais et de Chenonceaux, qu’il a subi inconsciemment l’influence des poètes et des artistes du xvie siècle. Son œuvre poétique garde de nombreuses traces de son séjour dans les molles et joyeuses campagnes tourangelles. Georges Lafenestre est un amoureux de la Renaissance, et l’Italie l’a de bonne heure attiré. Il a passé plusieurs années à Florence et à Rome, et il en a rapporté de remarquables études sur les Maîtres anciens et la Peinture italienne, qui lui ont assigné une place d’honneur parmi nos critiques d’art. Il y a composé également un roman, Bartolommea (1869), qui contient de fins et charmants tableaux de la vie contemporaine à Rome. » (André Theubiet.)

En 1864, le jeune poète débuta dans les lettres en publiant ses Espérances. « Rarement, dit Théodore de Banville, nous avons vu un si grand souffle, une inspiration si hautaine à la fois et si pure. La langue est ferme, précise, sonore ; la pensée ailée. Pas de dissonances, partout une harmonie puissante et sobre… »

Peu après la publication des Espérances, M. Lafenestre collabora au Parnasse, où ses contributions eurent un très grand succès. Les recueils qui suivirent et qui s’intitulent : La Clef des Champs, L’Ame en fête et La Chute des rêves (réunis plus tard avec Pasquetc|ta en un volume : Idylles et Chansons, 1873), continuent, « accentuent, portent à leur sommet de perfection les grandes qualités si brillamment inaugurées dans les Espérances ». Enfin, dans Images fuyantes, œuvre admirable, toute remplie d’une haute et sereine pensée philosophique, le poète apporte à l’humanité lasse et découragée la sublime consolation do ses rêves d’Idéal et de Beauté.


ATTENTE


Dans le ciel diaphane où l’oiseau s’assoupit,
Quand tourbillonne au soir la poussière des mondes,
La nuit, quand l’Océan traîne au loin, sans répit,
Les sanglots obstinés de ses vagues profonde »,

Partout où la nature aux aspects inconstants
De ses immensités me tourmente et m’attire,
Devant le bois épais qui brille et qui soupire,
Comme un homme attardé je tressaille et j’attends.

J’attends l Qui donc ? Hélas ! j’attends, joie et souffrance,
La forme de mon rêve et de mon espérance,
Le Dieu qui peut venir, ses yeux, ses pas, sa voix.

Qu’importe si les jours ont trompé mon attente ?
Prenez, jetez vers lui mon âme impatiente,
O profondeurs des cieux, de la mer et des bois !


(Idylles et Chansons.)


MATIN SOMBRE


Il est tard ! Depuis bien longtemps, sous les nuées,
L’aube aurait dû fleurir la route du Soleil,
Et la Mer, souriante après un long sommeil,
Écarter son manteau de nocturnes buées,
Pour s’offrir tout entière au baiser du réveil !

Rien encor. Dans les pins qui dorment à la côte,
Aucun babil d’oiseaux, de feuilles, de passants ;

On n’entend même plus, sous les brouillards croissants,
Clapoter, dans le port confus, la vague haute,
Ni les canots heurter leurs flancs retentissants !

L’ombre s’obstine ; et sur la rade qui s’efface,
La ville inerte, et les invisibles écueils,
Épais et noir s’étale un long voile de deuils,
Comme si, tout d’un coup ressaisissant l’espace,
La grande nuit allait s’asseoir sur nos orgueils.

Tout serait-il fini ? L’astre aux flammes fécondes,
Si clair, si beau, si bon, qu’il semblait l’œil de Dieu,
Se serait-il lassé de chauffer à son feu,
Comme des mendiants, le troupeau des vieux mondes ?
S’en irait-il ailleurs ouvrir un ciel plus bleu ?

Peut-être en l’éther pur où son désir le mène
S’est-il déjà choisi quelque nouveau séjour
Où des astres enfants, couvés par son amour.
En qui germe et tressaille une semence humaine,
S’éveillent à la ronde et montent vers le jour,

Tandis que nous allons, nous, races délaissées,
Fouillant l’horizon mort de regards mal ouverts,
Sous l’engourdissement d’implacables hivers,
Nous éteindre, en monceaux de larves enlacées,
Dans ce coin oublié du muet Univers.

Eh bien ! Après ? Pourquoi te troubles-tu, mon âme ?
Et toi, corps lâche et vil, pourquoi ces tremblements ?
Triste ou joyeux, fallait-il pas un dénouement
Aux trop longs imbroglios de cette farce infâme ?
Le monde va mourir ? Qu’il meure ! Il en est temps.

L’angoisse nous étouffe et la vie est lugubre.
Assez de plainte, assez de sang, assez de pleurs,
Empoisonnant l’haleine inutile des fleurs,
Ont coulé dans les plis de ta face insalubre,
O vieille Terre, aveugle et sourde à nos douleurs !

Depuis tant de milliers et de milliers d’années
Que tu tournes, marâtre, et qu’en ton vaste sein,
Sous le fouet du désir stupide et de la faim,
Tu nous prends et reprends, foules toujours damnées,
Qu’as-tu fait pour changer notre inique destin ?

Si, par hasard, feignant céder à nos tendresses,
Tu sembles entr’ouvrir ton mystère fatal,
C’est pour mieux nous frapper par un retour brutal.
Une vengeance dort en toutes tes caresses,
Et chaque mal qu’on tue engendre un nouveau mal !

La Science, il est vrai, pèse et voit nos misères.
Nous n’en souffrons que plus pour les connaître mieux !
Descend-il plus de paix en des cœurs moins pieux ?
Les peuples rapprochés deviennent-ils plus frères ?
Des meurtres mieux armés sont-ils moins odieux ?

Et toi, Ciel insondable, au sourire hypocrite,
T’avons-nous pas assez, fatiguant nos genoux,
Harcelé de soupirs lamentables et doux
Pour savoir si quelqu’un te parcourt et t’habite,
Si celui-là nous aime et ce qu’il veut de nous ?

As-tu jamais daigné nous répondre à voix claire ?
L’encens qu’on t’alluma se perd sur les hauts lieux.
Que de fois nous avons, vainement anxieux,
Changé, sans les atteindre et calmer leur colère,
La figure, et les noms, et les âmes des Dieux !

Justice, Vérité ! Vains mots, fantômes vides !
Puisque aujourd’hui, pas plus qu’hier, nous ne voyons
Vos blancheurs prendre corps au bout de nos sillons,
Ni pour guider le soc de nos labeurs arides,
Vos mains fermes s’ouvrir en lançant des rayons ;

Puisque la Guerre atroce et la Haine insensée
N’ont fait du vieux savant, doux, patient et fort,
Qu’un pourvoyeur plus lâche et plus prompt de la Mort,
Puisque grandit le Crime où grandit la Pensée,
S’allégeant, chaque jour, de l’antique remord ;

A quoi bon prolonger la lutte et la révolte ?
Transmettre, sans scrupule, à d’autres combattants
Un mot d’ordre menteur qui mène aux guets-apens ?
Les laboureurs sont las de semer sans récolte.
Ce monde peut mourir ! Je suis prêt et j’attends…

J’attends, j’attends encore… Ah ! suprême ironie !
Le rêve du néant, même, est un faux espoir !
Car voici que, soudain, là-bas, dans le fond noir

Tressaille, radieuse, ardente, rajeunie,
La fleur des vieux matins, comme un rouge ostensoir !

C’est l’astre opiniâtre ! Il reveut des victimes,
Il grandit, monte, éclate et, ramassant d’un bond
Tous les brouillards traînant sur l’Océan profond,
Les lance avec mépris par-dessus les abîmes.
Comme un lutteur qui marche en démasquant son front.

Et la lumière libre, invincible, ruisselle,
S’étale en nappes d’or sur les rochers fumants,
Coule et glisse à travers clochers et bâtiments :
Dans l’inondation de joie universelle
L’homme lâche a senti fuir ses ressentiments.

Tout bruit, tout s’agite ! Et dans le bleu des lames
Scintille et court le vol chantant des avirons !
Sur les quais en rumeur cris, appels et jurons,
Croisent le rire aigu des enfants et des femmes ;
L’enclume rouge sonne aux coups des forgerons !

Ah ! Soleil ! ah ! vainqueur, nous t’adorons encore !
L’irrésistible foi descend de ta beauté ;
L’angoisse où, sous la nuit, sombrait ma volonté,
Avec l’embrun des flots rassurés, s’évapore ;
C’est toi l’amour ? Alors, c’est toi la vérité !

Le bruit des vains sanglots se perd dans la bataille ;
Malgré moi, la clarté qui m’a rouvert les yeux
Rouvre en moi les longs vols du rêve audacieux,
Et dans tout ce qui souffre et tout ce qui travaille
L’espoir remonte enfin vers la bonté des cieux.

Puisque la vie est là, cruelle, mais certaine,
Dans l’ivresse d’agir il faut bien oublier !
J’ai les bras, j’ai le cœur d’un vaillant ouvrier ;
Je ne veux m’endormir que sur ma gerbe pleine ;
Rêvant d’un maître juste et qui saura payer.

À la vie ! À la vie ! Et tous dans la lumière !
Sur la glèbe ou les flots, main calleuse ou grands fronts,
Moissonneurs de pensers, ramasseurs d’épis blonds,
Tous les hommes, à l’œuvre, et les lâches derrière !
Toi, poète, en avant, pour sonner les clairons !


(Images fuyantes.)

VISITES DE NUIT


Je vis avec les morts plus qu’avec les vivants ;
Comme un parfum, autour de moi, flotte leur âme,
Leur âme impérissable et douce, et qui réclame
Un peu de cet amour qu’on sème à tous les vents.

Ce n’est point dans l’enclos glacé des cimetières
Où le marbre déclame, où l’épitaphe ment,
Que m’assiège le plus, et le plus tendrement,
Ce murmure inquiet des ombres familières :

En pleine rue, au grand soleil, dans les remous
De la foule affairée, hurlante, qui nous frôle,
Combien de fois quelqu’un m’a frappe sur l’épaule,
Invisible, et qui passe, en disant : a Pense à nous ! »

Sur la falaise pâle où la mer se lamente,
Dans les fleurs où chuchote un souffle de printemps,
C’est eux encor, leur voix lointaine que j’entends,
Plainte ou chanson, rire ou sanglot, toujours aimante ;

Et si je marche au fond des bois silencieux
Sous le chaud crépuscule ou la lune hagarde,
Dans ce fourmillement d’éclairs qui me regarde
Fixe et profond, je vois, je reconnais leurs yeux !

Les soirs surtout, les soirs d’hiver, devant la cendre
Du foyer, où s’écroule, en mourant, le tison,
Lorsque, du haut en bas de la grande maison,
Le silence tardif et lent a pu descendre,

Comme s’ils attendaient là, dans l’ombre tapis,
Plus subtils que la bise à forcer la serrure,
Ils m’arrivent en foule ; et c’est comme un murmure
D’oiseaux glissant, d’un vol léger, sur le tapis !

Tous mes morts, mes chers morts ! À la file, en silence,
Ils s’assoient, me plongeant leurs yeux froids dans mes yeux,
D’un air triste, d’abord, puis tendre et presque heureux,
Quand mon accueil leur a rendu la confiance.

Les plus vite partis reviennent les premiers :
Mon brave homme d’aïeul, ma petite grand’mère,

Vive, et sur son bonnet fleuri d’octogénaire
Gardant, moins qu’en son cœur, des parfums printaniers

Ma mère, fleur d’avril, avant l’été flétrie ;
Mon bon père qui dut aussi m’abandonner,
Me laissant pour aimer, souffrir et pardonner,
Une âme d’orphelin toujours endolorie ;

Mes vieux maîtres, si doux à l’enfant délaissé,
Par qui j’appris la force et le devoir de vivre
Dans la beauté des cieux et les clartés du livre,
La foi dans l’avenir par l’amour du passé ;

Les très chères aussi, celles qui sur la peine
Du poète craintif, vagabond, anxieux,
Versèrent les pitiés affables de leurs yeux,
Me gardant l’âme fière en ma vie incertaine ;

Puis les gais compagnons de travail et d’espoir,
Plus forts que moi, plus beaux que moi, meilleurs peut-être,
Que la sotte camarde emporta d’un coup traître…
Cette procession s’allonge chaque soir !

D’autres, d’autres encore !… Et, dès que l’un s’approche,
C’est un remords en moi qui suit un repentir,
Et je baisse le front pour ne point trop sentir
Ce que peuvent ses yeux contenir de reproche :

« O fugitifs heureux de ce monde mauvais,
Pour vous y retenir plus longtemps, pour vous rendre
Le départ moins cruel dans un adieu plus tendre,
Vous ai-je bien chéris, comme je le devais ?

« Avons-nous bien mêlé nos âmes mutuelles ?
L’homme le plus ouvert est encor si fermé !
Pour livrer tout son cœur au cœur le mieux aimé
Les regards sont si froids et les mots si rebelles !

« Dans cette vague, et sourde, et morne Éternité
Où vous n’emportez rien de vos corps en poussière,
Qu’a ressaisis l’errante et confuse matière
Dont l’univers mobile entretient sa beauté,

« Des formes qu’en passant dut emprunter votre être,
Ailleurs qu’en mon cerveau, quelque part reste-t-il

Une image, un reflet diaphane et subtil
Par qui nos yeux encor se pourront reconnaître !

« Ou bien suffira-t-il d’un invisible effort
Du souvenir tenace et du penser fidèle
Pour renouer, au sein d’une extase éternelle,
Les longs fils de l’amour mal tranchés par la mort ?

« Quel que soit le mystère, à nos vœux insondable
Comme celui du jour, de la vie et du temps,
Qui doit nous réunir, j’y compte, et je l’attends,
Comme j’attends demain l’agonie implacable ;

« Car vous restez, ô Morts, par qui l’on est hanté,
Trop présents à nos yeux que votre aspect console,
Trop actifs sous nos fronts qu’emplit votre parole
Pour n’être pas encore une réalité ! »

Ainsi je les implore, ainsi je leur demandé
Pardon pour mon ingratitude et mes oublis,
Afin qu’aux jours prochains des destins accomplis
Leur clémence m’accueille et leur bonté m’attende ;

Et, dans l’angle où s’éteint ma lampe, j’ai pu voir
Leur pâleur me sourire et leurs longs bras se tendre
Pour m’entraîner vers l’ombre, où je crois les entendre
Chuchoter, en partant, l’appel du grand espoir.


(Images fuyantes.)






Bibliographie. — Le Roman d’une nuit (1863) ; — Philoméla, livre lyrique (1864) ; — Histoires d’amour, nouvelles (1868) ; — Hespérus, poème, avec un dessin de G. Doré (1869) ; — Sterntose Naechte (Nuits sans étoiles), de E. Glaser, traduction (1869) ; — Contes épiques, avec un dessin de Claudius Popelin (1870) ; — La Colère d’un franc-tireur, poème (1871) ; — Odelette guerrière (1871) ; — Les Soixante-Treize Journées de la Commune (1871) ; — La Part du roi, comédie en un acte et en vers (1872) ; — Les Frères d’armes, drame (1873) ; — Poésies, 1re série : Le Soleil de minuit, Soirs moroses, Contes épiques, Intermède, Hespérus, Philoméla, Sonnets, Panteleïa, Pagode, Sérénades, avec portrait (1876) ; — Justice, drame en trois actes, en prose (1877) ; — Le Capitaine Fracasse, opéra-comique en trois actes et six tableaux, d’après le roman de Th. Gautier, musique de Pessard (1878) ; — La Vie et la Mort d’un clown : la Demoiselle en or, roman (1879) ; — La Vie et la Mort d’un clown : La Petite Impératrice, roman (1879) ; — Les Mères ennemies, roman (1880) ; — La Divine Aventure, en collaboration avec Richard Lesclide (1881) ; — Le Roi vierge, roman contemporain (1881) ; — Le Crime du vieux Blas, nouvelle (1882) ; — Monstres parisiens, 1re série (1882) ; — L’Amour qui pleure et L’Amour qui rit, nouvelles (1883) ; — Les Folies amoureuses, nouvelles, réédition (1883) ; — Le Roman d’une nuit, réédition (1883) ; — Les Boudoirs de verre, contes (1884) ; — Jeunes Filles, nouvelles (1884) ; — Jupe courte, contes (1884) ; — La Légende du Parnasse Contemporain (1884) ; — Les Mères ennemies, drame en trois parties (1883) ; — Les Contes du rouet (1885) ; — Le Fin du fin ou Conseils à un jeune homme qui se destine à l’amour (1885) ; — Les Iles d’amour (1885) ; — Lila et Colette, contes (1885) ; — Poésies, nouvelle édition en sept volumes, augmentée de soixante-douze poésies nouvelles (1885) ; — Le Rose et le Noir (1885) ; — Tous les baisers, 4e volume (1884-1885) ; — Contes choisis (1886) ; — Gwendoline, opéra en deux actes et trois tableaux, musique d’Emmanuel Chabrier ; — Lesbia, nouvelle (1886) ; — Un Miracle de Notre-Dame, conte de Noël (1886) ; — Pour les belles personnes, nouvelles (1886) ; — Richard Wagner (1886) ; — Toutes les amoureuses, nouvelles (1886) ; — Les Trois Chansons : la Chanson qui rit, la Chanson qui pleure, la Chanson qui rêve (1885) ; — Zo’har, roman contemporain (1886) ; — Le Châtiment, drame en une scène, en vers (1887) ; — L’Homme tout nu, roman (1887), — Pour lire au couvent, contes (1887) ; — La Première Maîtresse, roman contemporain (1887) ; — Robe montante, nouvelles (1887) ; — Le Roman rouge (1887) ; — Tendrement, nouvelles (1887) ; — L’Envers des feuilles, contes (1888) ; — Grande Maguet, roman contemporain (1888) ; — Les Oiseaux bleus, contes (1888) ; — Les Plus Jolies Chansons du pays de France, chansons tendres, choisies par Catulle Mendès, notées par Chabrier et Gouziea (1888) ; — Pour lire au bain, contes (1888) ; — Le Souper des Pleureuses, contes (1888) ; — Les Belles du monde : Gitanas, Javanaises, Égyptiennes, Sénégalaises, avec R. Darzens (1889) ; — Le Bonheur des autres, nouvelles (1889) ; — Le Calendrier républicain, avec Richard Lesclide (1889-1890) ; — L’infidèle, nouvelle (1889) ; — Isoline, conte de fées en dix tableaux, musique de Messager (1889) ; — Le Cruel Berceau, nouvelle (1889) ; — La Vie sérieuse, contes (1889) ; — Le Confessionnal, contes chuchotés (1890) ; — Méphistophéla, roman contemporain (1890) ; — Pierre le Véridique, roman (189o) ; — La Princesse nue, nouvelles (1890) ; — La Femme enfant, roman contemporain (1891) ; — Lu Petites Fées en l’air, contes (1891) ; — Pour dire devant le monde, monologues et poésies (1891) ; — Jeunes Filles, réédition (1892) ; — Les Poésies de Catulle Mendès, trois volumes (1892) ; — La Messe rose, contes (1892) ; — Lieds de France (1892) ; — Luscignole, roman (1892) ; — Les Joyeuses Commères de Paris, scènes de la vie moderne, avec G. Gourtelîne (1892) ; — Les Meilleurs Contes (1892) ; — Isoline-Isolin, contes (1893) ; — Le Docteur Blanc, mimodrame fantastique (1893) ; — Le Soleil de Paris, nouvelles (1893) ; — Nouveaux Contes de jadis (1893) ; — Poésies nouvelles (1893) ; — Ghéa, poème dramatique de Von Goldschmidt, mis en français par Catulle Mendès (1893) ; — L’Art d’aimer (1894) ; — La Maison de la vieille, roman contemporain (1894) ; — Verger fleuri, roman (1894) ; — L’Enfant amoureux, nouvelles (1895) ; — La Grive des vignes, poésies (1895) ; — Le Chemin du cœur, contes (1895) ; — Rue des Filles-Dieu, 56, ou l’Heautonparatéroumène, nouvelle (1895) ; — L’Art au théâtre (1896) ; — Chand d’habits, pantomime (1896) ; — Gog, roman contemporain (1897) ; — Arc-en-ciel et Sourcil rouge, nouvelle (1897) ; — L’Art au théâtre (1897) ; — Le Procès des roses, pantomime (1897) ; — Petits Poèmes russes mis en vers français (1897) ; — L’Évangile de l’enfance de N.-S. J.-C. (1897) ; — Le Chercheur de tares, roman contemporain (1898) ; — Les Idylles galantes, contes (1898) ; — Mêdée, drame antique, en trois actes (1898) ; — La Reine Fiarnette, conte dramatique en six actes, en vers (1898) ; — Le Cygne, ballet-pantomime (1898) ; — Briséis, drame musical, avec E. Mikhaël et Emm. Chabrier (1899) — Farces (1899) ; — Les Braises du cendrier, poésies (1900) ; — L’Art au théâtre, troisième volume (1900) ; — La Carmélite, drame lyrique, musique de Reynaldo Hahn (1902) ; — La Reine Fiamette, drame lyrique, musique de Xavier Leroux (1903) ; — Le Fils de l’Etoile, drame lyrique, musique de Camille Erlanger (1904) ; — Scarron, comédie tragique en cinq actes, en vers (1905) ; — Glatigny, drame funambulesque, en cinq actes et six tableaux et en vers (1906) ; — Ariane, opéra, musique de Massenet (1906) ; — La Vierge d’Avila, drame en cinq actes et un épilogue, en vers (1906). Les œuvres complètes de M. Catulle Mendès se trouvent chez Fasquelle.

M. Catulle Mendès a collaboré aux trois Parnasses et à tous les grands quotidiens et périodiques de Paris.

Né en 1842 à Bordeaux, M. Catulle Mendès arriva à Paris en 1860 et fonda presque aussitôt la Revue fantaisiste, où on put voir les noms de Théophile Gautier, Théodore de Banville, Charles Baudelaire, Vacquerie, Sully Prudhomme, Arsène Houssaye, Villiers de L’Isle-Adam, Daudet, Champtleury, Gozlan, etc.

En 1863, des relations s’établirent entre M. Catulle Mendès et M. Louis-Xavier de Ricard. M. Catulle Mondes vint aux soirées dans lesquelles les amis de M. Xavier de Ricard se réunissaient chez les parents de celui-ci, quelques-uns de ses amis l’y suivirent, plusieurs des amis de M. Xavier de Ricard le suivirent chez M. Mendès, et c’est ainsi qu’en ce va-et-vient s’opéra, par sélection, la formation du groupe qui allait devenir tout à l’heure le Parnasse.

A une époque où le public s’intéressait peu aux lettres, qu’il ignorait et qu’il dédaignait, tandis que les chroniqueurs pullulaient, et que tous les nouveaux débarqués couraient à la publicité bruyante, M. Catulle Mendès était donc de ceux qui tenaient à honneur d’ouvrir un asile à cette fille des dieux : la Poésie. Ce fut lui qui conseilla à M. Xavier de Ricard de transformer son nouveau journal l’Art en un recueil hebdomadaire ne donnant que des poésies. La publication des fascicules fut bientôt résolue ; et c’est ainsi que fut fondé le Parnasse Contemporain, recueil de vers nouveaux, dont M. Mendès, depuis, a raconté si spirituellement et si poétiquement la Légende.

Le premier volume de vers de M. Mendès date de 1864. Il s’intitule Philoméla, livre lyrique, et Théodore de Banville l’apprécia en ces termes : « Philomêla ! un nom, un mot si doux, si triste à la fois, qu’il donne presque l’idée, en effet, de ce chant poignant et délicieux dont les nuits d’été s’enivrent et dont le poète emprunte les notes enflammées pour faire parler l’ineffable et pour traduire la langue mystérieuse de l’amour :


Deux monts plus vastes que l’Hécla

Surplombent la pâle contrée
Où mon désespoir s’éveilla.

Solitude qu’un rêve crée !
Jamais l’aube n’étincela
Dans cette ombre démesurée.

La nuit ! la nuit ! rien au delà !
Seule une voix monte, éplorée ;
Ô ténèbres, écoutez-la.

C’est ton chant qu’emporte Borée,
Ton chant où mon cri se mêla,
Éternelle désespérée,
Philoméla ! Philoméla !

« Tel est l’excellent et charmant morceau par lequel s’ouvre le livre lyrique de M. Catulle Mendès. N’y reconnaît-on pas tout de suite l’artiste savant et le poète de race ? » Une fois de plus l’éminent critique avait bien jugé, et l’avenir s’est chargé de confirmer son jugement.

L’œuvre de M. Catulle Mendès est trop universellement connue pour qu’il soit besoin de l’analyser ici. L’essai de bibliographie qui précède ces lignes donne d’ailleurs la liste des principaux ouvrages du poète et permet de juger de l’étonnante fécondité de son génie. On sait que, toujours jeune, toujours vaillant, toujours nouveau, le grand et pur artiste qu’est M. Mendès s’est transformé sans cesse ; que c’est à bon droit qu’on l’a appelé le Poéte-Protée ; que ce robuste qui considère comme un de ses plus beaux titres de gloire d’être un travailleur infatigable et consciencieux, est en même temps une des plus prodigieuses intelligences que le siècle ait produites ; que ses grandes qualités de poète se retrouvent dans ses contes, dans toute son œuvre en prose, et qu’enfin, si, poète, il possède cette rare perfection de la forme qui faisait dire récemment à M. Rostand.

Tu fais toujours, divin pervers,
Loucher tous les poètes vers
La perfection de ton vers,

il est aussi au premier rang des prosateurs du siècle. On sait qu’après dix volumes de vers, vingt drames et cinquante romans, il s’est renouvelé encore, et, tel Gautier, son maître, s’est révélé prince de la critique.

Or, quel est le secret du charme singulier et puissant qui émane de toute son œuvre ? Ne serait-ce point simplement que ce magicien du style possède le don de créer toujours et partout de l’harmonie et de la beauté ? qu’il transforme en visions de splendeur tout ce qu’il touche ? Si son verbe nous séduit irrésistiblement et nous grise comme un parfum subtil, n’est-ce point précisément, et pour tout dire en un mot, parce qu’il est partout et toujours poète ?

« La psychologie littéraire de M. Catulle Mondes, a dit fort bien M. Octave Mirbeau, malgré les apparentes complications que suppose la diversité de son œuvre, est aisée à fixer. Elle se résume en un mot et un fait, lesquels n’ont pas besoin d’être expliqués, parce qu’ils portent en eux une évidence et une certitude. M. Catulle Mondes est un poète. Depuis les Contes épiques aux largos envols ; depuis le mystérieux et métaphysique Hespèrus ; depuis les boréales splendeurs et les saignantes neiges du Soleil de minuit, depuis Pagode, évoquant l’immémoriale énigme des farouches divinités de l’Inde accroupies parmi les flammes, au fond des temples, et tout embrasées d’or, où les strophes ont des sonorités de gong et des rythmes inquiétants de danses sacrées ; depuis les rires ailés, les mélancoliques sourires et les grâces attendries de l’Intermède ; depuis les Soirs moroses, ou sont pleurés, — avec quelle magnifique et douloureuse tristesse ! — les lassitudes, les souffrances, les effrois de l’amour et du doute, jusqu’aux modernes paysages dans lesquels la Grande Maguet dresse sa terrible silhouette de sorcière sublime, M. Mendès a fait œuvre de poète. Poète en ses drames que gonfle un souffle énorme d’épopée ; poète en ses études de critique, où il dit l’âme et le prodigieux génie de Wagner ; poète en ses fantaisies légères d’au jour le jour, harmonieuses et composées ainsi que des sonnets, en ses contes galants où, sous les fleurs de perversité et les voluptés féeriques et précieuses des boudoirs, percent parfois le piquant d’une ironie et l’amer d’un désenchantement ; poète en ses romans, surtout avec Zo’har, aux baisers maudits, même avec la Première Maîtresse, et qui no craint pas do descendre jusque dans le sombre enfer contemporain de nos avilissements d’amour, tout arrive à son cerveau eu sensations, en visions do poète, tout, sous sa plume, se transforme en images de poète, exorbitées et glorieuses, la nature, l’homme, aussi bien que la légende et que le rêve.




LE ROSSIGNOL


C’était un soir du mois où les grappes sont mûres.
Et celle que je pleure était encore la.
Muette, elle écoutait ton chant sous les ramures,
Élégiaque oiseau des nuits, Philoméla !

Attentive, les yeux ravis, la bouche ouverte,
Comme sont les enfants au théâtre Guignol,
Elle écoutait le chant sous la frondaison verte,
Et moi je me sentis jaloux du rossignol.

« Belle âme en fleur, lilas où s’abrite mon rêve,
Disais-je, laisse là cet oiseau qui me nuit.
Ah ! méchant cœur, l’amour est long, la nuit est brève ! »
Mais elle n’écoutait qu’une voix dans la nuit.

Alors je crus subir une métamorphose !
Et ce fut un frisson dont je faillis mourir.
Dans un être nouveau ma vie était enclose,
Mais j’avais conservé mon âme pour souffrir.

Un autre était auprès de la seule qui m’aime,
Et tandis qu’ils allaient dans l’ombre en soupirant,
O désespoir, j’étais le rossignol lui-même
Qui sanglotait d’amour dans le bois odorant.

Puis elle s’éloigna lentement, forme blanche
Au bras de mon rival assoupie à moitié ;
Et rien qu’à me voir seul et triste sur ma branche,
Les étoiles du ciel s’émurent de pitié.

Ce fut tout ; seulement, dès l’aurore prochaine
(Je n’ai rien oublié : c’était un vendredi)
Des enfants qui passaient virent au pied du chêne
Un cadavre d’oiseau déjà sec et roidi.

« Il est mort ! » dirent-ils, et, de son doigt agile,
L’un d’eux creuse ma fosse à l’ombre d’un roseau,
Et tout en refermant mes plumes sous l’argile,
Il priait le bon Dieu pour le petit oiseau.


(Philomela ; 1864.)


PAYSAGE DE NEIGE


FRAGMENT


Déjà, car le Seigneur me fait cette largesse,
Je la vois.
Loin d’ici, sur la terre pourtant,
Une région morne et splendide s’étend,
Cieux glacés, sol durci, mer immobilisée.
Là, du soleil polaire éternelle épousée,
Mais après tant de jours immaculée encor,
La neige ne sait point l’ardeur des baisers d’or
Et livre sans péril de fonte ni de hâle
A l’impuissant époux sa virginité pâle.
Steppes développant leur blême immensité
Sous un ciel des candeurs de la terre teinté ;
Forêts, gorges, vallons, molles profondeurs blanches
Que parfois, sous le givre éblouissant des branches,
Traverse à pas pesants un carnassier rôdeur,
Muet dans le silence et mat sur la splendeur ;
Villes au loin, hameaux presque enfouis qu’assiège
L’épais grossissement onduleux de la neige ;
Larges fleuves étreints par les glaces, amas
D’avalanches, sommets éclatants de frimas,
Tout s’estompe et se fond dans la monotonie
D’une blancheur intense, immuable, infinie.
Forme sensible à peine en ce vaste unisson
Du ciel froid, du désert blafard et du glaçon,
S’élève, au flanc des monts, une antique demeure.
Son tranquille escalier que rarement effleure
Le pas d’un serviteur pensif qui disparait
Sous une voûte ainsi qu’un spectre s’en irait,
Ses arcades qu’au loin la neige continue,
Et le blêmissement de ses toits sous la nue,
Forment un édifice étrange et solennel
Semblable à ces palais que l’hiver éternel
Dresse et maçonne, ayant, sous la brume blanchâtre,
Pour pierre la banquise et le flocon pour plâtre.
Au dedans, le silence et la paix sont profonds ;
De froides pesanteurs descendent des plafonds,

Et, miroirs blanchissants, des parois colossales
Cernent de marbre nu l’isolement des salles.
De loin en loin, et dans les dalles enchâssé,
Un bassin de porphyre au rebord verglacé
Courbe sa profondeur polie, où l’onde gèle ;
Le froid durcissement a poussé la margelle,
Et le porphyre en plus d’un endroit est fendu ;
Un jet d’eau qui montait n’est point redescendu,
Roseau de diamant dont la cime évasée
Suspend une immobile ombelle de rosée.
Dans la vasque, pourtant, des fleurs, givre à demi,
Semblent les rêves frais du cristal endormi
Et sèment d’orbes blancs sa lucide surface,
Lotus de neige éclos sur un étang de glace,
Lys étranges, dans l’âme éveillant l’idéal
D on ne sait quel printemps farouche et boréal.


(Hespérus ; 1869.)


LE CONSENTEMENT


Ahod fut un pasteur opulent dans la plaine.
Sa femme, un jour d’été, posant sa cruche pleine,
Se coucha sous un arbre au pays de Béthel,
Et, s’endormant, elle eut un songe, qui fut tel :

D’abord il lui sembla qu’elle sortait d’un rêve
Et qu’Ahod lui disait : « Femme, allons, qu’on se lève.
Aux marchands de Ségor, l’an dernier, j’ai vendu
Cent brebis, et le tiers du prix m’est encor dû.
Mais la distance est grande et ma vieillesse est lasse.
Qui pourrais-je envoyer à Ségor en ma place ?
Rare est un messager fidèle et diligent.
Va, et réclame-leur trente sicles d’argent. »
Elle n’objecta point le désert, l’épouvante.
Les voleurs : « Vous parlez, maître, à votre servante. »
Et quand, montrant la droite, il eut dit : « C’est par là ! »
Elle prit un manteau de laine et s’en alla.
Les sentiers étaient durs et si pointus de pierres
Qu’elle eut du sang aux pieds et des pleurs aux paupières ;

Pourtant elle marcha tout le jour, et, le soir,
Elle marchait encor, sans entendre ni voir,
Quand tout à coup, de l’ombre, avec un cri farouche,
Quelqu’un bondit, lui mit une main sur la bouche,
D’un geste forcené lui vola son manteau
Et s’enfuit, lui laissant dans la gorge un couteau !

A ce coup, le sursaut d’une transe mortelle
La réveilla.
L’époux se tenait devant elle.
« Aux marchands de Ségor, lui dit-il, j’ai vendu
Cent brebis, et le tiers du prix m’est encor dû.
Mais la distance est grande et ma vieillesse est lasse.
Qui pourrais-je envoyer à Ségor en ma place ?
Rare est un messager fidèle et diligent.
Va, et réclame-leur trente sicles d’argent. »

La femme dit : « Le maître a parlé, je suis prête. »
Elle appela ses fils, mit ses mains sur la tête
Du fier ainé, baisa le front du plus petit,
Et, prenant son manteau de laine, elle partit.


(Contes épiques.)


LE LION


Comme elle était chrétienne et n’avait pas voulu,
Pour de vains dieux d’argile ou de bois vermoulu,
Allumer de l’encens ni célébrer des fêtes,
Le préteur ordonna de la livrer aux bêtes ;
Et comme elle était jeune et vierge, et rougissait
Quand l’œil d’un juge impur sur elle se fixait,
Une clause formelle en l’édit contenue
Précisa qu’au supplice on la livrerait nue.
Nue, et le sein voilé de ses chastes cheveux,
Elle entra dans le cirque.
En quatre bonds nerveux
Un lion, famélique et rugissant de joie,
Jaillit de la carcère et vint flairer la proie.
Le peuple regardait, étrangement jaloux,
Palpiter ce corps blanc près de ce mufle roux,
Et montrait, allumé d’une affreuse luxure,

Des rictus de baiser, peut-être de morsure.
Elle, chaste, tirait ses cheveux sur son sein.

Cependant le lion, instinctif assassin,
Entre-bâillait déjà sa gueule carnassière.

« Lion ! » dit la chrétienne…
Alors, dans la poussière,
On le vit se coucher, doux et silencieux ;
Et, comme elle était nue, il ferma les deux yeux.


(Contes épiques ; 1870-1876.)


OUBLI


Allez, vieilles amours, chimères,
Caresses qui m’avez meurtri,
Tourments heureux, douceurs amères,
Abandonnez ce cœur flétri !

Sous l’azur sombre, à tire-d’ailes,
Dans l’espoir d’un gîte meilleur,
Fuyez, plaintives hirondelles,
Le nid désormais sans chaleur I

Tout s’éteint, grâce aux jours moroses,
Dans un tiède et terne unisson.
Où sont les épines des roses ?
Où sont les roses du buisson ?

Après l’angoisse et la folie,
Comme la nuit après le soir,
L’oubli m’est venu. Car j’oublie !
Et c’est mon dernier désespoir.

Et mon âme aux vagues pensées
N’a pas même su retenir
De toutes ses douleurs passées
La douleur de s’en souvenir.


(Soirs moroses.)

SOROR DOLOROSA


Reste. N’allume pas la lampe. Que nos yeux
S’emplissent pour longtemps de ténèbres, et laisse
Tes bruns cheveux verser la pesante mollesse
De leurs ondes sur nos baisers silencieux.

Nous sommes las autant l’un que l’autre. Les cieux
Pleins de soleil nous ont trompés. Le jour nous blesse.
Voluptueusement berçons notre faiblesse
Dans l’océan du soir morne et délicieux.

Lente extase, houleux sommeil exempt de songe,
Le flux funèbre roule et déroule et prolonge
Tes cheveux où mon front se pâme enseveli…

O calme soir, qui hais la vie et lui résistes,
Quel long fleuve de paix léthargique et d’oubli
Coule dans les cheveux profonds des brunes tristes !


(Soirs moroses.)


EXHORTATION


Être homme ? tu le peux. Va-t’en, guêtré de cuir,
L’arme au poing, sur les pics, dans la haute bourrasque,
Et suis le libre izard aussi loin qu’il peut fuir !

Fais-toi soldat ; le front s’assainit sous le casque.
Jeûnant pour avoir faim et peinant pour dormir,
Sois un contrebandier dans la montagne basque !

Mais, dans nos vils séjours, ne t’attends qu’à vieillir.
Les pleurs mentent ainsi que le rire est un masque ;
Tout est faux : glas du deuil et grelots du plaisir.

Et comme l’eau rechoit, par flaques, dans la vasque,
C’est notre vieux destin qu’en un lâche loisir
Se raffaisse toujours notre volonté flasque

Entre l’ennui de vivre et la peur de mourir.


(Soirs moroses.)

DOUCEUR DU SOUVENIR

Je suis de ces marins qui rêvent sur la mer
Au charme de revoir, plus tard, dans les demeures,
Les flots bleus et le vol des mouettes par l’air !

Triste sous le baiser plaintif dont tu m’effleures,
Oh ! combien ton baiser de jadis m’est plus cher !
Les choses du passé, ma sœur, sont les meilleures.

Souviens-toi. Le regret même n’est pas amer,
Le deuil des jours anciens sourit quand tu le pleures,
Et du plus sombre soir le souvenir est clair.

Mais je hais le présent avec ses fades leurres,
Et, le cœur débordant d’un mépris juste et fier,
Si je poursuis mes jours, c’est que dans quelques heures

Le morose aujourd’hui sera le doux hier.


(Soirs moroses.)


LA DERNIÈRE ÂME
A Gustave Flaubert.

Le ciel était sans dieux, la terre sans autels.
Nul réveil ne suivait les existences brèves.
L’homme ne connaissait, déchu des anciens rêves,
Que la Peur et l’Ennui qui fussent immortels.

Le seul chacal hantait le sépulcre de pierre
Où, mains jointes, dormit longtemps l’aïeul sculpté ;
Et, le marbre des doigts s’étant émietté,
Le tombeau même avait désappris la prière.

Qui donc se souvenait qu’une âme eût dit : « Je crois ! »
L’antique oubli couvrait les divines légendes.
Dans les marchés publics on suspendait les viandes
A des poteaux sanglants faits en forme de croix.

Le vieux Soleil errant dans l’espace incolore
Était las d’éclairer d’insipides destins…

Un homme qui venait de pays très lointains
Me dit : « Dans ma patrie il est un temple encore.

« Antique survivant des siècles révolus,
Il s’écroule parmi le roc, le lierre et l’herbe,
Et garde, encor sacré dans sa chute superbe,,
Le souvenir d’un Dieu de qui le nom n’est plus. »

Alors j’abandonnai les villes sans église
Et les cœurs sans élan d’espérance ou d’amour
En qui le Doute même était mort sans retour
Et que tranquillisait la Certitude acquise.

Les jours après les jours s’écoulèrent. J’allais.
Près de fleuves taris dormaient des cités mortes ;
Le vent seul visitait, engouffré sous les portes,
La Solitude assise au fond des vieux palais.

Ma jeunesse, au départ, marchait d’un pied robuste ;
Mais j’achevai la route avec des pas tremblants.
Ma tempe desséchée avait des cheveux blancs
Quand j’atteignis le seuil de la ruine auguste !

Déchiré, haletant, accablé, radieux,
Je dressai vers l’autel mon front que l’âge écrase,
Et mon âme exhalée en un grand cri d’extase
Monta, dernier encens, vers le dernier des dieux !

(Soirs moroses ; 1876.)


LES SŒURS MATINALES


Au fin brouillard levant des collines boisées
Les Grâces du matin, les sœurs, se sont posées.

Elles ont leur habit de charme, velouté
De brume, et de rosée, au bas, diamanté.

On ne voit pas leurs fronts voilés, que l’aube arrose
D’un fluide reflet de diadème rose ;

On ne voit pas leurs yeux voilés, on y pressent
Quelque chose de pur qui nous aime, et descend ;

Et des roses de neige à des rayons mêlées
Ruissellent de leurs mains qu’on ne voit pas, voilées !


Elles sont les petites sœurs du roi Destin
Né chaque jour. Ce sont les Grâces du matin.

Il viendra tout chargé de deuils et de trophées.
Le roi mage ; elles vont devant, petites fées.

Ville ou ferme, à travers le vif carreau vermeil,
Leur céleste retour rit à l’humain réveil.

A leur signe renaît sous la serge ou la moire
La douceur d’être, et pas encore la mémoire ;

Et l’homme, un instant, vit aussi pur, aussi fier
Que si son aujourd’hui n’avait pas eu d’hier.

De leurs voiles de charme, avec de la lumière
Ignorante des nuits comme l’aube première,

Glissent aux plus vieux cœurs nouveau-nés en dormant
La surprise et l’orgueil du premier battement ;

Ils ne savent, récents comme un nid de colombes,
Ni les haines, ni les abandons, ni les tombes ;

Et c’est le renouveau dans la virginité
Des anciens bonheurs qui n’ont jamais été.

L’une des sœurs, que plus d’apparat environne,
Offre d’un geste d’or aux vieux porte-couronne

L’espoir nouveau du sceptre et du chef triomphant,
Comme on met des jouets au berceau d’un enfant ;

L’autre, au front de la veuve, où la ride est creusée,
Eveille un rose effroi de nouvelle épousée ;

L’autre, d’un souffle d’âme, au ciel des jeunes fois,
Fait tinter l’angélus pour la première fois !

Elles versent, mystère et clarté, tremblant rêve
De limbes qui des nuits léthéennes se lève,

L’étonnement de tout, le sourire enfantin,
Le frais espoir. Ce sont les Grâces du matin.

Mais le Destin, splendeurs, désastres, chants, bruits d’armes.
Vers la terre éblouie et la vie en alarmes

S’avance avec le jour et le ressouvenir,
Et les petites sœurs, dont l’instant va finir,


Pâles, vagues, s’en vont, si loin, vaporisées
Dans le brouillard léger des collines boisées !


(Les Braises du cendrier.)


PIERROT FÂCHÉ A CAUSE DE LA LUNE


Bien qu’il ait l’âme sans rancune,
Pierrot dit en serrant le poing :
« Mais, sacrebleu, je n’ai nul point
De ressemblance avec la lune !

« O faux sosie aérien !
Mon nez s’effile, elle est camuse ;
Elle a l’air triste ! je m’amuse
De tout, un peu, beaucoup, de rien.

« On la dit pâle ! Allons donc ! jaune !
Moi seul suis blanc comme les miss.
Elle est chaste autant qu’Artémis,
Je le suis aussi, comme un faune.

(i N’importe ! Dès qu’elle a penché
Son front : « Bonsoir, Pierrot céleste ! »
Dit l’un ; un autre dit : « Ah ! peste !
« Pierrot, ce soir, a l’œil poché. »

« Et si, ronde, elle plane au faite
D’un cyprès par le vent tordu :
« Regardez donc Pierrot pendu !
(( Mais on ne lui voit que la tête. »

« Je me révolte enfin ! je suis
Moi ! non pas la lune. Moi, dis-je,
Et c’est assez. Par quel prodige
Serais-je astre, même en un puits ?

« Et pour fuir ceux — Dieu les confonde ! —
Qui m’ont, Lune, à toi comparé,
Dès patron-minette, j’irai
Vers la solitude profonde ! »

Il dit. L’aube n’avait pas lui
Qu’il s’exila d’un pas agile

Avec un bichon nommé Gille,
Chien de Pierrot, blanc comme lui.

Aux vallons déserts qu’un désastre
Combla de rocs et de sapins
Et que l’ombre des monts alpins
Surplombe d’une nuit sans astre,

Nul ne dirait : « Tiens, Séléné ! »
A sa blanche et ronde figure.
Mais Gille en la vallée obscure
Hurla trois fois, l’air consterné.

« Qu’est-ce, Gillot ? Dans l’herbe brune
Quelque épine au nez te blessa ? »
Dit Pierrot. Ce n’était pas ça :
Son chien le prenait pour la lune !


(Poésies nouvelles ; 1893.)


LE POÈTE SE SOUVIENT D’UNE FLEUR CUEILLIE AU PRINTEMPS


Une rose d’un mois d’avril
Sous une étoile qui regarde
Eveilla, malice ou mégarde,
Mon désir pas encor viril.

C’est ta bouche au rose grésil
Qui fut pour ton page, Hildegarde,
Une rose d’un mois d’avril
Sous une étoile qui regarde.

J’ai connu les deuils, le péril,
Depuis, et l’angoisse hagarde !
Mais qu’importe, puisque je garde
Fraîche en mon vieux cœur puéril
Une rose d’un mois d’avril !

(La Grive des Vignes.)
LE POÈTE NE SE PLAINT PAS DE LA MORT PROCHAINE
À CAUSE DU SOUVENIR DE SA PREMIÈRE CHANSON D’AMOUR


J’ai chanté comme Chérubin
Pour les beaux yeux de ma marraine !
Plus heureux qu’un page de reine
En mon émoi de coquebin,

N’espérant, ingénu bambin,
Que d’être frôlé de sa traine,
J’ai chanté comme Chérubin
Pour les beaux yeux de ma marraine.

Plus noir que diacre ou rabbin,
Qu’importe qu’en le pâle frêne
Près de ma couche souterraine
Croasse bientôt le corbin…
J’ai chanté comme Chérubin !


(La Grive des Vignes.)


LE POÈTE DOUTE SI LES JEUNES HOMMES ONT RAISON DE CHANGER D’AMOUR


Au brin d’herbe qu’elle a quitté
Songe la cigale infidèle ;
Meilleur exemple, l’hirondelle
N’a qu’un nid pour plus d’un été.

Vaudras-tu la réalité,
Bonheur rêvé qui fais fi d’elle ?
Au brin d’herbe qu’elle a quitté
Songe la cigale infidèle.

Pour fragile, hélas ! qu’ait été
L’amour qui fut notre tutelle,
Qui sait si notre âme, cette aile,
N’était pas plus en sûreté
Au brin d’herbe qu’elle a quitté ?


(La Grive des Vignes ; 1895.)
PRIÈRE DU MATIN


FRAGMENT


Seigneur favorable au cœur qui t’honore,
Féconde en ce jour mon labeur sonore.
Donne-moi d’avoir un Penser nouveau
Né sans souvenir en mon seul cerveau.
Veuille qu’il soit pur, fier, loyal, utile,
Comme l’eau de source et comme un beau style ;
Que sans rien de vil ni rien d’étranger
Il s’égale au lys qui vient d’émerger ;
Qu’éternel et neuf comme l’aube brève
Il soit fait d’amour et soit fait de rêve ;
Qu’il soit à la fois simple et triomphant
Comme un ange et comme un petit enfant ;
Et qu’il verse à tous sans feinte ni leurre
L’espoir de la vie en l’oubli de l’heure.
Dieu ! permets aussi que l’Art noble et sain
Et subtil achève en moi son dessein.
Dépars la vigueur à ma main d’artiste
De sertir dans l’or vierge l’améthyste ;
Puisque la splendeur d’un juste ornement
Aide à l’éclat du penser-diamant,
Accorde à mon vers les orfèvreries
Des rares métaux et des pierreries,
Afin qu’il soit l’un des joyaux de prix
Dont se parera l’orgueil des esprits !
Mais ne permets point que mes efforts lâches
Cèdent à l’attrait des faciles tâches ;
Car il n’est poème au parfait aloi
Qui ne soit la fleur d’une stricte loi,
Car même le vol infini de l’aigle
Suit à travers cieux l’orbe d’une règle !
Et je veux que l’œuvre où j’ai mis pour nous,
Frère, une fierté de rêve à genoux,

Offre aux pèlerins des parvis du temple
Un enchantement qui soit un exemple.
……………


(Les Braises du cendrier.)



BALLADE DE L’AME DE PAUL VERLAINE



Tous, dès que la mort les déleste,
Les rois, les prélats en rochet,
Les gueux, frappent a l’Huis céleste !
Notre-Dame ouvre le guichet.
De la colombe à l’émouchet,
Chaque âme est une Madeleine
Qui se souvient qu’elle péchait…
Et voici l’âme de Verlaine.

« Pleine de Grâce ! un propos leste
Souvent moussa dans mon pichet ;
Je vaux que me happe et moleste
L’âpre Iblis aux dents de brochet. »
Mais Elle : « Rien ne te tachait !
Je sens comme la pure haleine
D’un grain d’encens dans un sachet ;
Et voici l’âme de Verlaine.

« Tes fautes, dont plus rien ne reste,
Furent la boue et le souchet
Où la violette modeste
De ton doux rêve se cachait.
Ce qui naguère t’empêchait
De t’épanouir dans la plaine
N’est plus qu’ombre, cendre, déchet !
Et voici l’âme de Verlaine. »



ENVOI
A Notre-Seigneur Dieu.



Seigneur ! plus d’un banquier trichait !
Voici pour vous la marjolaine
Et le lys qui s’effarouchait,
Et voici l’âme de Verlaine.


(Les Braises du cendrier ; 1900.)






Bibliographie. — Les Joies, Mots d’amour, etc. (1864-1869) ; — Voix perdues (Lemerre, Paris, 1873) ; — Victor Hugo chez lui ;Juana, comédie en un acte et en vers ; — Le Cimetière Saint-Joseph, poème dramatique en deux tableaux, en vers (représenté à l’Alhambra et à Cluny) ; — Le Tigre de la rue du Bac, un acte, en prose ; — Le Châtiment, drame en quatre actes, en prose ; — Marie Touchet, drame en un acte, en vers (Odéon) ; — Hector L’Estraz, Escholier de Paris (1864-1869) [Floréal, Nichette, Les Vagabondes, Rimes viriles, Le Petit Testament] (Vanier, Paris, 1889).

Les œuvres dramatiques de M. Gustave Rivet ont été éditées par Dreyfous et Mme veuve Tresse.

M. Gustave Rivet est né le 25 février 1848 à Domène, près Grenoble. Il est actuellement sénateur de l’Isère. C’est un rêveur doux, tendre et passionné, épris d’idéale beauté et de justice, qui s’est fait homme d’action pour défendre ses idées politiques.

Dès le collège, il faisait des vers. « Romantique, romanesque même, souvent, au lieu de piocher « Normale », il laissait vagabonder son imagination qui l’emportait loin, bien loin, hors des murs de la prison où étouffaient ses seize ans, ivres d’espace et de liberté. Caché derrière l’énorme Quicherat, courbé sur un Thesaurus, il feignait de pénétrer les mystères de l’accentuation grecque ou de marier des dactyles à quelques spondées ; en réalité, il rêvait, ou accouplait des rimes, il versifiait ses premières fantaisies, ou ses hymnes d’amour, hommages platoniques à la maîtresse idéale pour laquelle il brûlait, languissait, souffrait et mourait, et qui, à vrai dire, était bien innocente de ses douleurs, car elle n’existait que dans l’imagination du jeune ténébreux… Et il était non seulement un rêveur, mais aussi un républicain militant déjà, et il affirmait sa foi en des strophes qui couraient manuscrites dans les études, et dont quelques-unes, les moins périlleuses, étaient publiées par les petites feuilles éphémères écloses dans le quartier latin. »

Ces vers d’adolescent, délicieux de fraîcheur et de sincérité, l’auteur les a réunis, en 1889, en un volume intitulé Hector L’Estraz, Escholier de Paris, 1864-1869. Esto Vir, pièce écrite en 1871, explique le changement qui s’est opéré dans l’âme du poète dès sa vingt-deuxième année, pendant l’Année terrible. La première partie de Voix perdues, recueil publié en 1873, contient des pièces patriotiques inspirées par les tristes événements de la guerre et de la Commune ; la deuxième partie est d’un sentiment plus doux, mais toujours élevé. L’œuvre, dans son ensemble, nous montre le poète en pleine possession de son beau talent.

M. Gustave Rivet a donné au théâtre plusieurs pièces remarquables, dont il faut surtout citer Le Cimetière Saint-Joseph, poème dramatique en deux tableaux, représenté à l’Alhambra et à Cluny, Le Châtiment, drame en prose en quatre actes, et Marie Touchet, drame en vers, qui a été fort applaudi à l’Odéon.


GUITARE


Si vous respiriez l’air pur des Espagnes,
Cet air embaumé qui rend amoureux,
Si Vous habitiez ces chaudes campagnes
Où l’on voit errer des couples heureux,
Où chaque Andalouse a des sérénades
Qu’avant de dormir il faut écouter,
Où les amoureux rossent les alcades
Qui ne voudraient pas les laisser chanter,
Sous votre fenêtre ouverte, à nuit close,
J’irais soupirer les vœux de mon cœur ;
— Toujours dédaigneuse, à ta lèvre rose
Se dessinerait un rire moqueur ;
Mais tu m’entendrais, malgré toi, te dire
Que, pour un regard, j’irais Dieu sait où,
Que je me tuerais pour un seul sourire !
Que par un baiser… tu me rendrais fou !

(Hector L'Estraz : les Vagabondes.)


NOCTURNE


EN PROVENCE


Minuit sonne aux clochers, de la ville. Tout dort.
Sommeil calme et profond. La nuit est chaude encor
Du soleil empourpré de juillet ; mais la brise
Touche nos fronts avec une caresse exquise,
Et n’a gardé des feux étincelants du jour
Que la molle tiédeur dont s’enivre l’amour.
Midi n’allume plus sa brutale fournaise,
Et dans le Ciel, où tout embrasement s’apaise,
La lune monte pâle et lente, balançant
Son disque d’or massif au rayon caressant ;
Dans la limpidité du ciel bleu, plein d’étoiles,
L’œil s’égare et pénètre aux profondeurs sans voiles,
Plus loin, plus loin encor, dans l’abîme infini.
— Par la fraîcheur du soir le monde est rajeuni ;

La nuit est belle, avec sa blancheur virginale.
Viens ! Sortons tous les deux de la ville banale !
Viens, et, nous enivrant de l’air mystique et pur,
Nous nous croirons portés sur des ailes d’azur
Vers la splendeur rêvée en des sphères lointaines ;
Viens, et nous sentirons en ces heures sereines,
Sous la pâle lumière et la tiède chaleur,
Nos deux âmes d’amour s’ouvrir comme une fleur !
Viens, nous allons marcher au hasard, par les plaines
Où la lune a couché des ombres incertaines ;
Viens, nous écouterons les nocturnes grillons
Pousser leurs cris aigus dans le creux des sillons,
Et le pipai plaintif, et doux, et monotone,
Gémir son chant, ainsi qu’une guzla bretonne.
Et tous les deux, muets, calmes, rêveurs, heureux,
Egarés par les champs, loin des chemins poudreux,
Les pieds dans les gazons, l’œil dans le ciel d’opale,
Nous attendrons l’éveil de l’aube matinale.


(Voix perdues.)


ESTO VIR


Oui, j’étais un rêveur jadis, je le confesse.
Mon cœur, plein d’une immense et naïve tendresse,
Dans l’infini croyait ouïr de douces voix,
Et je chantais les fleurs, les oiseaux et les bois.
— Puis l’amour vint meurtrir mon âme de son aile,
Et mes vers, maudissant une amante infidèle,
Larmoyant sans douleur, et pleurant sans raison
Sur ces pauvres amours morts d’une trahison,
Se plongeaient dans tes eaux, noire Mélancolie !
De ces chagrins menteurs ma joue était pâlie.
Ignorant pour mourir tout ce qu’il faut souffrir,
Je faisais, à treize ans, le serment d’en mourir.

J’ai chanté les baisers, j’ai dit avec emphase
Les longs serments d’amour, et l’ineffable extase,
Et ces instants bénis qui nous font croire à Dieu,
Puis les déchirements, les sanglots de l’adieu,
Le calvaire sanglant d’une âme abandonnée

Mourant sur une croix, d’épines couronnée,
Jetant aux cieux muets son cri de désespoir.
J’ai dit mes chants d’amour à la brise du soir,
J’ai poussé mes soupirs enflammés aux étoiles,
J’ai baisé les pieds nus de déesses sans voiles,
Idéales beautés rayonnant dans l’azur,
Qu’adorait en pleurant mon cœur naïf et pur.
— De ses bras indolents la molle Rêverie
M’a bercé bien longtemps dans l’idylle fleurie ;
— De ces songes, longtemps j’ai vécu, j’ai souffert.
Puis, la Réalité, de son poignet de fer,
M’a brusquement saisi rêvant dans l’empyrée,
Et m’a jeté sanglant sur la terre abhorrée.

— Et maintenant, c’est fait ! déchu, brisé, meurtri,
Je me suis relevé, sans ailes, mais guéri.
Je ne sais plus pleurer pour une fleur qui tombe,
Et mon âme n’est plus la plaintive colombe
Roucoulant son touchant et monotone appel.
J’ai vu l’homme acharné sur l’homme, et, plus cruel
Que les loups dévorants de la forêt sauvage,
Haletant, l’œil en feu, se ruer au carnage.
J’ai vu la guerre impie et ses longues fureurs.
Mon âme s’est trempée à toutes ces horreurs ;
Ce n’est plus maintenant une fleur maladive
Flétrie au moindre vent comme la sensitive.
La lutte m’a touché de son doigt souverain,
Et j’embouche à présent la trompette d’airain.

(Voix perdues.)






Bibliographie. — Une Amie, comédie en un acte, en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1865) ; — Les Deux Waterloo (1866) ; — Les Cuirassiers de Reichshoffen, Le Maître d’école, Strasbourg, etc., poèmes dits par Coquelin à la Comédie française (1870) ; — Poèmes de la guerre (1871) ; — Père et Mari, drame en trois actes, représenté sur la scène du théâtre Cluny (1871) ; — Ange Bosani, drame en trois actes, avec Armand Silvestre, représenté sur la scène du théâtre du Vaudeville (1873) ; — Séparés de corps, comédie en un acte ; — Théophile Gautier, entretiens, souvenirs et correspondances (1879) ; — Le Nom, comédie en cinq actes, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1883) ; — Enguerrande, poème dramatique en cinq actes, avec préface de Théodore de Banville (1883) ; — Le Faublas malgré lui, roman (1883) ; — Bébé et Cie (1884) ; — Mes Moulins (1885) ; — La Nuit bergamasque, tragi-comédie en trois actes, en vers, représentée sur la scène du théâtre Antoine (1887) ; — Le Livre de Caliban (1887) ; — Figarismes de Caliban (1888) ; — L’Amour en République (1889) ; — Le Rêve de Caliban (1890) ; — L’Espagnol (1891) ; — Théâtre en vers [1884-1887] (1891) ; — Le Salon de 1892 ; — Les Soirées de Caliban (1892) ; — La Chasse au mouflon (1893) ; — Les Drames de l’honneur : le Chèque (1893) ; — La Vierge (1894) ; — Le Capitaine Fracasse, comédie héroïque, tirée du roman de Théophile Gautier, cinq actes et sept tableaux, en vers, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1896) ; — Manon Roland, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1896) ; — Le Cruel Vatenguerre, roman (1898) ; — Le Viol ; — Le Petit Moreau ; — Plus que Reine, drame en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de la Porte-Saint-Martin (1899) ; — Théâtre (1900) ; — La Pompadour, pièce représentée sur la scène du théâtre de la Porte-Saint-Martin ; — Le Capitaine Blomet, pièce représentée sur la scène du théâtre Antoine ; — Petite Mère, pièce représentée au théâtre du Vaudeville ; — La Lyre comique ; — La Lyre brisée.

Le théâtre de M. Bergerat a été réuni, en sept volumes jusqu’ici, par la librairie Ollendorff, qui en poursuit la publication. Ses œuvres poétiques ont été publiées par Alphonse Lemerre, efc par Frinzïne, Klein et Cie. En Préparation : Le Roy d’Yvetot.

M. Emile Bergerat a collaboré au Parnasse, au Journal Officiel, au Voltaire, au Figaro, à l’Événement, au Soir, au Bien Public, etc. Il a fondé La Vie Moderne.

M. Émile Bergerat, poète, auteur dramatique, romancier, critique d’art et journaliste, est né à Paris, le 29 avril 1845, rue de la Vieille-Monnaie, paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois. Il reçut sa première éducation chez les Jésuites de Vaugirard, puis fut envoyé au Lycée Charlemagne, où il eut pour professeurs Hector Lemaire, Jules Thiénot, Gaston Boissier. Entre temps, pendant les vacances, Francisque Sarcey, frais émoulu de l’Ecole normale, lui donna des répétitions.

M. Bergerat débuta tout jeune à la Comédie française par un acte en vers : Une Amie (1865), puis entra dans la presse parisienne. La guerre lui inspira des poèmes patriotiques qui furent dits par Coquelin à la Comédie française et dont plusieurs sont demeurés célèbres, tels Les Cuirassiers de Reichshoffen, Strasbourg, Le Maître d’école, ce dernier ouvrage surtout, dont un autre poète a écrit qu’il était « le plus beau cri de douleur qu’ait poussé la patrie française pendant son martyre de 1870 ».

En mai 1872, M. Emile Bergerat épousa la fille cadette do Théophile Gautier, sur lequel il a publié un livre de souvenirs, monument de piété artistique et filiale. De cette époque datent les magistrales études et critiques d’art qu’il donna pendant sept ans au Journal Officiel. Son activité devient prodigieuse. H crée et dirige avec autorité La Vie Moderne, journal illustré, où tous les maîtres du pinceau collaborent et qui a renouvelé l’art de l’illustration bibliographique, et il s’adonne à la chronique littéraire, dont il devient le maître incontesté, d’abord par les Chroniques de l’Homme masqué au Voltaire, puis par celles signées, dans le Figaro, du pseudonyme shakespearien de Caliban, chefs-d’œuvre d’esprit et de style, dont les recueils ont été consacrés par Jules Vallès, Alexandre Dumas fils et Alphonse Daudet en des préfaces retentissantes.

En 1883, il passe au roman avec Faublas malgré lui, suivi de La Vierge, Le Viol, Eliane ou le Chèque, Le Petit Moreatt, Le Cruel Vatenguerre, etc., et revient à l’art dramatique. Ses principales pièces sont : Père et Mari (Cluny, 1871), Ange Bosani (Vaudeville, 1874), Le Nom (Odéon, 1883), La Nuit bergamasque, en vers (Théâtre-Libre, 1887), Le Capitaine Fracasse, en vers (1887-1888, Odéon, 1896), Manon Roland, en vers (Comédie française, 1896), Plus que Reine (Porte-Saint-Martin, 1899), La Pompadour (Porte-Saint. Martin), Le Capitaine Blomet (théâtre Antoine), Petite Mère (Vaudeville), etc.

Malgré la diversité de ses recherches dans tous les genres littéraires et nu milieu d’une production énorme, M. Emile Borgerat est surtout et partout un poète, et un poète d’une virtuosité rare, éblouissante, où la richesse du verbe le dispute à la science lyrique. On a do lui quatre livres de vers : Les Poèmes de la guerre, La Lyre comique, La Lyre brisée, et cette Enguerrande que, sur la foi d’un maître Théodore de Banville, expert et profes en la matière, la critique tient pour la maîtresse pièce du poète.

M. Emile Bcrgerat est officier de la Légion d’honneur et lauréat des concours de la Société des gens de lettres (prix Chauchard) et de l’Académie française (prix Calmann-Lévy).


LE MAITRE D’ÉCOLE

Messieurs les Allemands, au détour du chemin
Vous m’avez arrêté, les armes à la main…
Je ne suis pas soldat, n’ayant pas l’uniforme.
Vos édits sont formels… et je les avais lus.
Je serai fusillé tout à l’heure ! — Au surplus,
Faites votre devoir, je plaide pour la forme.

Quand vous êtes venus en France, mon pays,
J’étais l’instituteur de ces bourgs envahis.
Comme on entend les bois gazouiller à l’aurore,
Le babil des enfants indiquait ma maison !
C’est celle que l’on voit fumer à l’horizon,
Dans ce brasier, où tout un canton s’évapore.

Ma femme était Badoise. — Oui, dans ce temps serein,
On pouvait naître encor des deux côtés du Rhin
Sans s’égorger et sans songer aux représailles.
Son cours ne traversait que mes rêves d’amant :
S’il me séparait d’elle, il était allemand ;
Elle le crut français le jour des épousailles.

Nous nous étions connus à Strasbourg ! — Je voudrais
Ne pas dire ce nom devant vous, étant près
De retourner au Dieu qu’atteste ma patrie !
Elle était protestante, et mon culte est romain ;
Mais le jour où sa main fut mise dans ma main
Nous vit jurer tous deux la même idolâtrie.

Les enfants l’adoraient !… Ils m’aimaient bien aussi !
Je n’ai pas toujours eu l’air fauve que voici ;
Le meurtre, voyez-vous, déforme le sourire,
Et j’ai beaucoup tué ! — Quelques-uns d’entre vous
Sont des savants, dit-on :je n’en suis pas jaloux,
Car j’ai fait plus de mal qu’ils n’en pourront écrire.

Et pourtant que de joie en mon humble métier !
J’ai vécu de chansons pendant un an entier ;
Quand on entendait rire, on disait : « C’est l’école ! »
L’enfant n’est bien souvent qu’un ange curieux
Qui vient pour essayer la vie, une heure ou deux,
Et qui, la trouvant triste, ouvre l’aile… et s’envole.

Sans doute ils oubliaient chez moi le paradis,
Car tous m’étaient restés. — Ce que je vous en dis
N’est pas pour me vanter ; j’avais cette chimère
Qu’à la longue, fût-il faible ou fort, blond ou brun,
Le ciel finirait bien par m’en envoyer un
Dont ma femme serait le portrait… et la mère.

La guerre vint. — Forbach ! Reichshoffen ! — Votre roi
Chantait : « Louange à Dieu ! » — Je ne sais pas pourquoi
Un peuple écoute un roi qui l’appelle à la guerre.
Il serait fort aisé pourtant de dire : « Non !
Nous ne sommes point faits pour nourrir le canon !… »
Je suis, vous le voyez, un esprit très vulgaire.

Enfin Sedan ! — Un soir, les habitants du bourg
Sortent de leurs maisons. — On battait le tambour.
On court, on se rassemble au préau de l’église…
Les vitraux flamboyaient aux lueurs du couchant ;
C’était l’heure où chacun est revenu du champ,
Où l’azur, comme on dit chez nous, se fleurdelisé.

Le maire était monté sur un large escabeau,
Et parlait. A la main il tenait un drapeau
Où l’on avait écrit : « Vive la République ! »
« C’est au peuple, dit-il, qu’on en veut cette fois !
On brûle nos hameaux ; il nous reste les bois ;
La liberté s’y plaît, et c’est sa basilique !

« L’arbre abrite et nourrit l’homme qui se défend !
Amènera qui veut sa femme et son enfant !

Car la femme au combat n’est plus que la femelle ;
Elle anime le mille et charge les fusils,
Et le sang qu’elle verse en allaitant ses fils
Donne un goût de vengeance au lait de sa mamelle !

« Donc, en forêt ! » — A peine il achevait ces mots,
Voilà que le tocsin pleure sur les hameaux,
Et que, sous le portail ébranlé du vieux temple,
Le curé, soulevant une croix, apparaît,
Et se met à marcher, grave, vers la forêt !…
C’était plus qu’un sermon, cela, c’était l’exemple !

Il montait à pas lents, toussant dans le brouillard.
Tous le suivent ! Tous vont où s’en va le vieillard !…
Le bourg abandonna sa misère au pillage,
Et, quand tout disparut au tournant du coteau,
La forêt referma les plis de son manteau,
Et puis la solitude entra dans le village !

Moi, je les regardais, hébété, comme fou !…
Le tocsin gémissait sans relâche. — Un hibou,
Qui flottait éperdu dans la brume sonore,
Me parut ressembler à mon âme… Il tournait !
— « Mon Dieu ! la guerre sainte ! Est-ce là qu’on en est ? »
Le sonneur, harassé, s’en alla vers l’aurore,

Et la cloche cessa de tinter à jamais !
Quand je fus seul avec la femme que j’aimais,
Je lui fis parcourir l’école jusqu’au faite.
A tous nos coins chéris, je lui disais : « Tu vois !
Tu vois !… Regarde bien !… C’est la dernière fois !… »
Et j’y portais la flamme en détournant la tête.

Deux jours après, j’étais à Bade. Ses parents
Pleuraient, car ils sont vieux ! — « Tenez, je vous la rends,
Leur dis-je ; son amour l’avait dépaysée !
Voici les cent écus de sa dot ; comptez-les.
Je ne puis rien tenir de vous, étant Français !
Et toi, pardonne-moi de t’avoir épousée !

« Je n’avais pas le droit de t’aimer ! Je devais
Haïr les grands yeux bleus, car l’amour est mauvais ;
Il a fait dévoyer toute la race humaine !
Lorsque nous échangeons notre âme en nos baisers,

C’est mal ! Nos deux pays, ma chère, en sont lésés !
Notre bonheur leur vole une part de leur chaîne.

« Enfant, pardonne-moi ! Car mon crime est réel
De n’avoir lu ni Kant, ni Goethe, ni Hegel !
Aux élèves qu’ils font on reconnaît les maîtres !
Sottement j’enseignais aux miens dans mes leçons :
— « Le bon Dieu fit le fer pour couper les moissons ! »
Et je faussais vos cœurs, ô naïfs petits êtres !

« Le fer est le métal de mort, sachez-le bien
La mort étant le but, le fer est le moyen ;
Il s’assouplit au meurtre et brille dans les larmes !
Dieu l’a fait pour qu’il gronde et qu’il lance le feu ;
Aussi, mes chers petits, il faut adorer Dieu,
Qui pour vous égorger vous a donné des armes !

« Je leur dirai cela dans la forêt, là-bas,
Car j’y vais retourner ! En ne te voyant pas,
Ils vont me demander : « Mais elle, où donc est-elle ? »
Je leur expliquerai qu’il ne faut plus t’aimer !
Et, si je puis le dire enfin sans blasphémer,
Que tu n’étais ni bonne, ô mon ange, ni belle !

« Adieu donc, chère femme, adieu jusqu’au revoir !…
L’amour n’est que la vie, il n’est pas le devoir !…
N’importe où je mourrai, c’est ici que j’expire !… »
Je ne pus retenir mes sanglots étouffants.
Son père m’avait pris les mains : « Pauvres enfants !
Disait-il, vous payez les gloires de l’Empire ! »

Qu’il fut long le moment qui nous tint embrassés !
Il me semble si court à présent ! « C’est assez, »
Dis-je. — Mais tout à coup je vois pâlir ma femme !
Au geste qu’elle fait, nous devenons tout blancs.
— « Que ferai-je du fils que je porte en mes flancs ? » Cria-t-elle. — Ah ! messieurs ! la guerre est bien infâme !

Il en est parmi vous qui sont pères. Mais moi,
Je ne l’avais jamais été. — Si votre roi
Savait ce que l’on souffre, il prendrait le cilice !
J’étais père !… j’étais père !… Chacun m’entend !
Et je devais mourir sans le voir, lui, pourtant !…
Je tombai net : j’avais épuisé le calice !

Quand je repris mes sens, je vis le vieux Badois
A mes côtés. — « Va-t’en, me dit-il, tu le dois :
Fais plus que ton devoir, jeune homme, pour le faire !
Tu méritais ma fille : elle est veuve, c’est bien.
Mérite ta patrie à présent !… Citoyen,
Venge-la : c’est ton droit… et je te le confère. »

Je partis dans la nuit. Mais lorsque j’arrivai
Dans mon pauvre pays, je crus avoir rêvé.
Des cadavres blêmis pourrissaient dans la boue ;
Des chevaux éventrés craquaient sous des caissons,
Et des chemins affreux s’ouvraient dans les moissons
Au sein des épis mûrs qu’avait fauchés la roue !…

Le village n’était qu’un brasier… Au milieu,
Le clocher, d’où tombaient comme des pleurs de feu,
Semblait prendre à témoin l’Éternel dans l’espace…
Je ne vous peindrai pas ce que vous avez fait.
Mais quand je vis cela, je compris qu’en effet
Vous vouliez à jamais germaniser l’Alsace !…

Alors je me blottis dans l’ombre, et j’attendis…
Un uhlan s’avançait à cheval ; je bondis
En croupe, et lui volai son fusil et ses balles !…
Il en avait quarante ; il n’en reste que huit.
Nous ne tirons jamais qu’à bout portant, la nuit…
Car la guerre sacrée a des lois infernales.

Et nous sommes cinq cents, messieurs, dans la forêt.
Quand l’un de nous est pris, on le venge ; — on pourrait
Compter plus d’un malade, hélas ! mais pas un lâche !
Les petits sont souffrants, et notre vieux curé
A cessé de tousser… Nous l’avons enterré
Dans la première neige… Il est mort à la tâche.

Aujourd’hui, c’est mon tour, et je ne m’en plains pas.
J’ai trop vécu d’un mois sur terre. — Je suis las,
Et mon malheur n’est pas l’excuse que j’allègue.
Hâtez-vous, car je crains de douter de mon Dieu !…
— Donc, en joue !… A jamais vive la France !… Feu !…
Et quant à mon enfant, messieurs, je vous le lègue !…


LE CHANT DU CRAPAUD


POÈME


Le chant du crapaud est très doux,
Mais d’une tristesse infinie,
Comme celle des chants hindous,
Car il sait son ignominie.

N’en doutez pas, son œil le dit,
Ce pauvre œil qui n’est qu’une larme,
Où danse l’éternelle alarme
De l’être faible, donc maudit !

Il sait qu’il a pour fin dernière
D’allégoriser le dégoût
Et qu’il fait honte au rat d’égout
Comme à la limace d’ornière ;

Que le Maître, à d’autres bénin,
Lui fixa la part inégale,
S’il a déjà, pour chair, la gale
D’y rouler, pour sang, le venin.

Il se rend compte de ces choses
Et que pour lui, dans aucun lieu
Céleste, il n’est, rebut de Dieu,
D’espoir en des métamorphoses !…

Tel il fut par Adonaï
Conçu pour l’effroi qu’il inspire,
De ses chefs-d !œuvre il est le pire :
Oh ! créé pour être haï !…

Être le type d’une race
Grotesque et lugubre à la fois,
Né d’un reste de boue aux doigts
Dont le Modeleur se décrasse !…

Il ne comprend rien à son sort
Et s’en plaint d’une voix si tendre
Que l’âme arrête pour l’entendre
Tous les tictacs de son ressort.


Écoutez, quand le crépuscule
Jette au silence son manteau,
Vagir le petit lamento
Les soirs brûlants de canicule !

C’est sous l’onde, humide tombeau
Où trempe déjà sa corbeille,
Le poupon mordu par l’abeille
Qui clame à sa mère : bobo !

Ou le son à figer les moelles
Qui traverse le monde obscur
Quand les anges, ivres d’azur,
Se blessent de l’aile aux étoiles ;

Ou bien le noël inouï
De l’amour s’il berçait la haine ;
Imaginez, dans la Géhenne,
Ceci : le damné disant : Oui !…

Ah ! ce chant du crapaud dans l’herbe
Aux derniers reflets du couchant,
Qu’il est douloureux et touchant !
Humanité, qu’il est superbe !
Aux réalistes importun,
Il émeut mon cœur romantique
Autant et plus que le Cantique
Des cantiques, — et c’en est un,

C’en est un dont voici le mythe :
Vêtu d’horreur, un Salomon
Y célèbre, dans le limon,
La crapaude, sa Sulamite.

Oyez ce que dit ce soupir :
« Viens, mon épouse et mon aimée,
La clarté s’est enfin calmée,
Et le méchant va s’assoupir.

« Jouissons de l’instant de trêve
Où, ses petits étant couchés,
Nos tristes yeux effarouchés
Peuvent luire sans qu’on les crève.

« Je les tenais clos dans mon trou
Au soleil puisqu’il te dérobe

Douze heures !… Viens, sors dans ta robe
De danseuse au joli froufrou !

« Que ce long jour me fut morose,
Ma bien-aimée, en ce sillon
Qui m’éclairait le papillon
Mourant aux lèvres de la rose !

« La rose est moins belle que toi,
Moins légères sont les gazelles,
Mais tous les deux ils ont des ailes !…
D’un mot, un seul, donne-les-moi !

« Dans l’ombre où s’efface la ferme
Les chiens ont cessé leurs abois ;
La lune électrise les bois ;
C’est notre heure, la fleur se ferme !

« Viens, si nous sommes les hideux
Pour ceux qu’il fit à son image,
L’Être Informe nous dédommage
Par le bonheur de l’être à deux !

« Il n’est qu’un crime, c’est de naitre,
Et qu’une vertu, c’est d’aimer ;
La fonction, c’est d’essaimer ;
L’honneur en ce monde est d’en être !

« Viens, exaltons à deux genoux
Celui contre qui déblatère
Le seul être heureux sur la terre,
Reproduisons-nous, aimons-nous !

« Si ma vie est trois fois amère,
Je n’y maudis que tes retards ;
Ils seront beaux, viens, nos têtards,
Ils ressembleront à leur mère !… »

Voilà ce qu’exhale à la nuit
Le souffle qu’on ouït à peine,
Et, compatissante à sa peine,
La chouette aveugle y huit ;

Et la vipère, vieille amie,
Pour le consoler à son tour,
Siffle, bave et s’enroule autour
De sa fraternelle infamie ;


Et le loup-garou des sabbats,
Malgré la faim qui le harcèle,
Préfère sa misère à celle
Qui n’a point d’égale ici-bas ;

Et ceux de la tourbe, du soufre,
De la fange, — peuple initié
Par la torture à la pitié, —
Disent : « Voici celui qui souffre ! »

Est-ce tout ?… Ah ! ce bruit d’essieux !…
Grâce, tombereau qui l’écrases !…
Mais non, le héros rend sans phrases
Sa petite âme au roi des cieux !


(La Lyre brisée.)


BALLADE POUR MES MORTS


Nature, qui les as repris,
Où sont-ils, et dans quels royaumes
De ton empire, ces Esprits
Dont j’évoque en vain les fantômes ?
Qu’en as-tu fait ? À quels symptômes,
Depuis qu’ils y sont répartis,
Reconnaître leurs chers atomes ?…
Tous ceux que j’aimais sont partis.

Où est Gautier, âme sans prix ?
Flaubert, bon géant chez des gnomes ?
Las ! dissipés dans le pourpris
Du temple d’azur aux sept dômes !…
Sur Banville, j’ai dit les psaumes,
Puis le créole aux vers sertis
Dans les rythmes grecs et les nômes.
Tous ceux que j’aimais sont partis.

Initiés du Verbe, épris
Du mystère des idiomes,
Pacifiques sous les mépris
Des Tallemants et des Brantômes,
O mes maîtres, les chrysostomes,
Tisserands des tons assortis

Et brodeurs des mots polychromes,
Tous ceux que j’aimais sont partis.



ENVOI



Prince, j’en écrirais cent tomes !
Les rôles sont intervertis :
Le temps est aux gens à diplômes,
Tous ceux que j’aimais sont partis.


(La Lyre brisée.)


HENRY CAZALIS

(JEAN LAHOR)





Bibliographie. — Les Chants populaires de l’Italie, texte et traduction, ouvrage publié sous le pseudonyme de Jean Caselli (Bruxelles, 1865) ; — Melancholia, poésies (Lemerre, Paris, 1860) ; — Le Livre du Néant, prose (Lemerre, Paris, 1868) ; — Etude sur Henry Regnault, sa vie et son œuvre (Paris, 1872). — Ouvrages publiés sous le pseudonyme de Jean Lahor : L’Illusion, poésies (Lemerre, Paris, 1875) ; — Le Cantique des Cantiques, traduction en vers d’après la version de M. Reuss (Lemerre, Paris, 1885) ; — L’Illusion, poésies complètes, ouvrage couronné par l’Académie française (Lemerre, Paris, 1888) ; — Les Grands Poèmes religieux et philosophiques, 1re série de L’Histoire de la littérature hindoue (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1888) ; — Les Quatrains d’Al-Ghazali, poésies (Lemerre, Paris, 1896) ; — La Gloire du néant, prose (Lemerre, Paris, 1896) ; — William Morris et le Mouvement nouveau de l’art décoratif (Eggimann, Genève, 1897) ; — L’Art nouveau, son Histoire, L’Art nouveau à l’Exposition, L’Art nouveau au point de vue social (Lemerre, Paris) ; — L’Art pour le peuple à défaut de l’Art par le peuple, brochure (librairie Larousse, Paris) ; — Une Société à créer pour la protection des paysages, brochure (Lemerre, Paris) ; — Les Habitations à bon marché et un Art nouveau pour le peuple, brochure (Larousse, Paris, 1903). — Ouvrages publiés par le docteur Henry Cazalis : Contributions à la pathogénie de l’arthritisme (Doin, Paris) ; — Science et Mariage, ouvrage couronné par l’Académie de médecine (Doin, Paris) ; — Les Risques pathologiques du mariage, Les Hérédités morbides et un Examen médical avant le mariage, conférence à la Société médico-chirurgicale de Bradant, brochure (épuisée) ; — Quelques Mesures très simples protectrices de la santé de la race, communication à l’Académie de médecine (Doin, Paris, 1904).

En préparation : Essai de zootechnie humaine ; Le Végétarisme aux points de vue thérapeutique, hygiénique et social.

M. Henry Cazalis a collaboré au Parnasse Contemporain et à de nombreux quotidiens et périodiques.

M. Henry Cazalis (Jean Lahor), né à Cormeilles-en-Parisis (Seine-et-Oise), le 9 mars 1840, fit ses études littéraires à Paria. « L’esprit de curiosité scientifique dont la trace se retrouve dans quelques-uns de ses meilleurs poèmes le poussa dans des directions variées. Étudiant en droit, puis en médecine, passionnément épris et profondément instruit des littératures orientales, il a joint à cette riche et multiple expérience intellectuelle celle des grands voyages et de la vie cosmopolite. C’est dire que peu d’écrivains de ce temps-ci ont coulé plus de métaux et de plus précieux dans le moule de leurs vers. Un goût souverain de l’art, un amour à la fois religieux et mélancolique de la beauté, une sorte de mysticisme nihiliste, de désenchantement enthousiaste et comme un vertige de mystère, donnent à sa poésie un charme composite, inquiétant et pénétrant, comme celui des tableaux de Burne Jones et de la musique tzigane, des romans de Tolstoï et des lieds de Heine. » (Paul Bourget.)

Ayant manifesté de bonne heure un goût très vif pour la poésie populaire, M. Henry Cazalis publia tout jeune, sous le pseudonyme de Jean Caselli, ses Chants populaires de l’Italie, livre délicieux, aujourd’hui introuvable. C’est lui d’ailleurs qui indiqua au regretté Gabriel Vicaire le chemin de cette source intarissable de vraie poésie. Mais — bien qu’il n’ait jamais cessé d’aimer cet art naïf et spontané où abonde l’imprévu lyrique — l’étude de Schopenhauer, du bouddhisme, des littératures orientales, le jeta dans une autre voie, et, ayant sondé le néant des choses, il chanta dans des poèmes d’une ampleur majestueuse l’éternelle Illusion de la vie.

Qu’on ne croie pas cependant que le poète se soit contenté de ce rôle de contemplateur et que ses spéculations philosophiques lui aient servi de prétexte à s’isoler de nos luttes. Bien au contraire, agissant comme si les apparences étaient des réalités, cet idéaliste quand même s’est montré un lutteur infatigable, s’est fait l’apôtre de l’action, de l’action humanitaire, esthétique, morale. Nous ne saurions, bien entendu, songer à analyser ici, même sommairement, l’œuvre complexe et variée, scientifique, philosophique, littéraire et sociale de ce très grand et très pur artiste, l’égal, par l’envergure de l’esprit, par la vigueur de la pensée, par la noblesse de l’effort, des maîtres de la pensée. Il suffira de dire que l’unité de cette œuvre ressort de sa complexité même, que toujours une haute pensée philosophique et humanitaire, le culte souverain de l’Art, de la Beauté, ont présidé à la conception de chacune de ses parties, et que l’ensemble constitue un magnifique effort vers l’Idéal.

Rappelons, pour clore cette notice, que dans les Quatrains d’Al-Ghazali, œuvre peu connue, peu comprise, M. Cazalis a fait un usage très original du quatrain. Il a vu que celui-ci, comme le sonnet, pouvait être une forme assez complète pour pleinement contenir toute une émotion, toute une vision ou toute une philosophie. « Ayant un jour rencontré, dit-il dans sa préface, d’un certain Ghazali ou Al-Ghazali, une pensée singulièrement conforme à mes idées philosophiques, j’avais été frappé par cette pensée et aussi par le nom si semblable au mien. Je sus, ce qui ne me surprit pas moins, que la vie d’Al-Ghazali, sa vie intellectuelle et morale, avait été à très peu près la mienne. Il vécut au temps de Kheyam, dont j’adorais les quatrains, si peu connus en France… J’écrivis mes quatrains, et, comme la forme et aussi la pensée en étaient quelque peu orientales, je les signai du nom d’Al-Ghazali. »

M. Henry Cazalis est chevalier de la Légion d’honneur, président de la Société internationale d’Art populaire et d’Hygiène, et vice-président du Comité directeur de la Société pour la protection des paysages de France.



BRAHM


Je suis l’Ancien, je suis le Mâle et la Femelle,
L’Océan d’où tout sort, où tout rentre et se mêle ;
Je suis le Dieu sans nom, aux visages divers ;
Je suis l’Illusion qui trouble l’univers.
Mon âme illimitée est le palais des êtres ;
Je suis l’antique Aïeul qui n’a pas eu d’ancêtres.
Dans mon rêve éternel flottent sans fin les cieux ;
Je vois naître en mon sein et mourir tous les dieux.
C’est mon sang qui coula dans la première aurore ;
Les nuits et les matins n’existaient pas encore,
J’étais déjà, planant sur l’Océan obscur.
Et je suis le Passé, le Présent, le Futur ;
Je suis la large et vague et profonde Substance
Où tout retourne et tombe, où tout reprend naissance,
Le grand corps immortel qui contient tous les corps :
Je suis tous les vivants et je suis tous les morts.
Ces mondes infinis, que mon rêve a fait naître,
— Néant, offrant pour vous l’apparence de l’être,
— Sont, lueur passagère et vision qui fuit,
Les fulgurations dont s’éclaire ma nuit.
— Et si vous demandez pourquoi tant de mensonges,
Je vous réponds : « Mon âme avait besoin de songes,
D’étoiles fleurissant sa morne immensité,
Pour distraire l’horreur de son éternité !


(L’Illusion : Chants panthéistes.)


RÉMINISCENCES


À Darwin.


Je sens un monde en moi de confuses pensées,
Je sens obscurément que j’ai vécu toujours,
Que j’ai longtemps erré dans les forêts passées,
Et que la bête encor garde en moi ses amours.

Je sens confusément, l’hiver, quand le soir tombe,
Que jadis, animal ou plante, j’ai souffert,

Lorsque Adonis saignant dormait pâle en sa tombe ;
Et mon cœur reverdit, quand tout redevient vert.

Certains jours, en errant dans les forêts natales,
Je ressens dans ma chair les frissons d’autrefois,
Quand, la nuit grandissant les formes végétales,
Sauvage, halluciné, je rampais sous les bois.

Dans le sol primitif nos racines sont prises ;
Notre âme, comme un arbre, a grandi lentement ;
Ma pensée est un temple aux antiques assises,
Où l’ombre des Dieux morts vient errer par moment.

Quand mon esprit aspire à la pleine lumière,
Je sens tout un passé qui me tient enchaîné ;
Je sens rouler en moi l’obscurité première :
La terre était si sombre aux temps où je suis né !

Mon âme a trop dormi dans la nuit maternelle ;
Pour atteindre le jour, qu’il m’a fallu d’efforts !
Je voudrais être pur : la honte originelle,
Le vieux sang de la bête est resté dans mon corps.

Et je voudrais pourtant t’affranchir, ô mon âme,
Des liens d’un passé qui ne veut pas mourir ;
Je voudrais oublier mon origine infâme,
Et les siècles très longs que tu mis à grandir.

Mais c’est en vain • toujours en moi vivra ce monde
De rêves, de pensers, de souvenirs confus,
Me rappelant ainsi ma naissance profonde,
Et l’ombre d’où je sors, et le peu que je fus ;

Et que j’ai transmigré dans des formes sans nombre,
Et que mon âme était, sous tous ces corps divers,
La conscience, et l’âme aussi, splendide ou sombre,
Qui rêve et se tourmente au fond de l’univers !


(L’Illusion : Heures sombres.)


LE SAGE


Le vieux Viçvamétra dans les austérités
Avait vécu cent ans, et le farouche ascète
Assombrissait parfois de regards irrités
Le ciel clair, où les Dieux anciens menaient leur fête.


Le peuple entier du ciel redoutait ce géant,
Car le vieillard pouvait d’une seule parole,
S’il les méprisait trop, renvoyer au néant
Tous ces amants divins dont la terre était folle.

Il avait si longtemps, du fond de ses forêts,
Jugé les vanités du ciel et son mystère ;
Il avait pénétré d’effroyables secrets :
Mais, comme il était bon, il préférait les taire.

Il savait qu’eux aussi les Dieux devaient périr,
Que tous étaient encor plus vains que nous ne sommes,
Et qu’un mot suffirait pour faire évanouir
Ces fantômes créés par le songe des hommes.

Et, proche de la mort, le Sage dit un jour :
« Tous ces Dieux, mon dédain les a trop laissés vivre.
J’élargirai le cœur des hommes par l’amour ;
Mais il est temps qu’enfin mon esprit les délivre ! »

Alors il aperçut, sanglotante, étouffant,
S’affaissant sous le poids trop lourd de sa souffrance,
Une femme qui, près du cercueil d’un enfant,
Les yeux au ciel, cherchait sa dernière espérance.

Et le vieillard pensa : « Le silence vaut mieux…
Quel mot consolerait cette âme qui succombe ? »
Et, n’osant pas encor faire écrouler les cieux,
Les deux doigts sur la bouche, il entra dans sa tombe.


(L’Illusion : Heures sombres.)


L’ÉPERVIER D’ALLAH


O mon âme, épervier d’Allah, d’un vol altier
Viens et monte, et planant sur l’univers entier,
Embrassant d’un regard toutes les créatures,
Les formes d’autrefois et les formes futures,
Ces apparitions, ces visions d’un jour,
Qui font trembler les cœurs de terreur ou d’amour,
Contemple l’océan des effets et des causes,
Et médite devant le spectacle des choses.
Comme la mer qu’agite et que pousse le vent,
Vois-tu rouler au loin dans l’infini vivant

Les générations qui naissent et qui meurent ?
Parmi les bruits confus entends-tu ceux qui pleurent ?
Entends-tu se mêler le rire et les sanglots,
Pareils à la clameur monotone des flots ?
Mortel, as-tu compris que tout n’est qu’apparence,
Et ton orgueil encor garde-t-il l’espérance
De remplir tous les temps futurs de son néant ?
— Pourtant, plonge sans peur en ce gouffre béant,
Ainsi que l’épervier plongeant dans la tempête :
Car ce grand rêve une heure a passé dans ta tête ;
Tu fus la goutte d’eau qui reflète les cieux,
Et l’univers entier est entré dans tes yeux :
— Et bénis donc Allah, qui t’a pendant cette heure
Laissé, comme un oiseau, traverser sa demeure.


(L’Illusion : La Gloire du Néant.)


LA PASSION DE SIVA


Siva, Dieu de la mort, est beau comme une femme.


Siva survivra seul, un soir, à tous les Dieux :
Leurs têtes, ce soir-là, pareront sa poitrine,
Et, la paix du néant souriant dans ses yeux,
Siva se chantera sa passion divine :

« J’étais, aux temps passés, l’Ame de l’univers,
J’étais le jour, j’étais la nuit, j’étais l’aurore,
J’étais le printemps clair, les étés, les hivers,
L’immense vie ardente et l’Amour qui dévore.

« Illusoire splendeur, j’habitais mon palais,
Ainsi que l’Araignée au centre de ses toiles :
Les âmes tour a tour tombaient dans mes filets,
Et j’ai fait dans mon sein s’éteindre les étoiles.

« Oh ! les morts, dormez donc et rêvez dans ma nuit,
En attendant qu’un jour je vous laisse renaître,
Si j’ai besoin encor de lumière et de bruit,
Pour de nouveau combler l’abîme de mon être :

« Car l’abîme est profond et mon cœur plein d’ennui,
Et seul dans l’infini, debout, sombre, livide.

Je pense qu’autrefois mon sein comme aujourd’hui
Portait le ciel entier et restait toujours vide. »


(L’Illusion : la Gloire du Neant.)


DANS UNE FORÊT, LA NUIT


Silencieuse horreur des forêts sous la nuit !
Chênes, fantômes noirs qui Vous dressez dans l’ombre,
Bleus abimes du ciel, gouffre tranquille où luit
Le fourmillement clair des étoiles sans nombre,

J’erre terrifié, les yeux fixés sur Vous,
Voulant toujours percer le mystère où nous sommes,
Mais où Vous demeurez, interrogés par nous,
Sans réponse jamais aux questions des hommes !

Univers éternel, arbre à jamais vivant,
Ygdrasill, frêne énorme aux vibrantes ramures,
Quel esprit est en toi, quel souffle fort, quel vent
Vient t’agiter sans fin et t’emplir de murmures ?

Étoiles, floraison de cet arbre géant,
Qui ressemblez aux yeux terrestres de la femme,
Fleurs brûlantes du ciel, je songe à ce néant
Où Vous Vous éteindrez aussi, comme mon âme !

J’ai peur, mortel chétif, en cette immensité :
La ténébreuse horreur de ces bois me pénètre ;
J’ai peur, quand au travers de leur obscurité
J’aperçois l’infini qui menace mon être.

Pourquoi suis-je donc seul saisi d’un tel émoi,
Seul atome pensant parmi tous les atomes,
Devant ces arbres noirs qui font autour de moi
Ce grand cercle muet d’immobiles fantômes ?
Dans ce monde avec vous comment suis-je venu ?
O visions, avant que la mort ne nous fasse
Tous rouler pêle-mêle au fond de l’inconnu,
Regardons-nous, une heure encore, face à face !


(L’Illusion : Heures sombres.)
OURAGAN NOCTURNE


Les vagues se cabraient comme des étalons
Et dans l’air secouaient leur crinière sauvage,
Et mes yeux, fatigués du calme des vallons,
Voyaient enfin la mer dans une nuit d’orage.
Le vent criait, le vent roulait ses hurlements,
L’Océan bondissait le long de la falaise,
Et mon âme, devant ces épouvantements,
Et ces larges flots noirs, respirait plus à l’aise.
La lune semblait folle, et courait dans les cieux,
Illuminant la nuit d’une clarté brumeuse ;
Et ce n’était au loin qu’aboiements furieux,
Rugissements, clameurs de la mer écumeuse.
— O Nature éternelle, as-tu donc des douleurs ?
Ton âme a-t-elle aussi ses heures d’agonie ?
Et ces grands ouragans ne sont-ils pas des pleurs,
Et ces vents fous, tes cris de détresse infinie ?
Souffres-tu donc aussi, Mère qui nous a faits ?
Et nous, sombres souvent comme tes nuits d’orage,
Inconstants, tourmentés, et comme toi mauvais,
Nous sommes bien en tout créés à ton image.


(L’Illusion : Heures sombres.)


TOUJOURS


Tout est mensonge : aime pourtant,
Aime, rêve et désire encore ;
Présente ton cœur palpitant
A ces blessures qu’il adore.

Tout est vanité : crois toujours,
Aime sans fin, désire et rêve ;
Ne reste jamais sans amours,
Souviens-toi que la vie est brève.

De vertu, d’art, enivre-toi ;
Porte haut ton cœur et ta tête ;
Aime la pourpre, comme un roi,
Et, n’étant pas Dieu, sois poète !


Rêver, aimer, seul est réel :
Notre vie est l’éclair qui passe,
Flamboie un instant sur le ciel,
Et se va perdre dans l’espace.

Seule la passion qui luit
Illumine au moins de sa flamme
Nos yeux mortels avant la nuit
Éternelle, où disparait l’âme.

Consume-toi donc ; tout flambeau
Jette, en brûlant, de la lumière ;
Brûle ton cœur, songe au tombeau
Où tu redeviendras poussière.

Près de nous est le trou béant ;
Avant de replonger au gouffre,
Fais donc flamboyer ton néant ;
Aime, rêve, désire et souffre !


(L’Illusion : Chants de l’Amour et de la Mort.)


LA BÉNÉDICTION DU MARIAGE PERSAN


Soyez grands, soyez forts, soyez victorieux ;
Soyez aimants, marchez des flammes dans les yeux.
Soleil, Dieu des clartés, Dieu bon qui les pénètres,
Verse-leur ton amour brûlant pour tous les êtres.
— Comme le Ciel bénit la Terre nuit et jour,
Homme, sur cette femme épanche ton amour ;
O femme, quand sa main entr’ouvrira tes voiles,
Qu’il trouve en toi la paix sereine des étoiles.
La vie est un tragique et sublime combat :
Affrontez-la d’un cœur vaillant que rien n’abat
Soyez purs de pensée et purs en vos paroles,
Pour que vos actions ne soient vaines ni folles,
Craignez déjà les yeux futurs de vos enfants.
A travers les douleurs avancez triomphants,
Imitez les héros de l’époque première,
Luttez pour la justice et la sainte lumière,
Chassez le mal, chassez la nuit, semez le bien,
Resserrez toujours plus l’infrangible lien
Dont j’unis à jamais vos deux cœurs dans la vie.

Chaque soir, admirez l’assemblée infinie
Des astres, et songez, en les vovant si beaux,
Qu’il Vous faut être ainsi d’étincelants flambeaux.
— Au nom d’Ormuzd, je vous bénis, vivez prospères,
Et transmettez la gloire et le sang de vos pères.

(L’Illusion : Chants de l’Amour et de la Mort.)


LES HARPES DE DAVID


La nuit se déroulait, splendide et pacifique ;
Nous écoutions chanter les vagues de la mer,
Et nos cœurs éperdus tremblaient dans la musique ;
Les harpes de David semblaient pleurer dans l’air.

La lune montait pâle, et je faisais un rêve :
Je rêvais qu’elle aussi chantait pour m’apaiser,
Et que les flots aimants ne venaient sur la grève
Que pour mourir sur tes pieds purs et les baiser ;

Que nous étions tous deux seuls dans ce vaste monde ;
Que j’étais autrefois sombre, errant, égaré ;
Mais que des harpes d’or en cette nuit profonde
M’avaient fait sangloter d’amour et délivré,

Et que tout devenait pacifique, splendide,
Pendant que je pleurais, le front sur tes genoux,
Et qu’ainsi que mon cœur le ciel n’était plus vide,
Mais que Fume d’un Dieu se répandait sur nous !


(L’Illusion : Chants de l’amour et de la mort.)


LE TSIGANE DANS LA LUNE


C’est un vieux conte de Bohême :
Sur un violon, à minuit,
Dans la lune un tsigane blême
Joue en faisant si peu de bruit,

Que cette musique très tendre,
Parmi le silence des bois,
Jusqu’ici ne s’est fait entendre
Qu’aux amoureux baissant la voix.

Mon amour, l’heure est opportune ;
La lune argenté le bois noir ;
Viens écouter si dans la lune
Le violon chante ce soir !


(L’Illusion : Chants de l’Amour et de la Mort.)


QUATRAINS


A l’origine était le Rythme, et lorsque Dieu
Fit se cristalliser ces îles du ciel bleu,
Les étoiles, déjà le Rythme était en elles,
Et tout vibre et tout vit par ses lois éternelles.



Le grand vent sur moi passe et me chante les vers,
Les poèmes qu’Allah a créés gigantesques.
Le ciel n’est qu’un feuillet de l’immense univers,
Et les astres errants en sont les arabesques.



La nuit splendide et bleue est un paon étoilé
Aux milliers d’yeux brillants comme des étincelles,
Qui fait la roue et marche, ou vole et bat des ailes
Devant ton trône, Allah, à nos regards voilé.



Aspire en toi l’amour infini qui fermente
Par les brûlants étés au cœur fou du soleil,
Et qu’à ses baisers d’or ton amour soit pareil,
Quand tu rencontreras les yeux de ton amante.



Inconscients, parfois hallucinés et fous,
Les pauvres animaux sont avec leur folie
Le rêve obscur d’un Dieu qui se réveille en nous,
Et s’épouvante alors de son œuvre accomplie.

Les êtres pour le Sage ont l’aspect de fantômes ;
Vaine agitation de forces et d’atomes,
Un mouvement sans but tourmente l’univers,
Que sans but réfléchit l’eau calme de mes vers.


(Les Quatrains d’Al-Ghazali.)


MATINÉE DE PRINTEMPS


Je marchais ébloui par le matin vermeil ;
Le fourmillement d’or de la mer au soleil
Aveuglait mes regards, et je me sentais l’âme
Près d’elle s’alanguir à ses soupirs de femme.
Les flots étincelaient parfois comme des yeux.
Des troupes d’oiseaux blancs jetaient des cris joyeux,
Tournaient, et plongeaient fous, venant tremper leurs plumes
Aux vagues qui riaient de longs rires d’écumes ;
Et tout chantait, vibrait sous le vent matinal.
C’était un paysage immense, sans égal :
Sur cette mer d’azur, près de ses bords, une lie,
De brume enveloppée encor, dormait tranquille,
Telle une fleur sur un grand vase de lapis ;
Et très haut dans les airs, en leur blancheur de lis,
Par delà les cités et les vagues campagnes,
Géantes, se dressaient des chaînes de montagnes.
Leurs neiges, en un ciel doux comme le satin,
Mêlaient leur candeur vierge à celle du matin.
Et des pêchers piquaient ce ciel de leurs fleurs roses.
J’allais ainsi, charmé par la beauté des choses,
Quand auprès de la ville, au détour d’un chemin,
Un pauvre enfant aveugle, et qui tendait la main,
M’apparut, oh ! si maigre, et pâle, et si sordide,
Et morne, avec ses yeux dont l’orbite était vide.
Quelques loques couvraient son corps à demi nu.
La mère était malade, et le père inconnu.
Jamais nulle caresse adoucissant sa peine ;
Le soleil baisait seul cette laideur humaine ;
Nul mot tendre au matin, alors qu’il s’en allait ;

Les passants étaient durs : il était sale et laid.
Et je songeais, voyant sa misère profonde,
A ce vautour du mal toujours aux flancs du monde,
A ce fond ignoré de muettes douleurs
Qu’auprès de nous jamais ne trahissent des pleurs,
Puis au hasard créant la naissance des êtres,
A ces enfants punis du péché des ancêtres,
Aux horreurs de la vie, à ses iniquités,
A tant de châtiments qui sont immérités ;
Et près de cet enfant dont les yeux étaient vides,
Je ne voulus plus voir l’éclat des flots splendides,
Ni sur la terre en fleur l’éclat du grand ciel bleu,
Tremblant qu’il n’y manquât la justice de Dieu.


VERS DORÉS


Des vers retentissants valent-ils le silence
D’une âme qui remplit son devoir simplement
Et, pour autrui toujours pleine de vigilance,
Trouve sa récompense et sa joie en aimant ?

La splendeur de la forme est une corruptrice ;
Les ivresses du beau rarement nous font purs :
Recherche pour ton âme une autre inspiratrice
Que la Vénus aux yeux changeants, tendres ou durs.

Accomplis ton devoir, car la beauté suprême,
Tu le sais maintenant, n’est pas celle des corps :
La statue idéale, elle dort en toi-même ;
L’œuvre d’art la plus haute est la vertu des forts.

Le saint est le très noble et le sublime artiste,
Alors que de sa fange il tire un être pur,
Et tire un être aimant d’une bête égoïste,
Comme un sculpteur un dieu d’un lourd métal obscur.

L’humble héros qui lutte et qui se sacrifie,
S’offrant à la douleur, à la mort sans trembler,
Seul t’apprendra les fins augustes de la vie ;
Et c’est à celui-là qu’il te faut ressembler.

Des tristes, des souffrants, de tant d’âmes qui pleurent,
Approche avec amour, et les viens relever :

C’est en luttant, souffrant, en mourant comme ils meurent,
Qu’ils t’ont permis de vivre et permis de rêver !

Regarde-les parfois entr’ouvrant leurs yeux mornes
Sur cette vie étrange et terrible pour eux.
Que ta religion soit la pitié sans bornes !
Allège le fardeau de tous ces malheureux !

De ton âme l’ennui mortel faisait sa proie,
Étant le châtiment de l’incessant désir ;
Du fier renoncement de ton âme à la joie
Goûte la joie austère et le sombre plaisir.

Sache que les héros, les saints, tu les imites
En détruisant en toi l’égoïsme d’abord ;
Meurs à toi-même, afin de vivre sans limites :
Toute âme pour grandir doit traverser la mort.

Connais du vrai héros la volupté profonde ;
Libre des sentiments égoïstes et bas,
Sentant battre ton cœur avec le cœur du monde,
Habite un lieu divin où la mort n’atteint pas.

Quand à l’âme de tous ton âme est réunie,
Si bien que leur douleur est ta propre douleur,
Alors tu fais ta vie immortelle, infinie.
Et fais large ta joie en y mêlant la leur.

Oui, ta vie est sublime, est harmonique et pleine,
De cette heure où ton être étroitement confond
Sa destinée avec la destinée humaine,
Et rentre, goutte d’eau, dans l’Océan profond.


(L’Illusion.)






Bibliographie. — Impressions de nature et d’art (1879) ; — L’Enfance d’une Parisienne (1883) ; — Fragments d’un livre inédit (1885) ; — Enfants et Mères (1889) ; — Poésies (1895) ; — Notes sur Londres (1897) ; — Journées de femme ; Alinéas (1898) ; — Reflets sur le sable et sur l’eau (1903).

Les œuvres de Mme A. Daudet ont été publiées par les éditeurs Charpentier, Charavay et Lemerre.

Mme Alphonse Daudet a collaboré à l’Art ; elle a donné des articles critiques, etc., à divers quotidiens et périodiques.

Mme Alphonse Daudet, née Julia Allard, débuta dans la vie littéraire vers sa dix-septième année, en publiant, sous le pseudonyme de Marguerite Tournay, des poésies dans le journal hebdomadaire l’Art (1865). « Plus tard, je continuai, nous dit-elle, à des dates éloignées, et je griffonnai des vers comme un peintre des croquis, au bas d’un registre de comptes, au revers d’un devoir de mes enfants, ou de pages lignées d’une fine et serrée écriture qui s’est faite glorieuse. »

Ses volumes de vers ont été composés « inconsciemment », et peuvent s’attribuer « à quelque élévation courte et subtile d’une pensée féminine vers ce qui n’est pas la tâche journalière ou l’obligation mondaine… » « La vie de Mme Julia A. Daudet, a dit José-Maria de Heredia, tient presque tout entière dans les œuvres de son mari. Jamais femme n’a su mieux porter un nom illustre. Elle a sa part, volontairement discrète, dans la gloire du célèbre romancier. Pourtant, sa personnalité subsiste à travers ce rayonnement, et si, en plus d’un endroit de ces romans fameux, il n’est pas impossible de distinguer la touche d’une main féminine, la femme a su néanmoins demeurer elle-même dans les livres qu’elle a signés. »

Les vers de Mme Alphonse Daudet, d’une grâce attristée, sont pleins de douceur et d’harmonie. Ils reflètent fidèlement une âme éprise d’idéale beauté.

Rappelons que Mme Daudet a fait insérer dans le Journal Officiel de fort belles et fort originales études littéraires signées

Karl Steen.
VŒU


Quel souvenir laisser qui nous survive,
Et quel signet dans le livre fermé ?
Quel doux regret que le long temps avive,
Paré de fleurs, et d’amour embaumé ?

A quel objet attacher la mémoire
Des jours passés, cendre et débris des ans ?
Quoi retenir de notre courte histoire,
Au crible ouvert des songes décevants ?

Être l’image envoilée, apparue
Dans les feuillets du livre de raison,
Tendre, muette et de mystère accrue,
Muse encloitrée aux soucis de maison ?

Un beau récit de légende dorée
Dit qu’une sainte ayant trouvé la mort
Pour le Sauveur et sa croix adorée,
Ses meurtriers, pris de secrets remords,

Firent ouvrir la tombe, prison blanche ;
Dans les linceuls pliés et repliés,
Le corps enfui, reposait une branche
De lis en fleurs, frais et sanctifiés.

Coupes d’émail de l’encens le plus rare,
Symbole offert, de quelle pureté 1
En ce tombeau qui s’éclaire et se pare
Et dans la mort dégage la beauté ;

Sainte ou princesse, ou plus simplement femme,
Quelle n’aurait bonheur et doux orgueil
A devenir, blanche de corps et d’âme,
Bouquet d’autel en l’abri du cercueil ?


(Reflets sur le sable et sur l’eau.)


VENISE


Vieux canaux, vieux palais, et vieux ponts sur l’eau morte
Où des ombres s’en vont hâtives et drapées
Si fièrement, et se posant de telle sorte,
Qu’on croit voir aux haillons luire des blancs d’épées !

Cela passe et s’engouffre au coin de quelque porte,
Cependant que le flot sur les pierres trempées
Pleure, et noircit de tout ce qu’il porte et rapporte
Les maisons, de mystère ancien enveloppées.

Ce n’est plus la Venise inclinant ses façades
Vers Saint-George enflammé d’un couchant toujours rose,
Et mirant des balcons, des toits, des colonnades

Au grand canal, où glisse, avec les sérénades,
La gondole qui porte en ses voiles moroses
Le deuil silencieux et persistant des choses !


(Reflets sur le sable et sur l’eau.)






Bibliographie. — Stances et Poèmes (Achille Faure, Paris, 1865) ; — Les Épreuves, Les Écuries d’Augias, Croquis italiens 1866-1872) ; — Le Premier Livre de Lucrèce, traduction avec une préface (1866) ; — Les Solitudes (1869) ; — Impressions de la guerre, Les Destins, La Révolte des fleurs (1872) ; — La France (1874) ; — Les Vaines Tendresses (1875) ; — La Justice (1878) ; — Le Prisme (1886) ; — Le Bonheur (1888) ; — L’Expression dans les beaux-arts (1890) ; — Réflexions sur l’art des vers (1892) ; — Les Solitudes (1894) ; — Œuvres de prose (1898) ; — Sonnet à Alfred de Vigny (1898) ; — Testament poétique (1901) ; — Psychologie du Libre Arbitre (1906).

Les œuvres de M. Sully Prudhomme ont été publiées par A. Lemerre.

M. Sully Prudhomme a collaboré au Parnasse et à de nombreux journaux et revues.

M. René-François-Armand Prudhomme, dit Sully Prudhomme, est né à Paris en 1839. Après avoir fait d’excellentes études au Lycée Bonaparte, il fut reçu bachelier ès sciences en 1856. Il se préparait à l’École polytechnique, lorsque sa famille, croyant à un bel avenir pour lui dans l’industrie, le fit admettre dans les usines du Creusot ; mais bientôt après il revint à Paris, s’y fit recevoir, en 1857, bachelier ès lettres, prit ses inscriptions de droit et travailla dans une étude de notaire.

Il n’était pas plus fait pour vivre « dans le silence des casiers qu’au bruit des marteaux », et sa vraie voie ne tarda pas à se révéler. En 1865, les encouragements de ses amis le décidèrent à publier son premier volume de vers, intitulé Stances et Poèmes, que l’un d’eux signala à Sainte-Beuve en ces termes :

« Ou je me trompe fort et l’amitié m’égare, ou vous serez frappé de ce volume ; il révèle, si je ne m’abuse, un nouveau mouvement dans la poésie et comme le frémissement d’une aurore encore incertaine. »

C’est que, en effet, ce premier recueil mettait d’emblée son auteur hors de page, révélait un maître, un poète d’un charme rare et profond et à qui rien d’humain n’était étranger, une âme d’une grande puissance de tendresse que mille liens reliaient aux êtres et qui vivait de leur vie, souffrait de leurs souffrances :

J’ai voulu tout aimer, et je suis malheureux,
Car j’ai de mes tourments multiplié les causes ;
D’innombrables liens frêles et douloureux
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses.

Tout m’attire à la fois et d’un attrait pareil :
Le vrai par ses lueurs, l’inconnu par ses voiles ;
Un trait d’or frémissant joint mon cœur au soleil,
Et de longs fils soyeux l’unissent aux étoiles.

La cadence m’enchaîne à l’air mélodieux,
La douceur du velours aux roses que je touche ;
D’un sourire j’ai fait la chaîne de mes yeux,
Et j’ai fait d’un baiser la chaîne de ma bouche.

Ma vie est suspendue à ces fragiles nœuds,
Et je suis le captif des mille êtres que j’aime :
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.

Et l’auteur mettait dans un symbole plein de grâce et de mélancolie toute la secrète douleur qui assombrit les plus pures joies des grands artistes, impuissants, hélas ! à exprimer le meilleur d’eux-mêmes :

Quand je vous livre mon poème,
Mon cœur ne le reconnaît plus,
Le meilleur demeure en moi-même,
Mes vrais vers ne seront pas lus.

Comme autour des fleurs obsédées
Palpitent les papillons blancs,
Autour de mes chères idées
Se pressent de beaux vers tremblants ;

Aussitôt que ma main les touche,
Je les vois fuir et voltiger,
N’y laissant que le fard léger
De leur aile frêle et farouche…


A cette époque, la plupart des jeunes poètes qui bientôt devaient collaborer au Parnasse avaient commencé de se réunir, chaque jour, de quatre à six, passage Choiseul, chez l’éditeur Alphonse Lemerre. Ils y tenaient ces fameuses assises « parnassiennes » avant la lettre où s’effectua, assez tumultueusement, ce que Verlaine appela la « conjonction ». Esprit spéculatif, M. Sully Prudhomme, célèbre désormais, consacré par un long article de Sainte-Beuve, se tenait assez réservé devant la combativité et la turbulence de ses confrères, qu’il jugeait un peu trop préoccupés, nous dit M. Xavier de Ricard, du monde extérieur, des apparences et des problèmes de formes et de procédés. Son esprit mélancolique semblait toujours absorbé par les questions que lui posait « l’homme intérieur qui songeait en lui »•

Après avoir publié des poèmes dans la Revue fantaisiste de M. Catulle Mendès, M. Sully Prudhomme collabora également à Y Art, journal fondé, vers cette même époque, par l’auteur de Ciel, Rue et Foyer, et qui se transforma bientôt en une publication périodique en vers : Le Parnasse Contemporain.

À la différence de bien des Parnassiens « partis alors en exploration dans les vieux temples de l’Inde et d’ailleurs », M. Sully Prudhomme s’occupait surtout de l’homme moderne. Il avait, de plus, des curiosités, des inquiétudes scientifiques et philosophiques. Leconte de Lisle, qui avait la plus haute estime, la plus sincère admiration pour son talent, disait souvent : « Certes, Sully Prudhomme est un poète, mais il n’est pas de la maison ; » voulant dire par là qu’il n’était pas tout à fait du Parnasse. M. Sully Prudhomme appartenait bien cependant au grand mouvement parnassien par ce respect de l’art, ce mépris de l’exécution facile, cette « haine du débraillé poétique », cette « recherche de la beauté parfaite » qui, comme le dit fort justement M. Catulle Mendès, constituait le seul trait commun à tous les Parnassiens [10].

La publication du second Parnasse, préparée en 1869, fut, à cause de la guerre, ajournée à 1871, et les terribles événements de 1870 eurent leur douloureuse répercussion dans l’âme des poètes. Engagé dans la garde mobile pendant le siège de Paris, {{M.[Sully Prudhomme}} fit paraître dans la Revue des Deux-Mondes quelques pièces réunies plus tard sous le titre d’Impressions de la guerre, et, dans ses beaux sonnets de la France, prenant sa part du deuil immense qui frappait la patrie, il exhortait la nouvelle génération à « grandir sans reproche et sans peur ».

En 1872, M. Sully Prudhomme publiait son deuxième volume : Les Solitudes, Les Epreuves, Croquis italiens. « Ici, écrit M. André Lemoyne, non seulement l’auteur garde son titre sacré de poète, mais il devient en outre un merveilleux virtuose. Le doigté est précis et puissant. L’organiste parcourt en maître souverain toutes les notes de l’immense clavier. »

Depuis, se pénétrant de plus en plus profondément d’humaine tendresse, cet esprit hautain et pur, que tentent les sommets et les abîmes, n’a cessé de produire des œuvres telles que Les Vaines Tendresses, La Justice, Le Bonheur, où sa poésie réussit à exprimer ce que jusqu’alors on avait pu croire inexprimable. Parti timidement du Vase brisé, il s’est élevé, en passant par l’Idéal et par l’Art, jusqu’aux sublimités de la Grande Ourse et du Zénith, « et maintenant il plane avec de lumineuses palpitations d’aîles, éveillant l’idée d’un alcyon qui aurait une envergure d’aigle. 0 belle œuvre où abondent les chefs-d’œuvre ! O belle vie toute vouée à la vertu de l’idée et du labeur ! Une vénération environne ce noble homme, illustre à l’écart [11] ; et comme les poètes, les philosophes aiment son rêve qui sent, pense, invente et croit ! a (Catulle Mendes.)

Et s’il nous laisse des inquiétudes de cœur et de raison, c’est que, — poète essentiellement humain et subtil métaphysicien, — par toute son œuvre complexe et variée, par sa philosophie enseignant la résignation douloureuse, par son scepticisme de croyant, par son athéisme religieux, M. Sully Prudhomme est bien l’homme de son temps. Il en exprime toutes les angoisses. Pour lui, « de tous les vivants de la terre, le plus parfait, L’homme, ne se sent que trop souvent seul et abandonné », sa solitude l’épouvante…

Et sous l’Infini qui l’accable,
Prosterné désespérément,
ll songe au silence alarmant
De l’univers inexplicable ;
Le front lourd, le cœur dépouillé,
Plus troublé d’un savoir plus ample,
Dans la cendre du dernier temple
Il pleure encore agenouillé.

Le lecteur, quel qu’il soit, trouvera dans ce rêveur sublime ot attristé un tendre ami et un consolateur austère.

L’ART DES VERS


Le but de la versification n’est pas seulement de satisfaire l’oreille ; l’objet propre de cet art est de la satisfaire le plus qu’il est possible par le langage, grâce à une phonétique toute spéciale, éminemment distincte de celle de la prose.

Les règles essentielles de cette phonétique sont des lois toutes physiologiques, des lois de la nature qui s’imposent à la parole dans le progrès séculaire de ses tentatives pour se rendre le plus musicale possible au moyen du rythme définissable, mais sans le secours de la gamme qui la transforme en ce qu’on nomme le chant.

L’art des vers n’est pas toujours consacré à l’expression de la poésie. D’admirables vers sont adaptés aux sujets les plus divers. L’inspiration poétique est rare et très spéciale.

L’homme, institué par la nature et sacré par les conquêtes de son intelligence et de son bras roi de sa planète, après avoir si longtemps courbé son front sur la glèbe, le redresse. Debout, parvenu aux confins extrêmes de la vie terrestre et de quelque autre vie supérieure, il emploie spontanément son génie méditatif à concevoir cette vie. Hélas ! il n’y réussit pas, mais du moins il l’imagine et la rêve. Ce rêve par lequel il y aspire est proprement l’essence de la poésie et sa raison d’être. Elle a pour mission de susciter et de favoriser l’aspiration au moyen d’un verbe qui fait d’elle un art. C’est un verbe musical, qui soutient la pensée, dans ses tentatives d’ascension, sur les ailes de la mesure et du rythme, mais en excluant la note, pour ne point s’identifier au chant, où l’expression émotionnelle détrône le jugement.

LE VASE BRISÉ


Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine.
Aucun bruit ne l’a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute.
N’y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu’on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde.
Il est brisé, n’y touchez pas.


LES YEUX


Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l’aurore ;
Ils dorment au fond des tombeaux,
Et le soleil se lève encore.

Les nuits, plus douces que les jours,
Ont enchanté des yeux sans nombre ;
Les étoiles brillent toujours,
Et les yeux se sont remplis d’ombre.

Oh ! qu’ils aient perdu le regard,
Non, non, cela n’est pas possible !

Ils se sont tournés quelque part,
Vers ce qu’on nomme l’invisible ;

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent :

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux
Les yeux qu’on ferme voient encore.


MON CIEL


J’aime d’un ciel de mai la fraîcheur et la grâce ;
Mais, quand sur l’infini mon cœur a médité,
Je ne peux pas longtemps affronter de l’espace
La grandeur, le silence et l’immobilité.

Pascal sombre et pieux me rend pusillanime,
Il me donne la peur, et me laisse effaré,
Quand il porte au zénith et lâche dans l’abîme
L’homme superbe et vain, misérable et sacré.

Comme le nouveau-né, dont le regard novice
Dans l’ombre du néant paraît encor nager,
Par un avide instinct s’attache à sa nourrice
Et fuit dans sa poitrine un visage étranger ;

Comme le moribond sur ce qui l’environne
Porte des yeux troublés par la funèbre nuit,
Et, dans l’éternité suspendu, se cramponne
A l’heure, à la minute, à l’instant qui s’enfuit ;

Ainsi, devant le ciel où j’épelle un mystère,
Jouet de l’ignorance et du pressentiment,
J’appuie, épouvanté, mes mains contre la terre ;
Ma bouche avec amour la presse aveuglément.

Tremblant, je me resserre en mon étroite place,
Je ne veux respirer qu’en mon humble milieu ;

Il ne m’appartient pas de voir le ciel en face,
La profondeur du ciel est un regard de Dieu,

Non de ce Dieu vivant qui parle dans la Bible,
Mais d’un Dieu qui jamais n’a frappé ni béni,
Et dont la majesté dédaigneuse et paisible
Écrase en souriant l’homme pauvre et fini.

Garde au faîte sacré ta solitude altière,
O Maître indifférent dans la force endormi ;
Moi, je suis homme, il faut que je souffre et j’espère ;
J’ai besoin de pleurer sur le front d’un ami.

A moi l’ombre des bois où le rayon scintille,
A toi du jour d’en haut l’immense égalité ;
A moi le nid bruyant de ma douce famille,
A toi l’exil jaloux dans ta froide unité.

Tu peux être éternel, il est bon que je meure,
L’évanouissement est frère de l’amour ;
J’ai laissé quelque part mes dieux et ma demeure,
Le charme de la mort est celui du retour.

Mais ce n’est pas vers toi que la mort nous ramène ;
Tes puissants bras sont faits pour ceindre l’univers ;
Ils sont trop étendus pour une étreinte humaine,
Nul n’a senti ton cœur battre en tes flancs déserts.

Non, le paradis vrai ressemble à la patrie :
Mon père en m’embrassant m’y viendra recevoir.
J’y foulerai la terre, et ma maison chérie
Réunira tous ceux qui m’ont dit : « Au revoir. »

En moi je sentirai les passions renaître
Et la chaude amitié qui ne trahit jamais,
Et tu m’y souriras la première peut-être,
O toi qui sans m’aimer as su que je t’aimais.

Mais je n’y veux pas voir la nature amollie
Par la tiède fadeur d’un éternel printemps ;
J’y veux trouver l’automne et sa mélancolie,
Et l’hiver solennel, et les étés ardents.

Voilà mon paradis, je n’en conçois pas d’autre ;
Il est le plus humain s’il n’est pas le plus beau ;
Ascètes, purs esprits, je Tous laisse le vôtre,
Plus effrayant pour moi que la nuit du tombeau.


L’IDÉAL


La lune est grande, le ciel clair
Et plein d’astres, la terre est blême,
Et l’âme du monde est dans l’air.
Je rêve à l’étoile suprême,

A celle qu’on n’aperçoit pas,
Mais dont la lumière voyage
Et doit venir jusqu’ici-bas
Enchanter les yeux d’un autre âge.

Quand luira cette étoile, un jour,
La plus belle et la plus lointaine,
Dites-lui qu’elle eut mon amour,
O derniers de la race humaine !


L’HABITUDE


L’habitude est une étrangère
Qui supplante en nous la raison.
C’est une ancienne ménagère
Qui s’installe dans la maison.

Elle est discrète, humble, fidèle,
Familière avec tous les coins ;
On ne s’occupe jamais d’elle,
Car elle a d’invisibles soins :

Elle conduit les pieds de l’homme,
Sait le chemin qu’il eût choisi,
Connaît son but sans qu’il le nomme,
Et lui dit tout bas : « Par ici. »

Travaillant pour nous en silence,
D’un geste sûr, toujours pareil,
Elle a l’œil de la vigilance,
Les lèvres douces du sommeil.

Mais imprudent qui s’abandonne
A son joug une fois porté !
Cette vieille au pas monotone
Endort la jeune liberté ;

Et tous ceux que sa face obscure
A gagnés insensiblement,
Sont des hommes par la figure,
Des choses par le mouvement.


UN SONGE


Le laboureur m’a dit en songe : « Fais ton pain,
Je ne te nourris plus, gratte la terre et sème. »
Le tisserand m’a dit : « Fais tes habits toi-même. »
Et le maçon m’a dit : « Prends la truelle en main. »

Et seul, abandonné de tout le genre humain
Dont je traînais partout l’implacable anathème,
Quand j’implorais du ciel une pitié suprême,
Je trouvais des lions debout dans mon chemin.

J’ouvris les yeux, doutant si l’aube était réelle :
De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle,
Les métiers bourdonnaient, les champs étaient semés.

Je connus mon bonheur, et qu’au monde où nous sommes
Nul ne peut se vanter de se passer des hommes ;
Et depuis ce jour-là je les ai tous aimés.


LA GRANDE OURSE


La Grande Ourse, archipel de l’Océan sans bords,
Scintillait bien avant qu’elle fût regardée,
Bien avant qu’il errât des pâtres en Chaldée,
Et que l’âme anxieuse eût habité les corps ;

D’innombrables vivants contemplent depuis lors
Sa lointaine lueur aveuglément dardée ;
Indifférente aux yeux qui l’auront obsédée,
La Grande Ourse luira sur le dernier des morts.

Tu n’as pas l’air chrétien, le croyant s’en étonne,
O figure fatale, exacte et monotone,
Pareille à sept clous d’or plantés dans un drap noir.

Ta précise lenteur et ta froide lumière
Déconcertent la foi : c’est toi qui la première
M’as fait examiner mes prières du soir.


LE DOUTE


La blanche Vérité dort au fond d’un grand puits.
Plus d’un fuit cet abîme ou n’y prend jamais garde ;
Moi, par un sombre amour, tout seul je m’y hasarde,
J’y descends à travers la plus noire des nuits ;

Et j’entraîne le câble aussi loin que je puis ;
Or, je l’ai déroulé jusqu’au bout : je regarde,
Et, les bras étendus, la prunelle hagarde,
J’oscille sans rien voir ni rencontrer d’appuis.

Elle est là cependant, je l’entends qui respire ;
Mais, pendule éternel que sa puissance attire,
Je passe et je repasse et tâte l’ombre en vain ;

Ne pourrai-je allonger cette corde flottante,
Ni remonter au jour dont la gaîté me tente ?
Et dois-je dans l’horreur me balancer sans fin ?


CORPS ET AMES


Heureuses les lèvres de chair !
Leurs baisers se peuvent répondre ;
Et les poitrines pleines d’air !
Leurs soupirs se peuvent confondre.

Heureux les cœurs, les cœurs de sang !
Leurs battements peuvent s’entendre ;
Et les bras ! ils peuvent se tendre,
Se posséder en s’enlaçant.

Heureux aussi les doigts ! ils touchent ;
Les yeux ! ils voient. Heureux les corps !

Ils ont la paix quand ils se couchent,
Et le néant quand ils sont morts.

Mais, oh ! bien à plaindre les âmes !
Elles ne se touchent jamais ;
Elles ressemblent à des flammes
Ardentes sous un verre épais.

De leurs prisons mal transparentes
Ces flammes ont beau s’appeler,
Elles se sentent bien parentes,
Mais ne peuvent pas se mêler.

On dit qu’elles sont immortelles ;
Ah ! mieux leur vaudrait vivre un jour,
Mais s’unir enfin !… dussent-elles
S’éteindre en épuisant l’amour.


PRIÈRE


Ah ! si vous saviez comme on pleure
De vivre seul et sans foyers,
Quelquefois devant ma demeure
Vous passeriez.

Si vous saviez ce que fait naître
Dans l’Âme triste un pur regard,
Vous regarderiez ma fenêtre
Comme au hasard.

Si vous saviez quel baume apporte
Au cœur la présence d’un cœur,
Vous vous assoiriez sous ma porte
Comme une sœur.

Si vous saviez que je vous aime,
Surtout si vous saviez comment,
Vous entreriez peut-être même
Tout simplement.


LE TEMPS PERDU


Si peu d’œuvres pour tant de fatigue et d’ennui !
De stériles soucis notre journée est pleine :
Leur meute sans pitié nous chasse a perdre haleine,
Nous pousse, nous dévore, et l’heure utile a fui…

« Demain ! j’irai demain voir ce pauvre chez lui ;
Demain je reprendrai ce livre ouvert à peine ;
Demain je te dirai, mon âme, où je te mène ;
Demain je serai juste et fort… Pas aujourd’hui. »

Aujourd’hui, que de soins, de pas et de visites !
Oh ! l’implacable essaim des devoirs parasites
Qui pullulent autour de nos tasses de thé !

Ainsi chôment le cœur, la pensée et le livre,
Et, pendant qu’on se tue à différer de vivre,
Le vrai devoir dans l’ombre attend la volonté.


L’ÉTRANGER


Je me dis bien souvent : De quelle race es-tu ?
Ton cœur ne trouve rien qui l’enchaîne ou ravisse,
Ta pensée et tes sens, rien qui les assouvisse :
Il semble qu’un bonheur infini te soit dû.

Pourtant, quel paradis as-tu jamais perdu ?
A quelle auguste cause as-tu rendu service ?
Pour ne voir ici-bas que laideur et que vice,
Quelle est ta beauté propre et ta propre vertu ?

A mes vagues regrets d’un ciel que j’imagine,
A mes dégoûts divins, il faut une origine :
Vainement je la cherche en mon cœur de limon ;

Et, moi-même étonné des douleurs que j’exprime,
J’écoute en moi pleurer un étranger sublime
Qui m’a toujours caché sa patrie et son nom.


J’AI BON CŒUR, JE NE VEUX À NUL ÊTRE AUCUN MAL…


J’ai bon cœur, je ne veux à nul être aucun mal,
Mais je retiens ma part des bœufs qu’un autre assomme,
Et, malgré ma douceur, je suis bien aise, en somme,
Que le fouet d’un cocher hâte un peu mon cheval.

Je suis juste, et je sens qu’un pauvre est mon égal,
Mais, pendant que je jette une obole à cet homme,

Je m’installe au banquet dont un père économe
S’est donné les longs soins pour mon futur régal.

Je suis probe, mon bien ne doit rien à personne,
Mais j’usurpe le pain qui dans mes blés frissonne,
Héritier, sans labour, des champs fumés de morts.

Ainsi dans le massacre incessant qui m’engraisse,
Par la nature élu, je fleuris et m’endors
Comme l’enfant candide ët sanglant d’une ogresse.


(Extrait du poème la Justice.)


LE ZÉNITH


FRAGMENT


Aux victimes de l’ascension du ballon « le Zénith ».


I


Saturne, Jupiter, Vénus, n’ont plus de prêtres.
L’homme a donné les noms de tous ses anciens maîtres
A des astres qu’il pèse et qu’il a découverts,
Et des dieux le dernier dont le culte demeure,
A son tour menacé, tremble que tout à l’heure
Son nom ne serve plus qu’à nommer l’univers.

Les paradis s’en vont ; dans l’immuable espace
Le vrai monde élargi les pousse ou les dépasse ;
Nous avons arraché sa barre à l’horizon,
Résolu d’un regard l’empyrée en poussières
Et chassé le troupeau des idoles grossières
Sous le grand fouet d’éclairs que brandit la Raison.

Nous savons que le mur de la prison recule,
Que le pied peut franchir les colonnes d’Hercule,
Mais qu’en les franchissant il y revient bientôt ;
Que la mer s’arrondit sous la course des voiles ;
Qu’en trouant les enfers on revoit des étoiles ;
Qu’en l’univers tout tombe, et qu’ainsi rien n’est haut.

Nous savons que la terre est sans piliers ni dôme,
Que l’infini l’égale au plus chétif atome ;

Que l’espace est un vide ouvert de tous côtés,
Abime où l’on surgit sans voir par où l’on entre,
Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre,
Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés ;

Que l’homme, fier néant, n’est qu’un des parasites
D’une sphère oubliée entre les plus petites,
Parasite à son tour des crins d’or du soleil ;
Qu’à peine pesons-nous aux balances du gouffre,
Et que le plus haut cri de notre chair qui souffre
S’y perd comme un vain songe au fond d’un noir sommeil.

Eh bien ! quoique l’azur ait déçu nos sondages,
Nous lui rendons encore un vieux reste d’hommages ;
Nous n’espérons jamais sans y lever les yeux.
D’où nous vient ce penchant à redresser la tête,
Ce geste, cher à l’homme, inutile à la bête,
Involontaire appel de la pensée aux cieux ?

Est-ce de la foi morte un importun vestige ?
Est-ce un pli séculaire et que rien ne corrige,
Par la race hérité des pâtres d’Orient ?
Est-ce un natif instinct propre à l’humain génie ?
Ou n’est-ce qu’un hasard, la fortuite harmonie
D’un souriant désir et d’un bleu souriant ?

Cet accord est profond, quelle qu’en soit la cause :
Dès que l’humanité fut au soleil éclose,
Elle a comme un calice ouvert au ciel son cœur ;
Et, comme on voit planer un encens qui s’exhale,
Depuis lors, où bleuit la voûte colossale,
Plane son grand espoir, de sa raison vainqueur.

Et tant qu’on redira l’audace et l’infortune
Des premiers qu’a punis la divine rancune
Pour être allés ravir à ses sources le feu,
Les mortels frémiront d’épouvante et d’envie
A voir quelqu’un des leurs aventurer la vie
Jusqu’aux bornes de l’air, au pays de leur vœu ;

Comme s’ils sentaient là leur chaîne qui s’allège,
Et que ce fût encor un bonheur sacrilège,
Comme si Prométhée, après des milliers d’ans,

Pour nous encore aux dieux volant des étincelles,
Achevait aujourd’hui par l’osier des nacelles
L’attentat commencé par les rocs des Titans !


II


Élevez-vous, montez, sublimes Argonautes !
Au-dessus de la neige, à des blancheurs plus hautes,
Aussi loin que se creuse à l’atmosphère un lieu !
Oà monte le souci du front des astronomes,
Où monte le soupir du cœur des plus grands hommes,
Plus haut que nos saluts, plus loin que notre adieu !

Les câbles sont rompus ; tout à coup, seul et libre,
Le ballon qui poursuit son fuyant équilibre
S’engouffre, par l’espace aussitôt dévoré.
Dans un emportement qui ressemble à la joie,
Plus prompt que le faucon sur l’invisible proie,
Il s’élance, en glissant, vers son but ignoré.

Où vont ceux que ravit l’impétueuse allure
De cette étrange nef pendue à sa voilure,
Sans gouvernail ni proue, en une mer sans bord ?
Au gré de tous les vents, traînés à la dérive,
Ne songent-ils qu’à tendre où nul vivant n’arrive,
Navigateurs lancés pour n’atteindre aucun port ?
La foule ardente et fruste où survit Encelade
Dans leur ascension n’aime que l’escalade,
Les admire en tremblant et ne les comprend pas :
S’ils ne sont point partis pour mordre à l’ambroisie,
Et voir en son entier la nature éclaircie’,
Quel but, dit-elle, atteint ce formidable pas ?

« S’ils ne sont point partis pour la cime des choses
Pour y voir frissonner la première des causes,
Et ce frisson courir au dernier des effets,
Pour aller jusqu’à Dieu lire dans ses yeux mêmes
Le mot de la justice et du bonheur suprêmes,
Quels profits leur courage étrange aura-t-il faits ? »

Us répondent : « La cause et la fin sont dans l’ombre ;
Rien n’est sûr que le poids, la figure et le nombre ;
Nous allons conquérir un chiffre seulement ;

Ils sont loin, les songeurs de Milet et d’Élée
Qui, pour vaincre en un jour tout l’inconnu d’emblée,
Tentaient sur l’univers un fol embrassement !

« Nous ne nous flattons plus, comme ces vieux athlètes,
De forcer, sans flambeau, les ténèbres complètes,
Pour saisir à tâtons ce monstre corps à corps ;
Il nous suffit, à nous, devant le sphinx énorme,
D’éclairer prudemment de point en point sa forme,
Et d’en lier les traits par de justes raccords.

« Ils sont loin, les rêveurs subtils d’Alexandrie,
Et ceux qui reniaient la terre pour patrie !
Nous ne nous flattons plus de la fuir, aujourd’hui :
A quelque évasion que l’air pur nous invite,
L’air même est notre geôle, avec nous il gravite,
Il est terrestre encor, et tout l’azur c’est lui !

« Mais la terre suffit à soutenir la base
D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase ;
L’astronomie atteint où ne ment plus l’azur :
Sous des plafonds fuyants chasseresse d’étoiles,
Elle tisse, Arachné de l’infini, ses toiles,
Et suit de monde en monde un fil sublime et sûr.

« Montés pour redescendre avec la même charge,
Nos corps lourds n’auront pu que faire un pas plus large,
Un orbe un peu plus haut sur le sol en rampant,
Mais nous aurons du moins goûté la certitude,
Ce qu’en vain demandaient les pères de l’étude
A leurs fronts isolés qu’ils s’en allaient frappant.

« Et peut-être plus tard, si la pensée humaine
Touche au fond du mystère en tirant sur sa chaîne,
Le chiffre sans éclat qu’au ciel nous aurons lu,
Longtemps enseveli comme une valeur nulle,
Doit surgir glorieux dans l’unique formule
D’où le problème entier sortira résolu ! »







Bibliographie. — Poésie : Contes et Féerie (Julien Lemer, Paris, 1866) ; — Poèmes d’Italie (Alph. Lemerre, Paris, 1870) ; — Pour les inondés (plaquette, Alph. Lemerre, Paris, 1875) ; — Les Cloches, d’après Edgard Poë (plaquette, librairie de l’Eau-Forte, Paris, 1876) ; — Portraits sans modèles (Alph. Lemerre, Paris, 1879) ; — Les Filles Sainte-Marie (plaquette, A. Quantin, Paris, 1879) ; — La Prise de la Bastille, plaquette (Alph. Lemerre, Paris, 1879) ; — Le Porte-Drapeau, plaquette (Strauss, Paris, 1880) ; — Pour la statue de Victor Hugo, plaquette (Launette, Paris, 1882) ; — Le Jardin enchanté (Charavay frères, Paris, 1882) ; — Enoch Arden, d’après Tennyson (bibliothèque du Progrès Artistique, Paris, 1885) ; — La Liberté éclairant le monde, plaquette (Strauss, Paris, 1886) ; — Poèmes de Chine (Alph. Lemerre, Paris, 1887) ; — Wattignies (Librairie illustrée, Paris, 1888) ; — La Légende de l’hirondelle, Le Roitelet, La Damnation de Polichinelle trois plaquettes (Tresse et Stock, Paris, 1890) ; — Les Pommiers en fleur (bibliothèque Charpentier, Paris, 1891) ; — Marthe aux Pieds nus, plaquette (bibliothèque de la Revue du Nord, Paris, 1893) ; — Noël flamand, plaquette (même bibliothèque, Paris, 1894) ; — Alphabet symbolique, plaquette (Alph. Lemerre, Paris, 1895) ; — Le Seigneur de Saint-Clair, plaquette (bibliothèque de la Revue du Nord, Paris, 1895) ; — La Belle Aventure (Alph. Lemerre, Paris, 1895) ; — A Watteau, plaquette (Alph. Lemerre, Paris, 1897) ; — En mémoire d’un enfant (Alph. Lemerre, Paris, 1899) ; — Les Gueux d’Afrique (Alph. Lemerre, Paris, 1900) ; — La Bégum Jeanne (Alph. Lemerre, Paris, 1905) ; — L’Ame étoilée (Alph. Lemerre, Paris, 1906).

Mr Emile Blémont a contribué, en outre, au Tombeau de Théophile Gautier (Alph. Lemerre, Paris, 1873), au Parnasse Contemporain de 1876 (même librairie), aux Sonnets-Hommages à Joachim du Bellay (édition du Monument, Paris, 1894), au Tombeau de Charles Baudelaire (bibliothèque de la Plume, Paris, 1896) ; au Livre d’or de Remy Belleau (Gouhier-Delouche, Nogent-le-Rotrou, 1900) et à la Couronne poétique de Victor Hugo (bibliothèque Charpentier, Paris, 1902).

Les pièces en vers que M. Blémont a écrites pour le théâtres sont : Molière à Auteuil et Le Barbier de Pézenas, avec Léon Valade (Odéon et Comédie française), La Soubrette de Molière (Odéon), Pierre Corneille (Odéon), Visite à Corneille (Comédie française), qu’il a réunis avec Molière en bonne fortune, Au bât d’argent et Rosange, dans son Théâtre moliéresque et cornélien (Alph. Lemerre, Paris, 1898) ; — Roger de Naples (Alph. Lemerre, Paris, 1888) ; — La Raison du moins fort, avec Léon Valade (théâtre de la Bodinière, 1889, Alph. Lemerre, Paris) ; — Le Chant du siècle (Comédie française, 1889, Alph. Lemerre, Paris) ; — Le Jeu de Robin et Marion (Opéra-Comique et théâtre d’Arras, 1896, bibliothèque de la Revue du Nord, Paris) ; — La Couronne de roses (même bibliothèque, 1896) ; — Mariage pour rire (bibliothèque artistique de la Plume, Paris, 1898) ; — Les Litanies de Victor Hugo (Odéon, 1902, Alph. Lemerre, Paris) ; — Gavarni (Opéra-Comique, 1903, Alph. Lemerre, Paris) ; — Chez Phidias (Ecole Française d’Athènes, 1905, Lemerre, Paris).

Signalons enfin dans l’œuvre en prose de M. Emile Blémont : Le Livre d’or de Victor Hugo (Launette, Paris, 1882) ; — L’Esthétique de la tradition (Maisonneuve, Paris, 1890) ; et la Préface de l ’ Amour des bois et des champs, d’Antony Valabrègue (Alph, Lemerre, Paris, 1902).

En outre : Beautés étrangères [poésie : Ênoch Arden, Poèmes de Shelley, Chansons en Espagne, Petits Poèmes lyriques de Henri Heine ; prose : Etudes sur Walt Whitman, Longfellow, Swinburne, etc.] (Lemerre, Paris, 1904).

M. Emile Blémont a collaboré à la Renaissance Artistique et Littéraire, au Rappel, à la Tradition, à la Revue du Nord, à la Vie Littéraire, au Beaumarchais, à l’Événement, à la Nouvelle Revue, à la Revue de France, à la Revue Hebdemadaire, à l’Artiste, à Paris-Moderne, au Monde Poétique, au Penseur, etc.

M. Emile Blémont (Léon-Émile Petitdidier, dit) est né à Paris le 17 juillet 1839. Élève du Lycée Louis-le-Grand, il obtint en rhétorique une nomination au Concours général. Sa famille le destinait à une carrière industrielle ; il y renonça après plusieurs années d’études commerciales en Angleterre et en Espagne, fut clerc d’avoué, devint licencié en droit et plaida, non sans succès, au barreau do Paris, jusqu’à ce qu’une laryngite le contraignît à quitter la profession d’avocat. Alors il se voua complètement à la littérature, sous le nom de famille de la mère de son père.

Dès 1866, il avait publié ses premiers poèmes ; et chez Théodore de Banville, qui lui témoignait une parfaite bienveillance, il avait rencontré la plupart des jeunes Parnassiens, notamment Léon Valade, Paul Verlaine, Albert Mérat.

Resté à Paris avec la famille de sa fiancée en septembre 1870, il fit son service militaire, pendant l’hiver du siège, comme sergent-Courrier au 116e bataillon de la garde nationale. Au printemps de 1872, il fonda, avec quelques amis, la Renaissance Artistique et Littéraire, à laquelle Victor Hugo adressa une lettre de bienvenue si cordiale et si belle. Puis il entra au Rappel, où il tint près de dix ans la critique des livres. Il dirigea plus tard la Tradition et la Revue du Nord.

« M. Blémont, a dit un critique, est un poète essentiellement poète, grisé de cadence, de mesure et de difficulté vaincue, et néanmoins facile ouvrier des assemblages de rimes ; un barde mariant sentiment, forme, pensée ; un rêveur et un berceur ; en même temps, un philosophe attendri et élevé… » Ce très pur artiste combine fort heureusement « Hier » et « Aujourd’hui ». On admire dans sa poésie cette fraîcheur d’inspiration qui s’allie si bien à la grâce, et une simplicité pleine de noblesse.

M. Emile Blémont est président de l’Association des Poètes.
UN JEUNE POÈTE PENSE À SA BIEN-AIMÉE QUI HABITE DE L’AUTRE COTÉ DU FLEUVE


La lune, dans la nuit sereine,
Monte au cœur du clair firmament ;
Elle y monte, et, comme une reine,
S’y repose amoureusement.]

Sur l’eau voluptueuse et lasse
Qu’un rêve bleu semble bercer,
Une brise légère passe,
Repasse, ainsi qu’un long baiser.

Quel accord pur, quelle harmonie,
Quel espoir calme en l’avenir,
Respire l’union bénie
Des choses faites pour s’unir !

Mais rien n’est complet dans nos fêtes,
Le bonheur est rare ici-bas ;
Et la plupart des choses faites
Pour s’unir — ne s’unissent pas.


(Poèmes de Chine.)


UNE MADONE


A Bologne, au Musée, au-dessus d’une porte,
On peut voir un tableau non signé, de n’importe
Quel vieux maître naïf dont les noms sont perdus.
C’est simplement la Vierge avec l’enfant Jésus.
Mais regardez ! Marie a de grands yeux célestes,
Lourds d’amour. Dans la paix du site aux plans agrestes,
Sa tète fine et calme est d’un contour si pur,
Que des anges ailés descendent de l’azur
Pour la voir et la mettre à l’ombre de leurs ailes.
Elle doit ressembler aux jeunes demoiselles
Qui venaient, vers l’an mille ou douze cent, s’asseoir
A leur balcon doré, sous l’étoile du soir,
Tandis qu’on leur chantait sur des airs de cantiques

Des vers très amoureux, très doux et très mystiques.
Jésus est blond, frisé, souriant et tout nu.
Il vous regarde ainsi qu’un visage connu,
Et de sa lèvre rose il cherche la mamelle.
Une grâce un peu roide, où la bonté se mêle,
Sort de ce vieux tableau tout jauni par les ans ;
Il s’harmonise en tons fanés, mais caressants,
Comme une fleur qu’on trouve en un vieil Evangile
Toute pâle et charmante en sa pâleur fragile.
A contempler ses traits chastement familiers,
On sent ce qu’éprouvaient jadis les chevaliers
Et les pages rêveurs. Sous le regard limpide
De cette Vierge au front maternel et candide,
Le cœur, divinement ému, n’est pas troublé ;
Mais il aspire au grand amour immaculé,
Idéal, éternel, dont conservent la marque
Les extatiques chants de Dante et de Pétrarque.


(Poèmes d’Italie.)


BRUMAIRE


Qui n’a senti le charme de l’automne ?
Qui n’a goûté l’attrait de sa pâleur ?
Le ciel est gris, la mer au loin moutonne :
Le cœur s’emplit d’une douce douleur.

Le jour entier semble un long crépuscule ;
Dans l’air en pleurs, les arbres nus sont noirs ;
Sous le toit bas un feu de fagots brûle ;
Un brouillard flotte autour des vieux manoirs.

Les champs ont pris des teintes sépulcrales.
Près de l’étable où sont les animaux,
Une fumée aux légères spirales
Lentement monte entre les fins rameaux.

C’est un sommeil où l’on promène un rêve ;
C’est un parfum d’ancienne fenaison ;
Dans la tristesse un souvenir se lève,
Comme dans l’ombre un astre à l’horizon.

On n’entend plus le cri de l’hirondelle !
La sève a peur sous le froid qui la mord ;
Tout fait silence ; et, seul, l’amour fidèle
Chante et fleurit au souffle de la mort.


(Les Pommiers en fleur.)


EN MÉMOIRE D’UN ENFANT

I

Ce qui nous émeut tant devant le mal d’un autre,
Est-ce un pressentiment qu’il deviendra le nôtre ;
Et l’homme, en son prochain, ne plaint-il donc si fort
Que lui-même, ou l’image exacte de son sort ?
Pitié naïve ! — Un jour, dans mon passé prospère
(Comme ce jour est loin !), je vis pleurer un père
Qui, le front nu, suivait, pâle, un petit cercueil ;
Et jusqu’au fond de moi pénétra tout le deuil
Qu’il traînait sous le ciel ; et toute sa souffrance
Vint assaillir mon coeur, alors fou d’espérance.
« Quoi ? mort, son seul enfant !… » Hélas ! je devais bien,
Dès cet instant, prévoir qu’on me prendrait le mien.

II

Le soir, après avoir veillé tard sur un livre,
Quand ma lampe charbonne en son cercle de cuivre,
Quand, au loin, dans Paris silencieux et noir,
L’écho des derniers pas meurt le long du trottoir,
Je sors de mon travail fiévreux, comme d’un rêve.
Je dégage mon front de mes mains ; je me lève
Péniblement, les yeux obscurcis, l’esprit las.
A travers ma langueur minuit sonne son glas ;
Il faut se reposer, c’est l’heure coutumière.
Je pousse le fauteuil, j’emporte la lumière
Et je gagne la chambre à coucher. Mais devant
La pièce où sommeillait naguère notre enfant ;
Je crains (c’est un retour de l’ancienne habitude),
Je crains, dans ce silence et cette solitude,
De faire trop de bruit. Je marche à petits pas,

Sur la pointe du pied, tout doucement, tout bas ;
Et je m’arrête court, en suspens, immobile,
Dès que le parquet craque en la maison tranquille.
— Comme si nous l’avions toujours là ! Comme si
Notre fragile espoir, notre tendre souci,
Notre bel enfant rose, en attendant l’aurore,
Dans les blancheurs de son berceau dormait encore I


(L’Ame étoilee.)


PANTHÉISME


Spectres errants d’une heure brève,
Somnambules d’un noir sommeil,
Puisque notre vie est un rêve,
Notre mort est-elle un réveil ?

Quand l’aveugle Foi nous égare,
Quand vient de l’abîme un frisson,
En vain, plus froide et plus avare,
S’offre à nous l’aveugle Raison.

Mais a la fin, âme ou substance,
L’être chétif et tourmenté
Qui n’est rien dans cette existence,
Sera tout dans l’éternité.


(L’Âme étoilée.)






Bibliographie. — Le Reliquaire (1866) ; — Les Intimités (1868) ; — Les Poèmes modernes (1869) ; — Le Passant, drame en un acte et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon le 14 janvier 1869 (1869) ; — Les Deux Douleurs, drame en un acte et en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français le 20 avril 1870 (1870) ; — Lettre d’un mobile breton (1871) ; — Plus de sang (1871) ; — Fais ce que dois, drame en un acte et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1871) ; — L’Abandonnée, drame en deux actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre du Gymnase le 16 novembre 1871 (1871) ; — Les Bijoux de la délivrance (1872) ; — Le Rendez-Vous, un acte, en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon le 11 septembre 1872 (1872) ; — Les Humbles, poésies (1872) ; — Le Cahier rouge (1874) ; — Olivier, poème (1875) ; — Une Idylle pendant le siège (1875) ; — Le Luthier de Crémone, un acte, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français le 28 mai 1876 (1876) ; — Le Trésor, comédie anecdotique (1877) ; — L’Exilée (1877) ; — Les Récits et les Elégies (1878) ; — La Korigane, ballet en deux actes, musique de Widor (répertoire de l’Opéra [1881]) ; — Madame de Maintenon, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1881) ; — Les Contes en vers (1881) ; — Les Contes en prose (1882) ; — Severo Torelli, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1883) ; — Les Jacobites, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon le 21 novembre 1885 (1885) ; — Les Contes rapides (1886) ; — L’Arrière-Saison (1886) ; — Poésies diverses (1887) ; — Le Pater, drame (1889) ; — Henriette (1889) ; — Les Paroles sincères (1890) ; — Toute une jeunesse (1890) ; — Le Petit Marquis, drame en quatre actes, en collaboration avec M. d’Artois (1891) ; — La Guerre de Cent ans, drame en cinq actes, en collaboration avec M. d’Artois (1892) ; — Mon Franc Parler, trois séries (1893-1896) ; — Contes tout simples (1894) ; — Pour la couronne, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1895) ; — Le Coupable, roman (1897) ; — Les Vrais Riches (1898), — La Bonne Souffrance (1898).

Les œuvres de M. François Coppée se trouvent chez Alphonse Lemerre.

M. François Coppée a collaboré au Parnasse et à tous les grands journaux parisiens.

M. François Coppée (Francis-Edouard-Joachim) est né à Paris le 12 janvier 1842. Sa famille, du côté paternel, est d’origine flamande. « Dernier-né d’un père qui occupait un modeste emploi au ministère de la guerre, il eut une enfance débile et maladive et ne put poursuivre jusqu’au bout ses études commencées au Lycée Saint-Louis. » Pour alléger les charges de sa famille, il entra de bonne heure comme expéditionnaire au ministère de la guerre. « Attaché en 1869 à la bibliothèque du Sénat, il céda sa place, en 1872, à Leconte de Lisle et fut nommé archiviste du Théâtre-Français. Démissionnaire à la suite du refus par le comité de lecture d’entendre Severo Torelli, il fut chargé à la Patrie du feuilleton dramatique, précédemment rédigé par Edouard Fournier, et y révéla de 1880 à 1884 de brillantes aptitudes. M. Coppée déposa la plume de critique lorsqu’il fut élu membre de l’Académie française (21 février 1884) en remplacement de Victor de Laprade, qui avait succédé lui-même à Alfred de Musset. Il prit séance le 18 décembre suivant, et ce fut M. Victor Cherbuliez qui répondit au discours du récipiendaire. » (Maurice Tourneux.)

Les véritables débuts de M. François Coppée datent du premier Parnasse. Toutefois, avant d’y collaborer il avait déjà publié des poésies dans quelques-unes des petites revues où s’essayait la jeunesse d’alors. A vingt-quatre ans, il publiait son premier volume : Le Reliquaire (1866), bientôt suivi des Intimités (1868). Ces deux recueils furent très favorablement accueillis, et les vrais lettrés le tenaient déjà pour un maître quand son drame Le Passant, représenté à l’Odéon le 14 janvier 1869, révéla tout à coup son nom au grand public. « C’est alors aussi que deux de ses Poèmes modernes, le Défile et la Bénédiction, puis un autre récit inspiré par les tragiques événements dont le bassin de la Loire avait été le théâtre, la Grève des forgerons, lus ou récités dans diverses matinées ou solennités, devinrent soudain populaires… Pendant le siège, M. Coppée ne publia que la Lettre d’un mobile breton, dont la vogue dura fort longtemps. Dans un autre poème, Plus de sang ! écrit en avril 1871, il appela en vain l’apaisement des discordes qui assombrissaient encore nos défaites. »

Après la guerre, ses œuvres se sont succédé fort nombreuses. Entre Le Passant et Pour la couronne (Odéon, 1895), M. François Coppée n’a pas écrit moins de quinze comédies ou drames, dont plusieurs méritent un rang unique. Nous citerons : Le Luthier de Crémone (Comédie française, 1876) et Severo Torelli (Odéon, 1883). Et le poète lyrique a donné Les Humbles (1872), Le Cahier rouge (1874), Olivier (1875), L’Exilée (1877), Les Récits et les Elégies (1878), L’Arrière-Saison (1887) et Les Paroles sincères (1890), œuvres trop universellement connues pour qu’il soit nécessaire de les analyser ici, et qui ont fait de M. François Coppée le plus populaire des poètes contemporains.

« M. François Coppée, a dit M. Anatole France, a beaucoup aidé à aimer. Ce n’est pas par méprise qu’on l’a admis dans l’intimité des cœurs. C’est un poète vrai. Il est naturel. Par là, il est presque unique, car le naturel dans l’art est ce qu’il y a de plus rare ; je dirai presque que c’est une espèce de merveille. Et quand l’artiste est, comme M. Coppée, un ouvrier singulièrement habile, un artisan consommé qui possède tous les secrets du métier, ce n’est pas trop, en voyant une si parfaite simplicité, que de crier au prodige.

Ce qu’il peint de préférence, ce sont les sentiments les plus ordinaires et les mœurs les plus modestes. Il y faut une grande dextérité de main, un tact sûr, un sens raisonnable. Les modèles étant sous les yeux, la moindre faute contre le goût ou l’exactitude est aussitôt saisie. M. François Coppée garde toujours une mesure parfaite. Et comme il est vrai, il est touchant. Voilà pourquoi il est chèrement aimé. Je vous assure qu’il n’use pas d’autre sortilège pour plaire à beaucoup de femmes et à beaucoup d’hommes. S’il suffit d’une médiocre culture pour le comprendre, il faut avoir l’esprit raffiné pour le goûter entièrement. Aussi son public est-il très étendu. »

Ajoutons que M. François Coppée a montré beaucoup d’originalité comme prosateur. Ses contes en prose sont de véritables petits chefs-d’œuvre.


PROMENADE


Je suis an pèle enfant du vieux Paris, et j’ai
Le regret des rêveurs qui n’ont pas voyagé.
Au pays bleu mon âme en vain se réfugie,
Elle n’a jamais pu perdre la nostalgie
Des verts chemins qui vont là-bas, à l’horizon.
Comme un pauvre captif vieilli dans sa prison
Se cramponne aux barreaux étroits de sa fenêtre,
Pour voir mourir le jour et pour le voir renaître,
Ou comme un exilé, promeneur assidu,
Regarde du coteau le pays défendu
Se dérouler au loin sous l’immensité bleue,
Ainsi je fuis la ville et cherche la banlieue.
Avec mon rêve heureux j’aime partir, marcher
Dans la poussière, voir le soleil se coucher
Parmi la brume d’or, derrière les vieux ormes,
Contempler les couleurs splendides et les formes
Des nuages baignés dans l’occident vermeil,
Et, quand l’ombre succède à la mort du soleil,
M’éloigner encor plus par quelque agreste rue
Dont l’ornière rappelle un sillon de charrue,
Gagner les champs pierreux, sans songer au départ,
Et m’as seoir, les cheveux au vent, sur le rempart.

Au loin, dans la lueur blême du crépuscule,
L’amphithéâtre noir des collines recule,
Et, tout au fond du val profond et solennel,
Paris pousse à mes pieds son soupir éternel.
Le sombre azur du ciel s’épaissit. Je commence
A distinguer des bruits dans ce murmure immense,
Et je puis, écoutant, rêveur et plein d’émoi,
Le vent du soir froissant les herbes près de moi,
Et, parmi le chaos des ombres débordantes,
Le sifflet douloureux des machines stridentes,
Ou l’aboiement d’un chien, ou le cri d’un enfant,
Ou le sanglot d’un orgue au lointain s’étouffant,
Ou le tintement clair d’une tardive enclume,

Voir la nuit qui s’étoile et Paris qui s’allume.


(Les Intimités.)
LA PETITE MARCHANDE DE FLEURS


Le soleil froid donnait tin ton rose au grésil,
Et le ciel de novembre avait des airs d’avril.
Nous voulions profiter de la belle gelée.
Moi chaudement vêtu, toi bien emmitouflée
Sous le manteau, sous la voilette et sous les gants,
Nous franchissions, parmi les couples élégants,
La porte de la blanche et joyeuse avenue,
Quand soudain jusqu’à nous une enfant presque nue
Et livide, tenant des fleurettes en main,
Accourut, se frayant à la hâte un chemin
Entre les beaux habits et les riches toilettes,
Nous offrir un petit bouquet de violettes.
Elle avait deviné que nous étions heureux
Sans doute, et s’était dit : « Ils seront généreux. »
Elle nous proposa ses fleurs d’une voix douce,
En souriant avec ce sourire qui tousse.
Et c’était monstrueux, cette enfant de sept ans
Qui mourait de l’hiver en offrant le printemps.
Ses pauvres petits doigts étaient pleins d’engelures.
Moi, je sentais le fin parfum de tes fourrures,
Je voyais ton cou rose et blanc sous la fanchon,
Et je touchais ta main chaude dans ton manchon.
Nous fimes notre offrande, amie, et nous passâmes ;
Mais la gaîté s’était envolée, et nos âmes
Gardèrent jusqu’au soir un souvenir amer.

Mignonne, nous ferons l’aumône cet hiver.


(Les Intimités.)


PETITS BOURGEOIS


Je n’ai jamais compris l’ambition. Je pense
Que l’homme simple trouve en lui sa récompense,
Et le modeste sort dont je suis envieux,
Si je travaille bien et si je deviens vieux,
Sans que mon cœur de luxe ou de gloire s’affame,

C’est celui d’un vieil homme avec sa vieille femme,
Aujourd’hui bons rentiers, hier petits marchands,
Retirés tout au bout du faubourg, près des champs.
Oui, cette vie intime est digne du poète.
Voyez : le toit pointu porte une girouette,
Les roses sentent bon dans leurs carrés de buis,
Et l’ornement de fer fait bien sur le vieux puits.
Près du seuil dont les trois degrés forment terrasse,
Un paisible chien noir, qui n’est guère de race,
Au soleil de midi dort couché sur le flanc.
Le maître, en vieux chapeau de paille, en habit blanc,
Avec un sécateur qui lui sort de la poche,
Marche dans le sentier principal et s’approche
Quelquefois d’un certain rosier de sa façon
Pour le débarrasser d’un gros colimaçon.
Sous le bosquet, sa femme est & l’ombre et tricote ;
Auprès d’elle, le chat joue avec la pelote.
La treille est faite avec des cercles de tonneaux,
Et sur le sable fin sautillent les moineaux.
Par la porte, on peut voir, dans la maison commode,
Un vieux salon meublé selon l’ancienne mode,
Même quelques détails vaguement aperçus :
Une pendule avec Napoléon dessus
Et des têtes de sphinx à tous les bras de chaise ;
Mais ne souriez pas. Car on doit être à l’aise,
Heureux au jour présent et sûr du lendemain,
Dans ce logis de sage observé du chemin.
Là sont des gens de bien, sans regret, sans envie,
Et qui font comme ont fait leurs pères. Dans leur vie
Tout est patriarcal et traditionnel.
Ils mettent de côté la bûche de Noël,
Ils songent à l’avance aux lessives futures,
Et, vers le temps des fruits, ils font des confitures.
Ils boivent du cassis, innocente liqueur I
Et chez eux tout est vieux, tout, excepté le cœur.
Ont-ils tort, après tout, de trouver nécessaires
Le premier jour de l’an et les anniversaires,
D’observer le Carême et de tirer les Rois,
De faire, quand il tonne, un grand signe de croix,
D’être heureux que la fleur embaume et l’herbe croisse,
Et de rendre le pain bénit à leur paroisse ?

Ceux-là seuls ont raison qui, dans ce monde-ci,
Calmes et dédaigneux du hasard, ont choisi
Les douces voluptés que l’habitude engendre.
Chaque dimanche, ils ont leur fille avec leur gendre ;
Le jardinet s’emplit du rire des enfants,
Et, bien que les après-midi soient étouffants,
L’on puise et l’on arrose, et la journée est courte.
Puis, quand le pâtissier survient avec la tourte,
On s’attable au jardin, déjà moins échauffé,
Et la lune se lève au moment du café.
Quand le petit garçon s’endort, on le secoue,
Et tous s’en vont alors, baisés sur chaque joue,
Monter dans l’omnibus voisin, contents et las,
Et chargés de bouquets énormes de lilas.

Merci bien, bonnes gens, merci bien, maisonnette,
Pour m’avoir, l’autre jour, donné ce rêve honnête,
Qu’en m’éloignant de vous mon esprit prolongeait
Avec la jouissance exquise du projet.


(Les Humbles.)


LA BÉNÉDICTION


Or, en mil huit cent neuf, nous primes Saragosse.
J’étais sergent. Ce fut une journée atroce.
La ville prise, on fit le siège des maisons,
Qui, bien closes, avec des airs de trahisons
Faisaient pleuvoir les coups de feu par leurs fenêtres.
On se disait tout bas : « C’est la faute des prêtres. »
Et, quand on en voyait s’enfuir dans le lointain,
Bien qu’on eût combattu dès le petit matin,
Avec les yeux brûlés de poussière et la bouche
Amère du baiser sombre de la cartouche,
On fusillait gaiment et soudain plus dispos
Tous ces longs manteaux noirs et tous ces grands chapeaux.
Mon bataillon suivait une ruelle étroite.
Je marchais, observant les toits à gauche, à droite,
A mon rang de sergent, avec les voltigeurs,
Et je voyais au ciel de subites rougeurs
Haletantes ainsi qu’une haleine de forge.

On entendait des cris de femmes qu’on égorge,
Au loin, dans le funèbre et sourd bourdonnement.
Il fallait enjamber des morts à tout moment.
Nos hommes se baissaient pour entrer dans les bouges,
Puis en sortaient avec leurs baïonnettes rouges,
Et du sang de leurs mains faisaient des croix au mur ;
Car dans ces défilés il fallait être sûr
De ne pas oublier un ennemi derrière.
Nous allions sans tambour et sans marche guerrière.
Nos officiers étaient pensifs. Les vétérans,
Inquiets, se serraient les coudes dans les rangs
Et se sentaient le cœur faible d’une recrue.

Tout à coup, au détour d’une petite rue,
On nous crie en français . « A l’aide ! » En quelque bonds
Nous joignons nos amis en danger, et tombons
Au milieu d’une belle et brave compagnie
De grenadiers chassée avec ignominie
Du parvis d’un couvent seulement défendu
Par vingt moines, démons noirs au crâne tondu,
Qui sur la robe avaient la croix de laine blanche,
Et qui, pieds nus, le bras sanglant hors de la manche,
Les assommaient à coups d’énormes crucifix.
Ce fut tragique : avec tous les autres je fis
Un feu de peloton qui balaya la place.
Froidement, méchamment, car la troupe était las.se
Et tous nous nous sentions des âmes de bourreaux,
Nous tuâmes ce groupe horrible de héros.
Et cette action vile une fois consommée,
Lorsque se dissipa la compacte fumée,
Nous vîmes, de dessous les corps enchevêtrés,
De longs ruisseaux de sang descendre les degrés.
— Et, derrière, s’ouvrait l’église, immense et sombre.

Les cierges étoilaient de points d’or toute l’ombre ;
L’encens y répandait son parfum de langueur ;
Et, tout au fond, tourné vers l’autel, dans le chœur,
Comme s’il n’avait pas entendu la bataille,
Un prêtre en cheveux blancs et de très haute taille
Terminait son office avec tranquillité.
Ce mauvais souvenir si présent m’est resté
Qu’en vous le racontant je crois tout revoir presque :

Le vieux couvent avec sa façade moresque,
Les grands cadavres bruns des moines, le soleil
Faisant sur les pavés fumer le sang vermeil
Et, dans l’encadrement noir de la porte basse,
Ce prêtre et cet autel brillant comme une châsse,
Et nous autres cloués au sol, presque poltrons.

Certes ! j’étais alors un vrai sac à jurons,
Un impie ; et plus d’un encore se rappelle
Qu’on me vit une fois, au sac d’une chapelle,
Pour faire le gentil et le spirituel,
Allumer une pipe aux cierges de l’autel.
Déjà j’étais un vieux traîneur de sabretache ;
Et le pli que donnait ma lèvre a ma moustache
Annonçait un blasphème et n’était pas trompeur.
Mais ce vieil homme était si blanc qu’il me fit peur.
« Feu ! » dit un officier.

Nul ne bougea. Le prêtre
Entendit, à coup sûr, mais n’en fit rien paraître,
Et nous fit face avec son grand saint sacrement ;
Car sa messe en était arrivée au moment
Où le prêtre se tourne et bénit les fidèles.
Ses bras levés avaient une envergure d’ailes.
Et chacun recula lorsque, avec l’ostensoir,
Il décrivit la croix dans l’air et qu’on put voir
Qu’il ne tremblait pas plus que devant les dévotes.
Et quand sa belle voix, psalmodiant les notes,
Comme font les curés dans tous leurs Oremus,
Dit :

« Benedicat vos omnipotens Deus, »

« Feu ! — répéta la voix féroce, — ou je me fâche. »

Alors un d’entre nous, un soldat, mais un lâche,
Abaissa son fusil et fit feu. Le vieillard
Devint très pâle, mais sans baisser son regard
Étincelant d’un sombre et farouche courage :

« Pater et Filius, » reprit-il.

Quelle rage
Ou quel voile de sang affolant un cerveau
Fit partir de nos rangs un coup de feu nouveau ?

Je ne sais ; mais pourtant cette action fut faite.
Le moine, d’une main s’appuyant sur le faîte
De l’autel et tachant de nous bénir encor
De l’autre, souleva le lourd ostensoir d’or.
Pour la troisième fois il traça dans l’espace
Le signe du pardon, et d’une voix très basse,
Mais qu’on entendit bien, car tous bruits s’étaient tus,
Il dit, les yeux fermés :

« Et Spiritus Sanctus, »

Puis tomba mort, ayant achevé sa prière.

L’ostensoir rebondit par trois fois sur la pierre.
Et, comme nous restions, même les vieux troupiers,
Sombres, l’horreur vivante au cœur et l’arme aux pieds,
Devant ce meurtre infâme et devant ce martyre :

« Amen ! » dit un soldat en éclatant de rire.


(Poèmes modernes.)


L’HIRONDELLE DU BOUDDHA


Quand son enseignement eut consolé le monde,
Le Bouddha, retiré dans la djongle profonde
Et du seul Nirvâna désormais soucieux,
S’assit pour méditer, les bras levés aux cieux ;
Et, gardant pour toujours cette sainte attitude,
Il vécut dans l’extase et dans la solitude,
Concentrant son esprit sur un rêve sans fin,
Avant d’être absorbé par le Néant divin.
Le temps avait rendu tout maigre et tout débile
Le corps ossifié de l’ascète immobile ;
Les lianes grimpaient sur son torse engourdi
Que ne réchauffait plus le soleil de midi ;
Et ses yeux sans regard, dans leurs mornes paupières,
Semblaient avoir acquis la dureté des pierres.
Il aurait dû mourir, par la faim consumé ;
Mais les petits oiseaux, dont il était aimé,
Les oiseaux qui chantaient dans les branches fleuries,
Venaient poser des fruits sur ses lèvres flétries.
Et, depuis très longtemps, c’est ainsi que vivait

Le Bouddha vénérable, absolument parfait.
Donc mille et mille fois, et mille fois encore,
La lune qui blanchit et le soleil qui dore
Les forêts, sur son front tour à tour avaient lui,
Sans que se fût distraite un seul instant en lui
Sa pensée, en un songe immuable perdue,
Lorsque, dans sa main droite, au ciel toujours tendue,
Dans sa main sèche et grise ainsi que du granit,
Une hirondelle vint, un jour, et fit son nid.

L’extase du Bouddha ne parut point troublée
Par cette confiante et fidèle exilée
Qui, franchissant du vol la montagne et la mer,
Des froids climats du Nord revenait, chaque hiver.
Et retrouvait toujours son nid chaud et paisible
Dans le creux de la main du rêveur impassible.
A la fin, cependant, elle ne revint plus.

Et quand les derniers temps furent bien révolus
Du retour des oiseaux que l’exil seul protège,
Lorsque l’Himalaya se fut couvert de neige,
Et lorsque tout espoir fut perdu, le Bouddha
Détourna lentement la tête ; il regarda
Sa main vide ; et les yeux du divin solitaire,
Qui depuis bien longtemps n’avaient rien vu sur terre,
Ses yeux tout éblouis d’immensité, ses yeux
Éteints et fatigués de contempler les cieux,
Ses yeux aux cils brûlés, aux paupières sanglantes,
S’emplirent tout à coup de deux larmes brûlantes ;
Et celui dont l’esprit était resté béant
Devant l’amour du vide et l’espoir du néant,
Et qui fuyait la vie et ne voulait rien d’elle,
Pleura comme un enfant la mort d’une hirondelle.

(Récits épiques.)


LES YEUX DE LA FEMME


L’Eden resplendissait dans sa beauté première.

Eve, les yeux fermés encore à la lumière,
Venait d’être créée et reposait, parmi

L’herbe en fleur, avec l’homme auprès d’elle endormi ;
Et pour le mal futur qu’en enfer le Rebelle
Méditait, elle était merveilleusement belle.
Son visage très pur, dans ses cheveux noyé,
S’appuyait mollement sur son bras replié
Et montrait le duvet de son aisselle blanche ;
Et, du coude mignon à la robuste hanche,
Une ligne adorable, aux souples mouvements,
Descendait et glissait jusqu’à ses pieds charmants.
Le Créateur était fier de sa créature :
Sa puissance avait pris tout ce que la nature
Dans l’exquis et le beau lui donne et lui soumet,
Afin d’en embellir la femme qui dormait.
Il avait pris, pour mieux parfumer son haleine,
La brise qui passait sur les lis de la plaine ;
Pour faire palpiter ses seins jeunes et fiers,
Il avait pris le rythme harmonieux des mers ;
Elle parlait en songe, et, pour ce doux murmure,
Il avait pris les chants d’oiseaux sous la ramure ;
Et, pour ses longs cheveux d’or fluide et vermeil,
Il avait pris l’éclat des rayons du soleil ;
Et, pour sa chair superbe, il avait pris les roses.

Mais Eve s’éveillait ; de ses paupières closes
Le dernier rêve allait s’enfuir, noir papillon,
Et sous ses cils baissés frémissait un rayon.
Alors, visible au fond du buisson tout en flamme,
Dieu voulut résumer les charmes de la femme
En un seul, mais qui fût le plus essentiel,
Et mit dans son regard tout l’infini du ciel.


(Récits épiques.)


RUINES DU CŒUR


Mon cœur était jadis comme un palais romain,
Tout construit de granits choisis, de marbres rares.
Bientôt les passions, comme un flot de barbares,
L’envahirent, la hache ou la torche à la main.

Ce fut une ruine alors. Nul bruit humain.
Vipères et hiboux. Terrains de fleurs avares.

Partout gisaient, brisés, porphyres et carrares- ;
Et les ronces avaient effacé le chemin.

Je suis resté longtemps, seul, devant mon désastre.
Des midis sans soleil, des minuits sans un astre,
Passèrent, et j’ai, là, vécu d’horribles jours ;

Mais tu parus enfin, blanche dans la lumière,
Et, bravement, afin de loger nos amours,
Des débris du palais j’ai bâti ma chaumière.


(Arrière-Saison.)


POUR TOUJOURS


« Pour toujours ! » me dis-tu, le front sur mon épaule.
Cependant nous serons séparés. C’est le sort.
L’un de nous, le premier, sera pris par la mort
Et s’en ira dormir sous l’if ou sous le saule.

Vingt fois, les vieux marins qui flânent sur le môle
Ont vu, tout pavoisé, le brick rentrer au port.
Puis, un jour, le navire est parti vers le Nord.
Plus rien. Il s’est perdu dans les glaces du pôle.

Sous mon toit, quand soufflait la brise du printemps,
Les oiseaux migrateurs sont revenus, vingt ans ;
Mais, cet été, le nid n’a plus ses hirondelles.

Tu me jures, maîtresse, un éternel amour ;
Mais je songe aux départs qui n’ont point de retour.
Pourquoi le mot « toujours » sur des lèvres mortelles ?


(Les Paroles sincères.)


LES LARMES


J’aurai cinquante ans tout à l’heure ;
Je m’y résigne, Dieu merci !
Mais j’ai ce très grave souci :
Plus je vieillis, et moins je pleure.

Je souffre pourtant aujourd’hui
Comme jadis, et je m’honore

De sentir vivement encore
Toutes les misères d’autrui.

Oh ! la bonne source attendrie
Qui me montait du cœur aux yeux !
Suis-je à ce point devenu vieux
Qu’elle soit près d’être tarie ?

Pour mes amis dans la douleur,
Pour moi-même, quoi ? plus de larme
Qui tempère, console et charme,
Un instant, ma peine ou la leur !

Hier encor, par ce froid si rude,
Devant ce pauvre presque nu,
J’ai donné, mais sans être ému,
J’ai donné, mais par habitude ;

Et ce triste veuf, l’autre soir,
— Sans que de mes yeux soit sortie
Une larme de sympathie, —
M’a confié son désespoir.

Est-ce donc vrai ? Le cœur se lasse,
Comme le corps va se courbant.
En moi seul toujours m’absorbant,
J’irais, vieillard à tête basse ?

Non ! C’est mourir plus qu’à moitié !
Je prétends, cruelle nature,
Résistant à ta loi si dure,
Garder intacte ma pitié…

Oh ! les cheveux blancs et les rides !
Je les accepte, j’y consens ;
Mais au moins, jusqu’en mes vieux ans,
Que mes yeux ne soient pas arides !

Car l’homme n’est laid ni pervers
Qu’au regard sec de l’égoïsme,
Et l’eau d’une larme est un prisme
Qui transfigure l’univers.


(Les Paroles sincères.)







Bibliographie. — La Véridique Histoire de la Nouvelle-Espagne, traduit de l’espagnol de Bernai del Castillo (1877-1887), ouvrage couronné par l’Académie française ; — Les Trophées (1893) ; — La Nonne Alferez (1894).

Ces ouvrages se trouvent chez Alphonse Lemerre.

José-Maria de Heredia a collaboré aux divers Parnasses, à la Revue des Deux-Mondes, à l’ancienne Revue de Paris, à la Revue Française, à la Renaissance, à la Revue des Lettres et des Arts, à la République des Lettres, à la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, au Temps, au Figaro, à la Nouvelle Revue, etc.

Fils d’un père espagnol et d’une mère française, José-Maria de Heredia, né le 22 novembre 1842 dans les montagnes de la Sierra Madré, proche Santiago de Cuba, mort le 3 octobre 1905 au château de Bourdonné en Seine-et-Oise, descendait de ces fameux conquistaderes espagnols qui vécurent la prodigieuse épopée du nouveau monde ; un de ses ancêtres accompagna Cortex et fonda Carthagène des Indes.

Elevé en France, au collège de Saint-Vincent, à Senlis, par de bons prêtres, excellents humanistes, le poète ne quitta sa patrie d’adoption que pour faire un court séjour à l’Université de la Havane, puis revint à Paris et suivit les cours de l’Ecole des chartes. S’étant lié avec Leconte de Lisle, il devint l’un des intimes du maître et l’un des habitués les plus assidus de ses fameuses soirées parnassiennes.

« Heredia, dit M. Xavier de Ricard, s’y montra joyeux, exubérant, heureux de vivre : il s’extériorisait tumultueusement par le geste, la voix, le rire. Tout épanoui en joie, il semblait, cet heureux, avoir, lui seul de nous tous, concilié l’art et la vie en une si intime harmonie qu’elle n’était jamais troublée même de la plus brève dissonance »… Et plus loin : « Déjà Heredia pensait à son recueil qui ne devait paraître que près de trente ans après, — admirable témoignage d’une conviction de poète qui ne compte pas avec le temps pour parfaire son œuvre. Mais alors, ce livre, qui depuis s’est appelé Les Trophées, devait s’intituler Les Fleurs de feu, et déjà même le sonnet liminaire en était composé. Il fut publié dans le premier volume du Parnasse[12]. »

« Heredia se fit remarquer par l’éclatante plénitude de son style. Nul ne poussa aussi loin que lui le souci de la perfection plastique. Son œuvre se compose d’un certain nombre de morceaux épiques tels que les Conquérants de l’or, de tierces rimes et de sonnets d’une originalité puissante. On peut dire que José-Maria de Heredia a transformé ce petit poème à forme fixe et qu’il en a fait un usage nouveau. Tour à tour descriptif, mythologique, héroïque, il sait composer en quatorze vers des tableaux achevés, d’un merveilleux éclat. M. Jules Lemaître a pu dire très justement : « Chacun de ses sonnets suppose une longue préparation, et que le poète a vécu des mois dans le pays, dans le temps, dans le milieu particulier que ces deux quatrains et ces deux tercets ressuscitent. Chacun d’eux résume à la fois beaucoup de science et beaucoup de rêve. Tel sonnet renferme toute la beauté d’un mythe, tout l’esprit d’une époque, tout le pittoresque d’une civilisation. » On retrouve, en effet, dans ces merveilleux poèmes, la nature ardente et fleurie où s’écoula l’enfance du poète, l’âme des Conquistadores dont il descend, les purs souvenirs de la beauté antique qu’il évoque pieusement. Le sonnet, avant José-Maria da Heredia, n’approchait pas de la richesse et de la grandeur que cet ouvrier poète lui a données. (Anatole France.)

Les lignes suivantes de M. Gaston Deschamps, en même temps qu’elles expliquent le souci d’exactitude qui hante constamment le poète, nous font assister en quelque sorte à l’élaboration lente et tout intérieure des chefs-d’œuvre dont le maître sonnettiste enrichit la littérature française :

« Les vers de José-Maria de Heredia attestent un vif souci d’exactitude… Que voulez-vous ? Quand on a été c h artiste, on reste toujours ami des textes et des documents… Heredia a fréquenté, tout jeune, les archives, les vieilles armures et les églises vénérables — Il s’est habitué à saisir d’une vue directe la figure du passé. Il s’est plu aux doctes dissertations, aux monographies, aux recueils de parchemins, aux albums d’armoiries, aux glossaires. Il est demeuré grand lecteur de mémoires érudits, de brochures rares, de commentaires peu connus. Les sociétés savantes des départements lui ont fourni, plusieurs fois, des motifs de poésie : souvent une planche d’archéologie entrevue dans une bibliothèque, un pan de mur, une statue cassée qui gît dans l’herbe, un fragment de stèle, une guirlande de palmettes qui court sur une frise, se fixent dans son esprit, l’accompagnent partout, à pied et à cheval, en voiture ou en omnibus, au théâtre et dans le monde. Les jours passent, les semaines, les mois, parfois les années. La vision s’enrichit de lectures et de méditations nouvelles ; elle attire des mots colorés et sonores ; elle se vêt de pourpre, d’azur et d’or ; elle se couvre de cristaux et d’aiguilles comme ces branches de bois mort que l’on jette dans les mines de Harz. Brusquement elle éclate en une magnificence de phrases, en un triomphe de rimes ; elle scintille, elle éblouit’, elle émerveille. La poésie française compte un sonnet de plus… Successeur des poètes qui ont introduit l’Espagne en France, héritier d’une longue lignée qui va de Jean Chapelain à Pierre Corneille et d’Abel Hugo à Victor Hugo, l’auteur des Trophées se distingue cependant de tous ses devanciers par des traits qui lui sont personnels. Son char Us me n’a pas nui, tant s’en faut, à son esthétique. Les triomphes de la philologie l’ont émerveillé. Il a vu les profondeurs du passé magnifiquement illuminées par ces sciences très spéciales que le vulgaire ignore ou méprise, et qui sont d’admirables lampes de mineur : l’archéologie, l’épigraphie, la diplomatique. Il a compris que l’office et le bienfait de la littérature consistent surtout à ouvrir au public des trésors cachés et à faire entrer dans le domaine de tous ce qui était auparavant l’exclusive propriété de quelques spécialistes volontiers jaloux. Ce Parnassien est un moderne. » {La Vie et les Livres.)

Célèbre depuis de longues années par ses sonnets publiés dans les grandes revues, José-Maria de Heredia fut élu membre de l’Académie française en février 1894, un an après la publication des Trophées.




NÉMÉE


Depuis que le Dompteur entra dans la forêt
En suivant sur le sol la formidable empreinte,
Seul, un rugissement a trahi leur étreinte.
Tout s’est tu. Le soleil s’abîme et disparait.

A travers le hallier, la ronce et le guéret,
Le pâtre épouvanté qui s’enfuit vers Tirynthe
Se tourne, et voit d’un œil élargi par la crainte
Surgir au bord des bois le grand fauve en arrêt.

Il s’écrie. Il a vu la terreur de Némée
Qui sur le ciel sanglant ouvre sa gueule armée,
Et la crinière éparse et les sinistres crocs ;
Car l’ombre grandissante avec le crépuscule
Fait, sous l’horrible peau qui flotte autour d’Hercule,
Mêlant l’homme à la bête, un monstrueux héros.


(Les Trophées.)


LE THERMODON


Vers Thémiscyre en feu qui tout le jour trembla
Des clameurs et du choc de la cavalerie,
Dans l’ombre, morne et lent, le Thermodon charrie
Cadavres, armes, chars que la mort y roula.

Où sont Phœbé, Marpé, Philippis, Aella,
Qui, suivant Hippolyte et l’ardente Astérie,
Menèrent l’escadron royal à la tuerie ?
Leurs corps déchevelés et blêmes gisaient là.

Telle une floraison de lis géants fauchée,
La rive est aux deux bords de guerrières jonchée,
Où parfois se débat et hennit un cheval ;

Et l’Euxin vit, à l’aube, aux plus lointaines berges
Du fleuve ensanglanté d’amont jusqu’en aval.
Fuir des étalons blancs, rouges du sang des Vierges.


(Les Trophées.)


LE CHEVRIER


O berger, ne suis pas dans cet âpre ravin
Les bonds capricieux de ce bouc indocile ;
Aux pentes du Ménale, où l’été nous exile,
La nuit monte trop vite et ton espoir est vain.

Restons ici, veux-tu ? J’ai des figues, du vin.
Nous attendrons le jour en ce sauvage asile.
Mais parle bas. Les Dieux sont partout, ô Mnasyle,
Hécate nous regarde avec son œil divin.

Ce trou d’ombre là-bas est l’antre où se retire
Le démon familier des hauts lieux, le Satyre ;
Peut-être il sortira, si nous ne l’effrayons.

Entends-tu le pipeau qui chante sur ses lèvres ?
C’est lui ! Sa double corne accroche les rayons,
Et, vois, au clair de lune il fait danser mes chèvres.


(Les Trophées.)


L’ESCLAVE


Tel, nu, sordide, affreux, nourri des plus vils mets,
Esclave, — vois, mon corps en a gardé les signes, —
Je suis né libre au fond du golfe aux belles lignes
Où l’Hybla plein de miel mire ses bleus sommets.

J’ai quitté l’île heureuse, hélas !… Ah ! si jamais
Vers Syracuse et les abeilles et les vignes
Tu retournes, suivant le vol vernal des cygnes,
Cher hôte, informe-toi de celle que j’aimais.


Reverrai-je ses yeux de sombre violette,
Si purs, sourire au ciel natal qui s’y reflète
Sous l’are victorieux que tend un sourcil noir ?

Sois pitoyable ! Pars, va, cherche Cléariste
Et dis-lui que je vis encor pour la revoir.
Tu la reconnaîtras, car elle est toujours triste.


(Les Trophées.)


LA TREBBIA


L’aube d’un jour sinistre a blanchi les hauteurs.
Le camp s’éveille. En bas roule et gronde le fleuve
Où l’escadron léger des Numides s’abreuve.
Partout sonne l’appel clair des buccinateurs.

Car malgré Scipion, les augures menteurs,
La Trebbia débordée, et qu’il vente ou qu’il pleuve,
Sempronius Consul, fier de sa gloire neuve,
A fait lever la hache et marcher les licteurs.

Rougissant le ciel noir de flamboîments lugubres,
A l’horizon, brûlaient les villages Insubres ;
On entendait au loin barrir un éléphant.

Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,
Hannibal écoutait, pensif et triomphant,
Le piétinement sourd des légions en marche.


(Les Trophées.)


À UN TRIOMPHATEUR


Fais sculpter sur ton arc, Impérator illustre,
Des files de guerriers barbares, de vieux chefs
Sous le joug, des tronçons d’armures et de nefs,
Et la flotte captive, et le rostre, et l’aplustre.

Quel que tu sois, issu d’Ancus ou né d’un rustre,
Tes noms, famille, honneurs et titres, longs ou brefs,
Grave-les dans la frise et dans les bas-reliefs
Profondément, de peur que l’avenir te frustre.

Déjà le Temps brandit l’arme fatale. As-tu
L’espoir d’éterniser le bruit de ta vertu ?
Un vil lierre suffit à disjoindre un trophée ;

Et seul, aux blocs épars des marbres triomphaux
Où ta gloire en ruine est par l’herbe étouffée,
Quelque faucheur samnite ébréchera sa faulx.


(Les Trophées.)


SOIR DE BATAILLE


Le choc avait été très rude. Les tribuns
Et les centurions, ralliant les cohortes,
Humaient encor dans l’air, où vibraient leurs voix fortes,
La chaleur du carnage et ses âcres parfums.

D’un œil morne, comptant leurs compagnons défunts,
Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes,
Au loin tourbillonner les archers de Phraortes ;
Et la sueur coulait de leurs visages bruns.

C’est alors qu’apparut, tout hérissé de flèches,
Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches,
Sous la pourpre flottante et l’airain rutilant,

Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare,
Superbe, maîtrisant son cheval qui s’effare,
Sur le ciel enflammé, l’Impérator sanglant.


(Les Trophées.)


ANTOINE ET CLÉOPATRE


Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse,
L’Egypte s’endormir sous un ciel étouffant,
Et le fleuve, à travers le Delta noir qu’il fend,
Vers Bubaste ou Sais rouler son onde grasse.

Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse,
Soldat captif berçant le sommeil d’un enfant,
Ployer et défaillir sur son cœur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.

Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu’enivraient d’invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires ;

Et sur elle courbé, l’ardent Impérator
Vit dans ses larges yeux étoiles de points d’or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.


(Les Trophées.)


LES CONQUÉRANTS


Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.





Bibliographie. — La France, livre de lecture à l’usage des classes, en collaboration avec M. Lévi-Alvarez, 4 volumes (1854-1858, plusieurs fois réimprimé) ; — Pages intimes, poèmes (1866) ; — Poèmes populaires ; — Les Ouvriers, drame en un acte et en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1870) ; — Pendant la guerre, poésies (1871) ; — L’Absent, drame (1873) ; — En voyage, poésie (1890) ; — Poésies de l’école et du foyer (1892). — En outre : éditions classiques de morceaux choisis de J.-B. Rousseau et d’André Chénier.

Les poésies d’Eugène Manuel ont été publiées par Calmann-Lévy.

Eugène Manuel a collaboré au Parnasse et à divers journaux revues.

Eugène Manuel, né à Paris le 13 juillet 1823, mort en 1901, fils d’un médecin israélite, fit de brillantes études au Collège Charlemagne, entra en 1843 à l’Ecole normale, et fut successivement professeur de seconde et de rhétorique à Dijon, à Grenoble et à Tours, puis, à partir de 1849, dans divers lycées de Paris. Chef de cabinet de Jules Simon, en septembre 1870, inspecteur de l’académie de Paris en 1872, il fut nommé inspecteur général de l’instruction publique en 1878.

Eugène Manuel a chanté les douces affections de famille, l’amour de la patrie, la pitié envers les déshérités. « Une lumière idéale enveloppe sa poésie et jette son voile d’or sur les réalités de la vie ou de la nature. Il y a comme deux courants distincts dans la poésie de Manuel : l’un vient du fond d’une vie sincère, souvent troublée, mais plus forte que ses troubles, et d’une âme virilement attachée au devoir, défendue, par lui, contre les lâches défaillances ; l’autre vient, non plus de ces profondeurs émues de l’existence humaine, mais des hauteurs de la pensée pure, de ces sommets sacrés où l’esprit se sent plus voisin de l’infini. Bien que l’une de ces inspirations domine, elles se rencontrent, à plusieurs reprises, sans se confondre, dans l’émotion du poète : chacune a son contre-coup distinct dans l’âme du lecteur. » (E. Caro.)

VIATIQUE


Si vous voulez chanter, il faut croire d’abord :
Croire au Dieu qui créa le monde et l’harmonie,
Qui d’un de ses rayons allume le génie,
Et se révèle à lui dans le plus humble accord ;
Si vous voulez chanter, il faut croire d’abord.

Si vous voulez combattre, il faut croire d’abord :
Il faut que le lutteur affirme la justice ;
Il faut pour le devoir qu’il s’offre en sacrifice,
Et qu’il soit le plus pur s’il n’est pas le plus fort :
Si vous voulez combattre, il faut croire d’abord.

Si vous voulez aimer, il faut croire d’abord :
Croire à l’âme immortelle, aux amours infinies,
Pour la terre et le ciel également bénies ;
Croire au serment sacré qui survit à la mort :
Si vous voulez aimer, il faut croire d’abord.


(En voyage.)



DISCRÉTION


Ne le dis pas à ton ami,
Le doux nom de ta bien-aimée :
S’il allait sourire à demi,
Ta pudeur serait alarmée.

Ne le dis pas à ton papier,
Quand tout bas la Muse t’invite :
L’œil curieux peut épier
La confidence à peine écrite.

Ne le trace pas, au soleil,
Sur le sable, le long des grèves ;
Ne le dis pas à ton sommeil,
Qui pourrait le dire à tes rêves ;

Ne le dis pas à cette fleur,
Qui de ses cheveux glisse et tombe ;
Et, s’il faut mourir de douleur,
Ne le dis pas même à la tombe :

Car ni l’ami n’est assez pur,
Ni la fleur n’est assez discrète,
Ni le papier n’est assez sûr,
Pour ne pas trahir le poète ;

Ni le flot qui monte assez prompt
Pour couvrir la trace imprimée,
Ni le sommeil assez profond,
Ni la tombe assez bien fermée.


(Pages intimes.)


LE COMMENCEMENT ET LA FIN


Enfant, à votre première heure,
On vous sourit, et vous pleurez.
Puissiez-vous, quand vous partirez,
Sourire, alors que l’on vous pleure !


LA MÈRE ET L’ENFANT


J’avais plus d’une fois fait l’aumône, le soir,
A certaine pauvresse errant sur un trottoir.
Comme un spectre dans l’ombre, et d’allure furtive,
On la voyait passer et repasser, craintive,
Maigre, déguenillée, et pressant dans ses bras
Un pauvre corps d’enfant que l’on ne voyait pas :
Cher fardeau qu’un haillon emmaillote et protège
Et qui dormait en paix, sous la pluie et la neige,
Trouvant, près de ce sein flétri par la douleur,
Son seul abri, sans doute, et sa seule chaleur l

Elle tendait la main. Suppliante et muette,
Sous les rayons blafards qu’au loin le gaz projette,
Elle glissait rapide, et, dans les coins obscurs,
Au détour des maisons ou le long des vieux murs.
S’approchait, d’un regard vous disait sa misère :
Et, comme à ces tableaux tout cœur ému se serre,
On lui donnait.
Parfois, j’ai longuement rêvé
A ces grands dénûments qui hantent le pavé !

Faut-il poursuivre, hélas ! et ce que je vais dire,
La vulgaire pitié, l’accueillant pour maudire,
S’en fera-t-elle une arme ? Et dans chaque passant
Aurai-je fait germer un soupçon renaissant ?
Ah ! si par mon récit j’allais fermer une âme,
Rendre suspect le pauvre, et la misère infâme ;
Si je devais glacer un seul cœur révolté,
Si je devais tarir ta source, ô charité,
Et, rassurant tout bas l’égoïsme du sage,
Arrêter seulement une obole au passage,
Je me tairais ! — Mais non. Pourquoi cacher sans fin
Les conseils ténébreux qui naissent de la faim ?
Sondons, pour mieux guérir ! Je hais le mal qu’on farde !
J’aperçois plus profond l’abîme où je regarde,
Mais non pas moins navrante et moins digne d’amour
L’affreuse vérité qui se dévoile au jour !

Et qu’importe, après tout ! Donnons dans chaque piège !

Devant la main qu’on tend l’enquête est sacrilège.
Pour que le pauvre ait droit à notre charité,
Il suffit de sa honte et de sa pauvreté ;
Et tout ce qu’on découvre, et tout ce qu’on devine,
Ne doit rien retrancher de l’aumône divine !

Un soir, je vis la femme à vingt pas devant moi :
Elle précipitait sa course avec effroi :
On la suivait. Un homme, un agent, l’interpelle,
Et, traversant la rue, il marche droit sur elle ;
Il la saisit, du geste écarte brusquement
Le châle où reposait le pauvre être dormant,
Prend le bras qui résiste, et l’enfant tombe à terre !
L’enfant, non : pas un cri ne sortit de la mère.
Quelques haillons, noués d’un mauvais fichu blanc,
Jusqu’au bord du ruisseau vont en se déroulant ;
Et, comme j’approchais, l’homme au cruel office
De l’informe paquet me fit voir l’artifice.

Un éblouissement me passa sur les yeux ;
J’aurais voulu douter du spectacle odieux ;
Et, bien qu’on m’eût déjà conté ce stratagème,
J’éprouvais un dégoût à le toucher moi-même !
Ces enfants endormis que je rêvais si beaux,
N’étaient plus désormais que langes et lambeaux !
De quel nom vous nommer, prières, larmes feintes ?
O misère, qui joue avec ces choses saintes
Et peut si bien mentir que le cœur se défend
D’un désespoir de mère et d’un sommeil d’enfant !
J’allais m’enfuir, laissant la misérable aux prises
Avec l’agent, moins tendre à de telles surprises,
Quand j’entendis, tremblante et brisée, une voix
Qui m’implorait :

« Monsieur ! c’est la première fois !
Si vous voulez me croire, et venir, et me suivre,
Vous verrez l’autre : il vit ! car le petit veut vivre !
C’est lui qu’hier encor je portais ; mais ce soir
Il fait si froid ! l’enfant est si chétif à voir !
Et, quand il tousse, on est si navré de l’entendre,
Que je n’ai pas voulu, pour cette fois, le prendre,
Car c’était le tuer, — vous comprenez cela ?… —

Et c’est pourquoi j’ai fait bien vite… celui-là !
Qu’on ne m’arrête point ! vous êtes charitable :
Venez, et vous verrez l’enfant, — le véritable. »

Et la femme aux haillons devant moi sanglotait ;
Et j’ai cru, comme vous, ce qu’elle racontait.


(Poèmes populaires.)







Bibliographie. — Rimes neuves et vieilles, avec une préface de George Sand (1866) ; — Les Renaissances (1870) ; — La Gloire du souvenir (1872) ; — Ange Bosani, drame en trois actes, avec Emile Bergerat (1873) ; — Aline, un acte, en vers, avec Hennequin (1875) ; — Poésies : les Amours, la Vie, l’Amour (1866-1874), — La Chanson des heures (1874-1878) ; — Dimitri, opéra en cinq actes, avec de Bornier, musique de Joncières (1876) ; — Les Ailes d’or (1878-1880) ; — Myrrha, saynète romaine (1880) ; — Monsieur, comédie-bouffe en trois actes, avec Burani (1880) ; — Le Pays des roses (1880-1882) ; — Galante Aventure, opéra-comique en trois actes, avec Davyl, musique de E. Guiraud (1882) ; — Le Chemin des étoiles (1882-1885) ; — Les Farces de mon ami Jacques (1882) ; — Mémoires d’un galopin (1882) ; — Pour faire rire (1882) ; — Les Bêtises de mon oncle (1883) ; — Chroniques du temps passé (1883) ; — Aline, un acte, en vers, avec Hennequin (1883) ; — Henri VIII, opéra en quatre actes et six tableaux, avec L. Détroyat, musique de Camille Saint-Saëns (1883) ; — En pleine fantaisie (1884) ; — Contes pantagruéliques (1884) ; — Le Livre des joyeusetés (1884) ; — Histoires belles et honnestes (1884) ; — Pedro de Zamalca, opéra en quatre actes, musique de Benjamin Godard (1884) ; — La Tési, drame en quatre actes (1884) ; — Le Dessus du panier (1885) ; — Les Cas difficiles (1885) ; — Contes à la Comtesse (1885) ; — Contes de derrière les fagots (1886) ; — Le Livre des fantaisies (1887) ; — Au Pays du rire (1888) ; — Jocelyn, opéra en quatre actes (1888) ; — Roses d’octobre (1884-1889) ; — Contes à la brume (1889) ; — Histoires joviales (1890) ; — Sapho, pièce en un acte, en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1891) ; — Grisélidis, comédie en trois actes, en vers libres, avec E. Morand, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1891) ; — Portraits et Souvenirs (1866-1891) ; — L’Or des couchants (1889-1892) ; — Histoires extravagantes (1892) ; — Les Drames sacrés, tableaux religieux, d’après les peintres italiens des xive et xve siècles, musique de Gounod (1893) ; — Contes désopilants (1893) ; — Histoires abracadabrantes (1893) ; — Sapho, un acte, en vers (1893) ; — La Cosake (1894) ; — Veillées joviales (1894) ; — Chroniques du temps passé (1895) ; — Fariboles amusantes (1895) ; — Histoires gaies (1895) ; — Les Aurores lointaines (1895) ; — Les Cas difficiles (1893) ; — Contes irrévérencieux (1896) ; — Contes tragiques et sentimentaux (1896) ; — La Plante enchantée (1896) ; — Récits de belle humeur (1896) ; — La Sculpture au Salon (1896) ; — Trente Sonnets pour Mme Bartet (1896) ; — Au Fil du rire (1897) ; — Chemin de croix, douze poèmes (1897) ; — La Sculpture au Salon (1897) ; — Tristan de Lionois, pièce en trois actes et sept tableaux, en vers (1897) ; — Les Contes de l’archer (1898) ; — La Sculpture au Salon (1898) ; — Les Tendresses, poésies (1898).

Les œuvres d’Armand Silvestre ont été publiées par Alphonse Lemerre et G. Charpentier.

Armand Silvestre a collaboré au Parnasse, au Gil Blas, à l’Opinion Nationale, à l’Estafette, à la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, etc.

Fils d’un magistrat parisien, Armand Silvestre, né à Paris le 18 avril 1837, mort le 19 février 1901 à Toulouse, fut d’abord destiné à la magistrature. Mais, absorbé par l’étude des mathématiques, il se fit recevoir à l’École polytechnique et en sortit en 1859, officier du génie, après avoir publié différents mémoires dans les journaux scientifiques. Il quitta presque immédiatement la carrière militaire pour se consacrer aux lettres, et ne reprit du service que pendant la guerre de 1870-71. Il fit la campagne comme capitaine.

Entré en 1869 au ministère des finances, il devint sous-chef de bureau de la bibliothèque et des archives, suivant régulièrement sa carrière administrative. En même temps, il publiait des écrits dans des genres fort divers et obtint une notoriété considérable.

Le 12 octobre 1892, il fut nommé inspecteur des beaux-arts.

George Sand, ayant lu ses premiers vers en épreuves, conçut pour cette poésie si éclatante et si passionnée une telle admiration qu’elle voulut, bien qu’elle ne connût point l’auteur, présenter elle-même l’œuvre au public. Ce premier recueil paru en 1866 et eut pour titre Rimes neuves et vieilles. Puis vinrent Les Renaissances (1870), La Gloire du souvenir (1872), Poésies : les Amours, la Vie, l’Amour (1866-1874). Six nouveaux recueils parurent successivement sous le titre de Poésies nouvelles : la Chanson des Heures (1874-1878), Les Ailes d’or (1880), Le Pays des Roses (1882), Le Chemin des étoiles (1885), Roses d’octobre (1889), L’Or des couchants (1892).

En même temps qu’il publiait ses vers, Armand Silvestre se signalait par une fécondité très grande dans un genre tout différent : les contes rabelaisiens qu’il donnait à divers journaux parisiens, spécialement au Gil Blas, et il s’essayait dans la critique d’art, où il se montra écrivain élégant et châtié. Silvestre a publié des revues illustrées des Salons et des expositions de peinture. Il a fourni en outre le texte de plusieurs belles publications illustrées, telles que Floréal (1891) et La Russie illustrée (1891). Enfin, sous le titre de Portraits et Souvenirs, il a réuni un certain nombre d’articles parus de 1866 à 1891.

Son activité littéraire s’est traduite aussi au théâtre, pour lequel il a composé et fait représenter des pièces diverses allant de l’opérette-bouffe au mystère religieux.

Armand Silvestre a été, dit M. Jules Lernaitre, « l’un des plus lyriques, des plus envolés, des plus mystiques et des mieux sonnants parmi les lévites du Parnasse… Chez ce Panurge bien en chair, il y eut un Hindou, un Grec, un Alexandrin. »

Et dans la Vie littéraire (1892), M. Anatole France caractérise comme suit le monde poétique « impalpable, impondérable », d’Armand Silvestre : « Les personnages qu’il crée dans ses magnifiques sonnets sont affranchis du temps et de l’espace. Et, par un contraste singulier, ce monde diaphane est un monde sensuel ; la passion qui règne dans ces espaces éthérés est la passion de la chair. C’est le miracle de ce poète : il fait subir aux corps une sorte de transsubstantiation et tire de la volupté physique un mysticisme exalté. Je me figure quelques-unes des très belles strophes de M. Silvestre écrites en grec, à Alexandrie, et lues dans la fièvre par quelques disciples de Porphyre ou de Jainblique, et j’imagine que plus d’un aurait saisi dans ces vers des sens symboliques et métaphysiques. Les enthousiastes (il n’en manquait pas alors) eussent salué en l’amante du poète une nouvelle Sophia ; les Renaissances et la Gloire du souvenir, venues à cette heure de l’humanité, eussent donné naissance à une doctrine hermétique… A un certain degré d’exaltation, le mystique et le sensuel sont amenés à échanger leur domaine. Sainte Thérèse donne à l’amour de Dieu les caractères d’un amour physique, et Armand Silvestre prête à la volupté charnelle la noblesse des voluptés idéales. »

IMMORTALITÉ


Où vont les étoiles en chœurs ?
— Elles s’en vont où vont nos cœurs,
Au-devant de l’aube éternelle.
Mêlons notre âme à leurs rayons
Et, sur leurs ailes d’or, fuyons
A travers la nuit solennelle.

L’Ombre n’est, dans l’immensité,
Qu’un seuil au palais de clarté
Qu’ouvre la Mort comme une aurore.
L’Ombre n’est que l’obscur chemin
Qui mène d’hier à demain,
Du soir au matin près d’éclore.

Suivons donc ces astres sacrés
Qui du jour montent les degrés,
Des ombres déroulant la chaîne.
Comme eux, vers la Mort nous glissons
Et, comme eux, quand nous pâlissons.
C’est que la Lumière est prochaine.


LA LYRE


La Lyre est l’amie éternelle !
L’Art montre l’éternel chemin I
Tout bonheur durable est en Elle,
En Lui git tout l’honneur humain !
Aux saintes cordes de la Lyre
Vibre, après l’amoureux délire,
Le réveil de notre fierté.
A notre cœur même arrachées,
Elles chantent, sitôt touchées,
Un hymne d’immortalité !


LA VÉNUS DE MILO


Ce ne fut ni la chair vivante, ni l’argile,
Qui servit de modèle à ce corps radieux :
La femme a moins d’orgueil, — la terre est trop fragile,
Et ce marbre immortel vient du pays des Dieux.

Jamais l’âme cruelle aux amantes cachée
N’eut ce sein ni ce front augustes pour prison,
Et la double colline à ce torse attachée
N’abrite pas un cœur fait pour la trahison.

Comme un rocher marin, cette gorge tendue
Vers l’invisible amour des cieux immaculés
Brise de nos désirs la caresse éperdue,
Et la refoule au fond de nos esprits troublés.

Image de granit sur nos fanges dressée,
Phare debout au seuil des océans amers,
Statue où le reflet de l’antique pensée
Luit encor sur les temps comme un feu sur les mers !

Toi qui demeures seule à la porte du temple
Dont l’idéal lointain habite les sommets
Et que notre regard avec effroi contemple,
— Celui qui mutila la pierre où tu dormais

Fit au cœur du poète une entaille profonde,
Car, ô Fille des Dieux, immortelle Beauté,
Tes bras, en se brisant, laissèrent choir le monde
Dans les gouffres abjects de la réalité !

(Le Paya des roses.)


LE PÈLERINAGE


Après vingt ans d’exil, de cet exil impie
Où l’oubli de nos cœurs enchaîne seul nos pas,
Où la fragilité de nos regrets s’expie,
Après vingt ans d’exil que je ne comptais pas,

J’ai revu la maison lointaine et bien-aimée
Où je rêvais, enfant, de soleils sans déclin,
Où je sentais mon âme à tous les maux fermée,
Et dont, un jour de deuil, je sortis orphelin.

J’ai revu la maison et le doux coin de terre
Où mon souvenir seul fait passer sous mes yeux
Mon père souriant avec un front austère,
Et ma mère pensive avec un front joyeux.

Rien n’y semblait changé des choses bien connues
Dont le charme autrefois bornait mon horizon :
Les arbres familiers, le long des avenues,
Semaient leurs feuilles d’or sur le même gazon ;

Le berceau de bois mort qu’un chèvrefeuille enlace,
Le banc de pierre aux coins par la mousse mordus,
Ainsi qu’aux anciens jours tout était à sa place,
Et les hôtes anciens y semblaient attendus.

Ma mère allait venir, entre ses mains lassées
Balançant une fleur sur l’or pâle du soir ;
Au pied du vieux tilleul, gardien de ses pensées.
Son Horace à la main, mon père allait s’asseoir.

Tous deux me chercheraient des yeux dans les allées
Où de mes premiers jeux la gaîté s’envola ;
Tous deux m’appelleraient avec des voix troublées
Et seraient malheureux ne me voyant pas là.


J’allais franchir le seuil : « C’est moi, c’est moi, mon père ! »
Mais ces rires, ces voix, je ne les connais pas.
Pour tout ce qu’enfermait ce pauvre enclos de pierre,
J’étais un étranger !… Je détournai mes pas…

Mais, par-dessus le mur, une aubépine blanche
Tendait jusqu’à mes mains son feuillage odorant.
Je compris sa pitié ! J’en cueillis une branche,
Et j’emportai la fleur solitaire en pleurant !


(Les Ailes d’or.)


QUAND TON SOURIRE ME SURPRIT…


Quand ton sourire me surprit,
Je sentis frémir tout mon être ;
Mais ce qui domptait mon esprit,
Je ne pus d’abord le connaître.

Quand ton regard tomba sur moi,
Je sentis mon âme se fondre ;
Mais ce que serait cet émoi,
Je ne pus d’abord en répondra.

Ce qui me vainquit à jamais,
Ce fut un plus douloureux charme,
Et je n’ai su que je t’aimais
Qu’en voyant ta première larme !


(Poésies.)


LES ARBRES


Les grands chênes, pareils à de sombres amants,
Tordent dans l’air leurs bras où pend leur chevelure,
Et, debout sous le vent, ont la sinistre allure
Des mornes désespoirs et des accablements.

Comme un prince très vieux dont la tête vacille
Sous le poids des longs jours, le bouleau maigre et blanc,
Haut et d’argent vêtu, se dresse somnolent
Dans une majesté vaguement imbécile.

Les peupliers ardus ont l’air d’âpres chercheurs
Que sèche la pensée et qu’alanguit le rêve,

Qui, vers l’azur tendus, y poursuivent sans trêve
Des nuages volants les mortelles fraîcheurs.

Près des sources où dort l’Ame errante des fleuves
Qu’ont bus les sables d’or et les soleils jaloux,
Pleure, au front incliné des saules à genoux,
L’immortelle douleur des mères et des veuves.

— C’est qu’ils portent en eux, les arbres fraternels,
Tous les débris épars de l’humanité morte
Qui flotte dans leur sève et, de la terre, apporte
A leur vivants rameaux ses aspects éternels.

Et, tandis qu’affranchis par les métamorphoses,
Les corps brisent enfin leur moule passager,
L’Esprit demeure et semble à jamais se figer
Dans l’immobilité symbolique des choses.


(Poésies.)


PROMÉTHÉE


Roulant son torse épais sur les rocs amortis,
D’un long gémissement il troubla la nature :
— Sinistre compagnon dont je suis la pâture,
Vole et porte mon cœur saignant à tes petits.

Tu n’as pas fait encor le tour de ma blessure :
J’ai de larges festins pour tes grands appétits !
Ce n’est pas toi qui fais ma suprême torture,
Vautour, tombeau vivant qui, vivant, m’engloutis.

Lugubre oiseau de proie, ami des funérailles,
Sans pitié ni remords laboure mes entrailles :
Tes serres ni ton bec n’égaleront jamais

Le tourment qui me vient de l’azur implacable…
Ironique splendeur, voûte d’or qui m’accable,
Sérénité des cieux profonds et que je hais !


(Poésies.)






Bibliographie. — Poèmes saturniens, poésies (Lemerre, Paris, 1866) ; — Fêtes galantes, poésies (Lemerre, Paris, 1869) ; — La Bonne Chanson, poésies (Lemerre, Paris, 1870) ; — Romances sans paroles, poésies (typographie de M. L’Hermitte, Sens, 1874) ; — Sagesse, poésies (Société générale de librairie catholique, Palmé, 1881) ; — Les Poètes Maudits, prose (Vanier, Paris, 1884) ; — Jadis et Naguère, poésies (Vanier, Paris, 1884) ; — Louise Leclercq, prose (Vanier, Paris, 1886) ; Mémoires d’un veuf, prose (Vanier, Paris, 1886) ; — Romances sans paroles, poésies, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1887) ; — Les Poètes maudits, prose, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1888) ; — Amour, poésies (Vanier, Paris, 1888) ; — Sagesse, poésies, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1889) ; — Parallèlement, poésies (Vanier, Paris, 1889) ; — Dédicaces, poésies (Bibliothèque artistique et littéraire, Paris, 1890) ; — Poèmes saturniens, poésies, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1890) ; — Femmes, poésies, 175 exemplaires (1890) ; — Bonheur, poésies (Vanier, Paris, 1891) ; — Choix de poésies, avec un portrait d’après Eugène Carrière (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1891) ; — Chansons pour Elle, poésies (Vanier, Paris, 1891) ; — Les Uns et les Autres, comédie en un acte, en vers (Vanier, Paris, 1891) ; — Mes Hôpitaux, prose (Vanier, Paris, 1891) ; — Liturgies intimes, avec un portrait par Hayet (Bibliothèque du Saint-Graal, Paris, 1892) ; — Mémoires d’un veuf, prose, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1892) ; — Louise Leclercq, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1892) ; — Mes Prisons, prose (Vanier, Paris, 1893) ; — Élégies, poésies (Vanier, Paris, 1893) ; — Quinze Jours en Hollande (Paris, 1893) ; — Odes en son honneur, poésies (Vanier, Paris, 1893) ; — Dans les limbes, poésies (Vanier, Paris, 1894) ; — Dédicaces, poésies, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1894) ; — Épigrammes, poésies (Bibliothèque artistique et littéraire, Paris, 1894) ; — Confessions, prose (librairie du Fin de siècle, Paris, 1895) ; — Quinze Jours en Hollande (Vanier, Paris, 1895) ; — Chair, poésies (Bibliothèque artistique et littéraire, Paris, 1896) ; — Invectives, poésies (Vanier, Paris, 1896) ; — Confessions, prose, nouvelle édition (Bibliothèque artistique et littéraire, Paris, 1897) ; — Œuvres complètes de Paul Verlaine (Vanier, Paris, 1899). — En outre : sous le pseudonyme de Pierre et Paul, vingt-six biographies dans Les Hommes d’aujourd’hui (Vanier, Paris) ; — Chez soi à l’hôpital (Revue Blanche, 16 février 1895) ; — Croquis de Belgique (Revue Encyclopédique, ler mai 1895) ; — Lettres, une Saison à Aix-les-Bains, août-septembre 1888 (Revue Blanche, 15 novembre « t 1" décembre 1896) ; — Vive le Roy ! fragment d’un drame inachevé (La Plume, 1e avril 1897) ; — lettres et documents inédits dans l’ouvrage de M. Ph. Zilcken:Paul Verlaine; — Quatorzain de sonnets [sur les livres], manuscrit appartenant à M. P. Dauze (1896).

Paul Verlaine a collaboré à la Revue du Progrès (1865), au Parnasse (1866), à la Revue des Lettres et des Arts (1867), à la Nouvelle Némésis (1868), à Lutece (1883-1885), à la Revue Contemporaine (1885), au Décadent (1886), à la Vogue, le série (1886), au Scapin (1886), à la Décadence (1886), à la Revue Indépendante, 3e série (1886) et 4e série (1889), aux Chroniques (1887), à la Petite Revue (1888), à la Revue d’aujourd’hui (1890), aux Entretiens Politiques et Littéraires (1890), au Saint-Graal (1892), à la Plume, à la Revue Encyclopédique, à la Revue Blanche, à la Cravache, à Vendémiaire, à Art et Critique, au Chat Noir, à la France Littéraire, à l’Épreuve Littéraire, au Gil Blas, au Figaro, à l’Écho de Paris, à The Senate, à The Savoy, à la Revue Rouge, etc.

Paul-Marie Verlaine, né à Metz le 30 mars 1844 d’une famille originaire des Ardennes, mort à Paris le 8 janvier 1896, quitta tout enfant sa ville natale. Son père, capitaine du génie, ancien soldat de Napoléon, l’emmena à Montpellier, où il avait dû rejoindre son régiment, puis, en 1851, ayant quitté l’armée, s’établit à Paris, avec sa femme et son fils.

Paul Verlaine fit ses études au Lycée Bonaparte, aujourd’hui Lycée Condorcet, où il eut comme condisciple le jeune Edmond Lepelletier. C’est de cette époque que date la fidèle amitié qui unit Paul Verlaine et M. Edmond Lepelletier jusqu’à la mort du « pauvre Lélian ».

En 1862, Verlaine entra à la compagnie d’assurances l’Aigle, puis à l’Hôtel de Ville comme expéditionnaire. Mats bientôt la vocation poétique s’éveilla en lui, et ce fut la Revue du Progrès de M. Xavier de Ricard qui publia ses premiers vers. Il était alors en sa grande ferveur catholique et espagnole et signait ses poésies du pseudonyme de Pablo,

En 1866, au moment où parut le Parnasse Contemporain, auquel il collabora, Verlaine, comme M. François Coppée, comme José Maria de Heredia, comme Stéphane Mallarmé, était donc presque inédit, et ce fut en cette même année 1866 qu’il publia son premier livre, Poèmes saturniens, qui passa inaperçu. En 1869, il donna Les Fêtes galantes, puis, en 1870, La Bonne Chanson, où son talent se dégage déjà de l’école parnassienne.

Peu après la publication de ces ouvrages, il épousa Melle Mautet, sœur utérine du compositeur Charles de Sivry. Puis il eut sa crise républicaine et même communarde. Compromis pour avoir, pendant la Commune, donné asile à des amis, il dut quitter la France. Il se réfugia à Londres, puis à Bruxelles.

Rentré à Paris, il fit bientôt la connaissance d’Arthur Rimbaud, dont il subit fortement l’attraction. £n 1872, il quitta sa femme à cause de son ami et fit avec celui-ci plusieurs voyages en Angleterre et en Belgique. En 1873, à Bruxelles. Rimbaud ayant manifesté son intention de s’en aller pour toujours, Verlaine tira sur lui deux coups de revolver. Condamné à dix-huit mois de prison par le tribunal correctionnel de Brabant, il fut enfermé aux Petits-Carmes de Bruxelles, puis transféré à Mons. C’est là qu’il écrivit les Romances sans paroles (1874) et prépara Sagesse, qui témoignait de sa ferveur nouvelle pour la religion catholique.

Libéré le 16 janvier 1875, il rentra en France, « vieilli de cœur et d’esprit et plein pour jamais d’une amertume profonde ». Il se retrouva seul, sa femme ayant obtenu le divorce, et passa en Angleterre, où il professa le français et le dessin jusqu’en 1877. À son retour en France, il fut professeur au collège de Réthel, tenta ensuite un essai de culture à Coulommes, mais dut bientôt vendre sa ferme (1881).

La publication de Sagesse (1881), fruit de « six années d’austérité, de recueillement, de travail obscur », rendit son nom célèbre. Professeur à Boulogne-sur-Seine, puis à Neuilly, il fit paraître, en 1884, Les Poètes maudits et Jadis et Naguère, Il cessa dès lors de s’isoler : on le revit avec ses amis Lepelletier, Huysmans, Robert Caze, Villiers de L’Isle-Adam. Une jeunesse ardente et généreuse acclamait son génie : Charles Morice, F.-A. Gazais, Gabriel Vicaire, Jean Moréas, Adolphe Retté, Ary Renan, Laurent Tailhade, Rachilde et tant d’autres lui vouèrent un culte enthousiaste.

Cependant la vie continuait à lui être dure, et la gêne se faisait déjà cruellement sentir. La mort de sa mère (21 juillet 1886) acheva sa ruine, et sa vie misérable de bohème commença. Malade, il dut, en 1889, entrer à l’hôpital Broussais ; dès lors il ne sortit d’un hôpital que pour rentrer dans un autre. On le vit cependant aux Soirées Procope, fondées par F.-A. Cazals, Jacquemin, Turbert, Trimouillat, Xavier Privas, et il alla faire des conférences à Nancy, en Angleterre, en Belgique, en Hollande. Mais sa fatigue grandissait…

Après la mort de Leconte de Lisle, un journal ayant proposé un vote pour le remplacer dans l’admiration et dans la gloire, Paul Verlaine fut, par 77 voix, élu « prince des poètes ». Quelque temps après, il eut encore la satisfaction de voir représenter, aux Soirées Procope, son petit acte : Madame Aubin.., Et ainsi sa vie lamentable et glorieuse, au quartier Latin, se prolongea jusqu’aux premiers jours de 1896. Sa maladie s’étant aggravée, il dut finalement garder la chambre, le lit. Le 31 décembre 1895, il écrivit quelques vers encore, qu’il intitula Mort et qui devaient être ses derniers. Et le 8 janvier 1896, il mourut, presque abandonné, dans son étroit logement de la rue Descartes.

« Verlaine, a dit M. François Coppée, est resté un enfant, toujours. Faut-il l’en plaindre ? Il est si amer de devenir un homme et un sage, de ne plus courir sur la libre route de sa fantaisie par crainte de tomber, de ne plus cueillir la rose de volupté de peur de se déchirer aux épines, de ne plus toucher au papillon du désir en songeant qu’il va se fondre en poudre sous nos doigts. Heureux l’enfant qui fait des chutes cruelles, qui se relève tout en pleurs, mais qui oublie aussitôt l’accident et la souffrance et ouvre de nouveau ses yeux encore mouillés de larmes, ses yeux avides et enchantés, sur la nature et sur la vie ! Heureux aussi le poète qui, comme notre pauvre ami, conserve son âme d’enfant, sa fraîcheur de sensations, son instinctif besoin de caresses, qui pèche sans perversité, a de sincères repentirs, aime avec candeur, croit en Dieu et le prie humblement dans les heures sombres, et qui dit naïvement tout ce qu’il pense et tout ce qu’il éprouve, avec des maladresses et des gaucheries pleines de grâce 1 Heureux ce poète, j’ose le répéter, tout en me rappelant combien Paul Verlaine a souffert dans son corps malade et son cœur douloureux.

« Hélas ! comme l’enfant, il était sans défense aucune, et la vie l’a souvent et cruellement blessé. Mais la souffrance est la rançon du génie, et ce mot peut être prononcé en parlant de Verlaine, car son nom éveillera toujours le souvenir d’une poésie absolument nouvelle et qui a pris dans les lettres françaises l’importance d’une découverte. Oui, Verlaine a créé une poésie qui est bien à lui seul, une poésie d’une inspiration à la fois naïve et subtile, toute en nuances, évocatrice des plus délicates vibrations des nerfs, des plus fugitifs échos du cœur ; une poésie naturelle cependant, jaillie de source, parfois même presque populaire ; une poésie où les rythmes, libres et brisés, gardent une harmonie délicieuse, où les strophes tournoient et chantent comme une ronde enfantine, où les vers, qui restent des vers, — et parmi les plus exquis, — sont déjà de la musique. Et dans cette inimitable poésie, il nous a dit toutes ses ardeurs, toutes ses fautes, tous ses remords, toutes ses tendresses, tous ses rêves, et nous a montré son âme si troublée, mais si ingénue… »

M. Jules Lemaître s’est exprimé dans le même sens : « Paul Verlaine, dit-il, est un barbare, un sauvage, un enfant… Seulement, cet enfant a une musique dans l’âme, et, à certains jours, il entend des voix que nul avant lui n’avait entendues… » (Les Contemporains.)

Citons encore ces paroles de M. Anatole France, qui, elles aussi, paraissent définitives : « Il ne faut pas juger ce poète comme on juge un homme raisonnable. Il a des idées que nous n’avons pas, parce qu’il est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que nous. Il est inconscient, et c’est un poète comme il ne s’en rencontre pas un par siècle… Il est fou, dites-vous ; je le crois bien. Et si je doutais qu’il le fût, je déchirerais les pages que je viens d’écrire. Certes, il est fou. Mais prenez garde que ce pauvre insensé a créé un art nouveau et qu’il y a quelque chance qu’on dise un jour de lui ce qu’on dit aujourd’hui de François Villon, auquel il faut bien le comparer : « C’était le meilleur poète de son temps. »



NEVER MORE


Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne
Faisait voler la grive à travers l’air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détone-
Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant :
« Quel fut ton plus beau jour ? » fit sa voix d’or vivant,

Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.
Un sourire discret lui donna la réplique,
Et je baisai sa main blanche, dévotement.

— Ah ! les premières fleurs, qu’elles sont parfumées !
Et qu’il bruit avec un murmure charmant
Le premier « oui » qui sort de lèvres bien-aimées !


(Poèmes saturniens.)


CHANSON D’AUTOMNE


Les sanglots longs
Des violons
De l’automne

Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
lit blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens,
Et je pleure.

Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.


(Poèmes saturniens.)


LA LUNE BLANCHE


La lune blanche
Luit dans les bois ;
De chaque branche
Part une voix
Sous la ramée…

O bien-aimée.
L’étang reflète,
Profond miroir,
La silhouette
Du saule noir
Où le vent pleure…
Rêvons : c’est l’heure.

Un vaste et tendre
Apaisement
Semble descendre
Du firmament
Que l’astre irise…
C’est l’heure exquise.


(La Bonne Chanson.)
CONSOLATRICE


J’allais par des chemins perfides,
Douloureusement incertain.
Vos chères mains furent mes guides.

Si pâle à l’horizon lointain
Luisait un faible espoir d’aurore I
Votre regard fut le matin.

Nul bruit, sinon son pas sonore,
N’encourageait le voyageur ;
Votre voix me dit : « Marche encore ! »

Mon cœur craintif, mon sombre cœur
Pleurait, seul, sur la triste voie ;
L’amour, délicieux vainqueur,

Nous a réunis dans la joie.


(La Bonne Chanson.)


ART POÉTIQUE


À Charles Mortes.


De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.

C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve "au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?

Oh ! qui dira les torts de la Rime !
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée,
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.


(Jadis et Naguère.)


ARIETTE


Il pleut doucement sur la ville.
Arthur Rimbaud,

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur î

O doux bruit de la pluie,
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Oh ! le chant de la pluie !


Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure !
Quoi! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine.


(Romances sans paroles.)


GREEN


Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches,
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.

J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front ;
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu, puisque vous reposez.


(Romances sans paroles.)


ÉCOUTEZ LA CHANSON


Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d’eau sur de la mousse !

La voix vous fut connue (et chère ?) ;
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière ;


Et dans les longs plis de son voile
Qui palpite aux brises d’automne,
Cache et montre au cœur qui s’étonne
La vérité comme une étoile.

Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté c’est notre vie,
Que de la haine et de l’envie
Rien ne reste, la mort venue.

Elle parle aussi de la gloire
D’être simple sans plus attendre,
Et de noces d’or et du tendre
Bonheur d’une paix sans victoire.

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n’est meilleur à l’âme
Que de faire une âme moins triste !

Elle est en peine et de passage,
L’âme qui souffre sans colère,
Et comme sa morale est claire !…
Écoutez la chanson bien sage.


(Sagesse.)


LES MAINS


Les chères mains qui furent miennes,
Toutes petites, toutes belles,
Après ces méprises mortelles
Et toutes ces choses païennes,

Après les rades et les grèves,
Et les pays et les provinces,
Royales mieux qu’au temps des princes,
Les chères mains m’ouvrent les rêves.

Mains en songe, mains sur mon âme,
Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,
Parmi ces rumeurs scélérates,
Dire à cette âme qui se pâme ?

Ment-elle, ma vision chaste
D’affinité spirituelle,

De complicité maternelle,
D’affection étroite et vaste ?

Remords si cher, peine très bonne,
Rêves bénits, mains consacrées,
Oh ! ces mains, ses mains vénérées,
Faites le geste qui pardonne !


(Sagesse.)


AUX PIEDS DU CHRIST


O mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour
Et la blessure est encore vibrante.
O mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour.

O mon Dieu, votre crainte m’a frappé
Et la brûlure est encor là qui tonne.
O mon Dieu, votre crainte m’a frappé.

O mon Dieu, j’ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s’est installée.
O mon Dieu, j’ai connu que tout est vil.

Noyez mon âme aux flots de votre Vin,
Fondez ma vie au Pain de votre table,
Noyez mon âme aux flots de votre Vin.

Voici mon sang que je n’ai pas versé,
Voici ma chair indigne de souffrance,
Voici mon sang que je n’ai pas versé.

Voici mon front qui n’a pu que rougir,
Pour l’escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n’a pu que rougir.

Voici mes mains qui n’ont pas travaillé,
Pour les charbons ardents et l’encens rare,
Voici mes mains qui n’ont pas travaillé.

Voici mon cœur qui n’a battu qu’en vain,
Pour palpiter aux ronces du Calvaire,
Voici mon cœur qui n’a battu qu’en vain.

Voici mes pieds, frivoles voyageurs,
Pour accourir au cri de votre grâce,
Voici mes pieds, frivoles voyageurs.


Voici ma voix, brait maussade et menteur,
Pour les reproches de la Pénitence,
Voici ma voix, bruit maussade et menteur.

Voici mes yeux, luminaires d’erreur,
Pour être éteints aux pleurs de la prière,
Voici mes yeux, luminaires d’erreur.

Hélas ! Vous, Dieu d’offrande et de pardon,
Quel est le puits de mon ingratitude,
Hélas ! Vous, Dieu d’offrande et de pardon,

Dieu de terreur et Dieu de sainteté,
Hélas ! ce noir abime de mon crime,
Dieu de terreur et Dieu de sainteté,

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Vous connaissez tout cela, tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Vous connaissez tout cela, tout cela,

Mais ce que j’ai, mon Dieu, je vous le donne.


(Sagesse.)


DIALOGUE MYSTIQUE


I

Mon Dieu m’a dit : « Mon fils, il faut m’aimer. Tu vois
Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne,
Et mes pieds offensés que Madeleine baigne
De larmes, et mes bras douloureux sous le poids

De tes péchés, et mes mains ! Et tu vois la croix,
Tu vois les clous, le fiel, l’éponge, et tout t’enseigne
A n’aimer, en ce monde amer, où la chair règne,
Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.

Ne t’ai-je pas aimé jusqu’à la mort moi-même,
O mon frère en mon Père, ô mon fils en l’Esprit,
Et n’ai-je pas souffert, comme c’était écrit ?


N’ai-je pas sangloté ton angoisse suprême
Et n’ai-je pas sué la sueur de tes nuits,
Lamentable ami qui me cherches où je suis ? »

II

J’ai répondu : « Seigneur, vous avez dit mon âme.
C’est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.
Mais vous aimer ! Voyez comme je suis en bas,
Vous dont l’amour toujours monte comme la flamme,

Vous, la source de paix que toute soif réclame,
Hélas ! voyez un peu tous mes tristes combats !
Oserai-je adorer la trace de vos pas,
Sur ces genoux saignants d’un rampement infâme ?

Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,
Je voudrais que votre ombre au moins vêtit ma honte,
Mais vous n’avez pas d’ombre, ô vous dont l’amour monte,

O vous, fontaine calme, amère aux seuls amants
De leur damnation, ô vous, toute lumière,
Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière ! »

III

— Il faut m’aimer ! Je suis l’universel Baiser,
Je suis cette paupière, et je suis cette lèvre
Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre
Qui t’agite, c’est moi toujours ! Il faut oser

M’aimer ! oui, mon amour monte sans biaiser
Jusqu’où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre,
Et t’emportera, comme un aigle vole un lièvre,
Vers des serpolets qu’un ciel clair vient arroser.

O ma nuit claire ! ô tes yeux dans mon clair de lune !
O ce lit de lumière et d’eau parmi la brune !
Toute cette innocence et tout ce reposoir !

Aime-moi ! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes,
Car étant ton Dieu tout-puissant, je peux vouloir,
Mais je ne veux d’abord que pouvoir que tu m’aimes !


IV

— Seigneur, c’est trop ! Vraiment je n’ose. Aimer qui ? Vous ?
Oh ! non ! Je tremble et n’ose. Oh ! Vous aimer, je n’ose,
Je ne veux pas ! Je suis indigne. Vous, la Rose
Immense des purs vents de l’Amour, ô Vous tous

Les cœurs des Saints, ô Vous qui fûtes le Jaloux
D’Israël, Vous, la chaste abeille qui se pose
Sur la seule fleur d’une innocence mi-close,
Quoi, moi, moi, pouvoir Vous aimer ! Etes-vous fous [13],

Père, Fils, Esprit ? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche,
Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche
Et n’a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût,

Vue, ouïe, et dans tout son être — hélas ! dans tout
Son espoir et dans tout son remords — que l’extase
D’une caresse où le seul vieil Adam s’embrase ?

V

— Il faut m’aimer. Je suis ces Fous que tu nommais,
Je suis l’Adam nouveau qui mange le vieil homme,
Ta Rome, ton Paris, ta Sparte, et ta Sodome,
Comme un pauvre rué parmi d’horribles mets.

Mon amour est le feu qui dévore à jamais
Toute chair insensée, et l’évapore comme
Un parfum, — et c’est le déluge qui consomme
En son flot tout mauvais germe que je semais,

Afin qu’un jour la Croix où je meurs fût dressée
Et que par un miracle effrayant de bonté
Je t’eusse un jour à moi frémissant et dompté.

Aime. Sors de ta nuit. Aime. C’est ma pensée
De toute éternité, pauvre âme délaissée,
Que tu dusses m’aimer, moi seul qui suis resté !

VI

— Seigneur, j’ai peur, mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu’il faut vous aimer. Mais comment

Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,
O Justice que la vertu des fions redoute !

Oui, comment ? car voici que s’ébranle la voûte
Où mon cœur creusait son ensevelissement
Et que je sens fluer à moi le firmament,
Et je vous dis : « De vous à moi quelle est la route ? »

Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
Mais recevoir jamais la céleste accolade,

Est-ce possible ? Un jour, pouvoir la retrouver
Dans votre sein, sur votre cœur qui fut le nôtre,
La place où reposa la tête de l’apôtre.

VII

— Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,
Et voici. Laisse aller l’ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église
Comme la guêpe vole au lis épanoui.

Approche-toi de mon oreille. Epanches-y
L’humiliation d’une brave franchise.
Dis-moi tout sans un mot d’orgueil ou de reprise
Et m’offre le bouquet d’un repentir choisi.

Puis franchement et simplement viens à ma table,
Et je t’y bénirai d’un repas délectable
Auquel l’ange n’aura lui-même qu’assisté,

Et tu boiras le vin de la vigne immuable
Dont la force, dont la douceur, dont la bonté
Feront germer ton sang à l’immortalité.

Puis va. Garde une foi modeste en ce mystère
D’amour par quoi je suis ta chair et ta raison,
Et surtout reviens très souvent dans ma maison,
Pour y participer au Vin qui désaltère,

Au Pain sans qui la vie est une trahison,
Pour y prier mon Père et supplier ma Mère

Qu’il te soit accordé, dans l’exil de la terre,
D’être l’agneau sans cris qui donne sa toison,

D’être l’enfant vêtu de lin et d’innocence,
D’oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,
Enfin, de devenir un peu semblable à moi

Qui fus, durant les jours d’Hérode et de Pilate,
Et de Judas et de Pierre, pareil à toi
Pour souffrir et mourir d’une mort scélérate !



Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu’ils sont encor d’ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du cœur, l’amour d’être pauvre, et mes soirs

Mystiques, quand l’esprit s’ouvre aux calmes espoirs
Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice
Eternel, et qu’au ciel pieux la lune glisse,
Et que sonnent les angélus roses et noirs,

En attendant l’assomption dans ma lumière,
L’éveil sans fin dans ma charité coutumière,
La musique de mes louanges à jamais,

Et l’extase perpétuelle et la science,
Et d’être en moi parmi l’aimable irradiance
De tes souffrances, enfin miennes, que j’aimais I

VIII

— Ah ! Seigneur, qu’ai-je ? Hélas ! me voici tout en larmes
D’une joie extraordinaire : votre voix
Me fait comme du bien et du mal à la fois,
Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes.

Je ris, je pleure, et c’est comme un appel aux armes
D’un clairon pour des champs de bataille où je vois
Des anges bleus et blancs portés sur des pavois.
Et ce clairon m’enlève en de fières alarmes.

J’ai l’extase et j’ai la terreur d’être choisi.
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici


Plein d’une humble prière, encor qu’un trouble immense
Brouille l’espoir que votre voix me révéla,
Et j’aspire en tremblant.


IX


— Pauvre âme, c’est cela !
(Sagesse.)


CHANSONS POUR ELLE


Je fus mystique et je ne le suis plus
(La femme m’aura repris tout entier),
Non sans garder des respects absolus
Pour l’Idéal qu’il fallut renier.

Mais la femme m’a repris tout entier !

J’allais priant le Dieu de mon enfance
(Aujourd’hui c’est toi qui m’as à genoux),
J’étais plein de foi, de blanche espérance,
De charité sainte aux purs feux si doux.

Mais aujourd’hui tu m’as à tes genoux !

La femme, par toi, redevient LE maître,
Un maître tout-puissant et tyrannique,
Mais qu’insidieux ! feignant de tout permettre
Pour en arriver à tel but satanique…

Ô le temps béni quand j’étais ce mystique !


JEAN AICARD



Bibliographie. — Les Jeunes Croyances (1867) ; — Au clair de la lune, comédie en un acte et en vers, représentée sur le théâtre de Marseille en 1869 (1870) ; — Les Rébellions et les Apaisements (1871) ; — Pygmalion, poème dramatique en un acte (1872) ; — Mascarille, à-propos en un acte, représenté sur la scène du Théâtre-Français le 15 janvier 1872 (1872) ; — Mascarille, un acte en vers (1873) ; — Davenant, à-propos en un acte, interprété par Mme Sarah Bernhardt lors du séjour des sociétaires de la Comédie française à Londres ; — L’Amour mouillé, pièce représentée sur le théâtre de Marseille ; — La Vénus de Milo, recherches de l’histoire de sa découverte d’après des documents inédits (1874) ; — Les Poèmes de Provence, ouvrage couronné par l’Académie française (1874, 3e édition 1878) ; — La Chanson de l’enfant, ouvrage couronné par l’Académie française (1875), 5e édition (1883) ; — Visite en Hollande, prose (1879) ; — Miette et Noré, ouvrage couronné par l’Académie française (1880) ; — Othello ou le More de Venise, drame en cinq actes et en vers, traduction (1881) ; — Lamartine, poème, couronné par l’Académie française (1883) ; — Smilis, pièce en quatre actes et en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français en 1883 (1884) ; — Emilio, drame en quatre actes, en prose (1884) ; — Le Dieu dans l’Homme (1885) ; — L’Eternel Cantique (1886) ; — Le Livre des petits (1886) ; — Le Livre d’heures de l’amour (1887) ; — Au Bord du désert (1888) ; — Don Juan, poème en cinq actes (1888) ; — Le Père Lebonnard, pièce en quatre actes, en vers, reçue à la Comédie française en 1889, jouée pour la première fois au Théâtre Libre, traduite en italien, jouée dans toute l’Europe par l’acteur Novelli, représentée sur le Théâtre-Français en 1904 (1889) ; — Le Roi de Camargue, roman (1890) ; — Le Pavé d’amour, roman ; — Jésus (1896) ; — Notre-Dame d’Amour (1896) ; — Tatas roman (1901) ; — Italie et France, intermède, représenté sur la scène du théâtre Sarah-Bernhardt le 12 octobre 1903.

Les œuvres de M. Jean Aicard ont été éditées par MM. Fischbacher, Delagrave, Ollendorff, Charpentier, Lemerre et Chamerot.

M. Jean Aicard a collaboré au Parnasse Contemporain et à de nombreux journaux et revues.

« M. Jean-François-Victor Aicard, dit Jean Aicard, est né à Toulon le 4 février 1848. Je ne sais s’il avait achevé ses études classiques, qu’il commença au lycée de Mâcon et unit au lycée de Nîmes, lorsque, à dix-neuf ans, il publia ses Jeunes Croyances, son début dans la carrière poétique, un début de maître. Ce fut Louis Jourdan, dont la critique faisait alors autorité dans Iq Siècle, qui lança le volume à Paris. Peu de temps après, l’Académie du Var recevait au nombre de ses membres, en séance publique, le tout jeune poète.

« Dès ce moment, il ne se passera point d’année que M. Aicard ne soumette au jugement du public quelque œuvre nouvelle. Au clair de la lune est joué à Marseille en 1869. Les Rébellions et les Apaisements paraissent en 1871, Pygmalion en 1872. On applaudit aussi, en 1872, Mascarille à la Comédie française.

Puis se succèdent les prix académiques : Les Poèmes de Provence, couronnés en 1874 ; La Chanson de l’enfant, qui obtient la même récompense en 1876 ; le poème sur Lamartine, qui réunit tous les suffrages en 1883. Je n’oublie pas Miette et Norê, qui valut au poète le prix Vitet, et bientôt après la croix de la Légion d’honneur. Smilis, drame en quatre actes et en vers, donné aux Français, est de 1884.

En 1885, parait Le Dieu dans l’Homme, œuvre de penseur abordant avec une audace toujours sûre d’elle-même les plus hauts problèmes métaphysiques, et en trouvant la solution dans les élans d’une âme profondément religieuse et enivrée d’idéal. En 1886, il publie L’Éternel Cantique, et, avant la fin de cette année, Le Livre des petits, si naïf, si touchant, et dont la popularité est si universelle dans le Midi que tout le monde le sait par cœur et le redit. En 1887, M. Jean Aicard fait éditer Le Livre d’heures de l’amour ; en 1888, Au Bord du désert. Viennent ensuite Don Juan, poème en cinq actes, puis le drame si original, si hardi, auquel il donna pour titre Le Père Lebonnard, et qui eut son odyssée ; enfîn, ses romans : Le Roi de Camargue, Le Pavé d’amour, qui parut d’abord dans le Temps, et Tatas ; et son délicieux volume Jésus, qui renferme peut-être, sous une forme simple et châtiée, les meilleures inspirations du poète.

« M. Jean Aicard est incontestablement un esprit d’élite et un écrivain de premier rang, idéaliste, toujours planant haut, et charmeur par le style, la couleur, la verve. M. Sully Prudhomme a dit de lui :

Disciple harmonieux de l’antique Cigale,
Je ne te saurai rendre aucune joie égale
À la sereine ivresse où m’ont plonge tes vers ;
M’en fais que de pareils ou n’en lais jamais d’autres :

Plains et n’imite pas la tristesse des nôtres
Où ne se sont mirés ni les cieux ni les mers.

« Outre sa chère Provence, ses cigales, son Rhône et « la Grande Bleue », M. Jean Aicard aime les petits et les humbles ; il chante leurs souffrances et leurs joies ; Jules Levallois a eu raison de dire qu’il y a en lui « un fond de tendre humanité », et c’est cette tendresse, cette pitié, qui donne une marque si personnelle à toutes ses œuvres. Ajoutons que la poésie de M. Aicard a un accent naturel. « Sous sa plume heureuse, a dit de lui un critique, les images naissent en foule, et la rime court « d’elle-même se placer au bout des vers. » (Charles Simond.)



LES BERCEAUX


Berceaux, frêles berceaux, vous êtes des nacelles
Qui, sous un souffle calme et pur,
Venez en frémissant vers nous, ô barques frêles,
Du fond de l’éternel azur.

Vos légers rideaux blancs s’enflent comme des voiles,
Berceaux, et, sous les vents amis,
Vous nous portez, du bord des heureuses étoiles,
Vos passagers tout endormis.

Ils dorment, ces mignons, les poings fermés, la tête
Sur le duvet mol et profond,
Ignorant les périls, l’écueil ou la tempête,
Et le grand voyage qu’ils font.

Le rivage inconnu qui vers vous vous envoie,
Vous et vos petits passagers,
Est un monde idéal où tout est rythme et joie,
Où tout plane, ô berceaux légers !

Et quand vous arrivez des rives du mystère,
Fins esquifs construits pour le vol,
Nous, nous vous empêchons de vous fixer sur terre,
Et même de toucher au sol ;

Et longtemps, confiés aux douces mains des femmes
Qui vous balancent nuit et jour,
Vous êtes entourés, comme au pays des âmes,
D’allégresse et de chants d’amour.

Et jusqu’à ce qu’enfin l’ange qui n’a plus d’ailes
Pose à terre son pied mal sûr,
Nous vous faisons un port qui vous berce, ô nacelles
Qui venez du fond de l’azur.


(La Chanson de l’enfant.)


DETACHEMENT


« C’est le sang de mon sang, c’est la chair de ma chair ;
Je l’attends et je l’aime.
Ah ! je sens qu’il tressaille et qu’il m’est déjà cher !
C’est un autre moi-même. »


… Pas d’accord plus intime et pas d’amour plus grand.
Mais enfin, joie amère !
L’enfant naît ; en naissant il pleure : il se comprend
Séparé de la mère.

Désormais chaque jour tu t’en éloigneras.
Laisse que demain vienne :
D’abord, elle te prend sur son cœur, dans ses bras ;
Ta vie est encor sienne.

Elle t’a ; tu la suis où va sa volonté ;
De tes lèvres vermeilles
Tu pends à son sein mûr — où tu bois sa beauté —
Comme la grappe aux treilles.

Puis te voilà, nourri du meilleur de son sang,
Déjà lourd, baby rose ;
Déjà dans ton berceau ta mère en gémissant
Plus souvent te dépose.

Et là, tu sens encor, même au fond du sommeil,
Que ton âme est suivie
Par le doux bercement régulier, tout pareil
Au souffle de sa vie.

Là, tu te meus encor par elle, à son désir ;
Elle inspire ton somme ;
Mais demain tu voudras marcher, — c’est ton plaisir, —
Être à terre, être un homme !

La mère en a pleuré ; mais l’enfant à l’envi
Va, gauche et plein de grâce,
De sa mère inclinée à son père ravi
Qui se baisse et l’embrasse.

S’il ne s’écarte pas dans ce premier chemin,
C’est qu’il chancelle encore ;
Mais, hélas ! il voudra courir, vienne demain,
Vers tout ce qu’il ignore.

Hier l’enfant sans répondre entendit ton appel,
Ô mère désolée ;
Il était, sans rien dire, allé seul, le cruel,
Tout au bout de l’allée !

Il s’éloigne, il te fuit, te dis-je, à chaque pas ;
Le temps te le dérobe ;

Il refuse ta main, lui qui ne lâchait pas,
Hier, les plis de ta robe.

Les enfants sont un jour trop grands pour les berceaux ;
Les fleurs sont éphémères ;
Et dans les nids d’antan il n’y a plus d’oiseaux…
C’est le souci des mères !


(La Chanson de l’enfant.)


LA LÉGENDE DU CHEVRIER


Comme ils n’ont pas trouvé place à l’hôtellerie,
Marie et saint Joseph s’abritent pour la nuit
Dans une pauvre étable où l’hôte les conduit,
Et là Jésus est né de la Vierge Marie.

Il est à peine né qu’aux pâtres d’alentour,
Qui gardent leurs troupeaux dans la nuit solitaire,
Des anges lumineux annoncent le mystère.
Beaucoup sont en chemin avant le point du jour.

Ils portent à l’enfant, couché sur de la paille
Entre l’âne et le bœuf qui soufflent doucement,
Des agneaux, du lait pur, du miel ou du froment,
Tous les humbles trésors du pauvre qui travaille.

Le dernier venu dit : « Trop pauvre, je n’ai rien
Que la flûte en roseau pendue à ma ceinture,
Dont je sonne la nuit quand le troupeau pâture :
J’en peux offrir un air, si Jésus le veut bien. »

Marie a dit que oui, souriant sous son voile…
Mais soudain sont entrés les mages d’Orient ;
Ils viennent à Jésus l’adorer en priant,
Et ces rois sont venus guidés par une étoile.

L’or brode, étincelant, leur manteau rouge et bleu,
Bleu, rouge, étincelant comme un ciel à l’aurore.
Chacun d’eux, prosterné devant Jésus, l’adore ;
Ils offrent l’or, l’encens, la myrrhe, à l’Enfant-Dieu.

Ébloui, comme tous, par leur train magnifique,
Le pauvre chevrier se tenait dans un coin ;

Mais la douce Marie : « Êtes-vous pas trop loin
Pour voir l’Enfant, brave homme, en sonnant la musique ? »

Il s’avance troublé, tire son chalumeau
Et, timide d’abord, l’approche de ses lèvres ;
Puis, comme s’il était tout seul avec ses chèvres,
Il souffle hardiment dans la flûte en roseau.

Sans rien voir que l’Enfant de toute l’assemblée,
Les yeux brillants de joie, il sonne avec vigueur ;
Il y met tout son souffle, il y met tout son cœur,
Comme s’il était seul sous la nuit étoîlée.

Or, tout le monde écoute avec ravissement ;
Les rois sont attentifs à la flûte rustique,
Et quand le chevrier a fini la musique,
Jésus, qui tend les bras, sourit divinement.


(La Chanson de l’enfant.)


CE QU’A FAIT PIERRE


Voici ce qu’a fait Pierre étant encor petit :
Mon père était marin, me dit-il ; il partit
Loin de nous, plusieurs fois, pour une année entière…
(Je vous répète là les mots que m’a dits Pierre.)
… Et j’avais vu ma mère, aux soirs d’hiver, souvent
Pleurer, les yeux fermés, en écoutant le vent.
« Pourquoi fermer les yeux, ma mère ? lui disais-je.
— Ah ! me répondait-elle, enfant, Dieu nous protège !
C’est pour mieux regarder dans mon cœur. — Qu’y vois-tu ?
— Un navire penchant, par les vagues battu,
Et qui porte ton père à travers la tempête ! »
Alors, pour m’embrasser elle avançait la tête,
Et moi je lui disais à l’oreille, tout bas ;
« Je veux le voir aussi ; je ne pleurerai pas. »

Mon père revenu, grande réjouissance.
La maison oublia les tourments de l’absence,
Mais moi j’avais toujours présents les soirs d’hiver
Où le vent fait songer aux navires en mer !
Et quand mon père allait pour sortir, fût-ce une heure,
Il disait, mécontent : * Voilà Pierre qui pleure ! »

Ma mère me prenait alors entre ses bras,
Et quelquefois mon père, ému, ne sortait pas.
Un soir que je semblais endormi sur ma chaise,
Après souper, ma mère et lui causaient à l’aise ;
Et mon père disait : « Demain, le bateau part ;
C’est très loin, mais on fait escale quelque part ;
Je t’écrirai de là ; sois paisible à m’attendre.
Quant à Pierre, il est bon ; mais trop faible, trop tendre ;
Il faut une âme forte aux enfants des marins !
Je n’aime pas ces pleurs, ces cris, ces grands chagrins.
Il m’est dur de quitter un garçon de son âge
Sans l’embrasser, de peur qu’il manque de courage !
Il faut que je le voie un homme à mon retour !
S’il savait que demain je pars au point du jour,
Quel désespoir ! J’entends partir sans qu’on l’éveille. »

Ainsi parlait mon père, et je prêtais l’oreille !
C’était mal d’écouter, je vous en fais l’aveu :
Le bien que j’en tirai du moins m’excuse un peu.
Voici. Je me dis : « Pierre, ayons « une âme forte ! »
Et quand le lendemain mon père ouvrit sa porte,
A la pointe du jour, doucement, doucement,
Il me vit en travers de la porte — et dormant
Sur le tapis du chien, tous les deux côte à côte.
Je m’éveille. Ma mère accourt ; moi, tête haute :
« Tiens, je ne pleure pas ! je suis un homme, vois,
Mon père !… »
C’était lui qui pleurait cette fois.


(La Chanson de l’enfant.)


L’AUBADE


« Je sonne, Marguerite,
Cette aubade pour toi.
Le tambourin palpite ;
Ma mie, écoute-moi !

— L’aubade m’est connue !
C’est toujours le même air !
Si cela continue,
Je me jette à la mer !


— Si ma belle sauvage
Croit m’échapper ainsi,
Je me jette à la nage,
Je la ramène ici !

— Tu crois tenir la fille,
Mon beau nageur, mais vois :
Je me suis faite anguille !

Je glisse entre tes doigts !

— Anguille, qui t’empêche ?
Glisse aux doigts du nageur ;
Mais le pêcheur te pêche,
El c’est moi le pêcheur !

— Alors je suis l’eau vive
Dans ce jardin si beau.
— Et moi, je suis la rive
Ou le lit du ruisseau !

— Alors, rose vermeille,
Je fleuris au jardin…
— Je serai donc l’abeille,
Pour dormir sur ton sein !

— Eh bien, je suis étoile !
— Et moi… nuage aux cieux,
J’y flotte comme un voile
Sur ta bouche et tes yeux.

— Si tu t’es fait nuage,…
Me voici maintenant
La nonne la plus sage
Enfermée au couvent !

— Oh ! va, tu peux te mettre
Dans le couvent sacré :
Je me ferai le prêtre…
Je te confesserai !

— Sois le prêtre, qu’importe ?
Vois-tu pâlir mon front ?
Je suis la pauvre morte…
Les nonnes pleureront.


— Morte, il faudra te taire !…
Les nonnes ont pleuré…
Mais moi, je suis la terre,
Et, morte, je t’aurai !

— … Ton aubade me touche,
Je veux ce que tu veux…
Tiens donc, baise ma bouche,
Et sois mon amoureux ! »

Ainsi chanta Miette…


(Miette et Nori.










Bibliographie. — La Légende de sainte Radegonde, reine de France (1859) ; — Alfred de Vigny, étude (1868) ; — Le Valet de Mme la duchesse, pièce écrite en collaboration avec Louis-Xavier de Ricard (1868) ; — Les Poèmes dorés (1873) ; — Jean Racine, notice (1874) ; — Les Poèmes de J. Breton, étude (1875) ; — Bernardin de Saint-Pierre et la Princesse Marie Miesnik, notice (1875) ; — Racine et Nicole ; La Querelle des imaginaires (1875) ; — Les Noces corinthiennes, Leuconoé, La Veuve, La Pia, La Prise de voile (1876) ; — Lucile de Chateaubriand, étude (1879) ; — Jocaste et le Chat maigre (1879) ; — Le Crime de Sylvestre Bonnard (1881) ; — Les Désirs de Jean Servien (1882) ; — Abeille, conte (1883) ; — Le Livre de mon ami (1885) ; — Nos Enfants, scène de la ville et des champs (1887) ; — La Vie littéraire (1888-1892) ; — Balthasar (1889) ; — Thaïs (1891) ; — L’Etui de nacre (1892) ; — Les Opinions de M. Jérôme Coignard (1893) ; — La Rôtisserie de la reine Pédauque (1893) ; — Le Jardin d’Epieure (1894) ; — Le Lis rouge (1894) ; — Le Puits de Sainte-Claire (1895) ; — L’Elvire de Lamartine (1836) ; — Poésies, les Poèmes dorés, Idylles et Légendes, Les Noces corinthiennes (1896) ; — Discours de réception à l’Académie (1896) ; — Pages choisies, avec notice de Lanson (1897) ; — L’Orme du mail (1897) ; — Le Mannequin d’osier (1897) ; — La Leçon bien apprise, conte (1898) ; — Au Petit Bonheur, comédie en un acte, représentée sur la scène du théâtre de la Renaissance (1898, 1906) ; — Le Lis rouge, pièce (1899) ; — Pierre Nozière (1899) ; — Clio, choix (1900).

Les œuvres poétiques de M. Anatole France ont été publiées par Alphonse Lemerre.

M. Anatole France a collaboré au Parnasse Contemporain et à de nombreux journaux et revues.

Né en 1844, M. Anatole France (de son vrai nom Anatole Thibaut), fils d’un libraire du quai Malaquais très connu des amateurs de livres, fit sa première apparition parmi les Parnassiens au cours de la publication du premier volume du Parnasse Contemporain (1866), auquel il ne collabora point cependant. Après avoir donné, en 1867, à la Gazette rimée de Luzarche, deux poèmes : Denys, tyran de Syracuse, et Les Légions de Varus (allusion à l’expédition du Mexique), violentes satires dirigées contre l’empire et la politique étrangère de Napoléon III, et qui faillirent livrer leur auteur à la vindicte de la justice impériale, M. France fit paraître, en 1868, une fort belle étude sur Alfred de Vigny, publiée avec une eau-forte de Staal dans la collection du Bibliophile français de Bachelin Deflorenne. « On trouve dans ce volume la formule à quoi peuvent se réduire toutes les théories qu’on agitait chez les Parnassiens, et même celles qu’on leur a prêtées : « La poésie moderne, y écrit France, si souple et si vraie, n’en est pas moins excessive et violente : sa force éclate dans l’effort, et non, comme voulaient les Grecs, dans la sérénité et dans le repos même. Cette beauté tranquille des Hellènes, Alfred de Vigny l’a connue et aimée. Les esprits grossiers, qui ne voient la passion qu’à travers la contorsion et la grimace qu’elle arrache aux faibles, ces esprits que le poète a dédaignés jusqu’à l’oubli, peuvent seuls prendre son calme pour de l’insensibilité[14]. »

Cette formule se trouva en quelque sorte confirmée dans l’œuvre même do M. Anatole France. Son premier volume de vers, les Poèmes dorés, paru en 1873, contient des pages admirables et qui font regretter que sa renommée de prosateur ait relégué un peu trop dans la pénombre le délicieux poète qu’il fut toujours. Ciseleur habile autant que penseur, il compte à coup sûr parmi les meilleurs Parnassiens. La Part de Madeleine et La Danse des morts furent sa première contribution au Parnasse. Ces deux poèmes parurent dans le second volume qui devait être publié en 1869, mais que les circonstances politiques firent ajourner jusqu’en 1871.

Cependant, déjà la légende de Thaïs le préoccupait : « Bachelin de Florenne lui avait confié la rédaction d’une petite revue bibliographique, Le Chasseur bibliographe, qui dura peu. Lu septième numéro, qui fut, je crois, le dernier, contient, à côté d’un article d’Adolphe Racot sur les Parnassiens, un poème, Thaïs, qui est déjà la pensée, sinon la maquette du roman. France n’a pas republié ces vers… »

A cette époque, l’éditeur Lemerre se décida à attacher M. Anatole France à sa maison : « Il l’avait chargé de l’édition de quelques auteurs classiques dans sa Petite Bibliothèque littéraire. France y avait débuté par Racine, un de ses poètes préférés avec André Chénier et Alfred de Vigny ; il avait continué par La Fontaine et Molière. Lemerre, alors, l’investit d’une fonction délicate et formidable : il l’institua son lecteur : il lui livra le sort des manuscrits qu’on lui proposait. Je suppose que ces fonctions ne furent pas une sinécure, et qu’entre autres profits qu’elles valurent à France, il faut compter quelques inimitiés littéraires… Les Noces corinthiennes parurent dans le Parnasse de 1876… Elles montrent une étape accomplie dans la vie littéraire de France. Dès lors, devant le prosateur qui s’affirme de plus en plus, le « poète » s’efface, puisque, par un étrange abus, nous réservons l’expression de poète uniquement à l’ouvrier en vers… >

« La même année, ajoute M. de Ricard, Les Noces corinthiennes furent publiées en volume… Le sujet — antique — est d’une actualité éternelle : c’est une lutte d’âmes déchirées de luttes religieuses sur un fond de crépuscule où l’on voit monter, dans le beau soleil païen qui se décolore, la livide ascension du grand Crucifié. Mais le dessein du poète est trop élevé pour qu’on puisse craindre que sa partialité intervienne pour fausser les termes de la lutte : ce drame poignant est une étude sincère : « Je touche en ce livre, — a écrit France dans la courte préface dont il a fait précéder le poème, — je touche en ce livre à des choses grandes et délicates, aux choses religieuses. J’ai refait le rêve des âges de foi. Je me suis donné l’illusion des vives croyances. C’eût été trop manquer du sens de l’harmonie que de traiter sans piété ce qui est pieux… »

On sait que M. Anatole France s’est occupé pendant quelques années de critique au journal le Temps, où il a publié des chroniques littéraires qui ont été réunies en partie en plusieurs volumes sous le titre de La Vie littéraire. « Il s’attachait moins, dit M. Emile Faguet, à juger les livres conformément à certaines idées directrices, et moins, même, à en rendre compte, qu’à analyser avec finesse et à décrire avec précision et bonne grâce l’impression qu’il en ressentait. » Il y fit de la critique nettement « impressionniste ». « C’est qu’en effet, en disciple de Renan, et, puisqu’il y en a eu plusieurs, surtout du Renan dernière manière, M. Anatole France posait en principe que la critique « impersonnelle » n’existait point, que, l’homme ne pouvant pas sortir de lui-même, ce n’est jamais la pensée d’un autre qu’il pouvait atteindre, mais la sienne seulement, — modifiée, excitée plutôt par la rencontre de celle d’un autre, — qu’il pouvait saisir, analyser, développer et exprimer. »

Dans ses romans, M. France est moins un romancier proprement dit qu’un moraliste. « Soit dans la boutique de son père, soit sur ses quais familiers où se fit sa première éducation intellectuelle, il fut tout d’abord en commerce journalier avec les livres. Enfant, par leur aspect même, les bouquins rongés de vers lui inspirèrent « un profond sentiment de l’écoulement des choses ». Puis, en lisant à tort et à travers, il s’aperçut assez vite que la pensée de l’homme est pleine d’incertitude et de contradictions… Élevé par une mère pieuse, la Légende dorée et l’Imitation de Jésus-Christ l’entretinrent du néant des choses humaines sans lui inspirer la foi dans les choses divines… C’est surtout du xviie siècle, rencontré sur les quais à chaque pas, qu’il nourrit sa jeune intelligence. Venu trop tard pour en partager les ardeurs, il s’assimila le travail critique des « philosophes », et en particulier cette notion de « relativité » universelle par laquelle ils ruinèrent le dogmatisme du siècle précédent. Et, tandis que l’histoire et l’archéologie lui montraient les diversités de la figure humaine et les perpétuels changements des cultes, des systèmes et des mœurs, quelques aperçus des sciences physiques, de l’astronomie notamment, laissèrent dans son esprit la profonde impression du peu qu’est l’homme… Nous ne pouvons rien saisir qui ait une réalité objective. La nature se joue de nous en faisant paraître à nos yeux des phénomènes illusoires. 1i n’y a de vrai que le sourire de la Maïa éternelle…

« Nulle part M. France n’a essayé de coordonner sa philosophie en système. Un système quelconque dénote chez son auteur ce dogmatisme incurable dont beaucoup de sceptiques ont eux-mêmes été dupes. Aussi bien la philosophie de M. France tient tout entière dans une seule vérité : c’est que rien n’existe en soi. Cette vérité-là, elle lui est toujours présente. Même dans ses plus légères fictions, elle se montre par de rapides ouvertures… Une telle philosophie ne mène pas forcément au pessimisme. L’angoisse du pessimiste suppose une énigme dont le mot nous échappe. Or, pour M. France, il n’est point d’énigme. Son nihilisme même le préserve du désespoir. Comment se désespérer de ne connaître rien, quand on croit qu’il n’y a rien à connaître ? Et le croire, c’est justement en cela que consiste la sagesse du vrai philosophe. Mais, trop sceptique pour être anxieux, M. France est surtout trop artiste pour ne pas se complaire dans le spectacle de l’univers. Qu’importe si la nature nous trompe par une vaine fantasmagorie ? On peut toujours en récréer ses yeux. Rien n’est vrai pour le philosophe, qui sait ne voir que des formes vides. Mais l’artiste jouit de ces formes*. » (Georges Pellissier.)[15]

Depuis 1896, M. Anatole France est membre de l’Académie française.
LE CHÊNE ABANDONNÉ

Dans la tiède forêt que baigne un jour vermeil,
Le grand chêne noueux, le père de la race,
Penche sur le coteau sa rugueuse cuirasse,
Et, solitaire aïeul, se réchauffe au soleil.

Du premier de ses fils étouffés sous son ombre,
Robuste, il a nourri ses siècles florissants,
Fait bouillonner la sève en ses membres puissants,
Et respiré le ciel avec sa tête sombre.

Mais ses plus fiers rameaux sont morts, squelettes noirs
Sinistrement dressés sur sa couronne verte ;
Et dans la profondeur de sa poitrine ouverte
Les larves ont creusé de vastes entonnoirs,

La sève du printemps vient irriter l’ulcère
Que suinte la torpeur de ses âcres tissus.
Tout un monde pullule en ses membres moussus,
Et le fauve lichen de sa rouille l’enserre.

Sans cesse un bois inerte et qui vécut en lui
Se brise sur son corps et tombe. Un vent d’orage
Peut finir de sa mort le séculaire ouvrage,
Et peut-être qu’il doit s’écrouler aujourd’hui.

Car déjà la chenille aux anneaux d’émeraude
Déserte lentement son feuillage peu sûr ;
D’insectes soulevant leurs élytres d’azur
Tout un peuple inquiet sur son écorce rôde ;

Dès hier, un essaim d’abeilles a quitté
Sa demeure d’argile aux branches suspendue ;
Ce matin, les frelons, colonie éperdue,
Sous d’autres pieds rameux transportaient leur cité ;

Un lézard, sur le tronc, au bord d’une fissure,
Darde sa tête aiguë, observe, hésite, et fuit ;
Et voici qu’inondant l’arbre glacé, la nuit
Vient hâter sur sa chair la pâle moisissure.


(Les Poèmes dores.)
LES CERFS


Aux vapeurs du matin, sous les fauves ramures
Que le vent automnal emplit de longs murmures,
Les rivaux, les deux cerfs, luttent dans les huiliers.
Depuis l’heure du soir où leur fureur errante
Les entraîna tous deux vers la biche odorante,
Ils se frappent l’un l’autre à grands coups d’andouillers.

Suants, fumants, en feu, quand vint l’aube incertaine,
Tous deux sont allés boire ensemble a la fontaine,
Puis d’un choc plus terrible ils ont mêlé leurs bois.
Leurs bonds dans les taillis font le bruit de la grêle ;
Ils halètent, ils sont fourbus, leur jarret grêle
Flageole du frisson de leurs prochains abois.

Et cependant, tranquille et sa robe lustrée,
La biche au ventre clair, la bête désirée,
Attend ; ses jeunes dents mordent les arbrisseaux ;
Elle écoute passer les souffles et les raies ;
Et, tiède dans le vent, la fauve odeur des mâles
D’un prompt frémissement effleure ses naseaux.

Enfin, l’un des deux cerfs, celui que la nature
Arma trop faiblement pour la lutte future,
S’abat, le ventre ouvert, écumant et sanglant.
L’œil terne, il a léché sa mâchoire brisée,
Et la mort vient déjà, dans l’aube et la rosée,
Apaiser par degrés son poitrail pantelant.

Douce aux destins nouveaux, son âme végétale
Se disperse aisément dans la forêt natale ;
L’universelle vie accueille ses esprits :
Il redonne à la terre, aux vents aromatiques,
Aux chênes, aux sapins, ses nourriciers antiques,
Aux fontaines, aux fleurs, tout ce qu’il leur a pris.

Telle est la guerre au sein des forêts maternelles.
Qu’elle ne trouble point nos sereines prunelles :
Ce cerf vécut et meurt selon de bonnes lois,
Car son âme confuse et vaguement ravie
A dans les jours de paix goûté la douce vie ;
Son âme s’est complu, muette, au sein des bois.


Au sein dos bois sacrés le temps coule limpide,
La peur est ignorée et la mort est rapide ;
Aucun être n’existe ou ne périt en vain.
Et le vainqueur sanglant qui brame à la lumière,
Et que suit désormais la biche douce et fière,
A les reins et le cœur bons pour l’œuvre divin.

L’Amour, l’Amour puissant, la Volupté féconde,
Voilà le dieu qui crée incessamment le monde,
Le père de la vie et des destins futurs !
C’est par l’Amour fatal, par ses luttes cruelles,
Que l’univers s’anime en des formes plus belles,
S’achève et se connaît en des esprits plus purs.


(Les Poèmes dorés.)


LA MORT DU SINGE


Dans la serre vitrée où de rigides plantes,
Filles d’une jeune île et d’un lointain soleil,
Sous un ciel toujours gris, sommeillant sans réveil,
Dressent leurs dards aigus et leurs floraisons lentes,

Lui, tremblant, secoué par la fièvre et la toux,
Tordant son triste corps sur des lambeaux de laine,
Entre ses longues dents pousse une rauque baleine
Et sur son sein velu croise ses longs bras roux.

Ses yeux vides de crainte et vides d’espérance
Entre eux et chaque chose ignorent tout lien ;
Ils sont empreints, ces yeux qui ne regardent rien,
De la douceur que donne aux brutes la souffrance.

Ses membres presque humains sont brûlants et frileux ;
Ses lèvres, en s’ouvrant, découvrent les gencives ;
Et, comme il va mourir, ses paumes convulsives
Ont caché pour jamais ses pouces musculeux.

Mais voici qu’il a vu le soleil disparaître
Derrière les huniers assemblés dans le port ;
Il l’a vu : son front bas se ride sous l’effort
Qu’il tente brusquement pour rassembler son être.

Songe-t-il que, parmi ses frères forestiers,
Alors qu’un chaud soleil descendait des cieux calmes,

Repu du lait des noix et couché sur les palmes,
Il s’endormit heureux dans ses frais cocotiers,

Avant qu’un grand navire, allant vers des mers froides,
L’emportât au milieu des clameurs des marins,
Pour qu’un jour, dans le vent qui lui mordit les reins,
La toile, au long des mâts, glaçât ses membres roides ?

A cause de la fièvre aux souvenirs vibrants
Et du jeûne qui donne aux âmes l’allégeance,
Grâce à cette suprême et brève intelligence
Qui s’allume si claire au cerveau des mourants,

Ce muet héritier d’une race stupide
D’un rêve unique emplit ses esprits exaltés :
Il voit les bons soleils de ses jeunes étés,
Il abreuve ses yeux de leur flamme limpide.

Puis une vague nuit pèse en son crâne épais.
Laissant tomber sa nuque et ses lourdes mâchoires,
Il râle. Autour de lui croissent les ombres noires :
Minuit, l’heure où l’on meurt, lui versera la paix.


(Les Poèmes dorés.)







Bibliographie. Le Chemin des bois, poésie, ouvrage couronné par l’Académie française (1867) ; — Les Paysans de l’Argonne, 1792-1871 (1871) ; — Jean-Marie, drame en un acre et en vers (Odéon, 1871) ; — Le Bleu et le Noir, poème (1873) ; Mademoiselle Guignon (1874) ; Le Mariage de Gérard (1875) ; La Fortune d’Angèle (1876) ; Rymonde (1877) ; — Nos Enfants (1878) ; Sous bois (1878) ; Les Nids, poésie (1879) ; — Le Fils Maugars (1879) ; — La Maison des deux Barbeaux (1879) ; — Toute seule (1880) ; — Madame Véronique (1880) ; — Sauvageonne (1880) ; — Les Enchantements de la forêt (1881) ; — Les Mauvais Ménages (1882) ; Madame Heurteloup (1882) ; — Le Journal de Tristan (1883) ; — Michel Verneuil (1883) ; — Le Secret Gertrude (1883) ; — Tante Aurélie (1884) ; — Nouvelles (1884) ; — Eusèbe Lombard (1885) ; — Les Œillets de Kerlaz (1885) ; — Péché mortel (1885) ; — Bastien Lepage, étude (1885) ; — Bigarreau (1886) ; — Nos Oiseaux, poésie (1886) ; — Hélène (1886) ; — Contes pour les jeunes et les vieux (1886) ; — Contes la vie de tous les jours (1887) ; — Le Livre de la payse, poésie (1887) ; — L’Affaire Froideville, Mœurs d’employés (1886) ; — Contes de la vie intime (1888) ; — Amour d’automne (1888) ; — L’Amoureux de la préfète (1889) ; — Deux Sœurs (1889) ; — Contes pour les soirs d’hiver (1889) ; — Reine des bois (1890) ; L’Oncle Scipion (1890) ; — Le Bracelet de turquoises (1890) ; Charme dangereux (1891) ; — Jeunes et Vieilles Barbes (1892) ; — La Rondes des saisons et des mois, poésie (1892) ; — La Chanoiness (1893) ; L’Abbé Daniel (1893) ; — Surprises d’amour (1893) ; Contes forestiers (1894) ; — Jardin d’automne, poésie (1894) ; — Nos Oiseaux, nouvelle édition (1894) ; Paternité (1895) ; — Rose-Lise (1894) ; — Contes tendres (1895) ; Flavie (1895) ; — Madame Véronique (1895) ; Contes de la Primevere (1895) ; — Années de printemps (1896) ; Cœurs meurtris (1896) ; — — Fleurs de Nice (1896) ; — Josette (1896) ; — Poésies (1896) ; — Boisfleury (1897) ; — Deuil de veuve (1897) ; — Lilia (1897) ; — Philomène (1897) ; — Dans les roses (1898) ; Lis sauvages (1898) ; — Le Refuge (1898) ; — Le Secret de Gertrude (1898) ; — La Vie rustique (1898) ; — Dorine (1899) ; — Fleurs de cyclamens (1899) ; — La Vie rustique, nouvelle édition (1899) ; — Nos Oiseaux, nouvelle édition (1899) ; — Villa Frangeville (1899). Les œuvres de M. André Theuriet ont été éditées par Alphonse Lemerre, Charpentier-Fasquelle, etc.

M. André Theuriet a collaboré au Parnasse Contemporain, à la Bévue de Paris, à la Revue des Deux-Mondes, etc.

M. André Theuriet (Claude-Adhémar-André) est né à Marlyle-Roy (Seine-et-Oise) le 8 octobre 1833, d’une famille lorraine. Il fit ses études à Bar-Ie-Duc, où son père occupait l’emploi de receveur de l’enregistrement, et entra en 1853 comme surnuméraire dans le même service, dont il a successivement franchi les divers échelons avant de prendre sa retraite, en 1886, avec le grade de chef de bureau.

Il publia ses premiers vers dans la Revue de Paris. Collaborateur de la Revue des Deux-Mondes à partir de 1857, il a donné à ce recueil quelques poèmes intitulés In Memoriam, et la plupart des poésies qui, réunies plus tard sous le titre Le Chemin des bois, furent couronnées en 1868 par l’Académie française. II y lit paraître depuis plusieurs romans et nouvelles.

Dans ce premier recueil de vers, Le Chemin des bois, M. André Theuriet nous apparaît comme un poète essentiellement forestier. « Son Chemin des bois, dit Théophile Gautier dans son étude sur Les Progrès de la poésie française depuis 1830, nous ramène à la campagne, et l’on fait bien de suivre Theuriet sous les verts ombrages où il se promène comme Jacques le mélancolique dans la forêt de Comme il vous plaira, faisant des réflexions sur les astres, les fleurs, les herbes, les oiseaux, les daims qui passent, et le charbonnier assis sous la hutte en branchages. C’est un talent fin et discret que celui de Theuriet : il a la fraîcheur, l’ombre et le silence des bois, et les figures qui animent ses paysages glissent sans faire de bruit comme sur des tapis de mousse, mais elles vous laissent leur souvenir, et elles vous apparaissent sur un fond de verdure, dorées par un oblique rayon de soleil. »

« Si dans Le Chemin des bois, M. André Theuriet se montre exclusivement paysagiste, son second recueil : Le Bleu et le Noir, nous le fait voir sous des aspects plus divers. Tout en gardant sa note de sincérité attendrie, il a acquis une facture plus savante, et sa manière s’est élargie. Sa forme est devenue plus précise, son inspiration plus variée. Dans l’intervalle, la guerre de 1870 a éclaté ; le poète, sac au dos et le fusil sur l’épaule, est allé faire le coup de feu à Buzenval, et, pendant ces jours d’épreuve, il a ressenti de patriotiques émotions, dont on perçoit l’écho dans Les Paysans de l’Argonne, La Veillée de Noël, et surtout Priere dans les bois. En même temps, il chante l’amour d’une voix discrète et profonde, comme un libre oiseau de la forêt qu’on entend sans le voir…

« En octobre 1871, M. Theuriet fait représentera l’Odéon un acte en vers, Jean-Marie, qui est resté au répertoire, et en 1874 il publie Le Bleu et le Noir, son second recueil de vers.

« A partir de cette époque, le poète se double d’un romancier. M. Theuriet nous peint, dans une prose à la fois sobre et colorée, les intimes bonheurs, les ridicules et aussi la poésie de la vie provinciale. Le Lorrain s’est imprégné de mélancolie en traversant les grandes forêts mystérieuses de l’Argonne, mais il a gardé un fonds de sensualisme et d’observation à la fois attendrie et moqueuse, qui caractérisent sa troisième manière… Dans les vers comme dans les romans de M. Theuriet, on sent une franche et saine saveur du terroir qui constitue l’originalité du poète. » (André Lemoyne.)

M. André Theuriet est chevalier de la Légion d’honneur et membre de l’Académie française.
LA CHANSON DU VANNIER


Brins d’osier, brins d’osier,
Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier.

Brins d’osier, vous serez le lit frêle où la mère
Berce un petit enfant aux sons d’un vieux couplet :
L’enfant, la lèvre encor toute blanche de lait,
S’endort en souriant dans sa couche légère.

Brins d’osier, brins d’osier,
Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier.

Vous serez le panier plein de fraises vermeilles
Que les filles s’en vont cueillir dans les taillis.
Elles rentrent le soir, rieuses, au logis,
Et l’odeur des fruits mûrs s’exhale des corbeilles.

Brins d’osier, brins d’osier,
Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier.

Vous serez le grand van où la fermière alerte
Fait bondir le froment qu’ont battu les fléaux,
Tandis qu’à ses côtés des bandes de moineaux
Se disputent les grains dont la terre est couverte.

Brins d’osier, brins d’osier,
Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier.

Lorsque s’empourpreront les vignes à l’automne,
Lorsque les vendangeurs descendront des coteaux,
Brins d’osier, vous lierez les cercles des tonneaux
Où le vin doux rougit les douves et bouillonne.

Brins d’osier, brins d’osier,
Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier.

Brins d’osier, vous serez la cage où l’oiseau chante,
Et la nasse perfide au milieu des roseaux,
Où la truite, qui monte et file entre deux eaux,
S’enfonce et, tout à coup, se débat frémissante.

Brins d’osier, brins d’osier,
Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier.

Et vous serez aussi, brins d’osier, l’humble claie
Où, quand le vieux vannier tombe et meurt, on l’étend,
Tout prêt pour le cercueil. — Son convoi se répand,
Le soir, dans les sentiers où verdit l’oseraie.

Brins d’osier, brins d’osier,
Courbez-vous, assouplis sous les doigts du vannier.


(Le Chemin des bois.)


LA VIGNE EN FLEUR


La fleur des vignes pousse,
Et j’ai vingt ans ce soir…
Oh ! que la vie est douce !
C’est comme un vin qui mousse
En sortant du pressoir.

Je sens ma tête prise
D’ivresse et de langueur.
Je cours, je bois la brise…
Est-ce l’air qui me grise,
Ou bien la vigne en fleur ?

Ah ! cette odeur éclose
Dans les vignes, là-bas…
Je voudrais, et je n’ose,
Etreindre quelque chose
Ou quelqu’un dans mes bras !

Comme un chevreuil farouche
Je fuis sous les halliers ;
Dans l’herbe où je me couche
J’écrase sur ma bouche
Les fruits des framboisiers

Et ma lèvre charmée
Croit sentir un baiser,
Qu’à travers la vannée,
Une bouche embaumée
Vient tendrement poser…

O désir, ô mystère !
O vignes d’alentour,

Fleurs du val solitaire,
Est-ce là sur la terre
Ce qu’on nomme l’amour ?


(Le Bleu et le Noir.)


LES FOINS


Au clair appel du coq chantant sur son perchoir,
Les faucheurs se sont mis à l’œuvre, et la prairie
Dans la blanche rosée a déjà laissé choir,
Derrière eux, un long pan de sa robe fleurie.

Les bruissantes faux vibrant à l’unisson
Ouvrent dans l’herbe mûre une large tranchée ;
Deux robustes faneurs, là-bas, fille et garçon,
Retournent au soleil l’odorante jonchée.

Leurs yeux brillent, l’amour sur le même écheveau
A mêlé les fils d’or de leur double jeunesse,
Et le voluptueux parfum du foin nouveau
A leur naissant désir ajoute son ivresse…

Comme eux, j’éprouve aussi ton mol enivrement,
Fenaison !… Je revois la saison bienheureuse
Où j’allais par les prés, cherchant naïvement
La fleur qui donne au foin son haleine amoureuse,

Et les herbes tombant au rythme sourd des faux
M’apportent le parfum des lointaines années
Dont le Temps, ce faucheur marchant à pas égaux,
Eparpille après lui les floraisons fanées.

La vie est ainsi faite. Elle ondule à nos yeux
Comme une plantureuse et profonde prairie,
Dont un magicien tendre et mystérieux
Varie à tout moment l’éclatante féerie.

Nous y courons ravis, cueillant tout sans choisir,
Fauchant jusqu’aux boutons qui s’entr’ouvrent à peine ;
Mais l’éblouissement nous ôte le loisir
De savourer les fleurs dont notre main est pleine.

Nos merveilleux bouquets doivent comme le foin
Se faner pour avoir leur plus suave arome ;

C’est quand l’enchantement d’avril est déjà loin
Que son ressouvenir nous suit et nous embaume.

Le présent est pour nous un jardin défendu,
Et nous n’entrons jamais dans la terre promise ;
Mais l’éternel regret de ce bonheur perdu
Donne à nos souvenirs une senteur exquise…

Peut-être est-ce un regret de leur brève splendeur
Qui donne aux foins coupés ces subtiles haleines ?…
Toutes les fleurs des prés s’y mêlent comme un chœur ;
Sauges et mélilots, flouves et marjolaines.

Leur musique voilée a des philtres pour tous.
Elle fait soupirer les pensives aïeules
Assises sous l’auvent le front dans les genoux,
Et les bruns amoureux couchés au pied des meules.

La nuit, avec le chant des sources dans les bois,
Quand ce concert d’odeurs monte au ciel pacifique,
Vers le bleu paradis des saisons d’autrefois
Le cœur charmé fait un retour mélancolique.

Dans ce passé limpide il croit se rajeunir ;
Il y plonge, il y goûte une paix endormante,
Mollement enfoncé dans le doux souvenir
Comme en un tas de foin vert et sentant la menthe.

Puissé-je pour mourir avoir un lit pareil,
Et que ce soit au temps des fenaisons joyeuses,
Quand les grands chars pleins d’herbe, au coucher du soleil,
Ramèneront des prés la troupe des faneuses !

Au soir tombant, leurs voix fraîches éveilleront
L’écho des jours lointains dormant dans ma mémoire ;
Je verrai s’allumer les astres sur mon front
Comme des lampes d’or au fond d’un oratoire ;

Et lorsque peu à peu les funèbres pavots
Sur mes yeux lourds seront tombés comme des voiles,
Mon dernier souffle, avec l’odeur des foins nouveaux,
S’en ira lentement vers le ciel plein d’étoiles.


(Le Livre de la payse.)
LES PAYSANS


Le village s’éveille à la corne du pâtre,
Les bêtes et les gens sortent de leur logis ;
On les voit cheminer sous le brouillard bleuâtre,
Dans le frisson mouillé des alisiers rougis.

Par les sentiers pierreux et les branches froissées,
Coupeurs de bois, faucheurs de foin, semeurs de blé,
Ruminant lourdement de confuses pensées,
Marchent, le front courbé sur leur poitrail hâlé.

La besogne des champs est rude et solitaire.
De la blancheur de l’aube à l’obscure lueur
Du soir tombant, il faut se battre avec la terre
Et laisser sur chaque herbe un peu de sa sueur.

Paysans, race antique à la glèbe asservie, i
Le soleil cuit vos reins, le froid tord vos genoux ;
Pourtant si l’on pouvait recommencer sa vie,
Frères, je voudrais naître et grandir parmi vous !

Pétri de votre sang, nourri dans un village,
Respirant des odeurs d’étable et.de fenil,
Et courant en plein air comme un poulain sauvage
Qui se vautre et bondit dans les pousses d’avril,

J’aurais en moi peut-être alors assez de sève,
Assez de flamme au cœur et d’énergie au corps,
Pour chanter dignement le monde qui s’élève
Et dont vous serez, vous, les maîtres durs et forts.

Car votre règne arrive, ô paysans de France ;
Le penseur voit monter vos flots lointains encor,
Comme on voit s’éveiller dans une plaine immense
L’ondulation calme et lente des blés d’or.

L’avenir est à vous, car vous vivez sans cesse
Accouplés à la terre, et sur son large sein
Vous buvez à longs traits la force et la jeunesse
Dans un embrassement laborieux et sain.

Le vieux monde se meurt. Dans les plus nobles veines
Le sang bleu des aïeux, appauvri, s’est figé,

Et le prestige ancien des races souveraines
Comme un soleil mourant dans l’ombre s’est plongé ;

Mais vous croissez… L’effroi des nombreuses lignées
N’arrête point l’essor de vos mâles amours ;
Pour de nouveaux enfants vos femmes résignées
Voient s’arrondir sans peur leurs robustes contours.

L’avenir est à vous !… Nos écoles sont pleines
De fils de vignerons et de fils de fermiers ;
Trempés dans l’air des bois et les eaux des fontaines,
Ils sont partout en nombre et partout les premiers.

Salut ! Vous arrivez, nous partons. Vos fenêtres
S’ouvrent sur le plein jour, les nôtres sur la nuit…
Ne nous imitez pas ; quand vous serez nos maîtres,
Demeurez dans vos champs où le grand soleil luit…

Ne reniez jamais vos humbles origines,
Soyez comme le chêne au tronc noueux et dur :
Dans la terre enfoncez vaillamment vos racines,
Tandis que vos rameaux verdissent dans l’azur.

Car la terre qui fait mûrir les moissons blondes
Et dans les pampres verts monter l’âme du vin,
La terre est la nourrice aux mamelles fécondes ;
Celui-là seul est fort qui boit son lait divin.

Pour avoir dédaigné ses rudes embrassades,
Nous n’avons plus aux mains qu’un lambeau de pouvoir,
Et, pareils désormais à des enfants malades,
Ayant peur d’obéir et n’osant plus vouloir,

Nous attendons, tremblants et la mine effarée,
L’heure où vous tous, bouviers, laboureurs, vignerons,
Vous épandrez partout comme un ras de marée
Vos flots victorieux où nous disparaîtrons.


(Le Livre de la payse.)


PROMENADE SUR L’EAU


Les saules frissonnent. La lune
Argente la rivière brune
Du reflet de ses bleus regards ;


La barque sous les hautes branches
Glisse à travers les roses blanches
Des nénuphars.

Parmi les feuillages dissoute,
La fraîcheur du soir, goutte à goutte.
Répand des pleurs mystérieux,
Et leur chute dans l’eau qui tremble
Nous berce avec un chant qui semble
Tomber des cieux…

O mes amis, la nuit sereine !
Riez, mais qu’on entende à peine
Vos rires… Ne réveillez pas
La réalité douloureuse
Qui dans une ombre vaporeuse
S’endort là-bas !…

Chantez !… Sous la voûte qui pleure,
Les yeux mi-clos, oubliant l’heure,
Je vais rêver au fil de l’eau,
Comme un entant que sa nourrice
Câline, afin qu’il s’assoupisse
Dans son berceau…


(Jardin d’automne.)


CARILLONS DE NOËL


Le vieux sonneur monte au clocher,
Jusqu’aux meurtrières béantes
Où les corneilles vont nicher,
Et, chétif, il vient se percher
Au milieu des poutres géantes.

Dans les ténèbres où ne luit
Qu’un falot pendant aux solives,
Il s’agite et mène grand bruit
Pour mettre en danse cette nuit
Les battants des cloches massives.

Joyeuses, avec un son clair,
Les voix des cloches, par le faite
Des lucarnes, s’en vont dans l’air

Sur les ailes du vent d’hiver,
Comme des messagers de fête.

Noël ! Noël !… Sur les hameaux
Où les gens rentrent à la brune ;
Sur les bois noirs et sur les eaux
Où tout un peuple de roseaux
Frissonne au lever de la lune ;

Noël !… Sur la ferme là-bas,
Dont la vitre rouge étincelle,
Sur la grand’route où, seul et las,
Le voyageur double le pas,
Partout court la bonne nouvelle…

Oh ! ces carillons argentins
Dans les campagnes assombries,
Quels souvenirs doux et lointains,
Quels beaux soirs et quels doux matins
Ressuscitent leurs sonneries l

Jadis ils me versaient au cœur
Une allégresse chaude et tendre ;
J’ai beau vieillir et passer fleur,
Je retrouve joie et vigueur,
Aujourd’hui, rien qu’à les entendre…

Et cette musique de l’air,
Cette gaîté sonore et pleine,
Ce chœur mélodieux et clair
Qui s’en va dans la nuit d’hiver
Ensoleiller toute la plaine,

C’est l’œuvre de ce vieux sonneur
Qui, dans son clocher solitaire,
Fait tomber, ainsi qu’un vanneur,
Cette semence de bonheur
Sur tous les enfants de la terre.


(Jardin d’automne.)






Bibliographie. — Les Rayons perdus (1868) ; — L’Année républicaine (1869) ; — Les Stoïques (1870) ; — Les Saintes Colères (1871) ; — Comédies romanesques (1872) ; — Méline, roman (1875) ; — Souvenirs, Poésies inédites.

Les ouvrages de Louisa Siefert ont été édités par Alphonse Lemerre.

Louisa Siefert a collaboré au Parnasse, etc.

Louisa Pène-Siefert, née à Lyon en 1845, mariée en 1875 à M. René d’Asté, secrétaire de M. Emilio Castelar, morte deux ans après son mariage, en octobre 1877, débuta en 1868 par un volume de vers, Les Hayons perdus, dont le succès fut très grand et qui fut suivi de plusieurs autres où s’affirmait son talent très sincère et très réel. Son âme fière et loyale eut à soutenir de rudes combats, et son existence fut particulièrement douloureuse. Elle se réfugia dans l’art comme dans un sanctuaire.

Outre ses recueils de poésies, son œuvre comprend un roman, Méline (1876), et un livre posthume, Souvenirs, recueillis par sa mère.




TOUS LES RIRES D’ENFANT
ONT LES MÊMES DENTS BLANCHES[120


Tous les rires d’enfant ont les mêmes dents blanches ;
Comme les rossignols dans les plus hautes branches,
Les moineaux dans les trous du mur,
Au rebord des longs toits comme les hirondelles,
Leur céleste gaîté s’envole à tire-d’ailes
Avec un son serein et pur.

Nul n’est favorisé dans l’immense partage :
Richesse et pauvreté n’y font pas davantage ;
Le rire, ce grand niveleur,

Sur tous les fronts répand la joie égalitaire,
Et c’est comme un écho qui fait vibrer la terre,
Et viendrait d’un monde meilleur.

Innocence, clarté ! leur âme est une aurore
Que la vie en passant n’a pas troublée encore
Dans son épanouissement ;
Et, doux chanteurs des nids plus étroits ou plus frêles,
Les plus humbles, avec leurs petites voix grêles,
Ont le plus frais gazouillement.

Ainsi plus tard, aux jours que l’épreuve dévore,
On trouve des vieillards dont la lèvre incolore
Recèle un sourire ingénu.
Leurs tranquilles regards sont remplis de lumière :
On dirait un reflet de leur aube première,
Un rayon d’avril revenu I

On sent en leur parole une indulgence exquise,
Et la suavité de la paix reconquise
Ennoblit leur sainte candeur.
Enfant pur, aïeul blanc, devant eux on s’incline ;
Qui les voit, fleur naïve ou tremblante ruine,
Révère la même splendeur.

Car la vieillesse touche au ciel comme l’enfance.
L’une y retourne, et l’autre en vient. La morne offense
Des ans et du malheur s’enfuit.
Le coucher du soleil à son lever ressemble,
Et, diamants tous deux, souvent roulent ensemble
Les pleurs de l’aube et de la nuit.


(Les Stoique».)


LUNE D’AVRIL


Déployant ses ailes de cygne
Au vol lent et capricieux,
Le clair de lune me fait signe
Et m’entraîne au loin sous les cieux.

Il franchit les lacs et les fleuves,
Baise les yeux clos des cités,

Et, se riant des grilles neuves,
Il s’en vient aux parcs désertés.

Il écarte l’ombre importune
Avec un geste familier ;
Puis il descend une par une
Les marches du blanc escalier.

Il s’en va retroussant sa robe
Le long de l’humide sentier,
Et, de-ci, de-là, se dérobe
Entre le houx et l’églantier.

Je le vois errer d’arbre en arbre
Comme un doux poète étonné,
Et prêter des blancheurs de marbre
Au banc de pierre abandonné.

C’est ici que, las de sa course,
Rêveur il s’assied longuement,
Jetant aux flots clairs de la source
De la poudre de diamant.

Il endort les roses fleuries,
Il verse la rosée aux lis,
Il étend des blés aux prairies
Son manteau d’argent aux longs plis.

Ainsi promeneur pâle et triste,
Hôte des tombeaux délaissés,
Ami du chat et de l’artiste,
Protecteur des nids menacés,

Là-bas échevelant le saule
Qui pleure les morts oubliés
Et chargeant sur sa blanche épaule
Les linceuls qu’il a déliés,

Jusqu’à l’heure où, soudain rougies,
Les ténèbres font place au jour,
Il erre, — ô faiseur d’élégies,
O grand enchanteur de l’amour !


(Les Stoïques.)
IMMORTALITÉ


Le chêne dans sa chute écrase le roseau,
Le torrent dans sa course entraine l’herbe folle ;
Le passé prend la vie, et le vent la parole,
La mort prend tout : l’espoir, et le nid, et l’oiseau.

L’astre s’éteint, la voix expire sur les lèvres,
Quelqu’un ou quelque chose à tout instant s’en va.
Ce qui brûlait le cœur, ce que l’âme rêva,
Tout s’efface : les pleurs, les sourires, les fièvres.

Et cependant l’amour triomphe de l’oubli ;
La matière, que rien ne détruit, se transforme ;
Le gland semé d’hier devient le chêne énorme,
Un monde nouveau sort d’un monde enseveli.

Comme l’arbre, renaît le passé feuille à feuille,
Comme l’oiseau, le cœur retrouve sa chanson ;
L’âme a son rêve encore, et le champ sa moisson,
Car ce que l’homme perd, c’est Dieu qui le recueille.


(Les Stoïques.)






Bibliographie. — Les Martyrs ridicules, avec une préface de Baudelaire (1862) ; — Le Bouscassié, nouvelles (1869) ; — La Fête votive de Saint-Bartholomé-Porte-Glaive (1872) ; — Les Va-Nu-Pieds (1873) ; — L’Homme de la Croix-aux-Bœufs (1878) ; — Mon Ami le sergent de ville (1878) ; — Bonshommes (1879) ; — Ompdrailles ou le Tombeau des lutteurs (1879) ; — Par-devant notaire (1880) ; — Crète-Rouge (1880) ; — Eaux-Fortes (1881) ; — L’Amour romantique (1882) ; — N’a qu’un Œil (1881) ; — Le Deuxième Mystère de l’Incarnation (1883) ; — Kerkadec, garde-barrière (1883) ; — Urbains et Ruraux, suite des Va-Nu-Pieds (1884) ; — Petits Cahiers (1885) ; — Celui de la Croix-aux-Bœufs, réédition (1885) ; — Héros et Pantins (1885) ; — Mi-Diable (1885) ; — Léon Cladel et sa Kyrielle de chiens (1885) ; — Titi Foyssac IV (1886) ; — Gueux de marque (1887) ; — Effigies d’inconnus (1887) ; — Raca (1888) ; — Seize Morceaux de littérature (1889).

Léon Cladel a collaboré au Parnasse et à de nombreux journaux et revues.

Léon Cladel, né en 1835 à Montauban, en Quercy, mort en 1892, à Paris, fut surtout un romancier. Il vint de bonne heure à Paris et s’y lia avec les Parnassiens.

Après avoir publié quelques recueils de nouvelles fantasques, un retour qu’il fit dans le Quercy le révéla à lui-même. En revoyant le pays où s’était écoulée son enfance, Cladel retrouva son âme d’autrefois. Dès lors, le raffiné redevint un rustique ; il n’écrivit plus que des romans campagnards, genre où il s’illustra.

Ce qui lui reste cependant de son commerce avec les Parnassiens, c’est le culte de la forme. Il s’applique sans cesse a donner à sa prose du relief, à la rendre harmonieuse, à la rythmer. « Ses recherches quotidiennes de rythme et de facture, dit fort justement M. Anatole France, devaient le conduire à tenter d’écrire en vers. Il l’a fait rarement, mais toujours avec un bonheur presque complet et qui lui était bien dû, car Léon Cladel fut peut-être le plus infatigable de tous les ouvriers en style. »


MON ÂNE


Il avait sur l’échine une croix pour blason !
Poussif, galeux, arqué, chauve et la dent pourrie,
Squelette, on le traînait, hélas ! à la voirie ;
Je l’achetai cent sous : il loge en ma maison.

Sa langue avec amour épile ma prairie,
Et son œil réfléchit les arbres, le gazon,
La broussaille et les feux sanglants de l’horizon ;
Sa croupe maintenant n’est plus endolorie.

À mon approche, il a des rires d’ouragans,
Il chante, il danse, il dit des mots extravagants
Et me tend ses naseaux imprégnés de lavande.

Mon âne, sois tranquille, erre et dors, mange et bois,
Et vis joyeux parmi mes prés, parmi mes bois,
Va, je te comblerai d’honneurs et de provende !










Bibliographie. — Juan Strenner, drame en un acte et en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1869) ; — Les Chants du paysan ; — Les Chants du soldat (1872) ; — Les Nouveaux Chants du soldat (1875) ; — L’Hetman, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1877) ; — La Moabite, drame en cinq actes et en vers, pièce destinée au Théâtre-Français, mais interdite par la censure (1880-1881) ; — Marches et Sonneries (1881) ; — De l’Éducation nationale (1882) ; — Monsieur le Hulan et les Trois Couleurs (1884) ; — Le Premier Grenadier de France (1886) ; — Le Livre de la Ligue des patriotes (1887) ; — Refrains militaires (1888) ; — Histoire d’amour, roman (1890) ; — Messire Duguesclin, pièce en trois actes et en vers (1895) ; — Poésies militaires (1896) ; — La Mort de Hoche, drame en prose en quatre actes (1898) ; — La Plus Belle Fille du monde, conte dialogué en vers libres (1898) ; — Les Chants du soldat, édition illustrée, avec portrait de l’auteur, 50 gravures hors texte, 200 dessins ; — Poésies militaires, illustrations de Jeanniot, gravées sur bois par Clément Bellanger et E. Fromont.

Les œuvres complètes de M. Déroulède se trouvent chez Calmann-Lévy.

M. Déroulède a collaboré à de nombreux journaux et revues. Il a fondé le journal Le Drapeau.

Né à Paris le 2 septembre 1846, M. Paul Déroulède, neveu d’Emile Augier, commença ses études de droit, qu’il abandonna pour la littérature et pour les voyages.

Il visita tour à tour l’Egypte, l’Italie, l’Espagne et l’Autriche, la Hollande, la Saxe, la Prusse.

« Après avoir donné, sous le pseudonyme de Jean Rebel, des poésies à la Revue Nationale, il fit représenter à la Comédie française, le 9 juin 1869, une pièce en un acte et en vers, intitulée Juan Strenner. Puis, quand survint la guerre franco-allemande, en 1870, il s’engagea dans les zouaves. Fait prisonnier et interné en Silésie, il s’évada et fit les campagnes de la Loire et de l’Est. Il fut mis à l’ordre du jour de l’armée à Montbéliard, prit part à la répression de la Commune et fut blessé au bras en enlevant une barricade.

« Après la guerre, il demeura dans l’armée, où il allait passer lieutenant, lorsqu’il se brisa la jambe en tombant de cheval. Il quitta alors le service.

« A ce moment, il avait déjà publié ses Chants du soldat (1872), et ses Nouveaux Chants du soldat (1875), qui avaient obtenu une vogue considérable. Il produisit coup sur coup : L’Hetman, drame en cinq actes et en vers, représenté avec succès en 1877 à l’Odéon ; La Moabite (1880), autre drame en cinq actes, qui, reçu au Théâtre-Français, fut interdit par la censure ; les Marches et Sonneries (1881), et une cantate, Vive la France ! dont Gounod écrivit la musique.

« Il avait conservé pour les choses de l’armée un amour passionné, et il dépensait en fondations patriotiques une activité dévorante. Après avoir fait partie, en janvier 1882, d’une commission d’éducation militaire au ministère de l’instruction publique, il créa, le 18 mai 1882, la Ligue des patriotes, qui devait attirer sur son nom une si retentissante notoriété. »

Dès lors, M. Paul Déroulède mena une existence extrêmement agitée. Son ardent patriotisme l’engagea dans des luttes politiques dont le souvenir est encore présent à toutes les mémoires. L’ardeur qu’il mit à défendre ses convictions lui valut bien des inimitiés et plus d’une condamnation, mais aussi l’estime de ses adversaires mêmes, qui furent toujours unanimes à rendre hommage à sa haute sincérité et à sa parfaite loyauté.

Exilé en janvier 1900 par un arrêt de la Haute Cour, amnistié en octobre 1905, M. Déroulède, après avoir vécu près de six ans à l’étranger, — d’abord à Saint-Sébastien, puis à Vienne, — est rentré en France le 5 novembre 1905.

« La poésie de Paul Déroulède, écrit dans ses Nouveaux Samedis M. Armand de Pontmartin, est prise dans les entrailles mêmes des sujets qu’elle traite ; elle en a les ardeurs, les fiertés, les tristesses viriles, l’humeur guerrière, le patriotisme invincible. Elle reste militante quand le pays ne se bat plus ; elle est l’intrépide sentinelle des lendemains de la défaite. C’est une poésie toute d’action, conçue dans la douleur, née dans l’orage, familiarisée dès le berceau avec l’odeur de la poudre, le sifflement des obus et le bruit du canon, ayant eu pour langes le lambeau d’un drapeau troué de balles ou le linceul d’un mobile mort en criant : « Vive la France ! »

Le talent est grand, mais l’inspiration est plus haute encore. Le poète se soucie moins de ciseler ses vers que de les tremper. Leur éclat est celui des armes, leur cadence semble réglée sur celle d’une marche guerrière. Il n’entre que du fer dans les cordes de cette lyre martiale ; c’est de l’héroïsme chanté. » (Paul

de Saint-Victor.)