Anthologie des poètes français contemporains/Barbey d’Aurevilly

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 101-107).







Bibliographie. — Aux héros des Thermopyles, élégie dédiée à C. Delavigne (1825) ; — L’Amour impossible, roman (1841) ; — La Bague d’Annibal (1843) ; — Du Dandysme et de Georges Brummel, avec portraits de Brummel et de l’auteur à vingt ans (1845) ; — Une Vieille Maîtresse (1851) ; — Les Prophètes du passé (1851) ; — L’Ensorcelée, roman (1854) ; — une plaquette, sans titre, renfermant 12 pièces de vers (Caen, 1854) ; — Memorandum (1856) ; — Rythmes oubliés (1858) ; — Les Œuvres et les Hommes, 1re édition, 4 volumes (1861-1865) ; — Les Misérables de Victor Hugo (1862) ; — Les Quarante Médaillons de l’Académie (1863) ; — Le Chevalier Destouches (1864) ; — Un Prêtre marié (1864) ; — Les Diaboliques (1874) ; — Les Bas Bleus (1877) ; — Gœthe et Diderot (1880) ; — Une Histoire sans nom (1882) ; — Ce qui ne meurt pas (1884) ; — Les Vieilles Actrices, Le Musée des antiques (1884) ; — Les Ridicules du temps (1884) ; — Les Critiques ou les Juges jugés (1885) ; — Sensations d’art (1886) ; — Memoranda (1887) ; — Les Philosophes et les Ecrivains religieux (1887) ; — Les Œuvres et les Hommes, seconde édition (1889 et années suivantes) ; — Les Œuvres et les Hommes, xixe siècle, deuxième série : I, Littérature étrangère (1891) ; II, Littérature épistolaire (1893) ; III, Mémoires historiques et littéraires (1893) ; IV, Les Poètes (1893) ; V, Journalistes et Polémistes (1895) ; VI, Portraits politiques et littéraires (1898) ; VII, Les Philosophes et les Ecrivains religieux (1899) ; VIII, Le Roman contemporain (1901) ; IX, Romanciers d’hier et d’avant-hier (1904) ; X, De l’Histoire (1905) ; — Amaïdée, poème en prose ; — Poussières, poèmes (1897, épuisé) ; — Rythmes oubliés (1897, épuisé) ; — A côté de la Grande-Histoire (1906).

Les œuvres de Jules Barbey d’Aurevilly se trouvent chez Alphonse Lemerre.

Jules Barbey d’Aurevilly a collaboré à la Revue de Caen (1832), au Journal des Débats, au Nouvelliste, au Pays, au Réveil (1858), au Constitutionnel, au Nain jaune, à la Veilleuse, à la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, etc.

Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, né à Saint-Sauveur-le-Vicomte (Manche) le 2 novembre 1808, mort à Paris en 1889, débuta dans les lettres à dix-sept ans par une élégie dédiée à Casimir Delavigne : Aux héros des Thermopyles (1825). Son premier roman, L’Amour impossible, date de 1841. Deux autres publications faites à petit nombre et par les soins d’un ami, M. Tribucien, La Bague d’Annibal (1843), sorte de poème en prose, et Du Dandysme et de Georges Brummel (1845), biographie d’un fat célèbre, avaient attiré l’attention des lettrés, lorsqu’il mit au jour un nouveau roman, Une Vieille Maîtresse (1851), dont quelques passages soulevèrent de vives accusations d’immoralité, et qui fut suivi d’une série d’études philosophiques, Les Prophètes du passé (1851), où l’auteur se plaçait au premier rang des champions du catholicisme militant. Vers cette même époque, il publia L’Ensorcelée, épisode de la chouannerie normande, son chef-d’œuvre, auquel il a donné pour pendant, quelques années plus tard, un autre épisode emprunté aux mêmes luttes : Le Chevalier Destouches (1864). D’autres volumes suivirent, dont quelques-uns faillirent lui attirer des poursuites. Une plaquette sans titre, renfermant 12 pièces de vers (1854), Memorandum, journal d’un séjour à Caen (1856), Rythmes oubliés (1838) et Le Pacha (1869), fragments d’un volume de poèmes en prose qui n’a pas paru, ont été publiés par M. Tribucien et complètent l’œuvre personnelle de Barbey d’Aurevilly. La plupart de ses articles de critique, parus dans divers journaux, ont été rassemblés dans Les Œuvres et les Hommes, Les Quarante Médaillons de l’Académie française, etc. Les hommes d’alors se rappelleront les attaques furieuses et spirituelles dirigées par Barbey d’Aurevilly contre le Parnasse et les Parnassiens, — les trente-sept, — lesquels furent tous médaillonés sans pitié, selon la fantaisie de l’artiste, avec une verve mordante qui lui valut bien des inimitiés. On a appelé Barbey d’Aurevilly le Duc de Guise de la littérature. C’est, en effet, un jouteur, un lutteur infatigable, un « vrai soldat de la plume », ayant toujours, dit M. Charles Buet, « flamberge au vent et feutre sur l’oreille ». « Ce fut de plus, ajoute le même critique, une des intelligences les plus profondes, les plus complètes de ce temps-ci, que cet homme qui s’est contenté d’être un solitaire, écrivant des histoires pour lui-même et pour ses amis, faisant bon marché de l’argent et de la gloire, et, prodigue éperdu, semant à tous les vents assez de génie pour laisser croire qu’il en avait le mépris… »

Dans sa préface aux Memoranda, M. Paul Bourget apprécie en ces termes le talent et la personnalité littéraire de Barbey d’Aurevilly : « Depuis Rivarol et le prince de Ligue, personne n’a causé comme M. d’Aurevilly ; car il n’a pas seulement le mot, comme tant d’autres, il a le style dans le mot, et la métaphore, et la poésie. Mais c’est que toutes les facultés de ce rare talent se font équilibre et se tiennent d’une étroite manière ; et, même à l’occasion de ces feuilles légères des ' Memoranda, c’est ce talent tout entier qu’il convient d’évoquer… Quoi qu’il en soit des causes dont ces habitudes ont été l’effet visible, il est certain que, pareil à ce lord Byron qu’il aime tant, M. d’Aurevilly aura vécu dans notre xixe siècle à l’état de révolte permanente et de protestation continue… M. d’Aurevilly est, au plus beau et au plus exact sens de ce mot, un poète, — un créateur même ; sa poésie est aussi voisine de celle des Anglais que sa Normandie est voisine de l’Angleterre. »





OH ! LES YEUX ADORÉS NE SONT PAS CEUX QUI VIRENT…

Oh ! les yeux adorés ne sont pas ceux qui virent
Qu’on les aimait, — alors qu’on en mourait tout bas !
Les rêves les plus doux ne sont pas ceux que firent
Deux êtres, cœur à cœur et les bras dans les bras !
Les bonheurs les plus chers à notre âme assouvie
Ne son ! pas ceux qu’on pleure après qu’ils sont partis ;
Mais les plus beaux amours que l’on eut dans la vie
Du cœur ne sont jamais sortis !

Ils sont là, vivent la, durent là. — Les années
Tombent sur eux eh vain. On les croit disparus,
Perdus, anéantis, au fond des destinées !…
Et le destin, c’est eux, qui semblaient n’être plus !
On a dix fois aimé depuis eux. — La jeunesse
A coulé, fastueuse et brûlante, — et le Temps
Amène, un soir d’hiver, par la main, la vieillesse,
Qui nous prend, elle ! par les flancs !

Mais ces flancs terrassés qu’on croyait sans blessure
En ont une depuis qu’ils respirent, hélas !
D’un trait mal appuyé légère égratignure,
Qui n’a jamais guéri, mais qui ne saignait pas !
Ce n’était rien, — le pli de ces premières roses
Qu’on s’écrase au printemps sur le cœur, quand il bout…
Ah ! dans ce cœur combien il a passé de choses !
Mais ce rien resté… c’était tout !

On n’en parlait jamais… Jamais, jamais personne
N’a su que sous un pli de nos cœurs se cachait,
Comme une cantharide au fond d’une anémone,
Un sentiment sans nom que rien n’en détachait !
Ce n’était pas l’amour exprimé qui s’achève
Dans des bras qu’on adore et qu’on hait tour à tour…
Ce n’était pas l’amour, ce n’en était qu’un rêve…
Mais c’était bien mieux que l’amour !

Et sous tous ces amours qui fleurissent la vie,
Et sous tous les bonheurs qui peuvent l’enivrer,

Nous avons retrouvé toujours cette folie,
A laquelle le cœur n’a rien à comparer !
Et nous avons subi partout l’étrange empire
De ce rêve tenace, — et vague, — mais vainqueur,
Et jusque dans tes bras, Clara, ce doux Vampire
Est venu s’asseoir sur mon cœur !

Tu ne devinas pas ce que j’avais dans l’âme…
Tu faisais à mon front couronne de ton bras,
Et de ton autre main qui me versait sa flamme
Tu me tâtais ce cœur où, toi, tu n’étais pas !
Tu cherchais à t’y voir, chère fille égarée,
Tu disais : « Tu te tais, mon bien-aimé ; qu’as-tu ?… »
Je n’avais rien, Clara, — mais, ma pauvre adorée,
C’est ce rien-là que j’avais vu !

Il se levait, tout droit, ce rien, dans ma pensée.
Ce n’était qu’un fantôme, un visage incertain…
Mais des chers souvenirs de notre âme abusée
Le plus fort, c’est toujours, toujours le plus lointain
Perspective du cœur ardent qui se dévore !
Le passé reculant brille plus à nos yeux…
Et le jour le plus beau n’est qu’un spectre d’aurore,
Qui revient rôder dans les cieux !

Et toi, tu l’as été, ce spectre d’une aurore,
Dont le rayon pour moi ne s’éteignit jamais !
Mais toi, jour de mes yeux, ma Clara que j’adore,
Tu n’as pas effacé cette autre que j’aimais !…
Une étoile planant sur les mers débordées
Se mire dans leurs flots et rit de leurs combats…
Combien donc nous faut-il de femmes possédées
Pour valoir celle qu’on n’eut pas ?…

(Poussières.)


LA HAINE DU SOLEIL


(A Mademoiselle L. R..)

I

Un soir, j’étais debout derrière une fenêtre…
Contre la vitre en feu j’avais mon front songeur,
Et je voyais, là-bas, lentement disparaître

Un soleil embrumé qui mourait sans splendeur !
C’était un vieux soleil des derniers soirs d’automne,
Globe d’un rouge épais, de chaleur épuisé,
Qui ne faisait baisser le regard à personne
Et qu’un aigle aurait méprisé !

II

Alors, je me disais, en une joie amère :
« Et toi, Soleil, aussi j’aime te voir sombrer I
Astre découronné, comme un roi de la terre,
Tête de Roi tondu que la nuit va cloîtrer ! »
Demain, je le sais bien, tu sortiras des ombres ;
Tes cheveux d’or auront tout à coup repoussé.
Qu’importe ! j’aurai cru que tu meurs quand tu sombres !
Un moment, je l’aurai pensé !

III

Un moment, j’aurai dit : c’en est fait : il succombe,
Le monstre lumineux qu’ils disaient éternel,
Il pâlit comme nous, il se meurt, et sa tombe
N’est qu’un brouillard sanglant dans quelque coin du ciel.
Grimace de mourir, grimace funéraire,
Qu’en un ciel ennuité chaque jour il fait voir…
Eh bien, cela m’est doux de la sentir vulgaire,
Sa façon de mourir, ce soir !

IV

Car je te hais, Soleil ! oh ! oui, je te hais, comme
L’impassible témoin des douleurs d’ici-bas…
Chose de feu, sans cœur, je te hais, comme un homme !
L’être que nous aimons passe, et tu ne meurs pas !
L’œil bleu, le vrai soleil qui nous verse la vie,
Un jour perdra son feu, son azur, sa beauté,
Et tu l’éclaireras de ta lumière impie,
Insultant d’immortalité !

V

Et voilà, vieux Soleil, pourquoi mon cœur t’abhorre !
Voilà pourquoi je t’ai toujours haï, Soleil !
Pourquoi je dis le soir, quand le jour s’évapore :
" Ah ! si c’était sa mort, et non plus son sommeil ! 8
Voilà pourquoi je dis, quand tu sors d’un ciel sombre :

« Bravo ! ses six mille ans l’ont enfin achevé !
L’œil du cyclope a donc enfin trouvé dans l’ombre
La poutre qui l’aura crevé ! »

VI

Et que le sang en pleuve, et sur nos fronts ruisselle,
A la place où tombaient tes insolents rayons !
Et que la plaie aussi nous paraisse éternelle
Et mette six mille ans à saigner sur nos fronts !
Nous n’aurons plus alors que la nuit et ses voiles,
Plus de jour lumineux dans un ciel de saphir !
Mais n’est-ce pas assez que le feu des étoiles
Pour voir ce qu’on aime mourir !…

VII

Pour voir la bouche en feu par nos lèvres usée
Nous dire froidement : « C’est fini ! Laisse-moi ! »
Et s’éteindre l’amour qui, dans notre pensée,
Allumait un soleil plus éclatant que toi !
Pour voir errer parmi les spectres de la terre
Le spectre aimé qui semble et vivant et joyeux,
La nuit, la sombre nuit est encore trop claire…
Et je l’arracherais des cieux !

(Poussières.)