Anthologie des poètes français contemporains/Normand (Jacques)

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 452-459).








Bibliographie. — Les Tablettes d’un mobile, poésies (1871) ; — L’Emigrant alsacien (1873) ; — Le Troisième Larron, comédie en un acte, en vers, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1875) ; — Beaumarchais, à-propos en vers (1877) ; — A tire-d’aile, poésies (1878) ; —Les Ecrevisses (1879) ; — La Poésie de la science, poème (1879) ; — L’Amiral, comédie en deux actes, en vers, représentée sur la scène du théâtre du Gymnase (1880) et sur la scène du Théâtre-Français (1895) ; — Les Petits Cadeaux, comédie en un acte, en prose, représentée sur la scène du théâtre du Gymnase ; — Blackson père et fille, comédie en quatre actes, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon [en collaboration avec A. Delavigne] ; — Les Petites Marmites, comédie en trois actes, représentée sur la scène du théâtre du Gymnase [en collaboration avec A. Delavigne] ; — Paravents de salons et de tréteaux, fantaisies de salon et de théâtre, poésies (1881) ; — L’Auréole, comédie en un acte, eu vers, représentée sur la scène du théâtre du Vaudeville (1882) ; — Les Moineaux francs, poésies (1887) ; — Le Réveil (1888) ; — Musotte, pièce en trois actes, représentée sur la scène du théâtre du Gymnase [en collaboration avec Guy de Maupassant] (1891) ; — La Muse qui trotte, poésies (1894) ; — Les Vieux Amis, comédie en trois actes, en vers, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon ; — Voilà Monsieur ! comédie en un acte, représentée sur la scène du théâtre du Gymnase [en collaboration avec A. Delavigne] ; — Soleils d’hiver, notes d’un Parisien en Provence (1897) ; — La Douceur de croire, pièce en trois actes, en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1899) ; — Monsieur et Madame Dugazon, comédie dramatique en quatre actes, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon ; — Les Visions sincères, poésies (1903) ; — On n’oublie pas (1904). — En outre : Le Monde ou nous sommes, nouvelle ; — La Madone, roman parisien ; — Contes à Madame ; — Du triste au gai ; — Aïol, chanson de geste du xiiie siècle, publiée en collaboration avec M. G. Raynaud [ouvrage couronné par l’Académie des inscriptions et belles-lettres].

Les œuvres de M. Jacques Normand ont été éditées par Calmann-Lévy.

M. Jacques Normand a collaboré à de nombreux quotidiens et périodiques.

M. Jacques Normand, né à Paris en 1848, se fit recevoir avocat à vingt et un ans. Il étudiait à l’Ecole des chartes lorsque la guerre éclata. Après avoir fait simplement et bravement son devoir sous la vareuse bleue du « moblot », il se consacra aux lettres.

Il écrivit nombre de volumes, poésies, romans, monologues, et il aborda la scène avec un égal succès. Plusieurs gracieux petits actes : Le Troisième Larron, Les Petits Cadeaux, L’Auréole, Voilà Monsieur ! l’avaient mis en évidence, lorsqu’il donna au Gymnase (en collaboration avec l’illustre auteur de Bel-Ami), Musotte, qui tint longtemps l’affiche et fut jouée sur plusieurs scènes départementales. Au même théâtre, il fit jouer une très jolie comédie en trois actes : Les Petites Marmites, et à l’Odéon Les Vieux Amis, Blackson père et fille, Monsieur et Madame Dugazon. Enfin il fit représenter à la Comédie française L’Amiral, cette spirituelle comédie qu’il avait fait jouer tout d’abord au Gymnase, La Douceurde croire, et, tout dernièrement, On n’oublie pas.

Citons, parmi ses ouvrages en prose : Le Monde ou nous sommes, La Madone, Contes à Madame, Du triste au gai.

Quant à ses poésies, elles sont nombreuses. Nous mentionnerons : Les Tablettes d’un mobile, recueil de vers écrits pendant les sombres veillées des nuits de grand’garde, A tire-d’aile, La Muse qui trotte, Les Moineaux francs, Soleils d’hiver, Les Visions sincères, Paravents et Tréteaux.

« M. Jacques Normand, dit M. Louis Labat, est un des pères du monologue. » Et il ajoute fort justement : « Si je cherchais un rapprochement, c’est à Gresset que me ferait songer M. Jacques Normand. Je ne sache pas que, depuis nos conteurs du siècle dernier, on ait manié le petit vers avec une dextérité plus heureuse. »

De fait, l’auteur de La Muse qui trotte a rajeuni et modernisé le vers de Gresset. Il est gai, mais avec une pointe de mélancolie discrète. Et s’il n’a pas créé le monologue, il lui a prêté un tour et une expression très littéraires. Il sait toucher d’un doigt alerte à la psychologie ; telles de ses pages sont d’un sentiment exquis ; mais lorsque l’attendrissement le gagne, son esprit évoque soudain un souvenir joyeux, une concordance drolatique, et sa verve naturelle reprend le dessus.

Le vers de M. Jacques Normand se recommande par l’extrême facilité, l’élégance native, le naturel ; plusieurs de ses poésies sont devenues célèbres dès la première récitation.

M. Jacques Normand a épousé la fille de Joseph Autran. Il est membre de la commission de la Société des auteurs dramatiques

et du comité de la Société des gens de lettres.
LES CLEFS

S’animant au contact rapide de nos doigts,
Et dociles, ouvrant, fermant à notre choix
Telle frêle cassette ou tel lourd secrétaire,
Les clefs, ces petits riens brillants, ont leur mystère.

Elles gardent pour nous, dans les calmes tiroirs,
Ainsi qu’en des tombeaux silencieux et noirs,
Tous nos chers souvenirs, gais ou mélancoliques :
Lettres des disparus, portraits, saintes reliques
Qui ravivent, au fond d’un cœur souvent lassé,
La vision lointaine et claire du passé.
Elles savent, ces clefs mignonnes et légères,
Contre les vains regards et les mains étrangères
Protéger ces trésors sans valeur, mais sans prix ;
Et plus tard, quand la mort brusque nous aura pris,
Ceux qui nous ont aimés pourront longtemps encore,
Malgré l’heure qui ronge et l’oubli qui dévore,
Grâce à ces fines clefs au reflet d’un gris bleu,
En quelque coin secret nous retrouver un peu…
Sous la lampe éclairant ma paisible veillée,
J’en vois une, très simple, un tantinet rouillée :
C’est celle d’un bureau qui vient des grands-parents,
Pauvre et simple bureau sans cuivres fulgurants,
Sans ornements, sans style, aux formes écrasées,
N’ayant rien des splendeurs dont s’ornent nos musées.
Mais, depuis deux cents ans bientôt, ceux de mon sang
Tour à tour ont frôlé ce vieux meuble en passant ;
Leur regard caressait sa courbe familière ;
Ils y traçaient, penchés, la page régulière,
Et, pour ouvrir le lourd tiroir silencieux,
Se servaient de la clef que j’ai là, sous les yeux.

Aussi, quand je te prends, petite clef modeste,
J’ai cette illusion fugitive qu’il reste
Dans le scintillement de ton métal poli
Le reflet d’un passé pour toujours aboli,
Et ma main croit sentir sur toi comme enlacées
Les tiédeurs de ces mains que la mort a glacées.

(Les Visions sincères.)
MON ENCRIER

Vers ce vieil encrier que je vois, sur ma table,
Arrondir sagement son ventre respectable,
Combien, combien de fois
Pour y tremper ma plume indolente ou pressée
D’un geste machinal et presque sans pensée
Ai-je allongé les doigts !

Que d’inutiles mots, que de vains griffonnages
Traçant sur la blancheur virginale des pages
Leur sillon turbulent ;
Que de phrases, avec tant d’amour ciselées,
De ce vieil encrier sortirent par volées…
Que de noir sur du blanc !

Que de billets hâtifs, que de courtes dépêches
Resserrant une idée en quelques mots revêches
Très strictement comptés ;
Que de lettres aussi, de longues lettres tendres
Dont il ne reste plus aujourd’hui que des cendres
Errant de tous côtés !

Et que de vers, surtout ! Vers joyeux, vers moroses,
À l’ombre des cyprès faisant fleurir les roses,
Et chantant tour à tour
— N’est-ce point ici-bas l’antithèse éternelle ? —
Les mille sentiments qu’une âme porte en elle,
De la haine à l’amour !

Pendant combien de jours encor, combien d’années,
Poursuivant ici-bas mes humbles destinées
Sans éclat et sans bruit,
Vais-je, ô cher compagnon de mes heures d’étude,
En tes flancs rebondis, comme à mon habitude,
Puiser l’encre qui luit ?

Dieu seul le sait ; que sa volonté soit bénie !
Mais quand j’aurai quitté, ma carrière finie,
Ce monde hospitalier,
Je veux que, si quelqu’un par la porte entr’ouverte
T’aperçoit sommeillant sur ma table déserte,
Ô mon vieil encrier,


Il se dise : « De là sortirent bien des rêves !
Bien des illusions, bien des chimères brèves :
Parfois le mot touchant
Qui fait pleurer, ou bien le mot gai qui fait rire…
Mais — flèche venimeuse et lâche qui déchire —
Jamais le mot méchant ! »

(Les Visions sincères.)
APRÈS UNE LECTURE

Ce livre — que je viens d’achever — dans le monde
Se répand à milliers d’exemplaires, partout,
Apportant aux lecteurs friands d’un tel ragoût
Le régal des tableaux malsains dont il abonde.

De ce récent ouvrage on chuchote à la ronde
Entre femmes parfois, sans honte ni dégoût ;
Très jeune en est l’auteur… Sa jeunesse l’absout…
Et c’est une « œuvre », enfin ! Soit ! mais une œuvre immonde !

Prude ! oh non ! J’aime trop Boccace et Rabelais,
Mais je hais à l’égal d’un vrai crime, je hais
La morne obscénité, triste comme un carême…

On me lira très peu plus tard… comme à présent ;
Mais j’aurai cette joie, à mon heure suprême
Que nul n’aura sali son âme en me lisant !

(Les Visions sincères.)
DANS LE CLAIR JARDIN

Dans notre clair jardin, — le jardin de famille
Où, tout petit enfant, je jouais autrefois, —
Par la fenêtre, assis à ma table, je vois
Lisant, le front penché, l’air attentif, ma fille.

Elle est là, sous le dôme ombreux de la charmille,
En un coin familier, sur le vieux banc de bois
Où je lisais aussi les auteurs de mon choix
Jadis… Chers souvenirs dont le passé fourmille !


« Hum ! hum ! que fait-on là, fillette, s’il vous plait ? »
Dis-je, quittant ma chaise et poussant le volet.
Elle ne m’entend pas, sur son livre inclinée.

Second « Hum ! hum ! » plus fort, plus net, plus sérieux.
D’un joli mouvement sa tête s’est tournée…
Et c’est un peu de moi qui me rit dans ses yeux.

(Les Visions sincères.)