Anthologie des poètes français contemporains/Paté (Lucian)

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 460-467).







Bibliographie. — Lacrymæ rerum (Charpentier, Paris, 1871) ; — Mélodies intimes (Charpentier, Paris, 1874) ; — À Molière, à-propos en vers, dit à la Comédie française par M. Coquelin (librairie des Bibliophiles, Paris, 1876) ; — À Corneille, à-propos en vers, dit à la Comédie française par M. Maubant (librairie des Bibliophiles, Paris, 1876) ; — Lacrymæ rerum, 2e édition (librairie des Bibliophiles, Paris, 1877) ; — Poésies, 1 volume comprenant l’ensemble de ses premières poésies, ouvrage couronné par l’Académie française (Lemerre, Paris, 1879) ; — À Lamartine (1878) ; — La Statue de Nicéphore Niepce (1885) ; — À François Rude (1886) ; — À Brizeux (1888) ; — À Buffon (1888) ; — Poèmes de Bourgogne (Lemerre, Paris, 1889) ; — À Hérold (1891) ; — Le Sol sacré (Lemerre, Paris, 1896) ; — À Alphonse Daudet (Lemerre, Paris, 1902) ; — À Pasteur (Lemerre, Paris, 1902). — Théâtre : David Téniers, comédie en un acte, en vers, en collaboration avec M. Ed. Noël (Odéon, 1886) ; — Prologue à Bérénice, comédie en un acte, en vers, en collaboration avec M. Ed. Noël (Comédie française, 1893) ; — Laure et Pétrarque (Odéon, 1899).

M. Lucien Paté a collaboré à de nombreux quotidiens et périodiques.

M. Lucien Paté est né à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), le 6 mars 1845. De 1852 à 1854, il accompagne en Suisse son père exilé à la suite du coup d’État du 2 décembre 1851. À son retour en France, il fait ses études au collège de Chalon, puis va étudier le droit à Paris, où il se fait recevoir licencié en droit et licencié ès lettres.

En 1870-1871, il fait la campagne du siège de Paris comme garde mobile de la Seine, et bientôt après, en 1871, publie son premier volume de vers, Lacrymæ rerum, où il y a des pièces comme Le Marronnier de Bagatelle, La Plainte, et tant d’autres qui, réunies plus tard à celles de son deuxième volume, Mélodies intimes, feront dire à M. Paul Stapfer :

« S’il fallait définir d’un mot M. Lucien Paté, je dirais qu’il est virgilien. J’appelle ainsi un poète qui voit la nature avec les yeux de l’âme et qui ne se contente pas de la peindre, mais qui la sent profondément. »

Dans ses premières Poésies (1879), œuvre de jeunesse et, déjà, œuvre définitive, le poète apparaît tout entier, « avec la double personnalité du poète moderne, harpe éolienne où vibre l’écho des harmonies universelles et en même temps soldat de l’idéal, défenseur des nobles causes ». « Et ce mélange d’une ferveur idéaliste avec une vive sensibilité, on le retrouve dans les recueils qui ont suivi. Abeille dont la ruche fut en Bourgogne, le pays natal l’attire ; il célèbre les vins de la côte, les grands crus sacrés à la robe écarlate ; mais un patriotisme ardent, et qui n’a pas oublié, le ramène souvent à la frontière en deuil, au lion de Belfort, aux villes d’Alsace. » (Camille Le Senne.)

M. Lucien Paté, entré dans l’administration des beaux-arts en 1873, y remplit actuellement les fonctions d’inspecteur général des monuments historiques. Il est chevalier de la Légion d’honneur.


TOUJOURS AIMER

Moi, je veux admirer, car c’est aimer toujours !
Les Admirations sont les sœurs des Amours.
Tout enfant, j’adorais les beaux vers et les roses.
J’avais des pâmoisons devant les belles choses.
J’admirais par les yeux, — par l’esprit plus encor.
Je me cachais de tous pour ouvrir mon trésor,
Quelque chef-d’œuvre antique ! Et mon esprit agile
Volait aux rendez-vous que me donnait Virgile !
Du jour qu’à mon oreille il chanta, je l’aimai ;
Et cet amour en moi naquit au mois de mai.
L’abeille butinait tout autour de mon livre.
J’admirais, — non, j’aimais et je me sentais vivre !
L’esprit, comme le cœur, a des éveils charmants.
Il ne sait, cherche, hésite, et des ravissements
Lui viennent, chaque fois que, dans l’ombre cachée,
Se lève, à son appel, une image couchée,
Qui dormait dans un livre ainsi que dans son lit,
El s’y rendort, quand c’est un profane qui lit !
Car, pour l’esprit, le Livre est la forêt magique
Où, sous les mots muets, l’Image léthargique
Peut dormir deux mille ans sans en craindre d’affront,
Sans ride, inaltérable et la fraîcheur au front,
Aussi jeune, aussi pure, en sa divine argile,

Que lorsqu’elle jaillit du cerveau de Virgile,
Toujours prête à l’éveil en s’entendant nommer,
Morte pour tous, hormis pour qui la sait aimer !

(Le Sol sacré.)
LA PLAINTE

J’ai dit aux bois toute ma peine.
Et les bois en ont soupiré ;
J’ai dit mon mal à la fontaine,
Et la fontaine en a pleuré ;

Je l’ai dit à l’oiseau qui chante,
Et l’oiseau tristement s’est tu ;
Je l’ai dit à l’étoile ardente,
Qui par un signe a répondu.

Je l’ai dit à la fleur cachée
Dans l’herbe épaisse, sous mes pieds ;
Je l’ai dit à la fleur penchée
Sur ma tête, dans les sentiers.

Et vite elles ont sur ma plaie
Répandu, prises de pitié,
Fleurs du gazon ou de la haie,
Le parfum de leur amitié !

— Ah ! lorsque toute la nature
Ainsi prend part a mes douleurs ;
Quand le vent qui passe et murmure
Sur son aile emporte mes pleurs,

Voudras-tu pas aussi m’entendre,
Réponds, toi qui les fais couler,
Et, plus douce alors et plus tendre,
Voudras-tu pas me consoler ?

(Lacrymæ rerum.)
À LA LUNE

Catafalque d’argent de races en poussière,
Je ne puis contempler ta blancheur sans effroi.
Ô lune, globe éteint d’où rayonne le froid,
Tu fais luire à nos yeux la mort de la matière.


Jadis, quand tu brillais de ta propre lumière,
Ton front, qui maintenant tantôt croit et décroit,
Montait sur l’horizon, rival de l’astre-roi :
Devant toi l’aigle même abaissait sa paupière.

Notre terre était belle avec ses deux flambeaux.
Ton sort nous dit le nôtre, ô soleil des tombeaux,
Spectre d’un monde, errant à travers la nuit morne !

Mais quel sombre pouvoir arme le bras caché
Qui nous force à traîner, dans l’espace sans borne,
Ce satellite mort à nos flancs attaché ?

(Poésies.)
LE VIEUX PÊCHER

C’était le vieux pêcher, le grand arbre, l’aïeul
Aux bras ouverts, couvrant tout un mur à lui seul :
L’automne, à le charger de parures vermeilles,
À l’envi du printemps, épuisait ses corbeilles.
Tantôt c’étaient des fleurs à nourrir vingt ruchers,
Et mille essaims joyeux s’y voyaient attachés,
Et le mur, pour voiler son visage morose,
Semblait tenir ouvert un large éventail rose.

Tantôt c’étaient des fruits qu’on eût dits de velours,
Gonflés d’un divin suc et que l’œil jugeait lourds.
Pour mouler une coupe on en eût pris l’empreinte,
Et, dans un pur paros, Praxitèle, sans crainte,
Eût modelé sur eux le sein de ses Vénus.
On eût dit les appas innombrables et nus
De Cérês prenant vie un moment dans cet arbre ;
Puis ils avaient encor ce que n’a point le marbre,
Un frais duvet de pourpre avec de doux parfums.

Tels on vous admirait, pauvres rameaux défunts !
Mais pour tout ici-bas vient l’heure de la tombe :
Qu’on vive un siècle, un jour, homme, rose ou colombe,
Chacun tour à tour paye au destin son tribut ;
Nombreux sont les chemins, mais unique est le but,
Et devant le néant tous les êtres sont frères.


Moi, j’ai fait tristement les apprêts funéraires ;
J’ai pris en main la hache, ainsi qu’un fer sacré,
Et, redoublant mes coups sur ce corps vénéré,
J’ai couché le vieil arbre endormi dans l’allée,
Comme un ami dont l’âme ailleurs s’en est allée.
Puis, prêtre de Cybèle et pensif bûcheron,
Creusant l’antique sol tout à l’entour du tronc,
J’ai mis au jour surpris ses racines âgées,
Dans le terrain fertile avidement plongées.
Le fer a tranché tout.

Le fer a tranché tout.Quand viendra la saison
Où l’opaque brouillard rétrécit l’horizon ;
Quand, sous le noir manteau des grandes cheminées,
Les veilles par l’hiver nous seront ramenées ;
Un soir que les amis, cercle aimable et charmant,
Seront nombreux autour de mon feu de sarment,
Je jetterai dans l’âtre, où le vent monotone
Chantera sa chanson, triste écho de l’automne,
Le débris desséché du vieil arbre péri,
Et tous rappelleront son souvenir chéri,
Et, tendant les deux mains aux flammes odorantes,
Rediront sa beauté, ses pêches transparentes,
De loin, en l’approchant, les sentiers embaumés.
Et ses rameaux en fleur, des abeilles aimés.

(Poésies.)
POÈTES DU CLOCHER

Qu’il soit la tour massive ou la flèche effilée,
Portant la lourde cloche ou le gai carillon,
Laissant choir ou jetant les sons à la volée
Sur les toits de la ville ou les blés du sillon ;

Dans l’azur ou la brume, étincelant ou sombre,
Qu’une grande cité presse ses contreforts,
Ou qu’en un blanc village il ne donne un peu d’ombre
Qu’à l’étroit cimetière où dorment les chers morts…

Qu’il s’étage en couronne ou s’arrondisse en dôme ;
Ogival ou roman, normand ou bourguignon ;

Qu’il bourdonne avec Sens ou rêve avec Vendôme ;
Riche ou pauvre, humble ou fier, glorieux ou sans nom ;

Surtout s’il est très vieux, croulant, une ruine,
Dressant tout un jardin sur ses murs de granit ;
Fleuri, dans chaque joint tenant une racine ;
Chantant, dans chaque fente abritant quelque nid ;

Aimons notre clocher ! Soyons frères des cloches.
Sachons en pénétrer les puissantes douceurs ;
Et puis, lançons nos voix, frappons l’écho des roches :
Poètes du clocher, sonnons comme nos sœurs !

Le beffroi les retient ; nous, dont le vol est libre,
Nous jetterons plus loin les notes dans les vents.
Que dans nos voix la leur se reconnaisse et vibre :
Soyons leur voix errante au milieu des vivants !

Qu’elle aille triste, ou gaie, ou grave, ou faible, ou forte.
Ignorée ou suivie et fêtée au retour,
Au plus humble parfois la plus belle, qu’importe ?
Et que sa sœur de bronze en tressaille en sa tour !

Aimons notre clocher ! Son ombre est la meilleure,
Seul point fixe pour nous du monde où nous errons.
Voix du clocher natal, voix de la première heure,
Emportons-en l’écho partout où nous irons !

Que son murmure éteint se prolonge en nous-mêmes.
Qu’il soit d’autant plus cher qu’il sera plus lointain !
Aimons notre clocher, donnons-lui des poèmes,
Et rendons-lui, le soir, son hymne du matin !

GERMAINE

Parmi les fleurs de juin celle-là nous est née.
Et comme il fallait bien répondre à son aînée
(Enfant à lèvre rose, aux grands yeux de velours,
Dont la lèvre et les yeux interrogent toujours),
Je lui contai comment la frêle créature,
Dans cette éclosion de toute la nature,
Avait épanoui son visage de lis,
Ouvrant, sous de longs cils, deux grands myosotis,
Et, frissonnante à l’aube, avait été trouvée
Dans un nid d’où la veille avait fui la couvée.

Et vraiment, sur la terre, et dans l'air, et sur l'eau,
L’été, l’été magique, offrait un tel tableau
De beaux papillons d’or, de vertes demoiselles,
De petits êtres neufs ayant ou non des ailes,
De fleurs de toute forme et de toute couleur,
Tant de fécondité suivait tant de chaleur,
Tant d’éclat rayonnait au front de toute chose
Et la transfigurait dans le bleu, dans le rose,
Que l’enfant, à l’aspect du monde merveilleux,
Put sans peine me croire en croyant à ses yeux,
Et que peu s’en fallut qu’on ne me vit moi-même,
Conteur ensorcelé pris a son stratagème,
Tout à ma vision d’êtres indéfinis,
Écarter les rameaux pour voir si, dans les nids,
C’étaient bien des oiseaux, et non de ces chers anges,
Et, le long de la berge où l’herbe met ses franges,
Écouter, comme s’ils m’eussent parlé tout bas,
Les petits yeux mouillés des Ne m’oubliez pas !

(Le Sol sacré.)
LA PITIÉ

La plus belle fleur de la terre
Ne fleurit pas dans les jardins.
Elle s’entr’ouvre avec mystère,
Loin des voluptueux Édens.
On ne la connaît qu’où l’on souffre.
Elle se penche au bord du gouffre ;
Son calice est un encensoir.
Parmi les deuils et les décombres,
Elle exhale, sous des cieux sombres.
Un parfum doux comme un espoir.
Dans son sein une larme est prête
Toujours pour toutes les douleurs ;
Mais elle sait, dans une fête,
Sourire au milieu de ses sœurs.
Elle fleurit au cœur de l’homme :
Ce n’est l’amour ni l’amitié…
Le malheureux crie et la nomme,
L’heureux accourt : c’est la Pitié !

(Le Sol sacré.)