Anthologie des poètes français contemporains/Rimbaud (Arthur)

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 443-451).








Bibliographie. — Une Saison en enfer, prose (Poot et Cie Bruxelles, 1873) ; — Les Illuminations, proses publiées par les soins de Paul Verlaine (éditions de la Vogue, Paris, 1886) ; — Le Reliquaire, vers et prose, préface de Rodolphe Darzens (Genonceaux, Paris, 1891) ; — Les Illuminations, Une Saison en enfer, préface de Paul Verlaine (Vanier, Paris, 1892) ; — Poésies complètes, préface de Paul Verlaine (Vanier, Paris, 1895) ; — Œuvres de Jean-Arthur Rimbaud [Poésies, 1872-73 ; Les Illuminations et Autres Illuminations, 1872-1873 ; Une Saison en enfer, 1873] (Société du Mercure de France, Paris, 1898) ; — Lettres de Jean-Arthur Rimbaud [Égypte, Arabie, Ethiopie], avec une introduction et des notes par Paterne Berrichon (Société du Mercure de France, Paris, 1899).

Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud, né le 20 octobre 1851 à Charleville (Ardennes), mort à Marseille le 10 novembre 1891, passa ses quinze premières années dans sa ville natale. « Fils d’officier, — son père était capitaine au 47e de ligne, — sa jeunesse s’écoula dans l’intimité de la famille (un frère et trois sœurs dont l’une mourut jeune), sous l’œil parfois sévère d’une mère « bourgeoise et paysanne, de devoir autoritaire, religieuse, économe, rigoureuse dans ses principes d’honnêteté propriétaire et impitoyable sur le chapitre de la discipline »…

« Son adolescence fut orageuse. À peine les années de collège terminées, un soir de septembre 1870, après avoir rimé ses premiers vers, il s’enfuit de la maison maternelle et file sur Paris. Réintégré au domicile natal, après maintes pérégrinations, il se dérobe de nouveau, descend la vallée de la Meuse, gagne Charleroi. Il vagabonde et marque cette période de poèmes qu’on lira plus tard dans ses œuvres : tels Le Buffet, Le Dormeur du val, Ma Bohême. De retour à Charleville, — d’octobre 1870 à février 1871, — il rime Les Effarés, Les Poètes de sept ans, Les Pauvres à l’église, Les Premières Communions, Accroupissements, puis d’autres pièces aujourd’hui disparues, Les Mains de Marie-Jeanne, Les Veilleurs, Les Douaniers.

« Nostalgique d’on ne sait quelle cité, Arthur Rimbaud repart pour la capitale, tombe chez André Gill, qui, ahuri de l’escapade, ne comprenant pas, le congédie. « Il dut, — écrit son pieux biographe, M. Paterne Berrichon, — par cette fin d’hiver et huit jours durant, à travers les rues, errer sans pain, ni feu, ni lieu… cela jusqu’à ce que, mourant littéralement de misère, il se résignât à sacrifier sa liberté et à reprendre à pied le chemin de Charleville.

« Pendant la Commune, il échoue pour la troisième fois à Paris et s’enrôle dans les Tirailleurs de la Révolution. Après la défaite, il regagne, non sans difficulté, les Ardennes. Son talent — ce talent inconscient, fait de hâtives notations, — est mûr déjà ; il écrit fiévreusement Le Bateau ivre. Après une correspondance engagée avec Verlaine, le voici de nouveau à Paris. » (Ad. Van Bever.)

Il y resta quelque temps, fut présenté à quelques poètes et provoqua une vive surprise parmi les Parnassiens par l’étrangeté de ses poèmes. Ses amis le présentèrent vers cette même époque à Victor Hugo, qui l’accueillit avec ces mots : « Shakespeare enfant. » Rimbaud se lia avec André Gill et Charles Cros, logea chez le poète de La Bonne Chanson, puis chez Théodore de Banville, puis, rue Racine, à l’hôtel, et enfin, grâce aux munificences de Verlaine, dans ses meubles, rue Campagne-Première.

En juillet 1872, il accompagna Verlaine à Londres, où il fréquenta Eugène Vermersch, et à Bruxelles, où il connut Georges Cavalier, dît Pipe-en-Bois. Dans cette ville, Rimbaud ayant témoigné l’intention de quitter « son compagnon de gloire et de misère », Verlaine lui tira deux coups de revolver qui lu blessèrent légèrement, et fut condamné pour ce fait à dix-huit mois de prison qu’il fit à Mons et qui lui inspirèrent Sagesse.

Expulsé de Belgique, Rimbaud fit une nouvelle apparition à Charleville, publia et détruisit en même temps une édition d’Une Saison en enfer, sorte d’autobiographie psychologique, passa encore à Paris, puis voyagea en Hollande, en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Suisse, dans les îles de l’Archipel. « Tombé dans la misère, il fut rapatrié ; mais bientôt il repartit, commu engagé dans les troupes néerlandaises, se rendant à Sumatra et à Java. Il déserta à Java et vécut pendant un mois dans les forêts. Pour rentrer en Europe, il s’embarqua comme interprète sur un bateau anglais qui le rapatria. Il ne resta pas longtemps à Charleville et parcourut la Suède et la Norvège, dans la tournée du cirque Loisset. Ses pérégrinations continuèrent : au mois de mars 1880, on le trouve en Égypte, puis dans l’île de Chypre, où il était surveillant de la construction d’un palais pour le gouverneur. À la fin de la même année, il se rendit à Aden, et, engagé comme acheteur par M. Bardey, partit pour la côte orientale d’Afrique ; il traversa tout le désert du Somal et arriva à Harrar, où il s’établit, trafiquant l’or et l’ivoire.

Entré en relation avec Ménélik, par l’intermédiaire du Ras Makonnen, dont il était devenu l’ami, il devint un des conseillera intimes du négus. Son exploration de l’Ogaden et la relation détaillée qu’il envoya à la Société de géographie sur cette région inconnue, datent de cette époque.

En 1888, Rimbaud négocia avec Félix Faure, ministre des colonies, l’autorisation de débarquer à Obock les outils nécessaires à la fabrication de cartouches pour le négus…

En correspondance constante avec sa famille, il projetait un retour en France, lorsqu’il se sentit envahi lentement par le mal qui devait l’emporter. Un accident de cheval provoqua une tumeur du genou qui l’obligea, au mois de mars 1891, à abandonner Harrar, centre de ses opérations. Transporté à Aden, puis à Marseille, il entra à l’hôpital de la Conception, où il subit l’imputation de la jambe. Il se fît conduire à Charleville, mais voulut bientôt repartir… Au moment où il allait s’embarquer à Marseille, il dut rentrer de nouveau à l’hôpital, où il mourut aptes de grandes douleurs stoïquement acceptées.

La destinée de Rimbaud comme poète a été très singulière. Après une courte apparition dans les lettres en 1871, il avait disparu. Ce n’est qu’en 1885 que Paul Verlaine révéla son nom et ses œuvres, dans les Poètes maudits, à la jeune génération, qui s’en fît un drapeau. On peut le considérer comme l’un des précurseurs des écoles « décadente » et symboliste. Quant au fameux Sonnet des Voyelles, qui attribuait une couleur aux voyelles, et commençait ainsi :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles…,


il convient de remarquer, avec M. Gustave Kahn, que Rimbaud « pouvait fort bien être au courant des phénomènes d’audition colorée ; s’il les connaissait peut-être par sa propre expérience, il a pu contrôler, avec la science, réelle et imaginative, de son ami Charles Cros, certaines idées à lui, se clarifier certains rapprochements à lui personnels, noter un son et une couleur… » Il ne faut d’ailleurs voir dans le sonnet qu’un « amusant paradoxe détaillant une des correspondances possibles des choses », et, à ce titre, il est curieux.



SENSATION

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

LE DORMEUR DU VAL

C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent, où le soleil de la montagne fière
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut ;

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature ! berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine.
Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

LES EFFARÉS

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,

À genoux, cinq petits — misère ! —
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond…


Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise et qui l’enfourne
Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge,
Chaud comme un sein,

Et quand, pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche,
On sort le pain ;

Quand sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons ;

Quand ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre I
Qu’ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses
Entre les trous,

Mais bien bas, comme une prière,
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,

— Si fort qu’ils crèvent leur culotte
Et que leur lange blanc tremblote
Au vent d’hiver…

BATEAU IVRE

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles.
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.


J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots.

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin,
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et, dès lors, je me suis baigné dans le poème
De la mer infusé d’astres et latescent,
Dévorant les azurs verts où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend,

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que vos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes,
Et les ressacs, et les courants ; je sais le soir,
L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.

J’ai vu le soleil bas taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets ;
Pareils à des acteurs de drames très antiques,
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets.

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteur :
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs.

J’ai suivi des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,

Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs.

J’ai heurté, savez-vous ! d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères, aux peaux
D’hommes des arcs-en-ciel tendus comme des brides,
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux.

J’ai vu fermenter les marais, énormes nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ;
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant,

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises,
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient des arbres tordus avec de noirs parfums.

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
Des écumes de fleurs ont béni mes dérades,
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer, dont le sanglot faisait mon roulis doux,
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes ;
Et je restais ainsi qu’une femme à genoux,

Presqu’île ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds ;
Et je voguais, lorsque à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir à reculons.

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau,

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur,

Qui courais taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les Juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs,


Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et des Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets.

J’ai vu des archipels sidéraux, et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes,
Toute lune est atroce et tout soleil amer.
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Oh ! que ma quille éclate ! oh ! que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où, vers le crépuscule embaumé,
Un enfant accroupi, plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons !

LES CHERCHEUSES DE POUX

Quand le front de l’enfant, plein de rouges tourmentes,
Implore l’essaim blanc des rêves indistincts,
Il vient prés de son lit deux grandes sœurs charmantes
Avec de frêles doigts aux ongles argentins.

Elles assoient l’enfant auprès d’une croisée
Grande ouverte, où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs,
Et, dans ses lourds cheveux où tombe la rosée,
Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.

Il écoute chanter leurs haleines craintives
Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés
Et qu’interrompt parfois un sifflement, salives
Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.

Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux

Font crépiter, parmi ses grises indolences,
Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.

Voilà que monte en lui le vin de la Paresse,
Soupir d’harmonica qui pourrait délirer ;
L’enfant se sent, selon la lenteur des caresses,
Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.

VOYELLES

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !