Anthologie des poètes français contemporains/Tiercelin (Louis)

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 509-516).




LOUIS TIERCELIN





Bibliographie. — Poésie : Les Asphodèles (1873) ; — L’Oasis (1880) ; — Primevère, poème (1881) ; — Les Anniversaires (1887) ; — La Mort de Brizeux, poème (1888) ; — Les Jongleurs de Kermartin, poème ; — Dans la boutique, poème ; — Les Cloches (1892) ; — Yvonne ami Du, poème ; — Le Livre blanc ; — Sur la harpe (1897) ; — La Bretagne qui chante (1903) ; — Le Parnasse Breton Contemporain, en collaboration avec J.-Guy Ropartz (1889). — Théâtre : L’Occasion fait le larron, comédie en un acte, en vers (théâtre de Rennes, 1867) ; — L’Habit ne fait pas le moine, comédie en deux actes, en vers (théâtre de Rennes, 1868) ; — Marguerite d’Écosse, poème dramatique en un acte, musique de J.-Guy Ropartz (Théâtre d’application) ; — Les Noces du croque-mort, comédie en un acte, en vers ; — L’Heure du chocolat, proverbe en un acte (salle Herz) ; — Un Voyage de noces, drame en quatre actes, en vers (Odéon, 1880) ; — Stances à Corneille (Comédie française) ; — Le Voisin de gauche, comédie en un acte (salle Herz) ; — Corneille et Rotrou, comédie en un acte, en vers (Odéon, 1884) ; — Le Rire de Molière, à-propos en un acte, en vers (Comédie française, 1888) ; — Fethlène, drame lyrique en un acte, musique de J.-Guy Ropartz ; — Pêcheur d’Islande, pièce en cinq actes et huit tableaux, en collaboration avec Pierre Loti, musique de J.-Guy Ropartz (Grand-Théâtre) ; — Le Grand Ferré, oratorio en trois parties, en collaboration avec Lionel Bonnemère, musique de D.-F. Planchet (1891) ; — Une Soirée à l’hôtel de Bourgogne, comédie en deux actes, en vers (théâtre de Rennes, 1892) ; — Mudarra, drame lyrique en quatre actes, en collaboration avec Lionel Bonnemère, musique de F. Le Borne (Opéra royal, Berlin) ; — Trois Drames en vers : Kéruzel (théâtre des Poètes), Le Cœur sanglant, Le Cilice (1894) ; — L’Abbé Corneille, comédie en un acte, en vers (Comédie française, 1895) ; — A l’épreuve, opéra-comique en un acte, musique de Louis Barras (casino de Saint-Malo, 1896) ; — Le Diable couturier, opéra-comique en un acte, musique de J.-Guy Ropartz (Théâtre d’application) ; — La Tulipe noire, opéra-comique en un acte, en collaboration avec Lionel Bonnemère, musique de Louis Barras (théâtre d’Angers) ; — Le Sacrement de Judas, drame en un acte (théâtre du Grand-Guignol), joué à Londres au Comedy-Theatre par Forbes Robertson, en Amérique par Kyrie Bellew ; — Le Secret de Molière, comédie en un acte, en vers (Odéon) ; — Ar Mor, poème (Comédie française). — Prose : Amourettes, nouvelles ; — La Comtesse Gendelettre, roman ; — La Bretagne qui croit, pardons et pèlerinages en Bretagne (1894) ; — Bretons de Lettres (1906).

En Préparation : Sous les Bruines de Bretagne (poèmes).

Les œuvres de M. Louis Tiercelin ont été publiées chez Alphonse Lemerre et A. Savine.

M. Louis Tiercelin a collaboré à divers journaux et revues. Il dirige la revue bretonne L’Hermine.

M. Louis Tiercelin est né à Rennes en 1849. Il débuta dans la poésie par deux comédies : L’Occasion fait le larron et L’Habit ne fait pas le moine, représentées, en 1867 et eu 1868, sur la scène du théâtre de Rennes. Quelques mots de Leconte de Lisle lui indiquèrent la voie qu’il avait à prendre, et ce fut José-Maria de  Heredia qui lui apprit à faire le vers.

Le premier volume de vers de M. Louis Tiercelin, Les Asphodèles (1873), est une œuvre éclose « dans l’atmosphère très catholique de l’ancienne famille bretonne à laquelle appartenait le poète. Elle est comme le pur reflet de ses impressions premières », Dans ce recueil, comme dans ceux qui suivirent, M. Louis Tiercelin s’est montré un poète profondément idéaliste et très tendre. II a perdu bien des illusions, mais il s’est rapproché davantage de la vérité de la vie. Il a de sublimes paroles de consolation pour ceux qui souffrent. Par quelles épreuves a dû passer ce cœur généreux pour répandre ainsi l’aumône de pitié !

M. Louis Tiercelin a publié Le Parnasse Breton et fondé la revue L’Hermine. Il a été le promoteur du magnifique mouvement poétique breton de ces vingt dernières années.


L’AUMONE


Le lourd soleil de juin a brûlé les campagnes.
Le torrent qui tombait du sommet des montagnes,
Brisant les fleurs, broyant les arbres dans son choc,
Ouvre, comme une plaie énorme dans le roc,
Son gouffre desséché plein de débris informes.
Le ruisseau dont les eaux baignaient le pied des ormes
Et qui courait, avec un murmure confus,
Frais et clair, à l’abri des vieux saules touffus,
Montre à présent son lit de sable triste et vide.
Le chemin est ardent et le champ est aride.
On voit les blés jaunis sécher sans être mûrs.
Les fauves, par milliers, cherchent l’abri des murs,
Épouvantés de voir la forêt sans ombrage.
Les oiseaux étonnés s’appellent ; avec rage,
Inquiets, vainement implorent-ils du bec

La terre dévastée et la fontaine à sec.
Les reptiles, brûlés par la chaleur du sable,
Sont saisis d’un effroi vague, indéfinissable ;
Ils n’osent plus sortir. Le troupeau haletant
Regarde avec stupeur les vases de l’étang
D’où s’élève un brouillard épais et délétère.
Partout la sécheresse a fait fendre la terre.
Adieu les verts taillis ! Adieu les gazons frais !
Adieu paix des vallons I mystère des forêts !
Le soleil a fané les fleurs, flétri les mousses ;
La nature n’a plus de perspectives douces,
Et, dans ce flamboîment de la terre et des cieux,
L’homme ne trouve plus où reposer ses yeux.
La soif et le murmure ont contracté sa bouche ;
Il est découragé, morne, sombre, farouche ;
Il respire, mêlés dans un air lourd et chaud,
La poussière d’en bas et les rayons d’en haut ;
Et du triste univers, comme du fond d’un gouffre,
Un cri monte incessant : « Seigneur, la Terre souffre. »
Le Seigneur répondit : « Je vais faire pleuvoir
Sur la terre assez d’eau pour remplir l’abreuvoir,
Le ruisseau, le torrent, l’étang, le lac, le fleuve,
Pour vêtir les forêts d’une ramure neuve,
Pour faire reverdir les vallons et les prés.
Je veux calmer la soif de ces désespérés
Qui souffrent, quel que soit le nom dont on les nomme,
Je veux, sur le reptile aussi bien que sur l’homme,
Sur l’humble et l’orgueilleux, verser le même don.
Je suis la Récompense et je suis le Pardon.
Je veux que le bienfait étouffe le blasphème,
Que l’ignorant haineux me connaisse et qu’il m’aime ;
Je veux gagner son cœur par la souffrance aigri,
Afin qu’il soit à moi quand je l’aurai guéri.
Je veux que le bonheur apaise et sanctifie
Tout ce qui se révolte et ce qui se défie,
Et, réconciliant tous les êtres entre eux,
Que la fraternité de l’univers heureux,
Comme un parfum d’encens, monte jusqu’à mon trône. »
O frères, c’est ainsi que doit tomber l’aumône.

(L'Oasis)
COUCHER DE SOLEIL À KÉRAZUR


Nuages gris, nuages bleus, nuages roses,
Vers quel pays lointain, dans le soir, fuyez-vous,
Laissant à peine des reflets subtils et doux
Sur les flots gris, sur les flots bleus, sur les flots roses ?
Ainsi s’en vont, au loin, très subtils et très doux,
Dans le silence et la solitude avec vous,
Mes rêves gris, mes rêves bleus, mes rêves roses.


(La Bretagne qui chante.)


AUTRE RONDEL DE L’ADIEU


Partir, c’est mourir un peu.
(E. Haraucooht.)


Mourir, c’est partir un peu !
Le dernier mot du problème
N’est pas sur la lèvre blême :
Regardez vers le ciel bleu.

Ce qui survit dans l’adieu,
C’est le meilleur de soi-même..
Mourir, c’est partir un peu !

O la douceur de ce vœu :
Si l’on quitte ceux qu’on aime,
C’est avec l’espoir suprême
De les retrouver en Dieu…
Mourir, c’est partir un peul


(La Bretagne qui chante.)


LES ROSES EFFEUILLÉES


On ne ramasse pas les roses effeuillées.
Qu’importe que le pied stupide d’un manant
Les foule et que le vent les chasse maintenant !
Ayant touché le sol, les roses sont souillées.

C’est ainsi que parfois mes regards effrayés
Ont vu tomber la fleur divine de mes rêves ;
Mais si j’ai pu pleurer mes illusions brèves,
Je ne ramasse pas mes rêves effeuillés.


(La Bretagne qui chante.)


A UN JEUNE AMI BRETON


Oui, la vie est triste, et, parfois,
Quand nous en cherchons le mystère,
Il monte un écho dans ma voix
Des sanglots que je voudrais taire.
La vie est triste, mais il faut
Que tu n’en saches pas le leurre :
Devant toi qui dois rire haut,
C’est tout bas qu’il faut que je pleure.
La vie est si triste, vois-tu,
Si douloureuse la pensée,
Que j’en ai l’esprit abattu
Et que j’en ai l’âme blessée.
J’ai connu tant d’espoirs menteurs,
J’ai connu tant de haines basses,
Et j’ai vu tomber des hauteurs
Tant de mes illusions lasses ;

Mes yeux effrayés se sont clos,
Ami, sur tant de mauvais rêves ;
En moi se sont taris les flots
De tant de généreuses sèves…
Que j’ai perdu la prime foi
Où ta naïveté se fie,
Et qu’en moi, comme hors de moi,
J’ai peur de regarder la vie.

Mais toi, qui n’as sur tes vingt ans
Que des espérances de joie,
Tel un arbuste qui ne ploie
Que sous trop de fleurs au printemps ;
Toi dont la douleur a les charmes
De la fraîche rosée en mai,

Et dont le cœur est parsemé
De diamants et non de larmes !

Toi qui regardes dans les deux
L’astre divin luire sans voiles,
Et qui crois toujours aux étoiles,
Quand l’ombre a menacé mes yeux ;
Ami, dis-moi ta peine, et sache
Que ta plainte au murmure frais
Est encor de la joie, auprès
De la tristesse que je cache.
Attends pour pleurer tes douleurs
Que ta vie ait subi sa crise ;
Ne crois pas que ton cœur se brise
Pour en voir tomber quelques fleurs.
Ces fleurs délicates et blanches
Tombent, mais le ciel est clément :
Voici poindre au même moment
Les fruits déjà noués aux branches.

Si j’ai secoué de la main
Tes chagrins dont je sais le terme,
C’est pour voir le bonheur en germe
Qu’ils couvaient éclore demain.

Laisse ces fleurs que je recueille
M’inonder de vols palpitants ;
Sur moi laisse tout ce printemps
Arraché de toi feuille à feuille :
1l semble que mon cœur trop vieux
Se réjouisse et qu’il renaisse :
Je me sens toute ta jeunesse
D’avoir tes larmes dans mes yeux.


(La Bretagne qui chante.)


À CHANSON DE LA DOUCE


Par les jardins et par les champs
Je vais cueillir les fleurs nouvelles,
Et j’ai marché longtemps, longtemps,


Mais j’ai rapporté les plus belles.
J’ai mis une rose et j’en ai mis deux ;
J’ai beaucoup de fleurs pour mon amoureux.

Par les champs et par les jardins
J’ai cueilli les fleuri par brassées ;
J’ai mis des lilas, des jasmins,

Et j’ai mis aussi des pensées…
J’ai mis un baiser, et j’en ai mis deux ;
J’ai beaucoup d’amour pour mon amoureux.

Mais d’où vient donc que sur mes fleurs
Je vois des gouttes de rosée ?
De la rosée ou bien des pleurs,

Sur mon bouquet de fiancée I
J’ai mis une larme et j’en ai mis deux ;
Que j’ai de chagrin par mon amoureux !


(La Bretagne qui chante.)


LA VICTIME


Le monde est un tyran cruel, lâche et moqueur,
Mais au-dessus de lui ma fierté s’est haussée
Et je le brave, encor que mon âme blessée
Soit captive dans les cachots de mon vainqueur.

Pas un mot, pas un cri ne dira la rigueur
De la torture où ma souffrance est angoissée ;
Je fermerai les yeux pour cacher ma pensée ;
Mes bras étoufferont les sursauts de mon cœur.

Qu’il me prenne, s’il veut, et me jette à l’abîme,
Et qu’il vienne épier la fin de sa victime,
Je saurai me roidir dans un suprême effort ;

Et, si je ne puis taire à l’oreille méchante
Mes sanglots d’agonie et mes râles de mort,
Je les ferai si doux qu’il croira que je chante.


(Sous les Brumes de Bretagne.)