Anthologie des poètes français contemporains/Dierx Léon

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 165-175).







Bibliographie. — Aspirations poétiques (1858) ; — Poèmes et Poésies (1864) ; — Les Lèvres closes (1867) ; — Les Paroles du vaincu (1871) ; — Poésies complètes (1872) ; — La Rencontre, scène dramatique (1875) ; — Les Amants (1879) ; — Poésies complètes, édition définitive, corrigée et augmentée [en 2 volumes] (1896).

Les œuvres poétiques de M. Léon Dierx ont été publiées par Alphonse Lemerre.

M. Léon Dierx a collaboré au Parnasse, etc.

Né en 1838 à l’île Bourbon (île de la Réunion), M. Léon Dierx vint achever ses études à Paris, où il suivit pendant trois ans les cours de l’Ecole centrale des Arts et Manufactures. Il retourna ensuite à la Réunion, puis revint définitivement à Paris, où il fut l’un des habitués les plus assidus et lus plus sympathiques du salon de son compatriote Leconte de Lisle, et l’un des intimes du maître. Son pur génie lui valut bientôt la profonde admiration des plus délicats, son caractère fier et simple le fit aimer de tous ceux qui l’approchèrent. M. Catulle Mondès a écrit de lui ces lignes définitives : « Léon Dierx, dont l’œuvre considérable reste presque ignorée de la foule, dont le talent n’est estimé à sa juste valeur que par les artistes et les lettrés, est véritablement un des plus purs et des plus nobles esprits de la fin du xixe siècle. Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus intimement, plus essentiellement poète que lui. La poésie est la fonction naturelle de son âme, et les vers sont la seule langue possible de sa pensée. Il vit dans la rêverie éternelle de la beauté et de l’amour. Les réalités basses sont autour de lui comme des choses qu’il ne voit pas ; ou, s’il les aperçoit, ce n’est que de très haut, très vagues et très confuses, et dépouillées par l’éloignement de leurs tristes laideurs. Au contraire, tout ce qui est beau, tout ce qui est tendre et fier, la mélancolie hautaine des vaincus, la candeur des vierges, la sérénité des héros, et aussi la douceur infinie des paysages forestiers traversés de lune et des méditerranées d’azur où tremble une voile au loin, l’impressionne incessamment, le remplit, devient comme l’atmosphère où respire heureusement sa vie intérieure. S’il était permis au regard humain de pénétrer dans le mystère des pensées, ce que l’on verrait dans la sienne, ce serait le plus souvent, parmi la langueur éparse du soir, des Songes habillés de blanc qui passent deux à deux en parlant tout bas de regret ou d’espoir, tandis qu’une cloche au loin tinte douloureusement dans les brumes d’une vallée. »

À la mort de Stéphane Mallarmé (1898), M. Léon Dierx a été élu « Prince des Poètes ».




SOIR D’OCTOBRE


À Catulle Mendès.


Un long frisson descend des coteaux aux vallées ;
Des coteaux et des bois, dans la plaine et les champs,
Le frisson de la nuit passe vers les allées.
— Oh ! l’angélus du soir dans les soleils couchants ! —
Sous une haleine froide au loin meurent les chants,
Les rires et les chants dans les brumes épaisses.
Dans la brume qui monte ondule un souffle lent ;
Un souffle lent répand sas dernières caresses,
Sa caresse attristée au fond du bois tremblant ;
Les bois tremblent ; la feuille en flocon sec tournoie,
Tournoie et tombe au bord des sentiers désertés.
Sur la route déserte un brouillard qui la noie,
Un brouillard jaune étend ses blafardes clartés ;
Vers l’occident blafard traîne une rose trace,
Et les bleus horizons roulent comme des flots,
Roulent comme une mer dont le flot nous embrasse,
Nous enlace, et remplit la gorge de sanglots.
Plein du pressentiment des saisons pluviales,
Le premier vent d’octobre épanche ses adieux,
Ses adieux frémissants sous les feuillages pâles,
Nostalgiques enfants des soleils radieux.
Les jours frileux et courts arrivent. C’est l’automne.
— Comme elle vibre en nous, la cloche qui bourdonne ! —
L’automne, avec la pluie et les neiges, demain
Versera les regrets et l’ennui monotone ;
Le monotone ennui de vivre est en chemin !
Plus de joyeux appels sous les voûtes ombreuses ;
Plus d’hymnes à l’aurore, ou de voix dans le soir

Peuplant l’air embaumé de chansons amoureuses !
Voici l’automne ! Adieu le splendide encensoir
Des prés en fleurs fumant dans le chaud crépuscule !
Dans l’or du crépuscule, adieu, les yeux baissés,
Les couples chuchotants dont le cœur bat et brûle,
Qui vont la joue en feu, les bras entrelacés,
Les bras entrelacés, quand le soleil décline !
— La cloche lentement tinte sur la colline. —
Adieu, la ronde ardente, et les rires d’enfants,
Et les vierges, le long du sentier qui chemine,
Rêvant d’amour tout bas sous les cieux étouffants !
— Ame de l’homme, écoute en frémissant comme elle
L’âme immense du monde autour de toi frémir !
Ensemble frémissez d’une douleur jumelle.
Vois les pâles reflets des bois qui vont jaunir ;
Savoure leur tristesse et leurs senteurs dernières,
Les dernières senteurs de l’été disparu ;
— Et le son de la cloche au milieu des chaumières ! —
L’été meurt ; son soupir glisse dans les lisières.
Sous le dôme éclairci des chênes a couru
Leur râle entre-choquant les ramures livides.
Elle est flétrie aussi, ta riche floraison,
L’orgueil de ta jeunesse ! et bien des nids sont vides,
Ame humaine, où chantaient dans ta jeune saison
Les désirs gazouillants de tes aurores brèves.
Ame crédule ! écoute en toi frémir encor,
Avec ces tintements douloureux et sans trêves,
Frémir depuis longtemps l’automne dans tes rêves,
Dans tes rêves tombés dès leur premier essor.
Tandis que l’homme va, le front bas, toi, son âme,
Ecoute le passé qui gémit dans les bois !
Ecoute, écoute en toi, sous leur cendre et sans flamme,
Tous tes chers souvenirs tressaillir à la fois
Avec le glas mourant de la cloche lointaine !
Une autre maintenant lui répond à voix pleine.
Ecoute à travers l’ombre, entends avec langueur
Ces cloches tristement qui sonnent dans la plaine,
Qui vibrent tristement, longuement, dans ton cœur !

(Les Lèvres closes.)


LAZARE


(À Leconte de Lisle..)


Et Lazare à la voix de Jésus s’éveilla.
Livide, il se dressa d’un bond dans les ténèbres ;
Il sortit, trébuchant dans les liens funèbres,
Puis tout droit devant lui, grave et seul s’en alla.

Seul et grave, il marcha depuis lors dans la ville,
Comme y cherchant quelqu’un qu’il ne retrouvait pas,
Et se heurtant partout à chacun de ses pas
Aux choses de la vie, au grouillement servile.

Sous son front reluisant de la pâleur des morts
Ses yeux ne dardaient pas d’éclairs ; et ses prunelles,
Comme au ressouvenir des splendeurs éternelles,
Semblaient ne pas pouvoir regarder au dehors.

Il allait, chancelant comme un enfant, lugubre
Comme un fou. Devant lui la foule au loin s’ouvrait.
Nul n’osant lui parler, au hasard il errait,
Tel qu’un homme étouffant dans un air insalubre.

Ne comprenant plus rien au vil bourdonnement
De la terre, abîmé dans son rêve indicible.
Lui-même épouvanté de son secret terrible,
Il venait et partait silencieusement.

Parfois il frissonnait, comme on fait dans les fièvres,
Et, tout prêt à parler, il étendait la main ;
Mais le mot inconnu du dernier lendemain,
Un invisible doigt l’arrêtait sur ses lèvres.

Dans Béthanie, alors, tous, petits, forts et vieux,
Eurent peur de cet homme ; il passait seul et grave ;
Et le sang se figeait aux veines du plus brave,
Devant la vague horreur qui nageait dans ses yeux.

Ah ! qui dira jamais ton surhumain supplice,
Revenant du sépulcre où tous étaient restés,
Qui revivais encor, traînant dans les cités
Ton linceul à tes reins serré comme un cilice !

Blafard ressuscité qu’avaient mordu les vers !
Pouvais-tu te reprendre aux soucis de ce monde,
O toi qui rapportais dans ta stupeur profonde
La science interdite à l’avide univers ?

La nuit à peine eut-elle au jour rendu sa proie,
Tu rentras dans la nuit, songeur mystérieux,
Spectre inerte à travers les partis furieux,
Et ne connaissant plus leur douleur ni leur joie.

Dans cette autre existence insensible et muet,
Tu ne laissas chez eux qu’un souvenir sans trace.
As-tu subi deux fois le baiser qui terrasse,
Pour regagner l’azur qui vers toi refluait ?

— Oh ! que de fois, à l’heure où l’ombre emplit l’espace,
Loin des vivants, dressant sur le fond d’or du ciel
Ta grande forme aux bras levés vers l’Eternel,
Appelant par son nom l’ange attardé qui passe ;

Que de fois l’on te vit dans les gazons épais
Te mouvoir, seul et grave, autour des cimetières,
Enviant tous ces morts qui dans leur lit de pierres
Un jour s’étaient couchés pour n’en sortir jamais !

(Les Lèvres closes.)


LES FILAOS


A Théodore de Banville.

Là-bas, au flanc d’un mont couronné par la brume,
Entre deux noirs ravins roulant leurs frais échos,
Sous l’ondulation de l’air chaud qui s’allume
Monte un bois toujours vert de sombres filaos.
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables,
Là-bas, dressant d’un jet ses troncs roides et roux,
Cette étrange forêt aux douleurs ineffables
Pousse un gémissement lugubre, immense et doux.
Là-bas, bien loin d’ici, dans l’épaisseur de l’ombre,
Et tous pris d’un frisson extatique, à jamais,
Ces filaos songeurs croisent leurs nefs sans nombre,
Et dardent vers le ciel leurs flexibles sommets.

Le vent frémit sans cesse à travers leurs branchages.
Et prolonge en glissant sur leurs cheveu* froissés.
Pareil au bruit lointain de la mer sur les plages.
Un chant grave et houleux dans les taillis bercés.
Des profondeurs du bois, des rampes sur la plaine,
Du matin jusqu’au soir, sans relâche, on entend
Sous la ramure frêle une sonore haleine
Qui nait, accourt, s’emplit, se déroule et s’étend
Sourde ou retentissante, et d’arcade en arcade
Va se perdre aux confins noyés de brouillards froids,
Comme le bruit lointain de la mer dans la rade
S’allonge sous les nuits pleine de longs effrois.
Et derrière les fûts pointant leurs grêles branches
Au rebord delà gorge où pendent les mouffins,
Par place, on aperçoit, semés de taches blanches,
Sous les nappes de feu qui pétillent en bas,
Les champs jaunes et verts descendus aux rivages,
Puis l’Océan qui brille et monte vers le ciel.
Nulle rumeur humaine à ces hauteurs sauvages
N’arrive. Et ce soupir, ce murmure immortel,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les côtes,
Epand seul le respect et l’horreur à la fois
Dans l’air religieux des solitudes hautes.
C’est ton âme qui souffre, ô forêt ! C’est ta voix
Qui gémit sans repos dans ces mornes savanes.
Et dans l’effarement de ton propre secret,
Exhalant ton arôme aux éthers diaphanes,
Sur l’homme, ou sur l’enfant vierge encor de regret,
Sur tous ses vils soucis, sur ses gaités naïves,
Tu fais chanter ton rêve, ô bois ! Et sur son front,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les rives,
Plane ton froissement solennel et profond.
Bien des jours sont passés et perdus dans l’abîme
Où tombent tour à tour désir, joie et sanglot ;
Bien des foyers éteints qu’aucun vent ne ranime
Gisent ensevelis dans nos cœurs, sous le flot
Sans pitié ni reflux de la cendre fatale,
Depuis qu’au vol joyeux de mes espoirs j’errais,
O bois éolien ! sous ta voûte natale,
Seul, écoutant venir de tes obscurs retraits,
Pareille au bruit lointain de la mer sur les grèves,

Ta respiration onduleuse et sans fin.
Dans le sévère ennui de nos vanités brèves,
Fatidiques chanteurs au douloureux destin,
Vous épanchiez sur moi votre austère pensée ;
Et tu versais en moi, fils craintif et pieux,
Ta grande âme, ô Nature ! éternelle offensée !
Là-bas, bien loin d’ici, dans l’azur, près des cieux,
Vous bruissez toujours au revers des ravines,
Et par delà les flots, du fond des jours brûlants,
Vous m’emplissez encor de vos plaintes divines,
Filaos chevelus, bercés de souffles lents !
Et plus haut que les cris des villes périssables,
J’entends votre soupir immense et continu,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables,
Qui passe sur ma tête et meurt dans l’inconnu !

(Les Lèvres closes.)


LA VISION D’ÈVE


À Leconte de Liste.


I


C’était trois ans après le péché dans l’Êden.
Adam sous les grands bois chassait, fier et superbe,
Luttant contre le tigre et poursuivant le daim.
Tranquille, il aspirait l’âcre senteur de l’herbe.

Eve, sereine aussi, corps vêtu de clartés,
Assise aux bords ombreux d’une vierge fontaine,
Regardait deux enfants s’ébattre à ses côtés,
Attentive aux échos de la chasse lointaine.

Adam sous la forêt parlait d’Eve aux oiseaux,
Et leur disait : (e Chantez ! Elle est belle et je l’aime ! »
Eve disait : « Répands, source, tes fraîches eaux !
Mon âme vibre en lui, mais en eux, ma chair même ! »

II


Ève pensait : « Seigneur ! vous nous avez chassés
Du paradis ; l’archange a fait luire son glaive.
Mordus parla douleur, et par la faim pressés,
Il nous faut haleter dès que le jour se lève.

« Nous n’avons plus, errants dans ces mornes ravins,
Maître ! comme autrefois, la candeur ni l’extase ;
Et nous n’entendons plus dans les buissons divins
L’hymne des anges blancs que votre gloire embrase.

« Mais qu’importent l’embûche et la nuit sous nos pas,
Si toujours dans la nuit un flambeau nous éclaire ?
Ah ! si l’amour nous reste et nous guide ici-bas,
Soyez béni ! Dieu fort ! Dieu bon ! Dieu tutélaire !

« Adam a la vigueur, et moi j’ai la beauté.
Un contraste à jamais nous lie et nous console ;
Ivres, lui de ma grâce et moi de sa fierté,
Pour nous chaque fardeau se change en auréole.

« Et maintenant, voici grandir auprès de nous
Deux êtres, notre espoir, notre orgueil, notre joie ;
Quand je les tiens tous deux groupés sur mes genoux,
Je sens dans ma poitrine un soleil qui rougeoie !

« Vivant encore en nous qui revivons en eux,
Encor pleins de mystère, ils sont la loi nouvelle.
Nés de nous, sous leurs doigts ils resserrent nos nœuds ;
Un autre amour en nous, aussi grand, se révèle.

« Leurs yeux, astres plus clairs que ceux du firmament,
Ont un étrange attrait ; et notre âme attirée,
Qui s’étonne et s’abîme en leur regard charmant,
Y cherche le secret d’une enfance ignorée.

« L’amour qui les créa sommeille en eux. Le Ciel
Peut gronder ; comme nous, dans le vent, sous l’orage,
Ils se tendront la main, et l’éclair d’Azraël
Ne pourra faire alors chanceler leur courage.

« Gloire et louange à toi, Seigneur ! A toi merci !
Le châtiment est doux, si malgré l’anathème
Le baiser de l’Eden se perpétue ici.
Frappe ! regarde croître une race qui t’aime ! »

III


Ainsi, le front baigné des parfums du matin,
Son beau sein rayonnant de chaleurs maternelles,
Eve, les yeux fixés sur Abel et Caïn,
Sentait l’infini bleu noyé dans ses prunelles.

IV


Or les enfants jouaient. Soudain, le premier-né,
Debout, l’œil plein de fauve ardeur, la lèvre amère,
Frappa l’autre éperdu sous un poing forcené
Et qui cria, tendant les deux mains vers la mère.

Eve accourut tremblante et pâle de stupeur,
Et, fermant autour d’eux ses bras, les prit sur elle ;
Et comme en un berceau les couchant sur son cœur,
Les couvrit de baisers pour calmer leur querelle.

Bientôt tout s’apaisa, fureur, plainte, baisers ;
Ils dormaient tous les deux enlacés, et la femme,
Immobile, ses doigts sous un genou croisés,
Sentit les jours futurs monter noirs dans son âme.

V


Soleil du jardin chaste ! Eve aux longs cheveux d’or !
Toi qui fus le péché, toi qui feras la gloire !
Toi, l’éternel soupir que nous poussons encor !
Ineffable calice où la douleur vient boire !

O Femme ! qui, sachant porter un ciel en toi,
A celui qui perdait l’autre ciel, en échange,
Offris tout, ta splendeur, ta tendresse et ta foi,
Plus belle sous le geste enflammé de l’archange !

O mère aux flancs féconds ! Par quelle brusque horreur,
Endormeuse sans voix, étais-tu possédée ?
Quel si livide éclair t’en fut le précurseur ?
A quoi songeais-tu donc, la paupière inondée ?

Ah ! dans le poing crispé de Caïn endormi
Lisais-tu la réponse à ton rêve sublime ?
Devinais-tu déjà le farouche ennemi
Sur Abel faible et nu s’essayant à son crime ?

Du fond de l’avenir, Azraël, menaçant,
Te montrait-il ce fils, ayant fait l’œuvre humaine,
Qui s’enfuyait sinistre et marqué par le sang,
Un soir, loin d’un cadavre étendu dans la plaine ?

Le voyais-tu mourir longuement dans Enoch,
Rempart poussé d’un jet sous le puissant blasphème

Des maudits qui gravaient leur défi sur le roc,
Et dont la race immense est maudite elle-même ?

Ah ! voyais-tu l’envie armant les désaccords,
Et se glissant partout comme un chacal qui rôde ?
Le fer s’ouvrant sans cesse un chemin dans les corps,
Le sol toujours fumant sous une pourpre chaude ?

Et les peuples Caïns sur les peuples Abels
Se ruant sans pitié, les déchirant sans trêves ;
Les sanglots éclatant de toutes les Babels,
Les râles étouffés par la clameur des grèves ?

Sous l’insoluble brume où l’homme en vils troupeaux
S’amoncelle, effrayé de son propre héritage,
Entendais-tu monter dans les airs, sans repos,
Le hurlement jaloux des foules, d’âge en âge ?

Compris-tu que le mal était né ? qu’il serait
Immortel ? que l’instinct terrestre, c’est la haine
Qui, dévouant tes fils à Satan toujours prêt,
Lui fera sans relâche agrandir la Géhenne ?

Compris-tu que la vie était le don cruel ?
Que l’amour périrait avec l’Aïeule blonde ?
Et qu’un fleuve infini de larmes et de fiel
Né du premier sourire abreuverait le monde ?

VI


Dieu l’a su ! — Jusqu’au soir ainsi tu demeuras
Contemplant ces fronts purs où le soleil se joue ;
Et tandis qu’ils dormaient oublieux en tes bras,
Deux longs ruisseaux brûlants descendaient sur ta joue.

(Poèmes et Poésies.)