Anthologie des poètes français contemporains/Millien Achille

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 180-189).







Bibliographie. — La Moisson, poésies (Vanier, Paris, 1860) ; — Chants agrestes, musique d’Albert Sowinski (Dentu, Paris, 1862) ; — Les Poèmes de la nuit, Humouristiques, Paulo majora, ouvrage couronné par l’Académie française (Dentu, Paris, 1863) ; — Musettes et Clairons (Tardieu, Paris, 1865) ; — Légendes d’aujourd’hui, poèmes suivis de lieds et sonnets (Garnier frères, Paris, 1870) ; — Voix des ruines, Légendes évangéliques, Paysages d’hiver (A. Lemerre, Paris, 1873) ; — Nouvelles Poésies (1864-1873) (A. Lemerre, Paris, 1875) ; — Premières Poésies (1859-1863) (A. Lemerre, Paris, 1877) ; — Poèmes et Sonnets (A. Lemerre, Paris, 1879) ; — Chants populaires de la Grèce moderne (1890, non mis dans le commerce) ; — Chants populaires de la Grèce, de la Serbie et du Monténégro (A. Lemerre, Paris, 1891) ; — A Camoens, ode (A. Lemerre, Paris, 1892) ; — Christophe Colomb, poème (1892) ; — Ballades et Chansons populaires des Slaves d’Autriche : Tchèques de Bohême, Moraves, Slovaques (1892, non mis dans le commerce) ; — Fleurs de poésie, morceaux des poètes étrangers contemporains traduits en vers [poètes portugais] (1893) ; — Les Chants oraux du peuple russe (Honoré Champion, Paris, 1893) ; — Le Libérateur, ode (A. Lemerre, Paris, 1893) ; — Petits Contes du Nivernais (1894) ; — Ballades et Chansons populaires tchèques et bulgares (A. Lemerre, Paris, 1894) ; — Etrennes nivernaises (en Nivernais, chez tous les libraires, 1895) ; — Etrennes nivernaises (en Nivernais, chez tous les libraires, 1896) ; — Feuilles détachées, traduction de quatre poésies de Joaquim d’Araujo (non mis dans le commerce) ; — Chez nous : Le Long des sentes nivernaises, Airs de flûte, Le Jour qui tombe, ouvrage couronné par l’Académie française (A. Lemerre, Paris, 1896) ; — Aux Champs et au Foyer : Plein air, Intérieurs, Rêves et Souvenirs (A. Lemerre, Paris, 1900) ; — Le Parnasse du dix-neuvième siècle, Poètes néerlandais [Hollandais, Flamands], morceaux choisis traduits en vers (Alphonse Lemerre, Paris, 1904). — Tirés à part : La Pierre des élus, nouvelle (1860) ; — Petites Fables et Légendes du Nivernais [extrait de Archivio delle Tradizioni popolari] ; — Poètes couronnés [extrait de la Revue du Siècle].

En Préparation : Le Parnasse du dix-neuvième siècle, Poètes espagnols et hispano-américains ; Littérature populaire et Traditions du Nivernais.

M. Achille Millien a donné des vers, des nouvelles, des articles de critique, etc., à des périodiques nombreux : la Revue Française, la Revue de la Province, le Mercure de France, l’Europe Littéraire, la Revue Indépendante, la Revue de Paris, la Semaine des Familles, la Gazette des Étrangers, la Suisse, le Correspondant, la Vie Littéraire, le Musée Universel, la Revue Britannique, l’Art Universel, etc. ; il a collaboré à différents recueils collectifs : la Gerbe, l’Almanach du Sonnet, le Parnasse Contemporain, etc. En 1896, M. Achille Millien a fondé la Revue du Nivernais.

M. Achille Millien est né à Beaumont-la-Ferriere le 4 septembre 1838. Peu de temps après sa naissance, ses parents s’installèrent dans la maison qu’il occupe aujourd’hui et qu’il n’a guère quittée que tout jeune pour faire ses études au collège de Nevers.

Tout enfant, et dès l’âge de huit ans, — quoique très ardent au jeu, — il était déjà passionné de lecture. Il dut ses premières impressions littéraires au bon Florian, à la Jérusalem délivrée, au Roland furieux, et à toute cette bibliothèque de colportage qui allait de L’Enfant de la Forêt', de Ducray-Duminil, à Mathilde, de Mme Cottin. Et La Petite Fadette fut pour lui une révélation.

Après avoir subi l’épreuve du baccalauréat, M. Millien fut pendant quelque temps clerc de notaire dans l’unique étude de son village natal ; mais, cédant à sa vocation, il dit bientôt adieu au notariat. Vers cette même époque, il eut la douleur de perdre son père, et, dès lors, sa vive affection pour sa mère et les intérêts de son modeste patrimoine le retinrent plus que jamais au village.

En 1860, il publiait son premier recueil de vers : La Moisson qui, tout aussitôt, eut un succès éclatant. Hugo écrivait au jeune poète : « La senteur des prés et le souffle des bois sont dans vos charmantes géorgiques. » Le Morvan, au dire de la critique, avait trouvé « son Burns et son Brizeux ».

Encouragé par un tel accueil, M. Achille Millien fit paraître, en 1862, un second volume, Chants agrestes, qui confirma brillamment le succès du premier et dont Émile Deschamps disait : « Je recommande Chants agrestes comme une des plus heureuses et des plus hautes manifestations de la poésie actuelle. »

Le troisième volume de M. Millien, Poème de la nuit (1863), couronné par l’Académie française, consacra définitivement la réputation de son auteur, qui, dès lors, se donna entièrement aux lettres et s’occupa spécialement de recherches sur les légendes, les chansons, les mœurs et les coutumes de sa province.

En 1885, M. Millien perdit sa mère. « De ce coup tout son être fut ébranlé. Sa veine poétique si riche, si féconde, parut épuisée… Pas d’autre travail possible que celui de ses explorations à travers le Nivernais… Sa santé s’altéra profondément[1]… »

Cependant le ressort n’était pas brisé. Le poète finit par se remettre au travail, et, en peu d’années, publia, outre diverses brochures, plusieurs volumes d’une autre partie de son œuvre, traductions, prose et vers, de chants populaires ou de poètes étrangers. Il donnait aussi ses Etrennes nivernaises pour 1895 et pour 1896, et augmentait son bagage poétique d’un nouveau recueil : Chez nous (1896), voué à la glorification du terroir natal, des mœurs et des traditions ancestrales et que l’Académie couronna. Enfin, en 1900, parut Aux Champs et au Foyer, accueilli très favorablement, et qui faisait dire à M. Louis Tiercelin : « C’est une bonne fortune pour une province d’avoir pour défenseurs et pour apôtres des hommes comme Achille Millien… Robuste et sincère traducteur de la vie champêtre, Million conserve dans ce décor profond toute l’indépendance de sa pensée, ne sert l’Idée que pour le grand profit des humbles de la glèbe, et non pour le sien. — Toute son œuvre a un charme rayonnant qui a valu à ce fidèle du Nivernais la grande notoriété, la notoriété par infiltration, —pour ainsi dire, — la seule durable… « (Revue Nouvelle.)

LABOUR


Par le champ qui décrit sa courbe dans l’azur,
Les six bœufs deux par deux vont d’un pas lent et sûr,
Traînant le soc où l’homme aux cheveux gris s’appuie
Et qui fend le sol dur tant assoiffé de pluie.
Matin ensoleillé de juin qui resplendit.
Un jeune paysan, toucheur de bœufs, brandit
L’aiguillon d’un geste ample et comme hiératique
Et chante à pleine voix selon le mode antique :

« Ho ! les beaux bœufs nourris par moi
Dans les étables de la ferme,
Tio ! tio ! holéha holé !
Bons au labour, bons au charroi,
Tirez bien droit, marchez bien ferme,
Tio ! tio ! hip ! »

Les bœufs blancs, œil mi-clos, mufle rose et baveux,
En un commun effort tendent leurs cous nerveux.
Jusques au bas du champ droite descend la raie.
Un bref instant de pause à l’ombre de la haie,
Puis les couples vaillants vont, patients et doux,
Pour un autre sillon repartir… Etles jougs
Grincent sous la courroie, et le soc luisant crie
En pénétrant au sein de la terre meurtrie.

« Ho ! mes valets, mes compagnons
De tous les temps, calme ou tempête,
Tio ! tio ! holéha holé !
Gentils et forts, fiers et mignons,
Hardi ! mes bœufs que rien n’arrête,
Tio ! tio ! hip ! »

Et toujours les six bœufs vont d’un pas régulier,
D’un bout à l’autre bout, par le champ familier,
le sol s’échauffe tel qu’un fourneau qu’on allume ;
Par essaims s’attachant au poil mouillé qui fume,
Le taon vorace fait rougir un point sanglant
Sur la rose blancheur du poitrail ou du flanc…
Et toujours le soc clair, sans hâte, sans secousse,
Soulève en frémissant la glèbe brune et rousse.


« Courage, amis ; tirez, mes bœufs !
Encore un tour ou deux peut-être,
Tio ! tio ! holéha holé !
Et vous irez aux prés herbeux
Jusqu’à demain dormir et paître,
Tio ! tio ! bip ! »

L’attelage gravit la côte, raffermi
Au rythme caressant de ce langage ami
Qui berce doucement sa fatigue trompée.
Et le vieux laboureur, qu’aussi la mélopée
Ranime pour guider le soc d’un effort sûr,
Un pied dans le sillon, l’autre sur le sol dur,
Dans sa marche inégale aux bras de la charrue
Se courbe, en arrosant de sa sueur, accrue
Parle soleil qui monte au plein ciel de l’été,
Son œuvre de puissance et de fécondité.

(Aux Champs et au Foyer.)


BRUIT DE CHAR


L’horizon, lac de pourpre où le soleil se plonge,
Blesse par trop d’éclat mes yeux endoloris ;
Voici que des hauteurs l’ombre descend, s’allonge
Sur la plaine où déjà s’appellent les perdrix.

Et d’instant en instant le crépuscule ronge
Les dernières lueurs au flanc des coteaux gris :
Heure du vol muet de la chauve-souris ;
Heure où dans l’âme en paix éclôt la fleur du songe.

Solitude et silence alentour… Seulement,
Du plus profond des bois obscurs un roulement
De chariot m’arrive en rumeur incertaine…

Sais-je pourquoi, le cœur serré sous un poids lourd,
Avec anxiété j’écoute ce bruit sourd
Et saccadé d’un char sur la route lointaine ?

(Aux Champset au Foyer.)

LE RIRE


Le rire clair et sain ne hante plus nos lèvres.
Le rire large et haut, joyeusement vibrant,
Ne sait plus, comme aux jours de l’aïeul calme et franc,
S’envoler de nos cœurs brûlés de folles fièvres.

Le rire où se mêlait liesse et réconfort,
Le rire cordial pour la lutte prochaine,
Qui, détendant l’esprit oublieux de la peine,
Le rendait plus égal, plus tranquille et plus fort,

Lumineux, éclatant, plus vif qu’une fusée,
Sonore, épanoui, plus gai qu’un chant d’oiseau,
Plus frais que le premier bouton de l’arbrisseau ;
C’était comme la fleur de l’âme reposée.

Notre sombre gaité sonne faux. Aujourd’hui
Que nous errons sans but, privés d’espoirs suprêmes,
Inquiets, défiants de tous et de nous-mêmes, I
Le rire, sous un vent d’âpre amertume, a fui ;

Et d’un ennui nouveau traînant le poids immense,
Nos fronts portent le sceau d’une morosité
Où — Dieu garde nos fils de cette hérédité ! —
Plus d’un voit en tremblant des germes de démence.

(Aux Champs et au Foyer.)


LES TROIS FILLES


Trois filles — c’est à l’heure où la journée expire —
S’en vont le long des prés et la main dans la main.
L’une chante galment en suivant le chemin,
L’autre rêve et sourit, la troisième soupire.

L’une dit : « Qu’est-ce donc que l’amour, ô mes sœurs ?
— Je l’ignore, répond la seconde ; en un livre
J’ai lu que sans l’amour un cœur ne saurait vivre.
— L’amour, je le connais, reprend l’autre, et j’en meurs ! s

(Chez nous.)


LA VIEILLE AVARE


Donc la vieille avare est au lit de mort,
L’agonie au cœur l’étreint et la mord :
A-t-elle un regret ? A-t-elle un remord ?
Ah ! quitter ses biens, c’est ce qui la navre.

Elle a dès longtemps rompu tout lien ;
Parents, amis, rien ! elle n’a plus rien,
Pas un serviteur et pas même un chien
Pour veiller ce soir près de son cadavre.

Sur une escabelle une lampe luit,
Tremblante clarté que l’ombre poursuit ;
Au dehors s’élève un étrange bruit :

L’oiseau de la Nuit hulule à la porte,
L’oiseau de la Mort appelle la morte,
L’oiseau de l’Enfer attend qu’on l’emporte ?


(Chez nous.)


L’INVALIDE


Je sais tel homme ayant renom de débauché
Qui se pique, s’offense et lait l’effarouché
Sitôt qu’à son oreille arrive un mot trop libre.
Tel autre qui perdra volontiers l’équilibre
A force de vider ses flacons de bon vin,
Se scandalise à voir l’ivresse du voisin.
Leur indignation n’est pas hypocrisie,
Calcul intéressé ni simple fantaisie ;
La vertu qu’ils n’ont plus s’émeut sincèrement.
Or chacun sur leur cas émet son sentiment,
Les uns pour les blâmer, les autres pour en rire.
« Moi, je les comprends bien, très bien, se met à dire
L’invalide ; je souffre encor de temps en temps
Du bras que j’ai perdu depuis plus de trente ans ! »


(Chez nous.)

PAUVRES DIABLES


Les pauvres diables vont trimant
Vers un but qui toujours recule.
A l’aube comme au crépuscule
Et sous le soleil inclément,
Honteuse engeance à triste mine,
Dans la guenille et la vermine,
Les pauvres diables vont trimant.
Les pauvres diables vont peinant ;
Le fardeau leur courbe l’échine.
Dans la mine, avec la machine,
Sur la mer, sur le continent,
Dur est le pain, rude est la tâche,
Rare l’aubaine… Sans relâche,
Les pauvres diables vont peinant.
Les pauvres diables vont mourant.
Pour les consoler à cette heure,
La foi, l’espoir, rien ne demeure :
En maudissant, en exécrant
Le destin si peu tutélaire,
Fous de vengeance et de colère,
Les pauvres diables vont mourant.

(Chez nous.)


LA MORT DU CHAT


Cadet, le jeune chat, fin museau rose à peindre,
Dans sa robe tigrée au long velours soyeux,
Si vif et si mignon, si doux, si gracieux,
A senti, soudain triste, un mal cruel l’étreindre.

Il a passé six jours malade, sans se plaindre.
Malgré l’âpre douleur écrite en ses grands yeux
Attendant résigné, calme, silencieux,
La minute où la vie en lui devait s’éteindre.

Il a jeté trois fois un sec miaulement,
Une clameur d’angoisse et de déchirement,
Comme un mystérieux appel dont l’accent navre


Et c’est tout. Il est mort. Ses membres haletants
Se sont raidis… Et moi, je suis resté longtemps
Grave et sombre devant ce tout petit cadavre.

(Chez nous.)


LE DERNIER SOUPIR DE L’ANNÉE


L’aiguille au cadran d’albâtre
Va bientôt marquer minuit.
Décembre s’évanouit,
L’année expire ; dans l’âtre
Danse une flamme bleuâtre,
Et je rêve à l’an qui fuit.

L’espoir riait sur ta mine ;
Quoi lut ton œuvre, an qui meurs ?
Hélas ! tes rayons charmeurs
N’ont pas chassé la bruine,
Et toujours git la ruine
Dans le vide de nos cœurs.

Minuit sonne, voici l’heure :
J’entends, près de m’assoupir,
S’élever, hurler, glapir,
La bise sur ma demeure…
Pauvre année, au vent qui pleure
Jette ton dernier soupir !

(Chez nous.)
  1. Clément Dubourg, Chez Achille Million.