Anthologie des poètes français contemporains/Verlaine Paul

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 366-383).







Bibliographie. — Poèmes saturniens, poésies (Lemerre, Paris, 1866) ; — Fêtes galantes, poésies (Lemerre, Paris, 1869) ; — La Bonne Chanson, poésies (Lemerre, Paris, 1870) ; — Romances sans paroles, poésies (typographie de M. L’Hermitte, Sens, 1874) ; — Sagesse, poésies (Société générale de librairie catholique, Palmé, 1881) ; — Les Poètes Maudits, prose (Vanier, Paris, 1884) ; — Jadis et Naguère, poésies (Vanier, Paris, 1884) ; — Louise Leclercq, prose (Vanier, Paris, 1886) ; Mémoires d’un veuf, prose (Vanier, Paris, 1886) ; — Romances sans paroles, poésies, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1887) ; — Les Poètes maudits, prose, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1888) ; — Amour, poésies (Vanier, Paris, 1888) ; — Sagesse, poésies, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1889) ; — Parallèlement, poésies (Vanier, Paris, 1889) ; — Dédicaces, poésies (Bibliothèque artistique et littéraire, Paris, 1890) ; — Poèmes saturniens, poésies, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1890) ; — Femmes, poésies, 175 exemplaires (1890) ; — Bonheur, poésies (Vanier, Paris, 1891) ; — Choix de poésies, avec un portrait d’après Eugène Carrière (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1891) ; — Chansons pour Elle, poésies (Vanier, Paris, 1891) ; — Les Uns et les Autres, comédie en un acte, en vers (Vanier, Paris, 1891) ; — Mes Hôpitaux, prose (Vanier, Paris, 1891) ; — Liturgies intimes, avec un portrait par Hayet (Bibliothèque du Saint-Graal, Paris, 1892) ; — Mémoires d’un veuf, prose, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1892) ; — Louise Leclercq, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1892) ; — Mes Prisons, prose (Vanier, Paris, 1893) ; — Élégies, poésies (Vanier, Paris, 1893) ; — Quinze Jours en Hollande (Paris, 1893) ; — Odes en son honneur, poésies (Vanier, Paris, 1893) ; — Dans les limbes, poésies (Vanier, Paris, 1894) ; — Dédicaces, poésies, nouvelle édition (Vanier, Paris, 1894) ; — Épigrammes, poésies (Bibliothèque artistique et littéraire, Paris, 1894) ; — Confessions, prose (librairie du Fin de siècle, Paris, 1895) ; — Quinze Jours en Hollande (Vanier, Paris, 1895) ; — Chair, poésies (Bibliothèque artistique et littéraire, Paris, 1896) ; — Invectives, poésies (Vanier, Paris, 1896) ; — Confessions, prose, nouvelle édition (Bibliothèque artistique et littéraire, Paris, 1897) ; — Œuvres complètes de Paul Verlaine (Vanier, Paris, 1899). — En outre : sous le pseudonyme de Pierre et Paul, vingt-six biographies dans Les Hommes d’aujourd’hui (Vanier, Paris) ; — Chez soi à l’hôpital (Revue Blanche, 16 février 1895) ; — Croquis de Belgique (Revue Encyclopédique, ler mai 1895) ; — Lettres, une Saison à Aix-les-Bains, août-septembre 1888 (Revue Blanche, 15 novembre « t 1" décembre 1896) ; — Vive le Roy ! fragment d’un drame inachevé (La Plume, 1e avril 1897) ; — lettres et documents inédits dans l’ouvrage de M. Ph. Zilcken:Paul Verlaine; — Quatorzain de sonnets [sur les livres], manuscrit appartenant à M. P. Dauze (1896).

Paul Verlaine a collaboré à la Revue du Progrès (1865), au Parnasse (1866), à la Revue des Lettres et des Arts (1867), à la Nouvelle Némésis (1868), à Lutece (1883-1885), à la Revue Contemporaine (1885), au Décadent (1886), à la Vogue, le série (1886), au Scapin (1886), à la Décadence (1886), à la Revue Indépendante, 3e série (1886) et 4e série (1889), aux Chroniques (1887), à la Petite Revue (1888), à la Revue d’aujourd’hui (1890), aux Entretiens Politiques et Littéraires (1890), au Saint-Graal (1892), à la Plume, à la Revue Encyclopédique, à la Revue Blanche, à la Cravache, à Vendémiaire, à Art et Critique, au Chat Noir, à la France Littéraire, à l’Épreuve Littéraire, au Gil Blas, au Figaro, à l’Écho de Paris, à The Senate, à The Savoy, à la Revue Rouge, etc.

Paul-Marie Verlaine, né à Metz le 30 mars 1844 d’une famille originaire des Ardennes, mort à Paris le 8 janvier 1896, quitta tout enfant sa ville natale. Son père, capitaine du génie, ancien soldat de Napoléon, l’emmena à Montpellier, où il avait dû rejoindre son régiment, puis, en 1851, ayant quitté l’armée, s’établit à Paris, avec sa femme et son fils.

Paul Verlaine fit ses études au Lycée Bonaparte, aujourd’hui Lycée Condorcet, où il eut comme condisciple le jeune Edmond Lepelletier. C’est de cette époque que date la fidèle amitié qui unit Paul Verlaine et M. Edmond Lepelletier jusqu’à la mort du « pauvre Lélian ».

En 1862, Verlaine entra à la compagnie d’assurances l’Aigle, puis à l’Hôtel de Ville comme expéditionnaire. Mats bientôt la vocation poétique s’éveilla en lui, et ce fut la Revue du Progrès de M. Xavier de Ricard qui publia ses premiers vers. Il était alors en sa grande ferveur catholique et espagnole et signait ses poésies du pseudonyme de Pablo,

En 1866, au moment où parut le Parnasse Contemporain, auquel il collabora, Verlaine, comme M. François Coppée, comme José Maria de Heredia, comme Stéphane Mallarmé, était donc presque inédit, et ce fut en cette même année 1866 qu’il publia son premier livre, Poèmes saturniens, qui passa inaperçu. En 1869, il donna Les Fêtes galantes, puis, en 1870, La Bonne Chanson, où son talent se dégage déjà de l’école parnassienne.

Peu après la publication de ces ouvrages, il épousa Melle Mautet, sœur utérine du compositeur Charles de Sivry. Puis il eut sa crise républicaine et même communarde. Compromis pour avoir, pendant la Commune, donné asile à des amis, il dut quitter la France. Il se réfugia à Londres, puis à Bruxelles.

Rentré à Paris, il fit bientôt la connaissance d’Arthur Rimbaud, dont il subit fortement l’attraction. £n 1872, il quitta sa femme à cause de son ami et fit avec celui-ci plusieurs voyages en Angleterre et en Belgique. En 1873, à Bruxelles. Rimbaud ayant manifesté son intention de s’en aller pour toujours, Verlaine tira sur lui deux coups de revolver. Condamné à dix-huit mois de prison par le tribunal correctionnel de Brabant, il fut enfermé aux Petits-Carmes de Bruxelles, puis transféré à Mons. C’est là qu’il écrivit les Romances sans paroles (1874) et prépara Sagesse, qui témoignait de sa ferveur nouvelle pour la religion catholique.

Libéré le 16 janvier 1875, il rentra en France, « vieilli de cœur et d’esprit et plein pour jamais d’une amertume profonde ». Il se retrouva seul, sa femme ayant obtenu le divorce, et passa en Angleterre, où il professa le français et le dessin jusqu’en 1877. À son retour en France, il fut professeur au collège de Réthel, tenta ensuite un essai de culture à Coulommes, mais dut bientôt vendre sa ferme (1881).

La publication de Sagesse (1881), fruit de « six années d’austérité, de recueillement, de travail obscur », rendit son nom célèbre. Professeur à Boulogne-sur-Seine, puis à Neuilly, il fit paraître, en 1884, Les Poètes maudits et Jadis et Naguère, Il cessa dès lors de s’isoler : on le revit avec ses amis Lepelletier, Huysmans, Robert Caze, Villiers de L’Isle-Adam. Une jeunesse ardente et généreuse acclamait son génie : Charles Morice, F.-A. Gazais, Gabriel Vicaire, Jean Moréas, Adolphe Retté, Ary Renan, Laurent Tailhade, Rachilde et tant d’autres lui vouèrent un culte enthousiaste.

Cependant la vie continuait à lui être dure, et la gêne se faisait déjà cruellement sentir. La mort de sa mère (21 juillet 1886) acheva sa ruine, et sa vie misérable de bohème commença. Malade, il dut, en 1889, entrer à l’hôpital Broussais ; dès lors il ne sortit d’un hôpital que pour rentrer dans un autre. On le vit cependant aux Soirées Procope, fondées par F.-A. Cazals, Jacquemin, Turbert, Trimouillat, Xavier Privas, et il alla faire des conférences à Nancy, en Angleterre, en Belgique, en Hollande. Mais sa fatigue grandissait…

Après la mort de Leconte de Lisle, un journal ayant proposé un vote pour le remplacer dans l’admiration et dans la gloire, Paul Verlaine fut, par 77 voix, élu « prince des poètes ». Quelque temps après, il eut encore la satisfaction de voir représenter, aux Soirées Procope, son petit acte : Madame Aubin.., Et ainsi sa vie lamentable et glorieuse, au quartier Latin, se prolongea jusqu’aux premiers jours de 1896. Sa maladie s’étant aggravée, il dut finalement garder la chambre, le lit. Le 31 décembre 1895, il écrivit quelques vers encore, qu’il intitula Mort et qui devaient être ses derniers. Et le 8 janvier 1896, il mourut, presque abandonné, dans son étroit logement de la rue Descartes.

« Verlaine, a dit M. François Coppée, est resté un enfant, toujours. Faut-il l’en plaindre ? Il est si amer de devenir un homme et un sage, de ne plus courir sur la libre route de sa fantaisie par crainte de tomber, de ne plus cueillir la rose de volupté de peur de se déchirer aux épines, de ne plus toucher au papillon du désir en songeant qu’il va se fondre en poudre sous nos doigts. Heureux l’enfant qui fait des chutes cruelles, qui se relève tout en pleurs, mais qui oublie aussitôt l’accident et la souffrance et ouvre de nouveau ses yeux encore mouillés de larmes, ses yeux avides et enchantés, sur la nature et sur la vie ! Heureux aussi le poète qui, comme notre pauvre ami, conserve son âme d’enfant, sa fraîcheur de sensations, son instinctif besoin de caresses, qui pèche sans perversité, a de sincères repentirs, aime avec candeur, croit en Dieu et le prie humblement dans les heures sombres, et qui dit naïvement tout ce qu’il pense et tout ce qu’il éprouve, avec des maladresses et des gaucheries pleines de grâce 1 Heureux ce poète, j’ose le répéter, tout en me rappelant combien Paul Verlaine a souffert dans son corps malade et son cœur douloureux.

« Hélas ! comme l’enfant, il était sans défense aucune, et la vie l’a souvent et cruellement blessé. Mais la souffrance est la rançon du génie, et ce mot peut être prononcé en parlant de Verlaine, car son nom éveillera toujours le souvenir d’une poésie absolument nouvelle et qui a pris dans les lettres françaises l’importance d’une découverte. Oui, Verlaine a créé une poésie qui est bien à lui seul, une poésie d’une inspiration à la fois naïve et subtile, toute en nuances, évocatrice des plus délicates vibrations des nerfs, des plus fugitifs échos du cœur ; une poésie naturelle cependant, jaillie de source, parfois même presque populaire ; une poésie où les rythmes, libres et brisés, gardent une harmonie délicieuse, où les strophes tournoient et chantent comme une ronde enfantine, où les vers, qui restent des vers, — et parmi les plus exquis, — sont déjà de la musique. Et dans cette inimitable poésie, il nous a dit toutes ses ardeurs, toutes ses fautes, tous ses remords, toutes ses tendresses, tous ses rêves, et nous a montré son âme si troublée, mais si ingénue… »

M. Jules Lemaître s’est exprimé dans le même sens : « Paul Verlaine, dit-il, est un barbare, un sauvage, un enfant… Seulement, cet enfant a une musique dans l’âme, et, à certains jours, il entend des voix que nul avant lui n’avait entendues… » (Les Contemporains.)

Citons encore ces paroles de M. Anatole France, qui, elles aussi, paraissent définitives : « Il ne faut pas juger ce poète comme on juge un homme raisonnable. Il a des idées que nous n’avons pas, parce qu’il est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que nous. Il est inconscient, et c’est un poète comme il ne s’en rencontre pas un par siècle… Il est fou, dites-vous ; je le crois bien. Et si je doutais qu’il le fût, je déchirerais les pages que je viens d’écrire. Certes, il est fou. Mais prenez garde que ce pauvre insensé a créé un art nouveau et qu’il y a quelque chance qu’on dise un jour de lui ce qu’on dit aujourd’hui de François Villon, auquel il faut bien le comparer : « C’était le meilleur poète de son temps. »



NEVER MORE


Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne
Faisait voler la grive à travers l’air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détone-
Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant :
« Quel fut ton plus beau jour ? » fit sa voix d’or vivant,

Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.
Un sourire discret lui donna la réplique,
Et je baisai sa main blanche, dévotement.

— Ah ! les premières fleurs, qu’elles sont parfumées !
Et qu’il bruit avec un murmure charmant
Le premier « oui » qui sort de lèvres bien-aimées !


(Poèmes saturniens.)


CHANSON D’AUTOMNE


Les sanglots longs
Des violons
De l’automne

Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
lit blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens,
Et je pleure.

Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.


(Poèmes saturniens.)


LA LUNE BLANCHE


La lune blanche
Luit dans les bois ;
De chaque branche
Part une voix
Sous la ramée…

O bien-aimée.
L’étang reflète,
Profond miroir,
La silhouette
Du saule noir
Où le vent pleure…
Rêvons : c’est l’heure.

Un vaste et tendre
Apaisement
Semble descendre
Du firmament
Que l’astre irise…
C’est l’heure exquise.


(La Bonne Chanson.)
CONSOLATRICE


J’allais par des chemins perfides,
Douloureusement incertain.
Vos chères mains furent mes guides.

Si pâle à l’horizon lointain
Luisait un faible espoir d’aurore I
Votre regard fut le matin.

Nul bruit, sinon son pas sonore,
N’encourageait le voyageur ;
Votre voix me dit : « Marche encore ! »

Mon cœur craintif, mon sombre cœur
Pleurait, seul, sur la triste voie ;
L’amour, délicieux vainqueur,

Nous a réunis dans la joie.


(La Bonne Chanson.)


ART POÉTIQUE


À Charles Mortes.


De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.

C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve "au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?

Oh ! qui dira les torts de la Rime !
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée,
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.


(Jadis et Naguère.)


ARIETTE


Il pleut doucement sur la ville.
Arthur Rimbaud,

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur î

O doux bruit de la pluie,
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Oh ! le chant de la pluie !


Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure !
Quoi! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine.


(Romances sans paroles.)


GREEN


Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches,
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.

J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front ;
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu, puisque vous reposez.


(Romances sans paroles.)


ÉCOUTEZ LA CHANSON


Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d’eau sur de la mousse !

La voix vous fut connue (et chère ?) ;
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière ;


Et dans les longs plis de son voile
Qui palpite aux brises d’automne,
Cache et montre au cœur qui s’étonne
La vérité comme une étoile.

Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté c’est notre vie,
Que de la haine et de l’envie
Rien ne reste, la mort venue.

Elle parle aussi de la gloire
D’être simple sans plus attendre,
Et de noces d’or et du tendre
Bonheur d’une paix sans victoire.

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n’est meilleur à l’âme
Que de faire une âme moins triste !

Elle est en peine et de passage,
L’âme qui souffre sans colère,
Et comme sa morale est claire !…
Écoutez la chanson bien sage.


(Sagesse.)


LES MAINS


Les chères mains qui furent miennes,
Toutes petites, toutes belles,
Après ces méprises mortelles
Et toutes ces choses païennes,

Après les rades et les grèves,
Et les pays et les provinces,
Royales mieux qu’au temps des princes,
Les chères mains m’ouvrent les rêves.

Mains en songe, mains sur mon âme,
Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,
Parmi ces rumeurs scélérates,
Dire à cette âme qui se pâme ?

Ment-elle, ma vision chaste
D’affinité spirituelle,

De complicité maternelle,
D’affection étroite et vaste ?

Remords si cher, peine très bonne,
Rêves bénits, mains consacrées,
Oh ! ces mains, ses mains vénérées,
Faites le geste qui pardonne !


(Sagesse.)


AUX PIEDS DU CHRIST


O mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour
Et la blessure est encore vibrante.
O mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour.

O mon Dieu, votre crainte m’a frappé
Et la brûlure est encor là qui tonne.
O mon Dieu, votre crainte m’a frappé.

O mon Dieu, j’ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s’est installée.
O mon Dieu, j’ai connu que tout est vil.

Noyez mon âme aux flots de votre Vin,
Fondez ma vie au Pain de votre table,
Noyez mon âme aux flots de votre Vin.

Voici mon sang que je n’ai pas versé,
Voici ma chair indigne de souffrance,
Voici mon sang que je n’ai pas versé.

Voici mon front qui n’a pu que rougir,
Pour l’escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n’a pu que rougir.

Voici mes mains qui n’ont pas travaillé,
Pour les charbons ardents et l’encens rare,
Voici mes mains qui n’ont pas travaillé.

Voici mon cœur qui n’a battu qu’en vain,
Pour palpiter aux ronces du Calvaire,
Voici mon cœur qui n’a battu qu’en vain.

Voici mes pieds, frivoles voyageurs,
Pour accourir au cri de votre grâce,
Voici mes pieds, frivoles voyageurs.


Voici ma voix, brait maussade et menteur,
Pour les reproches de la Pénitence,
Voici ma voix, bruit maussade et menteur.

Voici mes yeux, luminaires d’erreur,
Pour être éteints aux pleurs de la prière,
Voici mes yeux, luminaires d’erreur.

Hélas ! Vous, Dieu d’offrande et de pardon,
Quel est le puits de mon ingratitude,
Hélas ! Vous, Dieu d’offrande et de pardon,

Dieu de terreur et Dieu de sainteté,
Hélas ! ce noir abime de mon crime,
Dieu de terreur et Dieu de sainteté,

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Vous connaissez tout cela, tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Vous connaissez tout cela, tout cela,

Mais ce que j’ai, mon Dieu, je vous le donne.


(Sagesse.)


DIALOGUE MYSTIQUE


I

Mon Dieu m’a dit : « Mon fils, il faut m’aimer. Tu vois
Mon flanc percé, mon cœur qui rayonne et qui saigne,
Et mes pieds offensés que Madeleine baigne
De larmes, et mes bras douloureux sous le poids

De tes péchés, et mes mains ! Et tu vois la croix,
Tu vois les clous, le fiel, l’éponge, et tout t’enseigne
A n’aimer, en ce monde amer, où la chair règne,
Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix.

Ne t’ai-je pas aimé jusqu’à la mort moi-même,
O mon frère en mon Père, ô mon fils en l’Esprit,
Et n’ai-je pas souffert, comme c’était écrit ?


N’ai-je pas sangloté ton angoisse suprême
Et n’ai-je pas sué la sueur de tes nuits,
Lamentable ami qui me cherches où je suis ? »

II

J’ai répondu : « Seigneur, vous avez dit mon âme.
C’est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.
Mais vous aimer ! Voyez comme je suis en bas,
Vous dont l’amour toujours monte comme la flamme,

Vous, la source de paix que toute soif réclame,
Hélas ! voyez un peu tous mes tristes combats !
Oserai-je adorer la trace de vos pas,
Sur ces genoux saignants d’un rampement infâme ?

Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,
Je voudrais que votre ombre au moins vêtit ma honte,
Mais vous n’avez pas d’ombre, ô vous dont l’amour monte,

O vous, fontaine calme, amère aux seuls amants
De leur damnation, ô vous, toute lumière,
Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière ! »

III

— Il faut m’aimer ! Je suis l’universel Baiser,
Je suis cette paupière, et je suis cette lèvre
Dont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre
Qui t’agite, c’est moi toujours ! Il faut oser

M’aimer ! oui, mon amour monte sans biaiser
Jusqu’où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre,
Et t’emportera, comme un aigle vole un lièvre,
Vers des serpolets qu’un ciel clair vient arroser.

O ma nuit claire ! ô tes yeux dans mon clair de lune !
O ce lit de lumière et d’eau parmi la brune !
Toute cette innocence et tout ce reposoir !

Aime-moi ! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes,
Car étant ton Dieu tout-puissant, je peux vouloir,
Mais je ne veux d’abord que pouvoir que tu m’aimes !


IV

— Seigneur, c’est trop ! Vraiment je n’ose. Aimer qui ? Vous ?
Oh ! non ! Je tremble et n’ose. Oh ! Vous aimer, je n’ose,
Je ne veux pas ! Je suis indigne. Vous, la Rose
Immense des purs vents de l’Amour, ô Vous tous

Les cœurs des Saints, ô Vous qui fûtes le Jaloux
D’Israël, Vous, la chaste abeille qui se pose
Sur la seule fleur d’une innocence mi-close,
Quoi, moi, moi, pouvoir Vous aimer ! Etes-vous fous [1],

Père, Fils, Esprit ? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche,
Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche
Et n’a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût,

Vue, ouïe, et dans tout son être — hélas ! dans tout
Son espoir et dans tout son remords — que l’extase
D’une caresse où le seul vieil Adam s’embrase ?

V

— Il faut m’aimer. Je suis ces Fous que tu nommais,
Je suis l’Adam nouveau qui mange le vieil homme,
Ta Rome, ton Paris, ta Sparte, et ta Sodome,
Comme un pauvre rué parmi d’horribles mets.

Mon amour est le feu qui dévore à jamais
Toute chair insensée, et l’évapore comme
Un parfum, — et c’est le déluge qui consomme
En son flot tout mauvais germe que je semais,

Afin qu’un jour la Croix où je meurs fût dressée
Et que par un miracle effrayant de bonté
Je t’eusse un jour à moi frémissant et dompté.

Aime. Sors de ta nuit. Aime. C’est ma pensée
De toute éternité, pauvre âme délaissée,
Que tu dusses m’aimer, moi seul qui suis resté !

VI

— Seigneur, j’ai peur, mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu’il faut vous aimer. Mais comment

Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,
O Justice que la vertu des fions redoute !

Oui, comment ? car voici que s’ébranle la voûte
Où mon cœur creusait son ensevelissement
Et que je sens fluer à moi le firmament,
Et je vous dis : « De vous à moi quelle est la route ? »

Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
Mais recevoir jamais la céleste accolade,

Est-ce possible ? Un jour, pouvoir la retrouver
Dans votre sein, sur votre cœur qui fut le nôtre,
La place où reposa la tête de l’apôtre.

VII

— Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,
Et voici. Laisse aller l’ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église
Comme la guêpe vole au lis épanoui.

Approche-toi de mon oreille. Epanches-y
L’humiliation d’une brave franchise.
Dis-moi tout sans un mot d’orgueil ou de reprise
Et m’offre le bouquet d’un repentir choisi.

Puis franchement et simplement viens à ma table,
Et je t’y bénirai d’un repas délectable
Auquel l’ange n’aura lui-même qu’assisté,

Et tu boiras le vin de la vigne immuable
Dont la force, dont la douceur, dont la bonté
Feront germer ton sang à l’immortalité.

Puis va. Garde une foi modeste en ce mystère
D’amour par quoi je suis ta chair et ta raison,
Et surtout reviens très souvent dans ma maison,
Pour y participer au Vin qui désaltère,

Au Pain sans qui la vie est une trahison,
Pour y prier mon Père et supplier ma Mère

Qu’il te soit accordé, dans l’exil de la terre,
D’être l’agneau sans cris qui donne sa toison,

D’être l’enfant vêtu de lin et d’innocence,
D’oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,
Enfin, de devenir un peu semblable à moi

Qui fus, durant les jours d’Hérode et de Pilate,
Et de Judas et de Pierre, pareil à toi
Pour souffrir et mourir d’une mort scélérate !



Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu’ils sont encor d’ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du cœur, l’amour d’être pauvre, et mes soirs

Mystiques, quand l’esprit s’ouvre aux calmes espoirs
Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice
Eternel, et qu’au ciel pieux la lune glisse,
Et que sonnent les angélus roses et noirs,

En attendant l’assomption dans ma lumière,
L’éveil sans fin dans ma charité coutumière,
La musique de mes louanges à jamais,

Et l’extase perpétuelle et la science,
Et d’être en moi parmi l’aimable irradiance
De tes souffrances, enfin miennes, que j’aimais I

VIII

— Ah ! Seigneur, qu’ai-je ? Hélas ! me voici tout en larmes
D’une joie extraordinaire : votre voix
Me fait comme du bien et du mal à la fois,
Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes.

Je ris, je pleure, et c’est comme un appel aux armes
D’un clairon pour des champs de bataille où je vois
Des anges bleus et blancs portés sur des pavois.
Et ce clairon m’enlève en de fières alarmes.

J’ai l’extase et j’ai la terreur d’être choisi.
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici


Plein d’une humble prière, encor qu’un trouble immense
Brouille l’espoir que votre voix me révéla,
Et j’aspire en tremblant.


IX


— Pauvre âme, c’est cela !
(Sagesse.)


CHANSONS POUR ELLE


Je fus mystique et je ne le suis plus
(La femme m’aura repris tout entier),
Non sans garder des respects absolus
Pour l’Idéal qu’il fallut renier.

Mais la femme m’a repris tout entier !

J’allais priant le Dieu de mon enfance
(Aujourd’hui c’est toi qui m’as à genoux),
J’étais plein de foi, de blanche espérance,
De charité sainte aux purs feux si doux.

Mais aujourd’hui tu m’as à tes genoux !

La femme, par toi, redevient LE maître,
Un maître tout-puissant et tyrannique,
Mais qu’insidieux ! feignant de tout permettre
Pour en arriver à tel but satanique…

Ô le temps béni quand j’étais ce mystique !

  1. Saint Augustin.