Anthologie des poètes français contemporains/Théophile Gautier

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 1-16).


ANTHOLOGIE

DES

POÈTES FRANÇAIS

CONTEMPORAINS





THÉOPHILE GAUTIER





Bibliographie. — Les Poésies de Théophile Gautier (28 juillet 1830) ; — Albertus, ou l’Ame et le Péché (1833) ; — Les Jeune France (1833) ; — Mademoiselle de Maupin (1835) ; — Fortunio (1838) ; — La Comédie de la Mort (1838) ; — Tra los montes (1839) ; — Une Larme du Diable (1339) ; — Gisèle, ballet (1841) ; — Un Voyage en Espagne (1843) ; — La Péri, ballet (1843) ; — Les Grotesques (1844) ; — Une Nuit de Cléopâtre (1845) ; — Premières Poésies ; Albertus ; La Comédie de la Mort ; Les Intérieurs et les Paysages (1845) ; — Zigzags (1845) ; — Le Tricorne enchanté, etc. (1845) ; — La Turquie (1846) ; — La Juive de Constantine, drame (1846) ; — Jean et Jeannette (1840) ; — Le Roi Candaule (1847) ; — Les Roués innocents (1847) ; — Histoire des peintres, en collaboration avec Ch. Blanc (1847) ; — Regardez, mais n’y touchez pas (1847) ; — Les Fêtes de Madrid (1847) ; — Partie carrée (1851) ; — Italia (1852) ; — Les Emaux et Camées (1852) ; — L’Art moderne (1852) ; — Les Beaux-Arts en Europe (1852) ; — Caprices et Zigzags (1852) ; — Aria Marcella (1852) ; — Gemma (1854) ; — Constantinople (1854) ; — Théâtre de poche (1855) ; — Le Roman de la Momie (1856) ; — Jettatura (1857) ; — Avatar (1857) ; — Sakountala, ballet (1858) ; — H. de Balzac (1859) ; — Les Vosges (1860) ; — Trésors d’art de la Russie (1860-1863) ; — Histoire de l’art théâtral en France depuis vingt-cinq ans (1860) ; — Le Capitaine Fracasse (1863) ; — Les Dieux et les Demi-Dieux de la peinture, avec Arsène Houssaye et P. de Saint-Victor (1863) ; — Poésies nouvelles (1863) ; — Loin de Paris (1864) ; — La Belle Jenny (1864) ; Quand on voyage (1865) ; — La Peau de tigre, nouvelles (1865) ; — Voyage en Russie (186) ; — Spirite (1866) ; — Le Palais pompéien de l’avenue Montaigne (1866) ; — Rapport sur le progrès des lettres, en collaboration avec Sylvestre de Sacy, Paul Féval et Édouard Thiers (1868) ; — Ménagerie intime (1869) ; — La Nature chez elle (1870) ; — Tableaux de siège (1871) ; — Théâtre : mystères, comédies et ballets (1872) ; — Portraits contemporains (1874) ; — Histoire du romantisme (1874) ; — Portraits et Souvenirs littéraires (1875) ; — Poésies complètes, en 2 volumes (1876) ; — L’Orient, 2 volumes (1877) ; — Fusains et Eaux-Fortes (1880/ ; — Tableaux à la plume (1880) ; — Mademoiselle Daphné ; La Toison d’or, etc. (1881) ; — Guide de l’amateur au musée du Louvre (1882) ; — Souvenirs de théâtre, d’art et de critique (1883).

Les œuvres de Théophile Gautier se trouvent chez Charpentier-Fasquelle.

Théophile Gautier a collaboré au Cabinet de Lecture, à l’Ariel, à la France Littéraire, à la Chronique de Paris, à la Charte, au Figaro, à la Presse, au Moniteur, au Journal Officiel, aux Parnasses, etc.

C’est par Théophile Gautier que s’ouvre le Parnasse Contemporain, Recueil de vers nouveaux, publié par livraisons in-8* dont la première parut le 2 mars 1866. Débuter par ce très grand et impeccable artiste était, dans l’esprit de MM. Catulle Mondés et Louis-Xavier de Ricard, fondateurs du Parnasse, non seulement un hommage dû à l’initiateur de l’évolution qu’entendaient continuer les Parnassiens, c’était en même temps une véritable « déclaration de principes » et une manifestation significative. Le nom de celui dont on a pu dire qu’il « n’avait jamais aimé que le Beau » devait, en effet, tout naturellement s’inscrire en tête du Recueil de la jeune « École » que hantait un noble souci de perfection et qui avait le culte souverain de l’Art et le mépris de l’exécution facile.

Théophile Gautier, né à Tarbes le 31 août 1811, mort à Neuilly le 22 octobre 1872, vint à Paris tout enfant et fit ses études au Collège Louis-le-Grand, puis au Lycée Charlemagne, où il se lia d’une étroite amitié avec Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval. S’étant destiné d’abord à la peinture, il fréquenta pendant quelque temps l’atelier de Rioult. « La lecture des premiers romantiques et le commerce assidu des poètes de la Pléiade récemment « inventée » par Sainte-Beuve déterminèrent, nous dit M. Charles Le Goffic, un changement dans sa vocation. Il lut ses vers à Pétrus Borel. Celui-ci se prit d’enthousiasme et le présenta dès le lendemain chez Hugo, alors en pleine lutte et qui faisait appel à tous les jeunes. Ou n’a pas oublié le rôle prépondérant que jouèrent dans les « batailles » d’Hernani le fameux pourpoint en satin rouge-cerise, le pantalon vert-d’eau à liseré de velours noir et le pardessus gris-noisette doublé de satin vert dont s’était pavoisé pour la circonstance le futur auteur d’Albertus. « Le costume, reconnaît-il lui-même, n’était pas mal combiné pour irriter et scandaliser les philistins. »

Quelques mois plus tard, le 23 juillet 1830 (« le moment était bien choisi, » remarque Sainte-Beuve), paraissaient Les Poésies de Théophile Gautier, œuvre tempérée et douce dans son ensemble et où deux ou trois pièces seulement, telles que Le Cauchemar et La Tête de mort, présageaient le besoin de sensations plus fortes. Ces sensations, le poète allait s’y livrer dans la seconde édition de ses poèmes (1833), qui portait pour titre Albertus ou l’Ame et le Péché, légende théologique. Légende macabre surtout, mêlée de galanterie et de diablerie et d’une exécution un peu outrée. Il n’en fallait pas moins pour satisfaire la petit cénacle auquel appartenait Gautier et dont Pétrus Borel, le Lyeanthrope, devait bientôt lui passer la présidence. Ce clan de « Jeune France », de « brigands de la pensée », comme les adhérents s’appelaient entre eux, comprenait, outre Pétrus et Théophile, le bon Gérard de Nerval, Philothée O’Neddy, Jehan de Seigneur, Célestin Nanteuil, Bouchardy, Augustus Maquet ou Mak-keat, et quelques autres « chevelures » de moindre importance. Gautier collaborait dès cette époque au Cabinet de Lecture, à l’Ariel, qu’il dirigeait « conjointement avec l’honnête Lassailly », à la France Littéraire, où il fit paraître ses Grotesques, qui firent quelque tapage. On y vit moins une réhabilitation de certains écrivains parfaitement oubliés de notre XVII° siècle qu’une attaque indirecte contre les classiques de tous les temps.

En 1833, paraissaient Les Jeune France, où il semblait se retourner brusquement contre ses alliés de la première heure. Critique innocente dans le fond, mais vraiment charmante et d’un comique très délicat. Gautier expliqua qu’il n’y avait point visé les romantiques de vocation, dont il était et qu’il admirait toujours, mais les faux romantiques, les « romantiques de mode». On le vit bien quand parut, en 1835, Mademoiselle de Maupin. Cette fois, on cria au scandale ; la préface ajoutait encore au livre en ce qu’elle affirmait le droit de l’artiste à traiter des pires déviations passionnelles, pourvu que l’art y trouvât son compte, à défaut de la morale bourgeoise, dont l’auteur déclarait se peu soucier… Le journalisme le prit aussitôt, et pour ne le plus lâcher. « Balzac le premier, ayant lu Mademoiselle de Maupin, lui dépêcha un jour Jules Sandeau, à la rue du Doyenné où il était encore, pour l’engager à travailler à la Chronique de Paris, et Gautier y contribua en effet par quelques nouvelles et des articles de critique. Il collabora aussi au journal du soir La Charte de 1830, fondé par Nestor Roqueplan vers 1836. Il entra au Figaro avec Alphonse Karr ; il y mit des articles de fantaisie, entre autres Le Paradis des chats. Le roman de Fortunio (publié en volume en 1838 ; il avait paru en feuilleton sous le titre L’Eldorado), où la fantaisie de l’auteur s’est déployée en toute franchise, et où il a glorifié tous ses goûts, se rapporte à ce temps de collaboration.

Enfin, en 1837, il entrait avec Gérard de Nerval à la Presse de Girardin et y commençait sa double carrière de critique d’art et de critique dramatique, carrière imperturbablement poursuivie, de 1843 jusqu’à sa mort, au Moniteur et au Journal Officiel. Cependant La Comédie de la Mort (1838), venait clore fort à propos « par un chef-d’œuvre la période romantique de Théophile Gautier et, on peut le dire, aussi sa jeunesse ». (Émile Bergerat.) L’année suivante, il publiait son premier récit de voyages, Tra los montes, le premier de cette admirable série descriptive qui comprend Zigzags (1845), La Turquie (1846), Italia (1852), Constantinople (1854), Les Vosges (1860), Loin de Paris (1864), Quand on voyage (1865), Voyage en Russie (1866), etc. Parallèlement à ces récits de voyages, il entamait une série de romans et de nouvelles « archéologiques » d’un rendu extraordinaire et d’une érudition très poussée quelquefois : Une Nuit de Cléopâtre (1845), Le Roi Candaule (1847), Aria Marcella (1852) Le Roman de la momie (1856). En 1845, il publiait son recueil de Poésies (Premières Poésies, Albertus, La Comédie de la Mort, Les Intérieurs et les Paysages), qui, « par tout ce qu’il contient, et même avant le brillant appendice des Émaux et Camées, est une œuvre harmonieuse et pleine, un monde des plus variés et une sphère ». (Sainte-Beuve.) Les Émaux et Camées parurent eux-mêmes en 1851. « C’est la dernière et la plus marquée de ses notes poétiques et aussi, de tous ses volumes de vers, celui qui a le plus roussi… Toutes les pièces, moins une, y sont en vers de huit syllabes. Dans ce recueil, la sensibilité se dérobe volontiers sous l’image ou sous l’ironie ; ce n’est pas à dire qu’elle soit absente. » Le poète avait, du reste, précédemment fixé Sa poétique dans l’une de sus plus belles pièces, Le Triomphe de Pétrarque :

Sur l’autel idéal entretenez la flamme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme un vase d’albâtre où l’on cache un flambeau.

Mettez l’idée au fond de la forme sculptée,
Et d’une lampe ardente éclairez le tombeau.

« C’est là son secret, son procédé, dit Sainte-Beuve, et il le met religieusement en pratique. Est-il amoureux, par exemple, souffre-t-il : au lieu de se plaindre, de gémir, de se répandre en larmes et en sanglots, de presser et de tordre son cœur au su et au vu de tous, ce qui lui paraît peu digne, il se contient, il a recours à une image comme à un voile, il met à son sentiment nu une enveloppe transparente et figurée. » Par là aussi, Gautier mérita d’être regardé, avec Leconte de Lisle, comme le précurseur et le maître des Parnassiens.

D’autres œuvres d’imagination, de critique et de théâtre témoignaient en même temps de la surprenante fécondité de son esprit, malgré la fatigue cérébrale que lui coûtait sa tâche de feuilletoniste. Il faut citer : Une Larme du Diable (1839), fantaisie dramatique dont la censure s’effraya et dont elle interdit même la réimpression ; Jean et Jeannette (1846), agréable pastel du XVIIIe siècle, qui rappelle Les Jeux de l’Amour et du Hasard ; Les Roués innocents (1847), Partie carrée (1851), Jettatura (1857), Avatar (1857), Le Capitaine Fracasse (1863), La Belle Jenny (1864), La Peau de tigre (1865), Spirite (1866), etc. De toutes ses œuvres romanesques, Le Capitaine Fracasse est sans contredit la plus curieuse et la plus personnelle. « Le premier volume, dit M. Morilot, est d’un art tout simplement merveilleux. C’est le plus savant mélange de fantaisie échevelée et de réalisme trivial. » Les moindres détails physiques y sont peints avec un relief saisissant.

Dans la critique d’art, on doit à Théophile Gautier un certain nombre de Salons, l’Histoire des peintres, en collaboration avec Charles Blanc (1847), L’Art moderne (1852), Les Beaux-Arts en Europe (1852), Trésor d’art de la Russie ancienne et moderne (1860-1863), Les Dieux et les Demi-Dieux de la peinture, en collaboration avec Arsène Houssaye et Paul de Saint-Victor (1863), Le Palais pompéien de l’avenue Montaigne (1866), etc.

Enfin, au théâtre, où Gautier s’essaya sans succès, il a donné Le Tricorne enchanté, Pierrot posthume, comédies en vers (1845), La Juive de Constantine, drame (1846), Regardez, mais ne touchez pas (1847), Un Voyage en Espagne, vaudeville, avec Siraudin (1843), Théâtre de poche (1855), Théâtre : mystères, comédies et ballets (1872) ; un grand nombre de ballets : Gisèle(1841), La Péri (1843), Pâquerette (1851), Gemma (1854), Sakountala (1858), etc. Il faut ajouter à ces différentes œuvres Les Fêtes de Madrid à l’occasion du mariage du duc de Montpensier (1847), Honoré de Balzac (1859), l’Histoire de l’art théâtral en France depuis vingt-cinq ans (1860), recueil de ses meilleurs articles de la Presse ou du Moniteur, dont la publication en six volumes fut interrompue faute d’acheteurs, Caprices et Zigzags (1853), Poésies nouvelles (1863), Ménagerie intime, sorte d’autobiographie familiale (1869), La Nature chez elle (1870), Tableaux de siège (1871), etc. Une édition des œuvres de Théophile Gautier a paru après sa mort chez Charpentier. On y a joint Portraits contemporains, l’Histoire du Romantisme, Portraits et Souvenirs littéraires.

Théophile Gautier avait épousé la célèbre Ernesta Grisi et en avait eu deux filles, dont l’une est devenue Mme Émile Bergerat et dont l’autre, Judith, mariée à M. Catulle Mendès, a repris dans la suite son nom de jeune fille et s’est acquis une réputation méritée dans le roman exotique et d’histoire. Les dernières années de Théophile Gautier furent attristées par de graves revers de fortune. Familier du salon de la princesse Mathilde, où il fréquentait avec Sainte-Beuve, Renan, Taine, les Goncourt, etc., la chute de l’Empire marqua la ruine de ses espérances et l’obligea, avec tant d’autres, à recommencer sa vie. Il s’y employa avec courage, mais le coup avait été rude et avait retenti trop fortement dans cette nature déjà ébranlée par le travail ; il ne put pas aller bien loin. Il mourut sans qu’aucune des légitimes ambitions de cette belle vie d’homme de lettres eût reçu la satisfaction qu’il était en droit d’attendre. »

« Par son amour du Beau, a écrit Charles Baudelaire, amour immense, fécond, sans cesse rajeuni, Théophile Gautier est un écrivain d’un mérite à la fois nouveau et unique. De celui-ci on peut dire qu’il est, jusqu’à présent, sans doublure. Pour parler dignement de l’outil qui sert si bien cette passion du Beau, je veux dire de son style, il me faudrait jouir de ressources pareilles, de cette connaissance de la langue qui n’est jamais en défaut, de ce magnifique dictionnaire dont les feuillets, remués par un souffle divin, s’ouvrent toujours juste pour laisser jaillir le mot propre, le mot unique ; enfin de ce sentiment de l’ordre qui met chaque trait et chaque touche à sa place naturelle, et n’omet aucune nuance. Si l’on réfléchit qu’à cette merveilleuse faculté Gautier unit une immense intelligence innée de la correspondance et du symbolisme universel, ce répertoire de toute métaphore, on comprendra qu’il puisse sans cesse, sans fatigue comme sans faute, définir l’attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent devant le regard de l’homme… Il y a, dans le style de Théophile Gautier, une justesse qui ravit, qui étonne et qui fait songer à ces miracles produits dans le jeu par une profonde science mathématique…

Théophile Gautier a continué, d’un côté, la grande école de la mélancolie créée par Chateaubriand. Sa mélancolie est même d’un caractère plus positif, plus charnel et confinant quelquefois à la tristesse antique. Il y a des poèmes, dans La Comédie de la Mort et parmi ceux inspirés par le séjour en Espagne, où se révèlent le vertige et l’horreur du néant. Relisez, par exemple, les morceaux sur Zurbaran et Valdès-Léal ; l’admirable paraphrase de la sentence inscrite sur le cadran de l’horloge d’Urrugue : Vulnerant omnes, ultima necat ; enfin, la prodigieuse symphonie qui s’appelle Ténèbres. Je dis symphonie, parce que ce poème me fait quelquefois penser à Beethoven. Il arrive même à ce poète, accusé de sensualité, de tomber en plein, tant sa mélancolie devient intense, dans la terreur catholique. D’un autre côté il a introduit dans la poésie un élément nouveau, que j’appellerai la Consolation par les arts, par tous les objets pittoresques qui réjouissent les yeux et amusent l’esprit. Dans ce sens, il a vraiment innové ; il a fait dire au vers français plus qu’il n’avait dit jusqu’à présent ; il a su l’agrémenter de mille détails faisant lumière et saillie et ne nuisant pas à la coupe de l’ensemble ou a la silhouette générale. Sa poésie, à la fois majestueuse et précieuse, marche magnifiquement, comme les personnes de cour en grande toilette. C’est, du reste, le caractère de la vraie poésie d’avoir le flot régulier, comme les grands fleuves qui s’approchent de la mer, et d’éviter la précipitation et la saccade. Sa poésie lyrique s’élance, mais toujours d’un mouvement élastique et ondulé. Tout ce qui est brusque et cassé lui déplaît, et elle le renvoie au drame ou au roman de mœurs. Le poète, dont nous aimons si passionnément le talent, connaît à fond ces grandes questions, et il l’a parfaitement prouvé en introduisant systématiquement et continuellement la majesté de l’alexandrin dans le vers octosyllabique (Emaux et Camées). Là surtout apparaît tout le résultat qu’on peut obtenir par la fusion du double élément, peinture et musique, par la carrure de la mélodie, et par la pourpre régulière et symétrique d’une rime plus qu’exacte. Rappellerai-je encore cette série de petits poèmes de quelques strophes qui sont des intermèdes galants ou rêveurs, et qui ressemblent, les uns à des sculptures, les autres à des fleurs, d’autres à des bijoux, mais tous revêtus d’une couleur plus fine et plus brillante que les couleurs de la Chine ou de l’Inde, et tous d’une coupe plus pure et plus décidée que des objets de marbre ou de cristal ? Quiconque aime la poésie les sait par cœur. »


L’ART


Oui, l’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.

Fi du rythme commode,
Comme un soulier trop grand,

Du mode
Que tout pied quitte et prend !

Statuaire, repousse
L’argile que pétrit
Le pouce
Quand flotte ailleurs l’esprit.

Lutte avec le carrare,
Avec le paros dur
Et rare,
Gardiens du contour pur ;

Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
S’accuse
Le trait fier et charmant ;

D’une main délicate
Poursuis dans un filon
D’agate
Le profil d’Apollon.

Peintre, fuis l’aquarelle,
Et fixe la couleur
Trop frôle
Au four de l’émailleur.

Fais les sirènes bleues,
Tordant de cent façons
Leurs queues,
Les monstres des blasons,

Dans son nimbe trilobé
La Vierge et son Jésus,
Le globe
Avec la croix dessus.

Tout passe. — L’art robuste
Seul a l’éternité,
Le buste
Survit à laïcité.

Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.


Les dieux eux-mêmes meurent,
Mais les vers souverains
Demeurent,
Plus, forts que les airains.

Sculpte, lime, cisèle ;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant !

(Émaux et Camées.)


DIAMANT DU CŒUR


Tout amoureux, de sa maîtresse,
Sur son cœur ou dans son tiroir,
Possède un gage qu’il caresse
Aux jours de regret ou d’espoir.

L’un d’une chevelure noire,
Par un sourire encouragé,
A pris une boucle que moire
Un reflet bleu d’aile de geai.

L’autre a, sur un cou blanc qui ploie,
Coupé par derrière un flocon
Retors et fin comme la soie
Que l’on dévide du cocon.

Un troisième, au fond d’une boîte,
Reliquaire du souvenir,
Cache un gant blanc de forme étroite,
Où nulle main ne peut tenir.

Cet autre pour s’en faire un charme,
Dans un sachet, d’un chiffre orné,
Coud des violettes de Parme,
Frais cadeau qu’on reprend fané.

Celui-ci baise la pantoufle
Que Cendrillon perdit un soir ;
Et celui-là conserve un souffle
Dans la barbe d’un masque noir.

Moi, je n’ai ni boucle lustrée.
Ni gant, ni bouquet, ni soulier,


Mais je garde, empreinte adorée,
Une larme sur un papier :

Pure rosée, unique goutte,
D’un ciel d’azur tombée un jour,
Joyau sans prix, perle dissoute
Dans la coupe de mon amour !

Et, pour moi, cette obscure tache
Reluit comme un écrin d’Ophyr,
Et du vélin bleu se détache,
Diamant éclos d’un saphir.

Cette larme, qui fait ma joie,
Roula, trésor inespéré,
Sur un de mes vers qu’elle noie,
D’un œil qui n’a jamais pleuré !

(Émaux et Camées.)


PREMIER SOURIRE DU PRINTEMPS


Tandis qu’à leurs œuvres perverses
Les hommes courent haletants,
Mars qui rit, malgré les averses,
Prépare en secret le printemps.

Pour les petites pâquerettes,
Sournoisement, lorsque tout dort,
Il repasse des collerettes
Et cisèle des boutons d’or.

Dans le verger et dans la vigne
Il s’en va, furtif perruquier,
Avec une houppe de cygne,
Poudrer à frimas l’amandier.

La nature au lit se repose ;
Lui, descend au jardin désert
Et lace les boutons de rose
Dans leur corset de velours vert.

Tout en composant des solfèges,
Qu’aux merles il siffle à mi-voix,

Il sème aux prés les perce-neiges
Et les violettes aux bois.

Sur le cresson de la fontaine
Où le cerf boit, l’oreille au guet,
De sa main cachée il égrène
Les grelots d’argent du muguet.

Sous l’herbe, pour que tu la cueilles,
Il met la fraise au teint vermeil,
Et te tresse un chapeau de feuilles
Pour te garantir du soleil.

Puis, lorsque sa besogne est faite
Et que son règne va finir,
Au seuil d’avril tournant la tête,
Il dit : « Printemps, tu peux venir ! »

(Émaux et Camées.)


BUCHERS ET TOMBEAUX


Le squelette était invisible
Au temps heureux de l’Art païen.
L’homme, sous la forme sensible,
Content du beau, ne cherchait rien.

Pas de cadavre sous la tombe,
Spectre hideux de l’être cher,
Comme d’un vêtement qui tombe
Se déshabillant de sa chair,

Et, quand la pierre se lézarde,
Parmi les épouvantements,
Montrant à l’œil qui s’y hasarde
Une armature d’ossements ;

Mais au feu du bûcher ravie
Une pincée entre les doigts,
Résidu léger de la vie,
Qu’enserrait l’urne aux flancs étroits ;

Ce que le papillon de l’âme
Laisse de poussière après lui,
Et ce qui reste de la flamme
Sur le trépied, quand elle a lui !


Entre les fleurs et les acanthes,
Dans le marbre, joyeusement,
Amours, ægipans et bacchantes
Dansaient autour du monument ;

Tout au plus un petit génie
Du pied éteignait un flambeau ;
Et l’art versait son harmonie
Sur la tristesse du tombeau.

Les tombes étaient attrayantes ;
Comme on fait d’un enfant qui dort,
D’images douces et riantes
La vie enveloppait la mort ;

La mort dissimulait sa face
Aux trous profonds, au nez camard,
Dont la hideur railleuse efface
Les chimères du cauchemar.

Le monstre, sous la chair splendide
Cachait son fantôme inconnu,
Et l’œil de la vierge candide
Allait au bel éphèbe nu.

Seulement pour pousser à boire,
Au banquet de Trimalcion,
Une larve, joujou d’ivoire,
Faisait son apparition ;

Des dieux que l’art toujours révère
Trônaient au ciel marmoréen ;
Mais l’Olympe cède au Calvaire,
Jupiter au Nazaréen ;

Une voix dit : « Pan est mort ! » — L’ombre
S’étend. — Comme sur un drap noir,
Sur la tristesse immense et sombre
Le blanc squelette se fait voir ;

Il signe les pierres funèbres
De son paraphe de fémurs,
Pend son chapelet de vertèbres
Dans les charniers, le long des murs,

Des cercueils lève le couvercle
Avec ses bras aux os pointus,

Dessine ses côtes en cercle
Et rit de son large rictus ;

Il pousse à la danse macabre
L’empereur, le pape et le roi,
Et de son cheval qui se cabre
Jette bas le preux plein d’effroi

Il entre chez la courtisane
Et fait des mines au miroir,
Du malade il boit la tisane,
De l’avare ouvre le tiroir ;

Piquant l’attelage qui rue
Avec un os pour aiguillon,
Du laboureur à la charrue
Termine en fosse le sillon ;

Et parmi la foule priée,
Hôte inattendu, sous le banc,
Vole à la pâle mariée
Sa jarretière de ruban.

A chaque pas grossit la bande ;
Le jeune au vieux donne la main ;
L’irrésistible sarabande
Met en branle le genre humain.

Le spectre en tête se déhanche,
Dansant et jouant du rebec,
Et sur fond noir, en couleur blanche,
Holbein l’esquisse d’un trait sec.

Quand le siècle devient frivole,
Il suit la mode ; en tonnelet
Retrousse son linceul et vole
Comme un Cupidon de ballet

Au tombeau-sofa des marquises
Qui reposent, lasses d’amour,
En des attitudes exquises,
Dans les chapelles Pompadour.

Mais voile-toi, masque sans joues,
Comédien que le ver mord,
Depuis assez longtemps tu joues
Le mélodrame de la Mort.


Reviens, reviens, bel art antique,
De ton paros étincelant
Couvrir ce squelette gothique ;
Dévore-le, bûcher brûlant !

Si nous sommes une statue
Sculptée à l’image de Dieu,
Quand cette image est abattue,
Jetons-en les débris au feu.

Toi, forme immortelle, remonte
Dans la flamme aux sources du beau,
Sans que ton argile ait la honte
Et les misères du tombeau !

(Émaux et Camées.)


LA NUE


À l’horizon monte une nue,
Sculptant sa forme dans l’azur :
On dirait une vierge nue
Emergeant d’un lac au flot pur.

Debout dans sa conque nacrée,
Elle vogue sur le bleu clair,
Comme une Aphrodite éthérée,
Faite de l’écume de l’air ;

On voit onder en molles poses
Son torse au contour incertain,
Et l’aurore répand des roses
Sur son épaule de satin.

Ses blancheurs de marbre et de neige
Se fondent amoureusement
Comme, au clair-obscur du Corrège,
Le corps d’Antiope dormant.

Elle plane dans la lumière
Plus haut que l’Alpe ou l’Apennin,
Reflet de la beauté première,
Sœur de « l’éternel féminin ».


A son corps, en vain retenue,
Sur l’aile de la passion,
Mon âme vole à cette nue
Et l’embrasse comme Ixion.

La raison dit : « Vague fumée,
Où l’on croit voir ce qu’on rêva,
Ombre au gré du vent déformée,
Bulle qui crève et qui s’en va I »

Le sentiment répond : « Qu’importe !
Qu’est-ce après tout que la beauté ?
Spectre charmant qu’un souffle emporte
Et qui n’est rien, ayant été !

« À l’Idéal ouvre ton âme,
Mets dans ton cœur beaucoup de ciel,
Aime une nue, aime une femme,
Mais aime ! — C’est l’essentiel ! »

(Émaux et Camées.)