Anthologie des poètes français contemporains/Sainte-Beuve

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 17-23).

CH.-AUGUSTIN SAINTE-BEUVE



Bibliographie. — Tableau de la poésie française au seizième siècle et Œuvres choisies de Ronsard, avec notices, notes et commentaires (1828) ; — Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme (1829) ; — Les Consolations (1830) ; — Volupté, roman (1834) ; — Pensées d’août (1837) ; — Poésies complètes (1840) ; — Portraits littéraires (1839, 1841, 1844) ; — Histoire de Port-Royal (1840-1862) ; — Portraits de femmes (1844) ; — Portraits contemporains (1846) ; — Causeries du lundi (1851-1862) ; — Étude sur Virgile (1857) ; — Chateaubriand et son Groupe littéraire sous l’Empire (1860) ; — Nouveaux Lundis (1863-1872) ; — Notice sur Littré (1863) ; — Les Bibliothèques populaires, discours au Sénat (1867) ; — La Loi sur la presse, discours au Sénat (1868) ; — La Liberté de l’enseignement, discours au Sénat (1868) ; — Le Comte de Clermont et sa Cour (1868) ; — Le Général Jomini (1867) ; — Mme Desbordes-Valmore (1870) ; — M. de Talleyrand (1870) ; — P.-J. Proudhon, sa vie et sa correspondance (1872) ; — Souvenirs et Indiscrétions (1872) ; — Lettres à la Princesse (1873) ; — Premiers Lundis (1875) ; — Chroniques parisiennes (1876) ; — Les Cahiers de Sainte-Beuve (1876) ; — Correspondance (1880) ; — Le Clou d’or, nouvelle (1880).

Les poésies complètes de Sainte-Beuve se trouvent chez Alphonse Lemerre.

Sainte-Beuve a collaboré au Parnasse Contemporain et au Globe, au National, à la Revue de Paris, à la Revue des Deux-Mondes, au Constitutionnel (le 1er octobre 1849 il y commence ses Causeries du lundi), au Moniteur, au Temps, etc.

Charles-Augustin Sainte-Beuve, né à Boulogne-sur-Mer le 23 décembre 1804, mort à Paris le 13 octobre 1869, fit ses études dans sa ville natale et vint les terminer à Paris. En 1824, son ancien professeur de rhétorique, Dubois, le fit entrer au Globe, où il publia en janvier 1827 un article sur les Odes de Victor Hugo : ce fut là le point de départ de leur étroite liaison. Libéral et classique d’éducation, Sainte-Beuve fut initié au romantisme par Victor Hugo, qui, dit-il, lui « ouvrit des jours » sur l’art et lui « révéla les secrets du métier ».

En 1828, il écrivit son Tableau de la poésie au seizième siècle, ouvrage « tout plein de la pensée du présent, où il s’efforçait, en réhabilitant Ronsard, de donner au romantisme ce qui lui manquait, une tradition, et de faire apparaître la révolution littéraire comme un retour à l’art du xvie siècle ».

Il publia en 1829 un petit volume intitulé Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme. « À travers les exagérations de sentiment et de couleur que lui imposait le parti pris romantique, sous l’étalage des misères pathologiques et morales de son héros phtisique et ennuyé, un goût original de réalité bourgeoise et humble se faisait jour dans ce recueil : paysages de banlieue, scènes de faubourg, détails vulgaires et domestiques, sentiments sans grandeur et comme rapetissés à la mesure de la vie. » Dans les Pensées de Joseph Delorme, Sainte-Beuve fait l’apologie du romantisme, qu’il s’efforce de rattacher à André Chénier comme à un précurseur.

En 1830 paraissent les Consolations. Le poète veut s’élever « au seuil du sanctuaire éternel » sur des « ailes d’ange », et déclare qu’il « accepte Dieu et toutes ses conséquences ». Toute cette religiosité était plaquée et ne devait pas tarder à s’écailler… Après avoir traversé les mondes les plus divers et s’être sondé à maintes reprises, il prend enfin nettement conscience de l’impossibilité où il est de croire : « J’ai le sentiment de ces choses, écrit-il vers 1835, mais je n’ai pas ces choses mêmes. » Ses liaisons avec les catholiques se dénouent peu à peu. Sa rupture avec Victor Hugo le détache des romantiques.

Dans son roman Volupté (1834), Sainte-Beuve se raconte et s’analyse. Désormais, il a trouvé sa voie. Il renonce à être créateur en art : il sent qu’il est fait pour la critique. Son dernier recueil de vers, Pensées d’août, qui paraît en 1837, « teinté encore d’émotion religieuse, ne contient plus guère de confidences lyriques ; ce sont des études analytiques, des imitations de poètes étrangers, des causeries lettrées et critiques, où se révèle surtout l’âme d’un curieux ».

À partir de ce moment, l’histoire et la critique vont l’absorber entièrement, et il donnera successivement les Portraits littéraires (1839-1844), l’Histoire de Port-Royal (1840-1862), les Portraits de femmes (1844), les Portraits contemporains (1846), les Causeries du lundi (1851-1862), les Nouveaux Lundis (1863 et années suivantes) et tant d’œuvres par lesquelles s’est affirmée définitivement sa supériorité. « Dans ses critiques, dit M. Gustave Lanson, à qui nous empruntons les détails qu’on vient de lire, il poursuit obstinément le vrai, n’admettant pas qu’on puisse le dissimuler, le voiler, pour quelque raison que ce soit : respect filial ou attachement de famille, passion politique, amitié personnelle. Il n’admet pas de scrupule littéraire qui oblige à idéaliser les peintures. « Si j’avais une devise, écrit-il, ce serait le « vrai, le vrai seul : et que le bien, et le beau s’en tirent ensuite « comme ils peuvent. » Il rejetait toute doctrine, toute formule d’art, toute idée générale, esthétique, philosophique et morale, qui peuvent imposer un parti pris et fausser l’observation. Auss la forme des Lundis le mit-elle à l’aise : il put prendre les individus pour objets d’étude et les regarder au microscope sans autre souci que de voir l’individu. Chaque article se suffisait à lui-même ; dans chaque article, une figure était dessinée. D’un article à l’autre aucun lien n’apparaissait. Sainte-Beuve se donnait pour tâche de faire l’histoire naturelle des esprits, et il collectionnait des échantillons curieux de types intellectuels et moraux sans tenter de généralisations. Il s’appliquait à relier l’œuvre à l’individu, à trouver dans un tempérament, une éducation, une biographie, les origines et les causes des caractères littéraires. Avec lui la critique se faisait psychologique et physiologique. En somme, Sainte-Beuve a fourni l’une des grandes méthodes qui doivent concourir à l’étude et à l’explication des œuvres littéraires. »

L’attitude que Sainte-Beuve observa d’abord vis-à-vis du Parnasse — auquel finalement il se rallia — et vis-à-vis des jeunes Parnassiens ne fut guère encourageante. Il y eut là quelque injustice. Il eut certainement des torts envers les poètes nouveaux. « Sainte-Beuve, dit M. Catulle Mendès, nous regardait de haut, comme on voit passer de loin les gens, par la fenêtre… Il dit en 1865, quand commençait de se produire l’évolution parnassienne : « Je suis terriblement en retard avec les poètes ; il y a des années que je n’ai parlé d’eux… » Et il ajoutait : La critique elle-même est un peu aux ordres du public, et ne saurait appeler sur les poètes une attention qui se porte ailleurs. » Voilà une parole que ne devaient point lui pardonner les poètes et où il y avait incontestablement de l’ingratitude : « Joseph Delorme aurait pu se souvenir de la Rime et de ce qu’il lui devait. »

Rappelons, pour terminer cette brève notice, que Sainte-Beuve entra en 1844 à l’Académie française comme successeur de Casimir Delavigne. Il fut reçu par Victor Hugo, qui fit son éloge en ces termes : « Poète, dans ce siècle où la poésie est si haute, si puissante et si féconde, entre la messénienne épique et l’élégie lyrique, entre Casimir Delavigne, qui est si noble, et Lamartine, qui est si grand, vous avez su, dans le demi-jour, découvrir un sentier qui est le vôtre et créer une élégie qui est vous-même. Vous avez donné à certains épanchements de l’âme un accent nouveau, »


LA RIME


Rime, qui donnes leurs sons
Aux chansons ;
Rime, l’unique harmonie
Du vers, qui, sans tes accents
Frémissants,
Serait muet au génie ;

Rime, écho qui prends la voix
Du hautbois
Où l’éclat de la trompette,
Dernier adieu d’un ami
Qu’à demi
L’autre ami de loin répète ;

Rime, tranchant aviron,
Éperon,
Qui fends la vague écumante ;
Frein d’or, aiguillon d’acier
Du coursier
À la crinière fumante,

Agrafe, autour des seins nus
De Vénus
Pressant l’écharpe divine,
Ou serrant le baudrier
Du guerrier
Contre sa forte poitrine ;

Col étroit, par où saillit
Et jaillit
La source au ciel élancée,
Qui, brisant l’éclat vermeil
Du soleil
Tombe en gerbe nuancée ;

Anneau pur de diamant
Ou d’aimant,
Qui, jour et nuit, dans l’enceinte
Suspends la lampe, ou, le soir,
L’encensoir
Aux mains de la vierge sainte ;


Clef, qui, loin de l’œil mortel,
Sur l’autel
Ouvres l’arche du miracle,
Ou tiens le vase embaumé
Renfermé
Dans le cèdre au tabernacle ;

Ou plutôt, fée au léger
Voltiger,
Habile, agile courrière,
Qui mènes le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière ;

O Rime ! qui que tu sois,
Je reçois
Ton joug ; et, longtemps rebelle,
Corrigé, je te promets
Désormais
Une oreille plus fidèle.

Mais aussi devant mes pas
Ne fuis pas ;
Quand la Muse me dévore,
Donne, donne par égard
Un regard
Au poète qui t’implore !

Dans un vers tout défleuri,
Qu’a flétri
L’aspect d’une règle austère,
Ne laisse point murmurer,
Soupirer,
La syllabe solitaire.

Sur ma lyre, l’autre fois,
Dans un bois,
Ma main préludait à peine :
Une colombe descend,
En passant,
Blanche sur le luth d’ébène.

Mais au lieu d’accords touchants,
De doux chants,
La colombe gémissante

Me demande par pitié
Sa moitié,
Sa moitié loin d’elle absente.

Ah ! plutôt, oiseaux charmants,
Vrais amants,
Mariez vos voix jumelles !
Que ma lyre et ses concerts
Soient couverts
De vos baisers, de vos ailes

Ou bien, attelés d’un crin,
Pour tout frein,
Au plus léger des nuages,
Traînez-moi, coursiers chéris
De Cypris,
Au fond des sacrés bocages !