Anthologie des poètes français contemporains/Tome deuxième

Anthologie des poètes français contemporainsCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome deuxième (p. Titre-Tdm-II).
HUITIÈME MILLE
ANTHOLOGIE
DES
POÈTES FRANÇAIS
CONTEMPORAINS

LE PARNASSE ET LES ÉCOLES POSTÉRIEURES
AU PARNASSE (1866-1906)
Morceaux choisis, accompagnés de notices
bio- et bibliographiques
et de nombreux autographes
PAR
G. WALCH

Préface de SULLY PRUDHOMME
de l’académie française

TOME DEUXIÈME



PARIS                                   LEYDE
CH. DELAGRAVE               A.-W. SIJTHOFF
ÉDITEUR                                                  ÉDITEUR
ANTHOLOGIE
DES
POÈTES FRANÇAIS
CONTEMPORAINS




STÉPHANE MALLARMÉ




Bibliographie. — La Dernière Mode, revue (Paris, 1875) ; — Le Corbeau d’Edgard Poe, illustré de 5 dessins de Manet, texte anglais et français (Librairie de l’eau-forte, Paris, 1875) ; — L’Après-Midi d’un Faune, églogue (Derenne, Paris, 1876) ; — Vathek, de Beckford, avec avant-dire et préface (Labittè, Paris, 1876) ; — Les Mots anglais, petite philologie à l’usage des classes et du monde (Truchy, Paris, 1878) ; — Les Dieux antiques, nouvelle mythologie, ouvrage orné de 260 vignettes (Rothschild, Paris, 1880) ; — Poésies complètes, photogravures sur le manuscrit avec ex libris de F. Rops (édition de la Revue Indépendante, Paris, 1887) ; — L’Après-Midi d’un Faune (édition de la Revue Indépendante, Paris, 1887) ; — L’Après-Midi d’un Faune (Vanier, Paris, 1887) ; — Le Ten o’clock de M. Whistler (édition de la Revue Indépendante, Paris, 1888) ; — Poèmes d’Edgar Poe, avec fleuron et portrait par Manet (Vanier, Paris, 1888) ; — Pages, prose (Deman, Bruxelles, 1890 et 1891) ; — Les Miens : Villiers de L’Isle-Adam, prose (Lacomblez, Bruxelles, 1892) ; — Vers et prose, florilège, avec portrait par James Mac-Neill Whistler (Perrin, Paris, 1893) ; — Vathek (Perrin, Paris, 1893) ; — La Musique et les Lettres, prose (Perrin, Paris, 1895) ; — Préface au Catalogue de l’exposition de Berthe Morisot (M™ Eugène Manet) (Durand-Ruel, Paris, 1896) ; — Divagations, prose (Fasquelle, Paris, 1897) ; — Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, poème en prose (Cosmopolis, n » de mai 1897, Paris ; — Avant-dire à Raisins bleus, poésies par Léopold Dauphin (Vanier, Paris, 1897) ; — Poésies complètes, avec frontispice de F. Rops (Deman, Bruxelles, 1899).

À PARAÎTRE : Les Poésies de Stéphane Mallarmé, édition complète ne varietur, contenant plusieurs poèmes inédits et les variantes : 100 exemplaires à 100 francs, par souscription, à Paris, chez Eugène Fasquelle.

Stéphane Mallarmé a collaboré à l’Artiste (1862), au Parnasse Satirique (1864), à la Saison de Vichy (1865), au Parnasse Contemporain (1866), à la Revue des Lettres et des Arts (1868), au Second Parnasse Contemporain (1869-1871), au National (1871 et 1872), à la Renaissance (1872 et 1874), au Tombeau de Théophile Gautier (Lemerre, Paris, 1873), à la Revue du Monde nouveau (1874), à la République des Lettres (1876), au Poe Mémorial (1877), à la Revue Critique (1884), à la Revue Indépendante (IIe série, 1885, et IIIe série, 1887), à la Revue Wagnérienne (1885), à Art et la Mode (1885 et 1887), à la Décadence (1886), au Décadent (1886), au Scapin (1886), à la Wallonie (1886), à la Vogue (Ier série, 1886), à la Gazetta Letteraria (1886), à la Revue d’aujourd’hui (1890), au Mercure de France (1890, 1891 1893), à The National Observer {1892 et 1893), aux Entretiens Politiques et Littéraires (1892), au Figaro {1894), à The Chap Book (1892), à la Revue Blanche (1896), à Cosmopolis (1897), etc.

Stéphane Mallarmé, né à Paris le 18 mars 1842, mort à Paris le 9 septembre 1898, fut élevé à Auteuil dans un pensionnat riche, fréquenté surtout par des fils de familles nobles. Il termina ses études au lycée de Sens et partit à vingt ans vivre en Angleterre pour apprendre l’anglais « et se créer, par l’enseignement ensuite de cette langue, les ressources propres à assurer son indépendance littéraire ».

Pendant près de trente ans, de 1864 à 1892, il professa l’anglais à l’Université, « Il fut d’abord professeur à Tournon, puis à Besançon, puis encore à Avignon, où il connut Mistral, Aubanel, Roumanille, Gras et Roumieux, avec qui il participa au mouvement félibréen. Cela se passait avant la guerre. »

Stéphane Mallarmé, très estimé de Mr Catulle Mendès, de Villiers de L’Isle-Adam, de M. Emmanuel des Essarts, qui l’avaient « découvert » dès 1864, « avait déjà collaboré à de nombreuses revues ; mais son nom n’était guère sorti du groupe des Parnassiens. Vers 1873, il revint à Paris, et bientôt après fut nommé professeur au Lycée Condorcet. C’est alors (1874-1875) que, presque entièrement seul, il rédigea La Dernière Mode, Gazette du Monde et de la Famille, « où étaient promulguées les lois et vrais principes de la vie tout esthétique, avec l’entente des moindres détails : toilettes, bijoux, mobiliers et jusqu’aux spectacles et menus de dîners… » C’est alors aussi que, sur l’invitation de Théodore de Banville, son maître préféré, d’écrire un poème qui serait débité par Coquelin aîné, il composa L’Après-midi d’un Faune, dont le projet de réalisation théâtrale n’aboutit point… Avec le peintre Manet, Stéphane Mallarmé fréquenta les dîners de Victor Hugo, où celui-ci trônait, assis sur un siège plus haut que ceux des autres convives ; et volontiers il rappelait que l’auteur d’Hernani, très amicalement et en lui pinçant l’oreille, l’accueillait : son a cher poète impressionniste ».

« Stéphane Mallarmé, à cette époque, avait déjà publié sa traduction du Corbeau d’Edgar Poe, L’Apres-Midi d’un Faune, sa réimpression du Vathek de Beckford et donné, dans maintes revues, quantité de poèmes ; mais ces livres et ces pages n’étaient connus que des lettrés, et Mallarmé demeurait un peu ignoré, voire même méconnu. Enfin, en 1884, M. J.-K. Huysmans publia son roman À rebours, dont le héros, Jean des Esseintes, épris de littératures vraiment belles, et que « subjuguait de même qu’un sortilège » l'Hérodiade de Stéphane Mallarmé, « en aimait ces vers :

O miroir !
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée,
Que de fois et pendant des heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous la glace au trou profond,
Je m’apparus en loi comme une ombre lointaine.
Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine.
J’ai de mon rêve épars connu la nudité !

comme il aimait les œuvres de ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l’écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil.» (À rebours, p. 260.) Et il semble bien que ce livre surtout, à beaucoup des jeunes écrivains d’alors comme au public, révéla Stéphane Mallarmé et son œuvre et décida de la gloire du poète. » (Paul Léautaud, Poètes d’aujourd’hui.)

Beaucoup d’entre ces jeunes poètes l’acclamèrent leur Maître, Et c’est alors que commencèrent les célèbres mardis de la rue de Rome. « Ceux-là seuls qui vinrent assidûment visiter sa retraite savent quel lucide, quel inquiétant esthète fut Stéphane Mallarmé. Pour connaître les ressources de cet esprit d’une netteté inoubliable, il faut avoir entendu sa parole pendant des années. Le souvenir des soirées de la rue de Rome restera toujours dans la mémoire de ceux que Stéphane Mallarmé admit auprès de lui, dans ce salon discrètement éclairé, auquel des coins de pénombre donnaient un aspect de temple ou plutôt d’oratoire… À ces auditeurs fidèles, Mallarmé se révélait d’une séduction infinie, soit qu’il se plût à dire une anecdote,…, soit qu’il s’oubliât à rappeler des amis chers et disparus, soit qu’il exposât de séduisantes et hautaines doctrines sur la poésie et sur l’art, sur le poème en prose et sur la chronique, sur la musique et sur le théâtre…

« Plus tard, ceux qui auront connu Stéphane Mallarmé dans leur prime jeunesse, ceux qui l’auront aimé comme l’un des plus purs, des plus désintéressés parmi les poètes, ceux qui l’auront entendu et qui auront chéri sa parole, raconteront sa vie comme le bon Xénophon raconta celle de Socrate. Fidèles, scrupuleux, ils commenteront vers par vers ses sonnets, et cela dans le but unique de révéler aux jeunes hommes de ce temps futur quel noble, profond et merveilleux artiste fut Stéphane Mallarmé ». (Bernard Lazare, Figures contemporaines.)

Parmi les auditeurs et les disciples de Mallarmé, il convient de citer : Edouard Dujardin, Théodore Duret, Félix Fénéon, René Ghil, Gustave Kahn, Jules Laforgue, Albert Mockel, Charles Morice, Henri de Régnier, Laurent Tailhade, Francis Vielé-Griffin, Charles Vignier, Téodor de Wyzewa, etc., puis Paul Claudel, André Fontainas, André Gide, A. Ferdinand Hérold, Pierre Louys, Camille Mauclair, Stuart Merrill, Jean de Mitty, John Payne, Adolphe Retté, Paul Valéry, le regretté Marcel Schwob, etc.

« La causerie naissait vite. Sans pose, avec des silences, elle allait d’elle-même aux régions élevées que visite la méditation. Un geste léger commentait ou venait souligner ; on suivait le beau regard, doux comme celui d’un frère aîné, finement sourieur, mais profond, et où il y avait parfois une mystérieuse solennité. Nous passions là des heures inoubliables, les meilleures sans doute que nous connaîtrons jamais ; nous y assistions, parmi toutes les grâces et toutes les séductions de la parole, à ce culte désintéressé des idées qui est la joie religieuse de l’esprit. Et celui qui nous accueillait ainsi était le type absolu du poète, le cœur qui sait aimer, le front qui sait comprendre, inférieur à nulle chose, et n’en dédaignant aucune, car il discernait en chacune un secret enseignement ou une image de la Beauté… » (Albert Mockel, Stéphane Mallarmé. Un Héros.)

En 1895, Stéphane Mallarmé se retira dans sa petite maison de Valvins, au bord de la Seine, près de Fontainebleau, dont il avait fait a le lieu préféré de sa solitude et de sa rêverie ». Il y mourut en 1898, après s’être vu proclamer « Prince des poètes » en 1896, à la mort de Verlaine.

Stéphane Mallarmé a voulu employer la poésie à des fins nouvelles. Son but, dit Mr Catulle Mendès dans son Rapport sur le mouvement poétique français de 1861 à 1900, « il faut le demander plutôt qu’à son œuvre si nettement ténébreuse, dont l’intention apparaît à la fois stricte et vague, au souvenir de ses conversations, charmantes et lucides. Si j’ai bien compris ce qu’il m’a répété souvent, — car nos divergences intellectuelles n’interrompirent jamais notre parfaite intimité, — il s’agissait pour lui, et tout en admettant, si diverse, la littérature environnante, de faire penser, non pas par le sens même du vers, mais par ce que le rythme, sans signification verbale, peut éveiller d’idée ; d’exprimer par l’emploi imprévu, anormal même du mot, tout ce que le mot, par son apparition à tel ou tel point de la phrase et en raison de la couleur spéciale de sa sonorité, en vertu même de sa propre inexpression momentanée, peut évoquer ou prédire de sensations immémoriales ou de sentiments futurs. »

« Stéphane Mallarmé, a dit M. Téodor de Wyzewa, a rêvé d’une poésie où seraient harmonieusement fondus les ordres les plus variés d’émotions et d’idées. À chacun de ses vers, pour ainsi dire, il s’est efforcé d’attacher plusieurs sens superposés. Chacun de ses vers, dans son intention, devait être à la fois une image plastique, l’expression d’une pensée, l’énoncé d’un sentiment et un symbole philosophique ; il devait encore être une mélodie et aussi un fragment de la mélodie totale du poème ; soumis avec cela aux règles de la prosodie la plus stricte, de manière à former un parfait ensemble, et comme la transfiguration artistique d’un état d’âme complet. » (Nos Maîtres, 1895.)

Ce poème, synthèse de la musique, de la pensée philosophique et des arts plastiques, Stéphane Mallarmé l’a-t-il réalisé ? Dès avant 1870, nous confie M. Catulle Mandés, il avait travaillé à un grand poème, Igitur d’Elbenone, sorte de légende rhénane « où l’art, certes, était évident », mais dont la lecture qu’il en fit lui-même à son fraternel ami causa à celui-ci une profonde déception. « Plus tard, ajoute M. Mendès, en lisant Hérodiade ou l'Apres-Midi d’un Faune, et même ceux de ses poèmes plus clos encore à l’intelligence naturelle, nous demeurions émerveillés de mainte trouvaille précieuse et d’un talent toujours parfait. Même les parties les plus obscures, les plus hermétiques de l’œuvre de Mallarmé réservent des surprises de charme exquis et de clarté ; il y est, presque souvent, le délicieux génie en qui mous avions eu foi les premiers… »

Cependant, on est bien obligé de le constater, Stéphane Mallarmé, tout en caressant jusqu’à sa mort le projet d’écrire le chef-d’œuvre rêvé, n’a rien publié, rien écrit, ni même, qu’on sache, rien ébauché qui s’y rapportât ou qui permît de s’en faire une idée. Malgré cette apparente défaillance du chef de l’école symboliste, on ne peut qu’admirer sa noble tentative pour « consacrer la poésie, pour lui assurer définitivement une fonction supérieure, au-dessus des insuffisances, des banalités, des à peu près de la prose », au-dessus de la brutale netteté du verbe, pour en faire un langage d’essence surhumaine qui permit à quelques élus au moins de communier avec les dieux sous les

espèces de l’universel symbole.
APPARITION


La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
— C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S’enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un Rêve au cœur qui l’a cueilli.
J’errais donc, l’œil rivé sur le pavé vieilli,
Quand, avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue.
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées.


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


LES FLEURS


Des avalanches d’or du vieil azur, au jour
Premier, et de la neige éternelle des astres,
Mon Dieu, tu détachas les grands calices pour
La terre jeune encore et vierge de désastres.

Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin,
Et ce divin laurier des âmes exilées
Vermeil comme le pur orteil du séraphin
Que rougit la pudeur des aurores foulées ;

L’hyacinthe, le myrte à l’adorable éclair,
Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
Celle qu’un sang farouche et radieux arrose !

Et tu fis la blancheur sanglotante des lys
Qui, roulant sur les mers de soupirs qu’elle effleure.

À travers l’encens bleu des horizons pâlis
Monte rêveusement vers la lune qui pleure !

Hosanna sur le cistre et sur les encensoirs,
Notre Père, hosanna du jardin de nos Limbes !
Et finisse l’écho par les mystiques soirs,
Extase des regards, scintillement des nimbes !

Père, qui créas, en ton sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique Mort
Pour le poète las que la vie étiole.


Les Poésies de Stéphane Mallarmé.


LES FENÊTRES


Las du triste hôpital, et de l’encens fétide
Qui monte en la blancheur banale des rideaux
Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide.
Le moribond sournois y redresse un vieux dos,

Se traîne et va, moins pour chauffer sa pourriture
Que pour voir du soleil sur les pierres, coller
Les poils blancs et les os de la maigre figure
Aux fenêtres qu’un beau rayon clair veut hâler,

Et la bouche, fiévreuse et d’azur bleu vorace,
Telle, jeune, elle alla respirer son trésor,
Une peau virginale et de jadis ! encrasse
D’un long baiser amer les tièdes carreaux d’or.

Ivre, il vit, oubliant l’horreur des saintes huiles,
Les tisanes, l’horloge et le lit infligé,
La toux ; et quand le soir saigne parmi les tuiles,
Son œil, à l’horizon de lumière gorgé.

Voit des galères d’or, belles comme des cygnes,
Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir
En berçant l’éclair fauve et riche de leurs lignes
Dans un grand nonchaloir chargé de souvenir !

Ainsi, pris du dégoût de l’homme à l’âme dure
Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits

Mangent, et qui s’entête à chercher cette ordure
Pour l’offrir à la femme allaitant ses petits,

Je fuis et je m’accroche à toutes les croisées
D’ou l’on tourne l’épaule à la vie, et, béni,
Dans leur verre, lavé d’éternelles rosées,
Que dore le matin chaste de l’Infini,

Je me mire et me vois ange ! et je meurs, et j’aime
— Que la vitre soit l’art, soit la mysticité —
À renaître, portant mon rêve en diadème.
Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !
Mais, hélas ! Ici-bas est maître : sa hantise
Vient m’écœurer parfois jusqu’en cet abri sûr,
Et le vomissement impur de la Bêtise
Me force à me boucher le nez devant l’azur.

Est-il moyen, ô Moi qui connais l’amertume,
D’enfoncer le cristal par le monstre insulté
Et de m’enfuir avec mes deux ailes sans plume
— Au risque de tomber pendant l’éternité ?


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


L’AZUR


De l’éternel Azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poète impuissant qui maudit son génie
À travers un désert stérile de Douleurs.

Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde,
Avec l’intensité d’un remords atterrant,
Mon âme vide. Où fuir ? Et quelle nuit hagarde
Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant.

Brouillards, montez ! Versez vos cendres monotones
Avec de longs haillons de brume dans les cieux
Qui noiera le marais livide des automnes.
Et bâtissez un grand plafond silencieux !

Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse
En t’en venant la vase et les pâles roseaux,
Cher Ennui, pour boucher d’une main jamais lasse
Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux.

Encor ! que sans répit les tristes cheminées
Fument, et que de suie une errante prison
Éteigne dans l’horreur de ses noires traînées
Le soleil se mourant jaunâtre à l’horizon !

— Le Ciel est mort. — Vers toi, j’accours ! donne, ô matière,
L’oubli de l’Idéal cruel et du Péché
A ce martyr qui vient partager la litière
Où le bétail heureux des hommes est couché,

Car j’y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée
Comme le pot de fard gisant au pied d’un mur,
N’a plus l’art d’attifer la sanglotante idée,
Lugubrement bâiller vers un trépas obscur…

En vain ! l’Azur triomphe, et je l’entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante.
Et du métal vivant sort en bleus angélus !

Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu’un glaive sur ;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


ÉVENTAIL DE MADEMOISELLE MALLARMÉ


O rêveuse, pour que je plonge
Au pur délice sans chemin,
Sache, par un subtil mensonge,
Garder mon aile dans ta main.

Une fraîcheur de crépuscule
Te vient à chaque battement
Dont le coup prisonnier recule
L’horizon délicatement.

Vertige ! voici que frissonne
L’espace comme un grand baiser
Qui, fou de naître pour personne,
Ne peut jaillir ni s’apaiser.

Sens-tu le paradis farouche
Ainsi qu’un rire enseveli

Se couler du coin de ta bouche
Au fond de l’unanime pli !

Le sceptre des rivages roses
Stagnants sur les soirs d’or, ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d’un bracelet.


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


SONNET


Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.

Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie.
Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne.


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


LE TOMBEAU D’EDGAR POE


Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change.
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très haut du sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sol et de la nue hostiles, ô grief !
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


SONNET


Quelle soie aux baumes de temps
Où la Chimère s’exténue
Vaut la torse et native nue
Que hors de ton miroir, tu tends !

Les trous de drapeaux méditants
S’exaltent dans notre avenue :
Moi, j’ai ta chevelure nue
Pour enfouir mes yeux contents.

Non ! La bouche ne sera sûre
De rien goûter à sa morsure.
S’il ne fait, ton princier amant,

Dans la considérable touffe
Expirer, comme un diamant,
Le cri des Gloires qu’il étouffe.


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)
HENRI-CHARLES READ




BibliographiePoésies (Alphonse Lemerre, Paris, 1876) ; — Poésies, 4e édition (Alphonse Lemerre, Paris, 1897).

Né à Paris le 24 août 1857, mort en quelques jours, à Paris, d’une fièvre cérébrale, le 2 décembre 1876, Henri-Charles Read a passé le peu d’années qui lui ont été accordées auprès de sa mère et de sa sœur, confidentes de ses moindres pensées. C’est là, dans ce milieu d’intime et tendre affection, qu’il composa les vers exquis et déjà si personnels qui, réunis plus tard en volume, faisaient dire à M. Paul Haag : « Ce qui me frappe surtout, ce n’est pas la virtuosité extraordinaire de l’enfant qui a écrit ces vers, ce n’est pas l’originalité de sentiment de certaines pièces, ce n’est pas non plus ce frisson singulier qui semble passer comme un funèbre pressentiment à travers leurs rimes juvéniles, non ! c’est l’impression de la vie, je ne sais quelle lumineuse clarté, cette qualité enfin si rare, si difficile à définir, et qui fait dire en parlant d’un tableau de maître : « Il y a de l’air dans cette toile !… » Oui ! il y a de l’air dans ces vers ; rien de terne, rien de gris, rien de conventionnel ! Un souffle vivant y circule, et leurs tristesses mêmes ont quelque chose de si jeune qu’elles font involontairement songer à des images printanières : ce sont des tristesses d’avril. — Et, comme ces timides floraisons d’avril qui nous apportent déjà le printemps tout entier dans leurs promesses, de même ces poésies de la dix-huitième année nous disent déjà ce qu’eût été l’œuvre du poète qu’elles annonçaient. »




JE CROIS QUE DIEU, QUAND JE SUIS NÉ…


Je crois que Dieu, quand je suis né,
Pour moi n’a pas fait de dépense.
Et que le cœur qu’il m’a donné
Étais bien vieux, dès mon enfance.

Par économie, il logea
Dans ma juvénile poitrine
Un cœur ayant servi déjà,
Un cœur flétri, tout en ruine.

Il a subi mille combats,
Il est couvert de meurtrissures,
Et cependant je ne sais pas
D’où lui viennent tant de blessures :

Il a les souvenirs lointains
De cent passions que j’ignore.
Flammes mortes, rêves éteints,
Soleils disparus dès l’aurore.

Il brûle de feux dévorants
Pour de superbes inconnues,
Et sent les parfums délirants
D’amours que je n’ai jamais eues !

le plus terrible tourment !
Mal sans pareil, douleur suprême,
Sort sinistre ! Aimer follement,
Et ne pas savoir ce qu’on aime.


(Poésies.)


IL SUFFIT DE FORT PEU DE CHOSE.


Il suffit de fort peu de chose
Au poète, pour être heureux :
Un mot d’amour, de tendres yeux,
Un beau jour, un bouton de rose.

De l’air, un rayon de soleil,
Un éclair qui perce l’orage.
Un doux songe dans le sommeil.
Un oiseau chantant sous l’ombrage,

Et le voilà gai comme un roi !
D’où vient à ses rayons cette ombre ?…
Puisqu’il lui faut si peu, pourquoi
Le poète est-il donc si sombre ?


(Poésies.)
LUDIBRIA VENTIS

Que de fois le battement d’ailes
D’un vol de blanches colombelles
A fait fuir mes pensers rebelles,
Qui dans l’air partaient avec elles !

Que de vers, à peine ébauchés,
Les perdreaux dans les champs cachés,
Par ma venue effarouchés,
En s’envolant m’ont arrachés !

Maintenant, toutes ces pensées
Planent, doucement balancées,
Et par les brises cadencées
Au loin mollement sont poussées !

Posés sur les feuillages verts,
Ou bien voltigeant à travers
La vague immensité des airs,
Les oiseaux gazouillent mes vers.


(Poésies.)


SONNET


De sa ceinture de glaçons
La campagne s’est dépouillée,
Et dans la plaine encor mouillée
Courent de langoureux frissons ;

La brise agite les buissons ;
L’herbe qui pousse est émaillée
Des pleurs de l’aube, et la feuillée
Retentit de mille chansons ;

La fauvette, ivre de rosée,
Sur sa branche verte posée,
Gazouille en l’honneur du printemps ;

La brume grise s’évapore,
Et monte en nuages flottants
Sur les bois que le soleil dore !


(Poésies.)
JEAN RICHEPIN




Bibliographie. — Poésie : La Chanson des Gueux (1876) ; — Les Caresses (1877) ; — Les Blasphèmes (1884) ; — La Mer (1886) ; — Mes Paradis (1894) ; — La Bombarde (1899). — Théâtre : La Glu, drame en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de l’Ambigu (1883) ; — Nana-Sahib, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du théâtre de la Porte-Saint Martin (1883) ; — Macbeth, drame de Shakespeare en neuf tableaux et en prose (1884) ; — Monsieur Scapin, drame en trois actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1886), — Le Flibustier, drame en trois actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1888) ; — Le Chien de garde, drame en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1889) ; — Le Mage, opéra en cinq actes et six tableaux, musique de Massenet(1891) ; — Par le Glaive, drame en vers, en cinq actes et huit tableaux, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1892) : — Vers la joie, conte en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1894) ; — Théâtre chimérique, vingt-sept actes en prose et en vers (1896) ; — Le Chemineau, drame en vers, en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1897) ; — La Martyre, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1898) ; — Les Truands, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1899) ; — Miarka, opéra en cinq actes, représenté sur la scène de l’Opéra-Comique (1905) : — Don Quichotte, pièce représentée sur la scène du Théâtre — Français (1905). — Prose : Les Étapes d’un réfractaire (1872) ; — Madame André, roman (1877) ; — Les Morts bizarres (1877) ; — La Glu, roman (1881) ; — Quatre Petits Romans (1882) ; — Le Pavé (1883) ; — Miarka, la fille à l’Ourse (1883) ; — Sophie Monnier (1884) ; — Braves Gens (1886) ; — Cèsarine (1888) ; — Le Cadet, roman (1890) ; — Truandailles (1890) ; — Cauchemars (1892) : — La Miseloque, choses et gens de théâtre (1893) ; — L’Aimé, roman (1893) ; — Flamboche, roman (1895) ; — Les Grandes Amoureuses (1896) ; — Contes de la décadence romaine (1898) ; — Lagibasse, roman magique (1900) ; — Contes espagnols (1901).

Les œuvres de M. Jean Richepin se trouvent chez Fasquelle.

M. Jean Richepin a collaboré à la plupart des grands journaux parisiens.

M. Jean Richepin est né à Médéa, en Algérie, le 4 février 1849. Fils d’un médecin militaire, petit-fils de paysans, il fit de brillantes études au Lycée Napoléon, au Lycée de Douai et au Lycée Charlemagne (1859-1868), entra en 1868 à l’École normale supérieure, prit le grade de licencié ès lettres (1870), et s’engagea bientôt après dans un corps de francs-tireurs qui suivit les mouvements de l’armée de Bourbaki pendant la guerre franco-allemande. De 1871 à 1875, il mena une vie errante. Il fut tour à tour professeur libre, matelot, portefaix et débardeur à Naples et à Bordeaux, sans que cette existence aventureuse nuisit en rien à son activité cérébrale. Après avoir écrit, en 1871, dans La Vérité et dans le Corsaire, il débutait en 1873 au théâtre de la Tour-d’Auvergne, à la fois comme acteur et comme auteur dramatique, avec l’Etoile, pièce écrite en collaboration avec André Gill.

« M. Richepin était célèbre dans les cénacles du quartier latin où brillaient Ponchon, Sapeck, Rollinat, Bourget. Il l’était par une passion effrénée d’indépendance, par des théories sociales truculentes, par certaines excentricités, par l’effervescence du « sang touranien » qui, disait-il, circulait dans ses veines, par sa vigueur et son habileté dans tous les sports, par sa mâle beauté.

« En 1876, il conquit du premier coup le grand public par sa Chanson des Gueux, où, donnant libre carrière à sa verve, il exalta sans réticence « la poésie brutale de ces aventureux, de « ces hardis, de ces enfants en révolte à qui la société presque a toujours fut marâtre, et qui, ne trouvant pas de lait à la mamelle « de la mauvaise nourrice, mordent à même la chair pour calmer « leur faim »… Sur la dénonciation du Charivari, le poème fut saisi le 24 mai 1876, et M. Jean Richepin fut condamné le 15 juillet, par le tribunal de police correctionnelle, à un mois de prison et à 500 francs d’amende, pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. » Il purgea sa condamnation à Sainte-Pélagie… puis continua de travailler et d’écrire pour la gloire et pour le triomphe de la justice sociale, et plus que jamais s’attacha à « démolir les préjugés » et à défendre la cause des humbles et des opprimés.

« Non content de collaborer à des journaux littéraires comme le Gil Blas, il donnait coup sur coup des études de mœurs, des romans, des poèmes et des drames. Les Caresses (1877), Les Blasphèmes (1884), et La Mer(1886), continuent logiquement La Chanson des Gueux.

« Avec de prodigieux effets de métrique, une richesse et une saveur de vocabulaire qui rappellent la manière de Rabelais, le poète chanta l’amour et la douleur, glorifia les beautés et les fureurs de la mer, renversa comme un torrent brutal toutes les « superstitions théologiques », toutes les « chimères scientifiques », toutes les « douces et belles illusions » dont vit l’humanité, et il compléta cette œuvre de destruction par une analyse desséchante du moi : Mes Paradis (1894).

« Dans ses romans, il recherchait l’étude des sensations curieuses, des monstruosités psychologiques, des curiosités de mœurs. Les Morts bizarres (1876) sont un extraordinaire recueil d’atrocités, de trépas inédits, de peintures de douleurs inouïes. Madame André (1878) et Césarine (1855) sont de supérieures études de psychologie où la fiction serre de si près la réalité, qu’elles semblent le récit d’aventures vécues. Le Pavé (1883 ; est une série de tableautins, vivement peints, représentant les types singuliers qui évoluent dans les rues de Paris, les spectacles qui mettent à nu les difformités de la grande ville. Puis toute une collection de monographies consacrées aux humbles et pittoresques bohèmes, paysans, truands que l’auteur affectionne : Miarka, la fille a l’ourse (1883), Les Braves Gens (1886), Le Cadet (1890), Truandâmes (1890), La Miseloque[1892), Flamboche (1895).

« Au théâtre, M. Jean Richepin a apporté les mêmes préoccupations. Ses drames en vers, écrits dans la même langue opulente et éclatante, expriment les mêmes sentiments de mépris violent pour les conventions sociales. Vers la joie (1894), Le Chemineau (1897), Les Truands (1899), font le procès de la vie studieuse et contemplative, de la vie des villes, pour exalter la vie libre, fût-elle en marge des lois sociales.

« L’œuvre que nous venons d’analyser brièvement est déjà considérable, elle est d’un rude et laborieux ouvrier. Mais, pour être à peu près complet, il faut mentionner encore : Les Étapes d’un réfractaire (1872), La Glu (1881), roman qui décrit avec une lucidité poignante la morbide action de certaines maîtresses sur les sens et, par eux, sur le caractère de certains amants ; Quatre Petits Romans (1882) ; Nana-Sahib, drame où l’auteur joua lui même le premier rôle, avec Sarah Bernhardt, en 1883 ; Macbeth, drame en vers (1884) ; Sappho (1834) ; Sophie Monnier, maîtresse de Mirabeau (1884) ; Monsieur Scapin (1886), étourdissante reconstitution de la vieille comédie ; Le Flibustier, comédie en vers (1888), qui met en jeu les événements de la vie ordinaire des populations maritimes ; Par le Glaive, drame (1892) ; L’Aimé (1893) ; Les Grandes Amoureuses (1896) ; Théâtre chimérique, 27 actes en prose et en vers (1896) ; La Martyre (1893), mettant en scène le conflit entre le paganisme et le christianisme ; Le Chien de garde, drame (1898) ; Contes de la décadence romaine (1898) ; La Bombarde, contes à chanter (1899) ; Lagibasse, roman magique (1899) ; Contes espagnols (1901). »

M. Jean Richepin a fait de fréquents voyages, à diverses époques échelonnées de 1872 à ce jour. Sans compter de nombreux séjours à Londres, il a fait deux voyages en Italie, quatre aux îles Baléares, et il a visité tour à tour la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suède, l’Allemagne, la Suisse, l’Espagne, l’Algérie et le Maroc, où il a vécu quinze jours sous la tente, dans l’intérieur du pays.




HALLALI


O gouttes de mon sang, voilà donc votre histoire
Et les chansons que vous chantez !
Va, sang de mes aïeux, vieux sang blasphématoire,
Sang des gueux, sang des révoltés,
Tes leçons dans mon cœur ne resteront pas vaines,
Brave sang toujours en éveil
Dont le flot vagabond aime à jaillir des veines
Pour montrer sa pourpre au soleil !
Je veux aussi, je veux comme vous, mes ancêtres,
Vivre debout sur l’étrier,
Pousser ma charge, et dans la bataille des êtres
Ouvrir mon sillon meurtrier.
En ce temps où le vent des folles aventures
Ne souffle plus dans nos poumons.
Je n’irai pas chercher les victoires futures
A travers les vaux et les monts ;
Mais dans l’intelligence humaine ensemencée
D’un tas de mots intimidants,
Je lancerai les noirs chevaux de ma pensée.
Ventre à terre et le mors aux dents ;
Et malgré les fourrés obscurs pleins de racines,
Les fondis où l’on disparait,
Les étangs croupissants aux plantes assassines,
Malgré tout fouillant la forêt,
J’y donnerai la chasse à la bête hagarde
Qu’elle cache en ses antres verts,
Afin de lui plonger au cœur jusqu’à la garde
Le clair yatagan de mes vers.
O Dieu, jusqu’à présent, dans les mythologies,
Parmi les avatars passés,
A te mettre en lambeaux mes mains se sont rougies ;

Mais pour moi ce n’est pas assez.
Ce qu’il faut à ma haine, à ma vengeance entière,
À mes blasphèmes triomphants,
{Ce n’est pas seulement ton corps fait de matière
Par les hommes encore enfants ;
C’est la chair de ta chair, c’est l’âme de ton âme,
Ton concept enfin dégrossi,
{Moins palpable que l’air, plus subtil que la flamme,
Et que je veux tuer aussi.
Par le respect des lois, l’amour de la Nature,
Le culte de notre raison.
C’est toi, c’est toujours toi qui dans notre pâture
Mets l’Absolu comme un poison.
En vain les Dieux sont morts ; le dernier agonise ;
Toi, tu demeures immortel.
En se divinisant l’homme te divinise,
Et son orgueil te sert d’autel.
Mais moi, je ne sais pas ces lâches défaillances.
Suivant ma route jusqu’au bout.
Ces cultes, ces respects, ces amours, ces croyances
Qui dans nos cœurs restent debout.
J’éteindrai leurs lueurs, suprêmes girandoles
Des vieux temples abandonnés.
Hourra ! Pour l’hallali des dernières Idoles,
Fanfares des aïeux, sonnez !
sang des Touraniens qui bous dans mes artères,
Sang des révoltés, sang des gueux,
Comme à travers les champs, à travers les mystères
On peut prendre un galop fougueux !
Taïaut ! taïaut ! Voici le troupeau des Idées
Qui fuit effaré devant nous.
Taïaut ! taïaut ! Que nos montures débridées
Aient la tête entre leurs genoux !
Hardi ! Traversons tout, le taillis, la clairière,
Sautons les rus, les chemins creux !
Plus vile, et sans jamais regarder en arrière !
Ceux qui tombent, tant pis pour eux !
Hallali ! hallali ! Quand la bête forcée
Sera morte, le ventre ouvert,
Alors enfin, ô noirs chevaux de ma pensée,
Je pourrai vous remettre au vert ;

Alors, à ciseler des bijoux de vitrine
J’emploierai mon clair yatagan ;
Alors, ô sang cruel qui fis dans ma poitrine
Passer ce souffle d’ouragan,
vieux sang des aïeux, du sang de la curée
Je serai pour toi l’échanson,
Et je t’en ferai boire une pleine verrée
Pour te payer de ta chanson !


(Les Blasphèmes.)


UN VIEUX LAPIN


Ce vieux, poilu comme un lapin,
Qui s’en va mendiant son pain,
Clopin-clopant, clopant-clopin,

Où va-t-il ? D’où vient-il ? Qu’importe !
Suivant le hasard qui l’emporte
Il chemine de porte en porte.

Un pied nu, l’autre sans soulier,
Sur son bâton de cornouiller
Il fait plus de pas qu’un roulier.

Il dévore en rêvant les lieues
Sur les routes à longues queues
Qui vont vers les collines bleues.

Là-bas, là-bas, dans le lointain
Qui recule chaque matin
Et qui le soir n’est pas atteint.

Il semble sans halte ni trêve
Poursuivre un impossible rêve.
Toujours, toujours, tant qu’il en crève.

Alors, sur le bord du chemin.
Meurt, sans qu’on lui presse la main.
Cet affamé de lendemain.

Étendu sur le dos dans l’herbe.
Il regarde le ciel superbe
Avec ses étoiles en gerbe.

Ah ! là-haut, c’est peut-être là
Que son espérance exila
Le but qui toujours recula !

Ah ! là-haut, c’est peut-être l’arche
Vers laquelle ce patriarche
Guidait son éternelle marche !

Quand le dimanche il défilait
Sous un portail son chapelet,
C’est là-haut que son cœur allait !

Là-haut, c’est la terre promise !
Là-haut, pour les gueux sans chemise
Le lit est fait, la table est mise !

Et sans doute ce vagabond
Va s’envoler là-haut d’un bond,
Et ce moment lui semble bon !

Eh bien ! non. Tordu comme un saule,
Ce prisonnier tient à sa geôle.
Il ne veut pas mourir, le drôle !

Il lutte, il hurle comme un fol.
Cambre ses reins, tourne son col,
Et de ses baisers mord le sol.

Il n’a point de céleste envie,
Et dans sa soif inassouvie
Il veut boire encore à la vie.

Sur ce lit de mort sans chevet
Il se rappelle qu’il avait
De bons moments quand il vivait,

Que dans son enfance première
Il dormait chez une fermière
Près de l’âtre de la chaumière,

Que plus tard dans les verts sentiers
Il a passé des jours entiers
À défleurir les églantiers,

Qu’au mois de mars, mois des pervenches,
Il a souvent pris par les hanches
De belles filles aux chairs blanches,

Que le hasard avait grand soin
De lui garder toujours un coin
Bien chaud dans les meules de foin,

Qu’il avalait à pleine tasse
Le vin frais, si doux quand il passe,
Et la bonne soupe bien grasse,

Et qu’il avait beau voyager,
Lui l’inconnu, lui l’étranger.
Chacun lui donnait à manger,

Et que les gens sont charitables
D’ouvrir au pauvre leurs étables,
De lui faire place à leurs tables,

Et que nulle part, même aux cieux,
Les misérables ne sont mieux
Que sur terre ; et le pauvre vieux

Voudrait voir la prochaine aurore
Et ne pas s’en aller encore
Vers l’autre monde qu’il ignore ;

Et la vie est un si grand bien.
Que ce vieillard, ce gueux, ce chien,
Regrette tout, lui qui n’eut rien.


(La Chanson des gueux.)


LA CHANSON DE MARIE-DES-ANGES


Y avait un* fois un pauv’ gas.
Et Ion la laire,
Et Ion lan la,
Y avait un’ fois un pauv’ gas,
Qu’aimait cell’ qui n’I'aimait pas.

Ell' lui dit : Apport’-moi d’main
Et Ion la laire,
Et Ion lan la,
Ell' lui dit : Apport’-moi d’main
L’coeur de ta mèr’ pour mon chien.

Va chez sa mère et la tue
Et Ion la laire,

Et Ion lan la,
Va chez sa mère et la tue,
Lui prit l’cœur et s’en courut.

Comme il courait, il tomba,
Et Ion la laire,
Et Ion lan la,
Comme il courait, il tomba.
Et par terre l’cœur roula.

Et pendant que l’cœur roulait.
Et Ion la laire,
Et Ion lan la.
Et pendant que l’cœur roulait,
Entendit l’cœur qui parlait.

Et l’cœur lui dit en pleurant.
Et Ion la laire,
Et Ion lan la.
Et l’cœur lui dit en pleurant :
T’es-tu fait mal, mon enfant ?


LE BAISER DE LA CHIMERE


Quand il fut devant la Chimère,
Elle eut un féroce clin d’œil,
Et, dans un rire aigre d’orgueil
Qui retroussait sa lèvre amère,
Elle s’écria : « Que ta mère,
Pauvre petit, prenne le deuil !

« Car tous ceux qui m’ont désirée
Sont morts dans d’horribles travaux,
Sans voir, souvent, si je les vaux,
Moi qui manque à la foi jurée,
Moi, la chienne ayant pour curée
Le cœur de mes meilleurs dévots.

« Je promets en effet ma couche
À qui m’adore aveuglément ;
Mais quand l’acier, pris à l’aimant,
Va s’y joindre, avant qu’il le touche
Je détourne parfois ma bouche,
Et l’on meurt de rage en l’aimant.

« Et cependant je veux qu’on m’aime,
Malgré les pleurs et les effrois,
Et sous les coups, et sur la croix,
Sans un regret, sans un blasphème,
Sans un doute, toujours, quand même,
Croyant en ma bonté. — J’y crois.

Répliqua le jeune homme pâle,
J’y crois, et toujours j’y croirai.
Pour ton baiser, rien qu’espéré,
Je subirai tout d’un cœur mâle,
Et jusques à mon dernier râle
En l’espérant je t’aimerai.

— Bien ! fit-elle d’une voix brève.
Alors, en marche ! » Et sur son dos
Il sentit d’écrasants fardeaux
Plomber soudain comme en un rêve,
Tandis qu’autour de lui : « Qu’il crève !
Hurlait la meute des badauds.

Et les sots, les méchants, les drôles,
Les infâmes, de tout côté
Ricanaient de le voir voûté
Comme s’il portait les deux pôles,
Contractant ses maigres épaules
Où la Chimère avait sauté.

On gueulait : « A bas la Chimère !
A bas le fou, le cabotin
Chevauché par cette putain !
Pourquoi pas par-devant le maire ?
Poseur ! Farceur ! Salop ! Sa mère
En meurt de honte ce matin. »

Ah ! ce mot le tord, le tenaille !
L’enfant pleure. Il fait un faux pas.
Alors, la Chimère, tout bas :
« Oui, cède au vœu de la canaille.
C’est juste. Il faut que je m’en aille. »
Mais il répond : « Je ne veux pas. « 

On crie : « Horreur ! En quarantaine !
Mauvais fils ! qu’il soit rejeté,
Monstre, hors de l’humanité ! »

On fuit. À sa marche incertaine
S’ouvre un grand désert sans fontaine
Où pas un vivant n’est resté.

C’est une solitude immense
Aux implacables horizons,
Aux sables pleins de trahisons
Que roule un simoun en démence
Et qu’un lourd soleil ensemence
D’une semailles de tisons.

Pas un arbre ! Pas une tente !
Pas un fil d’ombre dans un coin,
Fût-ce l’ombre d’un brin de foin !
Pays de la soif haletante !
Et la Chimère à voix chantante
Dit : « Va plus loin, toujours plus loin ! »

Il va : « Tu meurs de chaud, fait-elle.
Si je cessais de te peser,
Devant ta soif, pour l’apaiser,
L’eau jaillirait en cascatelle.
— Ah ! dit-il, ma soif immortelle
Ne veut que l’eau de ton baiser. »

L’affreuse marche continue
Sous des tourbillons desséchants.
Puis, soudain, ces lugubres champs,
Au lieu d’être une arène nue,
Durcissent en lave cornue,
En silex aigus et tranchants.

Et la marche devient plus lente
Sur ces poignardant polypiers
Où les pieds sont estropiés,
Où se déchiquète leur plante
Dont la chair pend et choit, sanglante.
Tant que bientôt l’homme est sans pieds.

« Je suis la plus lâche des filles,
Gémit la Chimère, en restant
Sur ton dos où je pèse tant.
— Bah ! mes espoirs sont mes béquilles,
Dit-il. J’irai sur les chevilles
Là-bas où ton baiser m’attend ! »

Il va toujours, les yeux sublimes,
Et maintenant dans des rochers
Saignent ses genoux écorchés
Qui s’usent ainsi qu’à des limes,
En laissant aux vertes élymes
De rouges lambeaux accrochés.

"Non, non, c’est trop, dit la Chimère,
Et je veux descendre à la fin.
De tant de morts je n’ai point faim.
Tuer le fils après la mère !
Et pour un baiser éphémère !
Qui sait, même ? promis en vain !

— Ah ! tu me l’as promis, n’importe !
Répond l’enfant aux yeux hardis.
Moi, j’ai foi dans ce que tu dis,
Et je t’adore et je te porte,
Dussé-je mourir à la porte
Sans entrer dans mon paradis ! w

Et maintenant, par une rampe
Que hérissent des coutelas
Dont l’acier tinte comme un glas,
Sur son ventre que le sang trempe,
Épouvantablement il rampe,
Mais toujours fervent, jamais las.

De son ventre en bouillie immonde.
De ses bras à l’os fracturé,
Voici que rien n’est demeuré.
Il a l’air d’un tronc qu’on émonde.
Mais il dit : « Jusqu’au bout du monde,
Chimère, avec toi j’irai.

« Tant qu’il subsiste une parcelle
Vivante et palpitante en moi,
Elle est tienne, et toujours ma foi
S'élance aussi pure vers celle
Dont la chevelure ruisselle
Sur mon visage en pleurs, vers toi,

« Vers toi, ma Chimère farouche,
Dont j’entends le souffle adoré

Me promettre que je t’aurai,
Vers toi dont la gorge me touche,
Vers toi, vers ta mystique bouche
Où fleurit mon rêve espéré.

« Et quand même à ce doux baptême
Je devrais n’arriver jamais.
Pour ce crime que tu commets
Je ne te dis pas anathème,
Et toujours et toujours je t’aime
Comme au premier jour je t’aimais ! »

Et tandis qu’il monte et s’exalte,
L’abeille noire au dard de fiel,
La Mort, vient butiner le miel
De ses yeux qui s’éteignent… « Halle ! »
Il les rouvre. Un pic de basalte,
Nu, chauve ! Une cime en plein ciel I

Là-bas, en bas, bien loin, la terre
Semble un brouillard qui s’est enfui.
Mais ici, quel soleil a lui !
Ah ! son espoir s’en désaltère !
Ici, sur le pic solitaire,
C’est la Chimère, devant lui.

« Il faut que je te satisfasse.
Dit-elle, tu l’as mérité. »
Mais, ironique charité !
Tout à coup son corps fond, s’efface.
Disparu ! Plus rien qu’une face
Au sourire désenchanté !

Et lui-même alors il prend garde
Que son corps entier s’est perdu
Et que tout son individu
N’est plus qu’une face hagarde
De décapité qui regarde
Avec un regard éperdu.

Et de ces deux faces livides
Déjà les fuyantes couleurs
Se fanent ainsi que des fleurs
Au vent des ténèbres avides.

Tandis qu’à leurs artères vides
Le sang s’égoutte en derniers pleurs.

« Las ! dit-il, encore une goutte,
Et sans être de tes élus
Je meurs ; mais tel que tu voulus,
Sans blasphème, regret, ni doute.
Au bout de cette horrible route
T’aimant toujours de plus en plus.

— Las ! dit-elle, oh ! la folle envie
Que j’ai de tenir mon serment !
Car je t’aime aussi, cher amant.
Mais quoi ! Pauvres spectres sans vie,
A notre amour inassouvie
Il ne reste plus d’aliment.

— Si, dit-il. Unissons-nos râles !
Ensemble ils vont agoniser.
Une larme vient d’iriser
Tes beaux yeux aux troubles opales.
II nous reste nos lèvres pâles.
Cela suffît pour un baiser. »

Et, la prunelle à sa prunelle,
Sur sa bouche qu’elle lui tend
Exhalant son souffle, y mettant
Toute sa vie allée en elle,
Il but à la source éternelle
Pendant ce baiser d’un instant.


(La Bombarde.)


TROIS PETITS OISEAUX DANS LES BLÉS


Au matin se sont rassemblés
Trois petits oiseaux dans les blés.

Ils avaient tant à se dire
Qu’ils parlaient tous à la fois,
Et chacun forçait sa voix.
Ça faisait un tire lire,
Tire lire la ou la.
Un vieux pommier planté là

A trouvé si gai cela
Qu’il s’en est tordu de rire.

A midi se sont régalés
Trois petits oiseaux dans les blés.

Tout en chantant dans les branches
Leur joyeux turlututu,
Ils mangeaient mangeras-tu
Et lâchaient des avalanches
De caca cataractant.
Ils en faisaient tant et tant
Que l’arbre tout éclatant
Était plein d’étoiles blanches,

A la nuit se sont en allés
Trois petits oiseaux dans les blés

Chacun rond comme une caille,
Ils zigzaguaient, titubant,
Voletant, roulant, tombant ;
Ils avaient tant fait ripaille
Que leurs ventres trop gavés
Leur semblaient de lourds pavés ;
Si bien qu’on les a trouvés
Ce matin morts sur la paille.

Un seul trou les a rassemblés,
Trois petits oiseaux dans les blés.


(La Bombarde.)



HENRI CHANTAVOINE




Bibliographie. — Poèmes sincères (Foyer, Patrie, Évangile) (Calmann-Lévy, Paris, 1877) ; — Satires contemporaines (Calmann-Lévy, Paris, 1880) ; — Ad memoriam (Calmaan-Lévy, Paris, 1884) ; — Discours sur les Etudes classiques et la démocratie (1887) ; — Au fil des jours (A. Lemerre, Paris, 1889).

M. Henri Chantavoine a collaboré à l’Histoire de la langue et de la littérature française, publiée sous la direction de L. Pelit de Julleville, au Journal des Débats, à la Nouvelle Revue, etc.

« M. Henri Chantavoine, fils d’un officier supérieur, est né à Montpellier (Hérault), le 6 août 1850. Après de solides études commencées au lycée de Troyes et achevées à Paris au Lycée Henri IV, lauréat plusieurs fois couronné au Concours général, il entra en 1869 à l’Ecole normale, et il en sortit, en 1873, premier agrégé des classes supérieures. Professeur en province pendant trois ans, M. Chantavoine est aujourd’hui professeur de rhétorique à son ancien Lycée Henri IV, maître de conférences de littérature Irauçaise à l’Ecole normale de Sèvres et rédacteur au Journal des Débats.

« En 1877, l’Académie lui décerna une mention honorable pour un éloge d’André Chénier (Concours de poésie) » [1]

Outre de nombreux articles de critique littéraire au Journal des Débats et à la Nouvelle Revue qui n’ont point été réunis jusqu’à ce jour, on cite de M. Chantavoine quatre volumes de vers : Poèmes sincères (1877), Satires contemporaines (1880), Ad memoriam, œuvre de poésie intime et douloureuse, dédiée à une chère mémoire (1884), Au fil des jours (1889), un discours sur les Études classiques et la Démocratie, prononcé à la distribution des prix du Concours général de 1887 et qui fut très remarqué, et une fort belle étude sur les Poètes dans l’Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, publiée sous la direction de Petit de Julleville. Ayant appris, dès le collège, à admirer les chefs-d’œuvre classiques, M. Chantavoine, comme il le dit lui-même dans la préface des Poèmes sincères, s’en est toujours tenu à ces premières admirations. Shakespeare, Gœthe, les grands poètes du XIX » siècle, Victor Hugo, Lamartioe, Alfred de Musset, lui ont fait connaître d’autres jouissances, mais sans le rendre indifférent ou infidèle aux maîtres qu’il avait tout d’abord connus et aimés. « Tous ceux qui aiment les solides vertus classiques, l’émotion sans fracas, l’élévation sans raideur, la correction sans effort, goûtent vivement sa poésie délicate et sincère, où la noblesse du sentiment est heureusement soutenue par l’harmonie du rythme et une rare pureté de la forme ». (Petit de JULLEVILLE.)




BERCEUSE


La paupière demi-close,
À l’ombre du blanc rideau.
Comme un oiseau qui se pose.
L’enfant dort dans son berceau.

Le bon ange qui le veille
Le berce pour l’apaiser,
Et tout bas, à son oreille,
Lui chante dans un baiser :
Do, do, l’enfant do.
L’enfant dormira bientôt.

Au travers de la fenêtre,
Avec un bonheur joyeux.
Le soleil entre et pénètre.
Comme un voisin curieux.

On abrège sa visite
A grand renfort de volets.
Et la lumière éconduite
Eteint ses derniers reflets.
Do, do, l’enfant do,
L’enfant dormira bientôt.

Afin que l’horloge meure,
On retient le balancier ;
Le lutin bruyant de l’heure
Suspend son marteau d’acier ;

On n’entend que le silence,
Et sur le doux oreiller,
Dans la paix et l’innocence
On voit l’enfant sommeiller.
Do, do, l’enfant do,
L’enfant dormira bientôt.

Et ses deux lèvres vermeilles
Ont un miel mystérieux
Que d’invisibles abeilles
Cueillent aux jardins des cieux.

Son haleine fraîche et pure,
Avec un rythme charmant,
Semble le premier murmure
De son premier mot : « Maman ! »
Do, do, l’enfant do,
L’enfant dormira bientôt.


(Poèmes sincères.)


ADIEU


A MA. SŒUR HÉLÈNE


Il n’est point ici-bas d’heure si fortunée
Qui ne doive finir et n’ait son lendemain ;
C’est la loi de ce monde, et notre destinée
Ne veut rien d’éternel dans le bonheur humain ;

Notre plus longue joie est vite terminée ;
Ce n’est qu’un chant d’oiseau dans l’arbre du chemin ;
L’adieu, le triste adieu vient clore la journée,
Sans qu’on ait eu le temps de se prendre la main.

Mais l’absence n’est rien quand l’amitié demeure,
Et sur les murs détruits de la frêle demeure
Où nous avons rêvé notre songe d’un jour,

La fleur du souvenir s’entr’ouvre épanouie,
Et son parfum divin embaume notre vie
De l’instant du départ à celui du retour.


(Poèmes sincères.)
JEAN HIROUX


Le front bas, l’œil éteint et le geste hideux,
Cicérone interlope à la porte des gares,
Ramasseur breveté de vieux bouts de cigares,
Il fait tous les métiers louches et hasardeux.

Aigri par la misère et rongé par la haine,
Il va, rôdeur sinistre et ténébreux, glissant
Aujourd’hui dans la boue et demain dans le sang.
Épouvante et rebut de la famille humaine.

Refusant du travail et demandant du pain.
Comme un loup en maraude il poursuit son chemin,
Prêt à mordre et montrant ses mâchoires hardies ;

Et quand l’émeute gronde au sein des carrefours,
On entend sa voix rauque, et l’on revoit toujours
Son œil rouge, embrasé de lueurs d’incendies.


{Satires Contemporaines.)



LEONCE DE LARMANDIE




Bibliographie. — Neiges d’antan (1877) ; — Les Épaves (1878) ; — La Traînée de sang (1880) ; — Les Phares (1882), — Le Carcan (1882) ; — Le Sang de l’âme (1885) ; — Errant (1887) ; — Les Holocaustes (1890) ; — La Chevauchée de la Chimère : — Mes yeux d’enfant (1889) ; — L’Age du fer (1891) ; L’Age du feu (1893) ; — La Montée au ciel : 1er degré. Le Sentier des Larmes (1895) ; 2 » edegré, Le Chemin de la Croix (1896) ; 3edegré, Au delà (1896) ; — Mort d’Athalie (1901), et de nombreux volumes en prose.

M. Léonce de Larmandie a collaboré à de nombreux quotidiens et périodiques.

« M. le comte Léonce de Larmandie, délégué général du Comité de là Société des Gens de lettres, est né à Ginevra, près Villamblard, en Dordogne. Dès le collège, il écrit, il songe à se faire romancier… Il fut cependant d’abord professeur, et pendant huit années conduisit au baccalauréat et aux grandes écoles les héritiers des anciennes maisons méridionales. Ensuite, il se consacra définitivement à la littérature, si bien qu’à ce jour il a publié une cinquantaine de volumes, romans, poésies et sagaces études de psychologie contemporaine ou de philosophie ésotérique, dont le Sàr Pèladan disait : « Voilà nos Evangiles. » Pendant dix années, le Sàr eut en lui son fidèle apôtre, le disciple très cher gardien des secrètes pensées. Il défaillit cependant, lorsque sa sincérité s’effaroucha du « puffisme » ambiant, mais après avoir consacré sa conscience artistique et un zèle rare à l’organisation de ces Salons de la Rose + Croix, où de si belles œuvres figurèrent parmi les divinités sanguinolentes et les batailles rubescentes. Il murmure aujourd’hui, à ce souvenir : « Ah ! jeunesse ! » et s’absout. » (Gil Blas, Médaillon.)

Bien qu’il ait une dizaine d’années de moins que les principaux Parnassiens, M. de Larmandie appartient à l’école romantique proprement dite, « Il est avant tout un tempérament. Il y a, dans ses poèmes, de la couleur ardente, de la lave qui coule toute brûlante. » (E. Ledrain.)



LE TORSE


Brutalement tordu, raccourci, démembré,
Ce tronc prodigieux d’un corps démesuré
Semble un chêne massif et noueux dont le faîte
Et la base ont été broyés par la tempête.
Une vigueur profonde aux fauves âpretés
Creuse la chair puissante en sillons tourmentés.
Sa poitrine gonflée en des soupirs énormes
Arrondit le contour palpitant de ses formes.
Tandis qu’un soubresaut des muscles violents
Débauche la ceinture et convulsé les flancs.
Ce colossal débris, ce moignon de statue,
Qui frissonnant toujours s’efforce et s’évertue,
Fait rêver au géant du vieux siècle de fer
Ayant un jour étreint corps à corps Jupiter :
Les éclats répétés de la foudre inquiète
Rompirent ses genoux, arrachèrent sa tête
Et jetèrent à bas ses restes fracassés ;
Mais contre le Titan ce n’était point assez,
Son buste hume encor par toutes ses entailles
La rumeur des assauts et le vent des batailles,
Rome, avril 1885.


(Errant.)


APOLLON


Son épaule et ses flancs, ses bras et ses genoux,
Aux nobles flexions, aux vigueurs éternelles,
Sont à la fois si fiers, si puissants et si doux
Qu’on croirait dans l’azur voir onduler des ailes.

La main nerveuse et fine au mouvement distrait,
Main de jeune héros et main de charmeresse,
Est la fontaine vive où la force apparaît
Et d’où s’échappe à flots la rêveuse caresse.

Sur la bouche que ferme un dédain glorieux
Familier de l’azur, dominateur du monde,

Rayonne opulemment la volupté des dieux,
Victorieuse et calme, immuable et profonde.

Parmi l’envolement du front surnaturel
Le triomphant éclat des larges yeux s’arbore,
Ainsi qu’à l’horizon magnifique du ciel
L’épanouissement enchanté de l’aurore.

Cette blancheur tranquille exhale tant d’attrait,
L’impeccable beauté, de lumière insondée,
Que la forme s’en va, que le corps disparaît
Et qu’on embrasse à nu la splendeur de l’idée.
Rome, avril 1885.


(Errant.)




MADAME LYDIE DE RICARD




Bibliographie. — Aux Bords du Lez, publication posthume (Alphonse Lemerre, Paris, 1891).

Madame Lydie de Ricard a collaboré à la Lauseta, à l’Armanà de Lengado, et à la Revue des langues romanes, à la Cigale (Fischbacher), à l’Alliance Latine, etc.

Mlle Lydie Wilson, qui épousa en 1873 M. Louis-Xavier de Ricard, naquit en 1850, à Paris, d’une famille écossaise par son père et flamande par sa mère, mais d’un flamand très francisé, et peut-être mitigé de quelques gouttes de sang espagnol. Son père était dans le commerce, mais très passionné — en dilettante — pour la peinture autant que sa mère l’était pour la musique. « Ces deux courants, nous dit M. Louis-Xavier de Ricard, s’unirent en Lydie, qui, tout enfant déjà, — très réfléchie, très observatrice, — témoigna d’une organisation tout spécialement intellectuelle et artiste. Et, dès sa jeunesse, ayant assisté, chez mes parents, à l’éclosion et à tout le mouvement du Parnasse Contemporain, auditrice très attentive de nos théories et de nos vers, ses préférences allaient directement à nos maîtres, surtout à Leconte de Lisle ; leurs livres que je lui prêtais, ainsi que ceux de mes amis, décidèrent de ses tendances artistiques, en même temps que, passionnée de justice et de liberté, elle s’enquêtait en toute conscience des problèmes et de leurs solutions. Car ces deux préoccupations — l’art et l’équité — furent toujours son inséparable culte. »

Après un séjour en Angleterre, d’où elle rapporta deux admirations qui eurent une grande influence sur elle : Shelley et Robert Burns, elle s’occupa tour à tour de musique et de peinture, pour s’arrêter finalement à la poésie. Ce ne fut qu’en 1873, l’année même de son mariage, que son option fut faite.

Elle suivit son mari dans le Languedoc, à Montpellier, où il alla se rapatrier. Le Midi fut pour elle une révélation. Elle y trouva « la patrie et le climat de son âme ». Elle s’éprit, comme son mari, de l’histoire languedocienne, étudia littérairement le dialecte de Montpellier, remonta jusqu’aux troubadours et devint félibresse. Ce fut « dans le ravissement des sites et des dialectes languedociens » que Mme Lydie de Ricard s’essaya à composer, mais il fallut toute la persistance de son mari et de ses amis pour la décider à publier quelques-uns de ses poèmes. La plupart parurent dans la Lauseta, dans l’Armanà de Lengado, la Revue des langues romanes et dans la Cigale. Ce n’est qu’après sa mort, qui survint en 1878, que M. Louis-Xavier de Ricard réunit pieusement en un volume, sous ce titre : Aux Bords du Lez, ses œuvres tant françaises que languedociennes. « Morte jeune, dit-il dans sa préface, ce volume est loin de la contenir tout entière. Vers la fin de sa vie, — déjà malade de la maladie[2] qui devait si cruellement l’emporter et si tôt, — elle rêvait, éprise des légendes et des chansons populaires, d’essayer sous une forme très artiste à la fois, très subtile et très simple, l’éducation des âmes enfantines, — et des féminines presque aussi enfantines, sinon plus. C’était, selon elle, le grand rôle qui appartenait à la femme, de se faire par l’art l’éleveuse de toutes ces âmes, ignorantes ou obscures, et la consolatrice des dévoyés. Il ne lui fut pas permis de commencer la réalisation de ce rêve. »




RIEZ BIEN, LES FRAIS INNOCENTS


Riez, les poupons potelés
Aux bouchettes de lin sauvage !
Riez vos rires étoilés !
Rossignolets, rossignolez
Votre printanier babillage !
— Ô les blonds poupons potelés
Aux bouchettes de lin sauvage !

Mieux qu’un chamaillis aprilin,
Riez bien, les belles enfances !
Avec vos bouchettes de lin,
De lin sauvage et purpurin. —
Les chamaillis sont sans offenses
Qui rient au taillis aprilin.
— Riez bien, les belles enfances !

Oui ! laissez rire, les chéris,
Le lin vermeillet sur vos bouches ;

Vous qu’un sein joyeux a nourris
De lait blanc, de rêves fleuris,
D’amour, sans mélanges farouches
De sang ni de fièvre, ô chéris,
Sur le lin rose de vos bouches !

Riez bien, les frais innocents,
Émerveillez-vous bien des choses ;
Riez aux oiselets naissants,
Au ciel, aux astres fleurissants,
Aux arbres, aux moissons, aux roses,
À tout ! — Vous êtes innocents
Et ne connaissez rien des choses !

Trop tôt votre cœur n’aura plus
— Défeuillé de ses ignorances —
De nids pour les rires joufflus !
Et les rappels sont superflus
Des sereines indifférences,
Quand, tout brumeux, le cœur n’a plus
Son fouillis feuillu d’ignorances !

Riez, les poupons potelés
Aux bouchettes de lin sauvage !
Riez vos rires étoiles !
Rossignolets, rossignolez
Votre printanier babillage !…
Ô les blonds poupons potelés
Aux bouchettes de lin sauvage !

(Aux Bords du Lez.)


CRÉPUSCULE AU BORD DU LEZ


Je veux, assise emmi les blondes amarines,
Subir l’enchantement des extases divines
Au bord des eaux,
Et, dans l’ambre fluide et frais des crépuscules,
Laisser vibrer mon âme avec les libellules
Et les roseaux ;

Car le rêve, tandis que s’anuitent les prées
En la calme tiédeur de ces belles vêprées,
Devient lueur,

Et quand, pour les regards, les formes se font vaines,
Alors l’essaim charmant des visions sereines
S’éveille au cœur ;

Candides, et menant les rondes cadencées,
Qu’elles chantent en moi les intimes pensées
Ou, mieux encor,
Que très, très lentement se dissolve ma vie
Au pur embrasement de votre poésie,
Ô clairs soirs d’or !

(Aux Bords du Lez.)




GEORGES RODENBACH


Bibliographie.Le Foyer et les Champs, poésies (Palmé, Paris et Lebrocque, Bruxelles, 1877) ; — Ode à la Belgique (Office de publicité, Bruxelles, 1880) ; — Les Tristesses, poésies (Lemerre, Paris, 1881) ; — La Mer élégante, poésies (Lemerre, Paris, 1881) ; — L’Hiver mondain, poésies (Kistemaeckers, Bruxelles, 1884) ; — La Jeunesse blanche, poésies (Lemerre, Paris, 1886) ; — Du Silence, poésies, plaquette (Lemerre, Paris, 1888) ; — L’Art en exil, roman (Quantiu, Paris, 1889) ; — Le Règne du Silence, poésies (Charpentier, Paris, 1891) ; — Bruges-la-Morte, roman (Flammarion, Paris, 1892) ; — Le Voyage dans les Yeux, poésies, plaquette (Paul Ollendorff, Paris, 1893) ; — Bruges-la-Morte, nouvelle édition, avec portrait sur la couverture (Flammarion, Paris, 1894) ; — Le Voile, un acte en vers, représenté pour la première fois sur la scène du Théâtre-Français le 24 mai 1894 (Paul Ollendorff, Paris, 1894) ; — Musées de béguines, poésies et nouvelles (Charpentier, Paris, 1894) ; — La Vocation, roman (Ollendorff, Paris, 1895) ; — Les Vierges (Chamerot et Renouard, Paris, 1895) ; — Les Tombeaux (Chamerot et Renouard, Paris, 1895) ; — Les Vies encloses, poésies (Charpentier, Paris, 1896) ; — Le Carillonneur, roman (Charpentier, Paris, 1897) ; — L’Arbre, roman (Paul Ollendorff, Paris, 1898) ; — Le Miroir du Ciel natal, poésies (Charpentier, Paris, 1898) ; — L’Elite, études littéraires (Charpentier, Paris, 1899 ; publiées posthumément ; — Bruges-la-Morte, nouvelle édition, avec 43 compositions originales d’après nature, dessinées et gravées sur bois par H. Paillard (Carteret et Co, Paris, 1900) ; — Le Rouet des brumes, contes posthumes, couverture en couleurs de G. Dupuis (Paul Ollendorff, Paris, 1901).

À paraitre : un volume de contes publiés posthumément au Journal en 1899 ; Le Mirage, pièce en trois actes, tirée par Georges Rodenbach de son roman Bruges-la-Morte, publiée dans la Revue de Paris, ler avril 1900, et qui n’a pas encore été représentée.

Georges Rodenbach a collaboré à la Jeune Belgique, à la Nouvelle Revue, à la Revue des Revues, au Mercure de France, à la Revue de Paris, à la Revue Blanche, à la Revue Encyclopédique, à la Revue Bleue, à l’Image, à l’Almanach des Poètes (1898), à l'Aube, au Livre des Légendes, au Figaro, au Supplément du Figaro ^1889-1898), au Gaulois (1888-1892), au Journal (1897-1898), etc.

Georges Rodenbach, né le 16 juillet 1855 à Tournai, mort à Paris le 25 décembre 1898, appartenait à une famille depuis longtemps dévouée aux lettres et d’origine flamande. L’enfance du poète s’écoula à Bruges. Il fit ses études au collège de Gand, et à Paris au collège Sainte-Barbe. Sorti de Sainte-Barbe en 1875, il retourna en Belgique, fit son droit à l’Université de Gand, puis revint à Paris vers 1876.

« C’est alors qu’il fit partie du Cercle des Hydropathes, fondé par Emile Goudeau, et qu’il publia Les Foyers et les Champs et Les Tristesses, où déjà s’annonçait son talent et qui commencèrent sa réputation. Vers 1885, il retourna encore une fois en Belgique, s’établit à Bruxelles, se fit inscrire au barreau de cette ville, et, avocat à qui les journaux prédisaient une clientèle certaine, plaida avec succès plusieurs causes, dont une ou deux ont laissé quelque souvenir. Délaissant ensuite le barreau pour s’adonner exclusivement à la littérature, il collabora pendant quelque temps à la Jeune Belgique, et se fit remarquer par ses polémiques avec Gustave Fréderix, le critique de Indépendance Belge. Enfin, en 1887, il quitta définitivement la Belgique et vint se fixer à Paris. » (Paul Léautaud, Poètes d’aujourd’hui.)

Georges Rodenbach, tel qu’il se manifeste dans ses œuvres définitives, est un poète très original qui possède à un haut degré la divination des secrètes affinités des choses et le goût des longues rêveries alanguies. Sa poésie, parfois un peu mièvre, et qui charme par sa douceur mélancolique et par son extrême délicatesse, est une musique délicieusement imprécise. Georges Rodenbach restera le poète exquis du Silence, des Béguinages flamands, des campagnes brumeuses, des eaux pâles, des villes flamandes à demi dépeuplées, à demi mortes, « dont il semble avoir pénétré l’âme, tant il en a merveilleusement noté la paix et la tristesse d’agonie ».




LE COFFRET


Ma mère, pour ses jours de deuil et de souci,
Garde, dans un tiroir secret de sa commode,
Un petit coure en fer rouillé, de vieille mode,
Et ne me l’a fait voir que deux fois jusqu’ici.

Comme un cercueil, la boîte est funèbre et massive,
Et contient les cheveux de ses parents défunts,
Dans des sachets jaunis aux pénétrants parfums,
Qu’elle vient quelquefois baiser, le soir, pensive !

Quand sont mortes mes sœurs blondes, on l’a rouvert
Pour y mettre des pleurs et deux boucles frisées !
Hélas ! nous ne gardions d’elles, chaînes brisées.
Que ces deux anneaux d’or dans ce coffret de fer.

Et toi, puisque tout front vers le tombeau se penche,
O mère, quand viendra l’inévitable jour
Où j’irai dans la boîte enfermer à mon tour
Un peu de tes cheveux, que la mèche soit blanche !


(Les Tristesses.)


LA PLUIE


Oh ! la pluie ! oh ! la pluie ! oh ! les lentes traînées
De fils d’eau qu’on dévide aux fuseaux noirs du Temps
Et qui semblent mouillés aux larmes des années !
Oh ! la pluie ! oh ! l’automne et les soirs attristants !
Oh ! la pluie ! oh ! la pluie ! oh ! les lentes traînées !

Qui dira la douleur sombre du firmament.
Route de cimetière avec d’horribles voiles
Où les nuages vont élégiaquement.
Corbillards cahotant des cadavres d’étoiles,
Qui dira la douleur sombre du firmament.

Dans le deuil, dans le noir et le vide des rues.
La pluie ; elle s’égoutte à travers nos remords
Comme les pleurs muets des choses disparues,
Comme les pleurs tombant de l’œil fermé des morts,
Dans le deuil, dans le noir elle vide des rues !

La pluie est un filet pour nos rêves anciens !
Et, dans ses mailles d’eau qui leur font prisonnières
Les ailes, ces divins oiseaux musiciens
Meurent très longuement d’un regret de lumières.
La pluie est un filet pour nos rêves anciens.

Comme un drapeau mouillé qui pend contre sa hampe,
Notre Ame, quand la pluie éveille ses douleurs.

Quand la pluie, en hiver, la pénètre et la trempe,
Notre Ame, elle n’est plus qu’un haillon sans couleurs.
Comme un drapeau mouillé qui pend contre sa hampe.


EN DES QUARTIERS DESERTS…


En des quartiers déserts de couvents et d’hospices,
Des quartiers d’exemplaire et stricte piété,
Je sais des murs en deuil vieillis sous les auspices
D’un calvaire où s’étale un Christ ensanglanté :
Plantée en ses cheveux, la couronne d’épines
Forme un buisson de clous ; — le corps est en ruines,
Livide, comme si la lance, l’éraflant,
Avait jauni de fiel sa chair inoculée ;
Les yeux sont de l’eau morte, et la plaie à son flanc
Est pareille au cœur noir d’une rose brûlée…
— Œuvre barbare et sombre où le Supplicié
Pend sur le bois noueux d’un gibet mal scié.
Or cette impression de calvaire subsiste
Lorsque le soir en longs crêpes tissés descend ;
Puisqu’on croit voir, au loin, dans le ciel qui s’attriste
Surgir la Nuit où perle une sueur de sang,
Si bien que l’on dirait la Nuit crucifiée !
Car les étoiles sont des clous de cruauté
Qui, s’enfonçant dans sa chair nue et défiée,
Lui font des trous et des blessures de clarté !
Ah ! cette Passion qui toujours recommence !
Ce ciel que l’ombre ceint d’épines chaque soir !
Et soudain, comme au coup d’une invisible lance,
La lune est une plaie ouverte à son flanc noir.


(Paysages de ville.)


LA MAISON PATERNELLE


Inoubliable est la demeure
Qui vit fleurir nos premiers jours !
Maison des Mères ! C’est toujours
La plus aimée et la meilleure.

Ici c’est le papier fleuri
Dont, les jours de fièvre moroses,
Nous comptions les guirlandes roses
D’un long regard endolori.

Là, vers Noël, à la nuit proche,
Nous déposions nos fins souliers…
Combien de détails familiers
S’éveillent au bruit d’une cloche !

C’est là que la plus jeune sœur
Apprit à marcher en décembre ;
Le moindre coin de chaque chambre
A des souvenirs de douceur.

Rien n’a changé ; les glaces seules
Sont tristes d’avoir recueilli
Le visage un peu plus vieilli
Des mélancoliques aïeules.

Tout est pareillement rangé,
Et, dans la lumière amortie,
S’éternise la sympathie
Du logis qui n’a pas changé.

Fauteuils des anciennes années
Où l’on nous couchait endormis,
Fauteuils démodés, vieux amis,
Avec leurs étoffes fanées.

Meubles familiarisés
Par une immuable attitude,
Mettant des charmes d’habitude
Dans les salons tranquillisés,

Jardin en fleur, vigne, tonnelle,
Empreinte vague de nos pieds,
Sur les tapis et les sentiers,
sainte maison paternelle,

Qui donc pourrait vous oublier.
Logis où dort notre âme en cendre.
Surtout quand on a vu descendre
Des cercueils chers sur l’escalier !

La Jeunesse blanche.
PROMENADE


Combien mélancolique était la promenade
Trois par trois, en automne, aux fins d’après-midi.
Lorsque nous traversions un chemin engourdi
Où sortait des maisons pauvres une odeur fade.

En longue file noire et morne, nous allions
Comme enrégimentés et nous parlant à peine
A travers la banlieue isolée et malsaine,
Écoutant dans le soir mourir les carillons.

Nous subissions déjà le coudoiement hostile
Des compagnons méchants qui nous faisaient souffrir ;
Car ce sont les plus doux qu’on s’acharne à meurtrir,
Les plus inoffensifs des oiseaux qu’on mutile.

Nous marchions vers les champs comme des orphelins,
Sans jouer, sans pouvoir cueillir des fleurs aux berges ;
Quelques orgues pleuraient au loin dans les auberges,
Et le ciel s’endeuillait aux ailes des moulins.

Parfois des paysans, au bord d’un pré qu’on fauche,
Tristes en nous voyant l’allure dans le vent
Des troupeaux résignés qu’un chien pousse en avant,
Nous tiraient le bonnet avec un geste gauche.

Mais quand nous rentrions en ville, aux soirs tombants.
Si nous croisions, le long des murs percés de grilles,
Un long pensionnat de pâles jeunes filles
Portant des chapeaux ronds sans fleurs et sans rubans,

Et si l’une, aux yeux clairs, avec un fin corsage
Où des seins nouveau-nés suspendaient leurs fardeaux,
Avec des cheveux blonds long-tressés sur le dos,
Si l’une avait souri vaguement au passage.

Le rêve était exquis ! et, rentrés au dortoir,
— La mémoire des yeux nous aidant la pensée, —
C’était quelque lointaine et vague fiancée,
Et nous nous endormions, l’ayant aimée un soir !

(La Jeunesse blanche.)
VIEUX QUAIS


Il est une heure exquise, à l’approche des soirs,
Quand le ciel est empli de processions roses,
Qui s’en vont effeuillant des âmes et des roses,
El balançant dans l’air des parfums d’encensoirs.

Alors tout s’avivant sous les lueurs décrues
Du couchant dont s’éteint peu à peu la rougeur.
Un charme se révèle aux yeux las du songeur :
Le charme des vieux murs au fond des vieilles rues.

Façades en relief, vitraux coloriés,
Bandes d’Amours, captifs dans le deuil des cartouches,
Femmes dont la poussière a défleuri les bouches,
Fleurs de pierre égayant les murs historiés.

Le gothique noirci des pignons se décalque
En escaliers de crêpe au fil dormant de l’eau,
Et la lune se lève au milieu d’un halo
Comme une lampe d’or sur un grand catafalque.

Oh ! les vieux quais dormants dans le soir solennel,
Sentant passer soudain sur leurs faces de pierre
Les baisers et l’adieu glacé de la rivière
Qui s’en va tout là-bas sous les ponts en tunnel.

Oh ! les canaux bleuis à l’heure où l’on allume
Les lanternes, canaux regardés des amants
Qui devant l’eau qui passe échangent des serments
En entendant gémir des cloches dans la brume.

Tout agonise et tout se tait : on n’entend plus
Qu’un très mélancolique air de flûte qui pleure,
Seul, dans quelque invisible et noirâtre demeure
Où le joueur s’accoude aux châssis vermoulus !

Et l’on devine au loin le musicien sombre,
Pauvre, morne, qui joue au bord croulant des toits ;
La tristesse du soir a passé dans ses doigts,
Et dans sa flûte à trous il fait chanter de l’ombre.

(La Jeunesse blanche.)
DIMANCHES


Morne l’après-midi des dimanches, l’hiver,
Dans l’assoupissement des villes de province,
Où quelque girouette inconsolable grince
Seule, au sommet des toits, comme un oiseau de fer !

Il flotte dans le vent on ne sait quelle angoisse !
De très rares passants s’en vont sur les trottoirs :
Prêtres, femmes du peuple en grands capuchons noirs,
Béguines revenant des saluts de paroisse.

Des visages de femme ennuyés sont collés
Aux carreaux, contemplant le vide et le silence,
Et quelques maigres fleurs, dans une somnolence,
Achèvent de mourir sur les châssis voilés.

Et par l’écartement des rideaux de fenêtres,
Dans les salons des grands hôtels patriciens
On peut voir sur des fonds de gobelins anciens,
Dans de vieux cadres d’or, les portraits des ancêtres,

En fraise de dentelle, en pourpoint de velours,
Avec leur blason peint dans un coin de la toile,
Qui regardent au loin s’allumer une étoile
Et la ville dormir dans des silences lourds.

Et tous ces vieux hôtels sont vides et sont ternes ;
Le Moyen Age mort se réfugie en eux !
C’est ainsi que, le soir, le soleil lumineux
Se réfugie aussi dans les tristes lanternes,

lanternes, gardant le souvenir du feu,
Le souvenir de la lumière disparue,
Si tristes dans le vide et le deuil de la rue
Qu’elles semblent brûler pour le convoi d’un Dieu.

Et voici que soudain les cloches agitées
Ebranlent le Beffroi debout dans son orgueil,
Et leurs sons, lourds d’airain, sur la ville au cercueil
Descendent lentement comme des pelletées !

(La Jeunesse blanche.)
BEGUINAGE FLAMAND


I


Au loin, le Béguinage avec ses clochers noirs,
Avec son rouge enclos, ses toits d’ardoises bleues
Reflétant tout le ciel comme de grands miroirs,
S’étend dans la verdure et la paix des banlieues.

Les pignons dentelés étagent leurs gradins
Par où monte le Rêve aux lointains qui brunissent,
Et des branches parfois, sur le mur des jardins,
Ont le geste très doux des prêtres qui bénissent.

En fines lettres d’or chaque nom des couvents
Sur les portes s’enroule autour des banderoles.
Noms charmants chuchotes par la lèvre des vents :
La maison de l’Amour, la maison des Corolles.

Les fenêtres surtout sont comme des autels
Où fleurissent toujours des géraniums roses.
Qui mettent, combinant leurs couleurs de pastels,
Comme un rêve de fleurs dans les fenêtres closes.

Fenêtres des couvents ! attirantes le soir
Avec leurs rideaux blancs, voiles de mariées
Qu’on voudrait soulever dans un bruit d’encensoir
Pour goûter vos baisers, lèvres appariées !

Mais ces femmes sont là, le cœur pacifié,
La chair morte, cousant dans l’exil de leurs chambres ;
Elles n’aiment que toi, pâle Crucifié,
Et regardent le ciel par les trous de tes membres !

Oh ! le silence heureux de l’ouvroir aux grands murs,
Où l’on entend à peine un bruit de banc qui bouge.
Tandis qu’elles sont là, suivant de leurs yeux purs
Le sable en ruisseaux blonds sur le pavement rouge.

Oh ! le bonheur muet des vierges s’assemblant !
Et comme si leurs mains étaient de candeur telle
Qu’elles ne peuvent plus manier que du blanc,
Elles brodent du linge ou font de la dentelle.

C’est un charme imprévu de leur dire « ma sœur »,
Et de voir la pâleur de leur teint diaphane
Avec un pointillé de taches de rousseur
Comme un camélia d’un blanc mat qui se fane.

Rien d’impur n’a flétri leurs flancs immaculés,
Car la source de vie est enfermée en elles
Comme un vin rare et doux dans des vases scellés
Qui veulent, pour s’ouvrir, des lèvres éternelles !


II


Cependant quand le soir douloureux est défunt,
La cloche lentement les appelle à complies,
Comme si leur prière était le seul parfum
Qui pût consoler Dieu dans ses mélancolies !

Tout est doux, tout est calme au milieu de l’enclos ;
Aux offices du soir la cloche les exhorte,
Et chacune s’y rend, mains jointes, les yeux clos,
Avec des glissements de cygne dans l’eau morte.

Elles mettent un voile à longs plis ; le secret
De leur âme s’épanche à la lueur des cierges !
Et, quand passe un vieux prêtre en étole, on croirait
Voir le Seigneur marcher dans un Jardin des Vierges !


III


Et l’élan de l’extase est si contagieux,
Et le cœur à prier si bien se tranquillise,
Que plus d’une, pendant les soirs religieux,
L’été, répète encor les Avé de l’église ;

Debout à sa fenêtre ouverte au vent joyeux,
Plus d’une, sans ôter sa cornette et ses voiles,
Bien avant dans la nuit égrène avec ses yeux
Le rosaire aux grains d’or des priantes étoiles !


(La Jeunesse blanche.)
DOUCEUR DU SOIR


Douceur du soir ! Douceur de la chambre sans lampe !
Le crépuscule est doux comme une bonne mort,
Et l’ombre lentement qui s’insinue et rampe
Se déroule en fumée au plafond. Tout s’endort.

Comme une bonne mort sourit le crépuscule,
Et dans le miroir terne, en un geste d’adieu,
Il semble doucement que soi-même on recule,
Qu’on s’en aille plus pâle et qu’on y meure un peu.

Sur les tableaux pendus aux murs, dans la mémoire
Où sont les souvenirs en leurs cadres déteints,
Paysages de l’âme et paysages peints,
On croit sentir tomber comme une neige noire.

Douceur du soir ! Douceur qui fait qu’on s’habitue
À la sourdine, aux sons de viole assoupis ;
L'amant entend songer l’amante qui s’est tue,
Et leurs yeux sont ensemble aux dessins du tapis.

Et langoureusement la clarté se retire ;
Douceur ! ne plus se voir distincts ! N’être plus qu’un !
Silence ! deux senteurs en un même parfum :
Penser la même chose, et ne pas se le dire.


(Le Règne du silence.)


AH ! VOUS ETES MES SŒURS…


Ah ! vous êtes mes sœurs, les âmes qui vivez
Dans ce doux nonchaloir des rêves mi-rêvés
Parmi l’isolement léthargique des villes
Qui somnolent au long des rivières débiles ;
Ames dont le silence est une piété,
Ames à qui le bruit fait mal, dont l’amour n’aime
Que ce qui pouvait être et n’aura pas été ;
Mystiques réfectés d’hostie et de saint chrême ;
Solitaires de qui la jeunesse rêva
Un départ fabuleux vers quelque ville immense,

Dont le songe à présent sur l’eau pâle s’en va,
L’eau pâle qui s’allonge en chemins de silence…
Et vous êtes mes sœurs, âmes des bons reclus
Et novices du ciel chez les Visitandines,
Âmes comme des fleurs et comme des sourdines
Autour de qui vont s’enroulant les Angélus
Comme autour des rouets la douceur de la laine !
Et vous aussi, mes sœurs, vous qui n’êtes en peine
Que d’un long chapelet bénit à dépêcher
En un doux béguinage à l’ombre d’un clocher,
Oh ! vous, mes Sœurs, — car c’est ce cher nom que l’Église
M’enseigne à vous donner, sœurs pleines de douceurs, —
Dans ce halo de linge où le front s’angélise,
Oh ! vous, qui m’êtes plus que pour d’autres des sœurs
Chastes dans votre robe à plis qui se balance,
vous, mes sœurs en Notre Mère, le Silence !


{Le Règne du silence.)


EN PROVINCE, DANS LA LANGUEUR MATUTINALE…


En province, dans la langueur matutinale,
Tinte le carillon, tinte dans la douceur
De l’aube qui regarde avec des yeux de sœur,
Tinte le carillon, — et sa musique pâle
S’effeuille fleur à fleur sur les toits d’alentour.
Et sur les escaliers des pignons noirs s’effeuille
Comme un bouquet de sons mouillés que le vent cueille ;
Musique du matin qui tombe de la tour,
Qui tombe de très loin en guirlandes fanées,
Qui tombe de Naguère en invisibles lis,
En pétales si lents, si froids et si pâlis.
Qu’ils semblent s’effeuiller du front mort des Années !


{Le Règne du silence.)
Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/64
MAURICE ROLLINAT


Bibliographie.Dans les Brandes (1877) ; — Les Névroses (1883) ; — L’Abîme (1886) ; — La Nature {1892) ; — Le Livre de la Nature (1893) ; — Les Apparitions (1896) ; — Paysages et Paysans (1898).


Les œuvres de Maurice Rollinat ont été éditées par G. Charpentier.

Maurice Rollinat a collaboré au Parnasse et à divers journaux et revues.

Maurice Rollinat naquit en 1846 à Châteauroux (Indre). Son père, François Rollinat, avocat, un des députés républicains de 1848, siégea à la Constituante et à la Législative. Il était le grand ami de George Sand, qui reporta son affection sur le jeune homme.

Maurice Rollinat vint à Paris en 1868, collabora au second Parnasse et publia en 1877 son premier volume de vers, plein de souvenirs du Berry : Dans les Brandes, suivi en 1883 des Névroses, où le poète chantait avec une émotion sincère et un art consommé « les angoisses de la folie encore consciente », « le martyre de la rage », , les réflexions d’un léthargique enterré vif, les hoquets des poitrinaires « minces », la putréfaction violette, les squelettes macabres, le crapaud, la chouette, les moisissures, la chambre sans vitres, le silence des morts, tous les « parias » de la poésie. Ces deux livres, fort goûtés de toute la génération d’alors, lui valurent une rapide notoriété. La critique reconnut facilement dans telles pièces l’influence de Baudelaire ; elle méconnut singulièrement celle de George Sand, « dont elle aurait dû signaler la part d’initiation, manifeste surtout dans le premier recueil de poésies de Maurice Rollinat ». « Elle aurait dû aussi dire la sincérité de ces impressions, la profondeur d’accent de cette poésie de terroir... Pour Baudelaire, il ne masque nullement la personnalité de Maurice Rollinat, qui le suit chronologiquement, comme Baudelaire suit Poe. II est des affinités d’esprit et des rencontres sincères. » (Gustave Geffroy.) « L’auteur des Névroses, écrivait dès 1889 Barbey d’Aurevilly a inventé pour ses poésies une musique qui fait ouvrir des ailes de feu à ses vers et qui enlève fougueusement, comme sur un hippogriffe, ses auditeurs fanatisés. Il est musicien comme il est poète, et ce n’est pas tout : il est acteur comme il est musicien. Il joue ses vers, il tes dit et il les articule aussi bien qu’il les chante. »

En effet, ceux qui, aux environs de 1884, l’entendirent, à Montmartre, au cabaret du Chat Noir, quand, assis sur l’angle d’un tabouret, le corps à demi tourné vers le public, il chantait en s’accompagnant au piano, n’oublieront jamais cette belle tête pâle et noire, cette bouche tordue par un rictus effroyable, cette face de terreur et d’agonie…

Après dix-huit ans de Paris, Rollinat retourna soudain au pays natal, s’isola, fut ressaisi par le calme de la nature berrichonne et par le ressouvenir de George Sand, et se mit à célébrer dans ses vers les paysans et la campagne avec un lyrisme très châtié que venait assaisonner un grain de réalisme savoureux.

Revenu en 1902 à Paris, en proie à d’affreux chagrins intimes, le malheureux poète perdit en août 1903 la compagne de sa vie tourmentée. Sa santé fortement ébranlée, les troubles cérébraux dont il souffrait, nécessitèrent son internement dans une maison de santé. Il entra — volontairement d’ailleurs — en traitement dans la maison du docteur Moreau de Tours, à Ivry, mais ce fut en vain qu’on l’entoura des soins les plus intelligents et les plus dévoués. La maladie avait déjà fait trop de progrès. Il s’éteignit dans la matinée du 26 octobre 1903.



LA MARE AUX GRENOUILLES


Cette mare, l’hiver, devient inquiétante,
Elle s’étale au loin sous le ciel bas et gris.
Sorte de poix aqueuse, horrible et clapotante,
Où trempent les cheveux des saules rabougris.

La lande tout autour fourmille de crevasses,
L’herbe rare y languit dans des terrains mouvants,
D’étranges végétaux s’y convulsent, vivaces,
Sous le fouet invisible et féroce des vents ;

Les animaux transis, que la rafale assiège,
Y râlent sur des lits de fange et de verglas,

Et les corbeaux — milliers de points noirs sur la neige
Les effleurent du bec en croassant leur glas.

Mais la lande, l’été, comme une tôle ardente,
Rutile en ondoyant sous un tel brasier bleu,
Que l’arbre, la bergère et la bête rôdante
Aspirent dans l’air lourd des effluves de feu.

Pourtant, jamais la mare aux ajoncs fantastiques
Ne tarit. Vert miroir tout encadré de fleurs
Et d’un fourmillement de plantes aquatiques,
Elle est rasée alors par les merles siffleurs.

Aux saules, aux gazons que la chaleur tourmente,
Elle offre l’éventail de son humidité,
Et riant à l’azur, — limpidité dormante, —
Elle s’épanouit comme un lac enchanté.

Or, plus que les brebis, vaguant toutes fluettes
Dans la profondeur chaude et claire du lointain,
Plus que les papillons, fleurs aux ailes muettes,
Qui s’envolent dans l’air au lever du matin.

Plus que l’Eve des champs fileuse de quenouilles,
Ce qui m’attire alors sur le vallon joyeux,
C’est que la grande mare est pleine de grenouilles,
— Bon petit peuple vert qui réjouit mes yeux. —

Les unes : père, mère, enfant mâle et femelle,
Lasses de l’eau vaseuse à force de plongeons,
Par sauts précipités, grouillantes, pêle-mêle.
Friandes de soleil, s’élancent hors des joncs ;

Elles s’en vont au loin s’accroupir sur les pierres.
Sur les champignons plats, sur les bosses des troncs,
Et clignotent bientôt leurs petites paupières
Dans un nimbe endormeur et bleu de moucherons.

Emeraude vivante au sein des herbes rousses,
Chacune luit en paix sous le midi brûlant ;
Leur respiration a des lenteurs si douces
Qu’à peine on voit bouger leur petit goitre blanc.

Elles sont là, sans bruit rêvassant par centaines,
S’enivrant au soleil de leur sécurité ;
Un scarabée errant du bout de ses antennes
Fait tressaillir parfois leur immobilité.

La vipère et l’enfant — deux venins ! — sont pour elles
Un plus mortel danger que le pied lourd des bœufs :
A leur approche, avec des bonds de sauterelles,
Je les vois se ruer à leurs gîtes bourbeux ;

Les autres, que sur l’herbe un bruit laisse éperdues,
Ou qui préfèrent l’onde au sol poudreux et dur,
A la surface, aux bords, les pattes étendues,
Inertes, hument l’air, le soleil et l’azur.

Ces reptiles mignons qui sont, malgré leur forme,
Poissons dans les marais, et sur la terre oiseaux.
Sautillent à mes pieds, que j’erre ou que je dorme,
Sur le bord de l’étang troué par leurs museaux.

Je suis le familier de ces bêtes peureuses
A ce point que, sur l’herbe et dans l’eau, sans émoi.
Dans la saison du frai qui les rend langoureuses,
Elles viennent s’unir et s’aimer devant moi.

Et près d’elles, toujours, le mal qui me torture,
L’ennui, — sombre veilleur, — dans la mare s’endort ;
Et, ravi, je savoure une ode à la nature
Dans l’humble fixité de leurs yeux cerclés d’or.

Et tout rit : ce n’est plus le corbeau qui croasse
Son hymne sépulcral aux charognes d’hiver :
Sur la lande aujourd’hui la grenouille coasse,
— Bruit monotone et gai claquant sous le ciel clair.


(Dans les Brandes.)


LES FRISSONS


De la tourterelle au crapaud.
De la chevelure au drapeau,
A fleur d’eau comme à fleur de peau,
Les frissons courent :
Les uns furtifs et passagers.
Imperceptibles ou légers,
Et d’autres lourds et prolongés
Qui vous labourent.
Le vent par les temps bruns ou clairs
Engendre des frissons amers

Qu’il fait passer du fond des mers
Au bout des voiles ;
Et tout frissonne, terre et cieux,
L’homme triste et l’enfant joyeux,
Et les pucelles dont les yeux
Sont des étoiles ;

Ils rendent plus doux, plus tremblés,
Les aveux des amants troublés ;
Ils s’éparpillent dans les blés
Et les ramures ;
Ils vont orageux ou follets
De la montagne aux ruisselets,
Et sont les frères des reflets
Et des murmures.

Dans la femme où nous entassons
Tant d’amour et tant de soupçons,
Dans la femme tout est frissons :
L’âme et la robe !
Ob ! celui qu’on voudrait saisir !
Mais à peine au gré du désir
A-t-il évoqué le plaisir,
Qu’il se dérobe !

Il en est un pur et calmant,
C’est le frisson du dévoûment
Par qui l’âme est secrètement
Récompensée ;
Un frisson gai naît de l’espoir,
Un frisson grave du devoir ;
Mais la Peur est le frisson noir
De la pensée :

La Peur qui met dans les chemins
Des personnages surhumains,
La Peur aux invisibles mains,
Qui revêt l’arbre
D’une carcasse ou d’un linceul ;
Qui fait trembler comme un aïeul,
Et qui vous rend, quand on est seul.
Blanc comme un marbre.

D’où vient que parfois, tout à coup,
L’angoisse te serre le cou ?
Quel problème insoluble et fou
Te bouleverse.
Toi que la science a jauni,
Vieil athée âpre et racorni ?
— C’est le frisson de l’infini
Qui me traverse ! »

Le strident quintessencié,
Edgar Poe, net comme l’acier,
Dégage un frisson de sorcier
Qui vous envoûte !
Delacroix donne à ce qu’il peint
Un frisson d’if et de sapin,
Et la musique de Chopin
Frissonne toute.

Les anémiques , les fiévreux
Et les poitrinaires cireux,
Automates cadavéreux
A la voix trouble,
Tous attendent avec effroi
Le retour de ce frisson froid
Et monotone qui décroît
Et qui redouble.

Ils font grelotter sans répit
La Misère au front décrépit,
Celle qui rôde et se tapit
Blafarde et maigre,
Sans gîte et n’ayant pour l’hiver
Qu’un pauvre petit châle vert
Qui se tortille comme un ver
Sous la bise aigre.

Frisson de vie et de santé,
De jeunesse et de liberté,
Frisson d’aurore et de beauté
Sans amertume ;
Et puis, frisson du mal qui mord.

Frisson du doute et du remord,
Et frisson final de la mort
Qui nous consume !


Les Névroses.)


LES DEUX SOLITAIRES


« Je sais que depuis des années
Vous habitez un vieux manoir
Qui se dresse lugubre et noir
Sur des landes abandonnées ;

« Vous y vivez sans chat ni chien,
N’ayant pour toute galerie
Que votre conscience aigrie
Qui suppute et qui se souvient.

« Mais dans l’étrange solitude
Où le dégoût vous a conduit,
L’appréhension vous enduit,
Et vous mâchez l’inquiétude.

« Vous portez un poids journalier
Sur vos veilles et sur vos sommes,
Et vous n’aviez pas chez les hommes
Ce malaise particulier.

« Par ces grands espaces moroses
Où vous confrontez en rêvant
Votre figure de vivant
Avec la figure des choses,

« Il vous vient une impression
Très vague, et qui pourtant vous gêne
A mesure qu’elle s’enchaîne
A votre méditation.

« Il vous faut la lumière énorme,
Le plein midi vivace et dru
Embrasant avec son jour cru
Le bruit, la couleur et la forme ;

« Sinon plus de sécurité.
Le fantastique vous harponne :

La Nature ne vous est bonne
Qu’à travers sa diurnité.

« Quant à la Nuit, elle vous poisse
De son trouble toujours nouveau ;
Et, dès ce soir, votre cerveau
Est opprimé par une angoisse.

« Votre cœur ne peut pas dompter
Son battement qui s’accélère
Quand le soleil caniculaire
Se dispose à s’ensanglanter.

« Pendant qu’il drape les montagnes
Dans la pourpre de son trépas,
Vous surveillez devant vos pas
L’assombrissement des campagnes.

« Alors au creux de tel vallon,
En côtoyant telle ravine,
Vous avez l’oreille plus fine,
Votre regard devient plus long ;

« Au froidissement des haleines,
A la décadence des sons,
Au je ne sais quoi des frissons
Sur les hauteurs et dans les plaines,

« Vous mesurez par le chemin
L’invasion du crépuscule,
Et dès que le hibou circule
Le cauchemar vous prend la main.

« La rentrée augmente vos craintes.
Qui métamorphosent d’un coup
Votre escalier en casse-cou,
Vos corridors en labyrinthes ;

« Et puis dans votre appartement,
Dont le calme fait les magies,
Vous allumez plusieurs bougies
Pour rassurer votre tourment ;

« Or, cette précaution même
Ajoute encore à votre effroi.

Car vous songez trop au pourquoi
De l’illumination blême.

« Maintenant, sous le plafond brun
Tous ces flambeaux de cire vierge
Ont la solennité du cierge
Qui brûle au chevet du défunt ;

« La raison froide qui dissèque
Vous quitte pour le ténébreux,
Et vous trouvez louche et scabreux
L’abord de la bibliothèque.

« A cette funèbre clarté
Maint livre, derrière sa vitre,
Vous déconcerte par son titre
Evocateur d’étrangeté ;

« Un saisissement plein d’épingles
Vous prend les tempes et le dos ;
Vous épiez si vos rideaux
Ne s’écartent pas sur leurs tringles.

« Attendez donc ! Ce n’est pas tout,
Et cette vermineuse horloge
Dont le tac tac tac tac se loge
Dans tel vieux meuble on ne sait où…

« Vous ne pouvez tenir en place,
Et vous vous possédez si peu
Que vous jouez ce mauvais jeu
De vous regarder dans la glace.

« Un bruit monte et descend ; cela
Est sournois, confus, marche, cause…
Vous pourriez en savoir la cause,
Mais jamais en ce moment-là,

« Ni des caveaux pleins de cloportes,
Ni des greniers pleins de souris,
N’est-ce pas que pour aucun prix
Vous n’entre-bâilleriez les portes ?

« Vous perdez ces troubles obscurs,
Votre faiblesse les retrouve,
Et, par degrés, l’horreur qui couve
Eclate entre vos quatre murs,

« Entre vos quatre murs livides,
Qui pour vous contiennent alors
Les ténèbres de l’au-dehors
Et l’inconnu des chambres vides !…

« Hein ? Suis-je diagnostiqueur
De votre nocturne supplice ?
Je vous ai raillé sans malice,
Et je vous plains de tout mon cœur.

« Pour moi qui ramène le songe
A sa stricte irréalité,
La nuit n’est qu’une vérité
Où l’on veut trouver du mensonge.

« Donc, en mon gîte qui se ronge
De silence et de vétusté,
Ma veille avec tranquillité
Jusqu’après minuit se prolonge.

— Eh bien ! ne parlez pas si haut !
Qu’un seul frisson prenne en défaut
Votre incrédulité savante,

« Vous sentirez avec stupeur
Que vous avez peur d’avoir peur !…
D’ailleurs vous savez l’épouvante.
« Votre effroi, vous l’avouerez bien,

S’est dénoncé par la peinture
Que vous avez faite du mien ;
Oui ! vous partagez ma torture.

« Allons ! trêve au raisonnement
Du respect humain qui vous ment,
Et criez à qui vous écoute
L’humilité de votre doute,

« Puisque cette peur qui vous mord
Est l’hommage le plus intime
Que vous puissiez rendre à l’abîme
De l’Existence et de la Mort ! »


(L’Abîme.)
CHOPIN


Chopin, frère du gouffre, amant des nuits tragiques,
Ame qui fus si grande en un si frêle corps.
Le piano muet songe à tes doigts magiques,
Et la musique en deuil pleure tes noirs accords.

L’harmonie a perdu son Edgar Poe farouche,
Et la mer mélodique un de ses plus grands flots.
C’est fini ! le soleil des sons tristes se couche,
Le Monde pour gémir n’aura plus de sanglots !

Ta musique est toujours — douloureuse ou macabre
L’hymne de la révolte et de la liberté,
Et le hennissement du cheval qui se cabre
Est moins fier que le cri de ton cœur indompté,

Les délires sans nom, les baisers frénétiques
Faisant dans l’ombre tiède un cliquetis de chairs,
Le vertige infernal des valses fantastiques,
Les apparitions vagues des défunts chers ;

La morbide lourdeur des blancs soleils d’automne ;
Le froid humide et gras des funèbres caveaux ;
Les bizarres frissons dont la vierge s’étonne
Quand l’été fait flamber les cœurs et les cerveaux ;

L’abominable toux du poitrinaire mince
Le harcelant alors qu’il songe à l’avenir ;
L’ineffable douleur du paria qui grince
En maudissant l’amour qu’il eût voulu bénir ;

L’acre senteur du sol quand tombent des averses ;
Le mystère des soirs où. gémissent les cors ;
Le parfum dangereux et doux des fleurs perverses ;
Les angoisses de l’âme en lutte avec le corps ;

Tout cela, torsions de l’esprit, mal physique,
Ces peintures, ces bruits, cette immense terreur,
Tout cela, je le trouve au fond de ta musique
Qui ruisselle d’amour, de souffrance et d’horreur.

Vierges tristes malgré leurs lèvres incarnates.
Tes blondes Mazurkas sanglotent par moments,

Et la poignante humour de tes sombres Sonates
M’hallucine et m’emplit de longs frissonnements.

Au fond de tes Scherzos et de tes Polonaises,
Epanchements d’un cœur mortellement navré,
J’entends chanter des lacs et rugir des fournaises,
Et j’y plonge avec calme, et j’en sors effaré.

Sur la croupe onduleuse et rebelle des gammes
Tu fais bondir des airs fauves et tourmentés,
Et l’âpre et le touchant, quand tu les amalgames,
Raffinent la saveur de tes étrangetés.

Ta musique a rendu les souffles et les râles,
Les grincements du spleen, du doute et du remords,
Et toi seul as trouvé les notes sépulcrales
Dignes d’accompagner les hoquets sourds des morts.

Triste ou gai, calme ou plein d’une angoisse infinie,
J’ai toujours l’âme ouverte à tes airs solennels,
Parce que j’y retrouve, à travers l’harmonie,
Des rires, des sanglots et des cris fraternels.

Hélas ! toi mort, qui donc peut jouer ta musique ?
Artistes fabriqués, sans nerf et sans chaleur,
Vous ne comprenez pas ce que le grand Phtisique
A versé de génie au fond de sa douleur !


LE PIANO


Puis-je te célébrer autant que je le dois,
Cher interlocuteur au langage mystique ?
Hier encor, le chagrin, ruisselant de mes doigts,
T’arrachait un sanglot funèbre et sympathique.

Sois fier d’être incompris de la vulgarité !
Beethoven a sur toi déchaîné sa folie,
Et Chopin, cet Archange ivre d’étrangeté.
T’a versé le trop-plein de sa mélancolie.

Le rêve tendrement peut flotter dans tes sons ;
La volupté se pâme avec tous ses frissons
Dans tes soupirs d’amour et de tristesse vague ;
Intime confident du vrai musicien.

Tu consoles son cœur et son esprit qui vague
Par ton gémissement, fidèle écho du sien.

EDOUARD SCHURÉ




Bibliographie. — Histoire du Lied en Allemagne (1868) ; — L Alsace (1871) ; — Le Drame musical (1875) ; — Les Chants de la montagne (1877) ; — Mélidona (1879) ; — La Légende de d’Alsace, vers (1884) ; — Vercingetorix, 5 actes, en vers (1887) ; — Les Grands Initiés (1889) ; — L’Ame de la Patrie (1892) ; — La Vie mystique, vers (1894) ; — L’Ange et la Sphynge (1896) ; — Sanctuaires d’Orient (1898) ; — Le Théâtre de l’Ame ; — Le Double, roman (1899).

M. Edouard Schuré a collaboré à de nombreux quotidiens et périodiques.

M. Edouard Schuré, né à Strasbourg le 21 janvier 1841, fit ses études de droit, mais il se contenta de son titre d’avocat et, abandonnant la jurisprudence, consacra sa vie à la critique et à l’histoire musicale. Il fut en France l’apôtre « le plus convaincu et le plus convaincant » du wagnérisme.

M. Edouard Schuré, qui compte parmi les meilleurs poètes de l’heure présente, est philosophe autant que poète. Ce pur artiste, dont l’inspiration semble toujours sincère, atteint aisément la grandeur. Son vers est ample et harmonieux. Au fond de sa poésie — bien que l’inquiétant problème de notre éphémère et fragile existence paraisse l’obséder — il y a un profond respect de l’humanité, de ses souffrances, de ses pures joies, de ses enthousiasmes.




EN FORET


Ils règnent fiers et grands dans la montagne austère,
Les vieux sapins géants qui croissent en forêt ;
Marche et pénètre au cœur de leur noir sanctuaire.
Et l’arbre sombre et fort te dira son secret.

Là, sous le dais d’un ciel splendide et pacifique,
Se prolongent sans fin leurs verts arceaux ombreux,

Le soleil joue en paix dans leur couronne antique
Et frappe en flèches d’or leurs fûts blancs vigoureux.

Salut, rois invaincus des hauteurs virginales !
Oui, la jeunesse en vous circule par torrents,
Vous aimez vous sentir frissonner aux grands hâles
Quand sous vos rameaux verts fermente le printemps.

Non, vous ne croissez pas dans les ravins vulgaires,
Dans les riches vallons, sur les gazons soyeux ;
Dans le désert sauvage, où pleurent les bruyères,
Vos faîtes vont humer l’azur foncé des cieux.

Vous couronnez ces monts de votre mâle souche,
Et point de pics si hauts, de rocs assez ingrats,
Où debout sur l’abîme et sous un ciel farouche
A tous les quatre vents vous n’ouvriez vos bras.

Et lorsque l’un de vous, seul, roidi sur sa roche,
Tombe aux coups de l’orage, il tombe le front haut,
Il tombe comme un preux sans peur et sans reproche,
Et des gerbes de fleurs lui font un gai tombeau.

Comme un roi dans sa pourpre il dort couché dans l’herbe,.
Il dort calme et puissant de son dernier sommeil ;
Il a dans sa forêt poussé libre et superbe,
11 a vécu cent ans d’air vierge et de soleil.


L’AUBÉPINE ET L’ÉTOILE

L’aubépine dit à l’étoile :
« Bel astre d’or du sombre azur,
Qui me regardes de la toile
Du firmament tranquille et pur,

« Dis, me vois-tu ? Je viens d’éclore
Au bord du verdoyant talus ;
Je suis blanche étoile à l’aurore,
Et demain je ne serai plus.

« Tu reluis, reine, en ton cortège ;
Nul n’a jamais compté tes jours ;
Je viens et passe comme neige,
Mais toi, tu brilleras toujours.

« Que ne suis-je la belle étoile,
La flamme fière au firmament !
Que ne puis-je, ardente et sans voile,
Resplendir éternellement ! »

L’étoile dit à l’aubépine :
« Ma pauvre fleur, console-toi ;
Fleuris en paix sur ta colline,
Car le bonheur n’est pas en moi.

« Vois, je me consume en silence,
Superbe et triste en ma beauté ;
Je cherche d’un regard intense
Ma sœur depuis l’éternité.

« Mais toi, tu n’es pas solitaire
Sur ta verte colline en fleur,
Et tu prodigues à la terre
Le parfum qui sort de ton cœur.

« Ah ! que ne suis-je l’églantine
Qui n’a qu’un printemps pour fleurir,
Ou que ne suis-je l’aubépine
Pour pouvoir aimer et mourir ! »



ROBERT DE LA VILLEHERVÉ




Bibliographie. — Poésie : Premières Poésies (1877) ; — La Chanson des Roses (Paul Ollendorff, Paris, 1882) ; — Toute la Comédie (Léon Vanier, Paris, 1889) ; — Les Armes Fleuries {Alphonse Lemerre, 1892). — Prose : Le Gars Perrier (Paul Ollendorff, Paris, 1886) ; — La Princesse Pâle, roman, avec G. Millet (Paul Ollendorff, Paris, 1889) ; — Les Impressions de l’Assassine (Paul Ollendorff, Paris, 1894). — Théâtre : Les Billets doux, au Théâtre Cluny (Tresse et Stock, Paris, 1879) ; — Lysistrate, comédie d’Aristophane, au Théâtre des Poètes (Paul Ollendorff, Paris, 1896) ; — L’Ile enchantée, au Théâtre de l’Odéon (P.-V. Stock, Paris, 1901) ; — La Comédie du Juge, édition de La Province (le Havre, 1903).

M. Robert de la Villehervé a collaboré à divers journaux et revues. Il a fondé et dirige la revue La Province.

M. Robert de la Villehervé, né au Havre le 15 novembre 1849, débuta dans les lettres par la publication d’un recueil de vers : Premières Poésies (1877), suivi à quelques années de distance de trois autres : La Chanson des Roses (1882), Toute la Comédie (1889) et Les Armes Fleuries (1892). Il est aussi l’auteur de plusieurs volumes de prose et de quelques pièces de théâtre qui lui ont valu l’estime des lettrés.

M. de la Villehervé a été victime, le 12 septembre 1893, en sa propriété des Greffières, près de Fontainebleau, d’une tentative d’assassinat et fut laissé pour mort par son meurtrier, qui l’avait frappé de dix-huit coups de couteau. Revenu, à la suite de cet événement, dans sa ville natale, il y a fondé et dirige avec autorité une importante revue de décentralisation : La Province, et fait depuis sept ans, au nom de la municipalité, un cours d’histoire de la poésie française que suit un nombreux public fidèle et empressé.

Dès 1877, Théodore de Banville, dans une lettre publiée par la République des Lettres, écrivait à l’auteur de Premières Poésies : « Nous sommes étroitement parents, vous et moi, par l’admiration des Maîtres, par l’amour du travail acharné et par le soin de la perfection. Vous pouvez et vous devez prendre place, dès à présent, parmi les poètes qu’on écoute ; car vous avez un talent achevé et maître de lui. »

Travailleur infatigable, M. de la Villehervé ne craint que le repos, « auquel seul l’âge se résigne ». Il ajoute lentement, patiemment, de nouveaux poèmes à son bagage lyrique déjà considérable. Tels de ses vers sont empreints d’une grande noblesse.




MYTHOLOGIE


Ce n’est pas vrai : les bois ne sont pas désertés.
Si la Dryade est morte, à quoi bon tant de roses ?
S’il n’est plus d’Egipans affolés de clartés,
A quoi bon les rayons obliques des étés ?
Quoi qu’en disent ceux-là qui vivent dans les proses,
Si la Dryade est morte, à quoi bon tant de roses ?
Ce n’est pas vrai : les bois ne sont pas désertés.

Les oiseaux de Cypris volent dans les ramures :
Voilà pourquoi le bois s’agite, frémissant !
La Bacchante à son front tresse les grappes mûres.
Tout est, dans les halliers, chansons, rires, murmures,
Et les Sylvains railleurs les traversent, dansant.
Voilà pourquoi le bois s’agite, frémissant !
Les oiseaux de Cypris volent dans les ramures.

Près des sources qui vont jasant sous les arceaux,
Amymone et Chloé reposent sur la mousse.
Si ce n’est pour la nymphe, à quoi bon les roseaux ?
A quoi bon les buissons inclinés en berceaux ?
N’approchez pas ! Craignez qu’Artémis se courrouce.
Amymone et Chloé reposent sur la mousse.
Près des sources qui vont jasant sous les arceaux.

Et Doris, nue, un pied dans l’onde qu’elle brise ;
Et Glycère, déesse aux cheveux d’or léger,
Ecoutent le frisson incertain de la brise.
Cependant un satyre, ardent à l’entreprise.
Des branches d’un vieux chêne admire sans danger
Et Glycère, déesse aux cheveux d’or léger,
Et Doris, nue, un pied dans l’onde qu’elle brise.

Ce n’est pas vrai : les bois ne sont pas désertés.
La Dryade, en chantant, fait sa moisson de roses ;
Le Sylvain dit les noms des blanches déités.
Echo les a cent fois et cent fois répétés
Avec des cris joyeux ou des plaintes moroses.
La Dryade, en chantant, fait sa moisson de roses.
Ce n’est pas vrai : les bois ne sont pas désertés.

{La Chanson des roses.)


LE SONNET CHEZ L’ENCHANTEUR


Hors des remparts, et basse, et penchant vers une eau
Lente et désespérée où des formes surgies
Ont dans la nuit souvent, à l’appel des magies,
Troublé la sentinelle au revers du créneau,

C’est la maison du Maître, et voici son anneau !
Livres au lourd fermail, mains de gloire, effigies.
Il n’a rien dérangé. Même aux braises rougies
La cornue en tremblant siffle sur le fourneau.

Et seul, très sage, assis et pointant les oreilles.
L’immaculé chat noir aux maigreurs non pareilles
Observe avec ses yeux allumés jusqu’au fond ;

Ou parfois, courroucé qu’on demeure inutile.
Il cherche pourquoi sous les poutres du plafond,
S’allonge, horizontal, un très vieux crocodile.


( Toute la Comédie.)
EMILE GOUDEAU


Bibliographie. — Poésie : Fleurs du bitume (Lemerre, Paris, 1878, épuisé ; réédition : Ollendorf", Paris, 1895) ; — Poèmes ironiques (Ollendorff, Paris, 1884) ; — Chansons de Paris et d’ailleurs (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1895). — Romans:La Vache enragée (Ollendorff, Paris) ; — Le Froc (Ollendorff, Paris) ; — La Graine humaine (Ollendorff, Paris, 1899); — Corruptrice (Charpentier-Fasquelle, Paris). — Ouvrages illustrés tirés à 138 exemplaires pour H. Béraldi, bibliophile:Paysages Parisiens, illustrations de A. Lepère ; — Paris qui consomme, illustrations de P. Vidal ; — Poèmes Parisiens {Fleurs du bitume, Ciels de lits, La Vache enragée. Fins dernières, La Vie fâchée, etc.), illustrations de Jonas, gravées par Paillard (1897); — Paris-Staff (Exposition de 1900), plaquette de luxe, illustrations de H. Paillard. — Ouvrage de luxe : Parisienne Idylle, illustrations de P. Vidal (Meunier, Paris). — Fantaisies : Voyages du célèbre A’Kempis à travers les Etats-Unis de Paris, illustrations de H. Rivière ; — Les Billets bleus. — Souvenirs : Dix ans de bohème (épuisé).

Emile Goudeau a publié, en outre, divers opuscules et brochures, la collection du journal L’Hydropathe et des trois premières années du Chat Noir, etc.

Emile Goudeau a collaboré à tous les grands journaux parisiens.

Emile Goudeau, né en 1850 à Périgueux, « dans ce Périgord d’ironie et de poésie, patrie de Montaigne et de la Boétie, de Brantôme et de Fénelon », mort à Paris le 17 septembre 1906 est connu comme poète et comme romancier. Son père, sculpteur de talent, était obligé de fabriquer des monuments funéraires pour vivre. Après avoir achevé ses études, Emile Goudeau devint professeur, puis vint à Paris comme attaché au ministère des finances. Il publia ses poésies dans plusieurs journaux, fit paraître son premier volume de vers. Fleurs du bitume, en 1878, chez l’éditeur Lemerre, et bientôt après fonda le cercle artistique et littéraire du Quartier Latin, qui, sous le nom de Club des Hydropathes, fut une pépinière célèbre de poètes disant euxmêmes leurs vers devant un public intellectuel. Des Hydropathes sortit, en 1881, le Chat Noir, dont le journal eut pour rédacteur en chef Emile Goudeau. Après les Fleurs du bitume, volume qui obtint un succès prodigieux, Emile Goudeau publia successivement Poèmes ironiques, Chansons de Paris et d’ailleurs, et plusieurs romans et autres ouvrages où apparaît toujours un esprit « divers et complexe, souple et railleur, à la fois ironique et tendre, et original, parisien, délicat et frondeur, épris de fantaisie et de rêves bleus »… « La verve robuste d’Emile Goudeau, son art léger et sain, lui assignent une place honorable parmi les écrivains de tradition française. » (Jean de Mitty.)




LA MARCHE


J’ai mis trop loin, trop haut, le rêve de ma vie,
Vision d’avenir aimée, et poursuivie
A travers de longs jours de deuil.
J’étais parti, joyeux, sans regarder derrière :
Hélas ! je me fiais à ma force guerrière,
Et je n’avais que de l’orgueil.

J’ai compté bien longtemps les bornes de la route,
Et disais : « En marchant de la sorte, sans doute,
J’arriverai là-bas, ce soir. »
Et les pas succédaient aux pas, les vais aux côtes ;
Mes rêves étaient loin, et mes étoiles hautes ;
Et le ciel bleu devenait noir.

Un trompe-l’œil moqueur raccourcit la distance,
L’objet grandit, le but a pris l’exorbitance
D’une ombre qui viendrait à vous ;
Le clocher se découpe en vigueur sur la lune :
Encore un pas, encor ce bois et cette dune !
Marche plutôt sur tes genoux !

Il semble que ce soit le dernier kilomètre.
Et, sentant son désir et ses forces renaître.
Le passant ne s’arrête point ;
Et, quand il a marché pendant bien d’autres lieues,
Dans le prolongement des perspectives bleues,
Le but est encore plus loin.


Désirer ! devenir ! c’est la loi de nature !
Marche encore et toujours ! marche ! si, d’aventure,
Tu touchais ton but de la main,
Laissant derrière toi l’oasis et la source,
Vers un autre horizon tu reprendrais ta course :
Tu dois mourir sur un chemin.


(Fleurs du bitume.)


LES AFFRANCHIES


Les voyez-vous passer, les belles affranchies ?
Sur les chemins sablés et les routes blanchies,
Que l’esclave arroseur humecte à longs jets d’eau,
Leurs chars à huit ressorts volent, et le badaud
Lutécien s’écrie : « Oh ! la belle païenne ! »

Elles suivent au trot la voie Élyséenne,
Derrière elles laissant le vieux palais des rois
Et le Forum couvert où l’on fit tant de lois ;
Elles montent, lançant des œillades de Parthe,
Jusqu’à l’Arc triomphal de César Bonaparte.
O Romains de Paris, regardez-les, de loin,
Passer dans leur orgueil, le fouet d’ébène au poing :
On dirait qu’à l’appel de ces belles auriges
Sont descendus des vieux bas-reliefs les quadriges
Que sculpta dans le marbre un fèvre ausonien ;
C’est ainsi qu’elles vont au bois Boulonien
Respirer le printemps. La porte Maillotine,
Large, s’ouvre devant leur foule libertine.
Bientôt par les sentiers, sous le grand soleil d’or,
On les voit persiller autour du lac major.

Parfois, croisant leur char, quelque pubère équestre
Leur envoie un salut amical de la dextre.
Tandis qu’un sénateur, un consulaire, un vieux
Tribun, en tapinois les dévore des yeux.
Oh ! Vénus a donné le charme à ses prêtresses !
Dans leurs cheveux, on sent le souffle des caresses
Agiter les grands plis du long voile fuyant ;
Leurs yeux sont agrandis par le Gold-Indian ;
Comme un couple rival des aurores vermeilles,

Deux perles de l’Assur brillent à leurs oreilles.
Sous le péplum brodé, ces guerrières d’amour
Ont enfermé leurs seins candides ; et c’est pour
Couvrir leurs flancs qu’avec des mains endolories
Le Sère de Lyon a tissé des soieries,
Et que le Celto-Belge a cultivé le lin.
Les voyez-vous passer dans leur luxe divin !

Méherculé ! pourtant, elles furent esclaves !
Des sabots de noyer leur servirent d’entraves,
Et dans le dur sayon de toile, leurs appas
Sirénéens étaient comme s’ils n’étaient pas.
On les voyait, parmi les plaines de la Gaule,
Tenant entre leurs doigts une branche de saule,
Mener paître le long des fossés, pataugeant,
Ou l’ovine famille ou la porcine gent.
Climène, dont raffole une tête à couronne
Princière, au temps défunt, servait une matrone :
Vestale de cuisine, avec son regard bleu
Au fond d’un sous-sol gras elle guettait le feu ;
Cinthia, le plus beau faciès de Minerve,
Toute enfant, s’en allait, pauvre mignonne serve,
Percer de son aiguille un tissu syrien,
Qu’elle achète aujourd’hui pour un peu moins que rien ;
Araminte, une brune, et Lesbie, une blonde,
Portaient jadis son linge à Monsieur Tout-le-Monde ;
Temps funeste ! où Chloé, suppôt de Cupidon,
Pour son père Cerbère a tiré le cordon.

Mais toutes, comme on chasse une bête importune.
Ont oublié les ans de mauvaise fortune.
Et boivent le plaisir à bouche que veux-tu.
Honni soit l’esclavage affreux de la vertu,
Le cachot du devoir, le verrou de la vierge !
Sur l’autel de Vesta laissons fumer le cierge
Et s’éteindre ; évohé ! d’un bond prodigieux
Elles montent au haut du destin, vers les cieux
Etincelants de la richesse et de la vie,
Où la soif de jouir est enfin assouvie.
Adieu la pauvreté ! les beaux jours sont venus !
Minerve est une sotte, évohé pour Venus !

Plus de pain bis, de lait tourné, de beurre rance !
Une chaîne, pudeur ! impudeur, délivrance !

Maintenant, tu ne peux les poursuivre, ô Remords !
Elles ont pour te fuir leurs chars à huit ressorts,
Et les fougueux coursiers de la Grande-Bretagne !
La Renommée avec sa trompette accompagne,
Car elles ont soumis les plus lointains préteurs,
Et les patriciens, et les purs dictateurs,
Et jusqu’aux fils de rois des vieilles monarchies…

Les voyez-vous passer, les belles affranchies ?


(Fleurs du bitume.)


LA REVANCHE DES BÊTES


FRAGMENT


Tu tapes sur ton chien, tu tapes sur ton âne,
Tu mets un mors à ton cheval.
Férocement tu fais un sceptre de ta canne,
Homme, roi du Règne animal :
Quand tu trouves un veau, tu lui rôtis le foie,
Et bourres son nez de persil ;
Tu tailles dans le bœuf, vieux laboureur qui ploie,
Des biftecks saignants, sur le gril ;
Le mouton t’apparaît comme un gigot possible ;
Et le lièvre comme un civet ;
Le pigeon de Vénus te devient une cible,
Et tu jugules le poulet…
Oh ! le naïf poulet, qui dès l’aube caqueté !
Oh ! le doux canard coincoinnant !
Oh ! le dindon qui glousse, ignorant qu’on apprête
Les truffes de l’embaumement !
Oh ! le porc dévasté, dont tu fais un eunuque,
Et que tu traites de… cochon,
Tandis qu’un mot quadruple et fatal le reluque :
Moné ! Thécel ! Phares ! Jambon !
Tu pilles l’Océan, tu dépeuples les fleuves,
Tu tamises les lacs lointains ;
C’est par toi qu’on a vu tant de limandes veuves

Et tant de brochets orphelins ;
Tu restes insensible aux larmes des sardines
Et des soles au ventre plat ;
Tu déjeunas d’un meurtre, et d’un meurtre tu dînes :
Va souper d’un assassinat.
Massacre par les airs la caille et la bécasse…
Sombre destinée : un salmis !
Tandis qu’un chou cruel guette d’un air bonasse
Le cadavre de là perdrix.
Mais est-ce pour manger seulement que tu frappes,
Dur ensanglanteur de couteaux.
Non. Les ours, les renards, les castors, pris aux trappes,
Sont une mine à paletots ;
Tu saisis le lion, ce roi des noctambules,
Dont le désert s’enorgueillit,
Pour faire de sa peau, sous tes pieds ridicules,
Une humble descente de lit.
Mais le meurtre, c’est peu ; le supplice raffine
Tes plaisirs de dieu maladif.
Et le lapin (nous dit le Livre de cuisine)
Demande qu’on l’écorche vif ;
Et l’écrevisse aura, vive, dans l’eau bouillante,
L’infernal baiser du carmin ;
Et, morne enterrement, l’huître glisse vivante
Au sépulcre de l’abdomen.

Soit ! il viendra le jour lugubre des revanches.
Et l’âpre nuit du châtiment,
Quand tu seras là-bas, entre les quatre planches.
Cloué pour Eternellement.
Oh ! l’Animalité te réserve la peine
De tous les maux jadis soufferts ;
Elle mettra sa joie à te rendre la haine
Dont tu fatiguas l’univers.
Or, elle choisira le plus petit des êtres.
Le plus vil, le plus odieux.
Un ver ! — qui s’en ira pratiquer des fenêtres
Dans les orbites de tes yeux.
Il mangera ta lèvre, avide et sensuelle,
Ta langue et ton palais exquis ;
Il rongera ta gorge et ta panse cruelle,

Et tes intestins mal acquis ;
Il ira dans ton crâne, au siège des pensées,
Dévorer, lambeau par lambeau,
Ce qui fut ton orgueil et tes billevesées :
Les cellules de ton cerveau.
L’âne s’esclaffera, voyant l’Homme de Proie
Devenu Rien dans le grand Tout ;
Le pourceau, dans son bouge infect, aura la joie
D’apprendre ce qu’est le dégoût ;
Et les Bètes riront, dans la langue des Bêtes,
De ce cadavre saccagé
Par la dent des impurs fabricants de squelettes,
Quand le mangeur sera mangé.


(Poèmes ironiques.)


CE QUE CHANTE LA HOUILLE


Variation : Mais n’est-il pas ailleurs, loin, là-bas, d’autres êtres que Paris sait tuer à longue portée ?


Voici, par un jour de grésil
Que novembre teignait de rouille,
Ce que, vivante sur son gril,
Me chanta tristement la Houille.

— « Je suis la terrible Forêt,
La noire Silva souterraine,
Qu’un inexorable décret
Sous le sol ténébreux enchaîne.

« Je suis le Bois, enseveli
Dans l’argile ou la roche dure,
Tordant au tréfonds de l’oubli
Mes mornes rameaux sans verdure.

« J’ai pleuré souvent mes oiseaux.
Et je pleure encor mes nuages !
Je voudrais voir quelques roseaux
Parmi mes obscurs paysages !

« Je possédais aussi des fleurs
Avant le déluge, et des mousses

La pluie avivait mes pâleurs,
Et le soleil mes teintes rousses.

« Or, des désastres surhumains
Me précipitèrent au gouffre,
Et, comme fleurs sur mes chemins,
Je n’ai plus que des fleurs de soufre.

« Qu’est devenu le Midi fou ?…
C’est l’éternel Minuit qui sonne !
L’haleine atroce du grisou
Remplace la brise d’automne.

« L’ennui fantastique et géant
Berce une atmosphère énervante :
C’est, dans l’empire du Néant,
Le domaine de l’Epouvante.

« Mais, comme j’ai bu du soleil
Au temps de mes primes années,
Comme je garde en mon sommeil
D’antiques lumières fanées,

« Vous venez, durs conquistadors,
Ravir la flamme de ma veine :
Les pins défunts, les cèdres morts,
Et le noir cadavre du chêne.

a Se sevrant de lumière et d’air
Pour boire mes lourdes ténèbres,
Des esclaves dans mon enfer
Descendent, bûcherons funèbres.

« Moi, je les garde sur mon flanc
Dans mes larges bras de momie ;
Je hume et digère le sang
De cette humanité blémie.

« Parfois, un soir, — c’est soir toujours
Dans mes clairières, ces noirières, —
Le grisou souffle au carrefour
Et les couche sur mes ornières.

« Parfois, pauvres êtres pâlis
Sous mes baisers d’amour sans terme.
Je m’ouvre… et les ensevelis
Dans mon ventre qui se referme.

« Je moissonne mes moissonneurs,
Os et nerfs, tête, et cœur, et foie !
C’est donc bien le sang des mineurs
Qui fait que ton âtre rougeoie.

« Ta cheminée est un cercueil
Où se tord quelque humaine gangue^
Et chaque étincelle est un œil.
Et toute flamme est une langue.

« Et, triturée en mes caveaux,
C’est cette humaine chair glacée
Qui chasse l’hiver des cerveaux
Et vient réchauffer ta pensée… »

Ainsi, par un jour de grésil
Que novembre teignait de rouille,
Chanta, vivante sur son gril,
La Forêt fossile, la Houille.

Et je songeais aux gnomes noirs
Qui descendent loin des solstices,
Afin que Paris, tous les soirs,
Danse sous des soleils factices.


[Chansons de Paris et d’ailleurs.)


L’ÉMIGRATION DU SOLEIL


On put lire dans les feuilles publiques :
« Il neige en Provence !  !  ! »
On lut dans les petites Revues :
« L’heure vient où le soleil norvégien d’Ibsen
va remplacer la latinité éteinte. »
On lut enfin dans une interview que M. Emile
Zola, renonçant au Midi natal, déclare avoir vu le
jour non pointen Provence, mais rue Saint-Joseph,
près des Halles centrales. O ventre de Paris !
A ces nouvelles, le Midi se leva et manifesta sa
douleur par des strophes pleines d’assent.


Le Soleil s’est lassé d’habiter le Midi !
Il se cherche un passage au nord de la Norvège,
Et va ragaillardir la virginale neige
En donnant des ardeurs au Pôle défroidi.

Le Soleil s’est lassé du Midi, sa famille !  !
Avec quelque Grande Ourse il court le guilledou.

Déjà, fier de suer, le Lapon devient fou :
Il démolit sa hutte et plante une charmille.

Le bouleau lymphatique a des sursauts nerveux ;
Le sapin, avivé par la lumière active,
Sent, parmi ses rameaux, s’épanouir l’olive,
Et les cigales d’or chantent dans ses cheveux.

Tout tigré de rayons, le renne prend le rôle
Que le zèbre perclus abandonne en toussant ;
Le pingouin, amateur du gel, au sud descend,
Tandis que la Tarasque émigré vers le Pôle.

Au Spitzberg, doux rivage où fleurit l’oranger,
Le soupir de la femme et le parfum des palmes,
Sous des cieux alanguis et logiquement calmes.
Dans un baiser d’amour accueillent l’étranger.

Coiffé d’un fier chapeau de paille de Finlande,
L’Esquimau se pavane en souple veston clair :
A qui lui dit : « Bagasse ! « il répond : « Troun de l’air î
Tout en fumant les blonds havanes de l’Islande.

L’ardente Samoyède aime la soupe à l’ail
Et boit le vin sucré de la Nouvelle-Zemble ;
Ainsi qu’un papillon, sur son visage tremble
La dépouille d’un paon montée en éventail…

Telle est l’anomalie où le Soleil nous plonge,
Désertant son pays autrefois bien-aimé,
Jetant l’août en mars, et le décembre en mai,
Et changeant le printemps de Provence en mensonge.

Plus de midi parmi les nuages croulants !
Déjà des icebergs ont remonté le Rhône ;
Au centre du Paillon le Maëlstrom a son trône,
Et sur la Canebière on chasse les ours blancs.

Quand nous reviendra-t-il, ce Soleil, sainte flamme,
Rendre à nos yeux latins les sourires moqueurs,
Et chanter la chanson éternelle à nos cœurs ?
Cadavres ambulants ! qu’il rallume notre âme !…

Mais, s’il ne revient pas, le céleste fuyard.
S’il s’obstine à courir la Suède et la Baltique,
S’il ne rentre au bercail de son zodiaque antique,
Le Midi lèvera contre lui l’étendard.

D’un côté d’Artagnan, et Tartarin de l’autre,
Au solstice prochain brandiront leur acier ;
Et l’Hercule Marseille ira jusqu’au glacier
Où notre enfant prodigue et rebelle se vautre.

Té ! qu’il le sache donc, notre grand fils vermeil :
Nous, les Gascons et les Provençaux, race d’aigles,
Lois de Kepler en mains, nous serions dans les règles,
En flanquant un conseil judiciaire au Soleil.


(Chansons de Paris et d’ailleurs.)
PAUL HAAG




Bibliograpnie. — Le Livre d’un inconnu, publié sans nom d’auteur (Lemerre, Paris, 1879).

M. Paul Haag, professeur à l’Ecole polytechnique et à l’Ecole des Ponts et Chaussées, né à Paris le 10 janvier 1843, a publié en 1879 un recueil de vers intitulé : Le Livre d’un inconnu. « L’auteur de ce petit volume, nous écrit spirituellement M. Paul. Haag, semble avoir vécu à Paris pendant les années qui suivirent la guerre de 1870. On ne sait pas au juste ce qu’il est devenu. Quelques-uns cependant prétendent le reconnaître dans un ingénieur qui existe encore ; mais comme cet ingénieur n’a publié depuis lors que des ouvrages techniques ou scientifiques, son identité avec le poète de 1879 paraît des plus douteuses. Je puis toutefois vous adresser, en le certifiant authentique, l’autographe ci-joint qui reproduit quelques vers restés inédits et écrits par le poète à l’époque de la publication de son volume… »

Théodore de Banville écrivait dès 1879 dans sa Préface : « Le Livre d’un inconnu est un volume de vers très remarquable par la sincérité des impressions, par la subtile exquisité de la forme, par la justesse des mots et par une sorte de très mystérieuse et délicate pudeur qui fait que l’auteur se refuse absolument à tous les effets connus et certains… Ce livre répond au véritable idéal actuel. Le poète s’y montre réaliste dans le beau sens du mot, et il est facile de voir que toutes ses descriptions sont vues, que tous les sentiments qu’il exprime ont été éprouvés et non supposés. » Les amis des lettres françaises ne peuvent que regretter que ce volume n’ait point été suivi d’autres.



MA CHERE, NOUS IRONS AUX DERNIERS SOIRS D’AUTOMNE…


Ma chère, nous irons aux derniers soirs d’automne
Voir fleurir dans les bois la tardive anémone,
Les chrysanthèmes d’or émailler les jardins.
Et les grappes déjà trop mûres des raisins
Et par les premiers froids légèrement ridées
Pendre aux rameaux brunis des treilles dénudées !
Nous irons, nous suivrons les détours du chemin
Où la première fois ma main pressa ta main ;
Nous verrons au penchant des collines prochaines
L’or des grands peupliers et la rouille des chênes,
Et tout nous parlera d’automne et de départ.
Au ciel, ainsi qu’un rouge et sanglant étendard,
Un nuage empourpré planera sur nos têtes ;
Et le calme attristé des campagnes muettes
Et dans les bois déserts le silence des nids
Nous diront que les jours d’été sont bien finis,
Que loin, bien loin de nous est la saison des roses,
Et que demain l’hiver et ses brumes moroses
Auront enveloppé de leur morne linceul
Ces bois que le sanglot du vent troublera seul.

Nous songerons alors que tout meurt et tout passe,
Comme au courant des eaux une ride s’efface,
Comme un nuage au ciel par le vent emporté ;
Et nous éprouverons l’amère volupté
De sentir que nos cœurs auront changé de même,
Qu’à notre insu ces mots, ces tendres mots : « Je t’aime ! »
Nous ne les dirons plus avec le même accent,
Car l’herbe du chemin que l’on foule en passant
Et le buisson qu’on frôle, et la branche qu’on cueille,
Et la fleur que, distrait ou rêveur, on effeuille,
Tout emporte avec soi quelque chose de nous ;
Et tandis qu’à travers les ronces et les houx,
Dans la haute forêt tremblante des fougères,
Le couchant grandira nos ombres passagères.

Nous penserons, chère âme, à ces choses qui font
Plus tristes les baisers, mais l’amour plus profond.

Puis, quand naîtront au ciel les premières étoiles,
Quand la brume, flottant en clairs et légers voiles.
Montera sur les prés humides des vallons,
Dans les premiers frissons du soir nous reviendrons
Par la majestueuse et déserte avenue
Qu’au printemps si souvent nous avons parcourue.
Les dernières lueurs du jour mourant aux cieux.
Descendant dans la paix profonde de ces lieux
A travers le feuillage éclairci des grands arbres,
Eclaireront alors de la pâleur des marbres
Ton grave et doux profil et tes beaux cheveux d’or ;
Et nos regards pensifs pourront noter encor.
Dans les fossés jaunis et dans l’angle des portes,
Le triste encombrement que font les feuilles mortes.


(Le Livre d’un inconnu.)


CE SOIR, LE FIRMAMENT EST TRÈS PUR ET TRÈS CLAIR…


Ce soir, le firmament est très pur et très clair,
Et dans l’azur profond les étoiles ont l’air
Calme d’un grand troupeau semé dans une plaine ;
Pas un souffle, pas un frisson, pas une haleine
Dans ce ciel qu’on dirait à jamais apaisé.
Comme un puissant essieu dans ses gonds alésé
Silencieusement tourne l’axe du monde,
Et la grande douceur de cette paix profonde
Marque l’enfantement d’un grand labeur muet :
Car la nature est sage et bonne, et se soumet
Sans révolte à la loi qui régit les espaces,
Fait mûrir les moissons, naître et croître les races,
Et, dans l’ordre savant de leurs mille couleurs.
S’épanouir en paix les calices des fleurs.


(Le Livre d’un inconnu.)



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JULES CARRARA

Bibliographie. — Prose : Heures intellectuelles (Eggimann, Genève, 1894). — Poésie : Pointes de mai, ouvrage couronné par l’Académie des Muses santoaes, à Royan (1882) ; — L’Art d’avoir vingt ans, ouvrage couronné par l’Académie des Muses santones (1883) ; — La Lyre, ouvraire couronné par l’Académie des Muses santones, 1886 (Lomerrc, Paris, 1S8T) ; — Sur le chemin de la vie, ouvrage couronné par la Société havraise d’études diverses, 1898 (Recueil des publications de la Société havraise d’études diverses, le Havre, 1899) ; — Ode à Victor Hugo pour le centenaire du poète (1902).

M. Jules Carrara a collaboré à divers journaux et périodiques.

M. Jules Carrara, né à Genève le 14 décembre 1859, d’un père italien et d’une mère vaudoise, a fait ses études à l’université de cette ville. De 1887 à 1393, il a enseigné le grec et le latin au collège supérieur de Morges ; puis, de 1893 à 1900, la littérature française à l’Ecole normale de Lausanne. Il est aujourd’hui professeur de langue et de littérature française au Gymnase de la Chaux-de-Fonds.

M. Jules Carrara a fait des vers dès le collège. En 1882, l’Académie des Muses santones, à Royan, décernait une médaille d’argent à ses Poèmes de mai ; l’année d’après, une médaille de vermeil k son. Art d’avoir vingt ans, et enfin, en 1886, le premier prix à sa Lyre, • œuvre originale, d’un souffle puissant, d’une inspiration élevée, où l’on trouve un talent en pleine possession de lui-même, et où l’idée, toujours haute, revêt une forme artistique achevée… » (Adolphe Ribalx.) En 1898, la Société havraise d’études diverses accordait la médaille d’or à son délicieux recueil : Sur le chemin de la vie.

M. Jules Carrara est un fervent romantique. Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/180 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/181 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/182


JACQUES MADELEINE




Bibliographie. — La Richesse de la Muse (1882) ; — L’Idylle éternelle (1884) ; — Livret de vers anciens (1884) ; — Pierrot divin (1887) ; — Le Conte de la rose (1891) ; — Brunettes, ou petits airs tendres (1892) ; — À l’Orée (1899) ; — Le Sourire d’Hellas (1899) ; — Un jour tout de rêve (1900) ; — La Petite Porte feuillue (1900).

Les poésies de M. Jacques Madeleine ont été éditées par L. Vanier, P. Ollendorff et A. Quantin.

M. Jacques Madeleine a collaboré à divers journaux et revues.

M. Jacques Madeleine (Jacques Normand), né à Paris le 16 mai 1859, est un poète à l’inspiration jeune et charmante, et qui ne ressemble à aucun autre poète, tant il est soucieux de « cultiver seulement, avec des gestes et des rythmes doux, le joli jardin de son âme isolée ». « Mais ce jardin est au milieu de la forêt qui l’emplit de sa solennité et le prolonge de ses profondeurs… Jacques Madeleine habite, au milieu de l’immensité, une délicate et charmante solitude ; sa petitesse, volontaire, est pénétrée de grandeur ; s’il a chanté de menus Vers Tendres, c’est à l’Orée des bois de mystère et de rêve, de réelle terreur aussi ; et tout dernièrement, en des poèmes qui n’avaient pas eu d’exemple depuis la Psyché et l’Adonis de La Fontaine, il a évoqué, d’une grâce infinie et exquisement moderne, sans aucune grossièreté d’anachronisme, le Sourire d’Hellas ; ce fut comme le conte des fées d’une théogonie où Hésiode aurait collaboré avec Perrault. M. Jacques Madeleine, jeune encore, et minutieusement assidu, élabore, comme avril fait les roses, une œuvre en fleur qui ne se fanera point. » (Catulle Mendès, Rapport sur le mouvement poétique français de 1861 à 1900.)




HIRONDELLES


Une minute avant l’ondée
Les hirondelles sont là-haut ;
Elles descendent aussitôt
De la profondeur insondée.
 
La rivière est déjà ridée
Par un frisson fait d’un sanglot ;
Elles viennent raser le flot
Avec leur aile intimidée.

O chère Muse, c’est ainsi
Que tu viens, délicate aussi.
Nous consoler par tes caresses,
 
Dans l’attente ou le souvenir
Des plus douloureuses tendresses.
Lorsque les larmes vont venir.


L’IDYLLE ETERNELLE


Autrefois je vous ai chantés,
Rêves aux splendeurs décevantes,
Et j’ai mis des sonorités
Dans l’or pur des formes savantes.
 
Mes vers ardents, audacieux,
Ailes blanches et larges rimes,
Se perdaient dans les vastes cieux,
Ne se posaient que sur les cimes.
 
Mais, par un matin de printemps,
Une fleurette à peine éclose
(Ô blonde qui n’as pas vingt ans)
M’a charmé, si fraîche et si rose !

Et, l’âme en fête, j’ai compris
La chanson discrète et naïve,
Les mots doucement attendris
Que voulait son âme pensive.

— Le souvenir triste et charmant
D’une enfant qu’on a trop aimée
Sans avoir été son amant,
Rose de passé parfumée ;

Un reproche dans un baiser,
Une larme dans un sourire,
L’aveu qu’on ne voulut oser
Et le mot qu’on n’a pas su dire ;

Le profond, le subtil frisson
Des amours troublantes et brèves,
Voilà ma vie et ma chanson,
Et je ne veux pas d’autres rêves.

Et je vais, me laissant charmer
Dans l’extase de vivre en Elle
Et dans l’enivrement d’aimer,
En chantant l’Idylle éternelle.

{L’Idylle éternelle.)


PETITE BRUNETTE


Furtive, hésitante, à l’orée
De la forêt, chère adorée,
Dites-le-moi, que cherchez-vous,

Petite brunette aux yeux doux ?

Est-ce le frisson du mystère
Tendre à mourir, et qu’il faut taire ?
Et n’avez-vous pas peur des loups,

Petite brunette aux yeux doux ?

Au bruit de mes pas, votre bouche
Se crispe, d’un grand air farouche,
Et votre œil flambe de courroux,

Petite brunette aux yeux doux !

Ah ! quand tout aime et que tout chante,
Pourquoi faites-vous la méchante
Et pourquoi me repoussez-vous,

Petite brunette aux yeux doux ?

Le dieu charmant qui veut qu’on aime
Est dans les bois ; il a mis même
Des fleurs sur les branches de houx,

Petite brunette aux yeux doux !

Oyez cela ! dans les venelles
De ces idylles éternelles
Les oiseaux piaillent, font les fous,

Petite brunette aux yeux doux !

La forêt est toute en extase,
Une langueur tendre l’embrase,
Elle soupire à tous les coups,

Petite brunette aux yeux doux !

Et si d’autres sous les ramures
Mangent des fraises ou des mûres
Ils ne feront que comme nous,

Petite brunette aux yeux doux


CETTE PETITE

 
Cette petite brunette
Qui n’avait jamais aimé,
Comme elle rêvait seulette,
Dans les bois, un soir de mai,
Entendit une fauvette
Chanter dans Tair parfumé.
 
Elle s’arrêta, surprise,
Et mit ses mains sur son cœur.
D’où vient l’émoi qui la grise
D’une secrète douceur ?
Qui fait passer dans la brise
Cette extatique langueur ?

La chère petite belle
Dont le cœur s’est adouci
Sent palpiter comme une aile
Son sein d’un frisson saisi
En écoutant au fond d’elle
Un oiseau chanter aussi.


SUR LA PLAGE


Blanches ailes des barques frêles,
Vois ces taches d’un ton plus clair
Sur le vert sombre de la mer :
Sont-ce des voiles ou des ailes ?

N’est-ce pas que l’une d’entre elles
Doit cingler — ô le rêve cher ! —
Vers une île adorable où l’air
Est tout peuplé de tourterelles ?

Rêveuse qui les suis des yeux,
Veux-tu regarder tous les deux
La même voile, au loin, qui tremble ?

La seule extase sans rancœurs,
Le plus délicat des bonheurs,
C’est encor de rêver ensemble.


LÀ-BAS


Là-bas, sur la mer,
La lune se lève
Dans le lointain clair
Et va, comme un rêve.

La lune se lève…
La lune s’en va…

Oh ! regardons-la !
Vers une autre grève
Emportant mon rêve,
La lune s’en va,

La lune se lève…
La lune s’en va…

Notre vie est brève,
Tout part, tout s’enfuit.
Dans la mer, la nuit,
S’en va notre rêve…

La lune se lève…
La lune s’en va…


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ÉMILE VERHAEREN




Bibliographie. — Les Flamandes, poèmes (Hochsteyn, Bruxelles, 1883) ; — Les Contes de minuit, prose (collection de la Jeune Belgique, Franck, Bruxelles, 1885) ; — Joseph Heymans, peintre, critique (Société nouvelle, Bruxelles, 1885) ; — Les Moines, poèmes (Lemerre, Paris, 1885) ; — Fernand Khnopff, critique (Société nouvelle, Bruxelles, 1887) ; — Les Soirs, poèmes (Deman, Bruxelles, 1887) ; — Les Débâcles, poèmes (Deman, Bruxelles, 1888) ; — Les Flambeaux noirs, poèmes (Deman, Bruxelles, 1890-1891) [ces trois derniers volumes tirés à 100 exemplaires sur hollande ; les 50 premiers numéros illustrés par Odilon Redon] ; — Au bord de la route, poèmes (extrait de la Wallonie, Liège ; Vaillant-Carmanne, Bruxelles, 1891) ; — Les Apparus dans mes chemins, poèmes (Paul Lacomblez, Bruxelles, 1891) ; — Les Campagnes hallucinées, poèmes, couverture et ornementation de Théo van Rysselberghe (Deman, Bruxelles, 1893) ; — Almanach, poèmes, ouvrage illustré par Théo van Rysselberghe (Dietrich, Bruxelles, 1895) ; — Les Villages illusoires, poèmes, illustrés de quatre dessins de Georges Minne (Deman, Bruxelles, 1895) ; — Poèmes [Au bord de la route, Les Flamandes, Les Moines, augmentés de plusieurs poèmes] (Société du Mercure de France, Paris, 1895) ; — Les Villes tentaculaires, poèmes, couverture et ornementation de Théo van Rysselberghe (Deman, Bruxelles, 1895) ; — Poèmes, nouvelle série [Les Soirs, Les Débâcles, Les Flambeaux noirs] (Société du Mercure de France, Paris, 1896) ; — Les Heures claires, poèmes, couverture et ornementation de Théo van Rysselberghe (Deman, Bruxelles, 1896) ; — Émile Verhaeren, 1883-1896 (anthologie), portrait par Théo van Rysselberghe « pour les amis du poète » (Deman, Bruxelles) ; — Les Aubes, drame lyrique en quatre actes, couverture et ornementation de Théo van Rysselberghe (Deman, Bruxelles, 1898) ; — Les Visages de la vie, poèmes, couverture et ornementation de Théo van Rysselberghe (Deman, Bruxelles, 1899) ; — Poèmes, IIIe série [Les Villages illusoires, Les Apparus dans mes chemins, Les Vignes de ma muraille] (Société du Mercure de France, Paris, 1899) ; — Le Cloître, drame en quatre actes, en prose et en vers, représenté à Bruxelles, au théâtre du Parc, le 20 février 1900, et à Paris, sur la scène du théâtre de l’Œuvre, le 8 mai 1900 ; couverture et ornementation de Théo van Rysselberghe (Deman, Bruxelles, 1900) ; — Philippe II, tragédie en trois actes, représentée sur la scène du théâtre du Parc, à Bruxelles (Société du Mercure de France, Paris, 1901) ; — Les Petites Légendes, poèmes, couverture de Théo van Rysselberghe (Deman, Bruxelles, 1901) ; — Les Forces tumultueuses, poèmes (Société du Mercure de France, Paris, 1902) ; — La Multiple Splendeur (Société du Mercure de France, Paris, 1906).

[À signaler encore un album d’Images japonaises, texte d’Émile Verhaeren, illustrations de Kwassou, Tokio, Haségawa, 1900.]


M. Émile Verhaeren a collaboré à la Semaine, journal universitaire (Louvain), à l’Artiste (Bruxelles), aux Écrits pour l’Art, au Scapin, à la Vogue, au Journal des Beaux-arts, à la Plage, au Réveil de Gand, à la Jeune Belgique, à la Société Nouvelle, à l’Art Jeune (Bruxelles), au Coq Rouge (Bruxelles), à l’Humanité Nouvelle, à la Revue-Journal, à la Nouvelle Revue, à l’Ermitage, aux Entretiens Politiques et Littéraires, à l’Image, au Mercure de France, à la Revue Blanche, à Durendal, au Magazine of Art, à Vers et Prose, etc.

Membre du Comité de rédaction de l’Art Moderne, M. Émile Verhaeren a de plus publié des poèmes dans l’Almanach des Poètes (Mercure de France, 1896 et 1897) et les Péchés capitaux, album d’eaux-fortes de Henry Detouche (Boudet, Paris, 1900).

M. Émile Verhaeren, né à Saint-Amand, près Anvers, le 22 mai 1855, « s’est affirmé, écrit M. Francis Vielé-Griffin, le grand lyrique de ces Flandres à qui nous devons le dramaturge Maurice Mæterlinck et le naïf mystique Elskamp. Son enfance s’écoula en pleine campagne flamande, aux bords de l’Escaut, avec ses voiles, ses navires, ses digues énormes. Saint-Amand est un pays de moulins, de vanniers, de cordiers, de passeurs d’eau ; pays de brumes, de gel, de prairies inondées, pays spongieux où parfois les grandes marées montent jusqu’aux villages. Notre poète y reçut les impressions fortes et primaires que traduiront avec tant d’intensité ses poèmes. Puis ce fut le collège de Sainte-Barbe à Gand (1869-1877) ; il s’y lia avec Georges Rodenbach.

« M. Verhaeren fut un précoce (ses premiers essais datent de quatrième) ; il aimait Lamartine, Hugo, Chateaubriand ; en rhétorique, il révolutionne un peu la classe en professant une foi romantique rouge ! Enfin le voici étudiant à l’Université de Louvain. C’est pour y fonder un journal : La Semaine, qu’il édite, de concert avec un aspirant notaire, Van Dyck, — le chanteur aujourd’hui célèbre de Parsifal à Bayreuth. Ses collaborateurs sont bientôt MM. Gilkin, Giraud, l’éditeur Deman. Mais tout a une fin. L’autorité académique intervient et supprime la feuille trop batailleuse. Le Type, journal adverse que rédige Max Waller, le futur fondateur de La Jeune Belgique, est frappé par le même ukase, — et l’ordre règne à Louvain… comme à Varsovie.

« En 1881, M. Émile Verhaeren entre au barreau de Bruxelles ; il y est stagiaire chez M. Edmond Picard ; mais il a bientôt jeté la toque et la robe aux orties. La littérature l’a pris tout entier ; il publie Les Flamandes (1883) et entre en plein dans ce mouvement de rénovation dont La Jeune Belgique et L’Art Moderne — après des hésitations « naturalistes » ou « parnassiennes » communes à toute une génération — sont, à cette époque, les deux porte-voix. Pendant une période de quatre ans, les deux recueils marchent unis à la conquête de la liberté littéraire en Belgique. Ils forment l’aile extrême de l’armée symboliste et remportent en Belgique un triomphe complet.

« La Société Nouvelle, d’abord presque exclusivement sociologique, apporte bientôt au mouvement jeune l’appoint d’une rédaction d’élite, sous la direction de M. F. Brouez. Puis, il y a La Basoche, où M. Khnopff est le tout premier laudateur de Verlaine et de Mallarmé qu’il a à défendre jusque dans L’Art Moderne. Et La Wallonie, admirable revue d’art pur, mène à Liège, sept ans durant, une belle campagne esthétique. MM. Mockel, Olin et de Régnier en formaient l’état-major.

« Après la mort de Max Waller, la direction de La Jeune Belgique passe aux mains de MM. Valère Gille, Gilkin et Giraud, et cette revue se sépare du mouvement symboliste. Les temps héroïques sont révolus. Voici Mæterlinck avec La Princesse Maleine, L’Intruse, Intérieur ; l’Europe et l’Amérique se sont émues, les publications naissent : Floréal, Le Réveil, La Nervie, Stella, L’Art Jeune !L’Art Moderne mène le bataillon ; ce journal s’est occupé, à un moment, plus des beaux-arts que des lettres. Avec MM. Picard et O. Maus, M. Verhaeren entame une campagne en faveur des impressionnistes Monet et Renoir en France, Vogels et Ensor en Belgique ; il se fait le champion de Seurat, de Signac, de van Rysselberghe, de de Groux, de Meunier ; ce dernier n’a pas eu de plus « prématuré » et de plus constant apôtre que L’Art Moderne ; et, de fait, ce journal hebdomadaire est le moniteur, pour la Belgique, des choses de la littérature et des arts ; nous lui savons, parmi l’élite parisienne, maints lecteurs assidus.

« M. Verhaeren avait déjà publié Les Contes de minuit, Les Flamandes et Les Moines : Les Flamandes correspondent chez leur auteur à une période de santé violente où l’instinct flamand des Jordaens et des Rubens lui apparaît plus beau que toute idée ; il ne trouvait, alors, en art, de vraiment grand que ces maîtres. Puis vinrent Les Moines (1886), où il alliait ses gros et lourds désirs de force au lot de mysticisme gagné au collège. Aussi ces Moines sont-ils forts, grands, violents et pieux. Il s’en fut à Forges (dans le Hainaut, près de la frontière française), où les princes de Chimay ont appelé des trappistes pour cultiver des fagnes, et il étudia là ses héros ; il serait curieux de rapprocher ce curieux livre de l’En route de M. Huysmans, autre homme du Nord.

« Entre 1887 et 1891 paraissent Les Soirs, Les Débâcles et Les Flambeaux noirs. Ces trois poèmes répondent à une crise physiquement maladive de la vie du poète, et il exalte la douleur pour elle-même avec une sorte de rage et de sauvagerie : Les Soirs sont les décours de l’être qui se crie ; Les Débâcles, le cri lui-même ; Les Flambeaux noirs, le reflet de la douleur sur les idées générales qui assaillent le malade et qu’il déforme d’après sa maladie et d’après sa personnalité anormale. Je ne sais pas de plus puissante tragédie intérieure. Les Apparus dans mes chemins (1891) se ressentent des Flambeaux noirs dans leur première partie. Dans la seconde, il s’y lève des aubes de consolation : c’est le souvenir d’une morte et la présence calmante d’une femme rencontrée qui semble quelquefois n’être que la morte ressuscitée ; si bien que dans les vers du poète deux figures se mêlent, déterminant ce changement du noir au blanc.

« Nous voici en 1892. M. Verhaeren, avec MM. Eekhoud, le puissant romancier paroxyste, et Vandervelde, fonde la Section d’art à la Maison du Peuple : on y exécute du Wagner, on y conférencie sur Ibsen, sur Hugo, on y étudie et l’on y fait interpréter des chansons populaires ; pour toutes ces manifestations d’art pur, il se trouve un public étonnamment compréhensif.

« Mais ces préoccupations socialistiques qui hantent ou hantèrent presque toute la littérature de ce temps n’entravent pas le travail du poète. En 1893, ce sont les Campagnes hallucinées, livre intercalaire et annonciateur. L’année suivante, ce sont les Villages illusoires. Ce poème fait partie d’un ensemble : en lui, le poète détaille les champs abandonnés, l’esprit du sol, de l’arbre, de l’eau, des fermes, — esprit tué ! Dans les Villes tentaculaires se trouvent notés l’absorption des campagnes par l’industrie, la misère, l’argent, la veulerie, la corruption, le blasphème des villes dressées contre l’ordre naïf et primordial. Dans les Aubes, enfin, le poète dit l’avenir tel qu’il le rêve, purifié, lavé, exorcisé du présent !

« Avec M. Verhaeren, les Flandres nous sont apparues magnifiées : n’est-ce pas le vigoureux coloris aggravé d’ombre, la lourde orgie fougueuse des kermesses, le tragique physique des désespoirs prolétariens, la danse macabre aux précisions gothiques, et la rude beauté ensanglantée des révoltes, l’espérance indéfectible des races fortes ? Car l’œuvre de M. Verhaeren, large et haute d’une noblesse native, est faite de cette ubiquité idéale sans quoi il n’y a pas de génie ; mais elle ne laisse de fleurer bon le terroir des aïeux : au contraire de ces spécialistes provinciaux qui crurent fortifier leur plus chétif génie d’un scrupule, sans doute respectable, d’ethnologie géographique, M. Verhaeren élargit de son souffle l’horizon de la petite patrie, et, comme le fit Balzac de son ingrate et douce Touraine, il annexe aux plaines flamandes le beau royaume humain de son idéalité et de son art. De la motte de terre natale ; du meneau en croix barrant un ciel d’enfance comme la vergue aux mâtures ; des plaines nourricières où se moissonna le pain de sa chair ; du vieux Cordier mystérieux et qui recule sans désespoir et comme volontairement le tournoiement de la roue de fortune ; du Passeur inlassable comme les flots mêmes, ployé impassible sur la rame vers un but qui se dérobe en mirage ; de la Ville bruissante au rythme formidable de l’action que peu savent scander, — simple, le Poète voulut faire et fit d’humains symboles où chacun du nous, largesse ! peut lire la destinée. »

Citons encore ces lignes de M. Albert Mockel qui nous montre en M. Émile Verhaeren le poète du paroxysme : « Il existe deux manières principales de poétiser. L’une, la classique, établit devant nous une harmonie de plastique pour ainsi dire palpable ; la seconde, qui est celle du moyen âge, appartient à une littérature plus simple, aux songes des pays germaniques ; elle a des naïvetés, un sourire de bonne foi, des yeux qui s’émerveillent, et elle dit comme sans y penser des paroles qui vont au fond de nous ; elle suscite en nous une harmonie invisible faite de nos sentiments. Émile Verhaeren assemble à la fois un peu de ces deux manières, en même temps qu’il s’en écarte avec rudesse, cassant et déchirant d’un seul coup l’harmonie marmoréenne des images et le tissu plus transparent des songeries, pour les unir en un éclair : le paroxysme. Le poète du paroxysme ne s’arrête presque jamais à combiner des plans par étages savamment gradués, à modeler les courbes d’un groupe sculptural. Pourtant, c’est par ses plans heurtés, les saillies de couleur, les images, qu’il captive surtout. Comme le poète de la suggestion et des paroles simples, il demande au lecteur d’achever par son émotion la vision qu’il a créée. Mais l’objet même de cette vision, au lieu de naître peu à peu, comme de l’âme rajeunie, avec des silences et de la musique épanouie, s’entasse par blocs d’ombre striés de térébrantes lumières. C’est un cri dans la fumée, de la peur en sursaut, un sifflet dans les ténèbres ; c’est le soudain appel d’héroïsme qui sonne la diane au soldat endormi et, d’un choc arraché à ses rêves, l’emporte avec des hurlements dans le tonnerre de la bataille. Cela n’est point l’harmonieuse beauté. Assurément ; mais ce peut être le Sublime. »

Tels les Tragiques, auxquels le relie une étroite parenté, M. Émile Verhaeren nous apparaît comme le poète du Mystère et des Destinées.

Dans les lignes qu’on va lire, M. Émile Verhaeren revendique pour le poète une entière liberté dans le choix de ses moyens d’expression.


L’ABREUVOIR


En un creux de terrain aussi profond qu’un antre,
Les étangs s’étalaient dans leur sommeil moiré,
Et servaient d’abreuvoir au bétail bigarré
Qui s’y baignait, le corps dans l’eau jusqu’à mi-ventre.

Les troupeaux descendaient, par des chemins penchants
Vaches à pas très lents, chevaux menés à l’amble,
Et les bœufs noirs et roux qui souvent, tous ensemble,
Beuglaient, le cou tendu, vers les soleils couchants.

Tout s’anéantissait dans la mort coutumière,
Dans la chute du jour : couleurs, parfums, lumière,
Explosions de sève et splendeurs d’horizons ;

Des brouillards s’étendaient en linceuls aux moissons,
Les routes s’enfonçaient dans le soir — infinies,
Et les grands bœufs semblaient râler ces agonies.

(Les Flamandes.)




RENTRÉE DES MOINES

I


On dirait que le site entier sous un lissoir
Se lustre et dans les lacs voisins se réverbère ;
C’est l’heure où la clarté du jour d’ombres s’obère,
Où le soleil descend les escaliers du soir.

Une étoile d’argent lointainement tremblante,
Lumière d’or, dont on n’aperçoit le flambeau,
Se reflète mobile et fixe au fond de l’eau
Où le courant la lave, avec une onde lente.

À travers les champs verts s’en va se déroulant
La route dont l’averse a lamé les ornières ;
Elle longe les noirs massifs des sapinières
Et monte au carrefour couper le pavé blanc.

Au loin scintille encore une lucarne ronde
Qui s’ouvre ainsi qu’un œil dans un pignon rongé ;

Là, le dernier reflet du couchant s’est plongé,
Comme en un trou profond et ténébreux, la sonde.

Et rien ne s’entend plus dans ce mystique adieu,
Rien — le site vêtu d’une paix métallique
Semble enfermer en lui, comme une basilique,
La présence muette et nocturne de Dieu.

II


Alors les moines blancs rentrent aux monastères,
Après secours portés aux malades des bourgs,
Aux remueurs cassés de sols et de labours,
Aux gueux chrétiens qui vont mourir, aux grabataires,

À ceux qui crèvent seuls, mornes, sales, pouilleux
Et que nul de regrets ni de pleurs n’accompagne
Et qui pourriront nus dans un coin de campagne,
Sans qu’on lave leur corps ni qu’on ferme leurs yeux,

Aux mendiants tordus de misères avides,
Qui, le ventre troué de faim, ne peuvent plus
Se béquiller là-bas vers les enclos feuillus
Et qui se noient, la nuit, dans les étangs livides.

Et tels les moines blancs traversent les champs noirs,
Faisant songer aux temps des jeunesses bibliques
Où l’on voyait errer des géants angéliques,
En longs manteaux de lin, dans l’or pâli des soirs.

III


Brusque, résonne au loin un tintement de cloche,
Qui casse du silence à coups de battant clair
Par-dessus les hameaux, et jette à travers l’air
Un long appel, qui long, parmi l’écho, ricoche.

Il proclame que c’est l’instant justicier
Où les moines s’en vont au chœur chanter Ténèbres
Et promener sur leurs consciences funèbres
La froide cruauté de leurs regards d’acier.

Car les voici priant : tous ceux dont la journée
S’est consumée au dur hersage, en pleins terreaux,
Ceux dont l’esprit, sur les textes préceptoraux,
S’épand, comme un reflet de lumière inclinée,


Ceux dont la solitude âpre et pâle a rendu
L’âme voyante et dont la peau blême et collante
Jette vers Dieu la voix de sa maigreur sanglante,
Ceux dont les tourments noirs ont fait le corps tordu.

Et les moines qui sont rentrés aux monastères,
Après visite faite aux malheureux des bourgs,
Aux remueurs cassés de sols et de labours,
Aux gueux chrétiens qui vont mourir, aux grabataires,

À leurs frères pieux disent, à lente voix,
Qu’au dehors, quelque part, dans un coin de bruyère,
Il est un moribond qui s’en va sans prière
Et qu’il faut supplier, au chœur, le Christ en croix,

Pour qu’il soit pitoyable aux mendiants avides
Qui, le ventre troué de faim, ne peuvent plus
Se béquiller au loin vers les enclos feuillus
Et qui se noient, la nuit, dans les étangs livides.

Et tous alors, tous les moines, très lentement,
Envoient vers Dieu le chant des lentes litanies ;
Et les anges qui sont gardiens des agonies
Ferment les yeux des morts, silencieusement.

(Les Moines.)




LE MOULIN


Le moulin tourne au fond du soir, très lentement,
Sur un ciel de tristesse et de mélancolie ;
Il tourne, et tourne, et sa voile, couleur de lie,
Est triste, et faible, et lourde, et lasse, infiniment.

Depuis l’aube, ses bras, comme des bras de plainte,
Se sont tendus et sont tombés ; et les voici
Qui retombent encor, là-bas, dans l’air noirci
Et le silence entier de la nature éteinte.

Un jour souffrant d’hiver parmi les loins s’endort,
Les nuages sont las de leurs voyages sombres,
Et le long des taillis, qui ramassent leurs ombres,
Les ornières s’en vont vers un horizon mort.

Sous un ourlet de sol, quelques huttes de hêtre
Très misérablement sont assises en rond :

Une lampe de cuivre est pendue au plafond
Et patine de feu le mur et la fenêtre.

Et dans la plaine immense et le vide dormeur,
Elles fixent, — les très souffreteuses bicoques, —
Avec les pauvres yeux de leurs carreaux en loques,
Le vieux moulin qui tourne, et las, qui tourne et meurt.

(Les Soirs.)




SAINT GEORGES

 
Ouverte en large éclair, parmi les brumes,
Une avenue ;
Et saint Georges, fermentant d’ors,
Avec des plumes et des écumes,
Au poitrail blanc de son cheval sans mors,
Descend.

L’équipage diamantaire
Fait de sa chute un triomphal chemin
De la pitié du ciel vers notre terre.

Héros des joyeuses vertus auxiliaires,
Sonore d’audace et cristallin,
Mon cœur nocturne, oh ! qu’il l’éclaire,
Au tournoiement de son épée auréolaire !
Que j’entende le babil d’argent
Du vent, autour de sa cotte de mailles,
Ses éperons, dans les batailles ;
Le saint Georges, celui qui luit
Et vient, parmi les cris de mon désir,
Saisir
Mes pauvres bras tendus vers sa vaillance !

Comme un haut cri de foi
Il tient en l’air sa lance,
Le saint Georges ;
Il a passé, par mon regard,
Comme une victoire d’or hagard,
Avec, au front, l’éclat du chrême,
Le saint Georges du devoir
Beau de son cœur et par lui-même.


Sonnez toutes mes voix d’espoir !
Sonnez en moi ; sonnez, sous les rameaux,
En des routes claires et du soleil !
Micas d’argent, soyez la joie, entre les pierres ;
Et vous, les blancs cailloux des eaux,
Ouvrez vos yeux, dans les ruisseaux,
À travers l’eau de vos paupières ;
Paysage, avec tes lacs vermeils,
Sois le miroir des vols de flamme
Du saint Georges, vers mon âme !

Contre les dents du dragon noir,
Contre l’armature de lèpre et de pustules,
Il est le glaive et le miracle.
La charité, sur sa cuirasse, brûle
Et son courage est la débâcle
Bondissante de l’instinct noir.

Feux criblés d’or, feux rotatoires
Et tourbillons d’astres, ses gloires,
Aux galopants sabots de son cheval,
Éblouissent les yeux de ma mémoire.

Il vient, en bel ambassadeur
Du pays blanc, illuminé de marbres,
Où, dans les parcs, au bord des mers, sur l’arbre
De la bonté, suavement croît la douceur.
Le port, il le connaît, où se bercent, tranquilles,
De merveilleux vaisseaux, emplis d’anges dormants
Et les grands soirs, où s’éclairent des îles
Belles, mais immobiles,
Parmi les yeux, dans l’eau, des firmaments.
Ce royaume, d’où se lève, reine, la Vierge,
Il en est l’humble joie ardente — et sa flamberge
Y vibre, en ostensoir, dans l’air ;
Le dévorant saint Georges clair
Comme un feu d’or, parmi mon âme.

Il sait de quels lointains je viens
Avec quelles brumes, dans le cerveau,
Avec quels signes de couteau,
En croix noires, sur la pensée,
Avec quelle dérision de biens,

Avec quelle puissance dépensée,
Avec quelle colère et quel masque et quelle folie,
Sur de la honte et de la lie.

J’ai été lâche et je me suis enfui
Du monde, en mon orgueil futile ;
J’ai soulevé, sous des plafonds de nuit,
Les marbres d’or d’une science hostile,
Vers des sommets barrés d’oracles noirs ;
Seule la mort est la reine des soirs
Et tout effort humain n’est clair que dans l’aurore :
Avec leurs fleurs, la prière désire éclore
Et leurs douces lèvres ont le même parfum ;
Le blanc soleil, sur l’eau nacrée, est pour chacun
Comme une main de caresse, sur l’existence ;
L’aube s’ouvre, comme un conseil de confiance,
Et qui l’écoute est le sauvé
De son marais, où nul péché ne fut jamais lavé.

Le saint Georges cuirassé clair
A traversé, par bonds de flamme,
Le frais matin, jusqu’à mon âme ;
Il était jeune et beau de foi ;
Il se pencha d’autant plus bas vers moi,
Qu’il me voyait plus à genoux ;
Comme un intime et pur cordial d’or
Il m’a rempli de son essor
Et tendrement d’un effroi doux,
Devant sa vision altière,
J’ai mis, en sa pâle main fière,
Les fleurs tristes de ma douleur ;
Et lui, s’en est allé, m’imposant la vaillance
Et, sur le front, la marque en croix d’or de sa lance,
Droit vers son Dieu, avec mon cœur.
 

(Les Apparus dans mes chemins.)




LE PASSEUR D’EAU


Le passeur d’eau, les mains aux rames,
À contre-flot, depuis longtemps,
Luttait, un roseau vert entre les dents.


Mais celle, hélas ! qui le hélait
Au delà des vagues, là-bas,
Toujours plus loin, par au delà des vagues,
Parmi les brumes reculait.

Les fenêtres, avec leurs yeux,
Et le cadran des tours, sur le rivage,
Le regardaient peiner et s’acharner,
En un ploiement de torse en deux
Et de muscles sauvages.

Une rame soudain cassa
Que le courant chassa,
À vagues lourdes, vers la mer.

Celle là-bas qui le hélait,
Dans les brumes et dans le vent, semblait
Tordre plus follement les bras
Vers celui qui n’approchait pas.

Le passeur d’eau, avec la rame survivante,
Se prit à travailler si fort
Que tout son corps craqua d’efforts
Et que son cœur trembla de fièvre et d’épouvante.

D’un coup brusque, le gouvernail cassa
Et le courant chassa
Ce haillon morne vers la mer.

Les fenêtres, sur le rivage,
Comme des yeux grands et fiévreux
Et les cadrans des tours, ces veuves
Droites, de mille en mille, au bord des fleuves,
Fixaient, obstinément,
Cet homme fou, en son entêtement
À prolonger son fol voyage.

Celle là-bas qui le hélait,
Dans les brumes hurlait, hurlait,
La tête effrayamment tendue
Vers l’inconnu de l’étendue.

Le passeur d’eau, comme quelqu’un d’airain,
Planté, dans la tempête blême,
Avec l’unique rame entre ses mains,
Battait les flots quand même.


Ses vieux regards hallucinés
Voyaient les loins illuminés
D’où lui venait toujours la voix
Lamentable, sous les cieux froids.

La rame dernière cassa,
Que le courant chassa
Comme une paille, vers la mer.

Le passeur d’eau, les bras tombants,
S’affaissa morne, sur son banc,
Les reins rompus de vains efforts.
Un choc heurta sa barque, à la dérive.
Il regarda, derrière lui, la rive :
Il n’avait pas quitté le bord.

Les fenêtres et les cadrans,
Avec des yeux béats et grands,
Constatèrent sa ruine d’ardeur,
Mais le tenace et vieux passeur
Garda tout de même, pour Dieu sait quand,
Le roseau vert entre ses dents.

(Les Villages illusoires.)




LES CORDIERS

 
Dans son village, au pied des digues,
Qui l’entourent de leurs fatigues
De lignes et de courbes vers la mer,
Le blanc cordier visionnaire
À reculons, sur le chemin,
Combine, avec prudence, entre ses mains,
Le jeu tournant de fils lointains
Venant vers lui de l’infini.

Là-bas,
En ces heures de soir ardent et las,
Un ronflement de roue encor s’écoute.
Quelqu’un la meut qu’on ne voit pas ;
Mais parallèlement, sur des râteaux
Qui jalonnent, à points égaux,
De l’un à l’autre bout la route,

Les chanvres clairs tendent leurs chaînes
Continûment, durant des jours et des semaines.

Avec ses pauvres doigts qui sont prestes encor,
Ayant crainte parfois de casser le peu d’or
Que mêle à son travail la glissante lumière,
Au long des clos et des maisons,
Le blanc cordier visionnaire,
Du fond du soir tourbillonnaire,
Attire à lui les horizons.

Les horizons ? ils sont là-bas :
Regrets, fureurs, haines, combats,
Pleurs de terreurs, sanglots de voix,
Les horizons des autrefois,
Sereins ou convulsés :
Tels les gestes dans le passé.

Jadis — c’était la vie errante et somnambule,
À travers les matins et les soirs fabuleux,
Quand la droite de Dieu, vers les Chanaans bleus,
Traçait la route en or, au fond des crépuscules.

Jadis — c’était la vie énorme, exaspérée,
Sauvagement pendue aux crins des étalons,
Soudaine, avec de grands éclairs à ses talons
Et vers l’espace immense, immensément cabrée.

Jadis — c’était la vie ardente, évocatoire ;
La Croix blanche de ciel, la Croix rouge d’enfer
Marchaient, à la clarté des armures de fer,
Chacune à travers sang, vers son ciel de victoire.

Jadis — c’était la vie écumante et livide,
Vécue et morte, à coups de crime et de tocsin,
Bataille entre eux, de proscripteurs et d’assassins
Avec, au-dessus d’eux, la mort folle et splendide.

Entre des champs de lins et d’osiers rouges,
Sur le chemin où rien ne bouge,
Au long des clos et des maisons,
Le blanc cordier visionnaire,
Du fond du soir tourbillonnaire,
Attire à lui les horizons.


Les horizons ? ils sont là-bas :
Travail, science, ardeurs, combats ;
Les horizons ? ils sont passants
Avec, en leurs miroirs de soirs,
L’image en deuil des temps présents.

Voici — c’est un amas de feux qui se démènent
Où des sages, ligués en un effort géant,
Précipitent les Dieux pour changer le néant
Vers où tendra l’élan de la science humaine.

Voici — c’est une chambre où la pensée avère
Qu’on la mesure et qu’on la pèse, exactement,
Que seul l’inane éther bombe le firmament
Et que la mort s’éduque en des cornets de verre.

Voici — c’est une usine ; et la matière intense
Et rouge y roule et vibre, en des caveaux,
Où se forgent d’ahan les miracles nouveaux
Qui absorbent la nuit, le temps et la distance.

Voici — c’est un palais de lasse architecture
Ployé sous les cent ans dont il soutient le poids,
Et d’où sortent, avec terreur, de larges voix
Invoquant le tonnerre en vol vers l’aventure.

Sur la route muette et régulière,
Les yeux fixés vers la lumière
Qui frôle, en se couchant, les clos et les maisons,
Le blanc cordier visionnaire,
Du fond du soir tourbillonnaire,
Attire à lui les horizons.

Les horizons ? ils sont là-bas :
Lueurs, éveils, espoirs, combats,
Les horizons qu’il voit se définir,
En espérances d’avenir,
Par au delà des plages,
Que dessinent les soirs, dans les nuages.

Là-haut — parmi les loins sereins et harmoniques,
Un double escalier d’or suspend ses degrés bleus ;
Le rêve et le savoir le gravissent tous deux.
Séparément partis vers un palier unique.

Là-haut — l’éclair s’éteint des chocs et des contraires.

Le poing morne du doute entr’ouvre enfin ses doigts.
L’œil regarde s’unir, dans l’essence, les lois
Qui fragmentaient leurs feux en doctrines horaires.

Là-haut — l’esprit plus fin darde sa violence
Plus loin que l’apparence et que la mort. Le cœur
Se tranquillise, et l’on dirait que la douceur
Tient, en sa main, les clefs du colossal silence.

Là-haut — le Dieu qu’est toute âme humaine se crée,
S’épanouit, se livre et se retrouve en tous
Ceux-là, qui sont tombés, parfois, à deux genoux,
Devant l’humble tendresse et la douleur sacrée.

Et c’est la paix, ardente et vive avec ses urnes
De régulier bonheur sur ces pays de soir,
Où s’allument, ainsi que des charbons d’espoir,
Dans la cendre de l’air, les grands astres nocturnes.

Dans son village, au pied des digues
Qui l’entourent de leurs fatigues
Sinueuses, vers les lointains tourbillonnaires,
Le blanc cordier visionnaire,
Au long des clos et des maisons,
Absorbe, en lui, les horizons.

(Les Villages illusoires.)




LA FOULE


En ces villes d’ombre et d’ébène,
Où buissonnent des feux prodigieux,
En ces villes, où se démènent,
Avec leurs pleurs, leurs ruts et leurs blasphèmes,
À grande houle, les foules ;
En ces villes, soudain terrifiées
De révolte sanglante et de nocturne effroi,
Je sens grandir et s’exalter en moi,
Et fermenter, soudain, mon cœur multiplié.

La fièvre, avec de frémissantes mains,
La fièvre au cours de la folie et de la haine
M’entraîne
Et me roule, comme un caillou, par les chemins.

Tout calcul tombe et se supprime,
Le cœur bondit, soit vers la gloire ou vers le crime ;
Et tout à coup je m’apparais celui
Qui s’est, hors de soi-même, enfui
Vers le sauvage appel des forces unanimes.

Soit rage, ou bien amour, ou bien démence,
Tout passe, en vol de foudre, au fond des consciences,
Tout se devine, avant qu’on ait senti
Le clou d’un but profond entrer dans son esprit.

Des gens hagards échevèlent des torches,
Une rumeur de mer s’engouffre au fond des porches,
Murs, enseignes, maisons, palais, gares,
Dans le soir fou, devant mes yeux, s’effarent ;
Sur les places, des poteaux d’or et de lumière
Tendent, vers les cieux noirs, des feux qui m’exaspèrent ;
Un cadran luit, couleur de sang, au front des tours ;
Qu’un tribun parle, au coin d’un carrefour,
Avant que l’on comprenne un sens à ses paroles,
Déjà l’on suit son geste — et c’est avec fureur
Qu’on jette à terre et qu’on outrage un empereur,
Qu’on brise et qu’on abat le socle, où luit l’idole.
La nuit est colossale et géante de bruit ;
Une électrique ardeur brûle dans l’atmosphère ;
Les cœurs sont à prendre ; l’âme se serre,
En une angoisse énorme, et se délivre en cris :
On sent qu’un même instant est maître
D’épanouir ou d’écraser ce qui va naître.

Le peuple est à celui que le destin
Dota d’assez puissantes mains
Pour manœuvrer la foudre et les tonnerres
Et dévoiler, parmi tant de lueurs contraires,
L’astre nouveau que chaque ère nouvelle
Choisit pour aimanter la vie universelle.

Oh ! dis, sens-tu qu’elle est belle et profonde,
Mon cœur,
Cette heure
Qui crie et frappe au cœur du monde ?

Que t’importent et les vieilles sagesses
Et les soleils couchants des dogmes dans la mer ;

Voici l’heure qui bout de sang et de jeunesse,
Voici la formidable et merveilleuse ivresse
D’un vin si fou que rien n’y semble amer.
Un vaste espoir, venu de l’inconnu, déplace
L’équilibre ancien dont les âmes sont lasses.
La nature paraît sculpter
Un visage nouveau à son éternité ;
Tout bouge — et l’on dirait les horizons en marche.
Les ponts, les tours, les arches
Tremblent, au fond du sol profond.
La multitude et ses brusques poussées
Semblent faire éclater les villes oppressées ;
L’heure a sonné des débâcles et des miracles
Et des gestes d’éclair et d’or,
Là-bas, au loin, sur les Thabors.

Comme une vague en des fleuves perdue,
Comme une aile effacée, au fond de l’étendue,
Engouffre-toi,
Mon cœur, en ces foules, battant les capitales
De leurs terreurs et de leurs rages triomphales ;
Vois s’irriter et s’exalter
Chaque clameur, chaque folie et chaque effroi ;
Fais un faisceau de ces milliers de fibres :
Muscles tendus et nerfs qui vibrent ;
Aimante et réunis tous ces courants — et prends
Si large part à ces brusques métamorphoses
D’hommes et de choses,
Que tu sentes l’obscure et formidable loi
Qui les domine et les opprime
Soudainement, à coups d’éclair, se préciser en toi.

Mets en accord ta force avec les destinées
Que la foule, sans le savoir,
Promulgue, en cette nuit d’angoisse illuminée.
Ce que sera, demain, le droit et le devoir,
Seule, elle en a l’instinct profond,
Et l’univers total s’attelle et collabore,
Avec ces milliers de causes qu’on ignore
À chaque effort vers le futur, qu’elle élabore,
Rouge et tragique, à l’horizon.

Oh ! l’avenir, comme on l’écoute

Crever le sol, casser les voûtes,
En ces villes d’ébène et d’or, où l’incendie
Rôde, comme un lion dont les crins s’irradient ;
Minute unique, où les siècles tressaillent ;
Nœud que les victoires dénouent dans les batailles ;
Grande heure, où les aspects du monde changent,
Où ce qui fut juste et sacré paraît étrange,
Où l’on monte vers les sommets d’une autre foi
Où la folie, en ces tempêtes,
Forge la vérité nouvelle et la décrète,
Et l’affranchit de la gaine des lois,
Comme un glaive trop grand pour le fourreau
Et trop serein pour le bourreau.

En ces villes soudain terrifiées
De fête rouge et de nocturne effroi,
Pour te grandir et te magnifier,
Mon âme, enferme-toi.

(Les Visages de la Vie.)




SUR LA MER


Larges voiles au vent, ainsi que des louanges,
La proue ardente et fière et les haubans vermeils,
Le haut navire apparaissait, comme un archange
Vibrant d’ailes qui marcherait, dans le soleil.

La neige et l’or étincelaient sur sa carène ;
Il étonnait le jour naissant, quand il glissait,
Sur le calme de l’eau prismatique et sereine ;
Les mirages, suivant son vol, se déplaçaient.

On ne savait de quelle éclatante Norvège
Le navire, jadis, avait pris son élan,
Ni depuis quand, pareil aux archanges de neige,
Il étonnait les flots de son miracle blanc.

Mais les marins des mers de cristal et d’étoiles
Contaient son aventure avec de tels serments,
Que nul n’osait nier qu’on avait vu ses voiles,
Depuis toujours, joindre la mer aux firmaments.

Sa fuite au loin ou sa présence vagabonde

Hallucinaient les caps et les îles du Nord,
Et le futur des temps et le passé du monde
Passaient, devant les yeux, quand on narrait son sort.

Au temps des rocs sacrés et des croyances frustes,
Il avait apporté la légende et les dieux,
Dans les tabliers d’or de ses voiles robustes
Gonflés d’espace immense et de vent radieux.

Les apôtres chrétiens avaient nimbé de gloire
Son voyage soudain, vers le pays du gel,
Quand s’avançait, de promontoire en promontoire,
Leur culte jeune à la conquête des autels.

Les pensers de la Grèce et les ardeurs de Rome
Pour se répandre au cœur des peuples d’Occident
S’étaient mêlés, ainsi que des grappes d’automne,
À son large espalier de cordages ardents.

Et quand sur l’univers plana quatre-vingt-treize
Livide et merveilleux de foudre et de combats,
L’aile rouge des temps frôla d’ombre et de braise
L’orgueil des pavillons et l’audace des mâts.

Ainsi de siècle en siècle, au cours fougueux des âges,
Il emplissait d’espoir les horizons amers,
Changeant ses pavillons, changeant ses équipages,
Mais éternel dans son voyage autour des mers.

Et maintenant sa hantise domine encore,
Comme un faisceau tressé de magiques lueurs,
Les yeux et les esprits qui regardent l’aurore
Pour y chercher le nouveau feu des jours meilleurs.

Il vogue ayant à bord les prémices fragiles
Ce que seront la vie et son éclair, demain,
Ce qu’on a pris non plus au fond des Évangiles,
Mais dans l’instinct mieux défini de l’être humain.

Ce qu’est l’ordre futur et la bonté logique,
Et la nécessité claire, force de tous,
Ce qu’élabore et veut l’humanité tragique
Est oscillant déjà dans l’or de ses remous.

Il passe, en un grand bruit de joie et de louanges,
Frôlant les quais de l’aube ou les môles du soir,

Et pour ses pieds vibrants et lumineux d’archange,
L’immense flux des mers s’érige en reposoir.

Et c’est les mains du vent et les bras des marées
Qui d’eux-mêmes poussent en nos havres de paix
Le colossal navire aux voiles effarées
Qui nous hanta toujours, mais n’aborda jamais.

(Les Forces tumultueuses.)



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L’exhalaison putride en ces formes aimées
Met la dérision d’enflures innomées,
Et force impudemment la bouche à se rouvrir.
Les yeux, qu’ont fait saillir d’immondes bouffissures,
Laissent dans le ravin de leurs noires fissures
On ne sait quel frisson d’êtres vivants courir,
Et ce débris boueux qui fut la créature,
Touché par l’aiguillon brûlant de la Nature,
Au lieu de reposer, s’évertue à pourrir.

L’ébranlement fatal ainsi se perpétue.
Et nul ne peut savoir jusqu’où la Mort nous tue.
Tout notre sentiment s’est-il évanoui,
Ou plutôt la douleur s’est-elle morcelée
Sous le couvercle épais de la tombe scellée,
Elle ver famélique avec nous enfoui
Grève-t-il l’être humain d’un millier d’existences
Qui, l’armant d’un millier d’appétits plus intenses,
Lui réservent l’horreur d’un supplice inouï ?

Et l’évolution se déroulera-t-elle,
Remontant les degrés de la vie immortelle
Depuis l’obscur tourment de la putridité
Jusqu’à la passion consciente des hommes ?
Nous retrouverons-nous à la place où nous sommes ?
Ou, sans que notre élan jamais soit arrêté,
Tourbillonnerons-nous comme des grains de sable.
Et, traînant le fardeau d’un sort impérissable,
Attendrons-nous la mort toute l’éternité ?
. . . . . . . . . . . . . . . . .

(Les Parques.)


L’ILE FORTUNÉE


I


Phobios est heureux. Dans son île opulente
Il est roi. Ses vaisseaux voguent à l’horizon.
Une jeune épousée embellit sa maison.
Et l’emplit de son pas léger, de sa voix lente.

Elle fait résonner le rouet de roseau.
Il parle de l’ami de son enfance, Anthée,

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JULES LAFORGUE




Bibliographie. — Les Complaintes, poésies (Vanier, Paris, 1885) ; — L’Imitation de Notre-Dame la Lune, poésies (Vanier, Paris, 1886) ; — Paul Bourget, notice biographique (Les Hommes d’aujourd’hui, Vanier, Paris) ; — Le Concile féerique, poème (Publication de la Vogue, de M. Gustave Kahn, 1886) ; — Derniers Vers de Jules Laforgue [Fleurs de bonne volonté, etc.], poésies publiées posthumément par les soins de Téodor de Wyzewa et Edouard Dujardin (1890) ; — Les Moralités légendaires, six contes en prose (édition de la Revue Indépendante, direction Edouard Dujardin, 1887) ; — Poésies complètes [Les Complaintes, L’Imitation de Notre-Dame la Lune, Le Concile féerique, Derniers Vers] (Vanier, Paris, 1894) ; — Les Moralités légendaires (Vanier, Paris, 1894) ; — 'Les Moralités légendaires (Londres, 1897-1898, en dépôt, à Paris, à la librairie du Mercure de France, et, à Londres, chez Hacon et Ricketts).

Jules Laforgue a collaboré à la Chronique des Arts et de la Curiosité (1881-1886), à la Gazette des Beaux-arts (1882-1886), à la Revue Indépendante (1886-1887), au Décadent (1886), à la Vogue (1886), au Symboliste (1886), à la Vie Moderne (1887), au Figaro (sous le pseudonyme de Jean Vieu), etc.

Jules Laforgue, né à Montevideo le 22 août 1860 d’une famille originaire de Bretagne, passa son enfance à Tarbes, son adolescence à Paris et fut, à Berlin, pendant quelques années, le lecteur de S. M. l’impératrice Augusta. Il mourut à Paris le 20 août 1887, laissant un grand nombre de lettres, d’ébauches de poèmes, de critiques et d’articles inédits que ses amis ont entrepris de classer et qui ont paru dans la Revue Indépendante (3e série, avril 1888), l’Art Moderne (Bruxelles, 4 décembre 1887-30 décembre 1888), la Revue Libre (mai à juin 1888), la Cravache (26 mai et 8 septembre 1888), la Lecture Rétrospective (20 décembre 1890), les Entretiens Politiques et Littéraires (janvier 1891-octobre 1892), la Revue Anarchiste (15 novembre 1898), la Revue Blanche (octobre 1894-mai 1897), etc.

Comme M. Gustave Kahn, dont il connaissait depuis 1879 les théories, Laforgue a voulu « affranchir le vers » ; mais leurs vers furent bien différents de par leurs organisations et leurs buts dissemblables. « Dans un affranchissement du vers, nous dit M. Kahn, je cherchais une musique plus complexe, et Laforgue s’inquiétait d’un mode de donner la sensation même, la vérité plus stricte, plus lacée, sans chevilles aucunes, avec le plus d’acuité possible et le plus d’accent personnel, comme parlé. Quoiqu’il y ait beaucoup de mélodie dans les Complaintes, Laforgue, se souciant moins de musique (sauf pour évoquer quelque ancien refrain de la rue), négligeait de parti pris l’unité strophe, ce qui causa que beaucoup de ses poèmes parurent relever, avec des rythmes neufs à foison, et tant de beautés, de l’école qui tendait seulement à sensibiliser le vers, soit celle de Verlaine, Rimbaud et quelques poètes épris de questions de césure, doués dans la recherche d’un vocabulaire rare et renouvelé. Je crois que dès ce moment, et à ce moment (surtout, mes efforts portèrent sur la construction de la strophe , et Laforgue s’en écartait délibérément, volontairement, vers une liberté idéologique plus grande qui le devait conduire à cette phrase mobile et transparente, poétique certes, des poignantes Fleurs de bonne volonté. »

Jules Laforgue fut un esprit pleinement original. Il a vu et senti bien des choses à sa manière, et il serait difficile de lui assigner des ancêtres directs. « On trouve chez lui, dit M. Camille Mauclair, telles strophes qui sont des commencements de poèmes infinis, des débuts de sensations immortelles. »



COMPLAINTE SUR CERTAINS ENNUIS

 
Un couchant des Cosmogonies !
Ah! que la Vie est quotidienne...
Et, du plus vrai qu’on se souvienne.
Comme on fut piètre et sans génie...

On voudrait s’avouer des choses
Dont on s’étonnerait en route,
Qui feraient une fois pour toutes
Qu’on s’entendrait à travers poses.

On voudrait saigner le Silence,
Secouer l’exil des causeries ;
Et non ! ces dames sont aigries
Par des questions de préséance.

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MADAME GUSTAVE MESUREUR
(AMÉLIE DE WAILLY)




Bibliographie. — Une dizaine de volumes de prose pour les enfants de six à douze ans (Quantin, Paris), dont L’Enfant de Paris pendant le siège de 1870 a été couronné par l’Académie française. — Poésie : Nos Enfants, préface de François Coppée, mentionné par l’Académie française (Lemerre, Paris, 1885) ; — Rimes roses, préface d’Alexandre Dumas fils, couronné par l’Académie française, prix Archon-Despérouses (Lemerre, Paris, 1895) ; — Gestes d’enfants, préface de Paul Deschanel, couronné par l’Académie française, prix Lefèvre-Deumier de Pons (Lemerre, Paris).

Mme Gustave Mesureur a collaboré à divers quotidiens et périodiques.

A peine âgée de vingt-cinq ans, Mme Gustave Mesureur, née Amélie de Wailly, publia chez Lemerre, en 1885, « le plus joli volume peut-être qu’aient jamais inspiré les enfants ». « Ce sont les siens avant tout, et puis ceux de ses amis, qu’elle a observés et dont elle nous rend, avec une finesse attendrie, tous les gestes câlins. Nous les voyons dans leurs jeux et dans leur sommeil, dans leurs joies et dans leurs chagrins, dans leurs naïvetés et dans leurs charmantes malices. Voici leurs grands yeux ouverts, pleins de questions devant l’inconnu, devant e train qui passe et dont ils voient la force sans la comprendre. Tout les émerveille et tout leur est déjà un objet de recherche. Quel art de relever et de fixer les petites choses, les plus minces détails de la vie enfantine ! Chacun de ces tableautins est un chef-d’œuvre d’observation, de naturel, d’esprit parisien. Nulle part de l’effort, partout de la grâce. » (E. Ledrain.)

Dix ans plus tard, Alexandre Dumas fils, dans la préface de Rimes roses, définit ainsi la personnalité de Mme Mesureur : « Après avoir vu tous ces vers pimpants, frais, clairs, il m’a semblé, madame, que vous étiez non seulement un poète, mais

encore un philosophe, dans le bon sens du mot, en même temps Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/318 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/319 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/320 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/321 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/322 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/323 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/324 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/325 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/326 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/327 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/328 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/329 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/330 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/331 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/332 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/333 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/334 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/335


Elle est là, étendue et longue. Sa rivière
Par deux fois, en dormant, passe sous ses deux ponts ;
Les arbres de son mail sont vieux comme les pierres
De son clocher qui pointe au-dessus des maisons.

Dans l’air limpide, gai, transparent et sans brume
Elle fait un long bruit qui monte jusqu’à nous :
Le battoir bat le linge et le marteau l’enclume,
Et l’on entend des cris d’enfants, aigres et doux…

Elle est sans souvenirs de sa vie immobile,
Elle n’a ni grandeur, ni gloire, ni beauté ;
Elle n’est à jamais qu’une petite ville ;
Elle sera pareille à ce qu’elle a été.

Elle est semblable à ses autres sœurs de la plaine,
A ses sœurs des plateaux, des landes et des prés ;
La mémoire, en passant, ne retient qu’avec peine,
Parmi tant d’autres noms, son humble nom français ;

Et pourtant, lorsque, après un de ces longs jours graves
Passés de l’aube au soir à marcher devant soi,
Le soleil disparu derrière les emblaves
Assombrit le chemin qui traverse les bois ;

Lorsque la nuit qui vient rend les choses confuses
Et que sonne la route dure au pas égal,
Et qu’on écoute au loin le gros bruit de l’écluse.
Et que le vent murmure aux arbres du canal ;

Quand l’heure, peu à peu, ramène vers la ville
Ma course fatiguée et qui va voir bientôt
La première fenêtre où brûle l’or de l’huile
Dans la lampe, à travers la vitre sans rideau.

Il me semble, tandis que mon retour s’empresse
Et tâte du bâton les bornes du chemin,
Sentir, dans l’ombre, près de moi, avec tendresse,
La patrie aux doux yeux qui me prend par la main.

(La Sandale ailée.)



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HORS LA DOULEUR, L’AMOUR NE DONNE PAS GRAND’CHOSE...

Hors la douleur, l’amour ne donne pas grand’chose.
Il mêle au souvenir de quelques jours heureux
D’inoubliables jours si tristes, si nombreux,
Que le cœur meurt de honte et la mémoire n’ose

— Sachant à quels nouveaux soucis elle s’expose —
Se réciter tout bas son poème amoureux
Où les rimes ne vont pas souvent deux par deux,
Et dont les derniers vers s’éparpillent en prose.

Nous tâchons de fermer les yeux et d’oublier.
À peine dormons-nous qu’on vient nous réveiller
D’un sommeil qui pesait bien peu sur nos pensées...

Car les anciens chagrins, sans qu’on en ait le choix,
Accourent en rouvrant leurs blessures passées,
Pour que le même mal nous fasse mal deux fois.

{Le Panier d’argenterie.)


POURQUOI VOUS RACONTER MA PEINE...

Pourquoi vous raconter ma peine ?
Puisque vous avez traversé
Des souffrances comme la mienne,
Mon Présent, c’est votre Passé.

Si je soupire et si je pleure
En vous expliquant mon ennui,
Vous soupirerez tout à l’heure
Et vous pleurerez cette nuit.

Pourquoi vous raconter ma peine ?
Je craindrais trop, en le faisant,
D’entr’ouvrir une tombe ancienne
Où le mort n’est qu’agonisant.

La mémoire est fidèle et sûre,
Et le cœur n’est jamais rouillé ;

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Ainsi, j’apprends où sont les souffrances amères,
En regardant au ciel s’envoler les fumées
Que disperse le vent, gloires, bonheurs... Chimères !

Et je vois, par les toits, dans les maisons fermées.

(Sur le vif.)

IL ETAIT UNE FOIS.

Il était une fois, ô gué,
Un cœur si neuf, ô gué, ma mie,
Qu’il n’avait jamais navigué,
Jamais navigué de sa vie.

Le cœur craignait de chavirer,
Mais la mer se faisait si belle,
Qu’il ne sut pas lui résister,
Et vogue, vogue la nacelle.

Le cœur, essuyant son chagrin,
S’embarqua, jeune d’espérance ;
Et, seul, Dieu sait ce qu’il advint
De ce pauvre cœur en partance...

Il était une fois, ô gué,
Un cœur si neuf, 6 gué, ma mie,
Qu’il n’avait jamais navigué,
Jamais navigué de sa vie.

{Paysages de femmes.)

LA BRUME DU SOIR A TISSÉ

La brume du soir a tissé
Sa mousseline violette
Sur le paysage, effacé
Comme derrière une voilette.

Ce jour d’automne agonisant,
Où le parfum fané des roses
Tourbillonne dans l’air grisant,
Il pleut de la mort sur les choses...

 
Le souvenir d’un baiser pris
Au hasard troublant d’une fête,
Passait mélancolique et gris,
Et s’en est allé de ma tête...

La brume du soir a tissé
Sa mousseline violette
Sur le paysage, effacé
Comme derrière une voilette...

[Paysages de femmes.) Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/355


HENRI BERNÈS





Bibliographie. — Les Ailes du Rêve (Lemerre, Paris, 1886) ; — Pages choisies de Sainte-Beuve (Calmann-Lévy, Paris, 1900).

M. Henri Bernès a collaboré au Parnasse breton et à diverses revues.

M. Henri Bernès, né à Brest en 1861, élevé à Paris, a publié en 1886 un recueil de poésies, Les Ailes du rêve. Il a, depuis, donné des vers à plusieurs revues.

Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, appartenant à l’Université de France, où il remplit les fonctions de professeur de Première supérieure au Lycée Lakanal, membre, depuis 1891, du Conseil supérieur de l’Instruction publique, il s’est surtout consacré, depuis quelques années, à l’étude des questions pédagogiques, à la défense des humanités classiques et à la rédaction d’une des principales revues françaises d’enseignement, dont il est un des directeurs. Il a publié en 1900 des Pages choisies de Sainte-Beuve.

M. Henri Bernés est un fervent idéaliste. Rêveur solitaire, il a connu la douleur et la mélancolie, mais il n’a pas cessé d’espérer, de marcher vers les cimes. Ce philosophe est un observateur enchanté et sincèrement ému de la nature. Il la voit en artiste, il en sent profondément les beautés et le mystère, il la dramatise superbement. Ses paysages sont à la fois d’une grande exactitude et d’une grande vérité.




AD ALTA !


Tels d’ardents voyageurs, debout avant l’aurore
Pour faire quelque rude et splendide chemin,
Aux flancs rocheux du pic qu’ils graviront demain
Montent, frappant le sol de la pique sonore,

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Bibliographie. — Les Chants d’aurore, ouvrage couronné par l’Académie française (1886) ; — L’Ame sereine (1896) ; — Jéhovah, traduction d’un poème de Carmen Sylva ; — Le Rhapsode de la Dânibovitsâ, recueil de ballades roumaines traduites en français, ouvrage couronné par l’Académie française (1900). Tous ces ouvrages se trouvent chez Alphonse Lemerre. — Lueurs et Flammes (Pion, Nourrit et C’», Paris, 1903).

M"» Hélène Vacaresco a collaboré à divers quotidiens et périodiques.

Mil» Hélène Vacaresco, née à Bucarest le 3 octobre 1866, appartient à lune des plus illustres familles de son pays, à l’une de celles dont le nom, mêlé à tous les grands événeraonts politiques et littéraires, jouit de la plus grande popularité en Roumanie. Elle a publié très jeune son premier recueil de poésies : Chants d’aurore, où les belles pièces abondent et que l’Académie française honora du prix Archon-Despérouses’. Viennent ensuite : L’Ame sereine, œuvre d’une haute valeur littéraire ; Jéhovah, traduction d’un poème de Carmen Sylva, et Le Rhapsode de la Dâmbovitsd, recueil de ballades roumaines, traduites et arrangées en un rythme très neuf qui flotte entre la prose poétique et le vers libre. Ce volume, auquel l’Académie française a accordé le prix Jules Favre, a été traduit en plusieurs langues. En 1903, M"» Hélène Vacaresco a publié un nouveau volume de vers : Lueurs et Flammes, qui contient de grandes beautés.

Le rare talent de M’i» Hélène Vacaresco est fait à la fois de grâce mélancolique et tendre et d’âpre et fiévreuse ardeur. Elle écrit avec le meilleur d’elle-même, avec son cœur, son grand cœur de femme qui a aimé et souffert. Les dures épreuves qu’elle a subies ont grandi son âme, affiné son intelligence et achevé d’orienter son esprit vers la pensée méditative, vers le rêve idéal.

Cette charmante et noble femme est honorée de l’amitié de S. M. la reine de Roumanie.

1. C’est Leconte de Lisle qui emporta, en lisant le Chant de guerre cosaque, le vole de la commission. Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/415 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/416 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/417

ENVOLEE


Il est parfois des jours ou l’on rêve d’espace,
Où tout nous semble étroit, où tous les horizons
Oppriment le désir de s’envoler qui passe
En nous, comme un parfum d’avril dans les prisons.

Alors rien ne paraît assez grand pour nos âmes,
Ni les abîmes clairs où vibrent les soleils,
Ni les océans bleus qui déroulent leurs lames
Jusque dans la splendeur des grands lointains vermeils.

Par delà les sentiers, les rocs, les altitudes,
On voudrait s’en aller, fou d’espace sans bords.
C’est comme un souvenir de vastes solitudes
Où nos âmes planaient en de larges essors.

Fouetté par le vent froid des intimes angoisses
Dont le chaos obscur encore gronde en nous,
Où planais-tu si libre, 6 pauvre être qui froisses
Ta tête à tous les murs, ta main à tous les clous ?

Toi qui suivais le vol des aubes immortelles
Vers le berceau rieur où le blond soleil dort.
Qu’as-tu fait des frissons dont tressaillaient tes ailes ?
Où donc les laissas-tu tomber, tes ailes d’or ?


{Chants d’aurore.)


CHANT DE GUERRE


Le vent gémit, le vent apporte
L’immense rumeur des combats !
Vois passer la noire cohorte,
Le sol tressaille sous ses pas.
L’air est rouge, les cieux livides,
Sous le vol des corbeaux avides.
Venus là pour ronger les morts ;
Et dans l’ardente chevauchée,
Ainsi qu’une moisson fauchée,
Tombent les braves et les forts !

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LE ROSIER ENCHANTÉ COMMENT UNE GENTILLE FÉE OFFRIT SON AMOUR A JEANNOT ET CE QU’iL ADVINT En ce temps-là vivaient le Roi Charmant, Serpentin-Vert et Florine ma mie, Et, dans sa tour, pour cent ans endormie, Dormait encor la Belle-au-Bois-Dormant. C’était le temps des palais de féerie, De l’Oiseau Bleu, des Pantoufles de vair. Des vieux récits dans les longs soirs d’hiver : Moins sots que nous y croyaient, je vous prie. Jeannot, un soir, cheminait dans le bois, Et regagnait la maison, d’un pied leste, Lorsqu’une Voix, qui lui parut céleste, L’arrêta net : « Jeannot! » disait la Voix. Qui fut surpris? Dame! ce fut notre homme. Il ne s’était aucunement douté Qu’il cheminât dans le Bois Enchanté. S’il n’avait peur, ma foi! c’était tout comme. Il demeura tout sot et tout transi. « Jeannot, mon bon Jeannot! » redisait-elle. Il n’était pas, certe, une voix mortelle. Charmante assez pour supplier ainsi. Or, en ce lieu, poussait, plus haut qu’un orme, Un rosier d’or aux roses de rubis. Le paysan eût eu mille brebis D’un seul fleuron de ce rosier énorme. La Voix partait de ces rameaux touffus. Car il y vit une gentille Fée, De diamants et de perles coiffée. Jeannot tira son bonnet, tout confus. « Jeannot, je veux te conter ma misère, Dit-elle; écoute et remets ton bonnet. Je te demande une chose qui n’est Que trop plaisante à tout amant sincère. » Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/431 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/432 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/433 RAOUL GINESTE

Bibliographie. - Le Rameau d’or (Alphonse Lemerre, Paris, 1887) ; — Chattes et Chats, avec une préface de Paul Arène (Flammarion, Paris, 1894) ; — Soirs de Paris (H. Béraldi, Paris, 1903) ; — Pour Auguste Comte, poème dit à l’inauguration du monument, par Silvain, de la Comédie française ; — La Seconde Vie du docteur Albin, roman (Dujarric, Paris) ; — Le Nègre de Paris, roman (Dujarric, Paris), M. Raoul Gineste a collaboré au Parnasse et à de nombreux journaux et revues. M. Adolphe Augier (Raoul Gineste), né à Fréjus (Var) en 1852, a publié ses premiers vers dans diverses revues littéraires. Il a fait paraître en 1887 un volume intitulé Le Rameau d’or. « On lit avec émotion ce livre sincère, on le ferme avec un peu de tristesse, mais consolé par la sympathie humaine qui s’en dé- gage... Les deux dernières séries. Au coin du feu et Dans la rue, sont peut-être les plus originales. Dans l’une, le poète a concentré sa rêverie : là, dans quelques échappées de philoso- phie mélancolique et résignée, apparaît peut-être mieux qu’ail- leurs « la couleur de son âme ». Dans l’autre, il ouvre ses yeux au spectacle de la rue, aux misères du peuple, non pas en ba- daud, en flâneur misanthropique, mais en homme qui sait voir comprendre et sentir. » (Maurice Bouchor.) Dans Chattes et Chats (1894), M. Raoul Gineste a chanté les chats « sous la triple incarnation familière, légendaire, satani- que, — car, parfois, il en prend un au coin du foyer pour le con- duire à la messe noire, — s’attendrissant sur les vieux chats abandonnés à qui manque le mou mis en pâtée par les bonnes vieilles, donnant des conseils aux plus jeunes, prenant para- doxalement parti pour eux contre leurs victimes ordinaires, le poisson rouge et le serin, les adorant en toute candeur quand ils sont dieux, composant à leur intention des cantiques, des litanies, et songeant aux chats obstinément— car la féminité ne perd jamais ses droits — pour un rire félin de brune ou un bâil- lement rose de blonde... » (Paul Arène.) RAOUL GINESTE 429

Le délicieux volume Soirs de Paris, paru en 1903, contient nombre de pièces fines, d’une exécution soignée, artistiques notations de détails familiers ; théâtreux et théâtreuses, snobs et snobinettes défilent dans des décors adorablement parisiens ; l’auteur fustige d’une main légère les petits travers de ses contemporains.

Poète en somme très original, doué d’une sensibilité fort délicate, esprit non exempt d’ironie et prompt à saisir le détail pittoresque et caractéristique, tel nous apparaît le sympathique auteur du Rameau d’or, de Chattes et Chats et de Soirs de Paris.

FAIBLESSE

Je n’ai pas osé contempler les cieux,

Ayant peur de voir s’entr’ouvrir les voiles

Qui me font aimer les blondes étoiles.

— Il était si beau, l’azur de ses yeux!


Je n’ai pas osé scruter le mystère

De l’immensité, désert effrayant

Où s’est égaré plus d’un cœur vaillant.

— Près d’elle, j’étais si bien sur la terre !


Je n’ai pas osé penser à demain ;

Qu’importe le temps . Qu’importe l’espace ?

Fallait-il songer que tout meurt et passe

Quand sa main si douce était dans ma main !


J’ai voulu laisser aux âmes plus fortes

Le savoir amer dun soleil éteint ;

Moi qu’une tristesse indicible atteint

Rien qu’à voir tomber quelques feuilles mortes.

{Le Rameau d’or.)


LA FILEUSE

Le rouet tourne, et la fileuse chante

Une chanson très lente et très dolente.

L’aïeule, au coin du feu, s’est endormie

En murmurant : « Chante encore, ma mie, 430 ANTHOLOGIE DES POETES FRANÇAIS


« Chante cet air par qui je t’ai bercée.

Seigneur, la vie est bien vite passée ! ... »


Le rouet tourne, et le chat réveillé

S’est étiré, lustré, débarbouillé ;


Il vient rôder autour de sa maîtresse,

Et son gros dos implore une caresse.


Son cri mignard l’appelle, il la regarde.

L’ingrate, hélas ! n’y daigne prendre garde !..»


Qu’a-t-elle donc aujourd’hui, la méchante.’

Le rouet tourne, et la fileuse chante !...


« Chat, maudit chat qui prend tout pour jouet,

Ne veut-il pas arrêter mon rouet ?... »


Le rouet tourne, et la fileuse rêve

En écoutant les vagues de la grève ;


Le même jour qu’elle était fiancée

Il est parti sur la mer courroucée !


Où donc est-il ? Que fait-il à cette heure ?

Le rouet tourne, et la fileuse pleure :


« Chat, maudit chat, prends garde à ton museau.

Le méchant drôle agriffe le fuseau !... »


Le rouet tourne, et la fileuse pleure :

L’absent a-t-il oublié sa demeure ?


Voilà dix mois qu’elle passe à l’attendre.

Oh ! si la mer n’allait pas le lui rendre !


Qu’elle serait cruelle, cette épreuve

De n’être pas épouse et d’être veuve !


Le chat, d’un bond, saute sur ses genoux,

La câlinant d’un frôlement très doux ;


Il a grimpé jusque sur son épaule ;

Dans son parler de bête, il la console :


« Sèche tes pleurs, ma belle désolée,

Le brick revient, la voile au vent gonflée ;



« Sur le gaillard d’avant, plein d’espérance,

Ton amoureux regarde vers la France. » RAOUL GINESTE 431


Le rouet tourne, et la fileuse rit,

Rien qu’à songer qu’elle prendra mari ;


Pour son retour le coffre sera plein,

Mais que c’est long de filer tant de lin !...


« Il ne faut plus que je perde un instant !

Chat, maudit chat qui me gènes, va-t’en. »


Le bon matou quitte sa jupe bleue

Et fait la roue en poursuivant sa queue.


{Chattes et Chats.)


LES VIEUX CHATS


Comme ils sont tristes, les matous,

De n’être plus sur les genoux

Qui leur faisaient un lit si doux !


Qu’ils regrettent les longues veilles,

Où les doigts secs des bonnes vieilles

Taquinaient leurs frêles oreilles !


Lorsque, assises au coin du feu,

En rêvant au bel houzard bleu

Qui reçut le premier aveu,


Les tricoteuses de mitaines

Evoquaient les amours lointaines,

Le temps heureux des prétantaines ;


Alors les minets adorés,

Arquant leurs dos gras et fourrés,

Prenaient des airs énamourés ;


Ils avaient des façons béates

De se lustrer du bout des pattes,

En rêvant aux mignonnes chattes,


Ou, comme des sphinx accroupis,

Ils ronronnaient sur les tapis,

Laissant aux rats de longs répits.


Fi des rats malins ! les maîtresses

Leur faisaient de longues paresses

Pleines de lait et de caresses ; 432 ANTHOLOGIE DES POETES FRANÇAIS

Le ragoût qu’on allait manger

Cuisait avec un bruit léger :

Fallait-il donc se déranger ?


Mais, ô revers inévitables !

Des héritiers peu charitables

Ont proscrit les chats de leurs tables ;


Les voilà bohèmes ; souvent,

Par les nuits de neige et de vent,

Ils grelottent sous un auvent ;


Ombres étiques et funèbres,

Ils profilent dans les ténèbres

Leurs dos où saillent les vertèbres ;


Et quand ils voient passer en bas

Des bonnes femmes à cabas

Qui trottent menu d’un air las,


Le bon goût des crèmes sucrées

Où trempaient les croûtes dorées

Revient à leurs lèvres sevrées,


Et les vieux chats, d’un air dolent,

Hantés par un cruel relent,

Font le gros dos en miaulant.


{Chattes et Chats.)


PETIT THÉÂTRE


« Tu demandes pourquoi je pleure,

Chante l’Etoile avec l’émoi

D’une amante que l’amour leurre ;

Mais, si je pleure, c’est pour toi !...


Et, geignant sa vague rengaine,

Elle pleure pour tout, pour rien ;

Pour lui qui rit de tant de peine,

Pour elle qui pleure si bien ;


Pour les amis, pour le concierge,

Personnages fort indiscrets

Qui, voyant pleurer une vierge,

Veulent connaître ses secrets ; RAOUL GINESTE 433


Pour les illusions perdues,

Pour le grenier, pour les vingt ans,

Pour les fauvettes entendues

Par un beau matin de printemps ;


Pour les lilas, les chrysanthèmes,

Les lettres d’amour, les parfums.’

Les baisers, les instants suprêmes,

Les cheveux, les bonheurs défunts’.


Les snobs avec leurs snobinettes

Savourent les couplets pleurards ;

Leurs nez, discrètes clarinettes,

Les soulignent de leurs canards’.


Il est admis dans l’assistance

Qu’on doit larmoyer d’être aimé

Et, moins les pleurs ont d’importance,

Plus le mouchoir est parfumé !


Dans un mois, pour les mêmes choses

Avec d aussi bonnes raisons

L’Etoile cueillera des roses

Et fera rire ses chansons.


Saluant les mêmes sornettes

D’un bon rire délibéré,

Les snobs avec leurs siobinettes

Riront comme ils avaient pleuré !


Tu demandes pourquoi je pleure.’

Tu demandes pourquoi je ris ?

Je pleure ou je ris, suivant l’heure

Pour le bon plaisir de Paris. ’


{Soirs de Paris.) Berce par ta chanson la souffrance des êtres Retrace les efforts glorieux des ancêtres Par la forme impeccable arrive au sentiment Puis gravis le sommet ou le rayonnement De l'harmonie et de la vie universelle Te communiquera la sublime étincelle

Voir extraits d'un poème dit par Mr Silvain de la Comédie Française à l'inauguration du monument d'Auguste Conte

Raoul Gineste

54 rue Pissart Paris Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/441 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/442 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/443 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/444 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/445 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/446 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/447 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/448 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/449 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/450 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/451 Page:Walch - Anthologie des poètes français contemporains, t2, 8e mille.djvu/452 Page:Walch - 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Dont l’amour, fidèle ou volage,
Est le pilote hasardeux.
A l’ouest que le soir illumine,
Un mythologique coteau
Se hérissait d’une ruine,
Temple croulant ou vieux château.
Et soudain, par les embrasures,
Avant de mourir, le soleil
De la pourpre de ses blessures
Inondait le débris vermeil.
Au seuil de la nuit illusoire.
Nous regardions, l’œil ébloui.
Coucher à travers l’arche noire
Le sang de l’astre évanoui.
O bien-aimée ! ainsi nos âmes
Ont des ruines à côté
Des blancs palais où nous aimâmes,
Au bord de ce golfe argenté.
Le temps implacable ravage
Les fronts, les cœurs, les liens charmants.
Te souviens-tu de ce rivage
Qui fut cher à tous les amants ?


HEUREUX L’HOMME QUI VOUE
EN SA PENSÉE AUSTÈRE…


Heureux l’homme qui voue en sa pensée austère Un temple intérieur à l’éternel mystère Et grave comme un prêtre, humble comme un enfant, Ignore, cherche, espère, et médite, et défend La porte de son âme aux amours illusoires ! Heureux qui se réveille et sort des cités noires Comme un soldat des camps, comme un marin des flots ! Heureux qui songe à l’heure où les destins sont clos ! Déjà l’immense paix l’ombrage de son aile ; Un crépuscule blême au fond de sa prunelle

Met une lueur sombre et fauve tour à tour,

Qui, n’étant plus la nuit, n’est pas encor le jour.
Et tout, soupirs, sanglots, plaintes, rumeurs profondes,
Tumulte humain, se tait comme le bruit des ondes
Lorsque la mer s’endort sur les sables épars.
Paisible, de la rive il rêve aux grands départs,
Au navire inconnu qui dans l’ombre appareille
Et l’emporte et s’en va vers la côte vermeille
Où, sous les pins courbés, immobiles et beaux,
Les rocs prennent, le soir, la forme des tombeaux.
Comme le voyageur qui, seul dans la nuit brune,
À travers les agrès voit se lever la lune,
Heureux qui, sans faiblir, regarde fixement
Croître la mort sereine au bord du firmament !

(Les Flûtes alternées.)




INDEX DES NOMS DE POÈTES DU TOME 2


Ajalbert (Jean) 
 345
Auriac (Victor d’) 
 194
Beauclair (Henri) 
 241
Bernès (Henri) 
 350
Bonnières de Wierre (R. de) 
 422
Bruant (Aristide) 
 509
Carrara (Jules) 
 173
Chantavoine (Henri) 
 33
Cougnard (Jules) 
 115
Dorchain (Auguste) 
 147
Dupuy (Ernest) 
 248
Durocher (Léon) 
 355
Fabié (François) 
 359
Féret (Charles-Théophile) 
 369
Fontainas (André) 
 517
Fuster (Charles) 
 238
Gauthiez (Pierre) 
 376
Germain-Lacour (Joseph) 
 199
Ghil (René) 
 287
Gineste (Raoul) 
 428
Godet (Philippe) 
 160
Goudeau (Émile) 
 80
Guerne (André de) 
 548
Haag (Paul) 
 92
Haraucourt (Edmond) 
 202
Harel (Paul) 
 96
Hérold (André-Ferdinand) 
 483
Jouy (Jules) 
 487
Kahn (Gustave) 
 435
Laforgue (Jules) 
 304
Larmandie (Léonce de) 
 38
Le Goffic (Charles) 
 523
Lemaître (Jules) 
 118
Le Roy (Grégoire) 
 382
Madeleine (Jacques) 
 177
Maeterlinck (Maurice) 
 530
Mallarmé (Stéphane) 
 1
Margueritte (Victor) 
 219
Marsolleau (Louis) 
 384
Maupassant (Guy de) 
 130
Merrill (Stuart) 
 450
Mesureur (Mme Gustave) 
 311
Mikhaël (Ephraïm) 
 396
Mockel (Albert) 
 461
Moréas (Jean) 
 267
Nolhac (Pierre de) 
 490
Paysant (Achille) 
 500
Pimodan (Gabriel de) 
 166
Pomairols (Charles de) 
 103
Quillard (Pierre) 
 401
Rameau (Jean) 
 183
Raynaud (Ernest) 
 471
Read (Henri-Charles) 
 13
Régnier (Henri de) 
 315
Retté (Adolphe) 
 540
Richepin (Jean) 
 17
Rodenbach (Georges) 
 46
Rollinat (Maurice) 
 59
Schuré (Édouard) 
 72
Séverin (Fernand) 
 504
Tailhade (Laurent) 
 137
Truffier (Jules) 
 111
Vacaresco (Hélène) 
 408
Vaucaire (Maurice) 
 331
Verhaeren (Émile) 
 218
Vicaire (Gabriel) 
 280
Vielé-Griffin (Francis) 
 335
Villehervé (Robert de la) 
 76
Warnery (Henri) 
 417
Xanrof (Léon) 
 478
TABLE DES MATIÈRES DU TOME 2
(ne fait pas partie de l’ouvrage original)




  1. Anthologie des poètes français du dix-neuvième siècle.
  2. La phtisie.