Anthologie des poètes français contemporains/Mallarmé (Stéphane)

Anthologie des poètes français contemporainsCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome deuxième (p. 1-12).
ANTHOLOGIE
DES
POÈTES FRANÇAIS
CONTEMPORAINS




STÉPHANE MALLARMÉ




Bibliographie. — La Dernière Mode, revue (Paris, 1875) ; — Le Corbeau d’Edgard Poe, illustré de 5 dessins de Manet, texte anglais et français (Librairie de l’eau-forte, Paris, 1875) ; — L’Après-Midi d’un Faune, églogue (Derenne, Paris, 1876) ; — Vathek, de Beckford, avec avant-dire et préface (Labittè, Paris, 1876) ; — Les Mots anglais, petite philologie à l’usage des classes et du monde (Truchy, Paris, 1878) ; — Les Dieux antiques, nouvelle mythologie, ouvrage orné de 260 vignettes (Rothschild, Paris, 1880) ; — Poésies complètes, photogravures sur le manuscrit avec ex libris de F. Rops (édition de la Revue Indépendante, Paris, 1887) ; — L’Après-Midi d’un Faune (édition de la Revue Indépendante, Paris, 1887) ; — L’Après-Midi d’un Faune (Vanier, Paris, 1887) ; — Le Ten o’clock de M. Whistler (édition de la Revue Indépendante, Paris, 1888) ; — Poèmes d’Edgar Poe, avec fleuron et portrait par Manet (Vanier, Paris, 1888) ; — Pages, prose (Deman, Bruxelles, 1890 et 1891) ; — Les Miens : Villiers de L’Isle-Adam, prose (Lacomblez, Bruxelles, 1892) ; — Vers et prose, florilège, avec portrait par James Mac-Neill Whistler (Perrin, Paris, 1893) ; — Vathek (Perrin, Paris, 1893) ; — La Musique et les Lettres, prose (Perrin, Paris, 1895) ; — Préface au Catalogue de l’exposition de Berthe Morisot (M™ Eugène Manet) (Durand-Ruel, Paris, 1896) ; — Divagations, prose (Fasquelle, Paris, 1897) ; — Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, poème en prose (Cosmopolis, n » de mai 1897, Paris ; — Avant-dire à Raisins bleus, poésies par Léopold Dauphin (Vanier, Paris, 1897) ; — Poésies complètes, avec frontispice de F. Rops (Deman, Bruxelles, 1899).

À PARAÎTRE : Les Poésies de Stéphane Mallarmé, édition complète ne varietur, contenant plusieurs poèmes inédits et les variantes : 100 exemplaires à 100 francs, par souscription, à Paris, chez Eugène Fasquelle.

Stéphane Mallarmé a collaboré à l’Artiste (1862), au Parnasse Satirique (1864), à la Saison de Vichy (1865), au Parnasse Contemporain (1866), à la Revue des Lettres et des Arts (1868), au Second Parnasse Contemporain (1869-1871), au National (1871 et 1872), à la Renaissance (1872 et 1874), au Tombeau de Théophile Gautier (Lemerre, Paris, 1873), à la Revue du Monde nouveau (1874), à la République des Lettres (1876), au Poe Mémorial (1877), à la Revue Critique (1884), à la Revue Indépendante (IIe série, 1885, et IIIe série, 1887), à la Revue Wagnérienne (1885), à Art et la Mode (1885 et 1887), à la Décadence (1886), au Décadent (1886), au Scapin (1886), à la Wallonie (1886), à la Vogue (Ier série, 1886), à la Gazetta Letteraria (1886), à la Revue d’aujourd’hui (1890), au Mercure de France (1890, 1891 1893), à The National Observer {1892 et 1893), aux Entretiens Politiques et Littéraires (1892), au Figaro {1894), à The Chap Book (1892), à la Revue Blanche (1896), à Cosmopolis (1897), etc.

Stéphane Mallarmé, né à Paris le 18 mars 1842, mort à Paris le 9 septembre 1898, fut élevé à Auteuil dans un pensionnat riche, fréquenté surtout par des fils de familles nobles. Il termina ses études au lycée de Sens et partit à vingt ans vivre en Angleterre pour apprendre l’anglais « et se créer, par l’enseignement ensuite de cette langue, les ressources propres à assurer son indépendance littéraire ».

Pendant près de trente ans, de 1864 à 1892, il professa l’anglais à l’Université, « Il fut d’abord professeur à Tournon, puis à Besançon, puis encore à Avignon, où il connut Mistral, Aubanel, Roumanille, Gras et Roumieux, avec qui il participa au mouvement félibréen. Cela se passait avant la guerre. »

Stéphane Mallarmé, très estimé de Mr Catulle Mendès, de Villiers de L’Isle-Adam, de M. Emmanuel des Essarts, qui l’avaient « découvert » dès 1864, « avait déjà collaboré à de nombreuses revues ; mais son nom n’était guère sorti du groupe des Parnassiens. Vers 1873, il revint à Paris, et bientôt après fut nommé professeur au Lycée Condorcet. C’est alors (1874-1875) que, presque entièrement seul, il rédigea La Dernière Mode, Gazette du Monde et de la Famille, « où étaient promulguées les lois et vrais principes de la vie tout esthétique, avec l’entente des moindres détails : toilettes, bijoux, mobiliers et jusqu’aux spectacles et menus de dîners… » C’est alors aussi que, sur l’invitation de Théodore de Banville, son maître préféré, d’écrire un poème qui serait débité par Coquelin aîné, il composa L’Après-midi d’un Faune, dont le projet de réalisation théâtrale n’aboutit point… Avec le peintre Manet, Stéphane Mallarmé fréquenta les dîners de Victor Hugo, où celui-ci trônait, assis sur un siège plus haut que ceux des autres convives ; et volontiers il rappelait que l’auteur d’Hernani, très amicalement et en lui pinçant l’oreille, l’accueillait : son a cher poète impressionniste ».

« Stéphane Mallarmé, à cette époque, avait déjà publié sa traduction du Corbeau d’Edgar Poe, L’Apres-Midi d’un Faune, sa réimpression du Vathek de Beckford et donné, dans maintes revues, quantité de poèmes ; mais ces livres et ces pages n’étaient connus que des lettrés, et Mallarmé demeurait un peu ignoré, voire même méconnu. Enfin, en 1884, M. J.-K. Huysmans publia son roman À rebours, dont le héros, Jean des Esseintes, épris de littératures vraiment belles, et que « subjuguait de même qu’un sortilège » l'Hérodiade de Stéphane Mallarmé, « en aimait ces vers :

O miroir !
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée,
Que de fois et pendant des heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous la glace au trou profond,
Je m’apparus en loi comme une ombre lointaine.
Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine.
J’ai de mon rêve épars connu la nudité !

comme il aimait les œuvres de ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l’écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil.» (À rebours, p. 260.) Et il semble bien que ce livre surtout, à beaucoup des jeunes écrivains d’alors comme au public, révéla Stéphane Mallarmé et son œuvre et décida de la gloire du poète. » (Paul Léautaud, Poètes d’aujourd’hui.)

Beaucoup d’entre ces jeunes poètes l’acclamèrent leur Maître, Et c’est alors que commencèrent les célèbres mardis de la rue de Rome. « Ceux-là seuls qui vinrent assidûment visiter sa retraite savent quel lucide, quel inquiétant esthète fut Stéphane Mallarmé. Pour connaître les ressources de cet esprit d’une netteté inoubliable, il faut avoir entendu sa parole pendant des années. Le souvenir des soirées de la rue de Rome restera toujours dans la mémoire de ceux que Stéphane Mallarmé admit auprès de lui, dans ce salon discrètement éclairé, auquel des coins de pénombre donnaient un aspect de temple ou plutôt d’oratoire… À ces auditeurs fidèles, Mallarmé se révélait d’une séduction infinie, soit qu’il se plût à dire une anecdote,…, soit qu’il s’oubliât à rappeler des amis chers et disparus, soit qu’il exposât de séduisantes et hautaines doctrines sur la poésie et sur l’art, sur le poème en prose et sur la chronique, sur la musique et sur le théâtre…

« Plus tard, ceux qui auront connu Stéphane Mallarmé dans leur prime jeunesse, ceux qui l’auront aimé comme l’un des plus purs, des plus désintéressés parmi les poètes, ceux qui l’auront entendu et qui auront chéri sa parole, raconteront sa vie comme le bon Xénophon raconta celle de Socrate. Fidèles, scrupuleux, ils commenteront vers par vers ses sonnets, et cela dans le but unique de révéler aux jeunes hommes de ce temps futur quel noble, profond et merveilleux artiste fut Stéphane Mallarmé ». (Bernard Lazare, Figures contemporaines.)

Parmi les auditeurs et les disciples de Mallarmé, il convient de citer : Edouard Dujardin, Théodore Duret, Félix Fénéon, René Ghil, Gustave Kahn, Jules Laforgue, Albert Mockel, Charles Morice, Henri de Régnier, Laurent Tailhade, Francis Vielé-Griffin, Charles Vignier, Téodor de Wyzewa, etc., puis Paul Claudel, André Fontainas, André Gide, A. Ferdinand Hérold, Pierre Louys, Camille Mauclair, Stuart Merrill, Jean de Mitty, John Payne, Adolphe Retté, Paul Valéry, le regretté Marcel Schwob, etc.

« La causerie naissait vite. Sans pose, avec des silences, elle allait d’elle-même aux régions élevées que visite la méditation. Un geste léger commentait ou venait souligner ; on suivait le beau regard, doux comme celui d’un frère aîné, finement sourieur, mais profond, et où il y avait parfois une mystérieuse solennité. Nous passions là des heures inoubliables, les meilleures sans doute que nous connaîtrons jamais ; nous y assistions, parmi toutes les grâces et toutes les séductions de la parole, à ce culte désintéressé des idées qui est la joie religieuse de l’esprit. Et celui qui nous accueillait ainsi était le type absolu du poète, le cœur qui sait aimer, le front qui sait comprendre, inférieur à nulle chose, et n’en dédaignant aucune, car il discernait en chacune un secret enseignement ou une image de la Beauté… » (Albert Mockel, Stéphane Mallarmé. Un Héros.)

En 1895, Stéphane Mallarmé se retira dans sa petite maison de Valvins, au bord de la Seine, près de Fontainebleau, dont il avait fait a le lieu préféré de sa solitude et de sa rêverie ». Il y mourut en 1898, après s’être vu proclamer « Prince des poètes » en 1896, à la mort de Verlaine.

Stéphane Mallarmé a voulu employer la poésie à des fins nouvelles. Son but, dit Mr Catulle Mendès dans son Rapport sur le mouvement poétique français de 1861 à 1900, « il faut le demander plutôt qu’à son œuvre si nettement ténébreuse, dont l’intention apparaît à la fois stricte et vague, au souvenir de ses conversations, charmantes et lucides. Si j’ai bien compris ce qu’il m’a répété souvent, — car nos divergences intellectuelles n’interrompirent jamais notre parfaite intimité, — il s’agissait pour lui, et tout en admettant, si diverse, la littérature environnante, de faire penser, non pas par le sens même du vers, mais par ce que le rythme, sans signification verbale, peut éveiller d’idée ; d’exprimer par l’emploi imprévu, anormal même du mot, tout ce que le mot, par son apparition à tel ou tel point de la phrase et en raison de la couleur spéciale de sa sonorité, en vertu même de sa propre inexpression momentanée, peut évoquer ou prédire de sensations immémoriales ou de sentiments futurs. »

« Stéphane Mallarmé, a dit M. Téodor de Wyzewa, a rêvé d’une poésie où seraient harmonieusement fondus les ordres les plus variés d’émotions et d’idées. À chacun de ses vers, pour ainsi dire, il s’est efforcé d’attacher plusieurs sens superposés. Chacun de ses vers, dans son intention, devait être à la fois une image plastique, l’expression d’une pensée, l’énoncé d’un sentiment et un symbole philosophique ; il devait encore être une mélodie et aussi un fragment de la mélodie totale du poème ; soumis avec cela aux règles de la prosodie la plus stricte, de manière à former un parfait ensemble, et comme la transfiguration artistique d’un état d’âme complet. » (Nos Maîtres, 1895.)

Ce poème, synthèse de la musique, de la pensée philosophique et des arts plastiques, Stéphane Mallarmé l’a-t-il réalisé ? Dès avant 1870, nous confie M. Catulle Mandés, il avait travaillé à un grand poème, Igitur d’Elbenone, sorte de légende rhénane « où l’art, certes, était évident », mais dont la lecture qu’il en fit lui-même à son fraternel ami causa à celui-ci une profonde déception. « Plus tard, ajoute M. Mendès, en lisant Hérodiade ou l'Apres-Midi d’un Faune, et même ceux de ses poèmes plus clos encore à l’intelligence naturelle, nous demeurions émerveillés de mainte trouvaille précieuse et d’un talent toujours parfait. Même les parties les plus obscures, les plus hermétiques de l’œuvre de Mallarmé réservent des surprises de charme exquis et de clarté ; il y est, presque souvent, le délicieux génie en qui mous avions eu foi les premiers… »

Cependant, on est bien obligé de le constater, Stéphane Mallarmé, tout en caressant jusqu’à sa mort le projet d’écrire le chef-d’œuvre rêvé, n’a rien publié, rien écrit, ni même, qu’on sache, rien ébauché qui s’y rapportât ou qui permît de s’en faire une idée. Malgré cette apparente défaillance du chef de l’école symboliste, on ne peut qu’admirer sa noble tentative pour « consacrer la poésie, pour lui assurer définitivement une fonction supérieure, au-dessus des insuffisances, des banalités, des à peu près de la prose », au-dessus de la brutale netteté du verbe, pour en faire un langage d’essence surhumaine qui permit à quelques élus au moins de communier avec les dieux sous les

espèces de l’universel symbole.
APPARITION


La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
— C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S’enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un Rêve au cœur qui l’a cueilli.
J’errais donc, l’œil rivé sur le pavé vieilli,
Quand, avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue.
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées.


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


LES FLEURS


Des avalanches d’or du vieil azur, au jour
Premier, et de la neige éternelle des astres,
Mon Dieu, tu détachas les grands calices pour
La terre jeune encore et vierge de désastres.

Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin,
Et ce divin laurier des âmes exilées
Vermeil comme le pur orteil du séraphin
Que rougit la pudeur des aurores foulées ;

L’hyacinthe, le myrte à l’adorable éclair,
Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
Celle qu’un sang farouche et radieux arrose !

Et tu fis la blancheur sanglotante des lys
Qui, roulant sur les mers de soupirs qu’elle effleure.

À travers l’encens bleu des horizons pâlis
Monte rêveusement vers la lune qui pleure !

Hosanna sur le cistre et sur les encensoirs,
Notre Père, hosanna du jardin de nos Limbes !
Et finisse l’écho par les mystiques soirs,
Extase des regards, scintillement des nimbes !

Père, qui créas, en ton sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique Mort
Pour le poète las que la vie étiole.


Les Poésies de Stéphane Mallarmé.


LES FENÊTRES


Las du triste hôpital, et de l’encens fétide
Qui monte en la blancheur banale des rideaux
Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide.
Le moribond sournois y redresse un vieux dos,

Se traîne et va, moins pour chauffer sa pourriture
Que pour voir du soleil sur les pierres, coller
Les poils blancs et les os de la maigre figure
Aux fenêtres qu’un beau rayon clair veut hâler,

Et la bouche, fiévreuse et d’azur bleu vorace,
Telle, jeune, elle alla respirer son trésor,
Une peau virginale et de jadis ! encrasse
D’un long baiser amer les tièdes carreaux d’or.

Ivre, il vit, oubliant l’horreur des saintes huiles,
Les tisanes, l’horloge et le lit infligé,
La toux ; et quand le soir saigne parmi les tuiles,
Son œil, à l’horizon de lumière gorgé.

Voit des galères d’or, belles comme des cygnes,
Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir
En berçant l’éclair fauve et riche de leurs lignes
Dans un grand nonchaloir chargé de souvenir !

Ainsi, pris du dégoût de l’homme à l’âme dure
Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits

Mangent, et qui s’entête à chercher cette ordure
Pour l’offrir à la femme allaitant ses petits,

Je fuis et je m’accroche à toutes les croisées
D’ou l’on tourne l’épaule à la vie, et, béni,
Dans leur verre, lavé d’éternelles rosées,
Que dore le matin chaste de l’Infini,

Je me mire et me vois ange ! et je meurs, et j’aime
— Que la vitre soit l’art, soit la mysticité —
À renaître, portant mon rêve en diadème.
Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !
Mais, hélas ! Ici-bas est maître : sa hantise
Vient m’écœurer parfois jusqu’en cet abri sûr,
Et le vomissement impur de la Bêtise
Me force à me boucher le nez devant l’azur.

Est-il moyen, ô Moi qui connais l’amertume,
D’enfoncer le cristal par le monstre insulté
Et de m’enfuir avec mes deux ailes sans plume
— Au risque de tomber pendant l’éternité ?


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


L’AZUR


De l’éternel Azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poète impuissant qui maudit son génie
À travers un désert stérile de Douleurs.

Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde,
Avec l’intensité d’un remords atterrant,
Mon âme vide. Où fuir ? Et quelle nuit hagarde
Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant.

Brouillards, montez ! Versez vos cendres monotones
Avec de longs haillons de brume dans les cieux
Qui noiera le marais livide des automnes.
Et bâtissez un grand plafond silencieux !

Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse
En t’en venant la vase et les pâles roseaux,
Cher Ennui, pour boucher d’une main jamais lasse
Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux.

Encor ! que sans répit les tristes cheminées
Fument, et que de suie une errante prison
Éteigne dans l’horreur de ses noires traînées
Le soleil se mourant jaunâtre à l’horizon !

— Le Ciel est mort. — Vers toi, j’accours ! donne, ô matière,
L’oubli de l’Idéal cruel et du Péché
A ce martyr qui vient partager la litière
Où le bétail heureux des hommes est couché,

Car j’y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée
Comme le pot de fard gisant au pied d’un mur,
N’a plus l’art d’attifer la sanglotante idée,
Lugubrement bâiller vers un trépas obscur…

En vain ! l’Azur triomphe, et je l’entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante.
Et du métal vivant sort en bleus angélus !

Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu’un glaive sur ;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


ÉVENTAIL DE MADEMOISELLE MALLARMÉ


O rêveuse, pour que je plonge
Au pur délice sans chemin,
Sache, par un subtil mensonge,
Garder mon aile dans ta main.

Une fraîcheur de crépuscule
Te vient à chaque battement
Dont le coup prisonnier recule
L’horizon délicatement.

Vertige ! voici que frissonne
L’espace comme un grand baiser
Qui, fou de naître pour personne,
Ne peut jaillir ni s’apaiser.

Sens-tu le paradis farouche
Ainsi qu’un rire enseveli

Se couler du coin de ta bouche
Au fond de l’unanime pli !

Le sceptre des rivages roses
Stagnants sur les soirs d’or, ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d’un bracelet.


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


SONNET


Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.

Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie.
Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne.


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


LE TOMBEAU D’EDGAR POE


Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change.
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très haut du sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sol et de la nue hostiles, ô grief !
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)


SONNET


Quelle soie aux baumes de temps
Où la Chimère s’exténue
Vaut la torse et native nue
Que hors de ton miroir, tu tends !

Les trous de drapeaux méditants
S’exaltent dans notre avenue :
Moi, j’ai ta chevelure nue
Pour enfouir mes yeux contents.

Non ! La bouche ne sera sûre
De rien goûter à sa morsure.
S’il ne fait, ton princier amant,

Dans la considérable touffe
Expirer, comme un diamant,
Le cri des Gloires qu’il étouffe.


(Les Poésies de Stéphane Mallarmé.)