Anthologie des poètes français contemporains/Tome troisième

Anthologie des poètes français contemporainsCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome troisième (p. 1-Index-III).


ANTHOLOGIE

DES

POÈTES FRANÇAIS

CONTEMPORAINS





EDMOND ROSTAND





Bibliographie. — Le Gant rouge (1888) ; — Les Musardises, poésies (1890) ; — Les Romanesques, pièce en quatre actes, en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français le 21 mai 1894 (1892) ; — La Princesse lointaine, pièce en quatre actes, en vers, représentée sur la scène du théâtre de la Renaissance le 5 avril 1895 (1895) ; — La Samaritaine, évangile en trois tableaux, en vers, représenté sur la scène du théâtre de la Renaissance le 14 avril 1897 (1897) ; — Cyrano de Bergerac, comédie héroïque en cinq actes, en vers, représentée sur la scène du théâtre de la Porte-Saint-Martin le 28 décembre 1897 (1897) ; — L’Aiglon, drame en six actes, en vers, représenté sur la scène du théâtre Sarah-Bernhardt le 10 mars 1900 (1900).

Les œuvres de M. Edmond Rostand su trouvent chez Charpentier-Fasquelle.

M. Edmond Rostand a collaboré à divers journaux et périodiques.

M. Edmond Rostand, né le 1er avril 1868, à Marseille, rue Montaux, commença ses études au lycée de cette ville, où il les poursuivit jusqu’à la seconde, et vint les achever à Paris, au collège Stanislas. Puis il entra à l’Ecole de droit et passa sa licence. En 1890, à vingt-deux ans, il publiait son premier recueil de vers : Les Musardises. Voici en quels termes un critique pénétrant, M. Augustin Filon, salua l’entrée du jeune poète dans les lettres : « J’ai gardé pour la fin Les Musardises, de M. Edmond Rostand, un poète de vingt ans qui paraît pour la première fois devant le public… Ce volume des Musardises n’est pas un bouton, ni une fleur, mais un fruit délicieux ; ce n’est pas une promesse, c’est une véritable explosion de talent poétique ; avec cela, un accent nouveau, cette spontanéité, cette hardiesse, ce je ne sais quoi d’enlevé et de vibrant qui dut faire tressaillir, il y a près de soixante-dix ans, les premiers lecteurs des Contes d’Espagne et d’Italie. Des audaces étonnantes, des habiletés plus étonnantes encore. Sous cette exubérance, un esprit sain et bien conformé ; pas de névrose, rien de la décadence ; un joyeux et robuste appétit de vivre, nuancé de cette mélancolie où les âmes passionnées se reposent sans s’énerver. »

Dans les Musardises, il y avait le poète qui rit et le poète qui pleure ; il y avait aussi le poète qui aime. Toute une partie du livre, la dernière, « colle qu’on noue comme un bouquet pour,couronner l’œuvre », était dédiée à l’Aimée. Les Musardises n’avaient pas plus tôt paru que le poète se mariait. Le 8 avril 1890, M. Edmond Rostand épousait Mlle Rosemonde Gérard, qui l’année suivante se révélait, elle aussi, au monde des lettres, par la publication d’un volume de vers adorables : Les Pipeaux [1].

Un hasard ayant mis M. Rostand en rapport avec M. de Féraudy, de la Comédie française, le poète soumit à l’artiste un acte en vers, Les Deux Pierrots, qu’il destinait à être joué dans un salon. Pour toute réponse, M. de Féraudy porte l’acte à M. Jules Claretie. L’administrateur du Théâtre-Français lit le petit ouvrage, l’aime, le reçoit d’avance. Malheureusement, le jour de la lecture au Comité on apprenait la mort de Théodore de Banville. Tout le blanc de ces pierrots parut noir, et des boules de deuil tombèrent dans l’urne.

Les Romanesques sont nés de ce refus. En annonçant à M. Rostand la décision du comité, M. Claretie demanda au poète de lui apporter un autre acte. « Je vous en apporterai trois, » répondit M. Rostand. Et il tint parole. Huit jours plus tard, le poète lisait à M. de Féraudy le premier acte des Romanesques. La pièce terminée, M. Claretie la fit recevoir par le Comité. Elle attendît deux ans son tour. La première représentation en eut lieu le lundi 21 mai 1894. Ce fut une révélation. « L’on se rappelle, écrit M. Jules Claretie, l’effet de surprise heureuse que firent sur les spectateurs ces vers amoureux, ces vers délicieux, murmurés par deux fiancés de dix-huit ans à l’ombre d’un vieux mur sous la joubarbe et les aristoloches. Ce fut une vision de jeunesse et de tendresse sous la rose lumière de la lune, et Sylvette et Percinet avaient comme des aspects de héros échappés de la forêt de Shakespeare, avec leurs caracos de satin et leurs habits de soie. Roméo écolier et Juliette colombinette. Et quelle langue, si allègrement française comme d’un Regnard qui eût mis en alexandrins la prose de Marivaux ! Ce fut là aussi que je vis combien le jeune poète avait — comment dire ? — le théâtre dans le sang. Il « indiquait » avec une précision admirable la façon dont il souhaitait que fussent dits ses vers. Il récitait, il jouait une scène avec la verve et la vérité d’un bon acteur de profession. » Les Romanesques valurent à M. Edmond Rostand le prix Toirac, décerné par l’Académie française à l’œuvre la plus remarquable jouée dans l’année au Théâtre-Français.

Nous avons dit que les Romanesques avaient attendu deux ans leur tour au Théâtre-Français. Ces deux ans d’attente n’avaient pas été perdus pour M. Rostand. Il avait écrit La Princesse lointaine. M. Coquelin aîné, qui jouait à ce moment Amphitryon avec Mme Sarah Bernhardt, assista à la lecture que le poète fit de son œuvre aux artistes de la Renaissance. À la sortie, le grand comédien, ravi, demanda à M. Rostand de lui faire une pièce. À quoi M. Rostand répondit qu’il rêvait d’un personnage dont la silhouette le poursuivait depuis le collège. Il parlait de Cyrano. Après la représentation de la Princesse lointaine, jouée par Mme Sarah Bernhardt au théâtre de la Renaissance, le 5 avril 1895, M. Edmond Rostand se mit à Cyrano. Le poète commença la pièce à Luchon, où il était allé passer l’été. Dans le même temps il achevait la Samaritaine, qui fut représentée à la Renaissance le mercredi saint, 14 avril 1897. Un mois auparavant, le 11 mars 1897, M. Rostand avait dit lui-même sur la scène de ce même théâtre son Ode à la Grèce, à une matinée donnée au profit des victimes de la guerre que la Grèce soutenait à ce moment contre les Turcs.

Le 28 décembre de cette même année 1897, M. Coquelin aîné jouait à la Porte-Saint-Martin Cyrano de Bergerac. La soirée ne fut qu’un long triomphe. Le succès éclata dès le premier acte, contagieux, bruyant, fait de surprise et de joie, et se poursuivit, étourdissant, jusqu’à la chute du rideau. Pour une fois, en enregistrant la victoire, les critiques furent unanimes à juger comme le public.

« Le 28 décembre 1897 restera, je crois, une date dans nos annales dramatiques, écrivait Francisque Sarcey. Un poète nous est né, et ce qui me charme encore davantage, c’est que ce poète est un hommo de théâtre. Cyrano de Bergerac est une très belle œuvre, et le succès d’enthousiasme en a été si prodigieux que, pour trouver quelque chose de pareil, il faut remonter jusqu’aux récits que nous ont faits des premières représentations de Victor Hugo les témoins oculaires. C’est une œuvre de charmante poésie, mais c’est surtout et avant tout une œuvre du théâtre. La pièce abonde en morceaux de bravoure, en motifs spirituellement traités, en tirades brillantes ; mais tout y est en scène ; nous avons mis la main sur un auteur dramatique, sur un homme qui a le don. Et ce qui m’enchante plus encore, c’est que cet auteur dramatique est de veine française. Il nous rapporte du fond des derniers siècles le vers de Scarron et de Regnard ; il le manie en homme qui s’est imprégné de Victor Hugo et de Banville, mais il ne les imite point ; tout ce qu’il écrit jaillit de source et a le tour moderne. Il est aisé, il est clair, il a le mouvement et la mesure, toutes les qualités qui distinguent notre race. Quel bonheur ! quel bonheur ! »

Et M. Jules Lemaître disait de ce même Cyrano : « Dans le premier acte, tout ce joli tumulte de comédiens et de poètes, de « précieux » et de « burlesques », de bourgeois, d’ivrognes et de tire-laine, et de la gentilhommerie et de la bohème littéraire du temps de Louis XIII, qu’est-ce autre chose qu’un rêve du bon Gautier, réalisé avec un incroyable bonheur, et dont l’auteur du Capitaine Fracasse a dû éprouver là-haut (où certainement il est) un émerveillement fraternel ?… Au deuxième acte commence le drame le plus élégant de psychologie héroïque, un drame dont Rotrou et Tristan, les deux Corneille, eussent bien voulu rencontrer l’idée, qui vaut à coup sûr leurs inventions les plus délicates et les plus « galantes » et qui eût réjoui l’idéalisme de l’hôtel de Rambouillet dans ce qu’il eut de plus noble, de plus fier et de plus tendre… Cyrano de Bergerac est comme la floraison suprême d’une branche d’art tricentenaire… Les vers de M. Edmond Rostand étincellent de joie. La souplesse en est incomparable. C’est quelquefois (et je ne m’en plains pas) virtuosité pure ; mais c’est le plus souvent une belle ivresse de couleurs et d’images, une poésie ensoleillée de poète méridional… »

M. Catulle Mendès écrivait : « Voici de la joie, à profusion, toujours, et toujours, et après encore. Il faut le dire : jamais le lyrisme héroï-bouffon n’avait rayonné avec plus d’abondant et d’éblouissant et d’inextinguible brio ; et, tout net, ni dans les comédies de Regnard, si gaies cependant (M. Edmond Rostand n’est pas éloigné de ressembler à un Regnard ivre d’Hugo, de Henri Heine et de Banville), ni dans le prodigieux quatrième acte de Ruy Blas, ni dans Tragaldabas, ni même dans les Odes Funambulesques, où pouffent des dieux pitres et des paillasses olympiens, tant de flambante et de furieuse allégresse ne s’ébouriffa en paillettes d’or sonore au souffle de la fantasque chimère ! De sorte qu’en effet un grand poète comique, qu’avait fait prévoir le premier acte des Romanesques à la Comédie française, un grand poète, divers, multiple, heureux, follement inspiré, et prodigieusement virtuose, vient de se révéler définitivement ! »

Et Lucien Mühlfeld concluait : « Le charme de Cyrano reste incomparable. Ici le poète touche à la perfection du genre, héroïsme léger, émotions imaginaires et si authentiques pourtant, rires fusant sur des larmes, grandiloquence précieuse, ou farce qui masque par une fantaisie qui est une pudeur, des silences proches du sanglot. Scéniquement, Cyrano est jugé et s’avère un tour de force réalisé on dirait sans effort. Il n’est point de pièce plus harmonieuse ni plus ovale où, de la préciosité poétique au lyrisme dramatique, l’émotion se gradue si expertement. Mais, en vérité, l’adresse est le moindre mérite de Cyrano. Bien davantage j’aime que, malgré la transposition héroï-comique, un caractère s’y développe qui est de souveraine noblesse et de noblesse morale. Cyrano, c’est l’amant, c’est le preux, c’est l’homme qui se donne et qui se prodigue. Cent vers pris, ça et là, dans ce drame feraient les versets d’un évangile de beauté. »

A Cyrano de Bergerac succédait l’Aiglon, représenté le 10 mars 1900 au théâtre Sarah-Bernhardt et qui fut un nouveau succès triomphal, « Il n’y a pas aujourd’hui, écrivait M. Max Nordau, de dramaturge possédant comme M. Rostand, même à un degré fort éloigné du sien, la qualité fondamentale de l’auteur dramatique : la faculté de transformer l’abstrait en concret, de lui donner un corps, de le faire pénétrer par les yeux et par les oreilles dans l’esprit du spectateur. Son art de l’incarnation, de la matérialisation, est incomparable. Qu’on pense au : « Je déchire, » au paquet de bibelots à l’effigie du Roi de Rome, au petit chapeau, etc. Ce fétichisme théâtral est poussé, dans l’Aiglon, jusqu’au sublime et contribue efficacement au triomphe du poète. »

Mais les beaux jours ont parfois de cruels lendemains. Au sortir de la première représentation de l’Aiglon, M. Rostand tombait gravement malade, et pendant plusieurs mois l’on dut craindre pour sa vie. Dès qu’il fut hors de danger, le soin de sa santé l’obligea de quitter pour longtemps Paris et tout travail. On ne le revit à Paris que quelques jours, au moment de son élection à l’Académie française, où il fut appelé, le 30 mai 1901, à occuper le siège de Henri de Bornier. Le 26 février 1901, à l’occasion du centenaire de Victor Hugo, il publiait dans le Gaulois un important poème, dont le succès fut retentissant : Un Soir à Hernani. Le 4 juin 1903 enfin eut lieu la réception de M. Edmond Rostand à l’Académie française.

Décoré de la Légion d’honneur le soir même de Cyrano, M. Rostand a reçu, le 14 juillet 1900, la rosette d’officier.

(P. Esteve.)

VIEUX CONTE

FRAGMENT

Dans l’éparpillement soyeux des cheveux d’or
Et parmi les blancheurs des coussins toute blanche,
Ayant clos pour cent ans ses grands yeux de pervenche,
Souriant vaguement à son rêve, elle dort.

Sa tête de côté légèrement se penche.
Un vitrail entr’ouvert laisse voir le décor
Du parc, où les oiseaux ne chantent pas encor,
Car la Fée endormit chacun d’eux sur sa branche.

Au pied du lit sommeille un beau page blondin.
Elle dort, immobile en son vertugadin,
La jupe laissant voir un bout de sa babouche…

Toute rose, elle dort son sommeil ingénu,
Car le Prince Charmant n’est pas encor venu
Qui doit la réveiller d’un baiser sur la bouche.

(Les Musardises.)

LES NÉNUPHARS

L’étang dont le soleil chauffe la somnolence
Est fleuri, ce matin, de beaux nénuphars blancs ;
Les uns, sortis de l’eau, se dressent tout tremblants,
Et dans l’air parfumé leur tige se balance.

D’autres n’ont encor pu fièrement émerger :
Mais leur fleur vient sourire à la surface lisse.
On les voit remuer doucement et nager :
L’eau frissonnante affleure aux bords de leur calice.

D’autres, plus loin encor du moment de surgir
Au soleil, ont leur fleur entière recouverte…
On peut les voir, bercés d’un remous sur l’eau verte :
Ecrasés par son poids, ils semblent s’élargir.

Ainsi sont mes pensées dans leur floraison lente.
Il en est d’achevés, sans plus rien d’hésitant,

Complètement éclos, comme, sur cet étang,
Les nénuphars bercés par la brise indolente.

D’autres n’ont encor pu dépasser le niveau ;
Ce sont ceux-là surtout que, poète, on caresse,
Qu’on laisse à fleur d’esprit flotter avec paresse,
Comme les nénuphars qui bâillent à fleur d’eau.

Mais je sens la poussée en moi vivace et sourde
D’autres pensées germés mystérieusement,
Qui s’achèvent encor dans l’assoupissement,
Comme les nénuphars qui dorment sous l’eau lourde.

(Les Musardises.)

LE PETIT CHAT

C’est un petit chat noir, effronté comme un page.
Je le laisse jouer sur ma table, souvent.
Quelquefois il s’assied sans faire du tapage ;
On dirait un joli presse-papier vivant.

Rien en lui, pas un poil de son velours ne bouge ;
Longtemps il reste là, noir sur un feuillet blanc,
À ces minets tirant leur langue de drap rouge,
Qu’on fait pour essuyer les plumes, ressemblant.

Quand il s’amuse, il est extrêmement comique,
Pataud et gracieux tel un ourson drôlet.
Souvent je m’accroupis, pour suivre sa mimique,
Quand on met devant lui la soucoupe de lait.

Tout d’abord de son nez délicat il le flaire.
Le frôle, puis, à coups de langue très petits,
Il le happe ; et dès lors il est à son affaire,
Et l’on entend, pendant qu’il boit, un clapotis.

Il boit, bougeant la queue, et sans faire une pause,
Et ne relève enfin son joli museau plat
Que lorsqu’il a passé sa langue rêche et rose
Partout, bien proprement débarbouillé le plat.

Alors, il se pourlèche un moment les moustaches,
Avec l’air étonné d’avoir déjà fini,
Et comme il s’aperçoit qu’il s’est fait quelques taches,
Il se lisse à nouveau, lustre son poil terni.


Ses yeux jaunes et bleus sont comme deux agates ;
Il les ferme à demi, parfois, en reniflant,
Se renverse, ayant pris son museau dans ses pattes,
Avec des airs de tigre étendu sur le flanc.

(Les Musardises.)

L’HEURE CHARMANTE

Le repas s’achevait en musique, aux bougies.
Le vieux parc n’était plus le parc aux élégies,
Mais s’éclairait de ces lanternes du Japon
Qui, sous le fil de fer léger qui leur sert d’anse,
Au moindre éveil de brise entrent toutes en danse,
En étirant leurs corps annelés de crépon.

Des reflets s’en allaient sous l’eau du lac moirée
Croiser leurs vrilles d’or. Ce fut une soirée
Unique. Le feuillage était notre plafond ;
Des étoiles luisaient dans tous les interstices ;
Les décors naturels se mêlaient aux factices ;
L’amour était frivole, ému, libre, profond.

Le réel avait tu sa rumeur importune,
Les ombrelles des pins se veloutaient de lune,
Un désordre joyeux régnait dans le couvert ;
Les candélabres hauts de vieille argenterie
Portaient à chaque branche une flamme fleurie
D’un lilliputien abat-jour, mauve ou vert.

Ce fut une soirée unique de magie
Et dont nous garderons toujours la nostalgie :
Les cœurs étaient de choix, les esprits aristos ;
Les silences disaient des passages de rêves ;
Puis les mots repartaient, ennoblis par ces trêves,
Et les âmes vibraient ainsi que les cristaux.

Le vin était d’Asti ; le luxe, véritable ;
Des violettes en tous sens jonchaient la table ;
Les unes se mouraient : elles étaient des bois ;
D’autres duraient encore : elles étaient de Parme ;
D’un verre qu’on eût dit soufflé dans une larme,
Des roses s’effeuillaient d’un seul coup, quelquefois.


Le moindre pli, le moindre nœud, la moindre ganse,
Résumait en soi seul des siècles d’élégance ;
Le moindre mot de ces charmants civilisés,
Des siècles de finesse, et dans les accessoires
Les plus inattendus, des siècles de victoires
Sur la lourde matière étaient totalisés.

On disputait de poésie et de musique ;
Un doux bavard faisait de la métaphysique ;
Les fraises, cependant, d’un tas pyramidal
S’écroulaient et roulaient sous les doigts des gourmandes ;
Les rieuses offraient moitié de leurs amandes ;
On entendait quelqu’un qui parlait de Stendhal.

Et les glaces fondaient, minuscules banquises,
En délivrant des fleurs qui dedans étaient prises ;
On se sentait parfois dans une extase, et puis
On ne savait plus trop d’où venait cette extase,
Si c’était du joli mystère d’une phrase,
Ou de la nouveauté d’un couteau pour les fruits.

Ce fut l’heure où, parmi les coupes de Venise,
Dans un accoudement satisfait, s’éternise
L’égrènement rêveur des grappes de muscats ;
Alors les beaux distraits qu’être une énigme flatte
Sourirent d’un sourire un peu haut sur cravate
Et tinrent des propos obscurs et délicats.

L’amour était ému, libre, profond, frivole ;
Ceux-ci, faux puérils, jouaient a pigeon-voie ;
Ceux-là disaient des vers ; et quand les premiers feux
Palpitèrent, des cigarettes allumées,
Aux cheveux plus légers que de blondes fumées
La fumée emmêla de bleuâtres cheveux.

Le paradoxe était aux lèvres des plus sages ;
Les fracs étaient fleuris d’œillets pris aux corsages ;
Et, comme on entendait de lointains violons,
Les femmes ne faisaient que des réponses vagues,
Et machinalement changeaient de doigts leurs bagues,
Avec des rires brefs et des regards très longs.

L’orchestre avait bien soin de n’être pas tzigane ;
Sa valse eut fait valser Urgèle avec Morgane…

Puis, elle se taisait, pour reprendre soudain.
Ce fut une soirée unique de magie ;
Contre tous les parfums d’un boudoir-tabagie
Luttaient tous les parfums d’un nocturne jardin.

Oh ! les rires troublés ! oh ! les beaux bruits de jupes !
Les plaintes, à mi-voix, ironiques, des dupes !
Les mots précis partant des coins esthétisants,
Les mots vagues des coins philosophants, les drôles
Des coins moqueurs, et les blancs haussements d’épaules
Aux madrigaux musqués des dolents bien-disants I

Puis, les frissons frileux dans les robes ouvertes,
Et, le soir fraîchissant, les fichus et les berthes
Jetés vite aux cous nus par les prestes galants ;
Les fuites s’estompant, doubles, sous les grands arbres ;
Les gestes bleus parmi les gestes blancs des marbres ;
Les barques, sur le lac, commençant des tours lents…

Les barques promenant des chants et des lumières…
Enervements heureux et fébrilités chères !
Celui-ci qui, burlesque, éveillant des frons-frons,
Tente un refrain narquois sur une mandoline,
Cet autre proposant d’aller sur la colline…
Et la noble pâleur de tous ces jeunes fronts !

Ce fut une soirée unique de magie.
Le vent malin souffla la dernière bougie
Devant que fût fini notre ultime sorbet.
Parfois, faisant pousser des cris aux robes blanches,
On voyait, incendie indiscret sous les branches,
Une lanterne japonaise qui flambait.

Et nous nous augmentions l’exquis de cette fête
De la sentir frivole, imprudente, inquiète,
Et, délicats devins d’un brutal avenir,
Assurés de bientôt périr, —et quels artistes ! —
Tous nous la savourions, charmés, finement tristes,
Comme on fait ce qui doit et ce qui va finir…

Et ces chants, ces propos, ces clartés et ces femmes,
Et la communion légère de ces âmes,
Et ces plaisirs polis et doux d’honnêtes gens,
— Honnêtes, mais pervers un peu, — ces nonchalances,

Ces voix discrètes, ces musiques, ces silences,
Cette complicité parfaite d’indulgents,

La fraîcheur sous les doigts de ces perles, ces grâces,
Cette confusion d’esprits de toutes races,
Ces minutes, ce parc où l’on était si bien,
Joignaient le charme encor, a tant de charmes rares,
De tout ce que déjà menacent les barbares,
De tout ce dont bientôt il ne restera rien.


LE SOUVENIR VAGUE
OU
LES PARENTHÈSES


Nous étions, ce soir-là, sous un chêne superbe
(Un chêne qui n’était peut-être qu’un tilleul),
Et j’avais, pour me mettre à vos genoux dans l’herbe,
Laissé mon rocking-chair se balancer tout seul.

Blonde comme on ne l’est que dans les magazines,
Vous imprimiez au vôtre un rythme de canot ;
Un bouvreuil sifflotait dans les branches voisines
(Un bouvreuil qui n’était peut-être qu’un linot).

D’un orchestre lointain arrivait un andante
(Andante qui n’était peut-être qu’un flon-flon),
Et le grand geste vert d’une branche pendante
Semblait, dans l’air du soir, jouer du violon.

Tout le ciel n’était plus qu’une large chamarre,
Et l’on voyait au loin, dans l’or clair d’un étang
(D’un étang qui n’était peut-être qu’une mare),
Des reflets d’arbres bleus descendre en tremblotant.

Et tandis qu’un espoir ouvrait en moi des ailes
(Un espoir qui n’était peut-être qu’un désir),
Votre balancement m’éventait de dentelles
Que mes doigts au passage essayaient de saisir.

Sur le nombre des plis de vos volants de gazes
Je faisais des calculs infinitésimaux,
Et languissants, distraits, nous échangions des phrases
(Des phrases qui n’étaient peut-être que des mots).

Votre chapeau de paille agitait sa guirlande,
Et votre col, d’un point de Gênes merveilleux
(De Gènes qui n’était peut-être que d’Irlande),
Se soulevait parfois jusqu’à, voiler vos yeux.
Noir comme un gros pâté sur la marge d’un texte
Tomba sur votre robe un insecte, et la peur
(Une peur qui n’était peut-être qu’un prétexte)
Vous jeta contre moi. — Cher insecte grimpeur !
Un grêle rameau sec levait sur le ciel pâle,
Ainsi que pour me mettre en garde, un doigt crochu.
Le soir vint. Vous croisiez sur votre gorge un châle
(Un châle qui n’était peut-être qu’un fichu).
L’ombre nous fit glisser aux pires confidences,
Et dans votre grand œil, plus tendre et plus hagard,
J’apercevais une âme aux profondes nuances
(Une âme qui n’était peut-être qu’un regard).

Nous reproduisons ci-dessous, à titre documentaire, les cinq sonnets d’envoi que M. Edmond Rostand écrivit, en 1894, sur les brochures des Romanesques adressées par lui à ses interprètes.

Ces pièces ainsi que le Sonnet à Sarah Bernhardt, L’Heure charmante et Le Souvenir Vague, nous ont été gracieusement communiqués par l’auteur.

SYLVETTE

Menu geste Watteau, sourire Trianon,
La fraise au col ainsi qu’un joli petit Gille,
Elle court, grimpe, saute, — et ce Saxe fragile
Va se briser, sans doute, à ces voltiges ?… Non.
Ce bibelot gymnaste a Reichenberg pour nom.
Reichenberg ! rire et grâce ! On pouffe lorsque, agile,
Elle arrache du mur le Cassandre pugile ;
On rêve lorsque, lente, elle met son linon.
Et ta voix, que faut-il, Suzanne, que j’en dise ?
Pastille pour la soif, piquante friandise,
Cristallisation rose et verte à la fois,
Tortillon à la poire ou bien à la groseille,
Fraîche vrille de sucre acidulé, ta voix
Est un bonbon anglais qu’on suce avec l’oreille.

PERCINET

Vous avez donc joué malgré vos manigances,
Vos hésitations sans nombre et vos refus !
Et vous fûtes parfait, cher Monsieur, — et tu fus,
O Charle, étourdissant de frivoles fringances.

Vous avez tout traduit : tendresses, arrogances,
Héroïque départ, retour las et confus !
Oh ! ce mauve manteau, si souplement diffus,
Sur ce gris justaucorps bordé de vertes ganses !

Brin de myrte au chapeau, coquilles au collet,
Quand vous vîntes, botté de blanc, princier de galbe,
Ce fut un cri devant ce costume tout albe !

Et l’on disait, — tant vous aviez l’air qu’il fallait :
« Le Bargy, amateur d’estampes anciennes,
Ayant étudié leurs grâces, les fit siennes ! »

STRAFOREL

Fendu jusqu’au menton, moustachu jusqu’aux yeux,
Botté jusqu’au nombril, ganté jusqu’aux épaules,
Chapeauté jusqu’au nez, emplumé jusqu’aux cieux,
Armé jusques aux dents, fameux jusques aux pôles.

C’est Féraudy, — qui n’a pas besoin de longs rôles !
On entend s’étrangler de rire des messieurs :
Tous les vers semblent beaux, tous les mots semblent drôles.
Et le char de la pièce a de l’huile aux essieux.

Il s’avance ; à son col une topaze — un phare ! —
S’allume ! — et son pourpoint lance un reflet cuprin !
Sa fraise écume sur l’acier du gorgerin !

Il trompette, il clangore, et Sylvette s’effare !
Et cor de cuivre, buccin d’or, clairon d’airain,
De la charge suprême il sonne la fanfare !


BERGAMIN

Est-ce un Greuze qui marche ou bien un Debucourt,
Que ce délicieux, svelte et joli vieil homme,
Rose comme un œillet, ridé comme une pomme,
Et qui, du ton léger d’un vieux marquis, discourt ?

Il grimpe au mur, se meut, sifflote, arrose, court,
Très caricatural, mais toujours gentilhomme !
Joué par vous, Leloir, ce fantoche se nomme
De Bergamin, et non plus Bergamin tout court.

Et que cette perruque est drôlement coquette
Qui mousse sur le front comme en neigeux bandeaux,
Et tombe, en catogan dépoudré, dans le dos !

Et cette inexorable et falote casquette !
Et ce grand gilet jaune aux dessins de rideaux !
— Vous avez mis plus qu’il n’y a dans ma plaquette.

PASQUINOT

Être énorme marchant d’un petit pas baroque ;
Œil rond de moineau fou ; hauts sourcils étonnés ;
Bouche burlesquement de brème, sous un nez
Farouche, comme en bois, et qui doit faire époque ;

Gros souliers piétinants, profonds soupirs de phoque,
Chapeau démesuré, gestes désordonnés,
Linge livrant au vent ses flots amidonnés, —
Tel Pasquinot va, vient, court, s’indigne, suffoque !
Il rugit, secouant d’un air très carnassier
Des cheveux léonins. Et son costume à basques
Est gorge-de-pigeon à grands boutons d’acier.
Et parmi ces gaîtés de farces bergamasques,
L’ampleur, et le lyrisme, et le noble souci
Du style, et la rondeur… Mon cher Laugier, merci !

A SARAH

En ce temps sans beauté, seule encor tu nous restes
Sachant descendre, pâle, un grand escalier clair,
Ceindre un bandeau, porter un lis, brandir un fer,
Reine de l’Attitude et Princesse des Gestes !

En ce temps sans folie, ardente, tu protestes !
Tu dis des vers. Tu meurs d’amour. Ton vol se perd.
Tu tends des bras de rêve, et puis des bras de chair,
Et quand Phèdre paraît, nous sommes tous incestes.

Avide de souffrir, tu t’ajoutas des cœurs ;
Nous avons vu couler — car ils coulent, tes pleurs ! —
Toutes les larmes de nos âmes sur tes joues.

Mais aussi tu sais bien, Sarah, que quelquefois
Tu sens furtivement se poser, quand tu joues,
Les lèvres de Shakspeare aux bagues de tes doigts.

(Sonnet dit par l’auteur à la Journée
Sarah Bernhardt.)

CHANSON DE JOFFROY RUDEL

C’est chose bien commune
De soupirer pour une
Blonde, châtaine ou brune

Maîtresse,
Lorsque brune, châtaine
Ou blonde, on l’a sans peine…
Moi, j’aime la lointaine

Princesse !

C’est chose bien peu belle
D’être longtemps fidèle,
Lorsqu’on peut baiser d’Elle

La traîne,
Lorsque parfois on presse
Une main qui se laisse…
— Moi, j’aime la Princesse
Lointaine.


Car c’est chose suprême
D’aimer sans qu’on vous aime,
D’aimer toujours, quand même,
Sans cesse,

D’une amour incertaine,
Plus noble d’être vaine…
Et j’aime la lointaine
Princesse.

Car c’est chose divine
D’aimer quand on devine,
Rêve, invente, imagine
A peine…

Le seul rêve intéresse,
Vivre sans rêve, qu’est-ce ?
Et j’aime la Princesse
Lointaine !

(La Princesse lointaine.)

BALLADE

DU DUEL DE CYRANO AVEC LE VICOMTE DE VALVERT

Je jette avec grâce mon feutre,
Je fuis lentement l’abandon
Du grand manteau qui me calfeutre,
Et je tire mon espadon ;
Elégant comme Céladon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous préviens, cher Mirmidon,
Qu’à la fin de l’envoi, je touche !

(Premiers engagements de fer.)
Vous auriez bien dû rester neutre ;
Où vais-je vous larder, dindon ?…
Dans le flanc, sous votre maheutre ?…
Au cœur, sous votre bleu cordon ?…
— Les coquilles tintent, ding-don !
Ma pointe voltige : une mouche !
Décidément… c’est ou bedon
Qu’à la fin de l’envoi, je touche.

Il me manque une rime en eutre…
Vous rompez, plus blanc qu’amidon ?
C’est pour me fournir le mot pleutre !
— Tac ! je pare la pointe dont
Vous espériez me faire don ; —
J’ouvre la ligne, —je la bouche…
Tiens bien ta broche, Laridon !
A la fin de l’envoi, je touche.

(Il annonce solennellement :)

ENVOI

Prince, demande à Dieu pardon !
Je quarte du pied, j’escarmouche,
Je coupe, je feinte…

(Se fendant.)
Hé ! là donc !

[Le vicomte chancelle ; Cyrano salue.)
A la fin de l’envoi, je touche.

[Cyrano de Bergerac.)

RÉPONSE

DE CYRANO AU REPROCHE DE DONQUICHOTTISME
QUE LUI FONT SES AMIS

Et que faudrait-il faire ?…
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite à l’endroit des genoux devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou

Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et, donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh ! pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? »
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, — ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste, d’ailleurs, se dire : « Mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! »
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

(Cyrano de Bergerac.)


ROBERT DE SOUZA





Bibliographie. — Toinette à Molière, à-propos en vers dit par Mlle Jeanne Samary à la Comédie française (1890) ; — Le Rythme poétique, Questions de métrique (Perrin, Paris, 1892) ; — Fumerolles, poésies (Mercure de France, Paris, 1894) ; — Sources vers le Fleuve, poèmes (Mercure de France, Paris, 1897) ; — La Poésie populaire et le Lyrisme sentimental (Mercure de France, Paris, 1898) ; — Modulations sur la Mer et la Nuit, poésies (Ed. Deman, Bruxelles, 1899) ; — Les Graines d’un jour, poésies (Floury, Paris, 1901) ; — L’Art public [L’Action esthétique] (Floury, Paris, 1901) ; — La Victoire du Silence [Où nous en sommes], les origines et l’avenir du Symbolisme et du Vers libre (Floury, Paris, 1907).

M. Robert de Souza a dirigé l’Almanach des Poètes de 1896 à 1898. Il a collaboré à de nombreux quotidiens et périodiques et notamment au Mercure de France et à Vers et Prose.

M. Robert de Souza, né à Paris en 1865, débuta tout jeune dans la littérature. Il collabora activement au mouvement symboliste, mais avec une grande indépendance et en se tenant très à l’écart. Il s’est surtout occupé de la technique des nouveaux moyens d’expression revendiqués par les jeunes poètes, s’efforçant de faire du vers libre une véritable composition rythmique. On lui doit de fort remarquables études sur le Rythme poétique, sur la Poésie populaire et le Lyrisme sentimental, et sur l’Art public.

Depuis plusieurs années, M. Robert de Souza associe la poésie à l’art plutôt qu’à la littérature. Il mène une vigoureuse campagne esthétique pour la défense des monuments et des beautés naturelles et a fondé en 1902, avec le poète Jean Lahor (M. le docteur Henry Cazalis), la Société pour la protection des paysages de France, dont il est le secrétaire général.

De 1894 à 1901, M. Robert de Souza a publié : Fumerolles, Sources vers le Fleuve, Modulations sur la Mer et la Nuit et Les Graines d’un jour. « Sa muse, a dit un critique, va gravement par le monde, sa curiosité recherchant de vastes horizons ; elle s’attarde parfois au récit des légendes et des faits glorieux ; elle interroge les terres, les eaux, les nuées et les bois ; elle écoute les voix mystérieuses de l’univers et les appels douloureux des hommes. »

M. Robert de Souza vient de réunir en volume, sous ce titre significatif : Oh nous en sommes, les études qu’il consacra dans l’intéressante revue Vers et Prose aux origines et à l’avenir du Symbolisme et du Vers libre.

AZURINE ET D’OR

Du mural treillage au treillage
Longeant les tuiles roses en bordure,
Et de l’humble crête de la toiture
Aux stalactites mouvantes des feuillages
Monte le jasmin qui s’insinue, monte, et s’enlace
De toits en toits et d’arbre en arbre,
Et de faîte en faîte éthéré,
Monte, s’insinue, et sinue, et s’enlace
Jusque la nuit courbe du ciel,
Où se divisent et se renouent ses branches
A feuiller d’ombre l’immensité céleste de la charmille
Epanouie de parures étoilées
Que piquent, et palpitantes, pointillent
Les fleurs aiguës par myriades blanches !…
Ah ! le jasmin fit pour nous, ce soir, merveille !
D’épaissir la charmille trop claire du ciel
D’une pénombre si suavement exaltée !
Sous les mystères qui haussent la feuillée,
Et qui vers nous par tant d’effluves fourmillent,
L’heure est d’amour et d’azurante reposée !
Et l’enchantez d’une somnolence mi-close
Toute prise des moiteurs chaudes de vos aromes,
O fleurs-étoiles filantes et pleuvantes
Dont les chutes efflorescentes
Traversent d’éclairs cillants la somnolence
Où nos voluptés flottent, mi-closes…
Que vos fleurs de jasmin ajourent la charmille,

Étoiles,
Ainsi, sans plus, et chaque nuit !
Et de votre imperceptible cœur pâle,
Etoiles,
Ainsi chaque nuit
Comme si de vos ténus battements d’ailes
Nous éventiez,
Des ombres bleu-tendre de la nuit
Et de son haleine parfumée !…

(Fumerolles.)

LA MEULE

Depuis l’aube où, travailleuses,
S’unirent en d’incessants couples d’abeilles
Vos mains aux miennes,
S’est dressée,

Haute, la penchante ruche silencieuse :
Notre âme est mûre, érigée.

Gerbes par gerbes que les doigts liants amoncellent
Des quatre points de la plaine de vie,
Elle porte toute la moisson vers le ciel
En une tour ronde comme le monde
Et toute d’or comme le soleil.

Me voici étendu sur la couche de l’ombre
Qu’elle allonge, d’herbe déjà douce reverdie,
Vers le nord,

Et je laisse tourner autour d’elle l’infini…

Les vents ne ruineront point son immobile trésor,
Ni les oiseaux, à lui dérober quelque épi.
Etendu à son ombre je peux enfin fixer l’azur
Et je décourage le sort.

Midi…
Tout nous rassure :
Les bois quittés et leur nuit d’inquiétude
Ne sont plus qu’un nuage bas au loin pesant
Encor aux limites marines des champs ;
Les champs sont aplanis des houles mûrissantes

Reflués en la haute récolte pensante ;
Tout nous rassure, tout nous repose des travaux vains et ru Tout est vide, tout est plus clair.

Les routes blanches ouvrent des sillons stériles de lumière
A travers l’espace moissonné,
Et l’on n’y voit plus s’aveugler
A les suivre on ne sait où
La file des ombres vagabondes
Qui sans savoir comment s’arrêter
Quelque part par le monde
N’importe où !
Couchent tout de leur long dans la pleine lumière
Leur sieste résignée…

Midi.

Des rayons tombent du toit de blé
Sur nous, à travers l’ombre,

En chutes lourdes de leurs têtes scintillantes d’épis
Qui se brisent, et à nos côtés
Tassent une légère litière, —

Chutes sans doute présages des vives pluies d’étoiles
Qui la prochaine nuit pure de conscience mûrie
Glisseront du toit de blé

Sur nous, en éparpillement de gouttes claires
Comme la rosée d’une paix royale.

Mais plus immobile, n’est l’heure.
Le vent du soir se lève

Qui disperse les rayons drus comme des pailles.
Les voix reprennent du labeur ;
Les ombres des routes se lèvent
Secouant leur sommeil de lumière.
Un frissonnant désordre de sonnailles
Annonce l’approche des troupeaux
Qui paissent plus près de leur clos ;
Le berger gourmande l’émoi des chiens ;
Les brebis bêlent ;
Tout s’inquiète encor des travaux,
Avant la nuit, rudes et vains,
Tandis que vont, dolents, les grands bœufs blancs
Déjà, qui sur le retour des choses éternelles
Promènent la herse qui nivelle…

Serait-ce l’heure ?
— Une cloche grave tinte au loin, —
Où les étoiles encore blêmes
S’assemblent sur notre bonheur
En diadème !

Serait-ce l’heure ?

Serait-ce déjà leurs bruissantes descentes
Qui froissent le chaume au-dessus de nous ?…

D’étranges choses tombent sur nous…
Debout, sœur !

Un éclat de bois mort m’a blessé au front,
Notre fime ne nous protège plus de sa moisson ;
Vois, de confuses ombres la pillent,
Sauvages, avec des bras fous
D’hommes et de filles,
Et des bâtons

Qui l’auront, par bottelées, bientôt démolie,
Comme si rien d’elle n’était à nous…
O sœur aimée, viens ! fuyons, fuyons…
La ruche d’or s’écroule dans la nuit !

N’aie point de crainte, ne pleure ;
Tu vois : il n’est pas d’étoiles qui descendent
Couronner d’immobile bonheur ;
Il faut sans doute qu’elles restent là-haut guider
Les reposés du jour vers le soir ruinés
Qui reprennent leur marche dans la nuit.
Ne pleure point : nous n’avons rien perdu
Qu’une paix oisive, présomptueuse.
Notre amour était trop stérile d’avoir cru
Assurer une richesse entière de vie
De la prompte récolte mûrie.
Ne pleure point ; nous n’avons rien perdu :
L’âme neuve qu’on érige, tous, bientôt, la détiennent.
Espère ; unis seulement bien fort aux miennes
Tes petites mains d’abeille travailleuse :
Il nous faut reconstruire notre âme chaque année ;
Le trésor reste en nous des fleurs, des graines,

Inépuisé,
Et nous retrouverons pour des semailles heureuses,
Par-delà les bois et la nuit,
Une aube nouvelle, des sillons, des plaines…

(Sources vers le Fleuve.)

INFINIMENT LE CIEL DÉVERSE…

Infiniment, le ciel déverse ses étoiles dans la mer,
Et les vagues qui sebrisent en une pâie écume de lumière
Les rejettent sans doute, bientôt éteintes, à nos pieds ;
Attends là, que je plonge, avant que la vague n’ait brisé
Contre la nuit des fables le feu d’une des perles stellaires,
Et que toute brasillante, je la rapporte pour ta beauté,
Femme, qui infiniment tends vers les astres ta prière,—
Et qui rêves à ton cou l’étoile des mages et des bergers…

(Modulations sur la Mer et la Nuit.)

DE PLAINES EN PLAINES LOINTAINES..,

De plaines en plaines lointaines,
L’éther, I’éther est de velours ;
L’âme de baume des tilleuls
En un demi-sommeil y mène
Le flottement des heures sereines,
Chaudes et assoupies d’amour.

L’éther, I’éther est de velours,
L’âme est de baume des tilleuls ;
De plaines en plaines lointaines,
Des heures alanguics bercent la terre sereine.

(Les Graines d’un Jour.)



MAX ELSKAMP





Bibliographie. — Dominical (Buschmann, 1891) ; — Dominical (Lacomblez, Bruxelles, 1892) ; — Salutations dont d’Angéliques (Lacomblez, Bruxelles, 1893) ; — En Symbole vers l’Apostolat (Lacomblez, Bruxelles, 1895) ; — Six Chansons de pauvre homme (Lacomblez, Bruxelles, 1896) ; — La Louange de la Vie (édition du Mercure de France, Paris, 1898) ; — Enluminures (Lacomblez, Bruxelles, 1898) ; — L’Alphabet de Notre-Dame la Vierge (édition du Conservatoire de la Tradition populaire).

Né à Anvers le 5 mai 1862, d’un père flamand et d’une mère française, M. Max Elskamp publia ses premiers vers en 1891. Dès 1893, M. Francis Vielé-Griffin disait de lui dans les Entretiens Politiques et Littéraires : « M. Max Elskamp, par ses Salutations, nous rappelle le vivant Souvenir de Jules Laforgue et encore cette Sagesse de Verlaine : il n’y a pas ici imitation, mais une parenté lointaine peut-être, suffisante en tout cas pour que notre sympathie aille, d’abord, à l’auteur. »

Les quatre volumes que signa M. Elskamp forment un même tout harmonieusement ordonné, « Dominical, c’est la belle prière enseignée par le Christ, c’est le pain demandé, c’est l’existence conduite aux bonnes voies. Salutations dit la reconnaissance envers Celle qui fut tutélaire aux vœux et à l’attente. En Symbole vers l’Apostolat, c’est le Credo, c’est la bonté, la pitié indiquées comme le but à atteindre ici-bas. Et les Six Chansons nous apprennent que le poète l’atteignit, qu’il est entré dans sa Terre promise, qu’il est à présent selon ses vœux. » (Albert Arnay.)

« M. Max Elskamp, dit M. de Souza, a touché de plus près qu’aucun, dans son parler et dans ses gestes, le simple. Il nous a rendu la candeur des gens du Nord, leur foi têtue. Leurs rêves bleus ont des lignes courtes, un peu sèches, droites et brusques :

Marie, épandez vos cheveux :
Voici rire les Anges bleus,
Et dans vos bras Jésus qui bouge

Avec ses pieds et ses mains rouges,
Et puis encor les Anges blonds
Jouant de tous leurs violons…

« Ce sont pieuses gens qui laissent leurs paroles suivre la pente des litanies. Ce sont primitifs qui martèlent leurs dires en sentences, et la naïveté de leurs yeux marque les choses de cernures égales. » (La Poésie populaire et le Lyrisme sentimental, 1899.)




DE JOIE


II


Et la ville de mes mille âmes
dormez-vous, dormez-vous ;
il fait dimanche, mes femmes
et ma ville, dormez-vous ?

Et les juifs, honte à mes ruelles,
dormez-vous, dormez-vous ;
— Antiquités et Dentelles —
même les juifs, dormez-vous ?

Et vous, mes doux marchands de cierges,
dormez-vous, dormez-vous ;
aux litanies de la Vierge
immaculée, dormez-vous ?

Clochers, l’on a volé vos heures,
dormez-vous, dormez-vous ;
Frères Jacques, aux demeures
de quel sommeil dormez-vous ?

Bonnes gens, il fait grand dimanche,
et de gel, et de verglas,
à la ville qu’endimanchent
les drapeaux des consulats.

(Dominical.)


PRÉFACE


Les belles flammes sont descendues,
et voici mon Nouveau Testament
de vie, dans les choses ingénues :

aujourd’hui qu’il faisait grand vent,
au ciel, ont dit des voix d’enfants,
les belles flammes sont descendues,

et va du pied, descends la main,
au long du bâton pèlerin.]

Car c’est fin de rêves à Thélème,
à présent, et qu’une heure a sonné
d’être aux autres avant qu’à soi-même ;

et dans mes villes de bonté,

aujourd’hui, c’est la vérité disant fin de rêves à Thélème,

et va du pied, descends la main,
au long du bâton pèlerin.

Or, revoici mon cœur à la peine
et de nouveau par route et chemin,
pour faire d’âmes corbeilles pleines

à Christ de retour chez les miens,

et dont ici c’est l’entretien ; or, revoici mon cœur à la peine,

et pieds allant, haute la main
au long du bâton pèlerin ;

car des voix ont clamé dans la rue
que des enfants ont vu l’Esprit-Saint
et les belles flammes, chues des nues,

entrer chez moi par le jardin ;

car des voix ont dit dans ma rue : les belles flammes sont descendues,

et va du pied, descends la main,
au long du bâton pèlerin.

(En Symbole vers l’Apottolat.)

POUR L’OREILLE

III

Puis, toujours et plus près encor
de la mer qui s’est faite en or,

après les maisons les prairies
et les derniers arbres en vie,

voici, par leurs noms de baptême,
au bout des fleuves qui les aiment,

les plus douces nefs de mon port
toutes en chœur et bord à bord.

Or, en leur fête, et pour l’ouïe,
je vous salue, Anne-Marie,

qui semblez porter des enfants
dans vos voiles toujours en blanc,

et ce m’est joie comme un cantique
d’enfin vous revoir l’Angélique,
à mâts nus de pommes à la bande
et pourtant revenus d’Islande.
Mais lors, ainsi que Gabrielle,
chantez haut vos voiles nouvelles

et ne pleurez plus, Madeleine,
vos filets perdus à la traîne,

puisqu’à tous il est pardonné,
même au vent, les baisers donnés,

pour qu’en joie autant qu’en caresses,
ce soient tous les flots en liesse

dans le concert où se complaît
haute la mer à chanter Mai.

[En Symbole vers l’Apostolat.)

A PRÉSENT C’EST ENCOR DIMANCHE…

A présent c’est encor Dimanche,
et le soleil, et le matin,
et les oiseaux dans les jardins,
à présent c’est encor Dimanche,

et les enfants en robes blanches,
et les villes dans les lointains,
et, sous les arbres des chemins,
Flandre et la mer entre les branches.


Or, c’est le jour de tous les anges :
Michel avec ses hirondelles
et Gabriel tout à ses ailes,
or, c’est le jour de tous les anges ;

puis, sur terre, les gens heureux,
les gens de mon pays, tous ceux
allés par un, allés par deux,
rire à la vie aux lointains bleus ;

à présent c’est encor Dimanche
— meuniers dormants à leurs moulins, —
à présent c’est encor Dimanche,
et ma chanson, lors, à sa fin.

(Six Chansons de Pauvre Homme pour
célébrer la Semaine de Flandre.
















FRANCIS JAMMES





Bibliographie. — Six Sonnets (1891) ; — Vers, plaquette (1892) ; — Vers, plaquette (1893) ; — Vers, plaquette (1894) ; — Un Jour, poème dialogué (Société du Mercure de France, Paris, 1896) ; — Notes sur des Oasis et sur Alger (Mercure de France, octobre 1896) ; — Un Manifeste littéraire de M. Francis Jammes : Le Jammisme (Mercure de France, mars 1897) ; — La Naissance du Poète (1897) ; — De l’Angélus de l’Aube à l’Angélus du Soir, poésie (Société du Mercure de France, Paris, 1898) ; — Quatorze Prières (Orthez, juillet 1898) ; — Clara d’Ellébeuse ou l’histoire d’une ancienue jeune fille (Société du Mercure de France, Paris, 1899) : — La Jeune Fille nue, poème (Petite collection de l’Ermitage, Paris, 1899) ; — Le Poète et l’Oiseau, poésies (Petite collection de l’Ermitage, Paris, 1899) ; — Conseil à un jeune poète (Mercure de France, Paris, août 1899) : — Pages sur Jean-Jacques Rousseau et Madame de Warens aux Charmettes et a Chambéry (Mercure de France, Paris, décembre 1899) ; — Le Deuil des Primevères (Société du Mercure de France, Paris, 1901) ; — Le Triomphe de la Vie (Société du Mercure de France, Paris, 1902) ; — Almaïde d’Etremont, roman (Société du Mercure de France, Paris) ; — Pomme d’Anis, roman (Société du Mercure de France, Paris) ; — Le roman du Lièvre (Société du Mercure de France, Paris) ; — Pensée des Jardins (Société du Mercure de France, Paris, 1906).

M. Francis Jammes a collaboré au Mercure de France, à la Revue Blanche, à l’Almanach des Poètes (1897 et 1898), à l’Ermitage, au Spectateur Catholique, à la Vogue (nouvelle série, 1899), à Vers et Prose, etc.

M. Francis Jammes est né à Tournay (Hautes-Pyrénées) le 2 décembre 1868. « Son grand-père paternel était docteur en médecine à la Guadeloupe, où il mourut après avoir été ruiné par les tremblements de terre de la Pointe-à-Pitre. Il s’appelait Jean-Baptiste Jammes. Et sa vie, nous dit son petit-fils, fut grave, tourmentée, ardente et triste. Le père de M. Francis Jammes naquit à la Pointe-à-Pitre. Envoyé en France, à Orthez, chez des tantes, pour faire son éducation, il devint receveur de l’enregistrement. Mort à Bordeaux, il est enterré à Orthez, où M. Francis Jammes, depuis longtemps, habite avec sa mère. Et tout cela, le poète, de fois à autre, l’a évoqué doucement dans son œuvre.

a M. Francis Jammes, pendant quoique temps, fut clerc de notaire dans une étude à Orthez. Rien ne saurait rendre, pour ceux qui l’ignorent, l’atmosphère morose et vieillotte du lieu qu’est une étude ; et seul peut-être M. Francis Jammes pourrait nous donner le tableau fané de ces étroites salles, historiées d’affiches, où il a, lui aussi, passé quelques heures un peu grises. II composait alors ses premiers vers, qu’il enfermait en des petits cahiers non mis dans le commerce et portant ce simple titre .• Vers.

a Tout d’abord, ses vers parurent un peu bizarres, et là-dessus une courte notice bibliographique dans le Mercure de France de décembre 1893 demeure un document très appréciable. Le nom même de leur auteur inquiétait… Mais vingt lignes permettraient mal d’exprimer des paroles suffisantes sur l’œuvre du jeune écrivain qui a rafraîchi de simplicité la poésie française. Nous reproduirons seulement la préface mise par M. Francis Janimes à son livre de vers : De l’Angélus de l’Aube à l’Angélus du Soir (1898) et qui est significative’ de l'esprit dans lequel sont écrits les poèmes rassemblés sous ce titre. Voici cette préfacer.*

« Mon Dieu, vous m’avez appelé parmi les hommes. Me voici. « Je souffre et j’aime. J’ai parlé avec la voix que vous m’avez « donnée. J’ai écrit avec les mots que vous avez enseignés à ma « mère et à mon père qui me les ont transmis. Je passe sur la ! « route comme un âne chargé dont rient les enfants et qui baisse « la tète. Je m’en irai où vous voudrez, — quand vous voudrez. « — L’Angélus sonne1. »

Dés 1897, M. Henri de Régnier avait dit, à propos de la Naissance du Poete : « M. Jammes est un poète tout à fait unique. Il n’écrit ni vers sonores ou martelés, ni strophes à combinaisons savantes ; il n’est ni naturiste ni symboliste ; son style est un mélange de précision et de gaucherie, l’une naturelle, l’autre voulue. Ce langage a la fois maladroit et exquis est un charme chez lui… — « Il ne parle que des choses les plus simples, les plus quotidiennes, les plus humbles, mais il en parle avec une grâce délicieuse, une émotion « naïve », une exactitude qui les rend visibles et palpables. Il les évoque telles qu’il les a ressenties. » (Mercure de France, mai 1897.)

Quand, en 1901, parut Le Deuil des Primevères, l’auteur avait l’intention de faire suivre ce recueil d’un livre intitulé Poésie, a le dernier conçu et qui marquerait beaucoup mieux son développement ». « J’explique cela, ajoutait-il, parce que certains critiques pourraient croire que je leur fais des concessions dans Le Deuil des Primevères. Il n’en est rien. Ma forme suit ma sen sation, agitée ou calme. Le Deuil des Primevères est d’une forme et d’une pensée calmes, parce que je l’ai surtout conduit dans une solitude où mes souffrances parfois s’apaisèrent. » Sou dernier recueil, enfin, Le Triomphe de la Vie, contient le poème Jean de Noarrieu (1901), dont nous reproduisons un fragment^ et l’œuvre annoncée sous le titre Poésie et que l’auteur a intitulée définitivement Existences (1900), en lui donnant pour épigraphe : « Et c’est ça qui s’appelle la vie. » Ce poème dialogué est, en effet, une peinture réaliste et saisissante de la vie de nos bons villageois. L’élément poétique n’y fait point défaut, l’émotion n’en est jamais absente. Nous en détachons les vers suivants (chapitre vingt et unième), caractéristiques pour l’auteur, sinon pour l’ouvrage :

LE POÈTE (dans une mansarde ou il écrit).

Mon cœur se calme. C’est octobre. Je veux laisser
un instant là l’œuvre a laquelle je travaille.
Je veux me souvenir des octobres passés,
et écouter la pluie tomber sur les platanes.
J’aurai bientôt trente-deux ans. lit, comme Hafiz,
nous dit Kalm, fut soucieux quand il vit blanchir sa barbe,
je sens venir le temps où les frôles jeunes filles
que j’ai aimées inc salueront d’un air plus grave.
L octobre de l’enfance était la route grise
où sonnaient les brebis dans l’odeur du brouillard,
l’école délestée, mais la grande cuisine
où les rouges fagots claquaient au foyer noir.

L’octobre adolescent était l’émotion
d’une verte prairie parsemée d’anémones ;
c’était le long baiser que me laissait l’automne
pour mieux aimer l’hiver dans l’âme des tisons.

Puis l’octobre qui vint fut moins pur et plus vaste :
Ce fut l’apaisement <ie ce dont je soull’rais.

Maintenant, que sera cet octobre nouveau ?
Ce sera-l-il les bois où je me réfugie
pour écouter le vide atroce de ma vie,
et pour guetter au loin les files de vanneaux ?
Etendu sur la mousse, ayant mis contre un chêne
mon vieux fusil dont j’aurai rabattu les cbiens,
mon menton dans mes mains, à plat ventre, verrai-je
la résignation dans les yeux de mon chien ?
Cucillerai-jc au bois noir le colchique d’automne ?
Tiendrai-je dans ma main la sarcelle blessée,
et chanterai-je aussi avec les bonnes pommes
la rainette qui crin au rmir dos vieux rosiers ?


IL VA NEIGER

Il va neiger dans quelques jours. Je me souviens
de l’an dernier. Je me souviens de mes tristesses
au coin du feu. Si l’on m’avait demandé : « Qu’est-ce ? »
J’aurais dit : « Laissez-moi tranquille. Ce n’est rien. »

J’ai bien réfléchi, l’année avant, dans ma chambre,
pendant que la neige lourde tombait dehors.
J’ai réfléchi pour rien. A présent comme alors
je fume une pipe en bois avec un bout d’ambre.

Ma vieille commode en chêne sent toujours bon.
Mais moi j’étais bète parce que ces choses
ne pouvaient pas changer et que c’est une pose
de vouloir chasser les choses que nous savons.

Pourquoi donc pensons-nous et parlons-nous ? C’est drôle ;
Nos larmes et nos baisers, eux, ne parlent pas,
et cependant nous les comprenons, et les pas
d’un ami sont plus doux que de douces paroles.

On a baptisé les étoiles sans penser
qu’elles n’avaient pas besoin de nom, et les nombres
qui prouvent que les belles comètes dans l’ombre
passeront, ne les forceront pas à passer.

Et maintenant même, où sont mes vieilles tristesses
de l’an dernier ? A peine si je m’en souviens.
Je dirais : « Laissez-moi tranquille, ce n’est rien, »
si dans ma chambre on venait me demander : « Qu’est-ce ? »

(De l’Angélus de l’Aube à l’Angélus du Soir.)

ÉLÉGIE PREMIÈRE

A ALBERT SAMAIN

Mon cher Samain, c’est à toi que j’écris encore.
C’est la première fois que j’envoie à la mort
ces lignes que t’apportera, demain, au ciel,

quelque vieux serviteur d’un hameau éternel,
Souris-moi pour que je ne pleure pas. Dis-moi :
« Je ne suis pas si malade que tu le crois. »
Ouvre ma porte encore, ami. Passe mon seuil
et dis-moi en entrant : « Pourquoi es-tu en deuil ? »
Viens encore. C’est Orthez où tu es. Bonheur est la.
Pose donc ton chapeau sur la chaise qui est là.
Tu as soif ? Voici de l’eau de puits bleue et du vin.
Ma mère va descendre et te dire : « Samnin… »
et ma chienne appuyer son museau sur ta main.
Je parle. Tu souris d’un sérieux sourire,
Le temps n’existe pas. Et tu me laisses dire.
Le soir vient. Nous marchons dans la lumière jaune
qui fait les fins du jour ressembler à l’Automne.
Et nous longeons le gave. Une colombe rauque
gémit tout doucement dans un peuplier glauque.
Je bavarde. Tu souris encore. Bonheur se tait.
Voici la route obscure au déclin de l’été,
voici que nous rentrons sur les pauvres pavés,
voici l’ombre à genoux près des belles-de-nuit
qui ornent les seuils noirs où la fumée bleuit.
Ta mort ne change rien. L’ombre que tu aimais,
où tu vivais, où tu souffrais, où tu chantais,
c’est nous qui la quittons et c’est toi qui la gardes.
Ta lumière naquit de cette obscurité
qui nous pousse ù genoux par ces beaux soirs d’Été
où, flairant Dieu qui passe et fait vivre les blés,
sous les liserons noirs aboient les chiens de garde.
Je ne regrette pas ta mort. D’autres mettront
le laurier qui convient aux rides de ton front.
Moi, j’aurais peur de te blesser, te connaissant.
Il ne faut pas cacher aux enfants de seize ans
qui suivront ton cercueil en pleurant sur ta lyre,
la gloire de ceux-là qui meurent le front libre.
Je ne regrette pas ta mort. Ta vie est là.
Comme la voix du vent qui berce les lilas
ne meurt point, mais revient après bien des années
dans les mêmes lilas qu’on avait crus fanés,
tes chants, mon cher Samain, reviendront pour bercer
les enfants que déjà mûrissent nos pensées.

Sur ta tombe, pareil à quelque pôtre antique
dont pleure le troupeau sur la pauvre colline,
je chercherais en vain ce que je peux porter.
Le sel serait mangé par l’agneau des ravines,
et le vin serait bu par ceux qui t’ont pillé.

Je songe à toi. Le jour baisse comme en ce jour
où je te vis dans mon vieux salon de campagne.
Je songe à toi. Je songe aux montagnes natales.
Je songe à ce Versaille où tu me promenas,
où nous disions des vers, tristes et pas à pas.
Je songe à ton ami et je songe à ta mère.
Je songe à ces moutons qui, au bord du lac bleu,
en attendant la mort bêlaient sur leurs clarines.
Je songe à toi. Je songe au vide pur des cieux.
Je songe à l’eau sans fin, à la clarté des feux.
Je songe à la rosée qui brille sur les vignes.
Je songe è toi. Je songe à moi. Je songe à Dieu.

[Le Deuil des Primevères.)

JEAN DE NOARRIEU

Et maintenant les troupeaux revenaient,
fuyant l’ombre mystérieuse des neiges.
On entendait la plaine et la vallée
s’emplir du bourdonnement désolé
des clarines sombres qu’accompagnaient
les piétinements précipités.

Et les enfants qui allaient à l’école,
dans l’aigre vent de la tombée d’automne
voyaient venir sur la route monotone
l’âne au collier de bois et le chien jaune,
les parapluies et les bidons qui sonnent,
et le berger pensif et les moutons.

Sous le troupeau ennuagé du ciel,
il conduisait le troupeau de la terre.
D’un geste large et rond il étendait
son long bâton, comme s’il bénissait

les brebis donneuses de laine et de lait.
Et tout à coup, son chien, il le sifflait.

Et alors, l’être fidèle entre tous,
le chien, aux yeux fixes et pleins d’amour,
celui qui aime l’homme sans détour,
celui qui se nourrirait de cailloux
lorsqu’il a pour maître un mendiant des routes,
le chien, mordait les brebis en déroute.
On le voyait. Il dressait les oreilles.
Puis, immobile et les yeux pleins de braise,
prêt à bondir sur les retardataires,
il surveillait le troupeau de côté.
Et le troupeau passait, passait, passait.
Et sa rumeur divine se perdait.

Et c’est ainsi qu’un jour, vers la Toussaint,
Jean de Noarrieu, assis dans le jardin,
entendit s’ouvrir le portail qui grince,
Et le moutonnement des bruits d’airain.
Et les cris de la Lucie. Et les chiens
dans le ciel gris, avec, debout, Martin.

Et Jean pleura. Et les brebis boiteuses
penchaient la tête, sous le souffle de Dieu,
dans l’acre automne aux rivières brumeuses.
Et Médor flairait Bergère, la queue
au ventre. Et elle grommelait, hargneuse.
Et l’âne étalait ses oreilles creuses.

C’était si beau que, au seuil de la grange,
Jean de Noarrieu s’arrête un instant,
la gorge serrée, et le cœur battant
comme les cloches du troupeau traînassant.
Et la Lucie, joyeuse et rougissante,
Criait : « Martin est là ! ouvrez la grange ! »

L’ombre s’ouvrit. Une à une les bêtes
se pressaient, galopantes, vers les crèches.
Sous leurs cils blancs luisaient leurs yeux dorés.
Et des agneaux nés en route suivaient.
L’un, trop jeune encore pour pouvoir marcher,
Comme une loque, au flanc de l’âne, pendait.

Les poules gloussaient, la tête mobile,
ouvrant leurs yeux ronds de côté, craintives.
L’une sur son dos portait un petit.
Et Jean de Noarrieu voyait la Lucie
trembler de joie près du pâtre immobile
qui regardait au loin vers les collines.

Elle haletait un peu, les joues rouges
comme une grenade ou de la farouche,
levant vers lui ses yeux, son nez, sa bouche.
Ses dents riaient, elle frissonnait toute.
Et elle était comme après une course
quand, le cœur plein d’air trop vif, on étouffe.

Jean de Noarrieu soudain sentit en lui
passer toute la beauté de la vie.
Dans ses cheveux un souffle froid frémit.
Il s’approcha de Martin et sourit,
Il se sentait comme un roi pacifique
régnant enfin sur l’empire conquis.

« Bonjour, Martin ! » L’autre dit : «Bonjour, maître !
Il prit la main calleuse du berger,
Et puis il dit : « Lucie, viens embrasser
celui à qui je veux te marier. »
La douce vie emplissait le verger
où des moineaux, vers l’hiver, pépiaient.
Ainsi fut fait. Et quand, vers le vieux puits,
Jean de Noarrieu se retourna, il vit,
la bouche rouge et riante, une fille.
« Tiens, se dit-il, comme Jeanne a grandi ! »
Et il fixait avec des yeux surpris
Une enfant brune et tendue comme un fruit.

C’était la fille aînée d’un métayer.
Elle portait sa cruche sur la tête,
un sein dressé par l’effort qui haussait
son frais bras courbe è la cruche glacée.
Ses mollets ronds et fermes se touchaient,
et, hardiment, elle lui souriait.

(Le Triomphe de la Vie.)


PIERRE LOUŸS





Bibliographie. — Astarté, poèmes (Paris, 1891, épuisé) ; — Les Poésies de Méléagre, traduites par Pierre Louÿs (Art Indépendant, Paris, 1893, épuisé) ; — Léda, conte, plaquette (Art Indépendant, Paris, 1893, épuisé) ; — Chrysis, prose, plaquette (Art Indépendant, Paris, 1893, épuisé) ; — Ariane, prose, plaquette (Art Indépendant, Paris, 1894, épuisé) ; — Scènes de la Vie des Courtisanes, de Lucien de Samosate, traduction (Art Indépendant, Paris, 1894, épuisé) ; — La Maison sur le Nil, prose, plaquette (Art Indépendant, Paris, 1894, épuisé) ; — Les Chansons de Bilitis, poèmes en prose (Art Indépendant, Paris, 1894) ; — Aphrodite, roman de mœurs antiques (Société du Mercure de France, Paris, 1896) ; — Pierre de Ronsard : Les Amours de Marie, édition précédée d’une Vie de Marie Dupin, par Pierre Louÿs (Société du Mercure de France, Paris, 1897) ; — Aphrodite, roman de mœurs antiques, illustrations de Calbet (Borel, Paris, 1896) ; — Les Chansons de Bilitis, roman lyrique, édition ornée d’un portrait de Bilitis en couleurs par Paul-Albert Laurens (Société du Mercure de France, Paris, 1898) ; — Léda, conte orné de six dessins en couleurs de Paul-Albert Laurens (Société du Mercure de France, Paris, 1898) ; — Léda, illustrations de Calbet (Borel, Paris, 1898) ; — Byblis, conte, illustrations de Wagrez (Borel, Paris, 1898) ; — La Femme et le Pantin, roman espagnol, édition ornée d’une reproduction en héliogravure du Pantin de Goya (Société du Mercure de France, Paris, 1898) ; — Une Volupté nouvelle, conte, illustrations de Marold (Borel, Paris, 1899) ; — La Femme et le Pantin, illustrations de Calbet et Dédina (Borel, Paris, 1899) ; — Mimes des Courtisanes, de Lucien, traduction littérale, avec préface (Société du Mercure de France, Paris, 1899) ; — Les Chansons de Bilitis, roman lyrique, illustrations de Notor (Fasquelle, Paris, 1900) ; — Les Aventures du Roi Pausole, roman (Fasquelle, Paris, 1900) ; — Sanguines, contes (Fasquelle, Paris, 1903) ; — Archipel (Fasquelle, Paris, 1906) ; — La Femme et le Pantin, opéra, musique de Puccini, livret par M. Maurice Vaucaire (Opéra-Comique, Paris, 1906).

En préparation : Un volume de poèmes, sans titre encore.

Des Chansons de Bilitis ont été mises en musique par Mme Strohl et par MM. Debussy, Gabriel Fabre, Jean Huré, Léon Moreau et Paul de Wailly.

M. Pierre Louÿs a collaboré à la Revue d’Aujourd’hui (1890), à la Conque (1891), à la Wallonie (1890, 1891, 1892), à Floréal (1892), au Mercure de France (depuis 1894), à la Revue Blanche, au Centaure, recueil de luxe qu’il fonda avec MM. Henri de Régnier, A.-F. Hérold, Jean de Tinan, Paul Valéry et Henri Albert, d’une collaboration limitée aux seuls fondateurs et qui n’eut que deux tomes (1892), au Journal, à la Revue franco-américaine, à l’Image, à la Vogue (nouvelle série, 1900), à Vers et Prose, etc.

Né à Paris le 10 décembre 1870, M. Pierre Louÿs, arrière-petit-fils du docteur Sabatier, médecin de Napoléon, et petit neveu du général Junot, duc d’Abrantès, n’a quitté la capitale que pour faire deux ou trois voyages en Afrique, en Espagne et en Italie. Il se consacra de bonne heure aux lettres, collabora à la Revue d’Aujourd’hui, à la Wallonie, à Floréal, au Mercure de France et fréquenta le salon de José-Maria de Heredia. Il épousa, en 1899, Mlle Louise de Heredia, fille cadette du poète.

M. Pierre Louÿs a fait une étude approfondie de l’antiquité et de la littérature grecque. Il est surtout connu du public par son roman Aphrodite, lequel, publié en 1896 au Mercure de France, obtint un succès considérable et classa d’emblée son auteur parmi les meilleurs écrivains de l’heure présente, et par Les Chansons de Bilitis, délicieux poèmes qu’il donna comme traduits du grec en les attribuant à Bilitis « tant aimée et qui pourtant n’exista jamais »… Il est piquant de rappeler qu’un savant professeur de faculté, ancien élève de l’École d’Athènes, à qui il avait envoyé son ouvrage, lui répondit qu’il avait, avant lui, lu l’œuvre de Bilitis…

Dans Aphrodite, comme dans Les Chansons de Bilitis, comme dans Sanguines, comme dans tous ses livres, M. Pierre Louÿs est avant tout un merveilleux poète, et c’est là qu’il faut, peut-être, chercher le secret d’un succès aussi soudain qu’éclatant.

Tout jeune, en 1891, M. Pierre Louÿs fonda à Paris une petite revue, La Conque, où il publia ses premiers vers, et où collaborèrent aussi MM. Henri de Régnier, André Gide et Paul Valéry. Les onze numéros de cette revue furent honorés d’une page inédite tour à tour de Leconte de Lisle, de Paul Verlaine, de Stéphane Mallarmé, de José-Maria de Heredia ; ils formèrent ensuite une plaquette publiée à la Librairie de l’Art Indépendant sous le titre Astartè et qui est aujourd’hui introuvable. Le lecteur nous saura gré d’en avoir extrait quelques pièces. Nous y avons ajouté le sonnet récité par Mounet-Sully à l’inauguration de la statue de Leconte de Lisle et que l’auteur a bien voulu nous communiquer à cet effet.

Les vers de M. Pierre Louÿs, superbement évocateurs, sont d’un poète harmonieux et subtil, ayant déjà le culte de la Beauté grecque.

PÉGASE

De ses quatre pieds purs faisant feu sur le sol,
La Bête chimérique et blanche s’écartèle,
Et son vierge poitrail qu’homme ni dieu n’attelle
S’éploie en un vivace et mystérieux vol.

Il monte, et la crinière éparse en auréole
Du cheval décroissant fait un astre immortel
Qui resplendit dans l’or du ciel nocturne, tel
Orion scintillant à l’air glacé d’Éole.

Et comme au temps où les esprits libres et beaux
Buvaient au flot sacré jailli sous les sabots
L’illusion des sidérales chevauchées,

Les Poètes en deuil de leurs cultes perdus
Imaginent encor sous leurs mains approchées
L’étalon blanc bondir dans les cieux défendus.

(Astarté.)

LE BOUCOLIASTE

La flûte qui fléchit sous les doigts allongés,
Docile à s’animer comme la femme aux lèvres,
Vibre, et le clair essaim des trilles encagés
Se mêle aux bêlements bucoliques des chèvres.

Le joueur puéril à ses roseaux légers
Chante en vain : seule, Écho, lointaine et triste, alterne.
Les Muses sont trop loin de la voix des bergers
Qu’une cigale inspire et qu’un vol noir consterne.

Mais l’Éphèbe : « Je suis, ô Phoïbos radieux,
Boucoliaste, et pur pour le culte des dieux.
J’ai l’espoir du laurier que ton geste décerne

« Et je veux, pour gagner ton sourire indulgent,
Consacrer sur l’autel de flouve et de luzerne
Ma flûte pastorale à ta lyre d’argent. »

(Astarté.)

L’OMBRE

C’est moi ! c’est moi, pauvre âme ! ô trop longtemps pleurée !
Aux sources de l’Oronte ivres d’aube et d’oiseaux,
C’est moi qui sur tes pas abaissais les roseaux,
Et de tes hautes mains prenais l’urne altérée.

Et plus tard, quand Erôs mêla notre destin,
C’est moi qui venais traire au ventre des chamelles
Le lait mince, étiré des tremblantes mamelles,
Dans l’outre obèse et lisse aux flancs couverts de thym.

Me connais-tu ? Devant la clairière interdite,
Je gardais les boucs blancs promis à l’Aphrodite,
Et tressais des iris aux cornes des béliers…

Approche-toi, pauvre âme à jamais solitaire,
Ombre qui viens, fidèle à tes champs familiers,
Revoir l’eau successive et l’immuable terre.

SONNET ADRESSÉ A M. MALLARMÉ

LE JOUR OU IL EUT CINQUANTE ANS

Cinquante heures de nuit préparatoire, ô Maître !
Demain s’éblouiront d’aurore, et nous saurons
A l’ombre magistrale errante sur nos fronts
Qu’on a vu sourdre l’or et la lumière naître.

Eux aussi vont jurer que pas un ne fut traître
Au doigt qui désignait l’aube rouge des troncs.
Le jour croit. Vous verrez tous les mauvais larrons,
Qui fuyaient de vous suivre au désert, reparaître !

Ils donneront à qui méprisa leur troupeau
La gloire qu’ils rêvaient de pourpre sur leur peau
Et les lauriers d’argent piqués aux fers de lance ;

Mais nous n’entendrons pas ces voix soûles de bruit,
Car nous aurons coupé pour le plus pur silence
Sous vos pieds créateurs les roses de la nuit.

17 mars 1892.


POUR LA STÈLE DE LECONTE DE LISLE


Sur ma stèle, au milieu des lauriers et des piques,
Étranger, sur le lit de mon dernier sommeil,
Un ciseleur de pierre a sculpté le soleil,
Et la cigale d’or, et les paons olympiques.

J’ai chanté les héros, les morts, les lieux épiques,
De la sainte Hellas l’impassible réveil,
Et, les yeux éblouis d’un souvenir vermeil,
J’ai dit vos murs de pourpre, ô golfes des Tropiques.

Et c’est là mon tombeau. La paix du sol natal,
Les parfums, la splendeur du songe oriental
N’environneront pas ma dépouille exilée ;

Mais l’austère vivant est le mort glorieux.
J’ai vêtu mes désirs d’une cuirasse ailée,
Et j’ai rendu leur âme et leurs vrais noms aux Dieux !






EMMANUEL SIGNORET





Bibliographie. — Le Livre de l’Amitié (Mirzaël et Myrtil), poèmes en vers et en prose (Vanier, Paris, 1891) ; — Ode à Paul Verlaine (Vanier, Paris, 1892) ; — Daphné, poèmes (Bibliothèque Artistique et Littéraire, Paris, 1894) ; — Vers Dorés (Bibliothèque Artistique et Littéraire, Paris, 1896) ; — La Souffrance des Eaux, première partie, suivie du Premier Livre des Sonnets, de trois Elégies et de cinq poèmes, ouvrage couronné par l’Académie française (Bibliothèque Artistique et Littéraire, Paris, 1899) ; — Vers et Prose (Le Saint-Graal, Puget-Théniers, Cannes, 1899) ; — Le Tombeau de Stéphane Mallarmé, poème (Bibliothèque du Saint-Graal, Cannes, 1899) ; — Le Premier Livre des Elégies (Bibliothèque du Saint-Graal, Cannes, 1900).

Emmanuel Signoret a collaboré au Saint-Graal, etc.

Emmanuel Signoret, né à Lançon (Bouches-du-Rhône) le 14 mars 1872, mort le 20 décembre 1900, passa son enfance au village natal. « Un long séjour à Aix-en-Provence, où il fit ses études, et de nombreux voyages en Italie (de 1896 à 1899) entretinrent en lui une exaltation qui forme en quelque sorte le caractère de son talent. Il vint à Paris, et, avide de gloire, ambitieux d’amitiés célèbres, se mêla fiévreusement à tous les groupements. Les petites revues l’accueillirent, et il fonda, en janvier 1890, le Saint-Graal, périodique qu’il rédigea seul et où furent recueillies la plupart de ses productions.

« Emmanuel Signoret a publié plusieurs volumes de vers. L’un d’eux, La Souffrance des Eaux, a été remarqué par l’Académie française, qui a couronné son auteur en 1899. » (Adolphe van Bever, Poètes d’Aujourd’hui.)

Emmanuel Signoret est un lyrique puissant ; il possède la fougue et la splendeur.






L’aile en fureur, l’hiver sur les monts vole et vente,
Du sang glacé des fleurs se paissent les janviers :
Votre pleine verdure étincelle vivante,
Vous oliviers que j’aime, oliviers, oliviers !

Votre être fortuné c’est Pallas qui l’enfante,
Sa mamelle est d’argent, jadis vous y buviez ;
Vos fruits broyés trempaient de flamme et d’épouvante
Les muscles des lutteurs par les dieux enviés.

Les siècles garderont ma voix, et d’âge en âge
Mon front resplendira sous un triple feuillage ;
Car à mes beaux lauriers, à mes myrtes nouveaux,

Vous dont le sang nourrit un peuple ardent de lampes,
Sacrés oliviers d’or, vous joignez vos rameaux
Pour courber la couronne immortelle à mes tempes.


Emmanuel Signoret


ÉPOUSAILLES


Monseigneur le Printemps en robe épiscopale
D’un violet vivant comme les fleurs d’iris,
Ouvrant à deux battants les hauts portails fleuris
Au son des clairons d’aube, entre en sa cathédrale.

Une tulipe fait sa crosse ; en frais camail
Monseigneur le Printemps sous le dôme bleu marche ;
Au loin plongent les nefs, et sous leur dernière arche
Le soleil arrondit son aveuglant vitrail !

Les orangers tout blancs, fiévreux et nuptiaux,
Ont des frémissements d’orgue ; en la campanule,
Frêle encensoir, l’encens doré du pollen brûle…
Sur les nids psalmodie un chœur sacré d’oiseaux.


Blonde, tu me souris vaguement, tu tressailles !
Nos cœurs royaux l’un pour l’autre ont battu longtemps.
A genoux ! Pour bénir nos blanches épousailles
Entre en son temple ému Monseigneur le Printemps !

(Vers dorés.)


RITE D’AMOUR


Notre-Dame-des-Fleurs se bâtit des chapelles
Aux dômes onduleux de lierres feuillescents ;
La voix des cloches d’or des muguets nous appelle ;
Sur les champs, l’Esprit saint des vieux printemps descend.

Un vol de papillons aux ailes empourprées,
Hiératiquement, palpite sur les fleurs :
Des messes de l’aurore au Salut des vesprées
Ce sont les délicats et purs enfants de chœur.

Quelque prêtre invisible et divin du Mystère
Lève le saint Soleil ainsi qu’un ostensoir :
Sa chasuble d’azur flotte seule sur terre
Et se fleurit de croix d’or et d’astres, le soir.



Ton sang a le parfum angélique des sèves :
Oh ! quitte le foyer où frissonne l’aïeul,
Vierge, il ne fait pas froid dans l’église du Rêve,
Où — cierges éperdus — s’allument les glaïeuls !

(Vers dorés.)






PAUL VALÉRY





Bibliographie. — Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, extrait de la Nouvelle Revue du 15 août 1895 (Librairie de la Nouvelle Revue, Paris, 1895).

M. Paul Valéry a collaboré a la Conque (1891), à la Revue Indépendante (1891), aux Entretiens Politiques et Littéraires (1892), à l’Ermitage (1891), à Chimère (1891), à la Syrinx (1892), à la Wallonie (1892), au Centaure, — qu’il fonda, en 1896, avec MM. Henry de Régnier, Pierre Louÿs, André Gide, Jean de Tinan, A.-Ferdinand Hérold et Henri Albert, — à la Nouvelle Revue (1895), à The New Review, de Londres (1897), à la Coupe (1895), et au Mercure de France (depuis 1897), à Vers et Prose, etc. Et on lui doit, comme écrits en prose et qui n’ont pas encore été réunis en volume : Paradoxe sur l’architecte (Ermitage, mars 1891), Purs Drames (Entretiens Politiques et Littéraires, mars 1892), La Soirée avec M, Teste (Le Centaure, volume II, 1896), La Conquête allemande, essai sur l’expansion germanique (paru en français dans The New Review, janvier 1897), Durtal, étude sur les trois derniers romans de M. J.-K. Huysmans (Mercure de France, mars 1898), Les Méthodes (Mercure de France).

M. Paul-Ambroise Valéry, né à Cette (Hérault) le 30 octobre 1871, n’a guère écrit jusqu’ici que pour ses amis et dans des revues fermées comme La Conque, de M. Pierre Louÿs, et Le Centaure, dont il fut l’un des fondateurs. « Quant à mes poèmes, nous écrit M. Paul Valéry, je n’en préfère aucun. Ils m’ont plu également avant de les faire, déplu à la fin ; — maintenant je les ai oubliés. »

Depuis 1895, M. Valéry a peu écrit. « C’est à peine si, de temps à autre, dans le Mercure de France, on voit son nom au bas d’études dont le titre : Méthodes, est significatif des abstractions et des spéculations mathématiques où s’est jeté son esprit. M. Paul Valéry, en effet, s’adonne depuis quelques années à des recherches extra-littéraires et qu’il est malaisé de définir, car elles semblent se fonder sur une confusion préméditée des méthodes des sciences exactes et des instincts artistiques. Mais ces recherches n’ont encore fait l’objet d’aucune publication de la part de leur auteur, et seules les Méthodes données au Mer» cure de France par M. Valéry demeurent pour renseigner sur ses intentions d’écrivain. » (paul Liîautaud.)

« M. Valéry, dit M. Paul Souehon, est le représentant d’un art d’exception, d’une poésie restreinte à une élite et à l’expression de beautés mystérieuses… Il est le joaillier des princes. Sa poésie restera comme un beau danger, attirant et souvent fatal, a

LA FILEUSE

Lilia… neque nent.

Assise la fileuse au bleu de la croisée
Où le jardin mélodieux se dodeline.
Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.

Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline
Chevelure, u ses doigts si faibles évasive,
Elle songe, et sa tête petite s’incline…

Un arbuste et l’air pur font une source vive
Qui, suspendue au jour, délicieuse arrose
De ses pertes de fleur le jardin de l’oisive.

Une tige où le vent vagabond se repose
Courbe le salut vain de sa grûce étoilée
Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.

Mais la dormeuse file une laine isolée,
Mystérieusement l’ombre frôle se tresse
Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.

, Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse, au fuseau doux, crédule
La chevelure ondule au gré de la caresse…

Tu es morte naïve au bord du crépuscule,
Fileuse de feuillage et de lumière ceinte.
Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle
Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte,
Parfume ton front vague au vent de son haleine
Innocente, et tu crois languir. Tu es éteinte

Au bleu de la croisée où tu filais la laine.


NARCISSE PARLE

Narcissa, placandis manibus.

O frères, tristes lys, je languis de beauté
Pour m’être désiré dans votre nudité,
Et vers vous, Nymphes ! nymphes, nymphes des fontaines,
Je viens au pur silence offrir mes larmes vaines,
Car les hymnes du soleil s’en vont !…
C’est le soir.
J’entends les herbes d’or grandir dans l’ombre sainte,
Et la lune perfide élève son miroir
Si la fontaine nue est par la nuit éteinte.
Ainsi, dans ces roseaux harmonieux, jeté
Je languis, ô saphir, par ma triste beauté,
Saphir antique et fontaine magicienne
Où j’oubliai le rire de l’heure ancienne.
Que je déplore ton éclat fatal et pur,
Source funeste à mes larmes prédestinée
Où puisèrent mes yeux, dans un mortel azur,
Mon image de fleurs humides couronnée.
Hélas ! l’image est douce et les pleurs éternels !
A. travers ces bois bleus et ces lys fraternels
Une lumière ondule encor, seule améthyste, ,
Assez pour deviner ici le Fiancé
Dans mon miroir dont m’attire la lueur triste, .,, ,J
Pâle améthyste, ô miroir d’un songe insensé !
Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée
Qu’élève la fontaine ironique et rusée ;
Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs.
Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent
D’appeler ce captif que les feuilles enlacent,
Et je lance aux échos les noms des dieux obscurs !

Adieu ! reflet perdu sur l’onde calme et close,
Narcisse, l’heure ultime est un tendre parfum
Au cœur suave. Effeuille aux mânes du défunt
Sur ce vide tombeau la funérale rose.

Sois, ma lèvre, la rose effeuillant son baiser
Pour que le spectre dorme en son rêve apaisé.

Car la Nuitparle a demi-voix, seule et lointaine
Aux calices pleins d’ombre pale et si légers ;
Mais la lune s’amuse aux myrtes allongés.

Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine !
Chair pour la solitude éclose tristement
Qui se mire dans le miroir au bois dormant,
O chair d’adolescent et de princesse douce !
L’heure menteuse est molle au rêve sur la mousse
Et le délice sombre enfle ce bois profond.
Adieu ! Narcisse, ou meurs ! Voici le crépuscule.
La flûte sur l’azur enseveli module
Des regrets de troupeaux sonores qui s’en vont.

Sur la lèvre de gemme, en l’eau morte, o pieuse
Beauté pareille au soir, beauté silencieuse,
Tiens ce boiser nocturne et tendrement fatal,
Caresse, dont l’espoir altère ce cristal !

Emporte-le dans l’ombre, ô ma chair exilée,
Et toi, verse pour la lune, flûte isolée,
Verse des pleurs lointains en des urnes d’argent.

A notre demande, M. Paul Valéry a bien voulu s’expliquer, lui et son art, devant nos lecteurs. Nous reproduisons ici une page caractéristique qu’il nous a communiquée à cet effet. Elle constitue un curieux document littéraire :

L’AMATEUR DE POÈMES

Si je regarde tout à coup ma véritable pensée, je ne me console pas de devoir subir cette parole intérieure sans personne et sans origine ; ces figures éphémères ; et cette infinité d’entreprises interrompues par leur propre facilité, qui se transforment l’une dans l’autre, sans que rien ne change avec elles. Incohérente sans le paraître, nulle instantanément comme elle est spontanée, la pensée, par sa nature, manque de style.

Mais je n’ai pas tous les jours la puissance de proposer à mon attention quelques êtres nécessaires, ni de feindre les obstacles spirituels qui formeraient une apparence de commencement, de plénitude et de fin, au lieu de mon insupportable fuite.

Un poème est une durée, pendant laquelle, lecteur, je respire suivant une loi qui fut préparée. Je donne mon souffle et les machines de ma voix ; ou seulement leur pouvoir, qui se concilie avec le silence.

Je m’abandonne à l’adorable allure : lire, vivre où mènent les mots… Leur apparition est écrite. Leur sonorité fut écoutée. Leur ébranlement se compose d’après une méditation anterieure, et ils se précipiteront, en groupes magnifiques, dans la résonance. Même mes étonnements sont assurés : ils sont cachés d’avance et font partie du nombre.

Mu par l’écriture fatale, et si le mètre toujours futur enchaîne sans retour ma mémoire, je ressens chaque parole dans toute sa force, pour l’avoir indéfiniment attendue. Cette mesure qui me transporte et que je colore, me garde du vrai et du faux. Ni le doute ne me divise, ni la raison ne me travaille. Nul hasard, — mais une chance extraordinaire se continue. Je trouve sans effort le langage de ce bonheur ; et je pense, par artifice, une pensée toute certaine, merveilleusement prévoyante, —aux lacuues calculées, sans ténèbres involontaires, dont le mouvement me commande et la quantité me comble ; une pensée singulièrement achevée.

PAUL VALÉRY.



DANIEL DE VENANCOURT





Bibliographie. — Les Adolescents, poésies, avec une préface de M. Robert de la Villehervé (Léon Vanier, Paris, 1891) ; — A travers le Havre, en collaboration avec Charles Le Goffic, texte accompagnant des eaux-fortes de Gaston Prunier (Lemâle et Cie, Le Havre, 1892) ; — Le Devoir suprême, poésies (Alphonse Lemerre, Paris, 1895).

En péparation : un volume de vers.

M. Daniel de Venancourt a collaboré à divers quotidiens et périodiques. Il a fondé les revues littéraires : La Croisade et Le Penseur.

M. Léon-Marie-Daniel Cornette de Venancourt est né au Havre, le 18 mai 1873. « Par sa mère il est Normand ; par son père, il appartient à une famille picarde établie en Martinique au xviie siècle. Sous le pseudonyme de Laurent des Aulnes, il a publié des vers dès sa prime jeunesse… C’est à seize et dix-sept ans qu’il composa Les Adolescents, livre unique dans son genre, et qui sut mériter les suffrages de critiques autorisés, Anatole France, Charles Le Goffic, Edmond Haraucourt, Charles Maurras, Adolphe Brisson, Georges Montorgueil, François de Nion, Philippe Gille, etc. « Il fallait, a dit M. Le Goffic, cette rencontre merveilleuse d’un enfant qui sût exprimer ses sensations avec l’art d’un homme fait. » En 1895, paraissait un nouveau recueil, Le Devoir suprême, œuvre non plus de sentiment, mais de pensée, et dont le succès ne fut pas moindre. Entre temps, Daniel de Venancourt avait fondé au Havre un périodique littéraire, la Croisade… Fixé maintenant à Paris, il prépare plusieurs ouvrages, et entre autres un troisième livre de poésies, qui doit paraître prochainement. Depuis 1901, il publie, en qualité de secrétaire général, l’excellente revue Le Penseur [2]. »

Les vers de M. Daniel de Venancourt sont souples et gracieux. Ils exhalent un doux parfum de juvénile tendresse, de candeur et de sincérité.




TELLE UNE ÉGLISE PRÊTE A RECEVOIR SON DIEU…

Telle une église prête à recevoir son Dieu,
Une église attendrie et tout illuminée,
Où d’invisibles mains, durant la matinée,
Semèrent des fleurs d’or, tendirent du drap bleu,

Après les désespoirs de la seizième année,
Notre cœur ignoré, qui soupirait son vœu,
Sent renaître plus belle, au souffle d’un aveu,
Cette rose d’antan que nous disions fanée.

Telle une bonne église ouverte dans la nuit
Pour le pèlerin pale auquel un rêve nuit,
Mais que ranimera l’azur d’un autre rêve :

Plein de clartés, de voix, de parfums, notre cœur
Est le temple vivant de l’Idole aux yeux d’Eve
Dont nos désirs nouveaux sont les enfants de chœur.

(Les Adolescents.)

PAROLES DE L’AMANTE

J’avais peur de ta voix comme de ton silence,
Et pourtant, cet aveu, je le devinais bien.
Mon cœur, toujours dans l’ombre, était si près du tien ;
Je lisais tant d’espoir et tant de vigilance
Au fond de tes grands yeux qui ne me cachent rien !

Mais tu sais la détresse où mon âme est perdue.
J’avais peur de mourir avant la fin du jour,
Et je ne voyais pas s’allumer tour à tour,
Comme une joie éparse à travers l’étendue,
Les feux mystérieux des étoiles d’amour.

Ah ! je sens maintenant que je ne dois pas vivre !
Le mal dont j’ai la crainte est déjà dans mon cœur.
C’est le même tourment, c’est la même langueur,
Si lourds que ta parole h peine me délivre,
Qui m’exilent du rêve où tu marches vainqueur !


Tout mon être s’affole, et je ne pourrais dire
Combien j’ai tressailli quand tu m’as pris la main.
Ne nous arrêtons pas au détour du chemin !
Ton regard m’a donné la force de sourire,
Mais j’ai peur que mes pas ne faiblissent demain.

(Le Devoir suprême.)

LES YEUX DE L’IDÉAL

Ouvre-les bien, ces yeux qui sont toute la vie,
Simplesse, amour paisible et discrète bonté !
Qu’ils pénètrent mon cœur de leur félicité,
Qu’ils me fassent une âme à jamais assouvie !

— Ouvre-les bien, ces yeux qui sont toute la vie,
Ces yeux de la jeunesse et de l’éternité !

Ouvre-les bien, ces yeux qui sont tout le mystère,
Beauté, noble sagesse et tendre passion !
Dans le champ du matin si je creuse un sillon,
Puissent-ils féconder mon labeur solitaire !

— Ouvre-les bien, ces yeux qui sont tout le mystère, Ces yeux où resplendit la révélation !

Ouvre-les bien, ces yeux qui s’éloignaient du monde,
Ne laissant qu’un mirage au pays déserté !
Trop longtemps vers la mort les cygnes ont chanté :
Que l’Idéal surgisse à la clarté profonde !
Ouvre-les bien, ces yeux qui s’éloignaient du monde ;
Ouvre-les sur le jour et sur l’humanité !

(Le Devoir suprême.)


MAX WALLER





Bibliographie. — La Flûte à Siebel (Lacomblez, Bruxelles, 1891).

Max Waller a collaboré à divers journaux et revues. Il a fondé Le Type et La Jeune Belgique.

Max Waller (Maurice Warlomont) naquit à Bruxelles le 23 février 1860. Il fit ses études à l’Université de Louvain et fonda, avec quelques amis, le journal Le Type, feuille batailleuse, qui fut bientôt supprimée par les autorités académiques. Quelque temps après, le poète fonda La Jeune Belgique, revue symboliste, qui exerça une grande influence sur les lettres belges d’expression française et qu’il dirigea jusqu’à sa mort (6 mars 1889) [3].

Max Waller a écrit des vers ironiques pleins d’une sensibilité délicieuse et toute moderne, « des vers qui font semblant de rire, et sanglotent, très doucement ».




VIEUX ÉVENTAILS


J’aime les éventails fanés
Dont le lointain passé chagrine :
Dans le tombeau de leur vitrine
Ils dorment, les abandonnés !

D’où viennent-ils ? Quelles mains blanches
Les ont balancés, autrefois,
Dans les tête-à-tête du bois
Où le soleil dorait les branches ?

Quels sont les doigts très effilés
Qui les ouvraient, dites, grand’mères ?
De quelles amours éphémères
Ont-ils vu les chers défilés ?


Combien de tendres confidences
Ont-ils entendu, — doux secrets !
Les vieux éventails sont discrets
Au souvenir des contredanses,

Où doucement, très doucement,
Avec quelque nuance exquise
Le marquis disait en… mimant :
« Ne veux-tu pas être marquise ? »

(La Flûte à Siebel.)


ÉVENTAILS EXOTIQUES


Gais éventails enjoliés
Par de fines mains aux doigts roses,
Que l’on fixe entre un tas de choses
Aux tentures des ateliers ;

Où l’on voit des lunes laiteuses
Sur les montagnes lazuli,
Avec un horizon pâli,
Tout constellé de nébuleuses ;

Éventails chimériques qui
Donnent la vague nostalgie
D’entendre une voix de vigie
Vous signaler Nangasaki !

Éventails en papier qu’on donne
Pour quelques sous, soyez bénis,
Vous la gaîté de tous les nids
Où le jeune amour s’emprisonne ;

Qui jetez aux murs des gaîtés
D’orient qui s’emparadise,
Votre art primitif réalise
Les plus caressantes clartés ;

Et vous êtes, dans notre vie,
L’image, à nos sens avivés,
De la tendresse inassouvie
Et des chers paradis rêvés.

(La Flûte à Siebel.)






AUGUSTE GAUD





Bibliographie. — Caboche-de-Fer (Savine, Paris, 1891) ; — Les Chansons d’un Rustre, poésies (1892) ; — Au Pays Natal, idylles et poèmes (1893) ; — Rimes à ma Payse, sonnets (1895) ; — Ma Grand’Mère Toinon, souvenirs d’un paysan, avec une préface d’André Theuriet (1896) ; — L’Ame des Champs, poésies, avec une préface de Gaston Deschamps (1901) ; — La Chanson des Blouses Bleues, poésies (1904) ; — La Terre de chez nous, poèmes et bucoliques (1905). Ces quatre derniers ouvrages ont été édités par Alphonse Lemerre.

M. Auguste Gaud a collaboré à de nombreux journaux et revues ; il a publié dans la Petite Gironde de Bordeaux de remarquables études littéraires.

M. Auguste Gaud, officier de l’Instruction publique, lauréat de la Société nationale d’encouragement au bien, né à Chef-Boutonne (Deux-Sèvres) le 26 avril 1857, exerce actuellement les fonctions de juge de paix à Chaumont-en-Vexin (Oise). Travailleur infatigable, aimant passionnément la poésie populaire, il a donné de nombreuses conférences à Paris, à Tours, à Poitiers, à Niort, sur les chansons populaires et les vieux noëls ; il a, de plus, fondé en 1897, dans sa ville natale, un théâtre en plein air où il a fait interpréter, par des amateurs paysans, des pièces en patois poitevin, d’une franche saveur de terroir et qui ont obtenu un très grand succès.

MM. Gaston Deschamps dans le Temps, André Theuriet dans le Journal, Charles Le Goffic dans la Revue Universelle, Georges Artus dans la Vérité Française, Léon Bigot dans le Voltaire, ont consacré aux œuvres rustiques de M. Auguste Gaud de très élogieux articles. Le grand poète de Mireille, Frédéric Mistral, lui écrivait naguère : « Vous êtes des très rares qui connaissent, qui respectent et aiment le paysan, et le dépeignent en frères et en fils de la terre comme lui. J’applaudis à vos chants naturels et savoureux et à votre apostolat absolument félibréen. » Et le regretté Maurice Rollinat lui adressait les lignes suivantes : « Mes sincères félicitations pour vos jolis vers émus, chantants et colorés, évoquant si juste, fleurant si bon, si frais, la vraie Nature campagnarde… »

« Ce n’est point, nous écrit M. Auguste Gaud, pour les snobs et les raffinés qui ne fréquentent que les cénacles parisiens, ni pour ceux qui s’obstinent à ne considérer la poésie que comme une fleur aristocratique, à l’éclat éphémère et morbide, et ne pouvant éclore que sur le fumier des décadences, que je me suis décidé à publier mes poèmes rustiques où j’ai mis tout mon ardent amour pour la Terre natale, et où l’on retrouvera comme un écho des refrains qui bercèrent mon enfance.

« Issu de souche paysanne, c’est à l’orée des champs et des bois, où vibre, mâle et sonore, la voix des pâtres et des laboureurs dans la solitude des brandes poitevines fleuries de genêts et d’ajoncs, au milieu des gras pâturages où gambadent les mules et les pouliches ; sous les peupliers frissonnants, au bord des mares glauques et des sources fraîches, que j’ai composé ces vers, tout imprégnés de la salubre odeur des labours et des moissons et de l’agreste parfum des herbes sauvages.

« Et c’est au clair soleil de chez nous, dans la mer bruissante des épis, à côté des vaillants moissonneurs courbés sur les sillons ; à travers la plaine où sous les bises cinglantes de l’automne je marchais derrière les bœufs roux, ou pendant les longues veillées d’hiver, en écoutant devant l’âtre les vieilles fileuses de quenouille, recroquevillées par l’âge, que j’ai recueilli ces naïves mélopées campagnardes.

« Je garde l’espoir que mes frères et mes sœurs de la glèbe n’accueilleront pas avec indifférence cette timide chanson d’un humble grelet du pays mellois, qui s’est efforcé de traduire leurs joies, leurs amours et leurs tristesses, dans une langue aussi simple que leur âme ingénue et limpide comme le cristal des fontaines que l’on voit jaillir au pied des chênes.

« Je me suis d’ailleurs inspiré de cette profonde pensée de l’un de nos plus grands poètes, Lamartine :

« C’est par le cœur qu’il faut élever le peuple au goût et à la culture des lettres. L’évangile du sentiment est comme l’évangile de la sainteté. Il doit être prêché aux simples et dans un

langage aussi simple que le cœur d’un enfant. »

VIEILLE RONDE PAYSANNE

A Maurice Bouchor.

Loin de la ferme et du hameau,
Sur l’herbette, au pied d’un ormeau,
Jeanneton garde son troupeau.

Sur les blancs aubépins déjà sifflent les merles.
Avec les valets de labour,
Elle est partie au point du jour,

Car son cœur est féru d’amour.
Sur la mousse des bois l’aube a semé ses perles.

Son doux regard s’est obscurci,
Jacquet Michaux est loin d’ici,
Et c’est là son plus grand souci.

Au bord d’un étang bleu coasse la grenouille.
Jacquet Michaux, mon bel amant,
Reviens, reviens du régiment
Et sois fidèle à ton serment !

Sa main tremble en tirant le fil de sa quenouille.

Va, ne me laisse pas languir ;
Si tu ne dois plus revenir,
Jeanneton n’a plus qu’à mourir !

La chanson des grillons vibre au loin dans la plaine.

Mon Jacquet, c’est toi que j’attends,
Depuis bientôt quatre printemps
J’ai chassé mes autres galants.
Dans le sentier fleuri s’avance un capitaine,

Oh ! le beau gars aux cheveux blonds !
Il porte l’habit des dragons,
Sur sa manche il a trois galons.
Ton’fuseau, Jeanneton, est tombé sur la mousse.
« Bonjour, mon joli cavaliex.
Je suis la fille du fermier,
Qui sanglote dans le sentier ! »

Le cavalier répond d’une voix lente et douce :
« Ne me cache pas ton émoi.
Je ne suis pas le fils du roi,
Et je veux causer avec toi ! »
Le rossignol chantait sur la plus haute branche.
Bergère, pourquoi pleures-tu ?
Ton courage est-il abattu ?
N’as-tu pas gardé ta vertu ? Jacquet Michaux n’a point trois galons sur sa manche…

« Ma vertu garde son renom,
Et mon cœur est pour un dragon ;
Jacquet Michaux, tel est son nom ! »
Tu ne porteras pas encor ta robe blanche !
« Jacquet Michaux, le laboureur,
A suivi le grand empereur,
Puis il est mort au champ d’honneur. » Au sommet de l’ormeau roucoule une colombe.
« Capitaine, si mon amant
Est mort dans votre régiment,

Je veux entrer dans un couvent. »
Adieu, j’emporterai mon amour dans la tombe !
Jeanneton, garde tes cheveux,
Tu reverras ton amoureux
Qui séchera tes jolis yeux ! Bergerette, ma mie, ajuste ta cornette !
Jeanneton au cœur ingénu,
Ton Jacquet n’est pas revenu
Un pied chaussé, puis l’autre nu,

Et tu ne l’as pas reconnu !
Rassemble tes brebis et prends ta quenouillette !

LA TRISTESSE DES BŒUFS

A l’heure où l’Angélus tinte au clocher du bourg,
Dans la rose clarté de l’aube qui se lève,
Accouplés sous le joug, les grands bœufs de labour
Sont partis vers la plaine en ruminant leur rêve.


Ils ont quitté l’étable où, blottis dans un coin,
Ils reposaient la nuit sur la litière fraîche,
Remâchant, l’œil mi-clos, la paille, le sainfoin
Et le trèfle odorant qui parfumait leur crèche.

Une écume visqueuse argente leurs naseaux,
Et ce n’est pas le froid, mais les hommes qu’ils craignent ;
Car ceux-ci sont pour eux de féroces bourreaux
Trouant leurs flancs velus de piqûres qui saignent.

Renâclant sous l’effort, à travers les guérets,
Où la ronce s’agrippe à leurs jambes cagneuses,
Ils marchent d’un pas lourd, le cœur plein de regrets,
Dans la morne torpeur des campagnes brumeuses.

Et, tout le long du jour, fourbus, exténués,
Et le corps grelottant sous la cinglante averse,
Sur les sillons gluants de roches obstrués
Ils traînent sans broncher la charrue ou la herse.
Maintenant le vent frais caresse les buissons,
Tandis qu’au firmament s’éteignent les étoiles,
Et sur la glèbe grise où courent des frissons
Le nocturne brouillard laisse traîner ses voiles.
A l’horizon lointain, derrière le coteau,
Le soleil apparaît avec sa face pâle,
Et se cache frileux, sous un épais rideau
De nuages teintés de turquoise et d’opale.
Tout s’éveille autour d’eux ; sur un saule ébranché
Une mésange bleue a salué l’aurore,
Et voici le bouvier, sur l’araire penché,
Qui leur chante un refrain langoureux et sonore.
Sa rustique chanson évoque le printemps
Et les sources d’argent gazouillant sous les mousses,
Les aulnes inclinés sur le bord des étangs
Et baignant dans les eaux leurs verdoyantes pousses.
Et les grands bœufs pensifs tressaillent à sa voix,
Ralentissant encor leur indolente allure,
Comme s’ils entendaient monter du fond des bois
Le doux chuchotement des nids sous la ramure.
Il leur semble revoir les vallons et les prés,
Et les seigles menus aux frissonnantes houles ;

La treille festonnant de ses pampres dorés
La blanche métairie où l’on vit loin des foules.

Mais quand le chant s’éteint aux lèvres du bouvier,
La tristesse envahit l’âme des bonnes botes,
Qui s’arrêtent soudain au milieu du sentier,
Cependant que le joug est plus lourd à leurs tètes.

"Or, serrant l’aiguillon dans son robuste poing,
Le bouvier crie : « Allons, Rougeaud ! Brichet ! En route !
Hâtons-nous, mes mignons, voici le jourqui point ! »
Et les pleurs de la nuit s’épanchent goutte à goutte !

Et, comme s’ils songeaient vraiment a s’insurger,
Promenant autour d’eux leurs regards nostalgiques,
Les grands bœufs restent là, farouches, sans bouger,
Et lancent vers le ciel des beuglements tragiques.

Mais bientôt on les voit repartir, le front bas,
Une fauve lueur éclairant leurs yeux mornes,
Car ils révent toujours aux folâtres ébats
Des oiseaux qui venaient se poser sur leurs cornes.




PAUL GÉRARDY





Bibliographie. — Chansons naïves (Gnusé, Liège, 1892) ; — Pages de joie (Floréal, Liège, 1893) ; — A la gloire de Bœcklin (Gnusé, Liège, 1896) ; — Les Roseaux, poèmes (Mercure de France, Paris, 1898) ; — Les Carnets du Roi, pamphlet (Genonceaux, Paris, 1903) ; — Le Chinois tel qu’on le parte, pamphlet (Genonceaux, Paris, 1903) ; — Etude sur James Ensor (1903) ; — S. M. Patacake, Empereur d’Occitanie, roman satirique (1904).

M. Paul Gérardy a dirigé, à Liège, la revue Floréal. Il a collaboré à diverses revues françaises et à la revue allemande Blaetter für die Kunst.

M. Paul Gérardy est né le 15 février 1870 à Saint-Vith (Wallonie prussienne). Il a successivement habité Liège, Bruxelles, Munich (Bavière) et Paris. Il habite actuellement Ostende.

En 1898, M. Gérardy a réuni sous le joli titre de Roseaux les poèmes qu’il composa de 1892 à 1894. Ce recueil du jeune poète, dont la pensée française se teinte légèrement de germanisme, contient « des mélodies douces et harmonieuses où l’influence de Verlaine n’empêche point une personnelle sensibilité, un tact frileux, quelque hésitation devant la vie, et beaucoup d’art. Les vers de M. Gérardy, délicieusement ingénus, pleins de musique, nimbent des sentiments simples d’une langue naïve, d’une authentique naïveté… M. Gérardy est imprégné de la mélancolie demi-souriante des ciels mouillés du pays wallon. » (Camille Mauclair.)




MON LIED

Le lied que mon âme chantonne,
Mon lied peureux qui pleure un peu,
Est germanique et triste un peu,
Le lied que mon âme chantonne.

Oh ! c’est un lied bien monotone,
Pleurant toujours les mêmes pleurs,
Chantant toujours les mêmes fleurs,
Le lied que mon àme chantonne.

Le lied est vieux et monotone,
Et long et long — et vain, hélas !
Et jamais il ne finira,
Le lied que mon ùmc chantonne !

(Roseaux.)

ELLE

Celle que j’aimerai, l’ange de mon doux rêve,
Aura de grands yeux bleus sous ses boucles d’enfant ;
Le cœur bien chaste et doux comme un ange le rêve,
Un vague teint rosé de beau songe mourant.
Elle sera si frêle, et si svelte, et si douce
Qu’on dirait le lys pâle en une serre éclos,
Ou le tremblant rayon de lune sur la mousse,
Ou la claire fontaine au ciel pleurant ses eaux.

Au fond de son doux cœur et du bout de ses lèvres,
Devinant déjà ce que je médite encor,
Elle fredonnera toutes mes chansons mièvres
Et vêtira mon âme avec ses gammes d’or.

Elle n’aura jamais une parole nmère ;
Des sourires toujours fleuriront ses grands yeux
Chastes, comme l’étaient les regards de ma mère,
Et purs comme l’étaient ses vagues regards bleus.

[Roseaux.)


LE CHASSEUR NOIR

J’aime le noir chasseur de l’ombre
Qui, l’arc en mains, carquois au dos,
Traverse, quand la nuit est sombre,
Le bois où dorment les échos.

De son chien noir les yeux l’éclairentr
Et son chien noir est un démon ;
Les loups, les sangliers le flairent
Par les 1.ailiers touffus du mont.

Ils se taisent de peur et tremblent ;
Le chasseur noir et le chien noir
Passent tout lentement et semblent
Dans la nuit sombre ne rien voir.

Le morne chien regarde l’herbe,
Le chasseur regarde la nuit ;
Dans le lointain monte une gerbe
De feux follets qui les poursuit.

Et toujours dans la nuit et l’ombre
Le chasseur et le chien s’en vont ;
Et l’homme rêve un réve sombre,
Et le chien noir est un démon.

(Roseaux.)

CROIX DE BOIS

Il est des croix de bois si grandes
Par les chemins de mon pays,
D’immenses croix de bois, si grandes,
Avec des bondicux tout petits.

Et les petits bondieux de cuivre,
Par les hivers tout dédorés,
Claquent au vent et semblent vivre
Sur le bois des vers dévoré.

Souvent par une main ils pendent
Au seul clou qu’épargna le temps —

Et les bras de la croix se tendent
Toujours au loin, immensément.

J’admire dans ces croix trop grandes
La naïve main qui les fît :
La croix, la douleur, est si grande,
L’homme, le souffrant, si petit !

(Roseaux.)

ROYAUTÉ TRÈS SIMPLE

J’ai des trônes d’or en mousse,
Des trésors de feuilles vertes ;
J’ai des chansons bien plus douces
Que viole et flûte alertes.

J’ai pour fleurer ton haleine
Muguets clochetants et frêles,
Folles fleurs de marjolaine, —
Mais tu seras la plus belle.

Si tu veux, tu seras reine
De mes trésors d’or qui chante ;
Si tu veux tu seras reine
De mon cœur qui les invente.

(Roseaux.)


ANDRÉ GIDE





Bibliographie. — Les Cahiers d’André Walter (Léon Bailly, Paris, 1891) ; — Les Poésies d’André Walter (Léon Bailly, Paris, 1892) ; — Le Traité de Narcisse (Société du Mercure de France, Paris, 1892) ; — Le Voyage d’Urien (Société du Mercure de France, Paris, 1893) ; — La Tentative amoureuse (Société du Mercure de France, Paris, 1894) ; — Le Voyage d’Urien, suivi de Paludes (Société du Mercure de France, Paris, 1895) ; — Les Nourritures terrestres (Société du Mercure de France, Paris, 1897) ; — Le Prométhée mal enchaîné (Société du Mercure de France, Paris, 1899) ; — Le Roi Candaule (Société du Mercure de France, Paris, 1900) ; — Saül (Société du Mercure de France, Paris, 1900) ; — De l’influence en littérature (Petite collection de l’Ermitage, Paris) ; — Les Limites de l’Art (Petite collection de l’Ermitage, Paris) ; — De l’importance du public (Petite collection de l’Ermitage, Paris) ; — Prétextes (Société du Mercure de France, Paris) ; — Philoctète [Le traité de Narcisse, La Tentative amoureuse, El Adj] (Société du Mercure de France, Paris) ; — Lettres à Angèle (Société du Mercure de France, Paris) ; — Amyntas (Société du Mercure de France, Paris, 1906).

M. André Gide a collaboré à plusieurs quotidiens et périodiques. Il fait partie du comité de rédaction de l’Ermitage.

M. André Gide, né en 1870, est un poète sobre et harmonieux, un esprit qui fuit l’ordinaire et le prévu. M. Remy de Gourmont écrivait en 1891, à propos des Cahiers d’André Walter : « L’auteur de ces Cahiers est un esprit romanesque et philosophique, de la lignée de Gœthe ; une de ces années, lorsqu’il aura reconnu l’impuissance de la pensée sur la marche des choses, son inutilité sociale, le mépris qu’elle inspire à cet amas de corpuscules dénommé la Société, l’indignation lui viendra, et, comme l’action, même illusoire, lui est à tout jamais fermée, il se réveillera armé de l’ironie : cela complète singulièrement un écrivain : c’est le coefficient de sa valeur d’âme… Quant au présent livre, il est ingénieux et original, érudit et délicat, révélateur d’une belle intelligence : cela semble la condensation de toute une jeunesse d’étude, de rêve et de sentiment, d’une jeunesse repliée et peureuse… »

Et il ajoutait en 1896 : « Il y A un certain plaisir à ne pas s’être trompé au premier jugement porté sur le premier livre d’un inconnu… M. André Gide est devenu, après maintes œuvres spirituelles, l’un des plus lumineux lévites do l’Eglise, avec, autour du front et dans les yeux, toutes visibles, les flammes de l’intelligence et de la grâce… Il joint n l’originalité du talent l’originalité de l’âme… »

POUR CHANTER DEUX MOIS D’UN MEILLEUR ÉTÉ

AOUT

Notre troupeau s’arrête, épars et sans haleine…
Ce n’est pas ce printemps, ce n’est pas cet été
Que nous verrons l’amour s’épandre sur la plaine,
Les montagnes grandir, les villes s’élever,
Et notre âme monter, vaillante et souveraine.

Le printemps a passé. Ce n’est pas cet été
Que nos désirs, chantant en l’accoudant aux rives,
Se désaltéreront. Notre amour abusée
Des sourires d’Avril écoutait les prémices ;
L’été qui les suivit ne nous a pus charmés ;
Le printemps promettait de plus belles délices.
Je sais : les blés sont mûrs ; la plaine est parfumée ;
L’azur exulte et rit sur la colline en fleur…
Le soir n’amènera, sur les herbes fanées,
Après un jour trop long, qu’une nuit sans fraîcheur.

Le soleil, œil de feu, s’arrête, et sur la plaine
Fixe un regard où s’évapore tout espoir.
Le bétail se fatigue et le fruit mûr s’égraine
Sur l’herbe où, consternés, nous attendons le soir.

C’est l’heure où les corps las des enfants s’abandonnent
Dans l’eau du lac tiède et des ruisseaux herbeux, —
Et notre triste amour, en attendant l’automne,
Languit et s’étiole, étonné d’être heureux.


SEPTEMBRE

Demain je mènerai mes désirs sur la grève
En docile berger que conduit son troupeau ;
Demain tous mes désirs suivront le bord des eaux
Que j’entendais gémir cette nuit dans mes rêves.

J’attends une heure encor ; l’aube va se lever ;
Je vois blanchir l’écume aux marges de l’aurore ;
Les sanglots de la nuit se sont tus ; — pas encore.
Attendons ! Attendons ; le jour va se lever.

Bientôt je marcherai sur la plage éplorée
Pleine d’herbes, de sel et de débris marins
Que mon inquiétude a choisis ce matin
Pour être les jouets de ma triste pensée.

Venez, tous mes désirs ! Descendons sur la grève.
L’aube luit ! L’aube luit ! — Menez-moi par la main,
Je veux courir aussi. Voici l’étroit chemin
Qui conduit jusqu’aux bords où la vague s’achève.

La vague enfin s’en va ; nous pouvons approcher,
Cueillir parmi l’écume, où mes désirs se penchent,
Des raisins de la mer les humides vendanges
Et tout ce que le flot arracha du rocher.

Ce que le flot a pris, qu’apporta la marée,
Que la vague berçait, qu’emportera le vent,
Ma pensée en a fait un symbole mouvant,
De l’algue translucide, et quand la mer, lassée,

L’a laissée ù la rive où mes désirs me mènent,
Mes désirs m’en ont fait un glauque diadème.




ANATOLE LE BRAZ





Bibliographie. — Les Chants populaires de la Basse-Bretagne, en collaboration avec Luzel, ouvrage couronné par l’Académie française (Bouillon, Paris) ; — La Légende de la Mort chez les Bretons Armoricains, ouvrage couronné par l’Académie française (Champion, Paris, 1892) ; — Rancœurs (1892) ; — La Chanson de la Bretagne, poésies, ouvrage couronné par l’Académie française (Calmann-Lévy, Paris, 1892) ; — Au Pays des Pardons (Calmann-Lévy, Paris, 1895) ; — Pâques d’Islande, nouvelles, ouvrage couronné par l’Académie française (Calmann-Lévy, Paris, 1897) ; — Le Sang de la Sirène, nouvelles (Calmann-Lévy, Paris) ; — Le Gardien du Feu, roman (Calmann-Lévy, Paris) ; — La Terre du Passé, notes et impressions (Calmann-Lévy, Paris) ; — Vieilles Histoires du pays breton, nouvelles et récits (Champion, Paris, 1897) ; — Tryphina Keranglaz, poème (Caillière, Rennes ; non mis dans le commerce) ; — Croquis de Bretagne et d’ailleurs, volume de luxe (Conard, Paris) ; — Le Théâtre celtique (Calmann-Lévy, Paris) ; — L’Ilienne, roman (Calmann-Lévy, Paris, 1904) ; — Contes du Soleil et de la Brume (Ch. Delagrave, Paris, 1905).

M. Anatole Le Braz a collaboré à la Revue des Deux-Mondes, à la Revue de Paris, à la Revue, à la Grande Revue, à la Revue Bleue, au Journal des Débats, au Figaro, au Journal, etc. ; il est correspondant pour la France de The International Quarterly.

M. Anatole Le Braz, né le 2 avril 1859 à Duault, petit village forestier perdu dans un des replis les plus secrets de la montagne bretonne, fut élevé à Ploumilliou, puis à Penvénan, près Tréguier, sur le rivage de la Manche. Après avoir fait ses premières études au lycée de Saint-Brieuc, il passa au lycée Saint-Louis, à Paris, devint boursier de licence, puis boursier d’agrégation en Sorbonne, et fut bientôt après nommé professeur de philosophie au collège d’Etampes, puis, deux ans plus tard, professeur de troisième au lycée de Quimper, où il resta quatorze ans. Il est actuellement professeur de littérature française à l’Université de Rennes et, depuis 1896, chevalier de la Légion d’honneur.

« Quand la Chanson de la Bretagne fut entendue à Paris, malgré le brouhaha de nos cohues, je sais des gens qui ont dit : « Enfin ! voici des vers qui sont d’un poète, d’un poète authentique, de quelqu’un dont l’âme est pieuse, douce, émue, voltigeante et chantante, prompte à la joie et prompte aux larmes, de quelqu’un qui ne ressemble pas aux autres hommes, qui n’est pas raisonnable, pratique, morose, ambitieux, qui va son chemin, loin des sentiers battus, vers des sommets bleus, aperçus en rêve dans une auréole de brumes dorées… » M. Le Braz a écouté la voix plaintive des Celtes morts, de la Bretagne agonisante ; il a voulu nous conter les douces et amères confidences qu’il a recueillies, le soir, quand le bruit du siècle se taisait, près des calvaires désolés de Trégastel et de Ploumanac’h… Ses mélodies ont la vertu d’endormir les soucis et d’apaiser le cœur souffrant des hommes. » (Gaston Deschamps.)




BERCEUSE D’ARMORIQUE


Plac’had ann ôd a pan cur gân
Hac a zo trist, hac a zo splán.


Dors, petit enfant, dans ton lit bien clos :
Dieu prenne en pitié les bons matelots !

— Chante ta chanson, chante, bonne vieille !
La lune se lève et la mer s’éveille.

Quand tu seras mousse, hélas ! c’est le vent
Qui te bercera dans ton lit mouvant.

— Chante ta chanson, chante, bonne vieille !
La lune se lève et la mer s’éveille.

Déjà dans ton âme a chanté la mer
Son chant doux aux fils, aux mères amer.

— Chante ta chanson, chante, bonne vieille !
La lune se lève et la mer s’éveille.

Au Pays du Froid[4], ton père a sombré.
Tu naissais alors, je n’ai pas pleuré.

— Chante ta chanson, chante, bonne vieille !
La lune se lève et la mer s’éveille.


Au Pays du Froid, la houle des fiords
Chante sa berceuse en berçant les morts.

— Chante ta chanson, chante, bonne vieille l
La lune se lève et la mer s’éveille.

Dors, petit enfant, dans ton lit bien doux,
Car tu t’en iras comme ils s’en vont tous.

— Chante ta chanson, chante, bonne vieille !
La lune se lève et la mer s’éveille.

Tes yeux ont déjà la couleur des flots.
Dieu prenne en pitié les bons matelots !

— Chante ta chanson, chante, bonne vieille !
La lune se lève et la mer s’éveille.

Car c’est pour les flots que nous enfantons,
Tous meurent marins, qui sont nés Bretons.

[La Chanson de la Bretagne.)

LA CHANSON DU VENT DE MER

O vent de mer, ô roi des vents,
Toi qui fais, quand tu te déchaînes,
Crier l’angoisse des vivants
Dans le vaste sanglot des chênes,

Souffle, souffle, grand souffle amer,
O roi des vents, ô vent de mer !

O vent de mer, ô roi des vents,
De nos âmes et de nos portes
Chasse les rêves décevants,
Avec le tas des feuilles mortes.

Souffle, souffle, grand souffle amer,
O roi des vents, ô vent de mer !

O vent de mer, ô roi des vents,
Fais-nous planer dans ton domaine,
Sur l’infini des flots mouvants,
Plus haut que l’espérance humaine !

Souffle, souffle, grand souffle amer,

O roi des vents, ô vent de mer !

O vent de mer, ô roi des vents,
On dit que c’est Dieu, quand tu passes,
Qui parle aux âmes des fervents,
Dans l’immensité des espaces !

Souffle, souffle, grand souffle amer,
O roi des vents, ô vent de mer !

O vent de mer, ô roi des vents,
Prends notre rêve, et, sur ton aile,
Qu’il monte aux éternels Levants
Ou tombe à la nuit éternelle !

Souffle à jamais, grand souffle amer,
O roi des vents, ô vent de mer !

(La Chanson de la Bretagne.)

LA LÉPREUSE

Monna Keryvel met pour aller paître,
Pour aller, aux champs, paître ses brebis,
Avec sa croix d’or qu’a bénite un prêtre,
Monna Keryvel met ses beaux habits.

Un doux cavalier s’en vient d’aventure :
Il a « bonjouré » Monna Keryvel ;
C’est un fils de noble, à voir sa monture,
Et son parler fin sent l’odeur de miel.

Monna Keryvel n’a su que répondre
Au doux cavalier qui la bonjoura ;
Mais son joli cœur s’est mis à se fondre,
Monna Keryvel demain pleurera.

Le cœur qui se fond en larmes ruisselle…
Le vent de la nuit traverse les cieux.
Quand le cavalier repartit en selle,
Le cœur de Monna pleurait dans ses yeux.

A l’aube, le coq a chanté l’aubade :
Monna Keryvel à sa mère a dit :

« L’enfant de ma mère a le cœur malade,
Et le mal qu’elle a, c’est le « mal maudit ».

« Monna, n’en ayez angoisse trop grande.
On vous bâtira, pour y demeurer,
Une maison neuve, au haut de la lande,
Où vous pourrez, seule, en secret pleurer.

« Vous pourrez pleurer dans la maison neuve,
La nuit et le jour, été comme hiver ;
Et les gens croiront que c’est une veuve
Pleurant son mari qui mourut en mer.

—, Dans la Lande-Haute il fera bien triste.
Donnez-moi du moins, en l’honneur de Dieu,
Servante ou valet, quelqu’un qui m’assiste
Pour laver mon linge et souffler mon feu.

— Monna, vous n’aurez valet ni servante.
Dans la maison neuve, hélas ! vous vivrez,
Seule avec le vent, le vent dur qui vente
Sur la Lande-Haute au pays d’Arez. »

Monna Keryvel, de la Lande-Haute,
Fais-toi belle et mets ta croix à ton cou ;
Un cavalier doux a grimpé la côte…
Mais c’est l’épouseur des mortes, l’Ankou !

(La Chanson de ta Bretagi



ROBERT DE MONTESQUIOU-FEZENSAC





Bibliographie. — Les Chauves-Souris, poèmes (Richard, Paris, 1892) [édition tirée à 100 exemplaires sur hollande Van Gelder à filigrane] ; — Les Chauves-Souris, poèmes, précédés d’une lettre de Leconte de Lisle (Richard, Paris, 1893) ; — Les Chauves-Souris, édition de luxe tirée à trois cents exemplaires sur format in-4o, ornée de trois croquis de Chauves-Souris par MM. Forain, Antonio de la Goudara et Whistler (Richard, Paris, 1893) ; — Félicité, étude sur la Poésie de Marceline Desbordes-Valmore, suivie d’un essai de classification de ses motifs d’inspiration (Lemerre, Paris, 1894) ; — Le Chef des Odeurs suaves, poèmes (Richard, Paris, 1894) ; — Le Chef des Odeurs suaves, édition in-8o, couverture ornée de la reproduction d’un tableau de fleurs par Breughel (Richard, Paris, 1894) ; — Le Parcours du Rêve au Souvenir, poèmes (Fasquelle, Paris, 1895) ; — Les Hortensias bleus, poèmes (Fasquelle, Paris, 1896) [les exemplaires de luxe de cette édition portent une couverture ornée d’une eau-forte d’Helleu] ; — Roseaux pensants, prose (Fasquelle, Paris, 1897) ; — Autels privilégiés, prose (Fasquelle, Paris, 1899) ; — Les Perles Rouges, quatre-vingt-treize sonnets (Fasquelle, Paris, 1899) ; — Les Perles Rouges, édition in-8o illustrée de quatre eaux-fortes de Besnard (Fasquelle, Paris, 1899) ; — Le Pays des Aromates, édition de luxe à cent cinquante exemplaires (Floury, Paris, 1900) ; — Les Paons, poèmes, couverture de Lalique (Fasquelle, Paris, 1901) ; — Les Prières de tous (Fasquelle, Paris, 1902) ; — Poésies, édition définitive en sept volumes, avec portrait de l’auteur (Richard, Paris, 1906-1909).

M. Robert de Montesquiou a collaboré à de nombreux périodiques, entre autres : La Revue Illustrée (1er juin 1894, 1er mai 1896), La Revue Franco-Américaine (juin 1895), La Revue des Deux-Mondes (1895-1896), La Revue de Paris (1895-1896), La Nouvelle Revue (1er février 1896, 15 octobre 1898, 15 mai 1899), La Gazette des Beaux-Arts (1er septembre 1894, 1899, 1er février 1900), Le Figaro Illustré (octobre 1899), La Vogue, nouvelle série (juin 1899), La Revue Encyclopédique, La Revue Félibréenne, etc. ; il a donné, de plus, des articles au Figaro, au Gaulois, au Journal, etc.

M. le comte Robert de Montesquiou-Fezensac est né à Paris, le 19 mars 1855 ; il descend d’une illustre famille française qui a produit des hommes de guerre et des hommes d’Etat, parmi lesquels le maréchal de Montluc, Pierre de Montesquiou (maréchal de Louis XIV), Anne-Pierre de Montesquiou, conquérant de la Savoie, l’abbé de Montesquiou, ministre de Louis XVIII.

M. de Montesquiou s’est longuement et consciencieusement préparé au noble métier de poète. « Cet écrivain nous dit M. Adolphe Van Bever, est un fruit de culture ; son vers n’est que l’expression asservie d’aptitudes longtemps favorisées. L’ordonnance des poèmes, le choix des images, l’assignation des rimes, la recherche des rythmes, ne sont, chez lui, que les reflets d’une esthétique très personnelle, parfois tyrannisée. Peu lui importe le vers, s’il n’offre qu’un caractère de lyrisme. Apparenté à quelques poètes du xviie siècle, il a leur préciosité sans admettre leur grâce flétrie.

« Il débuta en 1892, avec les Chauves-Souris, clairs-obscurs, recueil de sensations savamment interprétées. Parurent ensuite : Le Chef des Odeurs suaves, « poème dont les fleurs et les parfums groupés en symbole forment le sujet varié » ; Le Parcours du Rêve au Souvenir, « multiples feuillets recueillis au long des voyages du poète » ; Les Hortensias bleus, « modulations alternativement fortes et délicates » ; Les Perles Rouges, quatre-vingt-treize sonnets sur Versailles, qui font revivre, en lui gardant la grâce de sa vieillesse surannée, le Grand Siècle aboli ; Les Prières de tous. Ajoutons encore deux volumes de prose, Roseaux pensants et Autels privilégiés, où, par un goût très rare, l’auteur se plaît à évoquer des physionomies d’artistes oubliés ou méconnus.

« Dans l’un de ces ouvrages, M. de Montesquiou a réimprimé en partie le texte d’un volume Félicité, par lui publié antérieurement sur Marceline Desbordes-Valmore. Et ce sera certainement un de ses titres à la reconnaissance du siècle que d’avoir, par ses écrits, par ses conférences et par sa participation aux fêtes de Douai, contribué à la résurrection littéraire de cette femme de génie. »

Dans la préface de l’édition épurée et définitive de ses Poésies, M. Robert de Montesquiou justifie en ces termes les suppressions qu’il a jugées nécessaires : « J’étais jeune quand j’ai écrit beaucoup des pièces qui composent ces poèmes. — Le regard dont je les revois gagne en clarté ce qu’il a pu perdre en gaieté. — L’erreur, en même temps que le mérite de la jeunesse, c’est la prodigalité de ses dons, qualités et défauts mélangés. Si les miens furent l’exubérance et la complication naturelle, ils se sont amplement donné carrière dans ces livres. Il fallait y remédier, sans priver les ouvrages de leur caractère. J’espère y

avoir réussi. Le choix n’est que de l’âge mûr. »

ENFLEURAGE

Sur les vierges feuillets où mes vers vont éclore,
Chaque matin je pose un feuillage ou des fleurs ;
Ils y versent un peu des larmes de l’aurore
Afin d’atténuer l’amertume des pleurs.

Au printemps, c’est la tige à la naissante pousse ;
En été, c’est le lis agréable à l’autel ;
L’automne a le rameau de feuille blonde ou rousse,
Et l’hiver le regard des roses de Noël.

Ainsi, toujours unis au cours de la nature,
Mes poèmes, en eux, sentent germer son fruit ;
Et mon art pénétré de sèves, se sature
D’un reflet du plein ciel, d’un écho du vrai bruit.

Une odeur de verveine en sa trame insufflée
Ou le parfum vivace et poivré de l’œillet,
Y rencontre l’adieu de l’humble giroflée
Qui baise en se brisant la main qui la cueillait.

Au myosotis bleu qui mire dans les sources
Ses constellations de fleurettes d’azur,
Il emprunte la voix cristalline des courses
Que font sur les cailloux les ondes au cœur pur.

Aux pruniers il a pris leur âme japonaise,
Aux hortensias bleus leur pâle étrangeté ;
Aux tulipes leur pourpre, aux tournesols leur braise ;
Aux iris leur tristesse ; aux roses leur gaîté.

Et chaque soir, la fleur qui féconda la page,
Sentant mourir sa part d’éphémère beauté,
Se réjouit de voir, en nouvel équipage,
Refleurir en mes chants ce qui lui fut ôté :

La force, la vertu, la grâce, le dictame,
Tout ce qui fut divin, tout ce qui fut pervers ;
Et, pour remercier, elle exhale son time
Dans l’hémistiche ému de mon suprême vers.


Des souffles de la Terre et du Ciel visitée
Qui lui distillent charme, éloquence et vigueur,
Ma strophe bourdonnante est fille d’Aristée,
Et l’abeille du rythme exulte dans son cœur.

VERSAILLES

Tant de soleils sont morts dans ces bassins augustes,
Qu’ondirait des coffrets d’étoffes et d’atours :
Robes couleur des nuits, rubans couleur des jours
Que vécurent des dieux dont s’effritent les bustes.

Leur gloire immesurée et leurs grâces injustes
Ne sont plus que de l’herbe au dallage des cours ;
Un texte inattendu commente leurs discours :
La mousse en leurs cœurs froids et sur leurs lèvres frustes.

Les rois n’ont plus de sceptre entre leurs doigts brisés ;
Vénus n’a plus de rose entre ses doigts rosés ;
Cupido n’a plus d’aile, —Apollo, plus de lyre…

Et la glace des eaux les aide à se flétrir ;
A l’heure de s’éteindre heureux de se sourire,
Heureux de se mirer à l’heure de mourir !
[Les Perles rouges, quatre-vingt-treize Sonnets sur Versailles.)

MARIE-ANTOINETTE

Antoinette est un lis que l’on fauche debout.
Perles dont les rubis interrompent la ligne
La blancheur est son lot, la rougeur la désigne ;
Une rose de France orne son marabout.

Le lait de Trianon s’empourpre à l’autre bout.
La Reine voit la Mort, — la Bergère se signe,
Et la femme au calice enfiellé se résigne…
Le lait se caille, le pleur coule, le sang bout.

Saint Detays, devançant ton martyre, y supplée :
Il porte dans ses mains sa tête décollée,
Et, dans sa basilique, aurait pu t’accueillir,


O Toi qui, dans tes mains, portes aussi ta tête,
Rose et lis transformés en un bouquet de fête,
Et que sur l’échafaud un ange vient cueillir !

[Les Perles rouges, quatre-vingt-treize Sonnets sur Versailles.)

LOUIS DIX-SEPT

Le plus pur des Bourbons est un orphelin blême.
Tendre Dauphin broyé, l’Enfant Louis Dix-Sept
Humanise en ses traits l’Enfant de Nazareth,
Fils de dieux et de rois qu’adopte Dieu lui-même !

Des épines, au front, lui font un diadème ;
Le miracle embaumé de sainte Elisabeth
En ses bras torturés a rejailli plus net ;
Les lis de son manteau lui servent seuls de chrême.
Il porte un sceptre en fleurs, d’un air de Séraphin ;
Son décès discuté le fait vivre sans fin ;
Son sort, qui semblait dur, un mystère l’élide.
Son trépas à jamais demeure partiel.

C’est comme un papillon qui fuit sa chrysalide,
Et dont le doux vol bleu se fond avec le Ciel.
[Les Perles rouges, quatre-vingt-treize Sonnets sur Versailles.)

PRIÈRE DU MÉDECIN

Le bon Samaritain rencontre sur la route
Qui de Jérusalem conduit ù Jéricho,
Un voyageur laissé pour mort, dont il écoute
Le long gémissement qui pleure dans l’écho.

De vin il le réchauffe et le panse avec l’huile,
Le charge sur sa mule, et cherche des abris ;
Puis, quand il l’a bien vu, somnolent et tranquille,
Le recommande à l’hôte en acquittant le prix.

Seigneur, si je fus bon Samaritain moi-même,
Et si, me couchant tard et me levant matin,

J’ai consacré mes soins à celui que nul n’aime,
Vous serez en retour mon bon Samaritain.

(Les Prières de ious.)

PRIÈRE DE L’OISEAU

Seigneur, Vous avez mis la force dans mes ailes,
La grâce dans mon vol et l’élan dans mon cœur ;
Mes départs sont légers, — mes retours sont fidèles,
Si je sais des hivers éviter la rigueur.

Mes nids portent bonheur aux toits qu’ils enguirlandent ;
La plume que je perds calfeutre un autre abri ;
Ma vitesse de flèche, et dont les airs se fendent,
Est comme un jet de fleur d’où sortirait un cri.

Je couve les berceaux, et je veille la tombe ;
Je hais tout ce qui rampe, et j’aime en liberté ;
Et l’ardent Saint-Esprit, qui fut une colombe,
Au ciel m’accueillera dans son nid de clarté !

(Les Prières de tous.)

PRIÈRE DU SERVITEUR

J’ai rangé la demeure et refermé la salle ;
Je veille sur les biens de mon maître endormi :
Le grand chien du logis, qui s’étend sur la dalle,
N’a pas ainsi que moi les yeux clos à demi.

J’ai fait taire la vasque et fait luire la lampe ;
J’ai serré la vaisselle et plié les habits ;
Et, dans la paix obscure où s’achève la rampe,
Mes pleurs silencieux coulent sur mon pain bis.

Je n’aurai de repos, Seigneur, que sous la pierre :
Pour la première fois l’appel me sera doux
Lorsque je l’entendrai dans le fond de ma bière,
Et que je dirai : « Maître ! » et que ce sera Vous !

(Les Prières de tous.)


PRIÈRE DU POÈTE

Mes bras sont entr’ouverts en forme d’une lyre
Où se vient reposer l’oiseau de paradis ;
Mon chant sait formuler ce que nul n’a su dire,
Je donne un nouveau sens à des mots déjà dits.

Je suis celui qui pleure et vibre pour ses frères ;
J’apprends à s’exalter dans l’honneur de souffrir ;
J’extrais de la beauté des fortunes contraires,
Et des injustes biens j’enseigne à se guérir.

On espère à ma voixl mes pleurs même consolent,
Car ils semblent si beaux qu’on veut aussi pleurer !
Et tous ceux qui, dans l’ombre, au hasard se désolent
Sentent un peu de moi sans bruit les effleurer !

(Les Prières de tous.)

XAVIER PRIVAS

Bibliographie. — Chansons chimériques ; — Chansons vécues ; — L’Amour chante ; — Cantiques humains. Chez Paul Ollendorff, Paris. — Chansons humaiues (Laurens, Paris). — Chansons pour la morte (Ricordi, Paris). — Les Mois (Enoch, Paris). — Les Heures d’amour ; — La Semaine d’amour ; — Chansons pour l’amante ; — Chansons pour la nouvelle amante ;— Chansons profaues ; — Chansons du Pavé. Chez Diodet, Paris. — Chansons de Révolte ; — Chansons d’Aurore ; — Paroles d’amour. Chez Anceaux et C’*, Paris. — Chansons des Enfants du Peuple (Rueff, Paris, 1904). — Nombreuses chansons publiées séparément chez Ondet, Gallet, Rueff et Hachette.

A Paraître (chez Schwartz, Paris) : Paroles de Foi ; Paroles d’Espérance ; Paroles de Charité.

M. Xavier Privas (de son propre nom Antoiue Taravel) est né à Lyon le 27 septembre 1865. « Il fit ses premières études dans un pensionnat religieux, Notre-Dame-des-Anges, à la Mulatières (Rhône), dirigé par l’excellent abbé Lafay, dont il a gardé le meilleur souvenir. Puis il passa par le lycée de Lyon, d’où il s’évada vers ses dix-sept ans pour courir à l’aventure avec plusieurs camarades. Il termina ses études au lycée de Bourg. Il fut dans les affaires à Lyon jusqu’en 1892 et ne composait des chansons que pour son propre plaisir, à ses moments perdus.

« Ayant débuté au Caveau Lyonnais, ses snccès nombreux et ses amis, non moins nombreux, le décidèrent à venir dans la capitale. Dès le soir de son arrivée à Paris, Xavier Privas se risqua dans uue soirée de la Plume ; il chanta, et ce fut un triomphe, un de ses chefs-d’œuvre, cette magistrale chanson des Thuriféraires, et quatre ou cinq autres qui le mirent tout de suite au premier rang. Il alla au Chat Noir, y chanta quelques jours, et ne revint plus, sentant qu’il n’y obtenait pas le snccès qu’il méritait… Il passa alors quelque temps au Cabaret des Quat’-Z’arts, y fut un favori des familiers de l’endroit, puis à l’Aue Rouge, où il eut de nombreux fervents qui désormais lo suivront partout où il ira, puis au Carillon…

« Xavier Privas a eu, à ses débuts à Paris, la chance de rencontrer une artiste de grande valeur qui s’est donné la peine de lire attentivement ses chansons, s’est enthousiasmée pour elles et s’est juré de faire partager à tous son admiration pour l’œuvre du poète-chansonnier. Cette artiste est Félicia Mallet, le mime incomparable, diseuse impeccable de chansons et comédienne de premier ordre. » (pierre Trimouillàt.)

Jamais, on le sait, M. Privas n’a fait le moindre sacrifice aux petites passions du public ; il a fait de sa chanson une chose vraiment morale. Par certains côtés, a dit M. E. Ledrain, il ressemble à Baudelaire : « Il relève de Baudelaire, d’un Baudelaire fort artiste, fort sombre, mais moins les descentes dans les charniers et dans les putréfactions morbides. C’est à Baudelaire pastorisé, soigneusement filtré à travers les plus puissants appareils, que fait songer M. Xavier Privas. »

En juin 1899, lorsqu’il fut question parmi les chansonniers d’élire un des leurs Prince de la Chanson, les poètes-chansonniers, à l’unanimité, décernèrent la souveraineté dans leur art au pur artiste qu’est M. Xavier Privas.

M. Xavier Privas est chevalier de la Légion d’honneur.

COUCHER DE SOLEIL

Les vents se sont calmés, la mer s’est apaisée.
Le Silence a repris son règne interrompu,
La Joie épanden nous la paix de sa rosée,
Et le Deuil de la Terre est par ses soins rompu.

En le ciel embrumé paraît une éclaircie
D’où le soleil surgit rouge et resplendissant,
Couronné comme un roi, nimbé comme un messie
D’une auréole d’or, de lumière et de sang.

Les flots sont caressés par ses rayons de gloire,
Leur cime a les reflets des plus purs diamants,
Les rocs ont rejeté leur carapace noire
Pour semer des rubis sur leurs escarpements.

C’est l’ultime lueur d’une lente agonie,
C’est le suprême éclat d’un astre qui s’éteint,
C’est le dernier éclair d’un somptueux génie,
C’est l’angoisse d’un Dieu que le trépas atteint !


Assiste, ô mon amie, à cette fin sublime
En songeant qu’ici-bas tous les efforts sont vains.
Que toute route mène aux portes d’un abîme
Et que la Mort attend tous les soleils humains.

La Gloire et la Beauté sont des astres qui meurent,
La Fortune et l’Orgueil sont des soleils d’un jour ;
Seuls, de par le Destin, les astres qui demeurent
Sont les chers souvenirs d’un périssable amour !

[Chansons pour la nouvelle Amante.)



JAYME-HANS RYNER

DIT

HAN RYNER





Bibliographie. — Poésie : Les Chants du Divorce (Paul Ollendorff, Paris, 1892) ; — Les Chants du Divorce, 2e édition (La Plume, Paris, 1900). — Prose : Chair vaincue (1889) [épuisé] ; — Ce qui meurt (1893) [épuisé] ; — L’Humeur inquiète (Dentu, Paris, 1894) ; — La Folie de misère (Dentu, Paris, 1895) ; — Le Soupçon (Chamuel, Paris, 1900) ; — Le Crime d’obéir (La Plume, Paris, 1900) ; — L’Homme-Fourmi (Maison d’art, Paris, 1901) ; — La Fille manquée (Genonceaux, Paris, 1903) ; — Les Voyages de Psychodore, philosophe cynique (Les Cahiers humains, 1903) ; — deux volumes de critique littéraire : Le Massacre des Amazones (Société parisienne d’édition, 1899) ; — Prostitués (Société parisienne d’édition, 1904) ; — Les Chrétiens et les Philosophes (Librairie française, Paris, 1906).

M. Han Ryner a collaboré à de nombreux quotidiens et périodiques. Il a publié des poèmes dans divers recueils.

Jusqu’en 1898, l’auteur de Chair vaincue signa Henri Ner, puis après Han Ryner. Devant la ressemblance sonore de ces deux noms et leur bizarrerie égale, chacun demeure persuadé qu’il s’agit de pseudonymes dont, par caprice, l’écrivain modifia l’orthographe tout en conservant leur assonance. Pourtant l’un et l’autre cachent à peine son véritable nom : Hans Ryner. Son père, d’origine norvégienne, avait nom Ryner ; sa mère, catalane, s’appelait Ner. C’est l’union, le mélange de ces deux noms qui formèrent ceux dont le romancier étrange, le philosophe humoristique, signe ses œuvres.

Né en 1862 en Algérie, Han Ryner avait un mois environ lorsque ses parents revinrent avec lui sur le continent. Il fut élevé en province, et son enfance et sa jeunesse se sont passées à Rognac, sur les bords de cet étang de Berre qu’il a décrit si amoureusement dans la Fille manquée.

Il commença ses études classiques à Forcalquier, à l’institution Saint-Louis-de-Gonzague, et les termina au collège ( aujourd’hui lycée) d’Aix-en-Provence. Puis il fut boursier de la faculté des lettres d’Aix, où il prit ses examens de licence.

Professeur dans une petite ville des Alpes, il préparait sans enthousiasme l’agrégation de philosophie, mais après quelques mois de préparation, à vingt-quatre ans, en 1886, il abandonna le travail qui lui déplaisait et se mit à écrire des romans. Ceux-ci alternèrent avec des articles de critique philosophique, des vers, des traductions provençales.

« Partout, a dit un critique, éclate un tempérament original, extrême, heurté. Il semble que, moralement aussi bien que physiquement, deux races bataillent en lui. Tout en lui porte l’empreinte de cette lutte. Son œuvre, de talent puissant, frappe et déconcerte… Han Ryner est l’auteur fruste et ingénieux, habile et dédaigneux de l’adresse littéraire, c’est l’homme des contradictions par excellence. »

M. Han Ryner, connu surtout comme prosateur, n’a jusqu’ici publié qu’un volume de vers : Les Chants du Divorce. Il considère ces vers comme mauvais et leur préfère les poésies écrites depuis et qui ont paru dans divers recueils.

Le dernier livre publié par M. Han Ryner, Les Chrétiens et les Philosophes, nous paraît offrir, comme son aîné Les Voyages de Psychodore, un grand intérêt philosophique et littéraire. Il met en présence le christianisme et la noble doctrine d’Epictète. Il se recommande par la profondeur et la netteté de la pensée et par sa forme pleinement pittoresque et comme souriante.

M. Han Ryner assista, avec MM. A. Boschot, G. Normandy, Ph. Pagnat et M.-C. Poinsot, aux débats qui, en 1901, précédèrent la fondation de l’Ecole française.




BONHEUR HAUTAIN


I


Ma jeunesse blessée rêvait comme un vieillard,
Elle croyait, l’été, les conseils des ruisseaux
Et se couchait au bord de murmurantes eaux ;
L’hiver, elle hantait, Provence, tes « cagnards »,
Tes doux coins abrités du vent et que font chauds
Les obliques rayons recherchés du lézard.
Mes rêves s’étendaient sur des lits de repos.

Ils voulaient autour d’eux le silence des voix.
La berceuse indolente des eaux ou des bois

Elle-même irritait ma tenace blessure.
L’homme de son poison corrompait la nature ;
Devant mes yeux tout dressait la ville lointaine :
Je reprochais aux vents une voix trop humaine
Et d’être la huée qui poursuivait ma peine ;
L’insecte sur la fleur bourdonnait une injure,
Et les pleurs innocents que versent les fontaines
Faisaient couler en moi le souvenir de pleurs
Qui brûlaient et de pleurs qui étaient des menteurs.

Ah ! sans trouver jamais nulle part un refuge,
Mon âme se fuyait comme on fuit un déluge.

Mon rêve m’enlevait au sommet des montagnes
Ou me perdait parmi quelque vaste campagne ;
Mon rêve était la barque au milieu de la mer.
Mais partout j’emportais au profond de ma chair,
Au profond de mon cœur, au profond de mon âme,
L’odieux souvenir aigu comme le fer,
Mordant comme des crocs, brûlant comme la flamme.
En vain je faisais taire autour de moi la vie :
Elle hurlait plus fort, vieille et neuve, en mon âme ;
Dans aujourd’hui muet j’entendais mieux hier,
Hier, pauvre blessé qui toujours pleure ou crie.

Mon rêve de repos me penchait sur la mort ;
Je reculais, tremblant de peur et d’ignorance,
Tremblant de retrouver ma fidèle souffrance
Dans la tombe, ce lit où peut-être l’on dort
D’un sommeil si léger que l’on y sent encor.

Mes rêves avaient soif et ne trouvaient point d’eau ;
Mes rêves, pauvre fuite lasse de troupeau…


II


Tu es un passé mort, ô jeunesse servile,
Cheval qui ne savais renverser l’amazone.
Tu es le passé mort, ma jeunesse stérile ;
Je suis entré riant au jardin de l’automne,
Et j’entends le conseil du grand arbre immobile.

J’ai mis mon cœur rugueux sur moi comme une écorce
Et je me tiens debout dans l’orgueil de ma force.

Je ne frémirais point aux rires de l’orage ;
Je demeurerais calme, ô vents, parmi vos rages.
Lumière du soleil ou de l’éclair, qu’importe ?…
La foudre me tuerait sans émouvoir mon âme.
Mais le destin moqueur et lâche ne m’apporte
Nul des malheurs hautains qui seraient à ma taille :
Je ne suis point brûlé par de soudaines flammes,
Je ne sens point sur moi la hache qui entaille.
Le destin a muré mon jardin, et ma porte
Est fermée. Sans doute, nul ne viendra l’ouvrir ;
Les nobles fruits que j’offre aux soifs de l’avenir
Tomberont sur le sol pour lentement pourrir.
L’ignorance de tous me fait pour tous stérile…
Dans le vide j’étends heureux mes bras fertiles.




ÉMILE VAN ARENBERGH

Bibliographie. — Carillons (Oscar Lamberty, Bruxelles, 1904).

M. van Arenbergh a collaboré au Journal des Beaux-Arts, à la Jeune Belgique, au Parnasse de la Jeune Belgique, etc.

M. Emile van Arenbergh, né à Louvain le 15 mai 1854, jugo de paix à Ixelles (Belgique), a collaboré à diverses revues belges. II a publié un volume de vers, Carillons.

M. van Arenbergh est peintre autant que poète. Dans son âme d’artiste, hautaine et fière, se dramatisent superbement les luttes de la lumière et de l’ombre, des ténèbres et de la triomphante aurore. Sa merveilleuse palette s’est enrichie encore depuis Ib publication de ses premiers vers ; elle abonde aujourd’hui en couleurs éclatantes. Son rêve est d’or et d’azur. Il est de plus en plus le poète ardent et enchanté de la divine Lumière.

LE VÉSUVE

Le Vésuve, en la mer comme en un bleu miroir,
Mire son casque d’or aîgreté de fumées,
Et le jet retombant des laves enflammées
Mêle une penne rouge à son panache noir.

Le Poète est semblable au volcan solitaire ;
En bas, la foule danse au bord des flots chanteurs,.
Dans la blonde lumière et les molles senteurs,
Et demande à quoi bon ce stérile cratère.

Lui, que ronge en secret un feu toujours brûlant,
Sans cesse il sent la plaie ardente dans son flanc,
Il la sent jusqu’au fond de lui-même descendre.


Mais tout à coup, s’ouvrant dans l’ombre qui s’enfuit,
Et déchirant son sein, plein de flamme et de cendre,
Il allume, superbe, un soleil dans la nuit !

LE PÉTREL

Tu planes, ô Pétrel, sur les mers douloureuses,
Sans regarder là-bas rire l’Eté vermeil ;
Jamais tu ne t’en vas vers les terres heureuses
Suivre de ciel en ciel la fête du soleil.

Sur le glauque Océan tu fuis à tire-d’aile :
Amant des libres flots, que t’importe le sol ?
Le rivage est stérile et l’infini t’appelle :
Va, plonges-y sans fin l’ivresse de ton vol !

Et tandis que sous toi le gouffre se lamente,
Tu sais trouver la paix par-dessus la tourmente,
Tranquillement bercé par les vents furieux I

Comme toi, le cœur fort, qu’en vain le sort opprime,
Par delà l’ouragan cherchant l’azur des cieux,
Monte, calme et vainqueur, — et chante sur l’abîme.

GERMINAL

Dans l’Aurore, qui s’ouvre en un cintre vermeil
Comme un arc triomphal de lumière et de roses,
Vénus victorieuse apparaît : — un éveil
Court en frisson d’amour jusqu’à l’âme des choses !

La fleur s’ouvre ; les nids, d’un doux rayon baisés,
Gazouillent ; des champs monte une ivresse de sève ;
Et, là-bas, à pas lents, des couples enlacés
S’enfoncent sous la verte ogive de la drève.

Tout aime ! c’est l’avril, et le vent embaumé
Halète avec langueur ainsi qu’un sein pâmé ;
L’oiseau chante et le cerf brame au loin dans les combes…

C’est Vénus qui descend dans le printemps joyeux,
Et, trônant sur son char attelé de colombes.
Elle épand l’urne d’or du soleil dans les cieux !


L’ANNONCIATEUR


Sur ta haute colonne, ô Poète stylite,
Tu t’es enseveli, tout vivant dans le ciel :
― Sous toi, comme une mer, la Vie en vain s’agite,
Jetant d’un pôle à l’autre un sanglot éternel.

Au seuil de l’Infini tu te dresses dans l’ombre,
Interrogeant l’abîme où le temps vient mourir ;
Son silence te parle, et, dans sa voûte sombre,
Par les trous du soleil tu vois Dieu resplendir.

La foule douloureuse attend dans les ténèbres
Qu’une lueur révèle une route à ses pas
Et qu’une voix réponde à ses appels funèbres ;

Et toi, joyeux d’espoir, tu lui montres là-bas,
Par-delà cette nuit où tout sommeille encore,
Tout au fond des cieux noirs, à l’horizon, l’Aurore.


SOIR RELIGIEUX


La vesprée automnale a la paix d’une église.
Çà et là, sous la lune, un astre, au fond du soir.
Scintille ainsi qu’un cierge au pied d’un ostensoir,
Et, tel un flot d’encens, monte une brume grise.

Comme une foule en deuil massée à l’horizon,
Là bas s étale au flanc des monts la forêt sombre,
Et sa plainte, à travers le mystère de l’ombre,
Longuement psalmodie une sourde oraison.

Tandis qu’en s’étoilant, les tombantes ténèbres
Sèment de pleurs d’argent leurs tentures funèbres,
L’écarlate vitrail du couchant flambe encor ;

Et l’orbe du soleil, de ses lueurs dernières,
Dans les pourpres rubis des célestes verrières,
Fait au loin flamboyer une rosace d’or.


DE PROFUNDIS

Du fond du noir abîme, où, dans la nuit immense,
Seul un zigzag d’éclair fait par instant le jour,
L’océan des vivants jette sous le ciel sourd
Un sanglot éternel à l’éternel silence,

Des vagues d’hommes vont se ruant à l’assaut,
Luttant, escaladant pour s’évader de l’ombre ;
Leur flot hurlant s’abat, brisé comme un roc sombre :
Il tombe, et rebondit plus haut, encor plus haut !

Tandis que, s’élançant des profondeurs funèbres,
Cette marée humaine, à travers les ténèbres,
Honte et monte toujours comme le flux des mers,

Là-haut, au bord du gouffre, en un nimbe d’aurore,
Se dressant sur sa croix, que la lumière dore,
Le Christ, penché sur l’homme, attend, les bras ouverts.


MAURICE BOUKAY

Bibliographie. — Chansons d’Amour, avec une préface de Paul Verlaine (E. Don tu, Paris, 1893) ; — nouvelles Chansons, avec une préface de M. Sully Prudhomme (E. Flammarion, Paris, 1895) ; — Chansons rouges (E. Flammarion, Paris) Le Roman de Pierrot, poésies (1904) ; — Les Chansons du peuple, Musique de Marcel Legay (Enoch, Paris, 1906).

En Préparation : Chansons grises.

M. Maurice Boukay a collaboré, sous divers pseudonymes, à de nombreux journaux et revues.

« Un paradoxe vivant, déconcertant, sympathique et antithétique : tel fut, tel sera toujours le député-poète Charles-Maurice Couyba-Boukay. Dés son plus jeune âge,en Franche-Comté, en Bourgogne, quand on l’envoyait à l’école, il partait avec les gardeurs de moutons faire cuire des pommes de terre dans la cendre, sous les saules. Adolescent, collégien de Gray, du lycée Louis-le-Grand, « potassant » l’Ecole normale supérieure, il se voit proclamer admissible, — presque à regret, — et le lendemain il se voit décerner le prix… d’exercices militaires. Etudiant, MM. Lavisse et Rambaud l’envoient à Nancy et à Lyon pour préparer sa licence d’histoire : il passe sa licence ès lettres. On veut alors le diriger vers l’agrégation des lettres : il passe sa licence d’histoire ! Féru de grec, de latin, de sanscrit, tout prêt à présenter ses thèses, brusquement il tourne bride aux classiques et se fait recevoir, sur les conseils de M. Léon Bourgeois, à l’agrégation moderne. Ce jour-là même, paraissent au Gil Bias illustré les Stances à Manon ! Professeur extraordinaire, aimé comme un grand camarade de ses élèves du faubourg SaintAntoine, philosophe, économiste, proudhoniste, idéaliste, poète, chansonnier, conférencier, auteur dramatique (il habitait alors, 20, rue Chaptal, la future maison du Grand Guignol), en collaboration avec son cher et regretté George Heymonet, — critique littéraire ou théâtral à plusieurs revues, sous plusieurs noms, et toujours fantaisiste, le voici élu, assez jeune, conseiller général, puis député, pour défendre les intérêts do ses petits bergers devenus cultivateurs et de ses camarades de classe devenus artistes ou commerçants… Une admiratrice des Chansons d’Amour et des Chansons rouges me disait, l’autre jour, à la Chambre : « Mais enfin, à quelle place, dans quel groupe siège donc Maurice Boukay ? — Comme Lamartine, madame, au plafond ! « [Le Grand Guignol, 27 janvier 1898.)

Dans sa Préface aux Chansons d’Amour (1893), Paul Verlaine présente en ces termes le jeune auteur au public : « Voici donc enfin retrouvée la « bonne chanson », si j’ose m’exprimer ainsi, non plus celle si piquante de Désaugiers, si correcte de Béranger, si bourgeoise dans le bon sens de Nadaud, mais plutôt, à mou avis, la chanson simple et vivante, dans le goût de Pierre Dupont, avec je ne sais quoi de la grâce du xvm« siècle et la poésie vraie. Oh ! la simplicité ! l’amour sincère et sans nulle crainte d’être ingénu, l’expression de cet amour franc, net, chaste, — parce qu’il est sincère, et pur, puisqu’il est ingénu ; l’accent juste sans plus ; le cri, en quelque sorte, de la passion, le cri non pas tout à fait, le chant vibrant, la note vraie du cœur, —et des sens aussi. »

M. Sully Prudhomme salue dans les Nouvelles Chansons (1895) « un précieux renouveau de la bonne humeur française, rajeunie par un mélange mesuré d’émotion tendre, aussi éloignée que possible de la fadeur sentimentale qui définit la romance ». « M. Maurice Boukay et les poètes-chansonniers de Montmartre et du Chat Noir, ajoute-t-il, ont triomphalement régénéré la gaieté parisienne qui rayonne au loin… C’est grâce à eux que l’esprit a recouvré ses droits dans le domaine de la chanson, cet esprit qualifié gaulois, qui n’empoisonne pas ses traits, mais, au contraire, en assainit la pointe trempée de bon sens, de justice et de charité même, car souvent les piqûres en sont vengeresses de la misère. »

Rappelons que ce fut M. Charles Couyba qui posa, le 12 février 1906, à la Chambre, la question du prix de Borne de poésie, alternant avec un prix do Home pour les prosateurs, « Bourse nationale de Voyage littéraire » dont la création était demandée par M. Emile Blé mont, au nom de la Société des Poètes français. Ces prix furent institués en avril 1906.

LA CHANSON DES PAUVRES VIEUX

À Gustave Larronmet.

Dans les jardins, lents et tremblants,
Les pauvres vieux tous les soirs viennent.
Sur les vieux bancs ils se souviennent,
Les pauvres vieux aux cheveux blancs.
Songeant que les jours passent vite,
Ils chantent : « Gai ! la Marguerite ! »
Les pauvres vieux aux cheveux blancs.

Voyant les gamins de sept ans
Qui font des châteaux sur le sable
Et qui réclament une fable,
Les pauvres vieux rient aux enfants.
Songeant que le jeu vaut l’école,
Ils chantent : « Bel hanneton, vole ! »
Les pauvres vieux rient aux enfants.

Voyant les garçons de seize ans
Poursuivre les vierges timides,
Ils baissent leurs regards humides, —
Les pauvres vieux sont indulgents, —
Songeant : L’amour, c’est la Nature !
Ils chantent : « La Bonne Aventure. »
Les pauvres vieux sont indulgents.

Voyant les soldats de vingt ans,
Drapeau flottant, musique en tête,
Ils se sentent le cœur en fête,
Les pauvres vieux du bon vieux temps.
Songeant que c’est l’âme française,
Ils entonnent La Marseillaise,
Les pauvres vieux du bon vieux temps.

Voyant les veuves de trente ans
Qui vont, tout de noir habillées,
Parmi les fleurs ensoleillées,
Les pauvres vieux pleurent longtemps.
Songeant que le deuil n’a pas d’âge,
Ils chantent : « Page, mon beau Page… »
Les pauvres vieux pleurent longtemps.

Voyant à la mort du soleil,
Parmi les rayons et les ombres,
Les barques des nuages sombres,
Les pauvres vieux, pris de sommeil,
Sentant que leur barque chavire,
Fredonnent Le Petit Navire,
Et dorment leur dernier sommeil.

(Chansons d’amour. — Musique de A. Derna.)


LE PETIT MITRON

À Séverine.

C’était un pauv’ petit mitron,
Qui mitronnait des pains d’un rond.
Quand il pétrissait la farine,
Il était blanc comm’ de l’hermine.
Tout’ la journée il travaillait,
Et la nuit, quand il sommeillait,
C’était sur un sac, sur la dure :
L’patron n’fournit pas d’eouverture.

C’était un pauv’ petit mitron,
Qui mitronnait des pains d’un rond.

Un soir d’hiver, par les grands froids,
Fallut porter l’gâteau des Rois,
Tout fumant, bien rose et bien tendre,
Chez des rich’s qu’aimaient pas attendre.
L’patron lui dit : « Tu soup’ras d’main.
Si t’as froid, souffle dans ta main.
Si t’as soif, y a d’la neige à boire ;
Puis, t’auras p’têt’ deux sous d’pourboire. »

C’était un pauv’ petit mitron,
Qui mitronnait des pains d’un rond.

Il marcha longtemps. À la fin,
Transi de froid et mourant d’faim,
Comme un criminel qu’on pourchasse,
Il s’blottit au fond d’une impasse.
Il allait mordre au grand gâteau,
Il sentit sa gorge à l’étau.

Un’ voix criait : « Mieux vaut la tombe ! »
Tombe la neige, tombe, tombe !

C’était un pauv’ petit mitron,
Qui mitronnait des pains d’un rond.

Il se r’mit en marche, tout seul,
Enveloppé d’un blanc linceul.
C’était comme un manteau d’froidure
Qui lui v’nait jusqu’à la ceinture.
Quand il marchait, ses jambes tremblaient ;
Quand il pleurait, ses larmes g’laient.
Tout à coup, pris par l’avalanche,
Il tomba raid’ sur la neig’ blanche.

C’était un pauv’ petit mitron,
Qui mitronnait des pains d’un rond.

Il s’endormit près du gâteau
Et rêva qu’en un blanc château
Trois rois aux simarres étranges,
Le petit Jésus et les anges,
Vêtus de neige et de satin,
L’invitaient à leur blanc festin.
Les mets étaient de blanche neige,
De blanche neige de Norvège.

C’était un pauv’ petit mitron
Qui mitronnait des pains d’un rond.

Au point du jour, un chiffonnier
Quêtant pour emplir son panier,
Vit dans la neige un’ guenill’ blanche.
Il marche, il écoute, il se penche :
C’était comme un soupir d’enfant ;
On aurait dit qu’c’était vivant.
Quéq’ chos’ s’envola d’un’ poitrine :
C’était blanc comme un peu d’farine.

C’était l’àm’ du petit mitron.
Y n’mitronna plus d’pains d’un rond.

(Chansons d’amour. — Mélodie sur un thème du dix-huitième siècle.)

LA ROSE ET PIERROT

À Suzanne Reichemberg.

Sur la plus haute branche,
Au fond du Paradis,
Poussait la Rose blanche,
Blanche du temps jadis.
Rossignol un dimanche
Chantait au paradis :

   Au cœur de la Rose,
Ah ! qu’il fait bon dormir !

C’était à la nuit close,
Pierrot passait par là ;
Il avait le teint rose
Et l’habit de gala.
Près de la fleur éclose
Tout son cœur se troubla.

   Au cœur de la Rose,
Ah ! qu’il fait bon dormir !

Il grimpe à l’églantine,
Si haut qu’il put grimper ;
Meurtri par chaque épine,
Si fort qu’il dut pleurer.
Dessus la mousseline
Le sang vint à perler.

   Au cœur de la Rose,
Ah ! qu’il fait bon dormir !

Tant qu’au bout de la branche
Il arrive au bonheur.
Dessus la Rose blanche
Mit son baiser vainqueur ;
Mais la fleur, en revanche,
But le sang de son cœur.

   Au cœur de la Rose,
Ah ! qu’il fait bon dormir !

Tout pâle et tout morose,
Pierrot s’évanouit,
Mais la fleur devint rose,
Rose s’épanouit.
De la métamorphose
Rossignol s’éjouit.

   Au cœur de la Rose,
Ah ! qu’il fait bon dormir !

Pierrot conta la chose
À la suprême Cour.
On condamna la Rose
À ne fleurir qu’un jour,
Et Pierrot, blanc, morose,
Au Désir sans l’Amour.

   Au cœur de la Rose
Ah ! qu’il fait bon dormir !

(Chansons d’amour. — Mélodie sur un thème populaire.)


REGRETS À NINON

À Jules Claretie.

Tu les regretteras, Ninon,
Les jours fleuris de rêves roses.
Sous la neige des ans moroses,
Tu voudras revivre. À quoi bon ?
Les regrets d’amour, ô Ninon,
Ne font pas renaître les roses.

Tu vas te marier, Ninon,
Tu préfères l’or au poète :
Pardieu, c’est une belle fête
Qu’un baiser subi par raison !
Les baisers d’amour, ô Ninon,
Sont baisers de folle conquête.

Tu ne chanteras plus, Ninon,
Et nous n’irons plus, à la brune,
Éveiller le doux clair de lune
Sur les mousses de Trianon…

Les sentiers d’amour, ô Ninon,
Sont trop étroits pour la Fortune.

N’ayant plus mes baisers, Ninon,
Ton front se creusera de fièvres.
A la coupe d’or des orfèvres
Tu voudras te griser… Mais non !
Ce ne sera plus, ô Ninon,
La sainte ivresse de nos lèvres.

(Chansons d’amour. — Musique de Maurice Boukay.)


LE LONG DU CHEMIN

À Madame la Princesse de Monaco.

I

Le long du chemin s’amuse l’enfance.
« Chante, grande sœur ! Protège nos pas ! »
Mais la sœur, un soir, porte sa romance
À d’autres foyers qu’on ne connaît pas.

Le long du chemin, la jeunesse danse.
Oh ! la chère main qu’on tient dans sa main !
Et la bien-aimée en soi-même pense
Au rival heureux qui l’aura demain.

II

Le long du chemin, passé la trentaine :
On cherche un baiser quand vient la moisson.
Le semeur d’amour récolte la haine,
Le cœur se déchire à chaque buisson.

Le long du chemin, qui frappe à la porte ?
C’est une compagne — oh ! la douce voix ! —
C’est une compagne, et l’hiver l’emporte,
Et l’on reste seul, chargé de sa croix.

III

Le long du chemin, vieillard, fais ton somme !
N’as-tu pas l’enfant pour t’aimer enfin ?

On cherche l’enfant, et l’on trouve un homme
Qui s’en va manger ailleurs votre pain.

Le long du chemin, c’est la soixantaine :
On refait, vieillard, les pas du gamin.
On creuse une fosse, on y met sa peine,
Et l’on meurt, pieds nus, le long du chemin.

(Chansons d’amour. — Musique de Isidore de Lara.)

IWAN GILKIN

Bibliographie. — Stances dorées (P. Laeomblez, Bruxcîles> 1893) ; — La Nuit (Fischbacher, Paris, 1897) ; — Le Cerisier fleure (Fischbacher, Paris, 1899) ; — Prométhée, poème dramatique (Fischbacher, Paris, 1899) ; — Jonas (Lamertin, Bruxelles, 1900) — Savonarole, drame.

En Préparation : un drame sur les révoltes des étudiants russes, peinture de mœurs.

M. Iwan Gilkin a collaboré à La Semaine, à La Jeune Belgique, qu’il a dirigée pendant quelque temps avec MM. Valère Gille et Albert Giraud, au Journal de Bruxelles, etc.

M. Iwan Gilkin est né à Bruxelles en 1858. Il fît ses étudesgréco-latines à l’Institut Saint-Louis, et son droit à l’Université de Louvain. Après avoir fait un stage au palais de justice de Bruxelles, il quitta le barreau pour le journalisme et la littérature. C’est à cette époque qu’il écrivit ses premiers vers.

De vingt à trente-six ans, le poète subit une crise profonde de pessimisme qui le rapprocha de Baudelaire. Il crut alors à l’irrémédiable décadence de la civilisation latine. C’est sous cette influence qu’il écrivit les vers de La Nuit (1897), qui devait d’abord s’intituler La Fin d’un Monde, et où l’auteur nous montre le Mal « fascinant les âmes, les enlaçant dans ses replis comme un reptile aux écailles chatoyantes, les broyant et les brillant comme un serpent de feu ».

Comme il achevait cet ouvrage, ses idées changèrent. Il eut, un instant, l’idée de faire do La Nuit la première partie d’une trilogie, et il nous avoue « en tremblant » — dans sa courte préface — qu’il va tenter d’accomplir sur un plan lyrique le sublime pèlerinage de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis…

Les œuvres qui suivirent : Le Cerisier fleuri (1899) et Prométhée (1899) montrent bien le changement qui s’était accompli dans les idées du poète… Le pessimisme reparut cependant — non plus philosophique et sentimental, mais purement politique

— dans les prédictions politico-économiques de Jonas (1900)

i. Dans son Jonas, écrit en 1899 et publié en 1900, l’auteur pré

A présent, M. Gilkin travaille pour le théâtre. II a écrit un drame de psychologie politique, Savonarole, et il achève uu autre drame sur les révoltes des étudiants russes, simple peinture de mœurs et de passions où l’auteur ne prend parti pour personne.

M. Iwan Gilkin joint à une forme impeccable une grande originalité de pensée. Son vers est doué d’une rare puissance d’expression.

Dans l’intéressante page que nous reproduisons ci-dessous, M. Iwan Gilkin a bien voulu résumer pour nos lecteurs ses idées sur ce qui constitue la mission, ou, pour plus exactement parler, la fonction sociale du poète.

LA MISSION DU POÈTE

Les poètes ont-ils une mission ? Ils s’en peuvent donner une, à coup sur, et prétendre qu’ils la tiennent de Dieu ou de la Société, bien qu’ils la tirent plutôt de leurs penchants ou de leurs calculs. Mais ils ne s’accordent guère sur l’objet de cette mission. L’un affirme que les poètes doivent célébrer les sentiments religieux ; un autre veut qu’ils glorifient l’Etat ou l’ordre social ; un troisième consent qu’ils divertissent le public, mais dans les limites de la bienséance ; un autre exige qu’ils foudroient les tyrans en acclamant la révolution prochaine, la fraternité de tous les hommes et les gouvernements futurs. On n’en finirait pas d’énumérer toutes ces missions, qui ont pour caractère commun d’être contradictoires.

Reconnaissons donc que le poète n’a aucune mission spéciale. Son office consiste à nous rendre le monde et les êtres quH renferme plus émouvants qu’ils ne sont pour nous dans la vie quotidienne. Ils sensibilisent tout ce qui existe, jusqu’à nos rêves et nos abstractions. Ils donnent aux choses un relief plus vif, un caractère plus saisissant, une force expressive plus puissante. Ici se rencontrent les

disait : 1° les conflits prochains du travail blanc et du travail jaune (or, un conflit de cette nature se produit aujourd’hui au Transvaul) ; — 2° la formation en extrême Orient d’un vaste empire destiné a dominer le monde. deux grandes théories qui divisent la critique et qui envisagent l’art, l’une, avec Taine, dans l’œuvre créée, l’autre, avec Schopenhaùer, dans l’âme même de l’artiste créateur « qui nous prête ses yeux pour contempler le monde ». Et avec Schopenhaiier encore il faut dire : « Personne ne peut prescrire au poète d’être noble et élevé, moral, pieux, chrétien, ou ceci ou cela ; encore moins peut-on lui reprocher d’être ceci et non cela. Il est le miroir de l’humanité et lui met devant les yeux tous les sentiments dont elle est remplie et animée. »

Dans un temps où le monde subit des transformations profondes, le poète peut, comme Gœthe, célébrer ce quiest permanent dans les passions des hommes. Il peut aussi, comme Hugo, chanter les splendeurs de l’avenir selon ses espérances, ou, comme Baudelaire, magnifier douloureusement la chute de ce qui tombe, la dissolution de ce qui périt, en maudissant la vanité des choses et notre propre impuissance. Il peut même passer d’une vue à l’autre, et, pour ma part, je ne m’en suis point fait faute. Dans ma Nuit, j’ai exprimé quelques-uns des sentiments qu’exhale une civilisation arrivée à son apogée, où se multiplient déjà les germes d’une décadence prochaine, et dans un petit conte en prose, Jonas, j’ai indiqué les raisons de ce déclin. Mais les chansons du Cerisier fleuri murmurent des sentiments moins transitoires, et mon Prométhée est un cri d’espérance vers un avenir plus heureux où la foi, rajeunie par la science, brillera d’une ardeur nouvelle dans un monde pacifié. — Pour finir, je dirai, d’accord avec Taine, que si le poète peut s’attribuer telle mission qu’il lui plaît ou se moquer de toutes, ses œuvres se doivent juger à la fois selon le degré de perfection de son art et selon l’importance ou la bienfaisance de l’idéal qu’elles dégagent. Anacréon peut être un artiste non moins parfait qu’Aristophane ; mais nommer auprès de lui Eschyle, cyest comparer une coupe de vin parfumé et la mer immense aux rives écumantes.

IWAN GILKIN.

Bruxelles, 18 février 1904.

SYMBOLE

Voici qu’à l’horizon coule un fleuve de sang.
De sa pourpre lugubre et splendide il inonde,
Sous les cieux consternés, l’orbe muet du monde.
Où l’horreur d’un grand meurtre invisible descend.

Ainsi qu’au lendemain des épiques désastres
Pour les princes vaincus on drape l’échafaud,
La nuit, sur le zénith, debout comme un héraut,
Etend l’obscurité de son deuil larmé d’astres.

Exsangue et phosphoreuse, ô téte dont la chair
A gardé la pâleur et le froid de l’épée, —
Lumineusement roule une lune coupée
Dans le silence noir et la terreur de l’air.

Rien ne s’anéantit. Tout ce qui fut persiste.
Les crimes d’ici-bas renaissent dans les cieux.
Ce soir, dans le palais aérien des dieux,
Hérodiade a fait décoller Jean-Baptiste.

(La Nuit.)

AMOUR D’HOPITAL

O Reine des Douleurs, qui rayonnes de sang
Comme un rubis royal jette une flamme rouge,
Le forceps, qui t’a mise au monde dans un bouge,
D’un signe obscène doit t’avoir marquée au flanc.

Dans ton œil, où voyage un reflet satanique,
Le meurtre se tapit sous un velours de feu,
Ainsi qu’au fond d’un ciel amoureusement bleu
Dans les vents parfumés flotte un mal ironique.

Tu t’es faite, ô ma sœur, gardienne à l’hôpital,
Pour mieux repaître tes regards d’oiseau de proie
Du spectacle écœurant, cruel et plein de joie
De la chair qui se fend sous le couteau brutal.

Dans le grouillis rougeatre et gluant des viscères,
Des muscles découpés, des tendons mis à nu,

Des nerfs, où vibre encore un vouloir inconnu,
Des glandes qu’on incise et des flasques artères,

Tu plonges tes deux bras polis, avidement,
Tandis qu’erre un divin sourire sur tes lèvres,
Et que sur son chevet, où bondissent les fièvres,
Le moribond t’appelle et parle doucement.

Car ton visage, pur comme un marbre, te donne,
Sous ta coiffe de toile et ton noir chaperon,
O vierge au bistouri, vierge au cœur de Huron,
Le resplendissement serein d’une Madone.

Sur ton sein, les stylets, les pinces, les ciseaux,
La spatule, la scie équivoque et les sondes,
Bijoux terrifiants et breloques immondes,
Comme un bouquet d’acier étoilent leurs faisceaux.

Tes doigts fins, à tremper dans les pus et les plaies.
En ont pris le tranchant affilé des scalpels ;
Et l’odeur de ton corps suave a des rappels
De putréfactions rances, dont tu t’égaies.

Car ton âme de monstre est folle des gaîtés
Cocasses de la couche où le mourant se cabre
Dans les convulsions de la danse macabre,
Et la Mort a pour toi d’hilarantes beautés.

Qui nous expliquera ta funèbre hystérie,
Pauvre femme, produit de ce siècle empesté ?
On dit que ton baiser trouble la volonté
Et communique aux os une lente carie.

Mais de ton maie cœur monte un puissant amour.
Comme un vin orgueilleux, plein de rouges prestiges.
Sa riche odeur de sang évoque les vertiges
Et ronge les cerveaux mieux qu’un bec de vautour.

Et c’est pourquoi, vaincu par la coquetterie
De ta forme divine et de tes noirs instincts,
En toi j’adore, enfant des sinistres Destins,
L’Horreur fascinatrice et la Bizarrerie.
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LA CAPITALE

L’énorme capitale est un fruit douloureux.
Son écorce effondrée et ses pulpes trop mûres
Teignent opulemment leurs riches pourritures
D’or vert, de violet et de roux phosphoreux.

Lâchant un jus épais, douceâtre et cancéreux,
Ses spongieuses chairs fondent sous les morsures,
Et ses poisons pensifs font germer les luxures
Et les péchés malsains dans les cerveaux fiévreux.

Tel est son goût exquis, tel son piment bizarre,
— Gingembre macéré dans un élixir rare, —
Que j’y plongeai mes dents avec avidité.

J’ai mangé du vertige et bu de la folie.
Et c’est pourquoi je traîne un corps débilité
Où ma jeunesse meurt dans ma force abolie.

(La Nuit.)

HALL UCINATION

Quelqu’un a dévissé le sommet de ma tête ;

Mon cerveau rouge luit comme une horrible bête.

Sac vineux d’une pieuvre énorme, il s’arrondit,
Il palpite, il s’agite et tout à coup bondit.

Traînant de longs filets de nerfs tentaculaires,
Il nage, peuplant l’air de suçoirs circulaires,

Il nage éperdument, menaçant, triomphant,
Dans les lieux fréquentés par la femme et l’enfant.

Ses lourds et sombres yeux, tout de braise et de soie
Brillent hideusement lorsque passe une proie.

Malheur aux jeunes fronts fiers, rêveurs et pensifs :
La bête les enlace en ses nœuds convulsifs.

Elle a faim de la pulpe où saignent les idées,
Et son bec dur se plaît aux tètes bien vidées.

Elle dévore tout : rêves, craintes, désirs,
La neige des vertus et le feu des plaisirs.

Et, le repas fini, la monstrueuse béte
Rentre, pour digérer et dormir, dans ma tête.

(La Nuit.)

LE SCULPTEUR

Sculpteur bizarre, qui dédaigne
La cire, le marbre et l’airain,
Au fond de l’atelier chagrin
Je pétris de la chair qui saigne.

Dans les palais aux lits discrets,
Dans les mansardes, dans les bouges,
Dans les taudis aux rideaux rouges,
Dans les sinistres lazarets,

Des ongles de mes mains félines
Aidés de l’acier des couteaux,
Des bistouris et des ciseaux,
Je vais, crochetant les poitrines,

Coupant, fendant, creusant les chairs
Avec des hâtes convulsives
Et les repliant toutes vives
Comme deux volets large ouverts,

Et j’arrache en criant de joie,
Rouges, fumants et bondissants,
Les cœurs vierges, les cœurs puissants,
Les cœurs d’amour, les cœurs de proie.

Et de tous ces cœurs comprimés
Je construis mes sombres statues,
Dressant leurs forces éperdues
En gestes cruels ou pâmés.

Les mains qui les ont caressées
Sont pleines d’un sang rouge et frais
Charriant des instincts secrets,
Des volontés et des pensées.

(La Nuit.)


LE MENSONGE

J’ai creusé mon cachot dans le mensonge épais,
Impénétrable et sombre, où, geôlier de moi-même,
Je m’enferme à l’abri même de ceux que j’aime,
Plus seul quand j’ai parlé qu’aux temps où je me tais.

Ma parole est un mur sans porte ni fenêtre
Qui monte autour de moi, dur, puissant et massif,
Avec maint bas-relief gai, trompeur et lascif :
Et nul œil curieux jusqu’à moi ne pénètre.

Seul, je me connais. Seul, je sais ce que je suis.
Seul, j’allume ma lampe en mes sinistres nuits.
Et, seul, je me contemple et, seul, je me possède.

Je me couche, comme un chartreux, dans mon linceul.
Et, loin de tout désir qui me flatte ou m’obsède,
Je goûte, comme Dieu, le néant d’être seul.

(La Nuit.)

LE MAUVAIS JARDINIER

Dans les jardins d’hiver, des fleuristes bizarres
Sèment furtivement des végétaux haineux,
Dont les tiges bientôt grouillent comme les nœuds
Des serpents assoupis aux bords boueux des mares.

Leurs redoutables fleurs, magnifiques et rares,
Où coulent de très lourds parfums vertigineux,
Ouvrent avec orgueil leurs vases vénéneux.
La mort s’épanouit dans leurs splendeurs barbares.

Leurs somptueux bouquets détruisent la santé,
Et c’est pour en avoir trop aimé la beauté
Qu’on voit dans les palais languir les blanches reines.

Et moi, je vous ressemble, ô jardiniers pervers !
Dans les cerveaux hâtifs où j’ai jeté mes graines,
Je regarde fleurir les poisons de mes vers.

(La Nuit)


LE PÉNITENT

Je suis le pénitent des mauvaises cités.
Dans les bouges honteux où coulent les rogommes,
Dans les quartiers lascifs des modernes Sodomes
Où le meurtre et le viol cachent leurs voluptés,

Quand j’introduis, le soir, mes regards attristés,
J’ausculte en frissonnant les monstres que nous sommes ;
Je sens peser sur moi tous les crimes des hommes
Et je pousse des cris vers les cieux irrités.

Semblable en mes clameurs aux prophètes bibliques,
Je vais, les yeux hagards, par les places publiques,
Confessant des péchés que je n’ai point commis.

Et le chœur vertueux des pharisiens brame :
Soyez béni, mon Dieu, qui n’avez point permis
Que je fusse pareil ù ce poète infâme !

[La Nuit.)

L’INFINI

JUPITER

Malheureux, qui dans tes entraves
Contre moi hurles et blasphèmes,
Tu crois, Titan, que tu me braves,
Et tu n’es qu’un peu de moi-même.
Courage sans cesse irrité,
Ame brûlante et généreuse,
Qu’es-tu, sinon ma volonté,
Ma propre force aventureuse ?
Je suis le ciel ; je suis l’immense azur peuplé
D’astres insoupçonnés, d’étoiles inconnues
Et de soleils plus grands que l’espace étoilé
Où, par les vastes nuits, se perd ta faible vue.
Je suis les animaux, les plantes et la mer.
Et la terre que baigne un clair océan d’air,
L’ombre mystérieuse et la lumière blonde ;

Je suis le monde avec ses milliards de mondes
Et le grain de poussière errant au vent du nord ;
Je suis la vie ardente et l’immobile mort ;
Je suis le fruit tombé, l’aile qui se déploie,
La mâchoire qui broie et la fuyante proie,
La brise où l’Ame exquise des doux lis s’exhale
Et le sourd grondement des vagues colossales ;
Je suis l’ordre et je suis la révolte ; je suis
Le ver luisant et le sombre abîme des nuits.
Je suis l’amour, je suis la haine ; en moi je sème
Et je détruis ; en moi tout vient et tout s’en va ;
Je suis tout ce qui est, qui fut et qui sera,
Et seul par-dessus Tout, je suis l’Unité même.
Tout émane de moi, tout se résorbe en moi,
Car je suis l’Etre unique, et sa fin, et sa loi
Sous le voile changeant des vaines apparences
Où seul je reconnais mon unique substance.
Bulle d’écume sur la grande mer, tu n’es,
Titan, que l’un de mes plus infimes aspects.
Le feu que tu volas, c’est moi. Ta sombre bouche
Qui m’insulte, c’est moi. L’air où ta voix résonne,
C’est moi. Les hommes et tes mains qui les façonnent,
C’est encor moi. Et les divinités farouches
Qui sur le flanc glacé d’un horrible rocher
Vont pour des siècles de tortures t’attacher,
Le vautour affamé qui rongera ton foie,
Le rocher et ta chair, c’est moi, c’est toujours moi !
— Quand l’un se fit plusieurs, il déchira son être,
Et l’unité sous mille aspects dut disparaître.
Mais ce n’est là qu’un rêve ; et la réalité
Unique, c’est toujours l’éternelle Unité.
Le mal n’est que le choc entre mes apparences ;
La douleur, l’aiguillon de leur intelligence
Sur le chemin caché qui remonte vers moi.
Aux yeux de l’Etre unique être est l’unique loi :
Il n’est ni bien ni mal de moi-même è moi-même.
Je t’aime, ô fier Titan, car moi-même je m’aime ;
Je suis ton être et ton néant ; va, maudis-moi,
Tu me retrouveras un jour au fond de toi.

(Prométhée.)

VALÈRE GILLE

Bibliographie. — Le Château des Merveilles (Paul La comblez, Bruxelles, 1893) ; — La Cithare, ouvrage couronné par l’Académie fraaçaise (Fis.chbacher,Paris, 1897) ; — Le Collier d’Opales (Fischbacher, Paris, 1899) ; —Les Tombeaux (Larcier, Bruxelles, 1900) ; — Le Coffret d’Èbène (Fischbacher, Paris, 1901) ; — La Corbeille d’Octobre (Lamertîn, Bruxelles, 1902) ; — Ce n’était qu’un rêve, comédie en un acte et en vers, représentée sur la scène du Théâtre du Parc, à Bruxelles (1902) ; — Le Joli Mai (Giraud).

M. Valère Gille a collaboré à la Jeune Belgique, au Soir (de Bruxelles), à Vers et Prose, etc.

Né à Bruxelles le 3 mai 1867, M. Valère Gille débuta dès sa vingtième année dans La Jeune Belgique, dont il devint directeur après la mort de Max Waller (1890) et dans laquelle il mena, avec ses amis MM. Iwan Gilkin et Albert Giraud, une vigoureuse campagne littéraire pour le triomphe de la tradition française en Belgique.

En 1897, sou délicieux volume La Cithare fut couronné par l’Académie française. « Cet ouvrage de M. Valère Gille, a dit un critique, ravive en nos âmes l’idée que nous nous faisons de l’Hellade depuis que la chantèrent Chénier, Heredia et Marc Legrand. M. Valère Gille excelle à nous décrire on quelques vers, ciselés comme la coupe dont ils interprètent les reliefs et transparents comme l’atmosphère dont ils disent lu douceur, un bouclier aux incrustations champêtres, des coquillages, des figuiers mûrs, un paysage au crépuscule… »

Depuis, M. Valère Gille a publié successivement Le Collier d’Opales (1899), Les Tombeaux (1900), Le Coffret d’Èbcne (1901), La Corbeille d’Octobre (1902), Le Joli Mai, qui contiennent de nombreuses pièces d’une grande et rare beauté.

En 1902, il a fait représenter avec grand succès sur la scène du Théâtre Royal du Parc, à Bruxelles, une comédie féerique en un acte et en vers, intitulée Ce n’était qu’un rêve.

M. Valère Gille est actuellement conservateur adjoint à la Bibliothèque Royale de Bruxelles.

LES THERMOPYLES

Les boucliers luisants sont suspendus au hêtre.
La gorge est endormie et sombre encore. Auprès
De leur chef, les guerriers, sans peur et sans regrets,
Attendent leur destin. Le soleil va paraître.

Demain, la Grèce en deuil les pleurera : le prêtre
A consulté les dieux ; ils mourront. Ils sont prêts.
Déjà par le sentier, caché dans les cyprès,
Hydaraès vient sans bruit, accompagné d’un traître.

Mais soit ! sous un nuage épais de traits stridents,
A l’ombre ils lutteront de la pique et des dents.
Derrière eux, comme un mur, les rochers droits s’étagent.

Et si le fer se brise, ils prendront le bâton.
En ce moment, d’une âme égale, ils se partagent
Quelques figues. Ce soir, ils soupent chez Pluton. !

(La Cithare.)

BATAILLE NAVALE

FRAGMENT

Les flottes d’un élan se sont jointes : le choc
Retentit formidable, et roule, et se disperse ;
Le ciel s’est obscurci sous une noire averse
De traits, et les flots lourds se heurtent tout d’un bloc.

De nos vaisseaux Arès se sert comme d’un soc
Pour labourer ses champs. Les navires du Perse
Se sont cabrés, et sous le rostre qui les perce,
Refoulés vers la rive, éclatent sur le roc.

La nuit monte, et toujours luttent les plus illustres…
Sur le pont, à la proue, accrochés aux aplustres.
Mais voici que la lune épanche sa clarté…

Et l’on voit, tout à coup, resplendir la Patrie,
Les sommets glorieux et le golfe argenté,
Et la mer, libre enfin, de cadavres fleurie.

(La Cithare.)

RÉVEIL

Mon cœur, que je croyais à jamais endormi,
Le voici, lentement, qui s’éveille parmi
Des pays inconnus de songe et de lumière.
L’air est tout embaumé d’une odeur printanière,
L’azur nacré du ciel s’enflamme, et le soleil
D’un baiser juvénile accueille mon réveil.
J’aime ! Les bois sont pleins d’oiseaux d’or et de roses,
Une immense bonté rayonne dans les choses ;
Dans les prés étoilés de fleurs et de rayons,
Sur chaque épi vermeil, vibrent des papillons,
Partout autour de moi le feuillage palpite ;
Sous les lilrfs neigeux et sous la clématite
Des colombes d’amour, deux par deux, tendrement,
Egrènent tour à tour leur long roucoulement.
J’aime ! j’aime ! Et voici qu’une terre nouvelle
Dans l’aurore à mes yeux ingénus se révèle.
Tout me parle et m’enchante, et mille et mille voix
Des bois et des vallons m’appellent à la fois.
Je comprends la chanson des oiseaux, les murmures
Qui babillent, confus, à travers les ramures.
Mon bonheur est partout : sous les bocages verts,
Dans les sources, les fleurs, le ciel ; et l’univers
Est un hymne d’amour qui monte dans la brise.
Il s’enfle et me soulève, et mon âme qu’il grise,
Emportée avec lui, s’épanche dans les cieux.
Des éclairs fulgurants éblouissent mes yeux ;
J’aime ! Je suis la vie et la force féconde,
Et mon cœur flamboyant illumine le monde.

(Le Collier d’Opales.)

NÉANT

J’ai fait ce rêve : oh ! quelle indicible langueur,
Infinie, et suave, et lente, me pénètre !
De ses mille liens se détache mon être,
Et comme la clarté d’un beau soir fond mon cœur.


La source de ma vie élargissant ses ondes
S’échappe, fuit, grandit, et prenant son élan
S’épanche dans la paix d’an splendide océan
Pour s’unir à jamais à la source des mondes.

Mon essence se mêle aux choses : je suis tout
Ce qu’engendre et détruit l’Illusion sacrée,
Et du mal d’exister mon âme délivrée
Dans un volupteux vertige se dissout

L’antique vision de l’Univers s’efface.
Etant tout ce qui est, je n’ai plus de désir ;
Rien ne commence plus, rien ne doit plus finir,
Et je ne connais plus ni le Temps ni l’Espace.

Je ne suis plus : je suis et la terre et le ciel,
Je suis les astres d’or, je suis l’aurore rose,
La nuit qu’un scintillant fleuve de lait arrose,
Les vallons et les bois tout parfumés de miel.

Hon âme libérée a pris toutes les formes ;
Elle est la biche, et la colombe, et le serpent,
Elle est l’aigle et sa proie, et la feuille et le vent,
Et l’azur qui se joue à la cime des ormes.

Il n’est plus rien de bien, il n’est plus rien de mal,
Plus de commencements, plus d’effets, plus de causes ;
Par delà le vain jeu de ses métamorphoses
Elle coule & pleins bords d’un flot toujours égal.

Les sens n’abusent plus mon âme, et les fantômes
Qui naissaient dans mes yeux disparaissent au fond
Du gouffre universel où rentre et se confond
Le flux toujours mouvant et changeant des atomes.

Je meurs et je revis ; mon esprit dilaté
Absorbe et nie en lui toutes les apparences,
Et, mêlé pour toujours aux divines essences,
Rentre dans le néant au sein de l’Unité.

(Le Coffret d’Ébène.)

MUSSET

Souvenez-vous : la brise est charmeuse et câline ;
La nuit est dans le parc comme un enchantement,
Et parmi les velours de l’ombre, en s’endormant,
La lune dans les fleurs et les feuilles s’incline.

Sous le balcon d’Agnès, de Laure ou de Zerline
Il chante : c’est la voix de l’éternel ornant.
Le ciel de cristal tinte, et langoureusement
Dans un rêve d’amour vibre la mandoline.

Mais l’infidèle a clos ses volets ; et son cœur
Reste sourd à l’appel ardent, tendre ou moqueur
Du page qui l’implore et soupire pour elle.

Soudain il rit, d’un rire ironique et falot,
Et ses doigts plus nerveux pincent la chanterelle,
Qui pleure, s’exaspère et rompt dans un sanglot.

(Les Tombeaux.)

BAUDELAIRE

A ce grand cœur marqué du signe de Saturne
Il ne sied pas, sur la colline, d’ériger
Dans les bocages verts un monument léger ;
Laisse l’ombre à l’esprit songeur et taciturne.

Elève sur le roc cette stèle et cette urne :
L’if noir remplacera le myrte et l’oranger ;
Si parmi nous il dort comme un triste étranger,
Sois-lui du moins clémente, ô douce paix nocturne.

Sur le marbre glacé qui comprime son front,
Le soir, silencieux et froids, se poseront
Les corbeaux ténébreux et les aigles rapaces.

Ne grave ni flambeau, ni colombe, ni fleur.
Respecte sa pensée amère. O toi qui passes,
Lis ces seuls mots : « Il fut aimé de la DouleurI »

(Les Tombeaux.)

CHARLES GUÉRIN

Bibliographie. — Fleurs de Neige, poésies, sous le pseudonyme d’Heirclas Rugen (Crépin Leblond, Nancy, 1893) ;— L’Art Parjure, poésies (Munich, 1894) ; — Joies Grises, poésies (OllendortF, Paris, 1894) ; — Georges Rodenbach, Essai de critique (Crépin Leblond, Nancy, 1894) ; — Le Sang des Crépuscules, poésies (Société du Mercure de France, Paris, 1895) ; — Sonnets et un Poème (Société du Mercure de France, Paris, 1897) ; — Le Cœur Solitaire, poésies (Société du Mercure de France, Paris, 1898) ; — L’Eros Funèbre, poèmes (Petite Collection de l’Ermitage, Paris, 1900) ; — Le Semeur de Cendres, poèmes (Société du Mercure de France, Paris, 1901) ; — Le Cœur Solitaire, 2« édition (Société du Mercure de France, Paris, 1904).

M. Charles Guérin a collaboré au Mercure de France, au Sonnet (Nancy), dont il était le seul rédacteur, à la Revue Blanche, à l’Ermitage, à la Revue de Paris, à l’Image, au Réveil de Gand,h la Revue des Deux-Mondes, à Antée, etc.

M. Charles Guérin, né à Luné ville (Meurthe-et-Moselle) le 29 décembre 1873, habite sa ville natale. Il la quitte parfois, cependant, pour voyager en Allemagne aux villes de musique et de peinture ou pour faire un séjour à Paris.

Depuis ses belles œuvres, Le Cœur Solitaire, L’Eros Funèbre et Le Semeur de Cendres, M. Charles Guérin compte parmi les meilleurs poètes contemporains. « Dès longtemps, dit M. Pierre Quillard, nous n’avons entendu célébrer avec une pareille intensité de passion la douceur et l’amertume de la chair sensuelle, le dégoût des heures vaines, dépensées en futiles plaisirs, et l’âpre volupté des déchéances consenties simultanément ; dès longtemps aussi on n’avait associé avec une telle plénitude l’universelle nature, dédaigneuse de nous, aux sursauts passagers de la fragile et magnifique humanité. »

Les vers de M. Charles Guérin, faits de musique et de lumière, sont d’une rare puissance évocatricc. Il en émane un charme profond et durable.

L’ÉROS FUNÈBRE

Nuit d’ombre, nuit tragique, ô nuit désespérée !

J’étouffe dans la chambre où mon âme est murée,
Où je marche, depuis des heures, âprement,
Sans pouvoir assourdir ni tromper mon tourment.
Et j’ouvre la fenêtre au large clair de lune.

Sur les champs nage au loin sa cendre bleue et brune.
Comme une mélodie heureuse au dessin pur
La colline immobile ondule sur l’azur
Et lie à l’horizon les étoiles entre elles.
L’air frémit de soupirs, de voix, de souffles d’ailes.
Une vaste rumeur gronde au bas des coteaux

Et trahit la présence invisible des eaux.
Je laisse errer mes yeux, je respire, j’écoute
Les sombres chiens de ferme aboyer sur la route
Où sonnent les sabots d’un passant attardé.

Et sur la pierre froide où je suis accoudé,
Douloureux jusqu’au fond de l’âme et solitaire,
Je blasphème la nuit lumineuse et la terre
Qui semblent me sourire et m’ignorent, hélas !
Et sachant que la vie, à qui n’importe pas
Un cœur infiniment désert de ce qu’il aime,
Ne se tait que pour mieux s’adorer elle-même,
Je résigne l’orgueil par où je restais fort,
Et j’appelle en pleurant et l’amour et la mort.

« C’est donc toi, mon désir, ma vierge bien-aimée !
Faible comme une lampe à demi consumée
Et contenant ton sein gonflé de volupté,
Tu viens enfin remplir ta place ù mon côté.
Tu laisses défaillir ton front sur mon épaule,
Tu cèdes sous ma main comme un rameau de saule,
Ton silence m’enivre et tes yeux sont si beaux,
Si tendres, que mon cœur se répand en sanglots.
C’est toi-même, c’est toi qui songes dans mes bras.

Te voici pour toujours mienne, tu dormiras
Hélée à moi, fondue en moi, pensive, heureuse,
Et prodigue sans fin de ton âme amoureuse !
O Dieu juste, soyez béni par cet enfant
Qui voit et contre lui tient son rêve vivant !
Mais toi, parle, ou plutôt, sois muette, demeure
Jusqu’à ce qu’infidèle au ciel plus pâle, meure
Au levant la dernière étoile de la nuit.

« Déjà l’eau du matin pèse à l’herbe qui luit,
Et, modelant d’un doigt magique toutes choses,
L’aube à pleins tabliers sème ses jeunes roses.
O la sainte rumeur de sève et de travail !
Ecoute passer, cloche à cloche, le bétail,
Et rauquement mugir la trompe qui le guide.
La vallée a ses tons d’émeraude liquide,
Les toits brillent, les bois fument, le ciel est clair,
Chaque vitre au soleil répond par un éclair,
La douceur de la vie entre par la fenêtre.
J’aime à cause de toi l’aube qui vient de naître,
Et, mêlée à la grâce heureuse du décor,
Mon immortelle amour, tu m’es plus chère encor.
Nous tremblons, enivrés du vin de notre fièvre,
Et nous nous demandons tout bas et lèvre à lèvre
Quels matins purs, quels soirs lumineux et bénis
Couvent nos doigts tressés comme les brins des nids.
Et ni la terre en joie et ni le ciel en flammes,
Rien ne détourne plus du rêve nos deux âmes,
Qui, parmi la rumeur grandissante du jour,
Pleurent dans le silence infini de l’amour. »
L’amour ?… rouvre les yeux, mon pauvre enfant, regarde !
Le val est bleu de clair de lune, le jour tarde,
La rivière murmure au loin avec le vent,
Et te voilà plus seul encor qu’auparavant.
La bien-aimée au front pensif n’est pas venue,
Le sein que tu pressais n’est qu’une pierre nue,
La voix qui ravissait tes sens n’est qu’un écho
Du bruit des peupliers tremblants au bord de l’eau.
La longue volupté de cette heure attendrie
Fut le jeu d’un désir expert en tromperie.
Va, ferme la croisée, et quitte ton espoir.

Mesure en t’y penchant ton morne foyer noir :
N’est-ce pas toi, cet âtre éteint où deux Chimères
Brillent d’un vain éclat sur les cendres amères ?
Et puisque tout est faux, puisque même ton art
Aux rides de ton cœur s’écaille comme un fard,
Cherche contre l’assaut de ta peine insensée
L’asile sûr où l’homme échappe à sa pensée,
Ouvre ton lit désert comme un sépulcre, et dors
Ou sommeil des vaincus et du sommeil des morts.

[VEros funèbre.)

CONTEMPLE TOUS LES SOIRS…

Contemple tous les soirs le soleil qui se couche :
Rien n’agrandit les yeux et l’âme, rien n’est heau
Comme cette heure ardente, héroïque et farouche,
Où le jour dans la mer renverse son flambeau.

Pareil, dans un repli secret de la falaise,
A cette conque amère où soupirent les flots,
Poète, ô labyrinthe impénétrable ! apaise
Ton cœur sanglant rempli de sel et de sanglots.

Tourne vers l’horizon ton front mouillé, ta bouche
Ouverte, et que tes yeux desséchés par le vent
Aillent du lieu tragique où le soleil se couche
Aux nocturnes brouillards violets du levant.

Pèse en les mesurant ces hautes destinées
Dont la lumière accrue aveuglait au zénith,
Et qui montaient encore et se sont inclinées
Lourdement vers l’obscur sépulcre où tout finit.

L’humanité sans foi vieillit dans l’amertume ;
Songe aux dieux que son jeune espoir crut immortels :
Leurs encensoirs rouilles exhalent de la brume,
Et l’araignée argente et brode leurs autels.

Songe aux peuples déchus : ils furent grands. Ta race
Avait d’un glorieux azur nourri ses lys,
Et ses rois luches l’ont, débouclant leur cuirasse,
Laissé s’entre-tuer sur ses drapeaux salis.


La guêpe des fruits mûrs s’attaque aux seins de marbre ; Songe aux amants qu’on a vus rire avec orgueil : Les noms entrelacés qu’ils gravaient sur un arbre Sous l’écorce ont marqué le bois de leur cercueil.’

La trompe aux rauques sons qu’un pâtre morne embouche Rassemble les troupeaux épars sur les prés ras. Toi, devant le soleil soucieux qui se couche, Songe à tous les soleils qui ne renaîtront pas ;

Et tandis qu’abordant au ciel, la nuit sévère Plante dans le linceul du jour enseveli Des astres plus cruels que les clous du Calvaire, Loin du roc par le flot séculaire poli,

Loin des vents querelleurs et de la mer qui tonne, Remporte en gravissant d’un pas triste et cassé Des chemins sans échos au bâton qui tâtonne, Le silence d’un cœur où l’amour a passé. </poem>

(Le Semeur de Cendres.)

A L’HEURE OU L’ORIENT…

A l’heure où l’orient d’étoiles se diapre,
J’allais sur les rochers qui dominent la mer,
Seul et riant d’orgueil sous l’assaut du vent âpre,
Goûter une orageuse ivresse de la chair.

Le ressac lourd tonnait au bas du promontoire.
Je mesurais l’ampleur des cieux occidentaux
D’où le soleil déchu trahit encor sa gloire
Par un rayon de feu qui traîne sur les eaux.

Et debout contre un roc ruisselant du calvaire
Que les flots éternels goutte à goutte ont sculpté,
Comme une croix au bord du gouffre solitaire,
J’égalais par mes bras ouverts l’immensité.

Mon cœur gonflé battait avec le cœur du monde,
Mes veines charriaient le sel de l’Océan,
Et je sentais germer en moi, clarté féconde,
Les astres que la nuit agite dans son van.


J’aurais voulu rugir plus haut que la marée, Me dissiper dans l’air sonore avec l’embrun, Et sans mourir atteindre à l’extase sacrée Où l’âme anéantie et Dieu ne font plus qu’un.

Mais le déclin des flots découvrait le rivage ; Dans les antres du roc la mer ne grondait plus ; Et le bruit de mon sang, désormais moins sauvage, S’accordait aux rumeurs songeuses du reflux.

La nuit montait avec sa suite d’heures graves ; Sa robe caressait le sable bruissant. Et, secouant alors ses charnelles entraves, Elancé vers l’azur d’un coup d’aile puissant,

Mon esprit t’embrassait d’une plus vaste étreinte, O mer dont les sillons ne portent pas d’épis, Mais qui d’un pôle à l’autre enflant ta large plainte, Roules avarement des perles dans tes plis !

Je comparais aux fruits que forme la pensée Ces trésors qu’en secret tu mûris loin du jour, Et ton âme stérile en fureurs dépensée Au cœur qui retentit des sanglots de l’amour.

Et ma pitié tombait sur toi, matière obscure Qui ne sauras jamais ta force et ta beauté, Et qui bouges sans fin avec un long murmure Tes flancs voluptueux qui n’ont point enfanté.

Je vous bénis, moments de force où le poète, Plongeant comme une cime en plein ciel et devant L’horizon sans rivage et la mer inquiète, Proclame son orgueil aux quatre aires du vent !

Soirs purs où, délivré du vain bruit de la terre, Cet homme qui cachait son rôve par pudeur, Se trouvant seul avec la solitude austère, Mesure enfin son âme et connaît sa grandeur ! </poem>

(Le Semeur de Cendres.)

BAIGNER AU POINT DU JOUR…

Baigner au point du jour ses lèvres de rosée,
Secouer l’herbe où la cigale s’est posée,
Frissonner au furtif coup d’aile frais du vent,
Suivre d’un œil bercé le feuillage mouvant,
Prêter l’oreille au cri des coqs dans les villages,
Aux chants d’oiseaux, au bruit des colliers d’attelages,
Offrir l’écho d’une âme heureuse aux mille voix
Sonores de la vie et voir de toits en toits
Le bleu du ciel sourire à l’azur des fumées ;
Quand l’aride midi pèse sur les ramées,
S’allonger, les yeux clos, et languir de sommeil,
Comme un voluptueux lézard, dans le soleil ;
Sentir brûler le corps en amour de la terre,
Flotter sur les rumeurs, sur lair, sur la lumière,
Défaillir, se dissoudre en chose, s’enivrer
De l’arome charnel d’une rose à pleurer,
Percevoir dans son être obscur l’heure qui passe
Et traverse d’un jet d’étincelles l’espace ;
Et quand l’humble Angélus a tinté, quand le soir
Exhale au fond du val ses vapeurs d’encensoir,
Que le soleil, au bord des toits, rasant les chaumes,
Y fait tourbillonner des échelles d’atomes,
Qu’un laboureur qui rentre à pas lourds de son champ
Ebauche un profil noir sur l’or vert du couchant,
Regagner son logis et, les doigts à la tempe,
Bercé par la chanson discrète de la lampe,
Assembler les mots purs du poème rêvé.
Et sur les feuillets blancs du livre inachevé
Fixer, beau papillon, le jour multicolore,
Pourpre à midi, d’azur le soir, rose à l’aurore.

O fêtes de la vie où le chant d’un marteau
Sur l’enclume, la ligne heureuse d’un coteau,
La source, le brin d’herbe avec sa coccinelle,
Font tressaillir en nous l’argile originelle !
Gloire à toi dans l’éther lumineux, dans le mont,
Dans le métal, dans l’eau, dans l’insecte, limon

Universel par qui l’humaine créature
Rejoint le Créateur à travers la nature !

[Le Semeur de Cendres.)

CETTE VIEILLE EST LA SŒUR
DES BORNES DU CHEMIN

Cette vieille est la sœur des bornes du chemin :
Elle est cassée, austère, anguleuse, immobile.
Un chapelet de fer enguirlande sa main,
Et les sous des passants dansent dans sa sébile.

Ses yeux blancs sont pareils aux lampes des tombeaux,
Sans éclat sous les arcs profonds de leurs ogives,
Et ses lèvres de chair morte font sans repos
Le murmure indistinct de deux feuilles plaintives,

Parfois, quand, le corps las, à la chute du jour,
Je regagne la ville, et mon âtre, et ma table,
L’équité du hasard me mène au carrefour
Où gémit sous la croix l’aveugle lamentable.

Et je m’arrête alors devant elle, songeant
Que j’assiste au vivant spectacle de mon âme,
Et je lui dis : « Voici quelques pièces d’argent,
Priez pour moi qui suis sans amour, pauvre femme ! »

[Le Semeur de Cendres.)

C’EST VOUS, VOLUPTUEUX CHÉNIER,
VOUS, GRAND VIRGILE…

C’est vous, volupteux Chénier, vous, grand Virgile,
Que j’ouvre aux jours dorés de l’automne, en rêvant,
Le soir, dans un jardin solitaire et tranquille
Où tombent des fruits lourds détachés par le vent.
Je vous lis d’un esprit inquiet, et j’envie
Vos amantes, Chénier ! Virgile, vos héros !
Moi que rien de fécond ne tente dans la vie,
La lutte, ni l’amour, ni les simples travaux,
Et qui trouve, ironique entre les philosophes,

A douter de moi-même une âpre volupté.
Je sens le cœur humain trop large pour mes strophes.
Le vieil air douloureux d’autres l’ont mieux chanté ;
Leur nom nourrit encor les clairons de la gloire.
Pour moi qu’un rigoureux destin laisse inconnu,
Je presse entre mes doigts la flûte usée et noire
Des pauvres, des railleurs et des fous. Son bois nu
Est plus doux qu’un baiser savoureux à ma bouche ;
Elle est ma confidente obscure et mon enfant
Et répond comme une âme à l’âme qui la touche.
Un passant, que mon cœur sait émouvoir, souvent
Au temps des raisins mûrs s’arrête pour l’entendre.
Je suis seul, et je joue, ignorant qu’il est là,
Tour à tour désolé, voluptueux ou tendre.
Chaque jour, sur les tons qu’hier elle modula,
Ma misère sanglote et demande l’aumône,
Et le passant muet songe et baisse le front ;
Il m’écoute, et revient, et trouve chaque automne
La flûte plus plaintive et mon mal plus profond.

(Le Semeur de Cendres.)

HENRI ROUGER

Bibliographie. — Le Jardin Secret, poème (1893) ; — Chants et Poèmes (1895) ; — Poèmes fabuleux (1897) ; — Le Jardin Secret, nouvelle édition, suivie de poésies diverses (1901) ; — La Reiraite fleurie (1906).

Les œuvres poétiques do M. Henri Bouger ont été publiées chez Alphonse Lemerre, Paris.

M. Henri Bouger, né le 18 novembre 1865 à La Chartre-surie-Loir (Sarthc), ancien élève do l’Ecole Normale Supérieure, professeur agrégé de l’Université, a publié quatre volumes de vers : Le Jardin Secret, Chants et Poèmes, Poèmes fabuleux et La Retraite fleurie.

M. Henri Bouger est un noble et pur poète dont l ame frémis" sante s’est mêlée à l’âme des choses et à celle des hommes, ses frères ; un doux philosophe qui a poursuivi les beaux rêves d’harmonie et de fraternité universelle, et que l’indifférence de la nature a terrifié, que l’indifférence des hommes a désespéré, et qui a souffert, mais qui, poète, a connu la divine extase ; un artiste qui lentement, patiemment, œuvre selon le précepte du maître.

SILENCE

Si je ne puis, de mes doigts las,
A travers la faite éternelle,
Saisir au vent l’essor d’une aile
Ou les aromes des lilas,
Et — moi, vaine ombre fugitive,
Eriger haut sur le futur,
Dans le granit du verbe sûr,
Mon âme immortellement vive ;
Si très loin, sous mon front heurté,
Comme un bourdonnement d’abeille,
Un bruit mystérieux sommeille,
Toujours brui, jamais chanté ;
En ma pensée où la voix pleure,
Penché sur les mots indistincts,
J’écouterai les sons lointains
De la musique intérieure ;
Et, sur tous les parfums du ciel,
Sur tous les rayons des idées,
Je boirai, par amples ondées,
Au flot vivant de l’irréel.
Puis, quand la nuit sera venue,
Comme un enfant bercé sourit,
J’assoupirai mon calme esprit
Sur les sons de la voix connue ;
Et, me livrant à l’univers,
Je m’en irai, dans un sourire,
Sur les mots que je n’ai su dire,
Sur les mots rêvés d’un beau vers.

(Le Jardin Secret.)

OMBRE

Sur un autel, au feu des flambeaux du dimanche,
Mon âme a resplendi dans un riche ostensoir ;
A présent, sous la crypte à l’écrasant voussoir,
Je ne vois plus que l’ombre où mon front las se penche.


Mais je veux, plus caché que le nid sous la branche,
Je veux, seul en moi-même, à ma clarté m’asseoir,
Comme un bon ouvrier sous la lampe du soir,
Et dans le marbre intime ouvrer mon âme blanche.

Oh ! je la polirai, laborieux et lent ;
Pour qu’un dessin plus pur, en un marbre plus blanc,
Dessine sa beauté toujours inachevée,

Et pour que, loin des yeux dont le dédain sourit,
Je contemple à jamais dans mon nocturne esprit
Le triomphe inconnu de ma force rêvée.

(Le Jardin Secret.)

ŒUVRE RÊVÉE

J’aurais voulu jeter dans le jour et le vent
Des vers victorieux faits d’un airain vivant,
Flot vaste, effusion bouillonnante et réglée,
Qui, figeant tout à coup son ardente coulée,
Garderait pour jamais, hors du creuset natal,
Le contour inusé des formes du métal
Et le frémissement d’une chair qui respire.
J’aurais voulu dresser sur le temps, leur empire,
Des vers, de souples vers dociles à mes doigts,
Tantôt drapés de plis impérieux et droits
Comme des Dieux rangés par le bras qui les sculpte,
Et tantôt se ruant d’un furieux tumulte
A mon souffle, ou troublés à demi sous ma main
Comme le sein fragile où tremble un cœur humain ;
Des vers, de larges vers tout bruissants de vivre,
Eclatant tour à tour en fanfares de cuivre
Ou glissant comme les baisers que nous rêvons ;
Des vers, de nobles vers somptueux et profonds,
Fleuris de tous les feux des soleils du tropique,
Et pleins aussi pourtant, comme est la nuit magique,
De tout le grand secret d’un abîme sans bords ;
Des vers, d’étranges vers mystérieux et forts,
Chant, saveur et parfum, lueur vive et caresse,
Sève en feu qui fermente ou sang qui court, détresse
Et joie, élan sacré des songes de l’esprit,


Prodige édifié qui sanglote et sourit,
Tel que la mer immense ou que l’immense foule.
J’aurais voulu fixer le bronze ardent qui coule…
O désirs ! mots jetés ! jeux du jour et du vent !
J’aurais voulu créer des vers d’airain vivant.

(Le Jardin Secret.)

ABIME

Avez-vous vu la mer écumer dans le port ?
Parmi les sables fins que le flot fumeux ronge,
Devant la mer nocturne avez-vous fait un songe,
Seul, assis sur la plage à l’heure où tout s’endort ?

Un songe immense et doux de sommeil et de mort…
Oh ! glisser sous la vague, être un lambeau qui plonge !
Se mêler aux brins d’algue, au corail, à l’éponge !
Oublier le sol âpre et l’inutile effort !

Mais rien ne nous répond dans le flux qui s’élance.
Les flots inapaisés, plus sourds que le silence,
Ont hurlé d’un cri fou devant l’Homme importun ;

Et, du mouvant tombeau que notre cœur envie,
Ne monte à nous jamais dans le soir et l’embrun
Qu’un vain bruit sons parole aussi vain que la vie.

(Le Jardin Secret.)
ORGUEIL

Tout est vain, disions-nous quand nous allions rêvant ;
Tout est bref et léger comme notre âme est brève ;
Et, de la fleur éclose aux cerveaux lourds de sève,
A peine un parfum reste et va s’enfuir ou vent.

Tout est vain, chant sublime ou secret du savant ;
Tout est vain, disions-nous, comme est voin notre rêve…
Et pourtant, tous les deux, quand l’ombre aux cieux s’élève.
N’avons-nous pas frémi du même émoi souvent ?


N’avons-nous pas frémi, quand nous rêvions ensemble,
De voir éclore ainsi, sous notre front qui tremble,
La frêle éclosion des fleurs qui vont mourir ;

Et de créer du fond de notre chair infâme,
Sous ce front misérable orgueilleux de fleurir,
L’éphémère beauté des floraisons de l’âme ?

(Le Jardin Secret.)


ALBERT SAMAIN




Bibliographie. — Au Jardin de l’Infante, poèmes (Société du Mercure de France, Paris, 1893 et 1894) ; — Au Jardin de l’Infante, poèmes, nouvelle édition augmentée d’une partie inédite, L’Urne penchée [couronnée par l’Académie française, prix Archon-Despérouses, 1897] (Société du Mercure de France, Paris, 1897) ; — Aux Flancs du Vase, poèmes (Société du Mercure de France, Paris, 1898) ; — Le Chariot d’Or [Le Chariot d’Or, — Symphonie héroïque] poèmes (Société du Mercure de France, Paris, 1901) ; — Aux Flancs du Vase, édition augmentée de Polyphème et de Poèmes inachevés (Société du Mercure de France, Paris, 1901) ; — Contes (Société du Mercure de France, Paris, 1903) ; — Polyphème, tragédie en deux actes (Société du Mercure de France, Paris, 1906).

Albert Samain a collaboré au Mercure de France, à la Revue des Deux-Mondes, au Scapin, au Chat Noir, à la Revue Hebdomadaire, au Beffroi, à la Revue du Nord (1895-1896), à l’Ermitage, à la Revue Septentrionale (1896), à la Plume (1897), à la Renaissance Politique et Littéraire (1900), à la Revue de Paris, etc.

Albert-Victor Samain naquit à Lille le 4 avril 1858. La mort de son père étant venue interrompre ses études commencées au lycée de sa ville natale, il entra dans une maison de banque, mais continua de s’instruire. La littérature grecque surtout le retint.

Vers 1882, il vint se fixer à Paris, où il avait obtenu, grâce à la recommandation d’Octave Feuillet, un emploi à l’Hôtel de Ville, qu’il quitta plus tard pour la Préfecture de la Seine.

Il pénétra dans quelques cénacles. « On le vit au Chat Noir et il collabora au Scapin. Mais il fut bien vite désabusé… Pourtant il y lisait quelquefois, aux soirs que la salle était vide, entre quelques amis, des poèmes d’un grand lyrisme… De cette époque datent ses plus chères amitiés, pour son compatriote du Nord, M. Gabriel Bandon, et pour tant d’autres… C’est alors aussi qu’il rencontra M. Alfred Vallette. Il prit part, en 1889, à la fondation du Mercure de France, où il donna désormais ses poèmes. » (A.-M. Gossez, Poètes du Nord.)

En 1893, ses amis le décidèrent à publier Au Jardin de l’Infante, qui attira sur lui l’attention de la critique et du public. M. François Coppée lui consacra un article où il l’appelait « un poète d’automne et de crépuscule, un poète de douce et morbide langueur, de noble tristesse ». « On respire tout le long de son livre, ajoutait-il, l’odeur faible et mélancolique, le parfum d’adieu des chrysanthèmes à la Saint-Martin… Je crois bien que M. Albert Samain, qui a peut-être lu mes Intimités, doit beaucoup, héréditairement, à Baudelaire, à Verlaine, et à ce symphonique et mystérieux Mallarmé que Mendès a spirituellement appelé un « auteur difficile », et qui n’en est pas moins pour beaucoup de « jeunes » un chef d’école. »

Ces affinités sincères, naturelles, non voulues, n’empêchaient pas Albert Samain d’être déjà un poète original, qui procédait surtout de lui-même. En 1898, il se vit décerner, par l’Académie française, le prix Archon-Despérouses, et la même année il publiait un nouveau volume, Aux Flancs du Vase, « suite de poèmes qui offrent l’aspect d’habiles modelages selon le goût antique ». Dans ce recueil, « où il revenait à la simplicité et à la vérité de son cœur », de même que dans ses derniers poèmes publiés quelque temps après sa mort, il se montra, une fois de plus, un parfait artiste, un subtil évocateur, un délicieux élégiaque, le plus délicat et le plus suave des poètes.

La mort de sa mère, survenue peu après la publication de son volume Aux Flancs du Vase, l’ayant plongé dans une profonde tristesse, sa santé, minée depuis longtemps par une affection de poitrine, inspira bientôt les plus vives inquiétudes à ses amis, et le 18 août 1900 il s’éteignit doucement à Magny-les-Hameaux, près de Port-Royal-des-Champs, où il était venu chercher la guérison.




ÉLÉGIE


Quand la nuit verse sa tristesse au firmament,
Et que, pâle au balcon, de ton calme visage
Le signe essentiel hors du temps se dégage,
Ce qui t’adore en moi s’émeut profondément.

C’est l’heure de pensée où s’allument les lampes.
La ville, où peu à peu toute rumeur s’éteint,
Déserte, se recule en un vague lointain
Et prend cette douceur des anciennes estampes.


Graves, nous nous taisons. Un mot tombe parfois,
Fragile pont où l’âme à l’âme communique.
Le ciel se décolore, et c’est un charme unique,
Cette fuite du temps, il semble, entre nos doigts.

Je resterais ainsi des heures, des années,
Sans épuiser jamais la douceur de sentir
Ta tête aux lourds cheveux sur moi s’appesantir,
Comme morte parmi les lumières fanées.

C’est le lac endormi de l’heure à l’unisson,
La halte au bord du puits, le repos dans les roses ;
Et par de longs fils d’or nos cœurs liés aux choses
Sous l’invisible archet vibrent d’un long frisson.

Oh ! garder à jamais l’heure élue entre toutes,
Pour que son souvenir, comme un parfum séché,
Quand nous serons plus tard las d’avoir trop marché,
Console notre cœur, seul, le soir, sur les routes.

Voici que les jardins de la nuit vont fleurir.
Les lignes, les couleurs, les sons, deviennent vagues.
Vois, le dernier rayon agonise à tes bagues.
Ma sœur, n’entends-tu pas quelque chose mourir !…

Mets sur mon front tes mains fraîches comme une eau pure,
Mets sur mes yeux tes mains douces comme des fleurs,
Et que mon âme, où vit le goût secret des pleurs,
Soit comme un lys fidèle et pâle à ta ceinture.

C’est la Pitié qui pose ainsi son doigt sur nous ;
Et tout ce que la terre a de soupirs qui montent,
Il semble qu’à mon cœur enivré le racontent
Tes yeux levés ou ciel si tristes et si doux.

(Au Jardin de l’Infante.)

AUTOMNE

À pas lents et suivis du chien de la maison,
Nous refaisons la route a présent trop connue.
Un pâle automne saigne au fond de l’avenue,
Et des femmes en deuil passent à l’horizon.

Comme dans un préau d’hospice ou de prison,
L’air est calme et d’une tristesse contenue :

Et chaque feuille d’or tombe, l’heure venue,
Ainsi qu’un souvenir, lente, sur le gazon.

Le Silence entre nous marche… Cœurs de mensonges,
Chacun, las du voyage, et mû par d’autres songes,
Rêve égoïstement de retourner au port.

Mais les bois ont, ce soir, tant de mélancolie,
Que notre cœur s’émeut à son tour et s’oublie
A parler du passé, sous le ciel qui s’endort,

Doucement, à mi-voix, comme d’un enfant mort.

(Au Jardin de l’Infante.)

SOIR

Le ciel comme un lac d’or pâle s’évanouit ;
On dirait que la plaine, au loin déserte, pense ;
Et dans l’air élargi de vide et de silence
S’épanche la grande âme triste de la nuit.

Pendant que ça et là brillent d’humbles lumières,
Les grands bœufs accouplés rentrent par les chemins ;
Et les vieux en bonnet, le menton sur les mains,
Respirent le soir calme aux portes des chaumières.

Le paysage, où tinte une cloche, est plaintif
Et simple comme un doux tableau de primitif,
Où le Bon Pasteur mène un agneau blanc qui saute.

Les astres au ciel noir commencent à neiger,
Et, là-bas, immobile au sommet de la côte,
Rêve la silhouette antique d’un berger.

(Au Jardin de l’Infante.) ’> SOIR

Le Séraphin des soirs passe le long des fleurs…
La Dame-aux-Songes chante à l’orgue de l’église ;
Et le ciel, où la fin du jour se subtilise,
Prolonge une agonie exquise de couleurs.

Le Séraphin des soirs passe le long des cœurs…
Les vierges au balcon boivent l’amour des brises ;

Et sur les fleurs et sur les vierges indécises
Il neige lentement d’adorables pâleurs.

Toute rose au jardin s’incline, lente et lasse,
Et l’âme de Schumann errante par l’espace
Semble dire une peine impossible à guérir…

Quelque part une enfant très douce doit mourir…
O mon âme, mets un signet au livre d’heures,
L’Ange va recueillir le rêve que tu pleures.

{Au Jardin de l’Infante.)

X : IL EST D’ÉTRANGES SOIRS…

Il est d’étranges soirs où les fleurs ont une âme,
Où dans l’air énervé flotte du repentir,
Où sur la vague lente et lourde d’un soupir
Le cœur le plus secret aux lèvres vient mourir.
Il est d’étranges soirs où les fleurs ont une âme,
Et ces soirs-là, je vais tendre comme une femme.

Il est de clairs matins, de roses se coiffant,
Où l’âme a des gaîtés d’eaux vives dans les roches,
Où le cœur est un ciel de Pâques plein de cloches,
Où la chair est sans tache et l’esprit sans reproches.
Il est de clairs matins, de roses se coiffant.
Ces matins-là, je vais joyeux comme un enfant.
Il est de mornes jours où, las de se connaître,
Le cœur, vieux de mille ans, s’assied sur son butin,
Où le plus cher passé semble un décor déteint,
Où s’agite un vague et minable cabotin.
11 est de mornes jours las du poids de connaître,
Et, ces jours-là, je vais courbé comme un ancêtre.
Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,
Où l’âme, au bout de la spirale descendue,
Pâle et sur l’infini terrible suspendue,
Sent le vent de l’abîme et recule éperdue !
Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,
Et, ces nuits-là, je suis dans l’ombre comme un mort.

(Au Jardin de l’Infante.)

LE REPAS PRÉPARÉ

Ma fille, lève-toi ; dépose là ta laine.
Le maître va rentrer ; sur la table de chêne,
Que recouvre la nappe aux plis étincelants,
Mets la faïence claire et les verres brillants.
Dans la coupe arrondie à l’anse au col de cygne
Pose les fruits choisis sur des feuilles de vigne :
Les pèches qu’un velours fragile couvre encor,
Et les lourds raisins bleus mêlés aux raisins d’or.
Que le pain bien coupé remplisse les corbeilles ;
Et puis ferme la porte, et chasse les abeilles.
Dehors, le soleil brûle et la muraille cuit ;
Rapprochons les volets ; faisons presque la nuit,
Afin qu’ainsi la salle, aux ténèbres plongée,
S’embaume toute aux fruits dont la table est chargée.
Maintenant va chercher l’eau fraîche dans la cour
Et veille que surtout la cruche, à ton retour,
Garde longtemps, glacée et lentement fondue,
Une vapeur légère à ses flancs suspendue.

(Aux Flancs du Vase )

LA GRENOUILLE

En ramassant un fruit dans l’herbe qu’elle fouille,
Chloris vient d’entrevoir la petite grenouille
Qui, peureuse, et craignant justement sur son sort,
Dans l’ombre se détend soudain comme un ressort,
Et, rapide, écartant et rapprochant les pattes,
Saute dans les fraisiers, et, parmi les tomates,
Se hâte vers la mare, où, flairant le danger,
Ses sœurs, l’une après l’autre, à la hâte ont plongé.
Dix fois déjà Chloris, a la chasse animée,
L’a prise sous sa main brusquement refermée ;
Mais, plus adroite qu’elle, et plus prompte, dix fois
La petite grenouille a glissé dans ses doigts.
Chloris la tient enfin ; Chloris chante victoire !
Chloris aux yeux d’azur de sa mère est la gloire.

Sa beauté rit au ciel ; sous son large chapeau
Ses cheveux blonds coulant comme un double ruisseau
Couvrent d’un voile d’or les roses de sa joue ;
Et le plus clair sourire à ses lèvres se joue.
Curieuse, elle observe et n’est point sans émoi
A l’étrange contact du corps vivant et froid.
La petite grenouille en tremblant la regarde,
Et Chloris, dont la main lentement se hasarde,
A pitié de sentir, affolé par la peur,
Si fort entre ses doigts battre le petit cœur,

[Aux Flancs du Vase.)

PANNYRE AUX TALONS D’OR

Dans la salle en rumeur un silence a passé…
Pannyre aux talons d’or s’avance pour danser.
Un voile aux mille plis la cache tout entière.
D’un long trille d’argent la flûte, la première,
L’invite ; elle s’élance, entre-croise ses pas,
Et, du lent mouvement imprimé par ses bras,
Donne un rythme bizarre à l’étoffe nombreuse,
Qui s’élargit, ondule, et se gonfle et se creuse,
Et se déploie enfin en large tourbillon…
Et Pannyre devient fleur, flamme, papillon !
Tous se taisent ; les yeux lu suivent en extase.
Peu à peu la fureur de la danse l’embrase.
Elle tourne toujours ; vite ! plus vite encor !
La flamme éperdument vacille aux flambeaux d’or !.
Puis, brusque, elle s’arrête au milieu de la salle ;
Et le voile qui tourne autour d’elle en spirale,
Suspendu dans sa course, apaise ses longs plis,
Et, se collant aux seins aigus, aux flancs polis,
Comme au travers d’une eau soyeuse et continue,
Dans un divin éclair, montre Pannyre nue.

[Aux Flancs du Vase.)

SOIR DE PRINTEMPS

Premiers soirs de printemps : tendresse inavouée.
Aux tiédeurs de la brise écharpe dénouée…

Caresse aérienne… encens mystérieux…
Urne qu’une main d’ange incline au bord des cieux…
Oh ! quel désir ainsi, troublant le fond des âmes,
Met ce pli de langueur à la hanche des femmes ?
Le couchant est d’or rose et la joie emplit l’air,
Et la ville, ce soir, chante comme la mer.
Du clair jardin d’avril la porte est entr’ouverte ;
Aux arbres légers tremble une poussière verte.
Un peuple d’artisans descend des ateliers ;
Et, dans l’ombre où sans fin sonnent les lourds souliers,
On dirait qu’une main de Véronique essuie
Les fronts rudes tachés de sueur et de suie.
La semaine s’achève, et voici que soudain,
Joyeuses d’annoncer la Puques de demain,
Les cloches, s’ébranlant aux vieilles tours gothiques,
Et revenant du fond des siècles catholiques,
Font tressaillir quand même aux frissons anciens
Ce qui reste de foi dans nos vieux os chrétiens !
Mais déjà, souriant sous ses voiles sévères,
La nuit, la nuit païenne, apprête ses mystères ;
Et le croissant d’or fin, qui monte dans l’azur,
Rayonne, par degrés plus limpide et plus pur.
Sur la ville brûlante, un instant apaisée,
On dirait qu’une main de femme s’est posée ;
Les couleurs, les rumeurs, s’éteignent peu à peu ;
L’enchantement du soir s’achève… et tout est bleu !
Ineffable minute où l’âme de la foule
Se sent mourir un peu dans le jour qui s’écoule…
Et le cœur va flottant vers de tendres hasards
Dans l’ombre qui s’étoile aux lanternes des chars.
Premiers soirs de printemps : brises, légères fièvres !
Douceur des yeux !… Tiédeur des mains !… Langueur des liti
Et l’Amour, une rose à la bouche, laissant
Traîner à terre un peu de son manteau glissant,
Nonchalamment s’accoude au parapet du fleuve.
Et puisant au carquois d’or une flèche neuve,
De ses beaux yeux voilés, cruel adolescent,
Sourit, silencieux, ù la Nuit qui consent.

(Le Chariot d’Or.)

INCANTATION

O Nuit magicienne, ô douce, ô solitaire,
Le Paysage avec sa flûte de roseau
T’accueille ; et tes pieds nus posés sur le coteau
Font tressaillir le cœur fatigué de la terre.

Laissant fuir de ses doigts sa guirlande de fleurs,
Voici qu’en tes bras frais s’endort le Soir qui rêve.
L’Ame, veule au soleil, frissonne, se soulève,
Et tord sa chevelure à la source des Pleurs.

Les paysans rentrant par les plaines tranquilles
Prennent au crépuscule un accent éternel ;
Et la Tristesse passe, en respirant le ciel
Vaguement lumineux dans les eaux immobiles.

Derniers bruits des chemins pleins d’ombre. Fin du jour…
O Nuit, l’âme des fleurs nuptiales t’épie.
Le bétail est couché ; la glèbe est assoupie ;
Et la servante a clos les portes de la cour.

Sur ton sein resplendit la lune magnétique.
La nymphe qu’elle attire ondule dans les joncs ;
Et tout ce qu’en nos cœurs sanglotants nous songeons
Honte, comme la mer, vers sa face mystique.

L’heure est harmonieuse et grave sous les cieux ;
L’ombre, étendue au loin, solennise les lignes ;
Et l’homme, s’éveillant au mystère des signes,
Sent monter lentement la prière à ses yeux…

Là-bas, la Ville au loin presse ses toits sans nombre ;
Seuls, de la multitude anonyme émergés,
Les monuments, debout ainsi que des bergers,
Veillent pour témoigner de son àme dans l’ombre.

L’abime étoilé s’ouvre à l’ardeur de penser,
Et l’esprit, visité de rumeurs inconnues,
S’étonne, et frémissant écoute au fond des nues,
Comme un grand fleuve noir, l’éternité passer.


Ivresse ! Bras tendus au ciel ! Vol qui s’égare…
Baiser de l’infini qui rend pale un instant…
Et toujours sous nos fronts ce vieux désir luttant,
Toujours l’héréditaire orgueil du fils d’Icare.

Un vent sacré venu des espaces profonds
Détache le fruit mùr qui pèse aux flancs des femmes.
Pendant qu’à son approche, au loin, les grandes fîmes
Brûlent, comme des feux allumés sur les monts.

Je te salue, ô Nuit des pâtres, des prophètes,
Mère au long voile noir des grands enfantements ;
O féconde par qui, jumelles en tourments,
Les œuvres de la femme et de l’homme sont faites.

Grande Nuit ! Sanctuaire auguste des secrets,
O Nuit, sœur de la Mort, comme elle impénétrable,
Nuit d’Orphée et d’isis, Déesse vénérable,
Aïeule de la mer antique et des forêts !

Et Nuit divine aussi, vierge pure et clémente
Qui ranimes l’amour à ton sourire obscur,
Toi qui poses au cœur tes longues mains d’azur,
Et portes le Sommeil innocent sous ta mante.

Seule, tu sais calmer les tourments inconnus
De ceux que le mentir quotidien torture.
Leur front brûle, et voici ta sombre chevelure ;
Leur âme est solitaire, et voici tes bras nus.

Et chacun, dénouant les liens du masque infâme,
Dans ta forêt, sous l’œil d’or fixe du hibou,
Au large de son cœur promène un archet fou,
Et marche, magnifique et libre, dans son âme !

Cependant qu’aux buissons l’oiseau sentimental,
L’oiseau, triste et divin, que les ombres suscitent,
Sur les jardins déserts où les feuilles palpitent,
Fait ruisseler son cœur en sunglots de cristal.

Minuit. La voûte est comme une église tendue.
Le Livre resplendit, au fond, d’or et de fer.
Et la chair est sublime et vibre avec l’éther !
O vagues de silence à travers l’étendue…


Et déjà, respirant les fleurs d’étranges soirs,
Le Rêve s’aventure, enlacé par Hélène,
Aux plus lointaines mers de la pensée humaine
Sur son char attelé de deux grands cygnes noirs.

O Nuit, tes pieds divins font tressaillir la terre,
Ta coupe d’argent noir contient les Profondeurs,
Tu fais jaillir de nous les secrètes splendeurs ;
Et je t’adorerai pour ce triple mystère.

O Nuit magicienne, ô douce, ô solitaire !

[Le Chariot d’Or.)

IDÉAL

Hors la ville de fer et de pierre massive,
A l’aurore, le chœur des beaux adolescents
S’en est allé, pieds nus, dans l’herbe humide et vive,
Le cœur pur, la chair vierge et les yeux innocents.

Toute une aube en frissons se lève dans leurs âmes.
Ils vont rêvant de chars dorés, d’arcs triomphaux,
De chevaux emportant leur gloire dans des flammes,
Et d’empires conquis sous des soleils nouveaux !

Leur pensée est pareille aux feuillages du saule
A toute heure agités d’un murmure incertain ;
Et leur main fièrement rejette sur l’épaule
Leur beau manteau qui claque aux souffles du matin.

En eux couve le feu qui détruit et qui crée ;
Et, croyant aux clairons qui renversaient les tours,
Ils vont remplir l’amphore a la source sacrée
D’où sort, large et profond, le fleuve ancien des jours.

Ils ont l’amour du juste et le mépris des lâches,
Et veulent que ton règne arrive enfin, Seigneur !
Et déjà leur sang brûle, en lavant toutes taches,
De jaillir, rouge, aux pieds sacrés de la Douleur !

Tambours d’or, clairons d’or, sonnez parles campagnes
Orgueil, étends sur eux tes deux ailes de fer !
Ce qui vient d’eux est pur comme l’eau des montagnes
Et fort comme le vent qui souffle sur la merl


Sur leurs pas l’allégresse éclate en jeunes rires,
La terre se colore aux feux divins du jour,
Le vent chante à travers les cordes de leurs lyres,
Et le cœur de la rose a des larmes d’amour.

Là-bas, vers l’horizon roulant des vapeurs roses,
Vers les hauteurs où vibre un éblouissement,
Ivres de s’avancer dans la beauté des choses,
Et d’être à chaque pas plus près du firmament ;

Vers les sommets tachés d’écumes de lumière
Ou piaffent, tout fumants, les chevaux du soleil,
Plus haut, plus haut toujours, vers la cime dernière
Au seuil de l’Empyrée effrayant et vermeil ;

Ils vont, ils vont, portés par un souffle de flamme…
Et l’espérance, triste avec des yeux divins,
Si pâle sous son noir manteau de pauvre femme,
Un jour encore, au ciel lève ses vieilles mains !

Pieds nus, manteaux flottants dans la brise, à l’aurore,
Tels, un jour, sont partis les enfants ingénus,
Le cœur vierge, les mains pures, l’âme sonore…
Oh ! comme il faisait soir, quand ils sont revenus !

Pareils aux émigrants dévorés par les fièvres,
Ils vont, l’haleine courte et le geste incertain,
Sombres, l’envie au foie et l’ironie aux lèvres ;
Et leur sourire est las comme un feu qui s’éteint.

Ils ont perdu la foi, la foi qui chante en route
Et plante au cœur du mal ses talons frémissants.
Ils ont perdu, rongés par la lèpre du doute,
Le ciel qui se reflète aux yeux des innocents.

Même ils ont renié l’orgueil de la souffrance,
Et dans la multitude au front bas, au cœur dur,
Assoupie au fumier de son indifférence,
Ils sont rentrés soumis comme un bétail obscur.

Leurs rêves engraissés paissent parmi les foules ;
Aux fentes de leur cœur d’acier noble bardé,
Le sang altier des forts goutte à goutte s’écoule,
Et puis leur cœur un jour se referme, vidé.

<poem>

Matrone bien fardée au seuil clair des boutiques, Leur âme épanouie accueille les passants ; Surtout ils sont dévots aux seuls dieux authentiques, Et, le front dans la poudre, adorent les puissants.

Ils veulent des soldats, des juges, des polices, Et, rassurés par l’ordre aux solides étaux, Ils regardent grouiller au vivier de leurs vices Les sept vipères d’or des péchés capitaux.

Pourtant, parfois, des soirs, ils songent dans les villes A ceux-là qui près d’eux gravissaient l’avenir, Et qui, ne voulant pas boire aux écuelles viles, S’étant couchés là-haut, s’y sont laissés mourir ;

Et le remords les prend quand, au penchant des cimes, Un éclair leur fait voir, les deux bras étendus, Des cadavres hautains, dont les yeux magnanimes Rêvent, tout grands ouverts, aux idéals perdus !

(Le Chariot d’Or.)
Symphonie héroïque : Les Poètes (Le Chariot d’or).

HENRY BATAILLE

Bibliographie. — La Belle au bois dormant, féerie lyrique, en trois actes, en collaboration avec M. Robert d’Humiéres (non publiée), représentée sur la scène du Théâtre de l’Œuvre en 1894 ; — La Chambre blanche, poésies, avec préface de Marcel Schwob (Société du Mercure de France, Paris, 1895) ; — Ton Sang, tragédie contemporaine précédée de La Lépreuse, tragédie légendaire (Société du Mercure de France, Paris, 1897) ; — L’Enchantement, comédie en quatre actes, en prose (1900) ; — Têtes de Bataille (Paul OUendorff, Paris, 1901) ; — Maman Colibri, comédie en quatre actes, représentée sur la scène du théâtre du Vaudeville (1904) ; — La Marche Nuptiale, pièce en quatre actes, représentée sur la scène du théâtre du Vaudeville (1905) ; — Résurrection, pièce représentée sur la scène du théâtre du Vaudeville (1905) ; — Potiche, pièce représentée sur la scène du Théâtre-Français (1906) ; — La Lépreuse, opéra, musique de M. Sylvio Lazzari (1906).

En Préparation : Et voici le jardin, poésies.

M. Henry Bataille a collaboré au Journal des Artistes, au Mercure de France, à la Revue Blanche, à la Vogue (nouvelle édition, 1899), au Mouvement, etc.

M. Henry Bataille est né à Nîmes en 1872. II a publié en 1895 son premier volume de vers, La Chambre blanche, plaquette aujourd’hui épuisée, où l’auteur exprime surtout la sensibilité des petits bonheurs et des joies puériles de la lointaine enfance.

« Les vers de M. Bataille caressent comme des berceuses de nourrices, des ronronnements de rouets, des romances de bouilloire et des cricris de grillon, durant les veillées d’hiver. Ce sont les impressions, que l’enfant garde, d’une heure vague pendant laquelle il n’était ni endormi ni éveillé, cette heure au bout de laquelle sa mère l’emportait pour le mettre dans son petit lit. La Chambre blanche lait songer au Kinderscenen de Schumann. » (georoes Eekhoud.)

On trouve — comme le fait remarquer M. Remy de Gourmoat — dans ce livre de l’enfance toute une philosophie de la vie, un regret mélancolique du passé, une peur flère de l’avenir. « Les poèmes plus récents de M. Bataille ne semblent pas contrarier cette impression : il y demeure le rêveur nerveusement triste, passionnément doux et tendre, ingénieux à se souvenir, à sentir, à souffrir.., « Puis, caractérisant cette belle œuvre, La Lépreuse : « La Lépreuse est bien le développement naturel d’un chant populaire ; tout ce qui est contenu dans le thème apparaît à son tour, sans illogisme, sans effort. Cela a l’air d’être né ainsi, tout fait, un soir, sur des lèvres, près du cimetière et de l’église d’un village de Bretague, parmi l’odeur âcre des ajoncs écrasés, au son des cloches tristes, sous les yeux surpris des filles aux coiffes blanches. Tout le long de la tragédie, l’idée est portée par le rythme… C’est une œuvre entièrement originale et d’une parfaite harmonie. Le vers employé là est très simple, très souple, inégal d’étendue et merveilleusement rythmé : c’est le vers libre dans toute sa liberté familière et lyrique… »

M. Henry Bataille a donné, en outre, au théâtre : Ton Sang, L’Enchantement, Maman Colibri, La Marche Nuptiale, Résurrection, poliche, et un opéra, en collaboration avec M. Sylvio Lazzari, La Lépreuse. Ses comédies se distinguent par l’aisance du dialogue, le style à la fois serré et fin, d’une désinvolture aiguë et charmante ; elles fourmillent de mots spirituels et profonds d’auteur dramatique.

LA FONTAINE DE PITIÉ

Les larmes sont en nous. C’est la sécurité
des peines de savoir qu’il y a des larmes toujours prêtes.
Les cœurs désabusés les savent bien fidèles.
On apprend, dès l’enfance, à n’en jamais douter.
Ma mère à la première a dit : « Combien sont-elles ? »
Des larmes sont en nous, et c’est un grand mystère.
Cœur d’enfant, cœur d’enfant, que tu me fais de peine
à les voir prodiguer ainsi et t’en défaire
à tout venant, sans peur de tarir la dernière !
Et celle-là, pourtant, vaut bien qu’on la retienne I

Non, ce n’est pas les fleurs, non, ce n’est pas l’été
qui nous consoleront si tendrement, c’est elles.
Elles nous ont connus petits et consolés.
Elles sont là, en nous, vigilantes, fidèles.
Et les larmes aussi pleurent de nous quitter.


MON ENFANCE, ADIEU MON ENFANCE…

Mon enfance, adieu mon enfance. — Je vais vivre.

Nom nous retrouverons après l’affreux voyage,
Quand nous aurons fermé nos âmes et nos livres,
Et les blanches années et les belles images…
Peut-être que nous n’aurons plus rien à nous dire !
Mon enfance tu seras la vieille servante
Qui ne sait plus bercer et ne sait plus sourire,
Et moi, plein de ton amertume vigilante,
J’ensevelirai le mystère des paroles…
Adieu. — Nous rouvrirons les portes du village,
Et ce sera la nuit de fête qui console…
Et la pluie mouillera ces tendres paysages…
Les paysans d’alors dormiront dans leurs chambres…
Et les jardins auront leur place accoutumée…
Ce sera quelque nuit limpide de décembre,
Avec la même route unie et parfumée…
Et les branches qui font des silences soudains…
Les femmes qui traversent une lampe à la main…
Les chiens maigres et plats étendus sur le sable…
Le bruit dans les massifs des grands rhododendrons…
Ces poussières d’amour que nous ramasserons,
Et tous nos bons regrets assis à notre table…
Je vous retrouverai le soir d’une journée, —
Les étoiles du champ viendront à la veillée,
Et vous me laisserez pleurer, sur vos genoux.
Nous entendrons le vent s’endormir dans les arbres ; —
Puis je regarderai mes deux mains apaisées,
Sous le clair silence du vieil abat-jour vert…
Peut-être un souffle triste ouvrira la croisée…
On entendra passer les longs chemins de fer…
Et la lune ne sera pas encor levée. —
Pauvre petite vieille enfance retrouvée,
Ce sera comme si je n’avais pas souffert…
Pas souffert ? est-ce vrai ? nous n’avons pas pleuré.
Pas souffert ? Oh ! répète-le, ma grise amie, —
Et vienne ce beau soir que j’évoque à mon gré,

Où nous caresserons nos lèvres endormies…
Ce soir-là, ce soir-là, je saurai bien des choses…
Je ne te plaindrai plus de n’avoir pas de roses…
Je comprendrai la joie du phalène qui meurt…
Alors nous éteindrons la lampe avec douceur.

(La Chambre blanche.)

SOIRS

Il y a de grands soirs où les villages meurent —
Après que les pigeons sont rentrés se coucher.
Ils meurent, doucement, avec le bruit de l’heure
Et le cri bleu des hirondelles au clocher…
Alors, pour les veiller, des lumières s’allument,
Vieilles petites lumières de bonnes sœurs,
Et deslanternes passent, là-bas dans la brume…
Au loin le chemin gris chemine avec douceur…
Les fleurs dans les jardins se sont pelotonnées,
Pour écouter mourir leur village d’antan,
Car elles savent que c’est là qu’elles sont nées…
Puis les lumières s’éteignent, cependant
Que les vieux murs habituels ont rendu l’âme,
Tout doux, tout bonnement, comme de vieilles femmes.

(La Chambre blanche. )

JE PORTE PARFOIS…

Je porte parfois toutes les douleurs humaines,
Celles des veuves, celles des malades, celles des orphelins,
De ceux qui pleurent et de ceux qui ne disent rien…
Je les sens silencieuses en moi ; elles vont et viennent,
Comme les passants, et mon âme ne leur peut rien dire
Pas plus qu’aux passants dans les rues…
Cependant je les sens qui vivent, marchent, respirent,
Et je sais que tout à l’heure elles seront disparues.
Ces jours-là je comprends des choses que je ne comprenais pas.

Je comprends pourquoi il y a des voiles de crêpe,
Et des yeux rouges derrière,
Des gens qui courent très pâles et très las…
Et d’autres qui regardent vaguement par terre…
Demain, je ne verrai plus rien de tout cela, je suppose.
Mais je sais qu’aujourd’hui on a pleuré et qu’il fait noir.

(La Chambre blanche.)

LES SOUVENIRS

Les souvenirs, ce sont des chambres sans serrures,
Des chambres vides où l’on n’ose plus entrer,
Parce que de vieux parents jadis y moururent.
On vit dans la maison où sont ces chambres closes…
On sait qu’elles sont là comme a leur habitude,
Et c’est la chambre bleue, et c’est la chambre rose…
La maison se remplit ainsi de solitude,
Et l’on y continue à vivre en souriant…
J’accueille quand il veut le souvenir qui passe,
Je lui dis : « Mets-toi lu… Je reviendrai te voir… »
Je sais toute ma vie qu’il est bien à sa place,
Mais j’oublie quelquefois de revenir le voir. —
Ils sont ainsi beaucoup dans la vieille demeure.
Ils se sont résignés à ce qu’on les oublie,
Et si je ne viens pas ce soir ni tout à l’heure,
Ne demandez pas à mon cœur plus qu’à la vie…
Je sais qu’ils dorment là, derrière les cloisons,
Je n’ai plus le besoin d’aller les reconnaître ;
De la route je vois leurs petites fenêtres, —
Et ce sera jusqu’à ce que nous en mourions.
Pourtant je sens parfois, aux ombres quotidiennes,
Je ne sais quelle angoisse froide, quel frisson,
Et ne comprenant pas d’où ces douleurs proviennent,

Je passe…
Or, chaque fois c’est un deuil qui se fait.
Un trouble est en secret venu nous avertir
Qu’un souvenir est mort ou qu’il s’en est allé…
On ne distingue pas très bien quel souvenir,

Parce qu’on est si vieux, on ne se souvient guère…
Pourtant, je sens en moi se fermer des paupières.

(La Chambre blanche.)

LES TRAINS

Les trains rêvent dans la rosée, au fond des gares…
Ils rêvent des heures, puis grincent et démarrent…
J’aime ces trains mouillés qui passent dans les champs,
Ces longs convois de marchandises bruissant,
Qui pourlapluie ont mis leurs lourds manteaux de bâches,
Ou qui dorment des nuits entières dans les garages…
Et les trains de bestiaux où beuglent mornement
Des bêtes qui se plaignent au village natal…
Tous ces grands wagons gris, hermétiques et clos,
Dont le silence luit sous l’averse automnale,
Avec leurs inscriptions effacées, leurs repos
Infinis, leurs nuits abandonnées, leurs vitres pâles…
Oh ! le balancement des falots dans l’aurore !…
Une machine est là qui susurre et somnole…
Une face se montre et rabaisse le store…
Et la petite gare où tinte une carriole…
Belloy, Sours, Clarigny, Gagnac et la banlieue…
Ohl les wagons éteints où l’on entend des souffles !
La palpitation des lampes au voile bleu…
Le train qu’on croise et qui vous dit qu’il souffre,
Tandis que nous fronçons le sourcil dans nos coins,
Et nous laisse étonnés de son prolongement…
Oh ! dans la halte verte où l’on entend les cailles,
Le son du timbre triste et solitaire !… Et puis
Les voies bloquées avec au loin un sifflet qui tressaille.
Les signaux réguliers dans le dortoir des nuits…
Des appels mystérieux que l’on ne comprend pas…
Et, — oh ! surtout ! — après des bercements sans fin,
Où l’âme s’est donnée comme en une brisure,
L’entrée, retentissante, avec un bruit d’aîrain,
De tout l’effort joyeux et bondissant du train,
Dans les grandes villes pleines de murmures !…
C’est là que vient se casser net le pur rayon

<poem>

Qui m’a conduit d’un rêve a l’autre par le monde. Rails infinis, sous le beau clair de lune et les fourgons, A qui j’ai confié l’amertume profonde De tous mes chers départs et tant d’enchantements…

J’aime les trains mouillés qui passent dans les champs.

(Le Beau Voyage.)


THÉODORE BOTREL





Bibliographie. — Les Pièces d’or (1894) ; — Voleur de pain (1894) ; — À qui le neveu ? comédie en deux actes (1895) ; — Le Poignard d’or, comédie en un acte (1895) ; — Une Soirée à Strasbourg (1895) ; — Le Noël du Mousse (1895) ; — Nos Bicyclettes, opérette en un acte (1895) ; — e Serment de Tanguy (1896) ; — Le Fils de la Veuve, récit de Bretagne (1896) ; — Celui qui frappe, légende bretonne (1897) ; — Chansons de Bretagne ; — Chansons de Jacques-la-Terre ; — Chansons de Jean-la-Vague ; — Chansons pour Lison ; — Chansons de chez nous, ouvrage couronné par l’Académie française (1898) ; — Chansons de « La Fleur-de-Lys » (1899) ; — M. L’Amonin, comédie (1900) ; — Contes du « Lit-Clos » (1900) ; — Chansons en sabots (1901) ; — Chansons en dentelles (1902) ; — Coups de Clairon (1903).

Les chansons de M. Théodore Botrel se trouvent chez Georges Ondet.

M. Théodore Botrel a collaboré à de nombreux journaux et revues.

M. Théodore Botrel est né à Dinan, le 14 septembre 1868, « en cette partie de la Bretagne où les rochers sont plus rares, où les landes sont moins âpres, où la farouche énergie des vieux Celtes se tempère de douceur française ». Son grand-pore, son père (né à Broons), ses oncles, étaient forgerons (quatre de ces derniers le sont encore), et c’est prés d’eux qu’il coula ses premières années.

« Tout jeune encore, il commence une odyssée imprévue qui va lui mettre dans l’âme comme le thème primitif de ses chants futurs. La pauvreté a fait émigrer vers la ville le père et la mère, vaillante couturière usant ses yeux dans les veillées ; l’enfant est envoyé au Parson, proche Saint-Méen, dans l’Ille-et-Vilaine, auprès de sa grand’mère. C’est là, dans ce contact ininterrompu avec les mœurs naïves de sa vieille patrie, dans cette première vie échappée en plein air ou bercée au coin du feu par les légendes qu’on raconte le soir sous le chaume breton, que Théodore Botrel va se prendre d’affection pour les êtres et les choses de la terre maternelle. Il sera un jour le peintre et le poète d’Armor, et pour l’être vraiment et sincèrement, il lui suffira de prêter l’oreille à toutes les voix lointaines qui chantent dans ses souvenirs d’enfance. Aujourd’hui encore, M. Botrel rappelle avec un fier plaisir qu’il ne suivit que l’école des Frères. Mais la vraie école du poète, celle qui a façonné son âme pour l’avenir, c’est l’école du foyer breton, de la chaumière bretonne, l’école de ces longues veillées au coin de l’âtre, sous les poutres enfumées, qu’il a si bien décrites dans les Contes du « Lit-Clos ».

À onze ans, un oncle l’amène à Paris.

Après avoir franchi les premières étapes de sa carrière, après avoir passé tour à tour chez un serrurier, chez un lapidaire, chez un éditeur de musique, chez un courtier d’assurances maritimes, « il vient échouer un beau jour dans une étude d’avoué, et pendant deux ou trois ans couvre le papier timbré de sa belle et large écriture de poète. Mais entre la paperasserie et l’âme de Botrel il y avait incompatibilité d’humeur ; le service militaire consomma le divorce. Il s’en fut porter le sac et le « flingot » au 41e de ligne à Rennes, vivant la modeste épopée de son Jean Sacaudos. »

« Aux environs de 1892, on commence à prononcer le nom de Botrel. Quelques années avant s’était fondé à Paris le célèbre Chat Noir… Las de n’être attaché à Salis que par… des saucisses, comme tous disaient, Jules Jouy, Ferny, Delmet, Masson, Musy, Hispa, fondèrent une concurrence, on plein faubourg Saint-Honoré, et le Chat Noir se mua en Chien Noir. C’est là qu’un beau jour arriva M. Théodore Botrel, alors — dernière étape — employé au chemin de fer de P.-L.-M. Tout le passé, toute son enfance, toute sa jeunesse, toute la poésie de la Bretagne, la poésie des pâtres dans la lande, du laboureur dans les champs, de l’Islandais en mer, toutes les élégies, toutes les chansons, se remuaient dans cette âme et demandaient une issue. De belles visions se dressaient devant lui : la Paimpolaise sur son rocher, le Cloarec sur la grève, la Vilaine dans son étang, Yann-Guenille sur son chemin de misère, et il se mit à chanter tout cela…

« Enfin en 1898, paraissent les Chansons de chez nous : le poète a fait du chemin, sa verve s’épure : c’est un vrai ruisseau de Bretagne désormais, un ruisseau limpide qui roule sur des cailloux clairs et qui ne reflète dans son cristal que la fleur des landes et l’azur du ciel. La Bretagne se reconnut en ces chants qui parlaient d’elle, en ces refrains tour à tour gais ou tristes, héroïques ou tendres comme son cœur et comme son âme. Elle se reconnut et elle applaudit : Botrel devint aussitôt son poète, le poète populaire par excellence… Et la France a suivi la Bretagne. La renommée de Botrel a eu vite fait de franchir les étroites frontières de la petite patrie. Les Chansons de chez nous, à qui l’Académie décerna un prix Montyon, les Chansons de La Fleur-de-Lys » (1899), les Contes du « Lit-Clos » (1900), les Chansons en sabots (1900), les Chansons en dentelles (1902), les Coups de clairon (1903) et tant de pages superbes qu’il jette d’une main prodigue dans les revues et les journaux du moment, donnent une formule à des sentiments qui ne sont pas exclusifs à l’âme bretonne, qui appartiennent plutôt à l’universelle communauté des âmes françaises.

« Rappelons que M. Théodore Botrel obtint au concours secret, à l’unanimité des membres du jury, la palme pour sa cantate Fraternité, lors de l’Exposition dernière, honneur qui n’a que trois précédents : Augusta Holmes (1889), Gabriel Vicaire (1878) et Sully Prudhomme (1867)…

« Depuis, M. Botrel est revenu au pays. C’est dans une modeste maison au toit de chaume, une croix de pierre à l’entrée, un drapeau tricolore au-dessus, que le chansonnier breton, à côté de sa jeune et charmante femme, abrite son jeune rêve et sa jeune gloire. Il ne quitte le pays que pour reprendre de temps à autre une bonne tournée de semailles à travers la France. »

(C. Lecigne.)



L’ÉCHO


Rodant, triste et solitaire,
Dans la foret du mystère,
J’ai crié, le cœur très las :
« La vie est triste ici-bas ! »
… L’écho m’a répondu : « Bah ! »

« Écho, la vie est méchante ! »
Et, d’une voix si touchante
L’écho m’a répondu : « Chante ! »


Écho, écho des grands bois,
Lourde, trop lourde est ma croix ! »
L’écho m’a répondu : « Crois ! »

« La Haine en moi va germer :
Dois-je rire ? ou blasphémer ? »
Et l’écho m’a dit : « Aimer ! »

Comme l’écho des grands bois
Me conseilla de le faire :
J’aime, je chante et je crois
… Et je suis heureux sur terre !

 


LE PETIT GRÉGOIRE


T La maman du petit homme
La T Lui dit un matin :
T « À seize ans t’es haut tout comme
La T Notre huche à pain…
T À la ville tu peux faire
La T Un bon apprenti,
T Mais, pour labourer la terre,
T’es ben trop petit, mon ami,
T’es T’es ben trop petit !
T’es T’esDame, oui ! »

T Vit un maître d’équipage
La T Qui lui rit au nez
T En lui disant : « Point n’engage
La T Les tout nouveau-nés !
T Tu n’as pas laide frimousse,
La T Mais t’es mal bâti…
T Pour faire un tout petit mousse,
T’es ’cor trop petit, mon ami,
T’es T’es ’cor trop petit,
T’es T’esDame, oui ! »

T Dans son palais de Versailles
La T Fut trouver le Roi :
T « Je suis gas de Cornouailles,
La T Sire, équipez-moi ! »
T Mais le bon Roi Louis Seize,
La T En riant, lui dit :

T « Pour être « garde-française »
T’es ben trop petit, mon ami,
T’es T’es ben trop petit,
T’es T’esDame, oui ! »

T La guerre éclate en Bretagne
T’es Au printemps suivant,
T Et Grégoire entre en campagne
T’es Avec Jean Chouan…
T Les balles passaient, nombreuses,
T’es Au-dessus de lui
T En sifflotant, dédaigneuses :
« Il est trop petit, ce joli,
T’es Il est trop petit,
T’es T’esDame, oui ! »

T Cependant, une le frappe
T’es Entre les deux yeux…
T Par le trou l’âme s’échappe :
T’es Grégoire est aux cieux !
T Là, saint Pierre, qu’il dérange,
T’es Lui dit : « Hors d’ici !
T Il nous faut un grand Archange :
T’es ben trop petit, mon ami,
T’es T’es ben trop petit,
T’es T’esDame, oui ! »

T Mais, en apprenant la chose,
T’es Jésus se fâcha,
T Entr’ouvrit son manteau rose
T’es Pour qu’il s’y cachât ;
T Fit entrer ainsi Grégoire
T’es Dans son Paradis
T En disant : « Mon Ciel de gloire,
En vérité, je vous le dis,
T’es Est pour les Petits !
T’es T’esDame, oui ! »

(Chansons de la Fleur-de-Lys.)

 


PÉRI EN MER !…

récit d’un vieux terneuvas


… Hé ! las ! dans les vingt ans que j’ai fait la grand’pêche,
J’en ai t-y vu mourir des Terneuvas ! — N’empêche
Que s’il est une mort que je n’oublierai pas,
C’est celle du premier de mes quatre grands gas !
Je vas en quelques mots vous en conter l’histoire :
Nous étions tous plongés dans la nuit la plus noire
Quand, mon quart achevé, très las, je m’endormis,
Vautré dans l’entrepont à côté des amis.
Il faisait cependant un bien rude tangage !
Le vent dans nos deux mâts hurlait, faisait tapage,
Et, vraiment, pour dormir ainsi que nous dormions,
Il fallait être morts à demi. Nous l’étions !
Une main, tout à coup, me pousse ; et je me lève,
Croyant que c’est déjà l’équipe de relève
Et que mon gas s’en vient se coucher à son tour ;
Comme il faisait toujours aussi noir qu’en un four,
Je demande : « Est-ce toi, mon petit ?…» Mais, dans l’ombre
Une voix nous cria : « Debout les gas ! On sombre !
Huit hommes à la pompe, et le reste là-haut ! »
J’attrape mon « ciret », puis, ne faisant qu’un saut,
J’arrive sur le pont que la vague féroce
De bout en bout balaye à chaque instant, la rosse !
Quand voilà que, sinistre, un cri traverse l’air :
« Á l’avant, par tribord, un homme dans la mer ! »
— « Tonnerre ! Si le bougre en réchappe, me dis-je,
Ce sera par un coup qui tiendra du prodige ! »
D’autant que nous avions touché sur un écueil…
J’avançais à tâtons vers l’arrière et, de l’œil,
Je cherchais mon Yannik, quand devant moi, très vague,
Je crois apercevoir, au sommet d’une vague,
Le corps du naufragé dont nul ne sait le nom…
« Peut-on mettre un doris dehors ? » criai-je. « Non !
Ce serait envoyer vers une mort certaine
Cinq hommes pour le moins, cria le capitaine,
Et je dois les garder pour le salut commun ! »

Je répondis : « Patron ! Vous n’en risquerez qu’un :
Qu’on noue à ma ceinture un bon morceau d’écoute
Pour que j’aille querir l’ami qui boit la goutte :
Il ne sera pas dit qu’un Breton, qu’un marin,
Laisse un être en péril sans le défendre un brin ! »
Et me voilà sautant par-dessus le bordage,
Nageant ferme vers l’autre, au bout de mon cordage,
Et, de loin, lui criant, de temps en temps : « Tiens bon ! »
Enfin, à mes appels, au large, un cri répond,
Lugubre, déchirant, plus haut que la tourmente ;
Et dans la pauvre voix qui hurle et se lamente,
Je reconnais la voix de mon gas… de Yannik
Que je croyais toujours à l’arrière du brick !…
Ce fut un rude coup pour mon vieux cœur de père :
Mais je nageais plus vite en lui criant : « Espère ! »
Enfin, à la lueur d’un éclair aveuglant,
J’aperçois, pas très loin, son visage tout blanc,
Aux pauvres yeux hagards, à la bouche tordue,
Qui m’appelait toujours d’une voix éperdue !…
Et je nageais ! et je nageais, l’espoir au cœur,
Quand, tout à coup, je sens, en frissonnant d’horreur,
Que, malgré mes efforts, je demeure sur place…
Vous vous dites, pas vrai, qu’à la longue on se lasse :
Espérez !… Car le plus terrible n’est pas dit !
Si je n’avançais pas, c’est qu’un filin maudit
Qu’à ma ceinture avait noué le capitaine
Était trop court, hélas ! de trois mètres à peine !
Quelques brasses de plus et j’empoignais mon gas !…
Je voulus détacher l’écoute… et ne pus pas,
La couper… encor moins… et je hurlais de rage !…
Et mon pauvre Yannik, emporté par l’orage,
Disparut à ma vue et sombra sans recours
En poussant un long cri… que j’entendrai toujours !
Ah ! la Mée ! ah ! la Mée ! ah ! la gueuse des gueuses !
Elle en fait-y des malheureux, des malheureuses !
Á croire que tant plus on est à l’adorer,
Tant plus Elle a plaisir à nous faire pleurer !…

(Contes du « Lit-Clot ».)


PAUL FORT

Bibliographie. —La Petite Bête, comédie en un acte, en prose (1888), représentée eu 1890 au Théâtre d’Art (Vanier, Paris, 1890). — Plaquettes parues de 1894 à 1896 : Plusieurs Choses, poésies (Bailly, Paris, 1894) ; — Premières Lueurs sur la Colline, poésies (Bailly, Paris, 1894) ; — Monnaie de Fer, poésies et poèmes en prose (Bailly, Paris, 1894) ; — Presque les doigts aux clefs (Bailly, Paris, 1895) ; — Il y a là des cris, poésies (Société du Mercure de France, Paris, 1895) ; — Ballades (Ma Légende, Mes Légendes], poèmes en prose (Société du Mercure de France, Paris, 1896) ; — Ballades [La Mer, Les Champs, Les Cloches], poèmes en prose (édition du Livre d’Art et de L’Epreuve, Paris, 1896) : — Ballades (Les Saisons, Aux Champs, Sur la Route et devant l’Atre, Mes Légendes, L’Orage], poèmes en prose (Société du Mercure de France, Paris, 1896) ; — Ballades (Louis XI, curieux homme], poèmes en prose (Société du Mercure de France, Paris, 1896). — Editions de la Société du Mercure de France : Ballades Françaises [l’° série -.Poèmes et Ballades, 1894-1896], préface de Pierre Louys (1897) ; — Montagne, Forêt, Plaine, Mer (Ballades Françaises, 2« série] (1898) ; — Le Roman de Louis XI (Ballades Franm çaises, 3» série] (1898) ; —Les Idylles antiques et les Hymnes, suivis de Intermezzo et des Jeux de l’Hiver et du Printemps [Ballades Françaises, 4° série] (1900) ; — L’Amour Marin [Ballades Françaises, 5« série] ; — Paris sentimental ou Le Roman de nos vingt ans, suivi de La Bohême du Cœur et des Bomances d’un Sou (Ballades Françaises, 6° série] ; — Les Hymnes de Feu, précédés de Lucienne, petit roman lyrique [Ballades Françaises, 7° série] ; — Coxcomb ou l’homme tout nu tombé du Paradis (1906).

A Paraître : Henri III (Ballades Françaises, 8° série] ; — Suzon [Ballades Françaises, 9° série] ; — Les Hymnes révolutionnaires [Ballades Françaises, 10° série] ; — Visages (Ballades Françaises, 11° série].

M. Paul Fort a fondé et dirigé Le Livre d’Art, première série, revue de poètes symbolistes, illustrée par Paul Gauguin, Emile Bernard, Maurice Denis, Vuillard, Bonnard, Sérusier, etc. (18911894) ; il a dirigé, avec Michel Chabance, L’Idée Moderne, revue de poésie (1894) ; il a dirigé en outre : Le Livre d’Art, deuxième série, revue des plus jeunes poètes, — collaborateurs : Fr. Jamraes, H. Bataille, Ch. Guérin, Ch.-Henry Hirsch, E. Pilon, G. Pioch, Saiut-Georges de Bouhélier, etc., — illustrée par Ch. Huard et Maurice Dumont (1895-1896), L’Epreuve (collections mensuelles d’estampes par Augusto Rodin, Helleu, Jacques Blanche, A. de La Gandara, F.-C. Cazals, etc.) avec Maurice Dumont (1895-1896) ; de 1896 à 1897 il a été secrétaire, à Paris, de la revue allemande Pan, directeur : Henri Albert, et de 1900 à 1901 secrétaire général de La Plume, directeur : Karl Boés. II a de plus collaboré, de 1896 à 1904, à de nombreux quotidiens et périodiques : La Société Nouvelle, Le Mercure de France, L’Ermitage, Le Réveil de Gand, Le Coq Rouge, La Revue Blanche, La Presse, Athéna, etc. Il a fondé et dirige la revue Vers et Prese.

M. Paul Fort est né à Reims le l°r février 1872. Avant de débuter dans les lettres, il fonda, enjanvier 1890, le Théâtre d’Art u tentative qui permit, à l’heure dèTÎTcriso naturaliste, d<Tïn"Bttre en relief, en même temps que des œuvres dramatiques dédaignées ou méconnues, des pages d’écrivains nouveaux ».

Voici les titres des principales œuvres représentées sur la scène du Théâtre d’Art : La Tragique Histoire du docteur Faust, par Christopher Marlowe ; Les Cenci, par Shelley ; Les Uns et les Autres, par Paul Verlaine ; L’Intruse, Les Aveugles, par Maurice Maeterlinck ; Thèodat, parRemy de Gourmont ; Le Concile féerique, par Jules Laforgue ; Chérubin, par Charles Morice ; Le Soleil de Minuit, par Catulle Mendès ; La Voix du Sang, Madame la Mort, par Mm° Rachilde ; La Fille aux Mains Coupées, par Pierre Quillard ; François Villon, par Louis Germain ; Morized, par Jules Méry ; Sur la Lisière d’un bois, par Victor Hugo ; Le Débat du Cœur et de l’Estomac, mystère, par Alexis Martin ;Les Noces de Satan, par Jules Bois ; Pierrot et la Luue, par Marc Legrand ; Le Florentin, par Jean de La Fontaine et Champmeslé ; Vercingètorix, par Edouard Schuré ; Les Veilleuses, par Paul Gabillard ; Les Flaireurs, par Charles van Lerberghe ; Camille Desmoulins, par Marc Legrand ; Caïn, par Charles Grandmougin ; Kallisto, par Joseph Garda, etc., etc. ; — eufin Pelléas et Mé" lisande, par Maurice Maeterlinck (représenté en collaboration avec Mme Dorian et MM. Lugné Poe et Camille Manclair, en 1894) ; — puis, des adaptations à la scène du Cantique des Cantiques, du Premier Chant de l’Iliade, et de trois Chansons de Geste (La Chanson de Roland, Berthe aux grands pieds et Fierabras.) et de poèmes de Charles Baudelaire, Edgar Poe, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Stuart Merrill, Adolphe Retté, Camille Manclair, Paul Roinard, Jules Méry, Saiut-Pol-Roux, etc. Il y .eut aussi des Conférences sur la Poésie, la Peinture, l’Histoire et l’Esthétique par Charles Morice, Charles-Henry Hirsch, Jules Bois, etc. En 1894, le Théâtre d’Art devint l’Œuvre, sous la direction de M. Lugné Poe.

Après cet essai de rénovation dramatique, M. Paul Fort commença à publier de petites pièces détachées dans La Société Nouvelle, et bientôt après parurent les diyerscsj>Jaqueties-que l’auteur a réunies on 1897 en un volume : Les Ballades..£ran£HiS£s. (lr« série), suivi bientôt de plusieurs autres. Dans les « ballades en prose », qui constituent une tentative fort originale et fort curieuse, il se montrait vraiment poète.

Dès 1897, M. Pierre Louys, dans sa préface, saluait en M. Paul Fort « un frère de Jules Laforgue : un poète, un écrivain dont chaque ligne émeut, à la fois parce qu’elle est belle et parce qu’elle est profondément vraie , sincère et douée de vie… » « Les Ballades Françaises, ajoutait-il, sont de petits poèmes en vers polymorphes ou en alexandrins familiers1, mais qui se plient à la forme normale de la prose et qui exigent (ceci n’est point négligeable) non pas la diction du vers, maïs celle de la prose rythmée. Le seul retour, parfois, de la rime et de l’assonance distingue ce style de la prose lyrique. Il n’y a pas à s’y tromper, c’est bien un style nouveau. Sans doute M. Péladan [Queste du Graal) et M. Mendès (Lieder) avaient tenté quelque chose d’approchant, l’un avec une richesse de vocabulaire, l’autre avec une virtuosité de syntaxe qui espacent aisément les rivaux. En remontant davantage encore dans notre littérature, on trouverait déjà de curieux essais de strophes en prose… On trouve d’ailleurs des ancêtres aux méthodes les plus personnelles, et celle-ci serait mauvaise si elle était sans famille. M. Paul Fort l’a faite sienne par la valeur théorique qu’il lui a donnée, par l’importance qu’elle affecte dans son œuvre, et mieux encore par les développements infiniment variés dont il a démontré qu’elle était susceptible. Désormais il existe un style intermédiaire entre la prose et le vers français, un style complet qui semble unir les qualités contraires do ses deux aînés… »

D’autre part, dans sa remarquable étude sur La Poésie populaire et le Lyrisme sentimental, M. Robert de Souza s’exprime en ces termes : » La vie trémoussée, trépidante, blagueuse, pieu* rarde, divaguée, hoquetant de rires et de sanglots, soudain rô^ veuse pour s’éparpiller en malices, la vie contrastée, naïve et rouée, chante sans arrêt, et danse et cabriole, dans les poèmes que M. Paul Fort a intitulés Ballades Françaises, Participant directement de Jules Laforgue et de M. Gustave Kahn, mais unissant les motifs de tous les précédents poètes en une sorte de métal corinthien, M. Paul Fort a refondu dans cette nouvelle

1. « Proposons de désigner ainsi les alexandrins qui comprennent douze syllabes sonores et laissent quelques mue lies élidées. » (pierre Louys.) matière les formes passées et présentes de l’art rustique, toutes ses plus strictes inspirations allemandes, hongroises, espagnoles autant que françaises. Rondes et pastourelles, aubades, romances et guillonées, berceuses et bru nettes, ballades narratives, complaintes d’amour, chansons de fêtes et de métiers, gwerziou et soniou bretons, lieds et saltarelles, il semble qu’aucun des modes lyriques populaires ne soit absent du livre de M. Fort. Rendus dans leur rudiment expressif de laugue et de pensée, ou transformés, affinés de la pénétration d’une sensibilité moderne, ils développent les broderies d’un art original très savant sur la trame de leurs rythmes primitifs. »

M. Paul Fort a fondé en 1305 et dirige avec autorité l’importante revue Vers et Prose qui réunit à nouveau les principaux poètes Symbolistes.

CETTE FILLE, ELLE EST MORTE…

Cette fille, elle est morte, est morte dans ses amours.
Ils l’ont portée en terre, en terre au point du jour.
Ils l’ont couchée toute seule, toute seule en ses atours.
Ils l’ont couchée toute seule, toute seule en son cercueil.
Ils sont rev’nus gaiment, gaiment avec le jour.
Ils ont chanté gaîment, gaîment : Chacun son tour.
« Cette fille, elle est morte, est morte dans ses amours. »
Ils sont allés aux champs, aux champs comme tous les jours.

(Ballades au Hameau.)

DU COTEAU QU’ILLUMINE L’OR TREMBLANT…

Du coteau qu’illumine l’or tremblant des genêts, j’ai vu jusqu’au lointain le bercement du monde, j’ai vu ce peu de terre infiniment rythmée me donner le vertige des distances profondes.

L’azur moulait les monts. Leurs pentes alanguies s’animaient sous le vent du lent frisson des mers. J’ai vu, mêlant leurs lignes, les vallons rebondis trembler jusqu’au lointain de la fièvre de l’air.

Là, le bondissement, au penchant du coteau, des terres labourées où les sillons se tendent, courbes comme des arcs où pointent les moissons, avant de s’élancer vers le ciel dans l’air tendre.

Là se creuse un vallon, sous des prés en damier, que blesse en un repli la flèche d’un clocher ; ici, des roches rouges aux arêtes brillantes se gonflent d’argent pur où croule une eau fumante.

Plus loin encore s’étage une contrée plus belle, où. luisent des pommiers près de leur ombre ronde. Là, dans un creux huileux de calme, le soleil, où vit une prairie, fait battre une émeraude.

Et je voyais des terres, des terres encore plus loin, en marche vers le ciel et qui semblaient plus pures ; l une où tremblait le fard gris-perle des lointains ; les autres, au bord du ciel, étaient déjà l’azur.

Je restai jusqu’au soir à contempler cette œuvre, à suivre l’ondulation de cette mer, et je sentais très doucement faiblir mon cœur au bercement sans fin des vagues de la terre.

Comme un bouillonnement de vagues déchaînées, devant moi jusqu’aux grèves en feu du soleil, je vis vallons et monts, nuages et ciel d’été remonter l’infini des clartés et s’y perdre.

Je me tenais debout entre les genêts d’or, dans le soir où Dieu jette un grand cri de lumière… et je levais tremblant la palme de mon corps vers cette grande Voix qui rythme l’Univers.

(Ballades de la Montagne, des Glaciers et des Sources.)

MORPHÉE

A Monsieur de Max, Par les étés chanteurs et sous les beaux soleils, l’herbe, sur toutes choses, se faisant admirer, les nymphes et les dieux s’en vont courir les plaines, poursuivis par l’essaim, de leurs cheveux dorés.

Les bourdons bleus, taquins, ronflent sur leurs épaules. Les coccinelles agrafent des fleurs à leurs mollets. Aux seins roses des nymphes, de grands papillons jaunes palpitent ; et les talons traînent des scarabées.

Sur le flanc des coteaux que le soleil argente, les brunes oréades sortent des petits temples, et, lumières des bois, les dryades ensemble glissent leurs tailles nues aux bleus écarts des branches.

De roses, d’aubépine ou d’algues couronnées, aux bras fauves des faunes, les nymphes s’abandonnent. « Levez, comme une aurore, vos bras dans l’air troublé, Eunice, Eglé, Maïs, Eione, Galatée !

« Dérobe sous les blés ta sveltesse, Phrixal Pan te suit, les deux cornes brûlantes de soleil. Le froufrou de ta course dans les gerbes, Phrixa, a réveillé chez lui plus d’un désir cruel.

<i Et toi, Pan, souple et noir, dieu courant, penche-toi : hume sur les bleuets la trace d’un beau pas, cueille un talon ! attire toute la fleur vermeille. Les blés, pour te» ébats, vont s’ouvrir en corbeille. »

Soudain, ô que de nymphes s’enfuient vers l’horizon ! O combien de naïades se fondent en rosée ! Sous ses voiles ténébreux voici venir Morphée. Les dryades craintives se groupent en buissons.

Les sylvains, aux coteaux, gagnent les tournants brusques. Leurs cornes ont disparu comme des feux follets. Morphée, dieu de ténèbres, vient de l’aube, affolé. Le poing chaud du soleil le poursuit à la nuque.

Il aspire à longs traits les touffeurs de l’été, il titube, Morphée, le dieu aux pieds de laine ! il est ivre d’air chaud, il tourne sur lui-même, il déchire ses voiles de son bras écarté.

L’herbe d’une ombre moite environne son corps. Il s’étire dans l’herbe en regardant les cieux. Le soleil ou zénith plonge au fond de ses yeux. Il tombe ! et ses yeux d’eau fument sous leurs cils d’or.

Morphée, d’un cou superbe, et défiant encore le soleil où tournoient des pavots insensés, soulève une poitrine ruisselante, étoilée… L’universel azur miroite sur son corps.

Bientôt, ses cheveux roux, attirant les abeilles, font un lit de murmure à son visage en feu. Sur son ventre ses poings dorment, gonflés de veines. Et dans le gazon tiède j’entends ronfler un dieu.

Que brusquement Diane au son du cor l’éveille ! haute sur la lisière, appelant autour d’elle ses lévriers couleur de lune, frappant d’effroi les deux chevreuils couchés dans les fraises des bois.

C’est par les nuits d’été que Morphée est superbe ! que Morphée, se levant dans la fraîcheur des herbes, emplit les cieux d’abeilles en secouant ses cheveux. Et les astres bourdonnent sous la ruche des cieux.

(Les Idylles Antiques.) ..

L’ADIEU

— J’irai sur la grève te jeter mon baiser.
— Le vent vient de mer, ma mie, il te le rapportera.
— Je te ferai des signes avec mon tablier.
— Le vent vient de mer, ma mie, ça reviendra sur toi.
— Je verserai mes larmes en te voyant partir.
— Le vent vient de mer, ma mie, il te les séchera.
— Eh bien, je penserai seulement à toi.
— Te voici raisonnable, te voici raisonnable.

(L’Amour Marin.)

ENTRÉE DE CHARLES LE TÉMÉRAIRE DANS ROUEN

Comtes, barons, chevaliers, capitaines, tous gentilshommes de grande façon, et le plus fier, le plus grand, le plus bel, Charles de Charolais, qui les dépassait tous, entrèrent un beau matin d’azur pur et de cloches, dans Rouen, la bonne Tille, et c’était doux plaisir de voir briller les casques, les cuirasses et les housses ; les belles housses, de fin drap d’or étaient, et d’autres de velours, fourrées de pennes d’hermine, et d’autres de damas, fourrées de zibeline, et d’autres, qui coûtaient moult cher, d’orfèvrerie ; et c’était doux plaisir de voir courir les pages, les beaux jeunes enfants bien richement vêtus, et de voir danser, devant les personnages, des hommes en sauvage et de belles femmes nues, et sautiller autour des chevaux, en cadence, des nains rouges, roses, verts, et des filles en bergère, et de voir flotter aux toits les étendards bleus, semés de feux d’or, rouges, avec un lion noir, qui se mêlaient avec les bannières toutes blanches, et de voir , venir de la cathédrale, sur le parvis, le clergé violet venir à la rencontre du roi Louis le pâle, que représentait un si beau comte, un si beau comte ; et le ciel bleu passait dans les clochers à jour, toutes les cloches battaient, de joie ou de doulour, que les crosses luisaient ! que les lances étaient belles !… et c’était doux plaisir d’aller voir les fontaines jeter vin, hypocras, dont chacun buvait ; et y avait encore trois belles sirènes, nues sur une estrade, comme Eve au paradis, et jouaient d’instruments doux, jolis et graves, qui rendaient de suaves et grandes mélodies ; et c’étaient sur le grand pont, sur la Seine, écuyers lâchant oisels peints en bleu, et dans toute la ville c’étaient moult plaisances, dont le tout avait coûté moult finance.

Et ce vint alors le tour du tournoi.

Charles, en noire armure damasquinée d’or, dit, levant sa lance : « Messires, pour le roi ! » et, sur son coursier, se précipita vers Jean des Moulins, droit sur son coursier, et ce fut un long et doux choc sonore.

Hélas, maître Jean, hélas, il tomba !

Et l’on vit alors, sur tous les gradins, s’agiter très dolemment les hennins, et l’on entendit, comme dans un rêve, courir en fredon, de lèvres en lèvres, un murmure flatteur sur tous les gradins.

(Roman de Louis XI.)

MEUDON

Les yeux bleus d’une Clémentine, et ses bras blancs levés au jour vers chaque branche d’aubépine ; la matinée d’un jeune amour,

la balançoire et les tonnelles, dans les avoines quelqu’un qui siffle, nos morsures, tes petites gifles, et le glouglou du vin vermeil.

sur la nappe un rais de soleil, le bruit des fourchettes, la romance d’un Italien qui se balance et chante en regardant le ciel ;

dans un bois où l’azur s’appuie, nos bons sommeils, l’après-midi, sur mon cœur ta main qui repose, nos réveils parfois, et nos poses,

le retour au son de nos pas, ta gorge oppressée, tes soupirs, et la nature qui s’étire et fleure bon comme tes bras,

le couchant sur le mur en ruines (ô les lierres du BasMeudon !), le chemin noir qui se termine, la Seine, les frites, les goujons,

le ciel vert où tremble une étoile, Saint-Cloud qui s’allume, nos regrets, la vision du sentier pâle qui reconduit à la forêt,

(il mène à la gare, le jour tombe) — la laiteuse odeur dans l’espace des vernis du Japon, les glaces d’un train qui passe, ton frisson ;

le printemps, notre amour, ta foi, mes serments, nos pleurs, tes romances, le crépuscule au fond des bois, et nos longs baisers en silence.

ah ! c’est bête qu’on se rappelle de ces choses qui ne sont pas, qui sont en rêve et sont cruelles, et puis que l’on oublie déjà !

(Paris Sentimental.)

HUGUES LAPAIRE

Bibliographie — Vieux Tableaux (1892) ; — L’AnnetU, poème (Lemerre, Paris, 1894) ; —Au Pays du Berry (Alphonse Lemerre, Paris,1896) ; — Sainte Soulange (Crépin Leblond, Moulins, 1898) ; — Noëls Berriauds (Crépin Leblond, Moulins, 1898) ; — La Bonue Dame de Nohant, avec Firmin Roz (Société des Publications, Paris, 1898) ;.— Les Chansons Berriaudes (Crépin Leblond, Moulins, 1899) ; — Vielles et Coruemuses (Crépin Leblond, Moulins, (1901) ; — Les Mémoires d’un Bouvreuil (Corabet, Paris, 1901) ; — La Mule du Diable (Combet, Paris, 1901) ; — Au Vent de Galerue (Crépin Leblond, Moulins, 1903) ; — Le Patois Berrichon (Crépin Leblond, Moulins, 1903) ; — Le Courandier, roman (Combet, Paris, 1904).

M. Hugues Lapaîre a collaboré à divers quotidiens et périodiques. Il est secrétaire de la rédaction do La Renaissance Provinciale.

« En apportant l’uniformité dans les costumes comme dans le langage, en pétrissant tout dans le même moule, le progrès a bouleversé les consciences naïves des patriarches ; il a supprimé d’un seul coup l’amour du sol natal auquel étaient attachés l’histoire locale, les souvenirs et les affections familiales. Le cultivateur n’était pourtant pas d’une race que Ton transplante aisément ! Comme le chêne de nos forêts, il vivait et mourait sous son climat. Il grandissait sur la terre où il était né, déployait à l’aise ses rameaux et s’épanouissait au soleil, dans sa belle liberté. Ses ancêtres lui transmirent de nobles traditions qui furent longtemps considérées comme l’espoir et la sagesse du pays de France ; mais l’héritage est délaissé ; les ronces s’enlacent au soc qui se rouille dans le sillon inachevé..* On se détache de la bonue terre qui nous fait vivre et nous endort ; on ne se souvient plus de ses morts ; le respect de la race est parti… »

Ces lignes, extraites du Patois berrichon, suffiraient à elles seules à classer M. Hugues Lapaire, — né le 26 août 1869 à Sancoins, dans le Cher, — parmi les défenseurs de la cause décentralisatrice. Et, en effet, M. Hugues Lapaire, poète d’une province, « veut être un poète vraiment provincial ». Il adore son pays, il aime, il comprend les paysans, il connaît les coins les plus secrets de leur âmo et de leur demeure, il en parle intensément, avec bonhomie et simplicité, en poète réaliste soucieux avant tout de vérité et de couleur, de saveur locale. Il y a dans ses poèmes jusqu’aux intonations dos paysans, jusqu’aux odeurs du sol, des villages et de l’air. Ce vrai poète de la vraie campagne patoise en berrichon les plus jolies et les plus savoureuses choses. Il écrit en français des poèmes que les lettrés les plus délicats ne liront point sans un vif plaisir.

A NUITÉE

Darrié les toits des borderies,
Quand el jour c’mence à chavirer/
Les gas ram’nont aux bergeries
Les ignell’s pour les enserrer.
Les gazoutes poussont ieux biques
En regardant les chauv’s-souris
Qui s’fougalont, les sataniques,
A la lisière des taillis.
On n’tend s’jaspiner les chavoches
Dans les ruines des manoirs,
Pendiment que l’son des cloches
Résonn’ pour l’Angélus du soir.
Au quart du bois, la lune brille :
Les chavants s’plaignont d’sa clairté
Et s’enfonçont dans les ramilles
Pour retrouver l’obscurité.
Puis, plus ren… D’hasard un bœuf qu’brâme,
Ben loin… Pas un bruit, pas un vol ;
On n’entend plus mouver une âme…
C’est qu’y va chanter, l’rossignol !

(Au pays du Bcrry.)

GENTE ROSE

Où qu’y sont enfouis nos amours,
Oh ! ma Rose, ma gente amie ?
Là-bas, dis voir, par les labours,
Là-bas sur ta lèvre endormie.

Où qu’y sont loin ceux temps d’aut’ fos

Que ’partions route un’ ribambelle,

Les gas marant el coeur secoué,

Les filles qu’s'armint d’ieux ombrelles !

O qu’y sont loin ceux temps anciens

Que j’nous bijions darrié les meules

Pendant qu’ton pé faisait des liens

Au soulé qu’flambait les éteules !

Quand tu mettais de biaux rubans

Pour danset l’branle et la bourrée,

Les més qu’te r’gardint sur les bancs,

D’jalous’té, t’app’lint : mijaurée.

On n’tendra-t’y plus tes chansons

Qu’tu chantais en m’nant tes aumailles

C’est-y ben vrai que les moissons

N’te verront plus pour les fauchailles  ?

La-bas,.dis voir, par les labours,

Oh ma Rose, ma gente amie,

Tout ça, c’est terré pour toujours,

L-bas, sur ta lèvre endormie.

Quand fleuriront les abaupins

Et les bruyeres dans la plaine.

J’deval’rai sous les vieux sapins

Qui r’tenont ta pauvre âme en peine.

En chapusant cheux nous, c’thiver,

Des manches d’ratiaux et d’charrue,

J’pensais 6 deux morciaux d’saul’ vert

Plantés en croix sur l’herbe drue.

Jirai dlr’ des prièr’s, des sermons,

Jirai bruler un cierge l’église,

Parc’ que la nuit j’vois des démons,

Ma Rose, les ceux qui t’ont prise  !

Quand ça s’ra l’tour de mon convoi,

Je r’grett’rai ben mes p’tit’s épargnes

Mais j’irai me r’coucher vers toi

Sous les rameaux penchants des vargnes,

où qu’y sont enfouis mes amours,

oh ma Rose, ma gente amie,

Où qu’y sont terrés pour toujours
Sur ta douce lèvre endormie.

[Au pays du Berry.)

LE
BERGER

Dans les sentiers que l’eau ravine,
Sous l’ombre fraîche des verdiaux,
Lentement le berger chemine,
Suivi de son grand chien corniaud.

Il s’en va dans les terres vierges
Où, parmi genêts et chardons,
Très hauts et droits comme des cierges
D’église, croissent les brandons.

Sans rêve et sans amour, morose,
Il s’en va par les clairs matins,
S’en revient par les couchants rose s
Avec ses moutons blancs, chabins.

Un rai de soleil auréole
Son front, et les plantains grenus,
Les jacinthes et les fléoles
Fleurissent aux champs ses pieds nus.

Les blondes filles des domaines,
Les filles au torse onduleux,
Viennent puiser l’eau des fontaines
Et tournent vers lui leurs yeux bleus.

Pour lui, pour lui seul, la Nature,
Amoureuse de ses haillons,
Prodigue, change de parures,
Se vêt de fleurs et de rayons.

Le berger regarde l’espace,
Debout dans la plaine aux cent bruits,
Indifférent devant la Nuit
Qui tombe et la Beauté qui passe.

[Au Vent de Galerne.)

LA VEILLÉE

La nuit appelle les lumières…
Les vieux branlottent du menton
Et longent les murs des chaumières
En s’appuyant sur leurs bâtons.

Avant le coucher, on voisine ;
Barbes blanches, larges bonnets,
Autour de l’antique chaline
Se rapprochent un tantinet.

Le récit des vieilles s’embrouille
Avec le fil de leurs fuseaux.
Les filles filent leurs quenouilles
Ou bercent les petits berceaux.

Et dans la clarté qui les baigne,
D’autres chantonnent à mi-voix
En égrésillant des châtaignes
Debout, du bout de leurs gros doigts.

Le laboureur tend vers la flamme
L’inoccupance de ses mains,
Tandis que, sereine, son âme
Se confie en les lendemains.

Il est des soirs où les poutrelles
Résonnent de rires joyeux,
Secouant sur leurs escabelles
Les gars, les filles et les vieux.

C’est la gaîté de La Fontaine,
C’est le rire de Rabelais
Qui vibrent ainsi dans nos plaines
Au cœur du paysan français.

Et chacun avec sa chacune
S’en retournant à son logis,
Croit voir, dans un rayon de lune,
Passer au travers des taillis

La jument du compère Pierre,
Meneurs de loups et mécréants,

Le profil de la Belle Heaulmière,
Gargantua le bon géant !

{Au Vent de Gàlerne.)

LES PETITS SABOTS

C’est la nuit qu’Jésus rend visite
Aux bourrassons, aux p’tits petiots,
Dans les bons et les mauvais gites,
Partout là qu’ya des p’tits sabiots.

Tuchez d’y faire un’ plac’ proprette
Vers le bouffoué, près des landiers,
Et de tisonner la flambette
Pour qu’il réchaufF ses petits pieds.

Il est sans dout1 ben qui frissonne
Darrié l’barriau de vot’ courtil,
Attendant que les minuit sonnent
Pour rentrer sous vot’ couvertis.

Comm’ si c’était de bell’s affaires,
Pour un’ berdin’rie à quat’ sous,
Vous y donn’rez un bout d’prière
Et le r’mercierez à deux g’noux.

L’année a p’t-ête été mauvaise…
Ça l’a grêlé sans doute, aussi ;
Dame ! y n’sont pas toujours à l’aise
Là-haut, dans le grand Paradis…

Des gens d’ren, c’est pas difficile…
Et puis l’Jésus pour les pailleux
N’apporte que des chos’s utiles,
Des gros sous et des habits neufs.

Prenez donc garde à vot* chandelle !
La flamm’ qui monte en tortillon
Ferait flamber ses petit’s ailes
Comme des ail’s de papillon.

Le v’ia, l’chérubin qui s’avance,
Tout blond, tout bouclé, tout menu ;

Il foule l’sol de vot’ accense
De ses petons roses et nus…

Nus, sans sabots, sans bas de laine !
C’est pas qu’il n’ n’aurait pas besoin,
Mais c’est pour pas fair’ de la peine
Aux pauv’s p’tits gas qui n’en ont point.

(Les Noëls Berriauds.)

LA SOUPE

Calant l’tourtiau sur son giron,
Lent’ment, la maitress’ Jeanne coupe
A larges tranches, le pain rond,
Le bon pain bis pour fair’ la soupe.

Puis, quand ça s’trouve assez d’taillons,
Eli’ retir’ de la crémaillère
La marmite où chante l’bouillon
Qu’ell’ verse arié, dans la soupière.

On prend sa place d’ssus les bancs ;
On feugne l’parfum des légumes
Qu’monte aux soliv’s comme un encens…
L’pain boit à p’tits coups — et ça fume !

Ah ! c’te bonne odeur ! Ça réjouit.
La douce chaleur nous actionne,
Et ça porte au corps grand profit
Pour la peine que ça lui donne.

On pioche à plein’ cuiller d’étain
Dans l’tas, avec autant d’courage
Que pour retourner les andains
Ou foncer l’soc au labourage.

Quand j’sons un’ tablé’ d’iaboureux,
Coude è coud’, ramassés en boules,
On n’entend qu’les cuillers dans l’creux
DTécuelle et l’gargouill’ment d’nos goules.

On s’croirait à l’Elévation,
Dans l’rabicoin d’un’ vieill’ chapelle,

Tant qu’un chacun met d’dévotion
A l’égoutter l’fond d’son écuelle.

Ça fait songer à ceux qu’ont faim,
Quand à not’ clocher midi sonne.
C’est qu’c’est si bon d’avoir du pain,
Et de ne l’devoir à personne !




CAMILLE MAUCLAIR

Bibliographie. —Stéphane Mallarmé, essai do critique (Société Nouvelle, Paris, saDs date) ; — Eleusis, causeries sur la Cité intérieure, recueil d’essais d’esthétique et do métaphysique (Perrin, Paris, 1894) ; — Sonatines d’Automne, poèmes (Perriu, Paris, 1894) ; — Couronne de Clarté, roman féerique (Ollendorff, Paris, 1895) ; — iules Laforgue, essai, avec une préface de M. Maurice Maeterlinck (Société du Mercure de France, Paris, 1896) ; — Les Clefs d’Ory contes (Ollendorff, Paris, 1896) ; — L’Orient Vierge, roman épique de l’an 2000 (Ollendorff, Paris, 1897) ; — Le Soleil des Morts, roman contemporain (Ollendorff, Paris, 1898) ; —L’Ennemie des Rêves, roman contemporain (Ollendorff, Paris, 1899) ;

— Maurice Maeterlinck, notice biographique, Les Hommes d’aujourd’hui, n° 434, 9» volume (Vanier, Paris) ; — L’Art en Silence, recueil d’essais (Ollendorff, Paris, 1900) ; — Auguste Rodin, conférence prononcée le 23 juillet 1900, au musée Rodin (édition de la Plume, Paris, 1901) ; — Les Mères Sociales, roman (Ollendorff, Paris) ; — Le Génie est un crime, pièce en quatre actes ;

— Les Danaïdes, contes ; — Les Camelots de la pensée, monographie ; — La Ville Lumière, roman ; — Le Poison des Pierreries, conte ; — Idées vivantes, critiques ; — L’Impressionnisme, son hisioire, son esthétique, ses Maîtres ;— Le Sang parie, poèmes (La Maison du Livre, Paris, 1904) ; — Les Mystères du Visage (Ollendorff, Paris, 1906).

Pour Paraître : L’Amour de l’Infini, contes ; Les Blessés, pièce eu quatre actes ; L’Azur tragique, roman ; Trois Femmes de Flandre, coûtes ; L’Evolution des idées picturales en France depuis Ingres (édition anglaise).

M. Camille Mauclair a collaboré aux Essais d’Art libre, au Mercure de France, à L’Image, à L’Art Moderne (Bruxelles), à la Revue Blanche, à l’Ermitage, au Gil Blas, à La Cocarde (direction Maurice Barrés), à la Nouvelle Revue, à la Revue des Revues ; à la Revue Encyclopédique, à la Grande Revue, à la Quinzaine, au Pays de France (Aix), à la Revue pour les Jeunes Filles, à l’Aurore, aux Lettres, aux revues allemandes : Deutsche Revue, Wiener Rundschau, Zukunft, et à la revue viennoise : Zeit.

Des sonatines d’automne ont été mises en musique par MM. Gustave Charpentier, Ernest Chausson, Gabriel Fabre, Gustave Samazeuil et Florent Schmitt.

Parisien et fils de Parisiens, avec des origines lorraines et danoises très lointainement, M. Camille Mauclair est né le 29 décembre 1872. Supérieurement intelligent et même surtout intelligent— et par là nous entendons : compréhensif plutôt que créateur — et d’une précocité remarquable et sur laquelle renseignera suffisamment la liste de ses ouvrages, M. Camille Mauclair, littérairement, a touché à tout, et Ton peut dire qu’il n’est pas de beautés ni d’idées qu’il n’ait goûtées et comprises, ni de façons de sentir et de penser auxquelles il ne se soit prêté pour nous en donner ensuite, soit en des poèmes, soit en des conférences, soit en des essais de métaphysique ou d’esthétique, soit en des études de critique, soit encore en des romans ou en des contes, sa notation propre et toujours intéressante, a La « grande puissance géniale, dirait-on presque, consiste à n’ê« tre pas original du tout, a être une parfaite réceptivité, à laîs« ser les autres faire tout, et à souffrir que l’esprit de l’heure « passe sans obstruction à travers la pensée. » Cette parole d’Emerson (Essai sur Shakespeare), combien M. Camille Mauclair semble l’avoir méditée et s’être soumis à l’enseignement qu’elle dégage ! h’esprit de l’heure, en effet, traversa souvent’sa pensée. S’ils montrent exactement leâ états successifs et la progression do son esprit, ses ouvrages, depuis la plaquette Stéphane Mallarmé, où il exprimait son admiration’pour le poète, alors son maître préféré, jusqu’à ce roman : L’Ennemie des Rêves, où il parait se rallier au féminisme, en passant par ses Notes sur le Barrésisme, ses conférences sur la Princesse Maleine et sur Solness le Constructeur, et ses articles de tous les genres et sur tous les sujets, tant dans les journaux que dans les revues, ses ouvrages, disons-nous, gardent aussi la marque de l’époque à laquelle il les écrivit, avec quelque chose de la formule et de la manière littéraires dont il était pénétré en les écrivant1. »

M. Camille Mauclair a été disciple tour à tour de Mallarmé, de M. Maeterlinck, de M. Barrés, de M. Adam, etc. Ses premiers vers parurent en 1891, dans La Conque de M. Pierre Louys. Remaniés ensuite et joints à des poèmes publiés pour la plupart dans la Revue Blanche, ils formèrent, en 1894,les Sonatines d’Automne, recueil où l’on trouve « des notations sentimentales, des lieds, des historiettes violentes et étranges, et parfois presque tout simplement des sanglots…. Un homme se joue de petites sonates à lui-même, dans la nonchalance de l’automne. » (Avantdire de l’auteur.) M. Camille Mauclair, en composant ces pièces, s’est placé sous l’invocation du Schumann des Novelettes.

En 1904 a paru un nouveau recueil de poèmes : Le Sang parle, d’où, sont extraites les pièces qui suivent.

1. Paul Léaotacd, Poètes d’aujourd’hui.

HANTISE DU SOIR

Au long du chemin que je longe
Infini comme les songes,
Les douleurs, en robes de couleur,
M’escortent, moi et ma Douleur.

Il en est qui, pâles, blanches,
Se dressent à demi, lassées,
Et dont les mains à peine posées
Frôlent mes hanches.

Il en est d’écarlates, qui saignent
Toutes droites voilées de sang,
Et c’est à peine si elles daignent
Murmurer en passant.

Il en est de bleues et d’idéales
Comme la désespérance du beau ciel,
Mornes et comme lui fatales,
Orientales et muettes.

Il en est qui ont le visage
De la dernière que j’ai aimée,
Tantôt lorsqu’elle était sage,
Tantôt lorsqu’elle a dit adieu.

Il en est qui sont de couleur verte
Comme l’espérance elle-même,
Et qui me saisissent à bras le corps
En me disant qu’elles m’aiment.

Il en est encore

Qui se traînent derrière mes pas,
D’autres qui ont un visage d’or,
Et d’autres qu’on ne voit pas,

Et qui, prosternées dans l’ombre,
Attendent d’autres que moi
Avec leur supplication sombre
Et des siècles d’émoi dans la voix.

Leurs yeux cernés, leurs lèvres blêmes,
Disent l’Amour et la Mort :

Ce sont des vierges qui se lèvent,
Et c’est un peuple qui s’endort.

Mais la mienne, plus grande que ses sœurs,
Les regarde sans les reconnaître,
Et je la suis avec douceur
Dans le chemin que je longe

Infini comme les songes.

(Le Sang parie.)

G LOSERIE

Les feuilles s’ennuient
Le long de la vanne et de la haie ;
La légère pluie
Frôle la forêt.

Le ciel gris somnole sur le clos,
L’espalier vert se réfléchit dans l’eau,
L’orage est calme et les gouttes s’alternent
De la plus haute feuille à celle de dessous,
De celle-là aux autres jusqu’à l’herbe,
Avec un bruit doux.

Sept heures. Un peu d’or s’attarde à l’horizon,
Tout se défait dans la brume de la saison,
L’heure alentie écoute les fontaines,
Le jardin roux s’apprête à sommeiller,
Une lueur s’avive à la fenêtre…
La nuit de Dieu va doucement régner.

O règne pur de la pluie et des heures
Sur la nature et mon âme ce soir,
Sur mon désir d’être calme ce soir !

Tout consent à une candeur oublieuse,
Tout s’atténue et sans effort s’endort.
C’est à peine si la forêt semble peureuse :
Et moi je reste à regarder dehors,
A regarder tout cela qui consent,
Comme un enfanL, en vérité, comme un enfant…

(Le Sang parie.)


PRESCIENCES

Il y a des sourires sur la mer,
Et sur le sable des sourires laissés…
J’entends des frôlements de lumière,
Et des présences ont passé.

Une lune au ciel de cendre
Hésite comme un arpège
Qui va soupirer et descendre
En frisson d’or sur de la neige…

Ce n’est pas encor l’aurore,
Ce n’est déjà plus la nuit,
C’est un accord presque incolore,
Un mystère éclos sans bruit.

J’attends celles qui s’en allèrent,
J’oublie ceux qui vont venir…
Je suis seul au bord de la mer,
Plein de présences et d’absences…

(Le Sang parle.)

QUESTION

Y a-t-il des saisons pour l’âme
Comme pour les feuilles et les femmes ?
— Sans doute, mon enfant, mon enfant.

Y a-t-il des oublis pour le cœur
Après la pire des rancœurs ?
— Dieu le permet, mon enfant, mon enfant.

Y a-t-il des pardons pour les amours
Qui imploreraient un retour ?
— Le caprice y consent parfois, mon enfant.

Mais y a-t-il des heures où l’on se voie
Soi-même en état de joie ?
— Jamais, jamais, mon enfant, mon enfant.

(Le Sang parle.)


OFFRANDE

Mon cœur et mon âme,Si tu veux je te les donne,
Et tout ce qui éclôt en moi
Est suspendu au-dessus de toi
Comme un espalier,
Se courbant pour que tu le cueilles.
Je suis gerbe bonne à lier,
Je suis vendange pour ta corbeille,
Je suis fruit pour ton panier,
Je suis ombre sur ton sommeil,
Mais laisse-moi t’accompagner.

Comme les nuages du ciel,
Comme l’eau que tu côtoies,
Je t’accompagne et je te veille,
O toi,
Car ton chemin est toujours le mien :

Et je veux bien n’être qu’un objet
Pourvu qu’il soit près de ta main,
Et je veux bien n’être qu’une fumée
Pourvu qu’elle t’amuse,
Et je veux bien n’être qu’un rien
Si tu as envie d’un rien,
Et je veux être toute chose
Pourvu que ton rêve s’y pose.

(Le Sang parle.)

MAURICE OLIVAINT

Bibliographie. — Fleurs du Mè-Kong (Alphonse Lemerre, Paris, 1894) ; — Fleurs de Corail, ouvrage couronné par l’Académie française (Alphonse Lemerre, Paris, 1900) ; — Les Deux Gentilshommes, comédie en cinq actes, en vers, d’après Shakespeare, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon le 28 novembre 1901 (Alphonse Lemerre, Paris, 1902) ; — La Muse de Corneille, à-propos en un acte, en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon le 6 juin 1902 (Alphonse Lemerre, Paris, 1902) ; — Poèmes de France et de Bourbon (Alphonse Lemerre, Paris, 1905).

M. Maurice Olivaint a collaboré à divers quotidiens et périodiques.

M. Maurice Olivaint est né le 27 novembre 1860, à Tlemcen, en Algérie. Il choisit la carrière de la magistrature, et, poussé par l’amour des voyages et la curiosité, il rechercha les postes coloniaux. D’un séjour en Indo-Chine il rapporta les Fleurs du Mé-Kong (1894). Il parcourut ensuite l’Amérique, Tahiti, la Nouvelle-Calédonie, l’Australie, Ceylan, et, après avoir fait le tour du monde, il publia les Fleurs de Corail (1900), qui furent couronnées par l’Académie française.

Revenu en 1904 de Pile Bourbon, M. Maurice Olivaint fut nommé procureur de la République à Falaise, puis, en 1905, président du tribunal civil à Coutances. Il publia cette même année un nouveau recueil de poésies, Poèmes de France et de Bourbon, dont les principales inspirations ont leur source dans cette île enchanteresse qui fut appelée la perte de l’océan Indien.

On doit en outre à M. Maurice Olivaint Les Deux Gentilshommes de Vérone, comédie en cinq actes, en vers, d’après Shakespeare, qui fut représentée pour la première fois sur le théâtre national de l’Odéon le 28 novembre 1901, et La Muse de Corneille, à-propos en un acte, en vers, représenté pour la première fois sur le même théâtre le 6 juin 1902.

M. Maurice Olivaint est un poète exquis, qui possède au plu haut degré le sens du rythme et l’amour du pittoresque.

MIDI

La nature se tait. — La rivière et la plaine
Ont l’immobilité muette de la mort ;
L’anéantissement, pesant comme un remord,
Ecrase les rumeurs dont la terre était pleine ;

Nul bruit ; l’on entendrait le voi d’une phalène ;
Les oiseaux haletants éteignent leurs voix d’or ;
Et l’homme, au bercement de son hamac, s’endort
Sous les feuilles qu’effleure une fiévreuse haleine.

Ainsi le sommeil lourd, enivrant, anxieux,
Porté par les rayons, glisse le long des cieux
Où le soleil lassé mollement se balance…

Tandis que la paresse impassible descend
Sur les sens assoupis du monde languissant,
Ma pensée engourdie écoute le silence.

[Fleurs du Mé-Kong.)

SONNET

L’éternel grondement sinistre de la mer !…
Oh ! quand te tairas-tu, pauvre grande navrée ?
Quelle est cette douleur inconnue et sacrée
Que sur les bruns coraux roule ton flot amer ?

Les doux gardénias et les roses, dans l’air,
Balancent leurs parfums : vois la belle soirée !
La lune sur ton sein, du haut de l’empyrée,
Epanche en blancs rayons son rire frais et clair.

Ton âme sans raison sanglote avec la mienne,
0 mer, car il n’est rien dont elle se souvienne,
Et mes propres regrets ne l’attendrissent pas.

Car tu n’aimes personne ; et pourtant, moi je t’aime,
En songeant que peut-être, à cette heure, de même,
Tu pleures avec ceux que je pleure, — là-bas !

[Fleurs de Corail.)


SAINT FRANÇOIS A NOEL

Un Dieu plein de douceur mit la faiblesse en nous
Afin que nous aimions les faibles et les doux,
Et que l’homme aux petits soit toujours charitable.
Aussi Jésus voulut naître dans une étable.
Or, le bon saint François, lorsque venait Noël,
Pour convier le monde à l’amour fraternel,
Devant ceux que l’orgueil aveuglément domine
Prêchait l’humilité dans une humble chaumine.
Il avait près de lui le bœuf, l’âne ; et ceux-ci,
Qu’aimait le pur apôtre, et qui l’aimaient aussi,
Fixaient sur leur ami leur regard grave et tendre,
Et, l’écoutant parler, paraissaient le comprendre.

(Fleurs de Corail.)

LE SOIR

D’APRÈS UN PASTEL DE MARIE-JOSEPH IWIL

Sous un dais de feuillage embaumé qui se mire
Dans le golfe, où la lune au visage blêmi
Epanche la clarté de son regard ami,
La vierge se recueille en effleurant sa lyre.

Elle égrène des chants que ses yeux semblent lire
Au beau livre du ciel entr’ouvert, et parmi
Les larmes, bleus feuillets déroulés à demi
Par le doigt invisible et léger du zéphire.

Le rêve voilé d’ombre, et qui sommeille encor,
Tressaille aux sons glissant le long des cordes d’or ;
Du silence s’élève une lente harmonie ;

Et des fleurs, dont un souffle agite l’encensoir,
Jusqu’aux astres épars dans la sphère infinie,
S’exhale avec douceur l’âme errante du soir.

(Poèmes de France et de Bourbon.)


LA PUDEUR

A L. Roger-Miles.

Quand la gloire des Dieux rayonnait sur le monde,
La femme, dans l’orgueil d’un prestige exalté
Par la lyre et le marbre où revit sa beauté,
Se dévoilait sans honte à l’art qu’elle féconde.

Le Verbe surprit Rome en sa luxure immonde.
Néron, persécuteur d’un culte détesté,
Traîne au cirque sanglant ta chaste nudité,
Vierge vouée au Christ dont la grâce t’inonde.

La crainte de la mort ne trouble point tes yeux,
Mais tu croises les bras sur ton sein soucieux
D’échapper aux regards que ta jeunesse attire ;

Et ce geste éperdu qui te vêt de splendeur,
Comme une fleur d’amour éclose du martyre,
Aux hommes éblouis révèle la Pudeur.

[Poèmes de France et de Bourbon.)

FERNAND SARNETTE

BibliographieLes Sept Paroles, prose et poésies (Vanier, Paris, 1894) ; — Madame l’Epave, roman (Vanier, Paris, 1895) ; — Recueil de Chansons, épuisé (1896) ; — La Puissance du Baiser, roman (1897) ; — En Passant, prose et poésies (Charpentier, Bruxelles, 1898) ; — Histoire du forçat innocent Charles Redon (Taillandier, Paris, 1904). — Théâtre : La Fille-Fleur, 2 actes ; — Le Serment de Kenmarc, 3 actes ; — La Babouche, 4 actes ; — La Phalène, 3 actes ; — Le Vin de la Cure, un acte ; — Rose-Pompon, 3 actes ; — La Fin de Don Juan, 4 actes en vers ; — Soleil d’automne,un acte en vers ; — La Princesse fugitive ou le Prunier d’or, un acte, légende en vers jouée au Théâtre de Cluny.

M. Fernand Sarnette a collaboré à divers quotidiens et périodiques français et étrangers ; il collabore d’une façon régulière à la Presse et à l’Echo de Paris,

Né en octobre 1868, dans une petite ville de province, M. Fernand Sarnette fit quelques études de médecine, qu’il n’acheva pas ; puis il fit son droit à l’Université. Après avoir accompli son service militaire, il débuta tout jeune dans le journalisme.

« Ma vie, nous écrit-il, fut, comme celle de tous les rêveurs, un tissu de surprises et d’inattendus ; je ne fus ni pire ni meilleur que n’importe quel autre honnête homme, et seul l’amour du beau et le rêve « fuyant de ne pouvoir l’atteindre » surent occuper ma pensée à côté des affections de ma petite famille. Comme publiciste, j’ai parcouru diverses régions d’Europe et d’Amérique, et j’ai pu me convaincre partout et toujours que l’homme ressemble à l’homme. Marié en Belgique (en 1898) en l’évocateur hôtel de ville de Bruxelles, je suis rentré au pays de France, pour lequel j’ai l’attachement que tout oiseau a pour son nid… Au milieu d’impressions diverses, celles qui se rapportent à l’art et qui m’ont le plus captivé sont : une audition de Brahms — pas savante — en un vieux chalet abandonné dans les montagnes de la Transylvanie, la vue de quelques merveilleux Rembrandt et une nuit de pêche sur les côtes de Terre-Neuve. »




PRINTEMPS

STANCES

Pourquoi laisser encor vos muses endormies ?
Le dernier soir d’hiver là-bas s’est effacé,
Emportant dans les plis de son manteau glacé
Les sonates de deuil que vos luths ont gémies.
Dans les roses splendeurs des aubes purpurines
La nature s’attarde aux langueurs du réveil ;
Coquette, elle sourit aux baisers du.soleil…
Poètes, reprenez vos chimères divines !

Quand les redirez-vous vos tendres mélopées ?
Et vos rêves ailés et vos rythmes berceurs ?
Voyez, les nuits d’amour en leurs tièdes douceurs
De plis mystérieux se sont enveloppées.
Phébé va s’inonder de clartés azulines :
Qu’attendez-vous pour nous chanter les doux frissons,
Et la rumeur des soirs, et les voix des buissons ?
Poètes, reprenez vos chimères divines !

Dans l’azur rayonnant, nos cimes désolées
De léger satin vert vont bientôt se couvrir ;
Sous le charme d’avril, les bois vont refleurir
Et faire pardonner leurs feuilles envolées.
Le virginal miroir des sources cristallines
De rires diaprés commence à se plisser
Sous le souffle embaumé qui vient les caresser.
Poètes, reprenez vos chimères divines !
Marseille, 1888.

(En Passant.)

LES MARGUERITES

Dès que par bois et par étangs
Le radieux prince Printemps
Met sa parure des vingt ans

A la nature ;
Dès que pour sa grande chanson

L’amour accorde à l’unisson
Les nids du chêne et du buisson
Dans un murmure,

On voit les fervents amoureux,
Comme des pèlerins pieux,
Renouveler, mystérieux,

Les anciens rites.
C’est qu’ils vont pensifs, à pas lents,
A travers les sentiers troublants,
Interroger les fleurons blancs

Des marguerites.

Reines sans or, vous fleurisse»
Sans apparat près des fossés,
Sous les arbustes enlacés

Au bord des routes.
Et c’est à vous, craintives fleurs,
Que les amants ouvrent leurs cœurs,
Font confidence de leurs pleurs

Et de leurs doutes !

Suivant au hasard son chemin
Et sans songer au lendemain,
L’amour de sa frivole main

Vous a semées.
Ainsi qu’il vous a fait fleurir,
Par l’amour vous devez flétrir,
Et celles qui vous font mourir

Sont les aimées !

Combien de craintes et de peurs,
D’espérances et de rancœurs
Vous tenez dans vos frêles cœurs,

Vous, si petites !
Pourtant vous laissez les jaloux
Ravir quelque chose de vous
A chaque mot cruel ou doux

Que vous leur dites.

Mais, hélas ! c’est souvent : toujours
Que vous répondez aux amours.
Croyez-m’en, gardez certains jours
Vos lèvres closes.


Au lieu de toujours c’est longtemps
Qu’il faut dire, car le printemps
Sait bien que l’amour n’a qu’un temps
Comme ses roses.

Si votre fleur jamais ne ment,
Quand vous murmurez à l’amant
Le dernier mot : passionnément,

Soyez discrètes,
De peur que le printemps jaloux
Ne vienne chanter dans les houx
Que les amants sont aussi fous
Que les poètes.

Genève, 1896.

(En Passant.)

HENRI BARBUSSE

Bibliographie. — Pleureuses, poésies (Fasqucllo, Paris, 1895) ; — Les Suppliants, roman (Fasquclle, Paris, 1903).

M. Henri Barbusse a collaboré au Journal, au Petit Parisien, à l’Echo de Paris, à la Grande Revue, à Femina, à Je sais tout, aux Lettres, etc.

M. Henri Barbusse, ne à Asnières (Seine) le 17 mai 1874, lauréat du concours do poésie de l’Echo de Paris en 1893, fut pendant quelque temps critique dramatique à la Grande Revue. Il est aujourd’hui critique dramatique aux Lettres et critique littéraire à Femina. M. Barbusse est membre de l’Association de la Critique Dramatique et Musicale, et do l’Association des Critiques Littéraires. Il épousa, en 1898, Mu° Hélyonne Mondés, la plus jeune fille du poète.

M. Henri Barbusse a publié en 1895 Pleureuses, « plutôt un poème, un long poème, qu’une succession de pièces, tant s’y déroule visiblement l’histoire intime et lointaine d’une seule rêverie… Les Pleureuses viennent l’une après l’autre ; tous leurs yeux n’ont pas les mêmes larmes, mais c’est le mémo convui qu’elles suivent, le convoi, dirait-on, d’une âme morte avant do naître… C’est bien une âme, oui, plutôt même qu’un cœur, qui se désole en ce poème, tant tous les sentiments, l’amour, les désespoirs, et les haines aussi, s’y font rêve… Les Pleureuses pleurent en des limbes, limbes de souvenance où se serait reflété le futur. Et en cette brume de douceur, de pâleur, de langueur, rien qui ne s’estompe, ne se disperse, ne s’évanouisse, pour reparaître à peine, délicieusement… Pas de plainte qui ne soit l’écho d’une plainte qui fut un écho. Et c’est le lointain au delà du lointain… » (catulle Menons.)

Dans son roman Les Suppliants, livre de vérité et de sincérité, M. Henri Barbusse nous montre à la fois la misère et l’infini du cœur humain. Il y a là deux abîmes également insondables. Aussi l’auteur ne prétend-il pas résoudre le problème do l’existence. Il n’a pas voulu montrer autre chose « qu’un être qui demande tout le possible, qu’une figure affamée de lumière ». Il voudrait que, guidé par la ferveur de sa pensée, on s’unit avec lui « dans la tragédie de chercher ce que nous sommes et ce qu’il y a de secours, et ce que devient la prière ».

L’OUBLI

Je ue la verrai presque plus…

Je n’ai rien en moi qui résiste
A ce qui fuit tout doucement.
Je n’ai rien en moi qui m’assiste…
Je m’assois au rayon dormant,
J’écoute passer le jour triste, .
Je suis triste tout simplement.

Dans la cour une voix ravie
Chante un refrain toujours pareil
Sur la route toujours suivie.
Un rayon coule en ce sommeil ;
Je sens le calme de la vie
Qui ne dit rien dans le soleil.

Mon mal est fini comme un drame.
Nul remords, n’importe lequel.
Le soleil traîne avec sa flamme
Sur le mur, silence éternel.
Et le jour passe dans mon âme
Comme s’il passait dans le ciel.

Je n’ai que la mélancolie
D’avoir bien fini de souffrir ;
Doucement, dans l’heure pâlie,
Le rayon pâle vient s’offrir…
Le printemps commence, et j’oublie,
Je vais vivre, je vais mourir.

Humble dans le soleil modeste,
Je sens tout m’abandonner, tout.
J’oublie un peu dans chaque geste.
Tout s’endort, je ne suis plus fou.
Ta chanson s’éloigne, et je reste,
Et je ne pleure pas beaucoup.


Pourtant, le long des grands espaces,
Parfois il tressaille un adieu ;
Parfois, à mes paupières lasses,
Le jour tendre frémit un peu,
Toi qui t’en vas, toi qui t’effaces,
Toi qui montes dans le ciel bleu.

Un reste de lumière trône
Au firmament déjà bien noir ;
Par la pauvre fenêtre jaune
Le ciel a tremblé sans savoir ;
Ton souvenir est une aumône
Dans la misère de ce soir.

[Pleureuses.)

APOTHÉOSE

Ombre, musique.

Mes yeux, lassés du jour qui ment,
O ma sainte, seule en novembre,
Vous cherchent adornblement
Dans la prière de la chambre…

Je m’arrête au seuil sans couleur.
Le grand déluge Vous abîme,
Et dans quelque coin de douleur,
Vous écoutez, travail sublime.

Grise dans le soir en suspens,
Comme heureuse de jours sans nombre,
Votre front s’incline et s’épand,
Dans un cantique de pénombre.

Peu à peu mes regards du jour
S’habituent à votre tendresse…
Je comprends l’indistinct amour,
Et le mystère de caresse.

Sur la tempe un doigt s’attendrit,
Comme un saint et souffrant office ;
La joue un peu creuse sourit
D’un sourire de sacrifice…


Votre cou noyé, frêle à voir,
Vous soutient de douce épouvante,
Perdue en musique du soir,
Infinie, ù peine vivante…

Je vois votre cœur rayonnant,
Dans la candeur crépusculaire.
Je vois, docile, maintenant,
Que votre bonté vous éclaire…
A force de tranquillité,
Vous brillez comme auprès d’un cierge,
Dans le soir de réalité
Où vous êtes un peu la Vierge.

La nuit tombe avec ses rayons
Et sanctifie en paix immense
La gloire dont nous défaillons,
A genoux au cœur du silence.

(Pleureuses.)

ADOLPHE BOSCHOT

Biblioorapiiib. — Matin d’Automne (Lacomblez, Bruxelles, 1894) ; — Rêves blancs (Lacomblez, Bruxelles, 1895) ; — Faunes s es et Bacchantes (1895) ; — Pierre Rovert, roman (Paris, 1896) ; — La Crise Poétique (Paris, 1897) ; — Poèmes Dialogues (Perrin, Paris, 1900) ; — La Réforme de la Prosodie (Paris, 1901) ; — La Jeunesse d’un Romantique (Hector Bertioz, 1803-1831], d’après des documents inédits, ouvrage couronné par l’Académie des Beaux-Arts, prix Kastner-Boursault (librairie Pion, Paris, 1906).

En Préparation : Un Romantique sous Louis-Philippe [Hector Berlioz, 1830-18k8] ; L’Aube de l’Amour, poèmes ; Dialogues avec les Muses, prose ; un nouveau texte de Pierre Rovert ; ua volume d’Etudes Musicales ; La Poésie, la Métrique et le Style.

M. Adolphe Boschot a collaboré à la Revue de Paris, à la Revu e Bleue, à la Revue Hebdomadaire, à la Revue d’Art Dramatique, à la Foi Nouvelle.

M. Adolphe Boschot est né pendant la Commune, le 4 mai 1871, tout prés de Paris, à Fonteoay-sous-Bois (Seine), dans la maison de Dalayrac. Ses classes une fois finies, au lycée Charlemagno, et après une année passée en Touraine, où il fit son service militaire, il entra au lycée Louis-le-Grand comme « vétéran » de rhétorique, et se fit inscrire à la Sorbonne : ainsi, il semblait se préparer à l’Ecole normale… En réalité, M. Adolphe Boschot errait dans les musées, il rêvait en d’interminables flâneries sur la Marne, il vivait avec Wagner, Schumann, Bach et Mozart. Et pour lui-même, d’instinct, il écrivait d’innombrables vers, qu’il renie aujourd’hui.

Peu après 1890, pour trouver un éditeur à Paris il fallait être parnassien ou vers-libriste. Or, M. Boschot, malgré ses vingt ans, était déjà en possession de sa facture toute personnelle : une facture conçue non pas pour l’œil, mais pour l’oreille, « une facture de musique de chambre », ainsi qu’il l’appelle lui-même.

M. Boschot dut à un hasard de voyage de trouver un éditeur à Bruxelles. Il donna chez Lacomblez plusieurs plaquettes, dont le Matin d’Automne (1894), et un volume de vers, Rêves blancs (1895) ; à Paris, Tannée suivante, Pierre Rovcrt, un roman de subtile notation psychologique. Des lettrés le signalèrent au public, Armand. Silvestro entre autres. M. Fagitet en dira plus tard : « un curieux et ingénieux roman, où il y a dn lyrisme, de la passion. » (Revue Bleue, 1901.)

En avril 1897, le fameux essai sur la Crise Poétique mit soudain son auteur en pleine lumière. M. Sully Prndhomme, dans la Revue de Paris, fit paraître, à propos do la brochure de M. Boschot, une longue lettre ouverte à laquelle M. Boschot répondit dans la même revue (Vv mai et 15 septembre 1897). Plus tard, M. Sully Prudhomme reproduisit et commenta dans son Testament Poétique (pages 102 à 128) son propre manifeste et le manifeste du jeune poète.

Pendant trois aDS, sauf des poésies ou des articles à la Revue Bleue, à la Revue Hebdomadaire, à la Revue d’Art Dramatique, M. Boschot ne fit plus rien paraître. Il se recueillait. Toujours solitaire, vivant à Fontenay-sous-Bois, dans l’intimité de Mozart, il travaillait, « il continuait son travail en profondeur » : ri écrivait des poèmes (qu’il publiera seulement dans quelques années), et il poursuivait ses investigations do psychologie à travers l’œuvre des littérateurs et des musiciens. Cependant, en 1900, paraissaient les Poèmes Dialogues, où M. Boschot se révélait poète philosophe, et qui recueillirent aussitôt les suffrages de critiques autorisés, tels que MM. Emile Faguet, André Rivoire, Gustave Lanson.

a Les Poèmes Dialogues, dit M. Faguet, sont sans douto ce que l’auteur a fait de meilleur… L’on voit d’abord qu’il a beaucoup lu Sully Prudhomme et Alfred de Vigny, ensuite, et surtout, qu’il est capable par lui-même d’une pensée forte, pénétrante et triste… » Et plus loin : « C’est un poète cher au cœur et d’une singulière puissance d’émotion. Il a cot accent incisif qui fait que la voix qui parle bas semble descendre au plus protond de nous-mêmes et s’y graver. Il a surtout une méthode qu’il tient de sa manière de sentir et qui est fort originale. Le poème se présente à lui sous forme de dialogue, parce que sa pensée, complexe, est faite de plusieurs sentiments qui se heurtent ou se poursuivent et finissent par s’entrelacer en beaux groupes synthétiques… C’est’ un indépendant qui s’est fait à lui-même des règles très fermes. » (Revue Bleue, 1901.)

Pour M. Gustave Lanson, les Poèmes Dialogués sont * une pure essence do poésie » : « quelque chose de doux, de profond, de sincère, do pénétrant, des rêves épanouis en images, une imprécision claire, un poudroiement lumineux qui enveloppe toutes les formes et les idéalise. M. Boschot nous parle non des accidents passionnels de sa biographie, mais des inquiétudes éternelles de la vie intérieure… » (Revue Universitaire, 1900.)

A ce moment, M. Adolphe Boschot était tout à sa passion pour Mozart. Malgré la tyrannie régnante du wagnérisme le plus étroit, il fonde, avec M. Téodor de Wyzewa, la Société Mozart (1900). Il organise des auditions et donne des conférences, et ainsi, le génie de Mozart aidant, se trouve déterminé le mouvement mozartiste qui, grandissant chaque année«en France, marque la tin de la crise wagnérienne.

En 1901, dans une lettre ouverte à M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l’Académie française (La Reforme de la Prosodie, Revue de Paris du 15 août), M. Boschot appelle l’attention de l’Académie sur l’opportunité d’une réforme de la prosodie. Voici, résumés par l’auteur, les principes de cette requête : « Le rythme constitue le vers. Sans une certaine régularité, le rythme cesse d’être musical et expressif ; il peut même cesser d’être perçu. En général, toute grande et large poésie pourra se contenter des rythmes trouvés depuis Ronsard jusqu’à Victor Hugo. La nouveauté consistera, semble-t-il, à faire paraître tout nouveaux les anciens rythmes, parce qu’on saura les adapter à l’expression de plus en plus musicale des émotions, des sentiments et des pensées. Si les poètes, individuellement et à leurs risques et périls, sont toujours libres de s’essayer à innover dans le rythme, néanmoins le rythme même ne peut être l’objet d’une réforme générale : c’est lui l’élément traditionnel qu’il faut respecter avant tout. — Puisque en prosodie il s’agit do sons, les règles graphiques sont abolies et remplacées par des régies phoniques : 1° la ciisURE pour les yeux, au milieu de l’alexandrin, n’est plus exigée quand le rythme, au lieu d’être binaire (6 + 0), est ternaire (4 + 4 +4, et les formules dérivées) ; 2° la Rime doit être exacte pour l’oreille, selon la prononciation ordinaire et moderne ; ne plus rimer pour les yeux fera trouver un grand nombre de rimes nouvelles et excellentes, et qui bientôt ne causeront plus aucune surprise. La distinction entre les rimes masculines et féminines doit être respectée , La disposition do ces diverses rimes ne peut pas être laissée au hasard : elle sera le plus souvent régulière, ou tout au moins d’un dessin apparent, car il y a toujours de l’ordre dans ce qui est musical ; 3° les Hiatus, quand ils sont agréables à l’oreille, ou simplement indifférents, ne sont plus proscrits. Les poètes feront bien d’apprendre à tirer parti de certains hiatus qui, placés aux arrêts des vers, perdent toute dureté et servent à mieux marquer le rythme : nous le sentons aujourd’hui dans les vers de Malherbe et do Iîoileau mêmes. »

La lettre sur la Réforme de la Prosodie provoqua un mouvement général dans la presse : tous les journaux, toutes les revues discutèrent les idées et les conclusions do l’auteur, et beaucoup semblèrent penser que l’accord eutre les poètes pourrait s’établir sur le terrain délimité par M. Boschot. Les organisateurs du premier Congrès des Poètes (1901) lui demandent d’écrire la préface de leur compte rendu1. Et bientôt l’Ecole Française est fondée ; la lettre de M. Boschot à MM. Poinsot etiNormandy en est comme l’acte de fondation (août 1901). La Foi Nouvelle, recueil de poètes de cette école, parait en juillet 1902, chez Fasquelle.

D’ici quelques années, M. Boschot donnera sans doute L’Aube de l’Amour (poèmes), — Dialogues avec les Muses (prose), — un nouveau texte de Pierre Rovert, — et un volume à Etudes Musicales. En ce moment, il achève dans le recueillement et la solitude une biographie psychologique d’Hector Berlioz dont le premier volume, couronné par l’Académie des Beaux-Arts, a paru cette année.

M. Adolphe Boschot est un artiste intransigeant, épris de perfection, qui accumule les manuscrits, les détruit, et ne publie guère qu’à regret.

Les vers qu’on va lire sont extraits de Pierre Rovert, de Poèmes Dialogues et de l’Aube de l’Amour,

VERS LA LUMIÈRE

Tu disais :

« C’est le ciel qne j’aime, et les nuages ;
La forêt est trop sombre avec tous ses feuillages ;
J’aime mieux les blancheurs qui flottent aux lointains ;
J’aime les prés, où la lumière du matin
Descend dans le brouillard comme une sœur céleste.
Quand le soleil sourit sur un ruisseau, je reste
Attentive devant ce sourire du jour ;
Et, souvent, mon regard caresse les contours
Où les collines ondulant touchent les nues :
Sur la pénombre humaine, ô clartés inconnues,
J’aime à vous voir passer comme un rayon divin. »

— Et, en disant ces mots mystérieux, tu vins
Jusqu’à notre rocher, au milieu des bruyères ;
Tu t’assis, tu tournas ton front vers la lumière,
Vers le soleil qu’un grand nuage avait voilé…
… Et rêveuse, — peut-être triste, — sans parler,

I. Cette proface se trouve reproduite dans la Revue des Poètes (février 4902).

M’abandonnant ta main qui tenait des pervenches,
Tu cherchais le plein jour dans le vide des branches.

[L’Aube de l’Amour.)

LIBELLULE

Dans un rayon, l’aérienne libellule
S’agite sans bouger sur le ruisseau dormant.
Penche-toi : tu verras que de bleus diamants
Brûlent dans l’éventail de ses ailes de tulle

Été 1893.

DEUX LUEURS AVANT LA NUIT

C’est l’heure : les deux sœurs divines vont venir,
Lentes, par la prairie où meurt le crépuscule…
— Mais, déjà, les voici qui passent sous les saules :
Le grand soir, caressant leurs regards attendris,
Vient guérir, dans leurs cœurs meurtris, les souvenirs

Elles passent leurs yeux reflètent le ciel mauve,

Leurs mains ont la blancheur des nuages légers ;
Sous leurs cheveux, si blonds qu’ils font de la clarté,
Glisse, comme un rayon de lune sous les saules,
La lumière d’albâtre mat de leur épaule.
L’automne !… Les deux sœurs en aiment la langueur,
Quand elle est alanguie encore au crépuscule…
Toutes deux, dans le pré qui blanchit sous la luue,
Très lentes, le front pâle encore de l’amour,
Seraient-elles la Rêverie et la Douceur ?..
C’est l’heure : les deux sœurs divines sont venues.

{Pierre Rovert.)

BOIS D’AMOUR

Il est un endroit solitaire
Où mon âme semble habiter ;
Là notre amour a pu se taire,
Nous l’entendions en nous chanter.


On y voit une eau calme et verte,
Sombre parmi des peupliers ;
C’est là que de mon âme ouverte
Tu vis les tourments familiers.

Près de moi tu restais très tendre
A m’abriter de ta pitié,
Et ton cœur ne voulait entendre
Que des mots chastes d’amitié…

Je pense à ce bois à toute heure,
De ma douleur il est connu :
C’est là que mon âme demeure,
Et je n’y suis point revenu.
Septembre 1892.

L’ANGÉLUS DU SOIR

L’Angélus a sonné dans le soir reposé.
Tout est calme. Voici les moissonneurs qui rentrent ;
Ils sont las, mais heureux, et les plus jeunes chantent.
Les vieux, sur les chevaux, sommeillent, dos brisés.

Les femmes, sur le pas de leurs portes, attendent ;
Les gamins en courant font un bruit de sabots ;
Et, dans le cimetière, une vieille, tremblante,
Regarde, s’appuyant aux pierres des tombeaux,
De ses yeux obscurcis les étoiles naissantes.
1898.

O CHEMIN, ATTIRANT TOUJOURS
MA RÊVERIE

LE POÈTE

O chemin, attirant toujours ma rêverie,
Je marche donc encor vers les murs pleins de paix
Où les croix noires, que les ronces ont fleuries,
S’incliuent doucement vers le gazon épais.

Des tilleuls en quinconce environnent la porte ;
Deux arbres abattus peuvent servir de bancs ;

On entre, on tourne à droite : une petite morte
Sourit dans un pastel effacé, presque blanc.

Dans tout ce simple enclos, c’est la seule chapelle.
Les autres tombes, c’est des fleurs entre des buis ;
Mais, sur les morts, les fleurs sont si douces, si belles
Qu’on pense voir sortir l’aurore de la nuit.

Comme les lys s ont blancs entre leshoux pleins d’ombre,
Comme le ciel est clair au-dessus des cyprès,
Et comme les vivants qui s’agitaient sans nombre
Sont calmes en dormant dans l’éternelle paix !

L’église est soutenue à peine par les lierres,
La voûte surbaissée écarte les piliers ;
Dans les vapeurs d’encens où montent les prières,
Les ailes des oiseaux font un vol familier.

Les gamins du village, en allant à l’école,
Se battent, pour jouer, dans le champ du repos ;
Sur la mousse du mur, les saponaires folles
Tremblent au vent, parmi d’immobiles pavots.

Et tout le jour, à port une mère, une veuve,
Dont on entend le pas sur le chemin sablé,
Nul bruit, que le murmure atténué du fleuve
Ou le bourdonnement du soleil dans les blés....

— Moi, ce matin, j’entends, très lointaine, une enclume :
Tel, le choc frémissant d’un vase de cristal ;
Et je vois, au delà des plaines, dans la brume,
L’eau vibrer, comme des paillettes de métal.

L’air est si pur, qu’il adoucit toutes les choses ;
La pénombre du bois devient blonde et bleuit ;
La ligne, entre le ciel et les collines roses,
Dans la clarté vaporeuse, s’évanouit :

On ne distingue plus où la terre commence,
On ne voit plus le ciel se poser sur les bois…
Au loin, sur la cité, la cathédrale immense
Semble un vaisseau flottant sur l’océan des toits.

De liquides reflets, dans les vitres, s’allument ;
Les grands murs blancs d’un parc, au pied des arbres blonds,
Glissent comme un sillage éblouissant d’écume
Qui ondule en suivant la houle du vallon.


Sous le soleil montant, les choses éblouies
Semblent chanter un hymne en l’espace sans bords ;
Et l’âme, émue, entend la tranquille harmonie
Des choses qui s’en vont de la vie à la mort.

Tout est calme. L’on sent que tout est heureux d’être.
De bleuâtres vapeurs montent vers le ciel clair ;
Comme elles, on voudrait doucement disparaître
Dans la vibration lumineuse de l’air.

Car, ici, où les morts se fondent dans la terre,
Où l’église en ruine approche encor du ciel,
L’âme s’apaise ;… mais son calme solitaire
Défaille ; l ame songe au mystère éternel :

Naître, vivre, mourir… A jamais la lumière
Tire du néant noir les êtres tour ù tour ;
Chacun croit découvrir l’aube toute première
Quand il surgit, sous la caresse de l’amour.

O stupeur : commencer ! Virginité d’une âme !
Oublier l’infini Passé dont elle sort,
Courir vers le Bonheur, que le Désir acclame,
En devançant le Temps qui ramène à la mort.

Pourquoi l’espoir, pourquoi l’amour, pourquoi la vie ?
Et pourquoi souhaiter revivre encore, après
La dernière douleur qui guérit l’agonie ?…
Oh ! se fondre dans l’ombre épaisse des cyprès !

— Aujourd’hui, près du fleuve, au bois, ou dans la plaine,
L’aube, autour de mon cœur, a fait chanter ses voix ;
Pourtant, ma rêverie errante me ramène,
Comme toujours, parmi les tombes et les croix.

C’est en vain que je prends les sentiers, où les haies
Font fleurir l’églantier sur les jonquilles d’or :
J’entends toujours la Voix, — est-ce mon âme vraie ? —
Qui me rappelle au champ où reposent les morts.

Dans le bois, les bourgeons sont humides de sève,
On croit voir le bonheur pleurer en souriant.
Mon âme croit renaître à l’amour… mais son rêve
Est de se fondre, tout entière, en le Néant :

N’être plus rien, ne plus souffrir parmi les êtres ;
Ne plus s’abandonner au baiser de l’espoir ;

Ne plus pleurer d’amour en voyant disparaître
Le bel enchantement d’une aurore d’un soir.

O tombes, que la terre éternelle égalise,
O monuments, aussi mortels que les vivants,
Et toi, fantôme presque écroulé de l’église
Soutenu par un lierre où s’accroche le vent,

Un jour, à cette place où je vois vos décombres,
Des plantes croiseront leur branchage épaissi,
Et sur le sol, rayé par le soleil et l’ombre,
Rien ne révélera que vous étiez ici.

Les roseaux de l’étang, pleins de cris sous la lune,
Feront un cadre noir autour de l’eau d’argent ;
Des cercles lumineux mourront aux rives brunes,
Quand les oiseaux pécheurs s’abattront en plongeant ;

Et du coteau, blanchi le premier par l’Aurore,
Les brumes glisseront, lentes, dans le vallon,
Et leurs voiles flottants où le matin se dore
Se couperont aux peupliers souples et longs ;

Et quand l’ombre sera blottie, au pied des arbres,
Quand le ciel sera plein du soleil aveuglant,
Les herbes d’eau, ainsi que les veines d’un marbre,
Dans le fleuve, seront vertes en ondulant ;
Et les soirs reviendront empourprer les nuages,
Pareils à tous les soirs où mon rêve a pleuré ;
Et les nuits reviendront bruire en le feuillage,
Comme les nuits où mon amour a soupiré ;
Et la Vie et la Mort lutteront sans issue ;
Et, se voilant sans fin sous les mêmes couleurs,
L’Eternité, semblable aux heures que j’ai vues,
Sera toujours l’Illusion ou la Douleur.

(Poèmes Dialogues.)

PRÈS DE LA SOURCE

Près de la source verdissant sous le soir rose,
Deux nymphes ont couché leurs formes ingénues ;
Leurs urnes sont encor si voisines des choses,
Que ces nymphes, naïvement, sont toutes nues.


Leurs yeux ont la pâleur tendre des asphodèles,
Leur regard simple est une fleur qui vient d’éclore,
Et leur rire est perlé comme un battement d’ailes
Sur le cristal brisé de la source sonore.

Les deux nymphes, mêlant leurs paroles légères
Aux murmures de l’eau qui glisse sous les rives,
Enlacent leurs beaux doigts aux palmes des fougères
Qui ondulent soudain sous ces clartés furtives.

Puis, quand la nuit noircit sur la source argentée,
Les nymphes, qui ont peur, frissonnent et se voilent…
Mais leurs yeux entr’ouverts près de l’eau pailletée
Brillent, presque mêlés aux reflets des étoiles.

(Pierre Rovert.)

LE BOUQUET APRÈS LA PROMENADE

Le long des murs d’un parc, — par un sentier si sombre
Qu’il me fallait, peureuse et tendre, t’cnlacer, —
Nous arrivions auprès d’un bois dont la grande ombre
Tombait sur le vallon gris et violacé.

Tu t’asseyais au bord du saut-de-loup plein d’herbe ;
Je m’étendais, posant mon front sur tes genoux ;
Et tes mains s’amusaient à refaire la gerbe
Des fleurs que nous avions prises un peu partout.

Ah ! que ces fleurs étaient brillantes et légères !
Elles passaient si près de mes yeux, que souvent
Je croyais voir, au ciel où mourait la lumière,
Des nuages rosés s’effeuiller dans le vent.

Ton visage tremblait à travers les brindilles ;
Une herbe me pouvait cacher tes cheveux blonds ;
Mais,par moments, tes yeux, comme de l’eau qui brille.
Cachaient leur douceur bleue entre deux brins de jonc.

Et l’heure devenait plus sombre ; le silence
Nous laissait écouter les ailes des oiseaux.
« Les branches — disais-tu— qu’un souffle lentbalonce
Font le bruit continu du vent dans les roseaux. »


Et, sur le ciel pâli, les branches étaient noires ;
Je ne distinguais plus ta bouche, ni les fleurs ;
Et mes lèvres montaient vers toi, et voulaient boire
Sur tes yeux souriants ton âme tout en pleurs.

(L’Aube de l’Amour.)

PIERRE DE BOUCHAUD

Bibliographie. — Chez Alphonse Lemerre, Paris : Clodius Popelin, peintre, émailleur et poète (1891) ; — Rythmes et Nombres, poésies (1895) ; — Vie manquêe (1895) ; — Histoire d’un Baiser, nouvelles (1895). — Chez Emile Bouillon, Paris : Pierre de Nolhac et ses travaux (1896). — Chez Alphonse Lemerre, Paris : Les Mirages, poésies (1897) ; — La Pastorale dans Le Tasse (1897) ; — Le Recueil des Souvenirs, poésies (1899) ; — Sur les Chemins de la Vie (1900) ; — Michel-Ange a Rome (1900) ; — La Sculpture à Sienne (1901) ; — La Sculpture à Rome (1901) ; — Raphaël à Rome (1902) ; — Les Heures de la Muse, poésies (1902) ; — Benvcnuto Cel~ Uni (1903) ; — Les Successeurs de Donatello (1903). — Chez Emile Bouillon, Paris : Considérations sur quelques écoles poétiques contemporaines et sur les tempéraments à apporter à certaines règles de la Prosodie française, — Chez Sansot, Paris : La Poétique française (1906).

M. Pierre do Bouchaud a collaboré à la Revue Latine, à la Nouvelle Revue Moderne, etc.

M. Pierre de Bouchaud, né à Chasselay (Rhône), le 24 octobre 1866, a chanté en vers mélodieux la Rome antique, l’Italie, les primitifs, Eros, la nature et la vie. C’est un sage, quelque peu fataliste, qui a trouvé la paix et le bonheur dans le travail. Le rêve idéal qui berce son ame d’artiste est do ceux qui ne trompent pas… Chaque soir, dans son calme logis, cet « amant des loisirs studieux » achève paisiblement la tâche « à l’aubo commencée », et il ne demande pas autre chose que de pouvoir continuer à vivre ainsi, loin de la foule et do ses vaines clameurs, dans un profond recueillement, l’esprit hanté de belles visions.

M. de Bouchaud a publié quatre recueils de poésies : Rythmes et Nombres (1895), Les Mirages (1897), Le Recueil des Souvenirs (1899), Les Heures de la Muse (1902), qui ont trouvé un accueil des plus favorables auprès de la critique. Il est partisan du vers sagement libéré, comme il l’a dit dans sa brochure Considérations sur quelques écoles poétiques contemporaines : « Après la lettre écrite par M. Adolpho Boschot au secrétaire perpétuel de l’Académie française et l’intéressante brochure que viennent de publier MM. Poinsot et Normandy sur les tendances de la poésie nouvelle, j’insisterai à mon tour sur des innovations nécessaires qui tendent à élargir le domaine poétique, qui sont acceptées par des poètes de grand talent et dont l’emploi est fort justifiable pourvu qu’il se fasse avec méthode, tact et goût, afin de gardera la pensée sa pleine valeur et sa juste expression, ce respect du bien dire. »

Voici les réformes préconisées par M. Pierro de Bouchaud ; t° Le déplacement de la césure dans l’alexandrin. « Le déplacement de la césure peut, sans démembrer le vers, créer des rythmes nouveaux. C’est donc une innovation des plus importantes qu’il faut préconiser, parce qu’elle respecte le nombre tout en modifiant la structure habituelle des mètres, surtout de l’alexandrin. » 2° La rime pour l’oreille et non pour les yeux. « Le vers, étant une sorte particulière de musique, doit être fait plus pour l’oreille que pour l’œil. Je ne vois pas pourquoi l’on n’abandonnerait point de temps en temps la rime à l’œil. » 3° L’inobservance de l’alternance des rimes. « Pourquoi observer toujours l’alternance des rimes ? En dehors de la stance, où l’ordre des rimes doit être toujours le même (la stance était une « forme musicale » autrefois), pourquoi faire toujours succéder une rime féminine à une rime masculine ? C’est une habitude contractée par analogie avec des pièces chantées. Souvent le poète ; dit mieux ce qu’il veut dire, en n’ayant pas le souci d’introduire deux vers en cheville pour placer à l’endroit voulu la rime dont il a besoin. » 4° L’emploi de l’hiatus. « Je ne vois pas en quoi Y hiatus est opposé au génie de la langue poétique , Toute la Pléiade en acceptait l’usage, et beaucoup plus souvent qu’on nu le pense communément. Mais il faut en user avec tact, il faut s’en servir avec circonspection et veiller avec soin à l’union euphonique des voyelles, afin d’éviter un heurt de sons désagréables à l’ouïe. »

SENTEURS DES NUITS D’ÉTÉ, DOUX PARFUM DE ROSÉE…

Pour Paul Musurus. Fluunt a rebus odores.

Senteurs des nuits d’été, doux parfum de rosée ;
Fraîcheur délicieuse où les bois sont baignés ;
0 soupirs de la terre heureuse et reposée,
Nards subtils dont les champs muets sont imprégnés ;
Vents légers portant sur leurs ailes le silence
Et prenant leur arome aux calices des fleurs ;
Vent tiède et pur, ô vent dont l’haleine balance
La rose incarnadine et les pâles blancheurs
Des jasmins étoilés qui s’ouvrent aux ténèbres,
Senteurs des nuits d’été, douces odeurs funèbres,
Vous descendez en moi comme un baume divin.
Vous emplissez d’espoir mon âme et ma pensée
Et je me perds en vous ainsi que le Sylvain
Se perd dans la forêt par l’Eurus caressée.
Vous laissez au miroir du lac tomber parfois
Les pollens fécondants et les jaunes poussières
Des lys mystérieux éclos au fond des bois.
Vous promenez sans bruit, sous la frêle lumière
De Phébé qui sourit, vos cortèges légers,
Et vous environnez les arbres et l’espace,
La campagne tranquille et les calmes vergers
De guirlandes d’odeurs où l’âme de Dieu passe.
Chers parfums que mon front avide vient baiser,
Votre souffle calmant tombe sur mes paupières,
Et je sens mon esprit inquiet s’apaiser,
Senteurs des nuits d’été, frais parfums des clairières,
Au bienfaisant contact de vos ondes d’amour.
Par vous le clair silence est plus doux, et la source
Avec plus d’harmonie et d’essor tour à tour
Sur le lisse tapis des prés poursuit sa course.
La sève qu’échauffa l’implacable soleil
Etanche son ardeur aux bains de votre essence ;
L’herbe y puise la vie, et le rosier vermeil
Y prépare en secret sa belle efflorescence.

Sous le voile d’azur de la profonde nuit
Vous dispersez partout les sucs et les aromes,
Et dans la grande paix ombreuse, loin du bruit,
Votre âme s’évapore en odorants atomes.
Vous jetez sur le sol votre manteau flottant
Et répandez l’ardeur, la grâce et l’eurythmie,
Et lorsque vous passez, il semble qu’on entend
Respirer doucement la Nature endormie,
Senteurs des nuits d’été, dans l ether palpitant.

(Les Heures de la Muse.)

ITALIAM… ITALIAM…

Poète, l’Italie est douce au cœur qui l’aime,
Et l’azur radieux
Etincelle à son front comme un grand diadème
Au front sacré des Dieux.
Le chœur harmonieux et charmant des Sirènes
Hante toujours ses flots.
Comme autrefois, le soir elles rôdent, sereines,
Auprès des matelots.
Et le long du rivage où la Muse à Virgile
Dictait ses nobles vers,
Le haut pin parasol sur le ciel clair profile
Ses rameaux toujours verts.
Une lumière tiède, immuable et dorée
Baigne les horizons ;
Elle engendre la joie éternelle et procrée
De suaves saisons.
Mais qui dira surtout les souvenirs antiques
Epars en ce pays ? Les hauts faits, la valeur, les gloires, les reliques
De ses illustres fils ?
Qui montrera la ligne aux sinueuses fuites
De ses coteaux ombreux
Où vient errer encor l’essaim blond des Charites
Dont flottent les cheveux ?

Et qui saura surprendre, au vieux fronton des temples,
Les mots mystérieux
Relatant les hauts faits, les luttes, les exemples,
Le labeur des aïeux ?
S’il ne sent ses pensers, son esprit et son âme
Vibrer et s’attendrir
Sous le pavillon bleu de ce pays de flamme ;
S’il ne sait voir fleurir
Dans le présent toujours les anciennes légendes,
Et, sous l’averse d’or
Du splendide soleil brûlant ravins et landes,
Le Passé vivre encor ?
Celui-là seul est digne aussi de te comprendre
Qui s’approche de toi,
Reine auguste, Italie, ô Mère douce et tendre,
Le cœur rempli de foi.
Le culte que tu veux est un vrai culte, austère,
Pur, fidèle, absolu ;
Il doit s’étendre ainsi qu’à l’arbre solitaire
Le pampre chevelu.
Il doit, pareil à l’aigle, au milieu de l’espace
Planer et demeurer,
Et tandis qu’ici-bas tout se flétrit et passe,
Croître, fleurir, durer.
Italie, Italie, ô pays de mes rêves,
O pays merveilleux, Il m’est doux, sur tes champs, sur tes monts, sur tes grèves
De reposer les yeux.
Il m’est doux de fouler ta terre vénérable,
Ta terre de beauté ;
D’adorer tes palais, tes dômes, tes rétables,
Tes vieux murs, tes cités.
Il m’est doux de me perdre en tes plaines heureuses
Et d’écouter le vent
Vibrer comme une lyre en frôlant tes yeuses
Au feuillage mouvant ;
De m’asseoir sur tes bords dont la vague caresse
Le sable gris d’argent,

Et de sentir en moi passer toute l’ivresse
De ton site changeant !
De fuir les blancs frimas et les terres moroses
Des froids pays du Nord
Pour ton ciel éclatant, tes éternelles roses
Et tes mimosas d’or ;
D’oublier l’horizon brumeux des climats tristes
Ou pleurent les autans,
Auprès des airs joyeux que le flot d’améthyste
Susurre à ton printemps ;
De quitter les coteaux, les vallons pleins de neige
Et les étangs glacés, Pour retrouver tes Dieux charmants et leur cortège,
Par Zéphyr caressés.
O nobles visions, heures simples et belles,
Harmonieux frissons ;
O rêves poursuivis sous les vertes ombelles
Des pins noirs ; ô saisons
Qu’un sourire immortel épanouit sans cesse
Sous l’azur transparent ;
Aubes roses mettant de si douces caresses
Sur ton sol odorant ;
Jours rayonnants pâmés sous la brûlante étreinte
De ton divin soleil ;
Crépuscules légers couvrant ta terre sainte
De leur manteau vermeil ;
Nuits aux longs voiles bleus plus légers qu’une gaze ;
Espaces étoilés
Où le sang du rubis près des rais de la prase
Et des éclats perlés
Du jade forment des gerbes de pierreries,
Vaste océan de feux
Luisant dans la ténèbre, immensités, féeries,
O mondes lumineux !
Je ne puis me passer de vous. Toute la gloire
Des plus vaillants héros
Ne saurait en mon cœur affaiblir la mémoire
De vos charmes si beaux !

Tel an arbre enlacé par la flexible souche
Des glycines peut voir
Sous la liane molle et que de l’aile touche
Le bruyant bourdon noir,
Disparaître son bois capté de branche en branche,
Ainsi mon être est pris,
Mère, à ton souvenir. Les dons que tu épanches,
Ah ! j’en connais le prix !
Je ne puis, comme un marbre envahi par le lierre,
Dénouer les liens
Qui m’attachent, Pays, à ta fortune fière,
A ton sol, à tes biens.
Et je sens que mon cœur, jusques à la mort même,
Brûlera pour ton art,
Et que j’emporterai ta vision suprême
Dans mon dernier regard.

(Les Heures de la Muse.)

LA SYRINX

Et genetrix modulorum muaica.

Le son de la Syrinx est doux au soir tranquille.
Faune ! pour t’écouter la Nymphe des roseaux
A quitté sa retraite, et l’on voit sur les eaux
Comme un cygne glisser sa forme juvénile.

Le son timide et doux, tel un rideau léger,
Recouvre l’horizon, remplit les vallons roses.
Le portique du Temple est enlacé de roses.
Sur les coteaux voici le zéphyr voltiger.

Si limpide est le flot que les degrés de marbre
Dont la fraîche blancheur baigne au miroir d’azur,
Prolongent lentement, jusqu’au fond du lac pur,
Leur clair chemin malgré l’ombre épaisse des arbres.

Et tout : la forêt grave, et les champs, et les prés,
Les monts harmonieux que dentelle la neige,
Et le mobile essaim des colombes, cortège
D’Aphrodite aux bras blancs, d’Eros aux yeux dorés,


Tout écoute et s’émeut, tout murmure et tressaille,
O Faune, cependant que la divine voix
De la Syrinx, docile au toucher de tes doigts,
Va creuser dans l’éther de sonores intailles.

Et le jour qui s’éteint est si tiède et si beau,
Qu’éperdu de douceur, pâmé de mélodie,
Il meurt paisiblement, sans regretter la vie,
Puisque ton chant d’amour l’accompagne au tombeau.

(Les Heures de la Muse.)

CHARLES FLORENTIN-LORIOT

Bibliographie. — Oriens, poèmes (Alphonse Lemerre, Paris, 1895) ; — David Livingstone ; — Explorations et Missions dans l’Afrique équatoriale ; — La Tour de Bonvouloir ; — Nitocris, histoire africaine ; — Essai sur les Mégalithes ;— L’Evolution en archéologie ; — La Fresque de l’église Saint-Julien ; — Une Eglise champêtre ; — La Faillite des Dieux, impressions de voyage dans l’Orient grec (Alphonse Lemerre, Paris, 1900) ; — L’Enclochc (1902). — En outre, de nombreux manuscrits qui seront bientôt publics par les soins de ses amis.

Charles Florentin-Loriot a collaboré à divers quotidiens et périodiques.

Charles Florentin-Loriot, né le 10 janvier 1849 à Alençon, mort à Paris le 2 juillet 1905, compte parmi les meilleurs poètes normands. Son père était négociant en dentelles et originaire de Falaise. Sa mère naquit à Domfront, dans la tour qui sert de porte à cette ville et dont il a parlé dans la Normandie, de Lemàle. Il a décrit dans cet ouvrage tout le Passais normand : la tour de Bonvouloir, le château de la Sauceric, les Jugeries, Domfront (surtout le donjon).

Loriot fit ses études au lycée d’Alençon, son droit à Paris, s’y inscrivit au barreau de la Cour d’appel, puis fut pendant vingt ans avocat à Alençon et membre du conseil de l’ordre. Il passa à Paris les dernières années de sa vie, attristées par la maladie.

Le poète à’Oriens avait voyage en Palestine ; il avait visité les lieux saints en pèlerin ému, et rapporté de son voyage, nous dit Antony Valabrégue, « des études idéales, et cependant prisse sur nature, de Jérusalem vue de divers côtés, et du Temple, dont le mur doré brille d’une lueur symbolique dès le lever du jour. »

HERMONTHIS

A Esteve.

Memphis dormait. Six rois de pierre, dans la pose
D’Immortels qui verraient passer le voi des ans,
Dominaient, de leurs fronts mitrés de granit rose,
Les palais inégaux à leurs torses puissants.

L’aube sur les degrés des tombeaux imposants
Descendait dans sa gloire avant le jour éclose ;
Chéphren, et puis Chéops, par-dessus toute chose,
Levaient leurs deux sommets lointains et rougissants.

Droites sous leur amphore à l’égal des statues,
Des femmes, aux bras nus et bruns, de bleu vêtues,
Marchaient, sous les palmiers, vers le Nil violet…

Moïse, en ce moment, passait, dormant encore,
Et la fille des rois, Thermonthis, recueillait
Ce fils de sa pitié plus charmant que l’aurore.

{Oriens.)

LE TEMPLE DE JÉRUSALEM

VUE LOINTAINE

Au H. P. Helle.

Gravis, prêtre étranger, les monts de Belphégor,
Tourne-toi du côté de l’Occident : regarde,
Ne vois-tu pas au fond des sables un point d’or ?
On dirait qu’une étoile au bord des mers s’attarde.

En vain le soleil monte, et des rayons qu’il darde
Inonde le désert de Sion à Ségor ;
Plus claire que ses feux, l’étoile toujours garde
Un éclat que midi fait resplendir encor.

Est-ce l’astre que vit au ciel des anciens âges
Balaam, précurseur des voyants et des mages ?

Non, c’est le mur doré d’un temple : il semble en feu,

Pour qu’aux lointains obscurs qu’emplit l’idolâtrie,
A l’Egypte, à la Grèce, à Rome, à l’Assyrie,
Comme à tout l’univers, il dise : « Il n’est qu’un Dieu. »

(Oriens.)

LA SOURCE

Au R. P. Constant.

Nymphæ genus amnibus unde est.

Virgile.

Lorsque le Tibre, roi des eaux occidentales,
Mêlait sa jeune arène aux flots Tyrrhéniens,
Quand l’Eridan tombait des monts helvétiens,
Virgile, au large azur de tes plaines natales !
Curieux de la cause en ton désir d’enfant,
Tu cherchais le secret de leurs ondes naissantes
Et d’où pouvait sortir le Mincius dormant ;
Sur les berges en fleur des rives décroissantes
Tu poursuivais la source, et tu trouvas parfois,
Au plus épais de l’ombre, au plus profond du bois,
Souriante et le front étoilé de pervenche,
La vierge dans sa main tenant l’urne qui penche.

Telle encore, ô Virgile ! en un monde nouveau
Tu trouverais la vierge à la source d’une onde
Qui, lorsque tu naquis, fut à peine un ruisseau,
Qui, depuis, fleuve immense, a fécondé le monde…
O fleuve de la foi, d’où sont venus tes flots ?
Partons, partons pour voir si leur source est encore
Si charmante là-bas au pays de l’aurore ;
Plus loin que Rome, Ephèse, et Corinthe, et Pathmos,
Que le vieux môle où Paul, secouant ses sandales,
Entra dans les hasards des mers orientales,
Au delà du Carmel, au delà du Thabor,
Le flot nous conduira jusqu’à la crypte ombreuse
Où l’anémone unie à la ronce épineuse
Croit sous la vigne lente et sur les sables d’or.
Déjà le flot expire en un léger murmure,
Une blancheur lointaine a lui sous la ramure…

Quelle est cette fraîcheur qui nous pénètre ainsi ?
La source est près de là, nous sentons su présence ;
Quelle tranquillité !… quelle ombre !… quel silence !
O Virgile ! regarde : une Vierge est ici !

[Orient.)

MAURICE MAGRE

Bibliographie. — Éveils, poésies, en collaboration avec André Magre (Vialelle et Perry, Toulouse, 1895) ; — Le Retour, pièce lyrique en un acte et en vers (édition de l’Effort ; Vialelle et Perry, Toulouse, 1897) ; — La Chanson des Hommes (Fasquelte, Paris, 1898) ; — Le Tocsin, drame en trois actes et en vers, donné en représentation populaire et gratuite sur le théâtre du Capitole, à Toulouse, les 22 et 23 juillet 1900 (non publié) ; — Le Poème de la Jeunesse (Fasquelle, Paris, 1901) ; — L’Or, pièce en cinq actes et en vers, jouée au Théâtre des Poètes, à Paris (1902) ; — Histoire merveilleuse de Claire d’Amour, roman (Fasquelle, Paris, 1903) ; — Le Dernier Rêve, pièce en un acte et en vers, jouée à l’Odéon (Fasquelle, Paris, 1903) ; — L’Adieu de Diane, pièce en un acte et en vers, représentée aux Arènes de Nîmes (éditions de la Revue Provinciale, 1903) ; — Le Vieil Ami, pièce en un acte, en prose, représentée sur la scène du Théâtre Antoine (Fasquelle, Paris, 1904) ; — Les Lèvres et le Secret, poèmes, ouvrage orné d’un portrait de l’auteur par Henry Bataille (Fasquelle, Paris, 1906).

M. Maurice Magre a collaboré à diverses revues et à quelques journaux. Il a fondé, à Toulouse, les Essais d’Art Jeune (1894) et L’Effort (mars 1895). Il a dirigé on 1901 et 1903 le Théâtre des Poètes. Il dirige la revue littéraire Le Mouvement,

M. Maurice Mngro est né à Toulouse, le 2 mars 1877. Il habita pendant quelque temps la Rochelle et Vïllefranche-de-Lauraguais, puis revint à Toulouse, où il fonda, tout jeune, en 1894, les Essais d’Art Jeune, première revue littéraire parue dans cette ville, et en mars 1895 L’Effort, revue des jeunes poètes toulousains d’où devait partir un important mouvement littéraire provincial. La même année, il publia une plaquette de vers écrits en collaboration avec son frère, M. André Magre, Eveils ; l’année d’après (le 27 avril 1896), il fit jouer au théâtre du Capitole Le Retour, pièce lyrique en un acte.

« Ses premiers vers, dit M. Henri de Régnier, révélèrent un poète de grand talent, une nature charmante, un génïo harmonieux et doux. » [Mercure de France, novembre 1896.)

En janvier 1898, M. Maurice Magre abandonna la rédaction de L’Effort pour venir se fixer à Paris, et bientôt après fit paraître La Chanson des Hommes, dont la préface a la valeur d’un manifeste : « Voici des vers de douleur et d’amour. J’ai voulu écrire la chanson des hommes d’aujourd’hui, de ceux que font souffrir l’affaissement des énergies, la pauvreté du cœur, toutes les misères morales et matérielles. Cette œuvre est une plainte, mais aussi un espoir. J’ai voulu chanter la vie, ses tristesses et ses rêves, et les joies possibles pour lesquelles on lutte. J’ai tâché de dire la beauté de l’effort, la pureté du travail, qu’il faut être bon et être simple, aimer. Assez, longtemps le poète a rêvé loin des hommes. L’art est devenu dans ses mains le luxe, le privilège d’une élite. Il faut désormais que sa voix s’élève pour tous ou qu’il ne soit plus. Il y a une majorité qui manque du pain spirituel et qui le réclame parce qu’il est nécessaire à son existence. Que le cri des foules monte donc jusqu’au cœur du poète. Qu’il aille dans les campagnes et dans les villes, partout où des êtres s’agitent et pensent, et que les tragédies humaines animent son œuvre. Que ce soit parmi les rudes travaux des champs ou devant l’amer labeur des usines, son esprit deviendra plus vigoureux et plus pur au sein de la vie. Une plus étroite communion rendra les artistes à l’humanité, et ils seront forts de cette conscience qu’ils doivent être également compris des femmes, des ouvriers, des penseurs, qu’il y a toujours des f>mes à éclairer, un idéal à répandre. En ces jours où l’éducation nous arrête dès l’enfance dans notre développement naturel, je crois que nous souffrons de ne plus savoir agir et de ne plus savoir aimer, de concevoir faussement notre vie. Les forces instinctives se sont épuisées en nous à cause de notre excès de conscience et de pensée, à cause aussi des barrières derrière lesquelles nous les avons enfermées. Notre être est gêné et souffre parce qu’il ne peut se réaliser pleinement. Nous sommes les captifs d’une multitude de préjugés moraux, le fruit de la sagesse universelle, qu’on ne discute jamais et qu’on respecte comme des idoles. Mensonges et faux dieux qu’il faut détruire ! Que l’art pénètre dans nos mœurs, embrasse toutes les formes do la vie ! Il y a des misères plus grandes qu’à aucune époque sur lesquelles il doit porter la lumière. Puissions-nous le saluer, vainqueur des égoismes, libérateur de nos pensées. Qu’il proclame enfin en des chants nouveaux le règne de la simplicité féconde et qui purifie, n

M. Maurice Magre entendait donc être un poète social. Nous ne croyons pas, cependant, qu’il ait — à aucun moment — mérité le reproche, qu’on a voulu lui faire, d’abaisser l’art au niveau de la foule. La clarté et la simplicité n’excluent pas les plus hautes préoccupations de l’artiste, et si dans la Chanson des Hommes, qui est un magnifique rèvo de Charité, l’auteur semble s’adresser à la multitude des êtres humains réunis en société, c’est pour essayer de les élever à la compréhension d’un art pur, sain et original.

L’action du jeune poète se fit bientôt sentir ; à beaucoup elle parut salutaire.

M. Maurice Magre est un lyrique large, simple, éloquent. « La Chanson des Hommes, dit M. Pierre Quillard, est le robuste chant d’une voix pure… Ce livre sera aimé surtout par ceux qui ont gardé le goût de l’éloquence latine et des amples développements sur des thèmes éternels. Il se peut que les sujets soient modernes ; ils sont traités d’après les traditions antiques. Le rythme en est abondant et facile… »

Comme La Chanson des Hommes, le deuxième volume de M.Maurice Magre : Le Poème de la Jeunesse (1901), avec une plus grande variété de rythmes, contient des vers où l’assonance, souvent, remplace la rime, mais qui ne laissent pas que d’être harmonieux, et où déborde une belle verve juvénile. Ici encore, le poète écrit avec son cœur, qui a aimé et souffert. Il chante la vie avec ses joies et ses tristesses. Il en dépeint les divers aspects. L’humanité souffrante occupe une large place dans ce livre d’Amour et de Pitié, où passe, comme dans le premier, un grand souffle révolutionnaire. L’auteur aime l’âme des humbles. Il en extrait magnifiquement l’essence divine.

On remarque toutefois, ça et là, dans Le Poème de la Jeunesse, une tendance à étaler, un peu brutalement et un peu inutilement peut-être, quelques-unes des plaies do la société et les secrètes misères de l’âme humaine. La Prostitution, pièce d’ailleurs admirable, contient des vers d’une crudité de tons extrême, et tels vers de l’une des dernières pièces du recueil, Le Poète et la Nature, semblent déjà préluder aux « révélations » du nouveau volume de M. Maurice Magre, Les Lèvres et le Secret, livre très « inattendu » cependant et qui, au moment de son apparition, en mars 1906, déconcerta quelque peu la critique. Celle-ci s’étonna surtout do n’y retrouver aucune des préoccupations sociales de l’auteur. Ce livre étrange et très original — quoiqu’il rappelle par certains côtés Alfred de Musset, et aussi Jean-Jacques Rousseau — est, en effet, le plus individuel et le plus personnel qui soit. L’auteur s’y analyse lui-même avec une acuité singulièrement cruelle. Il y confesse jusqu’à « ses bassesses et ses turpitudes »• Dans ces Confessions, — sincères, sans doute, et qui sont comme l’aveu de la faiblesse humaine sous toutes ses faces —beaucoup de tendresse, le cuisant rcgret de telles défaillances, et un siucère repentir aussi, se cachent, assez mal parfois, sous le masque d’un cynisme outré, témoin ces vers qui rappellent La Confession d’un Enfant du siècle :

J’ai le besoin profond d’avilir ce que j’aime…

Je sais que la candeur de ses yeux ne ment pas.
Qu’elle m’ouvre son cœur quand elle ouvre ses bras.
Je sais, à voir ses pleurs, que sa peine est extrême,
Et malgré tout cela j’affecte de douter.
Je cherche avec une soigneuse cruauté
Ses erreurs, ses défauts, ce qui fait sa faiblesse.
Et m’en sers pour froisser, déchirer sa tendresse,

… Une ardeur ingrate et douloureuse,
L’amour de l’imparfait et des choses trompeuses,
M’oblige à rechercher dans le plus pur regard
Les mauvais sentiments, le mensonge avec art,
A donner aux baisers un goût de flétrissure,
A mêler à l’amour l’amertume et l’injure.

(Avilir.

Ou encore :

Le vulgaire m’attire aussi bien que le rare.
Je trouve à ma maîtresse une âme trop choisie ;
Elle s’occupe trop d’art et de poésie ;
Son rcgard est trop pur, ses cheveux sont trop fins….

J’ai besoin d’approcher un ôlre un peu commun
Dont le langage soit banal, et le parfum
A bon marché ! Il faut à mon âme incurable
Des femmes sans noblesse, un décor misérable.
J’ai besoin de laideur et de vulgarité…

(L’Amour du Vulgaire.)

Et ailleurs :

Vois-tu, c’est un désir que rien ne peut calmer,
Misérable, analogue au désir qu’ont les filles,
De clinquant, de beautés voyantes et qui brillent…
La richesse a pour moi des attraits tout-puissants ;
J’affecte de la mépriser, mais par mon sang
Je voudrais en payer l’avide jouissance.

(Les Goûts de luxe.)

Ailleurs encore :

Ah ! pesant est l’amour des cœurs trop vertueux !
Comme ils sont exigeants ! qu’il leur faut de tendresse !…

J’ai peur de celle-la qui n’a jamais menti.
Elle peut être indifférente, étant fidèle…
L’amour est trop souvent par lu verlu trahi,
Et la femme qui ment est toujours la plus belle.

(A celle qui veut être respectée.)

Qu’on lise, à côté de ces fragments, des pièces comme Envoi* et Les Meilleures Lettres3, qu’on lise d’un bout à l’autre Les

1. Voir page 265.

2. Voir page iOi. Lèvres et le Secret, livre d’une beauté particulière, — malgré certaiues imperfections, de forme surtout, — et l’on y trouver« l’âme inquiète et, tourmentée, mais aimante et généreuse dans son impétuosité, d’un jeune grand poète qu’il faut tendrement chérir.


LA GRANDE PLAINTE

Nous avons travaillé sous l’ombre des usines,
la force de nos corps coula dans nos sueurs,
nos rêves ont gémi dans le chant des machines,
nos dos se sont courbés sous le faix des labeurs ;

nous avons aiguisé des faulx, tordu des barres
et fait jaillir la forme ù grands coups de marteaux ;
de grandes roues de fer ont mangé nos cerveaux,
et notre cœur a trépassé devant les flammes ;

nous avons, entre les murs blancs des ateliers,
fait frissonner le bois en copeaux de lumière,
cloué des lits pour le sommeil des nouveau-nés
et le repos des os mortels dans la poussière ;

nous sommes descendus sous la terre profonde
chercher le minerai mystérieux et pur,
et nous avons bâti des ponts, des tours, des murs,
des temples, des vaisseaux et des arcs de triomphe ;

et nous avons aussi promené notre effort
sur les sombres sillons, parmi les champs immenses,
nous avons labouré devant les granges d’or,
rêvé, les nuits d’hiver, aux lenteurs des semences,

scruté les matins gris au fond des cieux voilés
le voyage inconnu que font les pluies nouvelles,
nous avons fait monter de la terre éternelle
le blé divin, le pain dont vit l’humanité…

— Du pain ! nous avons faim ’.les pauvres gens se plaignent
et leur cri fait du bruit comme une mer, le soir.
Ces enfants du malheur s’appellent et s’étreignent,
voyez, voyez, là-bas, marcher leur troupeau noir.

Nous sommes les vaincus, les souffrants qui gémissent ;
un souffle fraternel a joint nos humbles cœurs.
La misère a joué dans un grand clairon triste…
Nous marchons après elle à de nouveaux labeurs.

O cité, c’est vers toi que sont crispés nos poings ;
tes rues s’ouvrent le soir comme de noires bouches,

tes lumières au loin semblent des yeux sanglants, tes églises tendent au ciel des bras qui souffrent.

Rends-nous la chair dont sont pétris les monuments ;
tes murs sont faits avec nos rêves et nos râles ;
C’est notre vie, à nous, qui bouge dans tes flancs,
et notre sang suinte au front des cathédrales…

Nous n’avons plus la foi qui fait se résigner ;
le chant de Dieu ne courbe plus les foules vastes,
et les cloches fondues par des mains d’ouvrier
ne nous berceront plus d’un grand rêve néfaste.

Nous ne demandons pas, prêtres, un espoir vain ;
le bonheur de demain, nous le jetons au vent,
mais nous voulons le pain du siècle, le bon pain
que notre lent effort a fait jaillir des champs.

Nous voulons notre place au banquet de la terre,
pouvoir jouir un peu de la clarté du jour,
dormir, boire, rêver, chanter avec nos frères,
notre part de soleil et notre part d’amour.

Nous avons attendu dans des années sans nombre
sous le joug de douleur ne sachant pas penser.
Le souffle des idées a dispersé les ombres…
L’étoile de justice a lui pour les bergers…

Nous marchons ; l’air est tiède et lourd et plein d’éclair
et de beaux anges noirs flottent au ciel tragique.
Nos outils font du bruit ; les astres qui passaient
Sont venus se poser au front des républiques.

Voici des pauvres gens l’innombrable cohorte
levant ses mille bras pour d’étranges travaux.
Nos fiancées, là-bas, se mettent sur les portes,
les foulards rouges à leurs doigts sont des drapeaux.

Voici les douloureux et les justes barbares…
Des incendies vont s’allumer dans les faubourgs,
l’on verra s’écrouler les temples, les théâtres,
des rêveurs chanteront d’amour aux carrefours,

et le sang des humains salira les pavés,
des vieillards porteront les lys de l’espérance
et les mourants auront une étrange beauté,
et quand la ville enfin ne sera plus que cendres,


que les maisons seront tombées une par une,
le silence viendra parmi les ruines grises,
les vents futurs feront tressaillir sous la lune
des fantômes de ponts et des spectres d’églises…

Et nous sur qui les morts lourdement pèseront,
nous les sacrifiés pour les fins de la vie,
nous rêverons assis dans les champs inféconds
près de marais cachant les cités englouties.

Et plus tard un jeune arbre, un matin de printemps,
fera monter parmi les pierres sa ramure,
et les mères verront dans les yeux des enfants
poindre, poindre les tours de la ville future.

(La Chanson des Hommes.)

LE POÈTE ET LA NATURE

LE POÈTE

Autrefois j’étais fier, loyal et généreux,
Kt j’aimais la bonté comme on aime une femme ;
Tel un flot débordant d’un vase précieux,
Mes rêves et ma joie débordaient de mon ûme.

L’aurore me versait les ardeurs de son sang
Et le soir m’emplissait d’une telle allégresse,
Que je ne trouvais pas de vers assez puissants
Pour mettre à l’unisson le chant de ma jeunesse.

J’honorais les mendiants qui vont sur les chemins
Comme des rois errants, et leur versais à boire ;
Le geste d’un ami qui me donnait la main
Etait pour moi plus beau que l’or et que la gloire.

Je croyais à l’amour, aux serments éternels,
A tout ce qui semblait héroïque et sincère ;
Je jetais au hasard mon rêve fraternel
Comme on jette un bouquet au fil d’une rivière.

Maintenant l’amitié, le rêve m’importune ;
Des larmes sans noblesse ont coulé sur ma joue,
Et j’ai voilé mon front, connaissant l’infortune
D’être haï de ceux que j’aimais entre tous.


Ils m’ont abandonné dans l’ombre de la route,
Ceux que j’avais nommés les frères de mon cœur ;
Ils ont fait grimacer tous les masques du doute,
Ils ont flétri mon nom, ils ont raillé mes pleurs.

Ils ont dit que j’allais mendiant la renommée
Et que je paradais dans mon rêve déchu,
Pareil à l’histrion, de sa robe fanée
Montrant pour éblouir les splendeurs disparues.

L’un surtout… Je l’aimais du fond de mon enfance ;
Nos mères sur nos fronts jadis s’étaient souri…
Quand on en parlait mal je prenais sa défense,
Je ne pouvais vraiment pas croire à tant d’oubli !…

Pourtant j’avais connu des heures solitaires
De pensée et d’effort pour braver le destin ;
J’avais senti passer le vent de la misère
Sur ma lampe tremblante aux clartés du matin.

J’adorais la beauté, je cherchais l’idéal ;
J’étais sur le chemin un rêveur en voyage ;
Au front d’un ouvrier mon front était égal,
Je ne méritais pas de lauriers ni d’outrages.

Mon rêve pour de l’or ne s’était pas vendu,
Je n’avais pas livré mon cœur pour qu’on m’acclame…
— Avec les pharisiens ceux qui m’ont confondu
Ont-ils bien regardé dans le fond de leur âme ?

Ont-ils l’amour de la justice et du pardon ?
N’ont-ils pas fait l’aumône afin que l’on le sache ?
Peuvent-ils, en rentrant le soir dans leur maison,
S’asseoirjoyeux, disant : « Seigneur, j’ai fait ma tache ?»

IUn’importe ! O nature, à ta bonté j’aspire !
C’est assez d’avoir entendu tes vents chanter
Dans tes bois de sapins comme en de grandes lyres,
Pour avoir oublié ceux qui m’ont insulté.

Tu m’offres des festins de rayons et de fleurs
Où tu n’admettrais pas tous ces pâles convives ;
Ils ne boiront jamais à la coupe des pleurs
L’ineffable douceur d’amour dont je m’enivre.


Tu me fais un manteau de tes rayonnements
Et tu tresses pour moi des couronnes d’étoiles ;
O nature ! je suis ton fils et ton amant’ ;
Roule-moi dans tes flots, berce-moi dans tes voiles…

(Le Poème de la Jeunesse.)

PARIS

Le soleil teint de sang le front des monuments
Et met une pensée dans le regard des femmes.
Il passe dans le soir un long frémissement
Des vieux balcons du Louvre aux tours de Notre-Dame.

Le vaste ciel est plein de la voix des vivants ;
Le chant d’un musicien frémit, traîne et s’achève ;
Les rues semblent mourir mystérieusement ;
Un homme est accoudé sur un pont : Paris rêve…

Sous les portes de pierre et les arcs de triomphe,
Il souffle de la joie et de la volupté ;
C’est l’heure où les noyés, dans les vases profondes,
Ouvrent comme des croix leurs bras désespérés.

Et chaque réverbère a des lueurs sanglantes
A travers les vapeurs du brouillard qui descend,
Et la ville ressemble à quelque spectre immense
Qui déploie un linceul plein de taches de sang.

C’est l’heure où le plaisir allume ses flambeaux ;
Sur les tables de jeu, le cœur de l’or tressaille,
Et des rêveurs penchés, aux yeux creusés et beaux,
Voient passer leur espoir sur la face des cartes.

Parmi les feux du vin et les sons des tambours,
Dans l’oubli du travail et de ses durs mystères,
On entend retentir aux places des faubourgs
Le chant mystérieux des fêtes populaires ;

Le bruit des instruments sort des palais ouverts
Et le fer crie au fond des gares gémissantes ;
Un pas de femme meurt le long d’un quai désert ;
L’air est plein de rumeurs et de voix : Paris chante…


— Puis le silence glisse au bord des monuments
Et dans les carrefours fait des signes étranges ;
Il endort les humains, il berce les amants
Et dans les vitraux bleus ferme les yeux des anges.

De vieux mendiants qui vont en regardant le ciel
Ont des airs de dément et des yeux de prophète ;
La mort chemine avec son grand geste éternel,
La pitié meurt au seuil des églises muettes ;

Un fiévreux voit le Christ passer dans l’hôpital,
Revêtu d’un suaire, aux clartés des veilleuses ;
Un poète, songeant au village natal,
Meurt tout seul, sans amouretsuns feu : Paris pleure…

— Sois maudite, ô cité dont le cœur est de pierre
Ainsi que tes pavés et que tes monuments !
Les pleurs ne mouillent pas le fer de tes paupières,
Tes mains sont rouges de mêler l’or et le sang !

Tu n’entends pas monter la voix de tes enfants,
Clameur des torturés et sanglots de reproche !
Tu ne gémis jamais dans leurs gémissements,
Et ton cœur ne bat pas lorsque sonnent tes cloches !…

Le soir, les maladies errent devant les portes
Et touchent les mortels avec leurs maigres doigts.
« Quel est ce voyageur, dit-on, que l’ombre apporte
Et dans l’air, comme un fou, trace de grandes croix ?

« Il rit s’il voit passer des cortèges en deuil,
ll a traîné parmi la pluie et les banlieues ;
Il fait, rien qu’en frôlant les enfants sur les seuils,
Rire et se convulser leurs pauvres faces bleues… »

Tes maisons de plaisir et tes prostituées,
La rumeur de leur rire et l’odeur de leur fard,
Les baisers et les vins dans les orgies mêlés,
Les rôdeuses tournant, blêmes, dans le brouillard

Comme au vent de la nuit tournent les feuilles sèches,
Les cris de la misère et de la volupté,
Font tellement de bruit que dans l’ombre ils empêchent
La vierge de dormir, le sage de penser…

Sois maudite, ô cité ! Tes jours sont révolus !
J’ai lu ta destinée dans le feu des planètes ;

Il a passé sur toi un grand vent inconnu
Venant du fond des cieux et du fond de la terre.

Et les statues des rois, des vierges et des dieux
Se sont tordues de peur ainsi que des démentes ;
Tes lampes se sont agrandies comme des yeux,
Les portes des lieux saints ont crié d’épouvante…

— Et tu sembles, avec tes longs clochers de pierre,
Tels les mâts d’un vaisseau par la brume grandis,
Dans le flot éternel des sillons de la terre,
Un grand navire errant où comme un incendie,

Qui vogue seul, la nuit, avec toutes ses voiles,
Sans boussole et sans matelot au gouvernail,
Dans un lieu dangereux, par un soir plein d’étoiles,
Sans capitaine, sans drapeaux et sans funal,

Et porte sous ses ponts une grande plaie rouge,
. Le feu mystérieux qui marche, qui grandit,
Qui consume les cargaisons, gagne les poudres
Et va faire sauter le navire, ô Paris !…

(Le Poème de la Jeunesse.)

DERNIÈRE CHANSON DU POÈTE IVRE

J’étais tout de bleu vêtu,
J’avais un chapeau pointu :

C’était pour te plaire.
Sur le seuil de la maison
Nous regardions sans raison

L’étoile polaire…

Un certain soir, nous trouvâmes
Un lys beau comme nos âmes

Que ta main brisa.
Tu cueillis des feuilles sèches,
Et puis nous bûmes l’eau fraîche

Des alcarazas.

Sur le vieux puits accoudés,
Nous vîmes nous regarder
Les yeux de la lune.


Un h un, dans l’eau qui dort,
J’ai jeté trois écus d’or,
Toute ma fortune.

Et, pauvre fou, j’ignorais
Qu’avec eux mon cœur tombait

Dans cette eau profonde.
C’était pour te faire voir
Que j’aimais mieux tes yeux noirs

Que les biens du monde.
« A mes oreilles je veux,
M’as-tu dit, des onyx bleus :

Fais le tour du monde,
Comme le marin Simbad ;
Fais-moi reine de Bagdad

Ou de Trébizonde… »

Je t’ai répondu : « Je pars ! »
Et le soir même, au hasard,

Cherchant un royaume,
Je marchais sur les chemins.
Les passants, joignant les mains,

Disaient : « Le pauvre homme ! >i

Je mis un manteau de deuil
Et je frappai sur le seuil

D une hôtellerie,
Pour apprendre l’art du règne
Au pays des vins qui saignent

Et de la folie.
J’ai dit : « Qu’on me donne à boire !
C’est une bien triste histoire,

Monsieur l’hôtelier !
Vous croirez que c’est un conte,
Si ce soir je vous la conte,

Sous ces espaliers.
« Elle a l’air d’une pervenche
Et porte des robes blanches

Sous ses boucles d’or ;
Elle est naïve, elle est belle ;
Mais, pour être aimé par elle,

Il faut beaucoup d’or.

« Hôtelier, sois mon ami !
Ses yeux fermés à demi
Ont de si grands charmes !
Si tu les avais connus,
Peut-être verserais-tu
Aussi quelques larmes…
« Ne peux-tu me faire roi
De tous ces champs que je vois,
De cette contrée ?
Je serais clément et juste,
Pourvu qu’on dresse des bustes

A mon adorée.

« Ah ! tu ris ; c’est bien !
Mais verse A pleins bords ce vin qui berce

Mon cœur éperdu,
Et crains de te laisser prendre
Toi-même aux sourires tendres,

Aux airs ingénus.

« Je n’aurai pour seuls sujets
Que les corbeaux des forêts

Et les feuilles mortes.
Cette nuit, je me pendrai
A quelque vieux marronnier,

Non loin de ta porte.

« Tu t’en iras la trouver ;
Elle demeure à rêver

Sur sa broderie
Auprès d’un puits très ancien ;
Tu la reconnaîtras bien :

Elle est si jolie !

« Dis-lui : <t J’ai fermé ses yeux. « Il était bon et joyeux ;

« Le soir qu’il mourut, « Il riait, miséricorde ! « Je vous porte un peu de corde

« Dont il s’est pendu.

« Ah ! gardez-la bien ! Qu’elle aille, « Avec les croix, les médailles,


« Contre votre cœur ;
« Car, pour vos amours de femme,
« C’est un talisman, Madame,
« Qui porte bonheur… »

(Le Poème de la Jeunesse.)

LES LÈVRES ET LE SECRET

ENVOI

Je suis pareil à cet enfant
Qui, laissé seul, dans sa détresse
Fit une lettre et, comme adresse,
Mit simplement : Paris, maman…

De ceux qui m’aimeraient, peut-être,
Moi aussi je suis seul très loin ;
Au hasard, j’ai jeté ma lettre…
Que les hommes en prennent soin !

Pour des êtres charmants et tendres,
Dont j’ignore même le nom,
J’ai fait ces petites chansons…
Puisse une femme les comprendre !

J’ai transcrit là sincèrement
Mon cœur ingrat et peu fidèle…
Maman, Paris… écrit l’enfant…
Mais la lettre arrivera-t-elle ?…

(Les Lèvres et le Secret.)

LES MEILLEURES LETTRES

Oh ! ne déchire pas les lettres de ta mère :
Elles sont le meilleur, en somme, de la vie,
Ce qui ne périt pas pour toi sur cette terre,
Le cœur d’une maîtresse et le cœur d’une amie.
« Mon cher enfant ! mon cher enfant ! te disent-elles,
Comme j’ai peur pour toi de ces nuits de Paris ! »
C’est comme un bruit de source, et c’estcommeunbruitd’ailes
Ce sont des yeux en pleurs sous de chers cheveux gris.
Oh ! ces lettres remplies de soucis et d’alarmes,

Qui ne blessent jamais et qui savent guérir !
Ces lettres qui sont gaies, mais pour cacher des larmes,
Dont l’écriture tremble au vent des souvenirs.

« Mon Dieu ! ne puis-je pas connaître ses pensées ?
N’aurais-je pas mieux fait de le suivre toujours ?
Nous n’avons plus de fils quand la vie est passée… »
Oh ! que sont tes amours auprès de cet amour ?

Qui te rendrait jamais une telle tendresse ?
Comme au fond d’un vieux livre on conserveune fleur,
Garde cette lointaine et si pure caresse,
Oh ! ne déchire pas les morceaux de ce cœur !

Tant d’amour ! Tant d’amour t’a bercé dès l’enfance…
On s’habitue si bien et si vite à cela…
Ces lettres, tu les lis avec indifférence :
Mais songe, songe à ceux qui n’en reçoivent pas !…

[Les Lèvres et le Secret.)

LE BONHEUR TRISTE

O bonheur, tu m’as fait un idéal vulgaire !
Je regrette le temps où j’étais moins heureux :
Ma chambre était plus claire avec moins de lumière,
Mon lit était de fer, mais on y dormait mieux.

C’est vrai, c’était le temps de ma mauvaise vie.
J’étais moins bon, plus orgueilleux, moins attaché,
Mes maîtresses d’alors n’étaient pas bien jolies,
Même elles me trompaient et sans trop se cacher.

Les volants épinglés de leurs robes mal faites,
Les rubans mal noués et salis me charmaient…
J’avais peur de voir fuir ces urnes imparfaites,
Tout l’imprévu du monde en leurs yeux frémissait…

Hélas ! ma bien-aimée est charmante et fidèle,
Pleine d’attentions, de tact et de douceur
Et n’a qu’un seul défaut, sa présence éternelle,
Et le fleuve d’amour qui coule de son cœur.

Ses yeux sont clairs et doux sans arrière-pensée,
Et sa robe la moule et ne fait pas de plis.

Mais son affection ne s’est jamais lassée,
Je sens que ma santé lui cause des soucis.

Devant le même feu, sous les rideaux semblables,
J’entends son même pas résonner dans la cour…
O bonheur quotidien, puissant, inexorable,
Fixe comme l’horloge et le coucher du jour !…

Jours heureux ! ô fardeau des âmes désireuses !
Jours heureux ! qu’à la fin vous répandez d’ennui !
Je songe à vos beautés, liaisons malheureuses,
Aux cris de désespoir des amants dans la nuit.

Je songe à vous, cliers soirs des trahisons anciennes,
Angoisses de l’attente aux rendez-vous manques,
Maîtresses d’un instant, maîtresses incertaines,
O cœurs inconscients, travestis et masqués.

Quand verrai-je paraître un destin moins servile,
Des yeux secs, une main s’échappant dans ma main,
Des sentiments nouveaux sur un visage hostile,
Le charme du refus et l’attrait du dédain ?…

(Les Lèvres et le Secret.)

MA SINCÉRITÉ

J’ai dit que j’étais lâche à l’idée de la mort,
Ingrat, faux et menteur pour tous ceux qui m’aimèrent…
Dans l’amitié, l’amour, malgré tous mes efforts
De ne penser qu’à moi j’ai senti la misère.
J’ai dit m’ètre exempté des devoirs et des lois,
Que j’ai pleuré, ayant un cœur de pitié vide,
Et que je fus toujours de mon bonheur avide,
Que j’ai pris mon plaisir sans scrupule et sans choix.
J’ai tout dit : le dégoût, l’ennui, la jalousie,
Celle que j’adorais, dont je m’étais lassé,
La femme avec son écœurante poésie…
La vie est médiocre, et j’ai crié : assez !…
Tout dire ! n’est-ce pas le fait d’une âme basse
Qui tire vanité même de ses défauts,
De même que le pitre est fier de sa grimace,
La femme de son fard et de ses rires faux ?


N’est-il pas dans le cœur fermé de l’hypocrite
Plns d’orgueil véritable et plus de dignité…
Pourquoi, puisque chacun sous un masque s’abrite,
Prodiguer le trésor de ma sincérité ?…

Qu’importe ! J’aime mieux montrer mon vrai visage,
Sa tristesse, les plis de la peau, sa laideur,
J’aime mieux mettre a nu, malgré son esclavage,
Sa fadeur, ses désirs et ses tares, mon cœur…

Si jusqu’aux buts secrets l’on s’applique à descendre,
Si l’on trie avec soin ses plus chers sentiments,
De même pour un feu brûlant depuis longtemps
Qui, bien que rouge encor, n’est plus qu’un tns de cendres..

On s’étonne de voir que ces éclats brillants,
Ces pensées oui semblaient faire de la lumière,
Ne sont à l’examen d’un regard clairvoyant
Que de pauvrcs débris, une triste poussière…

Ah ! parler est un peu salir ce que l’on aime !
Mais sans l’élan qui fait que l’on se donne à tous,
Sans ce frémissement de nos nerfs, de nous-mêmes,
Sans ce cri déchirant, au fond, que valons-nous ?…

Rien en moi n’est sacré, j’ai déchiré le voile.
Que l’homme vertueux se détourne de moi !
Je vois dans mon ciel pauvre et presque sans étoile
Un vrai morceau de bleu pour la première fois…

Gouttes de vérité qui tombez de nos âmes,
Mouvement spontané qui nous pousse aux aveux,
Libre don de soi-même aussi chaud que la flamme,
Vous êtes à jamais l’idéal que je veux.

Je parlerai tout haut sans respect et sans honte,
Ayant passé le temps enfantin du remords…
Je sais qu’il n’est d’amour que l’amour qu’on raconte,
Et que seul le silence a le goût de la mort…

(Les Lèvres et le Secret.)

GEORGES MARLOW

Bibliographie. — L’Ame en Exil (Daman, Bruxelles, 1895) ; — Des Vers, plaquette tirée à cinquante exemplaires (hors commerce, 1899).

M. Georges Mariow a collaboré à la Jeune Belgique, au Réveil de Gand, au Coq Rouge, à Durendal, à la Belgique Artistique et Littéraire, etc.

Né à Malines le 1»avril 1872, M. Georges Marlow, docteur en médecine depuis 1898, habite actuellement Uccle, près de Bruxelles. Après avoir donné des poèmes à diverses revues, il a publié en 1895 un recueil de vers, L’Ame en Exil.

« M. Georges Marlow est un poète de vieilles cloches et de nuances éteintes ; il est l’halluciné veilleur de lampes et le doux : faiseur de guirlandes. Il aime la tiédeur des dentelles, et ht charme conventuel des monastères l’attire. Ce n’est pas un rude et un sonore, comme le Verhaeren des Moines, mais un méditatif délicat et sensible, comme le sont un peu Max Elskamp et Henri Barbusse… M. Marlow a su tirer un parti peu banal et très charmant de l’octosyllabique. » (edmond Pilon.)

POUR UNE MÉCONNUE

Toi que je n’aime pas et qui pourtant m’es chère
Pour le stérile amour dont lentement tu meurs,
Pauvre âme si connue et toujours étrangère,
J’apporte ma détresse en offrande à tes pleurs.

Pâle sœur dédaignée, ô vierge taciturne,
Livrée au culte amer des vœux inaccomplis,
J’ai souvent évoqué, sous la voûte nocturne,
Ta jeunesse drapée en ta robe à longs plis.

Pitoyable au chagrin qui rongeait ma pensée,
Tu rougis de ton sang mes chemins ténébreux,

Consacrant sans regret ta tendresse offensée
À la rédemption de mon cœur malheureux,

« Regarde, disais-tu, je t’aime et je suis belle,
Ma vie est une rose éclose sous tes pas…
Ah î laisse-moi t’aimer, mon cher enfant rebelle ! »
Mais je baissais la tête et ne répondais pas.

Des pleurs nuançaient d’or tes grands yeux d’améthyste,
Et, bien que te sachant pour toujours loin de moi,
Tu chantais, exhalant ta céleste âme triste
Dans un hymne d’espoir qui cachait ton émoi.

(i Je t’aime… Je suis belle !… » Hélas ! ces mots suprêmes
Sur ta lèvre d’enfant me semblaient étrangers,
Et je te rejetais, plaintive sœur qui m’aimes,
Avec un geste las, tes rêves outragés.

Que m’importait le don d’un ineffable songe
Dont la pure clarté grandissait chaque jour,
Quand mon inquiétude éprise de mensonge
Se plaisait aux tourments d’un dérisoire amour !

Si tes yeux ont pleuré sur moi qui t’ai meurtrie,
Si ton ame a gémi sous mes doigts criminels,
Si j’ai semé d’effroi ta jeunesse fleurie,
Si j’ai marqué ton front de mes baisers cruels,

Si j’ai fui la douceur de ta lèvre bénie,
Si j’ai brisé ton cœur, si je l’ai blasphémé,
Gomme toi, j’ai connu cette grâce infinie
Et ce martyre affreux d’aimer sans être aime.

Mes rêves les plus chers, ma force, mon ivresse.
Les merveilleux espoirs qui s’éveillaient en moi,
Tout mon être exultant d’immortelle jeunesse,
Mes chants doux et pieux comme un acte de foi,

Les roses de ma vie et les lys de ma gloire,
Mon amour noble et pur comme un éphèbc Roi,
J’avais tout abdiqué sur l’autel illusoire
D’une enfunt dont l’orgueil brûlait le front étroit.

Elle a tout déchiré de sa fine main pale,
Se riant de mes fleurs et narguant ma chanson,

Fière de se sentir la Dalila fatale
Qui raille en l’enchantant le désir de Sam son.

Près d’elle, j’ai filé la laine fatidique
Dont elle recueillait les grêles écheveaux,
Pour m’étrangler à l’heure où mon cœur nostalgique
L’aurait voulu mener vers des destins nouveaux.

O volupté de vivre au milieu des larmes !
A ses pieds, bafoué, vilipendé, meurtri,
J’ai bien longtemps chanté sans regretter mes armes,
Heureux de la servir dès qu’elle avait souri.

Mais un soir, mon amour la fatiguant sans doute,
Sans un mot, dans la nuit qui tombait peu à peu,
Elle m’abandonna sur le bord de la route
Où tristement neigeait un clair de lune bleu.

Ai-je souffert loin d’elle ? Hélas ! le sais-je encore ?
Pourquoi j’ai survécu ? Je l’ignore toujours.
Comment après tant d’ombre une nouvelle aurore
Doucement vint fleurir le linceul de mes jours ?

O ma sainte Gardienne effacée et si pure,
Je ne puis te répondre, ayant tout oublié ;
Déjà le souvenir de l’ancienne blessure
Ne vient plus effleurer mon cœur pacifié.

Comme autrefois je chante et je bénis la vie,
Mais ma voix est plus grave, et parfois l’on dirait
Qu’aux bénédictions de mon ame ravie,
Comme un parfum vieilli, se mêle un long regret.

Tu souffres, chère Enfant : j’ai souffert : nos pensées,
Par delà cet amour qui nous brisa tous deux,
Silencieusement et les mains enlacées
Rêvent d’un clair pays où l’on serait heureux.

A quoi bon nous leurrer d’un mensonge fragile ?
Tu m’aimes… Puis-je encore aimer, quand lentement
S’effrite dans mon cœur l’idole aux pieds d’argile
Que tu crois noble, pure, éternelle, et qui ment ?

Poursuivons nos destins : toi, ma sœur, fuis les charmes
De l’amour embusqué sous ton bel avenir :
Prends mon pâle sourire et laisse-moi tes larmes,
Mon sourire, — û néant ! — tes pleurs, — ô souvenir !


CHANSON

O divin souvenir d’une enfance lointaine !
Là-bas, dans le cristal de l’air qui vibre un peu,
Flamme d’azur et d’or se précisant à peine,
Parmi les roses qu’elle effleure de sa traîne,
S’éveille une chanson douce comme un aveu.

Chanson claire, chanson des lèvres bien-nimécs
Qui se turent dans l’ombre exquise du passé
Avec les rêves d’or en allés en fumées
Et les espoirs dont les ailes se sont fermées
Sur les religieux secrets d’un cœur blessé.

Comme si le retour à l’antique demeure
Faisait frémir le pur esprit ressuscité,
Tour à tour la chanson sourit, soupire et pleure,
Historiant la fuite inflexible de l’heure
A la fois d’un peu d’ombre et d’un peu de clarté.

Elle sourit : Noël ! Des notes argentines
Frissonnent dans le ciel comme autant de baisers
Dont l’aube aurait fleuri des lèvres enfantines :
Mille cloches au loin semblent sonner matines,
Et sur les lys mille oiseaux bleus se sont posés.

Elle soupire : au loin les cloches se sont tues,
Et, las des lys fanés, tous les oiseaux ont fui…
La mousse écaille d’or le marbre des statues,
Et sur les troncs meurtris des forêts abattues
L’amour s’en vient baiser les lèvres de la Nuit.

Elle pleure : 6 détresse ! Entendez-vous dans l’ombre
Qui ronge avidement les lueurs du couchant,
Entendez-vous gronder la lourde cloche sombre ?
L’Amour rale, l’espoir se meurt, le rêve sombre,
Et l’âme erre parmi ses morts en trébuchant.

O^cruel souvenir d’une enfance lointaine !
Dans le cristal fêlé de l’air qui geint un peu,
Flamme rouge de sang se précisant à peine
Au fond de la vallée où la douleur l’entraîne,
S’éteint une chanson triste comme un adieu.


QUIÉTUDE

Un demi-jour tiède et charmant
Flotte autour de nous : tes mains blanches
Sont dans les miennes, et tu penches
Ton cœur vers mon cœur, doucement.

Tu me souris, et ton sourire
Révèle ton divin secret
Beaucoup mieux que ne le feraient
Les mots que tu pourrais me dire.

J’écoute en moi de claires voix,
De claires voix qui s’étaient tues,
Chanter les chansons ingénues
Dont je m’enchantais autrefois.

Pures voix d’enfance, voix chères
Des anges qui dans notre cœur
Viennent effeuiller du bonheur
Avec des caresses légères !…

Enfin me voilà réveillé I
Ma jeunesse n’était pas morte…
Regarde : elle m’ouvre la porte
D’un Paradis ensoleillé.

Dans tes yeux voici la lumière,
Dans ton àme voici l’Amour
Et dans mon cœur voici le jour,
Chère Enfant déjà familière…




JEHAN RICTUS





Bibliographie. — Les Soliloques du Pauvre (Société du Mercure de France, Paris, 1895) ; — Les Soliloques du Pauvre, édition de luxe, illustrée (Société du Mercure de France, Paris, 1897) ; — Doléances, nouveaux soliloques, édition illustrée (Société du Mercure de France, Paris, 1899) ; — Doléances, 2e édition illustrée (Société du Mercure de France, Paris, 1900) ; — Les Soliloques du Pauvre, 9e édition (Société du Mercure de France, Paris, 1901) ; — Cantilènes du malheur (P. Sevin et Rey, Paris, 1902 ) ; — Les Soliloques du Pauvre, dessins de Steinlen, édition augmentée de poèmes inédits (P. Sevin et Rey, Paris, 1903) ; — Fil de fer (Louis Michaud, Paris, 1906).

En préparation : Des Soliloques : L’Hiver (suite), Les Faunesses, L’Amour, Berceuse, C’que j’suis, C’que j’voudrais, Le Soliloque du Cogne, Pour endormir le Douloureux, Le Piège, Pourquoi ? Les P’tits Bouffis, Quoi faire ? La Blafarde, etc.


Jehan Rictus a collaboré à la Muse Française, à la Plume, aux Essais d’art libre, au Pierrot de Willette, à la Deuxième Pléiade de Brinn’Gaubast, au Mercure de France, à la Revue Septentrionale de Masseras, au Figaro, au Matin, à l’Écho de Paris, au Soir, etc.


Jehan Rictus, de son vrai nom Gabriel Randon, est ne à Boulogne-sur-Mer, en septembre 1867. « Sa vie n’a été qu’une longue, une affreuse lutte contre les réalités. Son caractère a conservé la hautaine fierté des souffrants orgueilleux : « À quoi bon, nous dit-il, entretenir les lecteurs des difficultés vitales des jeunes gens de lettres sans fortune ? »

« Élevé à Londres, puis en Écosse, M. Gabriel Randon fut de retour en France en 1877. « Depuis, j’ai vécu à Paris, où tout jeune, vers quinze ans, seul au monde, j’ai roulé, disparu, tribulé et produit comme j’ai pu. »

« Dès dix-sept ans, il s’essaya dans les jeunes revues : La Muse Française, La Plume, Les Essais d’Art Libre, Le Pierrot de Willette, La Deuxième Pléiade de Brinn’Gaubast, Le Mercure de France, La Revue Septentrionale de Masseras ; et aussi aux journaux : Le Figaro, du temps de Magnard, Le Matin, L’Écho de Paris, Le Soir. Mais tous ses « essais de poèmes », ses vers lyriques, telle sa Dame de Proue, semés de-ci, de-là, M. Gabriel Randon les considère comme des « bégaiements poétiques, dont les intentions « seules étaient bonnes ».

« M. Randon appartint quelque temps à l’administration de la Ville de Paris. Il connut alors Albert Samain, qui devint un de ses intimes. Il se lia aussi avec Dubus et Julien Leclercq, tous deux disparus. Enfin, il faut rappeler qu’il fut à Paris l’inventeur des Dictions poétiques, par une tentative sans lendemain à la Salle d’Harcourt, en 1892.

« L’époque a les poètes qu’elle mérite, » dit l’épigraphe des Doléances. Jehan Rictus débuta, en 1896, aux Quat’z-Arts, avec ses Soliloques du Pauvre, écrits dans cette langue faubourienne, si savoureuse, si triste, si gouailleuse, si éloquente et si pittoresque. « Mon désir, dit-il, ce fut d’émouvoir tous les hommes et d’appeler leur attention sur des colères et des douleurs — tellement réelles et tellement sincères ! — qu’on a l’habitude de mépriser[1]… »

L’œuvre de Jehan Rictus est certainement très haute ; elle est « un réquisitoire heureux contre l’iniquité des Forts et des Puissants, une leçon à l’usage d’une société soi-disant chrétienne, dont la conscience semble dormir en toute sécurité au milieu d’un bourbier. » (Georges Oudinot.)

Elle est profondément émouvante, parce qu’elle est vraie ; la douleur du poète est réelle ; elle nous gagne irrésistiblement. Ces poèmes de la misère, c’est la vie même des miséreux. Avec de pauvres loques de mots, débris innomables ramassés çà et là dans le ruisseau, Jehan Rictus fait — très simplement — de la Beauté.


[1]. A.-M. Gossez, Poètes du Nord (P. Ollendorff, Paris, 1902).


IMPRESSIONS DE PROMENADE


Quand j’pass’ triste et noir, gn’a d’quoi rire.
Faut voir rentrer les boutiquiers
Les yeux durs, la gueule en tir’lire,
Dans leurs comptoirs comm’ des banquiers.

J’les r’luque : et c’est irrésistible.
Y s’caval’nt, y z’ont peur de moi,
Peur que j’leur chopp’ leurs comestibles,
Peur pour leurs femm’s, pour je n’sais quoi.

Leur conscienc’ dit : « Tu t’soign’s les tripes,
Tu t’les bourr’s à t’en étouffer,
Ben, n’en v’là un qu’a pas bouffé ! »
Alors, dame ! euss y m’prenn’nt en grippe !

Gn’a pas ! mon spectr’ les embarrasse,
Ça leur z’y donn’ comm’ des remords :
Des fois, j’plaqu’ ma fiole à leurs glaces,
Et y d’viennent livid’s comm’ des morts !

Du coup, malgré leur chair de poule,
Y s’jett’nt su’ la porte en hurlant :
Faut voir comme y z’ameut’nt la foule
Pendant qu’Bibi y f… son camp !

« Avez-vous vu ce misérable,
Cet individu équivoque ?
Ce pouilleux, ce voleur en loques
Qui nous r’gardait croûter à table ?

« Ma parole ! on n’est pus chez soi,
On n’peut pus digérer tranquilles…
Nous payons l’impôt, gn’a des lois !
Qu’est-c’ qu’y font donc, les sergents d’ville ? »

J’suis loin, que j’les entends encor :
L’vent d’hiver m’apport’ leurs cris aigres.
Y piaill’nt, comme à Noël des porcs,
Comm’ des chiens gras su’ un chien maigre !

Pendant c’temps, moi, j’file en silence,
Car j’aim’ pas la publicité ;

Oh ! j’connais leur état d’ santé,
Y m’ f’raient foutre au clou… par prudence !

Comm’ ça, au moins, j’ai l’ bénéfice
De m’ répéter en liberté
Deux mots lus su’ les édifices :
« Égalité ! Fraternité ! »

Souvent, j’ai pas d’aut’ nourriture :
(C’est l’ pain d’ l’esprit, dis’nt les gourmets.)
Bah ! l’Homme est un muff’ par nature,
Et la Natur’ chang’ra jamais.

Car, gn’a des prophèt’s, des penseurs
Qui z’ont cherché à changer l’Homme.
Ben quoi donc qu’y z’ont fait, en somme,
De c’kilog d’ fer qu’y nomm’nt son Cœur ?

Rien de rien… même en tapant d’ssus
Ou en l’prenant par la tendresse
Comm’ l’a fait Not’ Seigneur Jésus,
Qui s’a vraiment trompé d’adresse :

Aussi, quand on a lu l’histoire
D’ ceuss’ qu’a voulu améliorer
L’ genre humain…, on les trait’ de poires ;
On vourait ben les exécrer :

On réfléchit, on a envie
D’ beugler tout seul « Miserere »,
Pis on s’ dit : Ben quoi, c’est la Vie !
Gn’a rien à fair’, gn’a qu’à pleurer.

(Les Soliloques du Pauvre.)


LE REVENANT

FRAGMENT


Des fois je m’ dis, lorsque j’ charrie
A douète… à gauche et sans savoir
Ma pauv’ bidoche en mal d’espoir,
Et quand j’ vois qu’ j’ai pas l’ droit d’ m’asseoir
Ou d’ roupiller dessus l’ trottoir
Ou l’ macadam de « ma » Patrie,


Je m’dls : " Tout d’mem’, sl qu’y r’viendrait ! "

Qui ça ?... Ben quoi ! vous savez bien.

Eul’ l’trimardeur galiléen,

L’Rouquin au cur pus grand qu’la Vie !

Si qu’y r’viendrait ! Si qu’y r,iendrait !

L’Homm’ Bleu qui marchair su’ la mer

Et qu’était la Foi en balade :

Lui qui pour tous les malheureux

Avait plutot sous l’téton gauche

En faon d’coeur... un Douloureux

(Preuv’ qu’y guerissait les malades

Rien qu’at les voir dans l’blanc des yeux,

C’qui rendait les md’cins furieux).

Le gas qu’en a fait du joli

Et qui pour les muffs de son temps

N’tait pas toujours des pus polis !

Car y disait à ses Apôtres :

"Aimez-vous ben les uns les autres,

Faut tous èt’ copains su’ la Terre,

Faurait voir/ c’qu’y gn’ait pus d’guerres

Et voir/ n’pus s’buter dans l’nez,

Autrement vous s’rez tous damnés. )"

Et pis encor :

"Malheur aux riches !

Heureux les poilus sans pognon ;

Un chameau s’enfil’rait ben mieux

Par le petit trou d’eune aiguille

Qu’un fiche n’entrerait aux cleux !

Si qu’y r’viendrait... si qu’y r’viendrait

Quiqu’ jour comm' ça sans crier gare,

En douce, en pénars, en marlolle,

De Montsouris à Batignolles,

Non d'un nom! Qué coup d’Trafalgar !

Eh ben ! moi... hier, j'lai rencontré


Après menuit, au coin d’eun’ rue,


16

278 Anthologie des poètes français

Incognito comm’ les passants

Des tifs d’argent dans sa perrugue

Et pour un Guieu qul s’paye eun’ fugue,

y n’tait pas resplendissant


I1 est v'nu su moi et j'y ai dit :

<< Bonsoir... te v’la? Comment, c’est tol ?

Cornroe on s’rencontr’... N’en v’la d’eun’ chance !

Tu m’pat’s... t’es sortl d’ta Croix ?

Ca n’a pas d t’ trs facile...

en... ça fait rien, va.., malgré l’froid,

Malgré que j’soy’ sans domicile,

J’suis .content d’fair’ ta connaissance.


g C’est vraiment toi... gn’a pas d’erreur !

Bon sang d’bon sang... n’en v’la d’eun’ tulle !

Qu chahut demain dans Paris

Oh ! 1, qu bouzin d’voleurs :

Les jornaux vont s’vend’ par cent mille !

- Eud’mandez : LE R’TOUR D’JESUS-CHRIST !

- Faut voit : e L’ARRIVEE DU SAUVEUR !


(( Ho ! tas d’gouapeurs ! H pauv’s morues ;

Sentinell’s des miséricordes,

vous savez pas, vous savez pas ?

(gn’a d’quoi se l’estraire et s’la morde ;)

Rappliquez chaud ! Gn’a l'fils de Dieu

Qui vient d’dgringoler des cieux

Et qui comme aut’fois est sans pieu,

Su’ l’pavé... quoi... sans feu ni lieu,

Comm’ nous les muffs, comm’ vous les Grues !!


(Chut ! fermons ça... v’la les agents

T’entends leur pas... intelligent ?

y s’charg’raient d’nous trouver eun’ turne.

(Viens par ici... pet ! crucifié.)

Tu sais... faurait pas nous y fier.

Deja dans l’squar’ des Oliviers,

Tu as fait du tapag’ nocturne ;


-- Aujord’hui... ca s’rait l’mem’ tabac,

Autrement dit, la meme histoire,

Et je n’te crois pus l’estomac

De r’subir la scèn' du Prétoire! JEHAN RICTUS 279


Viens ! que j’te r’garde... ah cormm’ t’es blanc !

Ah ! comm’ t’es pàl’... comme t’as l’air triste.

(T’as tout fat l’air d’un artiste !

D’un d’ces poireaux qui font des vers

Malgré les conseils les pus sages,

Et qu’les bourgeois guign’nt de travers,

Jusqu’à c’qu’y fass’nt un rich’ mariage )

Ah ! comm’ t’es pàle... ah comm’ t’es blanc !

Tu guerlott’s, tu dis rien... tu trembles.

(T’as pas bouffé, sur... ni dormi !)

Pauv’ vieux, va... sl qu’on s'rait amis,

Veux-tu qu’on s’assoy’ su’ un banc,

Ou veux-tu qu’on s’balade ensemble ?...

Ah comm’ t’es pale... ah comm’ t’es blanc !

T’as toujours ton coup d’lingue au flanc ?

De quoi... a saign’nt encor tes plaies ?

Et tes mains... s pauv’s mains trouées

Qui c’est qui les a déclouées ?

Et res pauv’s pieds nus su’ l’bitume,

Tes pieds à jour... percés au fer,

Tes pieds crevés font courant d’air.

Et tu vas chopper un bon rhume

Ah comm’ t’es pale... ah comme t’es blanc !

Sais-tu qu’t'as l’air d’un revenant,

Ou d’un clair de lune en tournée ?

T’es maigre et t’es dégringandé :

Tu d’vais et’ comme ça en Jude

Au temps ou tu t’proclamais Roi

A present t’es comme en farine.

Tu dois t’en aller d’la poitrine,

Ou ben... c’est ell’ qui s’en va d’toi

Quèqu’ tu viens fair’ ? T’es pas marteau ?

D’ou c’est qu’t'es v’nu ? D’en bas, d’en haut ?

Quelle est la rout’ que t’as suivie ?

C’est-y qu’tu recommenc’rais ta vie ?

Es-tu venu sercher du cravail ?

Ben... t’as pas d’vein’, car en c’moment.

Mon vieux, ren n’va dans l’batiment.

(Pis, tu sauras qu’su’ nos chantiers

On veut pus voir les étrangers !)

— Quoi tu pens’s de not’ Société ?
Des becs de gaz… des électriques.
Ho ! N’en v’là des temps héroïques !
Voyons ? Cause un peu ? Tu dis rien !
T’ es là comme un paquet d’ rancœurs.
T’ es muet ? T’ es bouché, t’ es aveugle ?
Yaou… ! T’ entends pas ce hurlement ?
C’est l’ cri des chiens d’ fer, des r’morqueurs,
C’est l’ cri d’ l’Usine en mal d’enfant,

C’est l’ Désespoir présent qui beugle !
. . . . . . . . . . . . . . . . .

(Les Soliloques du Pauvre.)


JASANTE[5] DE LA « VIEILLE »


Tu ne tueras point.

Bonjour… c’est moi… moi ta m’man
J’ suis là, d’vant toi au cèmetière.
(Aujord’hui y aura juste un an,
Un an passé d’pis… ton affaire.)

Louis ?
Mon petit… m’entends-tu seul’ment ?
T’entends-t’y ta pauv’ moman d’ mère ?
Ta « Vieill’ », comm’ tu disais dans l’ temps.

Ta Vieill’, qu’alle est v’nue aujord’hui
malgré la bouillasse et la puïe,
et malgré qu’ ça soye loin, Ivry.

Alorss… on m’a pas trompée d’ lieu ?
C’est ben ici les « Condamnés » ?
C’est là qu’ t’es d’pis eun’ grande année ?
Mon dieu mon dieu ! Mon dieu mon dieu !

Et où donc ? Où c’est qu’on t’a mis ?
D’ quel côté… dis-moi mon ami ?
C’est plat et c’est nu comm’ la main….


Ya pas eun’ tomb’, pas un bout d’ croix !
Ya rien qui marqu’ ta fosse à toi,
pas un sign’, pas un nom d’ baptême,
et rien non pus pour t’abriter….

(J’ dis pas qu’ tu l’as point mérité
Mais pour eun’ mèr’, c’est dur tout d’ même !)

Louis, tu sais, faut que j’ te confesse ;
De d’pis un an,… d’pis… ton histoire
j’ suis pus tournée qu’aux idées noires
et j’ai l’ cœur rien qu’à la tristesse.

Aussi preusent j’ suis tout’ sangée,
j’ suis blanchie, courbée, ravagée
par la honte et par le tourment ;
si tu pourrais m’ voir à preusent
tu m’ donn’rais pus d’ quatre-vingts ans.

Et pis j’ai eu ben d’ la misère,
(ça m’a fait du tort tu comprends !)
Quand qu’on a su qu’ j’étais ta mère,
j’ai pus trouvé un sou d’ouvrage,
on m’a méprisée dans l’ quartier
et l’a fallu que j’ déménage.

Depis… dans mon nouveau log’ment
j’ vis seule… ej’ peux pas dir’ comment,
comme eun’ dormeuse, eun’ vraie machine ;
j’ cause à personn’ de not’ malheur.
j’ pense à toi et tout l’ jour je pleure,
mêm’ quand que j’ suis à ma cuisine.

L’ matin, ça m’ prend dès que j’ me lève ;
j’ te vois, j’ te caus’… tout haut… souvent,
comm’ si qu’ tu s’rais encor vivant !
J’ mang’ pus… j’ dors pus, tant ça m’ fait deuil
et si des fois j’ peux fermer l’œil,
ça manqu’ pas, tu viens dans mes rêves.

C’te nuit encor… j’ t’ai vu… plein d’ sang,
tu t’nais à deux mains ta pauv’ tête
et tu m’ faisais — « Moman ! Moman ! »
Mais moi j’pouais rien pour t’aider ;

Moi j’étais là à t’arr’garder
Et j’ te tendais mon tabellier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pens’ Louis, dans l’ temps, quand t’étais p’tit,
qui qu’aurait cru,… qui m’aurait dit
qu’ tu finirais comm’ ça un jour
et qu’ moi… on m’ verrait v’nir ici !

quand t’étais p’tit t’étais si doux !

À c’t’ heur’ j’arr’vois tout not’ passé,
lorsque t’allais su’ tes trois ans
et qu’ ton Pepa m’avait quittée
en m’ laissant tout’ seule à t’él’ver !

Comme ej’ t’aimais, comme on s’aimait,
qu’on était heureux tous les deux,
malgré des fois des moments durs
où y avait rien à la maison.
Comme ej’ t’aimais, comme on s’aimait,
c’était toi ma seul’ distraction,
mon p’tit mari, mon amoureux.

C’est pas vrai, est-c’ pas ? C’est pas vrai
tout c’ qu’on a dit d’ toi au procès ;
su’ les jornaux c’ qu’y avait d’écrit,
ça n’était ben sûr qu’ des ment’ries…

Mon P’tit à moi n’as pas été
si mauvais qu’on l’a raconté !

(Sûr qu’étant môm’, comm’ tous les mômes,
t’étais des fois ben garnement,
mais pour crapule… on peut pas l’ dire !)

T’étais si doux et pis… si beau…
meugnon peut-êt’ mais point chétif,
à caus’ que moi j’ t’avais nourri ;
t’étais râblé, frais et rosé,
t’étais tout blond et tout frisé
comme un amour, comme un Agneau…

(J’ai cor de toi eun’ boucle ed’ tifs
Et deux quenott’s comm’ deux grains d’ riz.)
Mon plaisir, c’était l’ soir venu,

avant que d’ te mette au dodo,
De t’ déshabiller tout « entière »,
tant c’était divin d’ te voir nu :

et j’ t’admirais, j’ te cajolais,
j’ te faisais « proutt » dans ton p’tit dos,
et j’ te bisais ton p’tit darrière…

(j’ t’aurais mangé si j’aurais pu)

Et toi… t’étais si caressant
et rusé… et intelligent…
Oh ! intelligent, fallait voir,
pour c’ qui regardait la mémoire
t’apprenais tout c’ que tu voulais…
tu promettais, tu promettais….

J’en ai-t-y passé d’ ces jornées
durant des années, des années,
à turbiner pir’ qu’un carcan
pour gagner not’ pain d’ tous les jours
et d’ quoi te garder à l’école,

et… j’en ai-t-y passé d’ ces nuits,
(toi, dans ton p’tit lit endormi)
à coude auprès de l’abat-jour
jusqu’à la fin de mon pétrole !

Des fois, ça s’ tirait en longueur ;
mes pauv’s z’yeux flanchaient à la peine,
alorss… en bâillant dans ma main
j’écoutais trotter ton p’tit cœur
et souffler ta petite haleine…

(et rien qu’ ça m’ donnait du courage
pour me r’mett’ dar’-dare à l’ouvrage
qu’y m’ fallait livrer le lend’main.)

Que d’ fois j’ai eu les sangs glacés
ces nuits-là… pour la moindre toux ;
j’avais toujours peur pour le croup,

grâce au mauvais air du faubourg
où nous aut’s on est h’entassés.

Ah ! dir’ qu’ t’es là-d’ssous à preusent
par tous les temps qu’y neige ou pleuve !
(Vrai ! Qué crèv’-cœur ! Qué coup d’ couteau !
on m’a ratissé mon château,
on m’a esquinté mon chef-d’œuvre.)

T’ rappell’s-tu, quand tu t’ réveillais,
le croissant chaud, l’ café au lait ?
T’ rappell’s-tu comme ej’ t’habillais ?

Eh ! ben, pis nos sorties l’ Dimanche,
tes beaux p’tits vernis… ta rob’ blanche…
T’étais si fin, si gracieux,
tu faisais tant plaisir aux yeux
qu’on voyait les genss s’arr’tourner
pour te regarder trottiner.

Ah ! en c’ temps-là,… dis mon Petit,
de qui c’est qu’ t’étais la fifille,
l’amour, le trésor, le Soleil !
De qui c’est que t’étais l’ Jésus ?

De ta Vieille est-c’ pas, de ta Vieille ?

Qui faisait tes quatr’ volontés,
qui t’a pourri, qui t’ a gâté,
qui c’est qui n’ t’a jamais battu ?
Et l’année d’ ta fluxion d’ poitrine,
qui t’as soigné, veillé,… guéri ;

c’est-y moi ou ben la voisine ?

Et à présent qu’ te v’là ici
comme un chien crevé, eune ordure,
comme un fumier, eun’ pourriture,
avec la crêm’ des criminels,

Qui c’est qui malgré tout vient t’ voir ?
Qui qui t’esscuse et qui t’ pardonne ?
Qui c’est qu’en est la pus punie ?
C’est ta Vieill’, tu sais, ta fidèle,
ta pauv’ vieill’ loqu’ de Vieill’ vois-tu !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais j’ bavarde, moi, j’us’ ma salive ;
la puïe cess’ pas, la nuit arrive ;
faut que j’ m’en aill’ moi… il est l’heure,
maint’nant c’est si loin où j’ demeure.

Et pis quoi… qu’est-c’que c’est qu’ce bruit ?
On croirait de quéqu’un qui s’plaint !…
On jur’rait de quéqu’un qui pleure…
Oh ! Louis… réponds, c’est p’t-êt’ ben toi
Qui t’fais du chagrin dans la Terre !

Seigneur ! Si j’allais cor te voir
Comme c’te nuit dans mon cauch’mar !
(Tu vourais pas m’fair’ cett’ frayeur ?)

Oh ! Louis… si c’est toi… tiens-toi sage,
Sois mignon… j’arr’viendrai bentôt…
Seul’ment… fais dodo… fais dodo,
Comme aut’fois dans ton petit lit,
Tu sais ben… ton petit lit cage…

Chut ! c’est rien qu’ça… pleur’ pas… j’te dis.
Fais dodo, va… sois sage… sage,
Mon pauv’ tout nu… mon malheureux,
Mon petiot… mon petit petiot.

(Cantilènes du Malheur.)




ANDRÉ RIVOIRE

Bibliographie. — Les Vierges, poésies, avec une préface de Sully Prudhomme (Leraerro, Paris, 1895) ; — Berthe aux grands pieds (Lemerre, Paris, 1899) ; — Le Songe de l’Amour, poésies (Lemerre, Paris, 1900) ; — La Peur de souffrir, pièce en un acte, en prose, représentée le 11 décembre 1899 sur la scène du Théâtre Antoine ; — Le Chemin de l’Oubli, poésies (Lemerre, Paris, 1904) ; — La Petite Princesse, utf acte en vers, reçu à la Comédie française ; — Le Songe de l’Amour, nouvelle édition, augmentée de dix poèmes (Lemerre, Paris, 1906) : — Il était une bergère…, pièce en vers, couronnée par la Société des Idées du Père Gibus (1906).

En Préparation : quelques œuvres dramatiques en prose et en vers.

M. André Rivoire a collaboré à divers quotidiens et périodiques. Il est, depuis 1897, secrétaire de la rédaction de la Revue de Paris.

M. André Rivoire, né à Vienne (Isère) le 5 mai 1872, fit ses premières études au lycée de Lyon, puis les continua à Paris, au lycée Henri IV.

Après avoir pris son diplôme do licencié ès lettres, il publia à vingt-trois ans son premier volume de vers, Les Vierges, « poème d’un caractère chaste, extatique et comme sacré et qui célèbre ce qu’il y a de plus suave au monde, la jeunesse dans sa plus exquise floraison. L’hommage rendu ici à la jeune fille est compose d’admiration, de tendresse et de pitié. C’est un culte par ce sentiment complexe ; c’en est un surtout par la distance presque infinie que la hauteur des aspirations du poète semble maintenir toujours entre l’idolo et le croyant ; la mélancolie do l’inaccessible y respire… Il semble que nul mot, au gré de l’auteur, ne soit assez neuf, assez, frais, ni aucune musique assez enchanteresse pour s’assortir à sa vision éthérée. Aussi son vers est-il sans relâche en garde contre la banalité ; mais il est si ému que la préciosité ne s’y glisse pas. Il ne vise qu’à la distinction, et il lui suffit d’être sincère pour y atteindre… » — « L’auteur est arrivé à peindre des états d’âme extrêmement nuancés avec les ressources traditionnelles de la versification. » (Sully Prudhomme.)

Dans Le Songe de l’Amour, paru en 1900, sept ans après Les Vierges, il y a l’expérience de l’homme que l’amour a fait souffrir : « Ce sont ici des vers do l’amour, de plusieurs amours qui n’en sont qu’un, à cause du poète qui en ressentit la joie inquiète, réticente et farouche, se donnant et se reprenant avec une égale bonne foi et une égale fierté d’indépendance ; s’il a souffert, il n’a pas fait souffrir ; et, sans être dupe outre mesure du songe qu’il s’était créé, il a voulu en perpétuer l’illusion, parce qu’elle était noble, cruelle et douce. En plein émoi sensuel, il a réservé toute une part close de sa vie :

Tes bras mystérieux ne sont pas un collier,
Kt notre vie à deux reste une solitude.

Puis il s’est abandonné à réfléchir sa profonde douleur dans le miroir amer d’une autre âme blessée comme la sienne. Toujours entre lui et les diverses formes de femmes devinées à travers ses poèmes, un être un peu fictif s’interpose et se substitue, plus âpre et plus incertain. Il n’est point aisé de déterminer le genre de plaisir que l’on éprouve au commerce de ces poèmes très simples et très compliqués… » (pierre Quillard.)

Dans les derniers vers de M. André Ri voire, qui sont d’un artiste singulièrement délicat, il y a comme un regret d’illusions perdues, de rêves déçus.

MINUETTO

La Yierge, au piano, rêve dans l’ombre exquise ;
Un rayon rose et bleu tremble à ses doigts fluets ;
Et sa langueur se berce au chant des menuets,
Qui ressuscite en elle une âme de marquise.

Dans le boudoir, où traîne un charme suranné,
Dont le regret confus peuple sa solitude,
Elle sourit, sans trouble et sans inquiétude,
Au rêve que ses doigts câlins ont égrené.

Puis, voici qu’à genoux, sans effrayer ses lèvres,
De beaux seigneurs musqués l’effleurent galamment
D’un hommage, discret comme un chuchotement,
Et sa candeur s’effeuille en des sourires mièvres.

(Les Vierges.)

LE SACHET

Les bois dorment, là-bas, sous leur mante aux plis lourds
Le soir tombe ; et le ciel s’affaisse en neiges lentes ;
Et, dans la bonne paix des blancheurs somnolentes,
La Vierge s’est blottie aux tiédeurs du velours.

Elle rêve, et tressaille aux frissons des veilleuses
Qui font courir aux murs leur fantôme léger ;
Tout l’essaim blanc des souvenirs semble neiger
En ses yeux éblouis de candeurs merveilleuses.

Et toujours chante en elle un page de satin,
Qui, doucement, s’éplore en promesses câlines ; —
Car, dans l’ombre, oublié parmi des mousselines,
L’âme des printemps morts fuit d’un sachet lointain.

(Les Vierges.)

PALE ET LENTE, SI PALE
EN SA ROBE D’ÉTÉ…

Pâle et lente, si pâle en sa robe d’été,
Si lente en ses langueurs, oh ! si pâle et si lente,
Elle va promenant sa douleur nonchalante,
Par les prés sans parfum, sous le ciel sans clarté.

Et voici qu’en son cœur, serré d’une agonie,
L’adieu d’un cor se traîne en de mornes abois…
Oh ! s’en aller ainsi, quand les feuilles des bois
S’entassent, pour mourir, parmi l’herbe jaunie !

Mourir aussi, mourir avec les feuilles d’or,
Dans la douceur et la tristesse de l’automne,
En écoutant pleurer la bise monotone,
Sourire au soir qui tombe, et rêver qu’on s’endort !

(Les Vierges.)

PAYSAGE

Reste ainsi près de moi, sur les vers que j’écris
Penchant ta grâce fine et ton frêle visage :
J’évoque dans tes yeux l’âme d’un paysage
Qui dort frileusement sous un pan de ciel gris.

C’est peut-être en Islande et peut-être en Norvège,
En un pays du Nord que je sens très lointain ;
Le paysage a froid dans un jour presque éteint,
Et les choses ont l’air d’attendre de la neige.

Nous sommes lù tous deux, vagues. Nous nous aimons.
Je ne sais rien de plus, je ne puis rien te dire,
Sinon que j’entrevois un peu de ton sourire,
Et qu’une brume, au loin, tremhle au contour des monts ;

Et que c’est un décor de teinte monotone
Qui s’harmonise avec tes yeux irrésolus,
Et qui n’est pas encore, et qui pourtant n’est plus,
Ni tout à fait l’hiver, ni tout à fait l’automne.

L’heure même, indécise autant que la saison,
Ou n’est pas encor claire, ou n’est pas encor sombre ;
Il peut sortir du jour, il peut sortir de l’ombre
Du crépuscule lent qui traîne à l’horizon.

D’où vient que nous avons au cœur la nostalgie
D’un lever de soleil ou d’étoiles ? Hélas !
Quel vain désir nous presse, et sommes-nous donc las
De la pénombre où notre amour se réfugie ?

Hors de nous comme en nous, n’avions-nous pas rêvé
Cette exquise douceur des molles demi-teintes,
Cette cendre qui tombe à nos âmes éteintes,
Ce calme, après l’effort, du cœur qui s’est trouvé ?

Regarde, la bonté des choses nous accueille,
Et, comme nous, dolente en ce pâle décor,
La sensibilité d’un lac frissonne encor
Le long des bois flétris qui meurent feuille ù feuille.

Un peu de vent tressaille aux pentes du coteau.
Il fait froid. Dans le gris du ciel qui s’y reflète,

Ainsi qu’un arbre mort qui mire son squelette,
Veux-tu que nous penchions notre ùme sur cette eau ?

(Le Songe de l’Amour.)

PLUS TARD

Parfois, je t’imagine avec des cheveux blancs,
Avec un petit corps vieilli qui se dérobe,
Et qui s’indique ù peine aux plis que fait la robe ;
Ta main sur moi se pose en gestes indolents.

Mais ton visage ancien transparaît sous les rides ;
Tes yeux ont survécu limpides et fleuris,
Tu ne regrettes rien, puisque tu me souris
Sous ton petit bonnet de tulle à larges brides.
Nous aimons respirer de lointaines odeurs ;
Le temps nous a guéris du désir et des fièvres.
Toute parole est pure en passant par tes lèvres ;
Même nos souvenirs ont d’exquises pudeurs.
Le monde autour de nous s’apaise et s’atténue ;
Les couleurs et les bruits, tout se voile et s’éteint.
Chaque jour notre corps nous semble plus lointain.
Je te vois telle enfin que je t’ai méconnue.
Comme nous étions fous ! Que de baisers perdus !
Nos âmes d’autrefois étaient deux étrangères,
Et ne cherchaient dans les étreintes passagères
Qu’un égoïste espoir de frissons éperdus.
Dans le fauteuil où la vieillesse nous enchaîne,
Purs et libres de tout ce qui nous séparait,
Le meilleur de notre âme à présent s’apparaît,
Et nous nous comprenons devant la mort prochaine.

(Le Songe de l’Amour.)

PETITE RUE

C’est une rue étroite avec d’humbles maisons
Dont la pluie a verdi de lèpres les façades,
Des chambres d’ouvriers aux fenêtres maussades
Où vit le sourd regret des larges horizons.


Car voici que, dos l’aube, avec des forces neuves,
En se frottant les yeux les hommes sont partis.
Doucement, pour ne pas éveiller les petits,
Et tout le long du jour les femmes seront veuves.

Elles vivent ainsi, courbant la tête aux jougs
Des au s’.ères devoirs que le matin ramène,
Rêvant d’herbe et d’azur au bout de la semaine,
Comme un petit enfant rêve de beaux joujoux.

Toutes, leurs derniers-nés pendus après leurs manches,
Sur des labeurs sans trêve usent leurs yeux rougis,
Tristes sœurs de misère, esclaves du logis,
Pour qui le temps vécu se résume en dimanches.

Mieux que le nourrisson qui crie en son berceau,
Des serins et des fleurs sont leurs amis fidèles :
Car d’instinct les enfants, qui languiraient près d’elles,
En sortant de leurs bras descendent au ruisseau.

Pêle-mêle, ils sont lu, les garçons et les filles ;
Près des flaques où l’eau pendant des mois croupit,
Avec des cris aigus barbote et s’accroupit
Tout ce peuple fangeux de bambins en guenilles.

D’avance résignés, calmes, insoucieux,
Aux promesses des coups qui pleuvent des croisées,
Ils lèvent seulement leurs têtes amusées
Où fleurit la candeur paisible de leurs yeux.

Quelque vieille en haillons, dévouée à leur garde,
Par honte de manger sans payer son écot,
Tout en hâtant l’aiguille aux inailles du tricot,
Sur le bord du trottoir, placidement, regarde.
Parfois, comme une aumône à ses membres perclus,
Voici qu’un pan de ciel au long des toits s’azure
Et coule aux murs heureux de la vieille masure
La pitié d’un rayon qu’elle n’espérait plus.

Et d’en haut, tout à coup, les femmes consolées,
S’avisant que la cruche est vide pour le soir,
Avec du rire au coin des yeux viennent s’asseoir
Dans le soleil qui flambe aux portes des allées.
On s’assemble, on s’attarde, on ne se souvient plus
Des doigts rugueux et las qu’ont meurtris les piqûres,

De l’ouvrage qui presse, et des chambres obscures
Où la poussière abonde aux planchers vermoulus.

Le soleil tiède et bon s’épanouit en elles ;
Et lorsque rentreront les hommes alourdis,
Elles auront ce soir, dans l’ombre du taudis,
Un grand besoin d’aimer et d’être maternelles.

[Le Songe de l’Amour.

COMPLAINTE

Ce n’est pas toi que je regrette,
C’est le rêve par toi déçu,
Mon cœur jeune et la foi secrète
Que je gardais à mon insu.

Je ne t’en veux pas, je devine…
Ton désir vain s’est effeuillé…
Je t’ai faite en moi trop divine,
Je me suis trop agenouillé.

Tu n’étais qu’une pauvre femme…
Je te croyais naïvement
Endormie au fond de ton âme,
Comme la Belle au bois dormant.

Et je me disais que sans doute
Je te réveillerais, un jour,
Neuve comme autrefois et toute
Ressuscitée à mon amour…

Mais c’est en vain que je t’apporte
L’espoir d’un suprême printemps :
La Belle au bois dormant est morte,
Elle avait dormi trop longtemps.

(Le Chemin de l’Oubli.)

RAYMOND DE LA TAILHÈDE

Bibliographie. — De la Métamorphose des Fontaiues, poème, suivi des Odes, des Sonuets et des Hymues (Bibliothèque Artistique ot Littéraire, Paris, 1895).

En Préparation : Orphée, Promcthée et divers poèmes ; une adaptation de VAjax do Sophocle.

M. Raymond de La Tailhède a collabore aux Chroniques (1887), à UPlume (1889-1899), à Vers et Prose (1905, 1906), etc.

IL Rayinond-Pierrc-Joseph Gagnubé de La Tailhède, d’une ancienne famille du Roncrgue, est né le 14 octobro 1867 à Moissac (Tarn-et-Garonne). Il passe dans sa ville natale les années de son enfance et vient ensuite, élève du Collège Stanislas, faire ses études à Paris.

De retour à Moissac, il entre en relation avec Jules Tellier, alors professeur de rhétorique au collège de cette ville. Celui-ci, de peu d’années plus âgé, remarque chez M. Raymond de La Tailhède les plus heureuses dispositions poétiques ; il en favorise le développement, il prend plaisir à les mettre en lumière.

C’est avec Jules Tellier que M. Raymond de La Tailhède revient à Paris en 1887. MM. Maurice Barrés et Charles Le Goffic se joignent à Cuk pour assurer la publication d’une revue littéraire : Les Chroniques. i

M. Charles Maurras a rapporté quelques circonstances des débuts du jeune poète : « M. de La Tailhède vit le vieil auteur des Poemes Barbares lut sourire complaisamment, et au même moment Paul Verlaine forgeait un sonnet tout exprès pour conter aux échos comment lui était arrivé ce jeune frère :

Un jour que la nature avait fait de bons rêves,
Elle vit s éveiller Raymond de La Tailhède… »

Et M. Jean Moréas l’appelait : « Gentil esprit, l’honneur des Muses bien parées. »

Quelques voyages avec Jules Tellier complètent cette première partie de lu vic de M. Raymond de La Tailhède, qui, à la mort de son ami (1889), réunit ses œuvres éparscs et en donna l’éditiou connue sous le titre de Reliques de Jules Tellier.

Mais une nouvelle période d’activité littéraire s’ouvre pour M. de La Tailhède. Il s’attache à M. Jean Moréas, rencontré auparavant et depuis longtemps admiré, et il le reconnaît pour son maître. A ses côtés et de concert avec MM. Maurice du Plessys, Charles Maurras et Eruest Raynaud, il participe à la formation de l’Ecole romane marquée à son aurore par la manifestation célèbre à laquelle donne lieu, en 1891, l’apparition du Pèlerin passionné.

En 1895, M. de La Tailhède publie un recueil, De la Métamorphose des Fontaiues, dans lequel sont appliquées les « nouvelleslois de la poésie lyrique ». Après un studieux séjour aux champs, qui fait dire à M. Anatole France : « Haymond de La Tailhède vit seul à Moissac, parmi ses livres, possédé de rêveries lentes qui deviennent parfois des poèmes », — M. do La Tailhède rentre à Paris, où il prépare des œuvres de large envergure et d’une forme toujours plus accomplie. Sou prochain volume devers renfermera notamment deux poèmes à la réalisation desquels il a consacré plusieurs années : Orphée et Prométhée.

SONNET

A UN PETIT ENFANT

Toi qui rêves toujours, ne parlant pas encorer
Petit enfant roynl par le bleu de tes yeux,
Vois-tu la flamme orientale de l’aurore
Qui se lève sur ton sommeil silencieux ?

Vois-tu toute la mer périlleuse et joyeuse ?
De lourdes visions émergent des brouillards
A travers la lueur d’une lune frileuse,
Et de grands cavaliers portent des étendards…

Si, dans la nuit ou dans le jour, lorsque tu rêves,
Tu vois ce ciel doré, si tu vois cette mer,
Aux heures des douleurs tes douleurs seront brèves-.

Quand la vie aura fait ton esprit plus amer,
Tu te rappelleras ces fantômes magiques
Pour t’endormir au souvenir de leurs musiques.
1887.


DOULEUR

Sion, Sion, ville des veuves douloureuses,
Les hommes, sur nous deux, dans leur haine, ont jeté,
Funèbre floraison de roses ténébreuses,
Leur malédiction, ô royale cité !

Une voix a crié parmi le grand silence :
Le cri de ta douleur est monté jusqu’à moi ;
Voici qu’il se prolonge encore et qu’il s’élance
Dans le ciel, et le ciel est livide d’effroi.

J’entends pleurer Rachel au fond des solitudes !
Les prophètes ardents amènent au désert
Les rois vaincus et les tremblantes multitudes
Des empires soumis aux couronnes de fer.

J’entends la voix de la montagne et de la plaine :
Elle sanglote sur la campagne sans bruit…
Les morts dont l’étendue obscure est toute pleine
Sont tombés là pendant l’orage de minuit.

Je vois les cavaliers sanglants de la victoire,
Et les durs souverains à la tiare d’or
Sur les suppliciés tendant leurs mains d’ivoire,
Signe de la justice et symbole de mort.

Je vois la flamme des bûchers et les tortures,
L’épouvante de tous les âges, la terreur
Des mères dont le cœur est brûlant de blessures…
On a coupé les lys dans ce pays qui meurt !

J’ai dit : « Honte à vos rois, à vos dieux, à vos sages ;
Ils ont tué la vie, ils ont tué l’amour !
Et maintenant leurs yeux cherchent sur les rivages
Le rédempteur dont ils attendent le retour. »

J’ai dit : « Que les vautours et les aigles voraces
Emportent les bourreaux suppliant et criant ;
Je vais renouveler et détruire des races,
Car ma tristesse a contemplé cet Orient. »

Ma voix a répondu parmi le deuil et l’ombre
Au cri de la douleur de ces désespérés,

Au cri de la douleur de leurs rêves sans nombre
Qui montaient jusqu’à moi de leurs corps déchirés…

Durant les nuits d’été larges et lumineuses
La lune s’agrandit comme un soleil levant ;
Et tu surgis au bord d’un lac de diamant,
Sion, Sion, ville des veuves douloureuses !
1888.

ÉVOCATION

A travers les jardins de la Vieille-Espérance
Je me suis promené pendant toute la nuit ;
J’ai cueilli sur les fleurs la moisson du silence
Qui me parfumera comme un encens bénit.

Afin de ranimer les visions errantes,
L’heure crépusculaire, avec des mots anciens,
Eveille au bord des lacs les villes transparentes
Et les peuples émus au chant des musiciens.

Dans les bois cependant le vent seul parle encore,
Les cortèges de gloire entrent dans la cité ;
La cité qui chantait clôt ses portes d’aurore,
Le jardin d’autrefois est soudain dévasté…
Quel vieillard tout-puissant que la vie importune
Nous a pris aux filets du rêve, quel sorcier,
Moi, couronné déjà de l’antique laurier,
Et toi dans ton sommeil prolongé par la lune ?

(Tombeau de Jules Tellier, 1890.)

PRÉSAGE

Saisissant maintenant la lyre qui rayonne
A mon bras parfumé de fleurs,
Et montant sur le char des neuf Muses, mes sœurs,
Qu’un éclair rapide environne,
Je veux plus que l’Amour admirer la Beauté
Pareille à la mer blanchissante,
Comme elle redoutable, implorée et puissante,
Et fleur de la félicité !

Muses, honneur thébain, vous m’avez fait entendre
Une voix favorable à ma témérité,
Présage de la gloire où je saurai prétendre :

« Elève au-dessus des monts le luth cynthien
Que le couchant d’été retenait dans ses brises,
Et tu célébreras d’illustres entreprises,
Car un plus grand labeur ne vaudra pas le tien.

« Adolescent vanté, nourri par les abeilles,
Familier du Faune aux doubles cornes d’or,
Fréquente les sommets où Delphes s’ouvre encor,
De splendeur indicible illuminant tes veilles.

« Aux pauvres yeux mortels tout demeure caché :
Ton cœur mieux qu’un regard pénétrera les causes.
Quand tu verras jaillir du mystère des choses
La face éblouissante apparue à Psyché. »

1892.

PLAINTE DE TECMESSE

TECMESSE, s’adressant à Ajax.

Ajax, que j’ai nommé mon maître et mon époux,
Le mal de l’esclavage avec toi me fut doux,
Cependant aux humains c’est une grande peine.
Tu sais que je naquis de race phrygienne,
Fille d’un père libre et de richesse orné ;
Mais les dieux m’ont repris ce qu’ils m’avaient donné,
Et je fus ta servante, et non ta fiancée.
J’ai, depuis ce moment, partagé ta pensée,
Malgré ma servitude et ce rang inégal,
Reçue avec amour dans ton lit nuptial.
Par l’amour de ce lit sacré, je te supplie,
Ne m’abandonne pas il la force ennemie,
Car moi-même et ton fils, aussitôt, si tu meurs,
Esclaves chez les Grecs, nous connaîtrons les pleurs,
Et l’on dira de moi réunie aux captives :
« C’est l’épouse d’Ajax ! » Non, il faut que tu vives !
Vivre pour tes parents dans l’attente vieillis,
O prince ! pour ton fils qui n’aura pas d’amis,

Pour moi, loin de tes yeux qui serai misérable !
Car ta lance a mêlé nos murailles au sable,
Car mon père et ma mère étaient mortels tous deux,
Et c’est toi mes parents, ma patrie et mes dieux !
Du passé n’est-il rien enfin qui te retienne ?
Fut-elle pas ma vie échauffée à la tienne,
Ajax ? et si j’ai su te plaire, qu’en retour,
Tu prennes maintenant pitié de mon amour !…

{Ajax, tragédie d’après Sophocle ; 1896.)

STROPHES

A Chartes Maurras.

Maurras, je me compare à ce fils de Laërte,
Ulysse, tourmenté des fureurs de la mer,
Sans cesse et si lontemps approché de sa perte
Que l’éclat du laurier même lui fut amer.

Pourtant lorsque, abordé dans l’heureuse Corcyre,
Tenu pour l’un des dieux par ces bons Phéaciens,
Quand le vieillard aveugle eut tiré de la lyre
Avec l’honneur des rois leurs exploits et les siens ;

Aussitôt qu’au malheur il eut cédé ses larmes,
Le passé l’enivra comme un vin généreux,
Car c’étaient moins alors les périls que les charmes
Des philtres de Circé qui remplissaient ses yeux.

Nous aussi qui marchons dans un cercle de peines,
Nous devons, ô Maurras, arrêter nos sanglots :
La douleur est souvent cette voix des Sirènes —
Qu’Ulysse entendit bien, mais non ses matelots.

Je n’ai point dirigé mes pas vers la contrée
Où s’amasse l’horreur des fleuves de l’enfer,
Empire de la Nuit et de l’Hyperborée
Et dont le Phlégéthon n’échauffe pas l’hiver.

Je sais que, détournant ses yeux du sacrifice,
Et vouant à l’Hadès le sang d’un bélier noir,

C’est là que vient prier le magnanime Ulysse,
Moins conduit par les dieux, Maurras, que par l’espoir.

Telles qu’une mouvante et matinale brume
Les ombres se pressaient, avides de parler,
La tourbe et les béros qu’un même feu consume :
Le désir d’être encor, fût-ce au prix du laurier !

S’il faut ouïr, Maurras, cette importune plainte,
Pourquoi ferai-je aux morts boire le sang vermeil ?
Et, d’un obscur trépas dussé-je avoir la crainte,
Cruel je n’irai point décevoir leur réveil.

1896.

DISCOURS

A Alexandre Desrousseaux.

Je veux, o Desrousseaux, façonner un lien
Qui, pressant votre front savant, accorde bien
(De ce double rameau couronne sombre et vive)"
Avec l’âpre laurier la mielleuse olive.
Je le dois à la Muse autant qu’à l’amitié,
Et le Ciel a tracé mon ouvrage à moitié.
Vous voyez, Desrousseaux, tandis que je les cueille,
Tous les arbres sacrés pencher vers moi leur feuille,
Mes mains les enchaîner d’impérissables nœuds,
Et je tarderais donc à fleurir vos cheveux !

Dans l’antre du passé qui sert d’asile au sage
Vous avez dès longtemps tourné votre visage,
Vous remontez le Styx, vous en suivez le cours.
Les campagnes d’Elyse ont éclairé vos jours
Devant que le tombeau vous en assure l’hôte :
La Parque n’a cédé cette faveur si haute
Qu’à bien peu seulement ; il vous était permis
D’y réveiller des morts mille fois endormis,
De chaque illustre esprit de faire votre maître,
Enfin de les aimer en les sachant connaître.

Ainsi comme les dons reçus des Immortels
Sont vers eux retournés au feu de leurs autels,
Ainsi premièrement que mon maître eut la lyre

Sonnée, en son honneur les cordes je fis bruire.
Et je n’estime pas d’avoir eu le cœur bas
Ni servile l’esprit de chanter Moréas :
L’admirer et le suivre et confondre la tourbe,
C’est attacher la gloire au laurier que je courbe,
C’est détester enfin l’obscure vanité
Des hommes étrangers à la divinité ;
Et de moi, Desrousseaux, rien en vous ne diffère :
Vous aimez Moréas et fuyez le vulgaire.

1898.

AUGUSTE ANGELLIER


Bibliographie. — Étude sur Henri Regnault (L. Boulanger, Paris) ; — Etude sur la Chanson de Roland (L. Boulanger, Paris) ; — La Vie et les Œuvres de Robert Burns (Hachette et Cie, Paris, 1895) ; — A l’Amie Perdue (Hachette et Cie, Paris, 1896) ; — Le Chemin des Saisons (Hachette et Cie Paris, 1903) ; — A l’Amie Perdue, 2° édit. (Hachette et Cie Paris, 1903).

M. Auguste Angellier a collaboré à l’Evénement, au Temps, à la France du Nord, à la Revue de l’Enseignement supérieur, au Bulletin de l’Université de Lille, au Beffroi, etc.

M. Auguste Angellier, né à Dunkerque au mois de juillet 1848, fut élevé a Boulogne-sur-Mer, cité curieuse et diverse qui établit une transition et un lien entre la France et l’Angleterre.

« Il y a en M. Angellier, qui s’est tout particulièrement imprégné du génie de nos voisins, a dit excellemment M. Henri Potez, une fraîche et mouvante campagne britannique, une de celles qu’emplit le clair de lune du Songe d’une nuit d’été, une de celles qui chantent dans les poètes pénétrants et subtils dont la voix nous arrive d’outre-mer. »

Armand Silvestre écrivait, en 1896, à propos du premier recueil de poésie de M. Angellier : » J’ai rarement l’occasion de signaler un volume de vers de la valeur de celui que M. Auguste Angellier vient de publier sous ce titre : A l’Amie Perdue, et avec cette jolie épigraphe latine, dans le goût ancien, Amissæ Amicæ. Il comprend cent soixante-dix sonnets développant tout un roman d’amour qui commence par la floraison des aveux et des premières tendresses, se continue au bord des flots bleus, dans les monts, s’attriste d’une querelle, se poursuit en rêveries, devant la mélancolie des vagues grises, se termine enfin par le sacrifice, le deuil et l’acceptation virile qui n’est pas l’oubli… C’est bien l’histoire commune et éternelle des cœurs… C’est un véritable écrin que l’Amie Perdue, un écrin plein de colliers et de bracelets pour l’adorée, et aussi de pleurs s’égrenant en rosaires harmonieux… C’est un des plus nobles livres d’amour que j’aie lus, parce qu’il est plein d’adorations et exempt de bassesses, parce que la joie et la douleur y sont chantées sur un mode toujours élevé, entre ciel et terre, comme le vol des cygnes qui ne s’abaisse pas même quand leur aile s’ensanglante d’uue blessure… Il est là tel sonnet que les amants de tous les âges à venir, même les plus lointains, aimeront à relire, où ils retrouveront leur propre pensée et leur propre rêve, comme le doux André Chénier souhaitait qu’il en fût de ses vers d’amour… »

Dans le dernier livre de M. Auguste Angellier, Le Chemin des Saisons, l’art du poète s’avère singulièrement délicat et puissant. Il y a dans ce recueil, à côté de petits poèmes adorableiuent badins, des pièces qui étalent un beau luxe de couleurs chatoyantes, et telles mélodies tissées de grâce et de tendresse ; il y a, surtout, de l’émotion, uue émotion profonde, étrangement communicative, et que ue cache point, mais qu’avive plutôt, par endroits, la splendeur du coloris.

LES CARESSES DES YEUX SONT LES PLUS ADORABLES…

Les caresses des yeux sont les plus adorables ;
Elles apportent l’âme aux limites de l’être,
Et livrent des secrets autrement ineffables,
Dans lesquels seuls le fond du cœur peut apparaître.

Les baisers les plus purs sont grossiers auprès d’elles ;
Leur langage est plus fort que toutes les paroles ;
Rien n’exprime que lui les choses immortelles
Qui passent par instants dans nos êtres frivoles.

Lorsque l’âge a vieilli la bouche et le sourire
Dont le pli lentement s’est comblé de tristesse,
Elles gardent encor leur limpide tendresse ;

Faites pour consoler, enivrer et séduire,
Elles ont les douceurs, les ardeurs et les charmes !
Et quelle autre caresse a traversé des larmes ?

[A l’Amie Perdue.)


UNE TEMPÊTE SOUFFLE,
ET SUR L’IMMENSE PLAGE…

Une tempête souffle, et sur l’immense plage
S’appesantit un ciel presque noir et cruel,
Où s’obstine le voi grisâtre d’un pétrel,
Qui le rend plus funèbre encore et plus sauvage ;
Un tourbillon de sable éperdu se propage
Vers un horizon blême où tout semble irréel ;
Il traîne sur la dune un lamentable appel
Fait du courroux des vents et de cris de naufrage ;
Les joncs verts frissonnants sont pâles dans la brume ;
Sous le morne brouillard qui roule sur la mer,
Bondit, hurle et s’écroule un tumulte d’écume ;
Et dans ce vaste deuil qu’étreint ce ciel de fer,
Nous sentons dans nos cœurs l’indicible amertume
De nos baisers d’adieu flagellés par l’hiver.

(A l’Amie Perdue.)

AINSI NOUS RESTERONS SÉPARÉS
DANS LA VIE…

Ainsi nous resterons séparés dans la vie,
Et nos cœurs et nos corps s’appelleront en vain
Sans se joindre jamais en un instant divin
D’humaine passion d’elle-même assouvie.
Puis, quand nous gagnera le suprême sommeil,
Ils t’enseveliront loin de mon cimetière ;
Nous serons exilés l’un de l’autre en la terre,
Après l’avoir été sous l’éclatant soleil ;

Des marbres différents porteront sur leur lame
Nos noms, nos tristes noms, à jamais désunis,
Et le puissant amour qui brûle dans notre âme,
Sans avoir allumé d’autre vie à sa flamme,
Et laissant moins de lui que le moindre des nids,
Tombera dans la nuit des néants infinis.

(A l’Amie Perdue.)


LA FUITE DE L’HIVER

Sentant le vent tiède proche,
L’hiver, que la peur harcèle,
Lance la dernière grêle
Qui reste dans sa sacoche.

Il a vidé la besace
Où, lorsqu’il vient de Norvège,
Il met ses flocons de neige
Et ses pendillons de glace.

Mais les poches pendent flasques,
Il en tire, mal gelées,
Des débris de giboulées
Dans des restes de bourrasques.

Il s’en retourne à son pôle
Remplir son sac de froidure,
Qu’à la saison âpre et dure
Il reprendra sur l’épaule ;

Et, vieux vagabond morose,
Vieux bourru, semeur de rhumes,
Il reviendra de ses brumes,
Aux premiers jours de nivôse,

Pour jeter à mains ouvertes,
En sacrant dans ses rafales,
Ses récoltes boréales
Sur nos pauvres plaines vertes.

(Le Chemin des Saisons.)

LE FAISAN DORÉ

Quand le Faisan doré courtise sa femelle,
Et fait, pour l’éblouir, la roue, il étincelle
De feux plus chatoyants qu’un oiseau de vitrail.
Dressant sa huppe d’or, hérissant son camail
Couleur d’aube et zébré de rayures d’ébène,
Gonflant son plastron rouge ardent, il se promène,

Chaque nile soulevée, en hautaines allures ;
Son plumage s’emplit de lueurs, les marbrures
De son col vert bronzé, l’ourlet d’or de ses pennes,
L’incarnat de son dos, les splendeurs incertaines
De sa queue où des grains serrés de vermillon
Sont alternés avec des traits noirs sur un fond
De riche, somptueuse et lucide améthyste,
Tout s’allume, tout luit d’un éclat qui dépiste
Les yeùx, tant il s’avive et meurt de toutes parts.
C’est un scintillement où d’infinis hasards
Rassemblent des rayons de saphir, de topaze,
En foyers imprévus où leur choc les embrase.
Et, sur ces yeux muants de claires pierreries
S’unissant, se brisant en des joailleries
Que sertissent le bronze, et l’acier, et l’argent,
Court encore un frisson d’or mobile et changeant,
Qui naît, s’étale, fuit, se rétrécit, tressaille,
Eclate, glisse, meurt, coule, ondule, s’écaille,
S’écarte en lacis d’or, en plaques d’or s’éploie,
Palpite, s’alanguit, se disperse, poudroie,
Et d’un insaisissable et féerique réseau
Enveloppe le corps enflammé de l’oiseau.

(Le Chemin des Saisons.)

L’HABITUDE

La tranquille habitude aux mains silencieuses
Panse, de jour en jour, nos plus grandes blessures ;
Elle met sur nos cœurs ses bandelettes sûres
Et leur verse sans fin ses huiles oublieuses ;

Les plus nobles chagrins, qui voudraient se défendre,
Désireux de durer pour l’amour qu’ils contiennent,
Sentent le besoin cher et dont ils s’entretiennent
Devenir, malgré eux, moins farouche et plus tendre ;

Et, chaque jour, les mains endormeuses et douces,
Les insensibles mains de la lente Habitude,
Resserrent un peu plus l’étrange quiétude
Où le mal assoupi se soumet et s’émousse ;


Et du même toucher dont elle endort la peine.
Du même frôlement délicat qui repasse
Toujours, elle délustre, elle éteint, elle efface,
Comme un reflet, dans un miroir, sous une haleine,

Les gestes, le sourire et le visage même
Dont la présence était divine et meurtrière ;
Ils palissent couverts d’une fine poussière ;
La source des regrets devient voilée et blême.

A chaque heure apaisant la souffrance amollie,
Otant de leur éclat aux voluptés perdues,
Elle rapproche ainsi, de ses mains assidues,
Le passé du présent, et les réconcilie ;

La douleur s’amoindrit pour de moindres délices ;
La blessure adoucie et calme se referme ;
Et les hauts désespoirs, qui se voulaient sans terme,
Se sentent lentement changés en cicatrices ;

Et celui qui chérit sa sombre inquiétude,
Qui verserait des pleurs sur sa douleur dissoute,
Plus que tous les tourments et les cris vous redoute,
Silencieuses mains de la lente Habitude.

[Le Chemin des Saisons.)

LES CHRYSANTHÈMES

Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes !
Les rosiers sont morts, et les diadèmes
Des derniers soleils
Tombent, en pliant leurs tiges séchées,
Dans l’herbe où les fleurs sont déjà couché js
Pour les longs sommeils ;
Les géraniums, les phlox, les colchiques,
Les lourds dahlias, et les véroniques,
Et les verges d’or,
Gisent dans l’humus sous les feuilles mortes,
En proie au hideux peuple des cloportes,
Ouvriers de mort.

Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes !
Mais l’année a mis ses grAces suprêmes

Dans ces pâles fleurs ;
Leur seule rosée est la fine pluie ;
Parfois un rayon presque froid essuie

Leur visage en pleurs ;

Leur blancheur de cire a des teintes mauves,
Les rideaux fanés des vieilles alcôves

Ont leur incarnat,
Leur plus tendre rose est teint d’améthyste,
Et même leur or le plus clair est triste

Et n’a point d’éclat.

Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes !
Quel chagrin pensif, en leurs roseurs blêmes,

De leurs froids destins !
Quel délicat rêve en leur blancheur chaste !
Quels nobles et fiers ennuis dans le faste

De leurs ors éteints !

(Elles ont grandi sans pouvoir connaître
L’ivresse d’amour qui flotte et pénètre

Leurs sœurs de l’été,
Quand vibre partout le vol des insectes,
Douloureuses fleurs, calmes et correctes

Dans l’air déserté.
Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes !
Allons en cueillir, puisque tu les aimes

A l’égal des lis,
Des amaryllis de larmes trempées,
Et des sombres cœurs entourés d’épées

De tes chers iris.
Nous rapporterons, en tremblantes gerbes,
Leurs troublantes fleurs, humbles ou superbes ;

Nous en emplirons
Le verdâtre et vieux vase de la Chine,
Où s’enfuit sans cesse et se dissémine
Un vol de hérons.

Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes !
Nous devinerons les profonds poèmes
D’obscure douleur

Qui vivent au fond de ces douces urnes,
Dont l’effort d’aimer éclate en des flammes
Qui sont sans chaleur.

Quand le soir hatif emplira la chambre,
Nous regarderons ces fleurs de Novembre,

Ces fleurs de souci,
Ces fleurs sans espoir, comme des emblèmes ;
Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes ;

Et nos cœurs aussi !

[Le Chemin des Saisons.)

LE CALICE DES BAISERS

Le calice d’or des baisers
Porte une émeraude à chaque anse,
La verte pierre d’espérance
Aux rayons jamais apaisés ;

Un cercle pourpre de rubis, »
La pierre des fièvres brûlantes,
L’entoure de flammes sanglantes,
De feu sombre et d’éclats subits ;

Mais au fond du calice d’or
Est incrustée une améthyste,
La pierre violette et triste
Des pleurs, du deuil et de la mort.

(Le Chemin des Saisons.)

A BARONNE DE BAYE

Biblioohaphie. — Grisailles et Pastels (Alphonse Lemerre, Paris, 1896) ; — Les Heures aimées (Alphonse Lemerre, Paris) ; — L’Ame brillante, ouvrage couronné par l’Académie française (Perrin et O, Paris, 1905).

MTM* la baronne de Baye, Parnassienne absolument fidèle, a publié jusqu’ici trois volumes de poésies, Grisailles et Pastels, Les Heures aimées, L’Ame brillante. La passion du Beau respire dans les vers de cette poétesse exquise, qui interprète, en des rythmes pâmés ou fiévreux, le mystère affolant du cœur. Il y a dans ses livres une grâce, une distinction infinies ; il en émane un charme rare et troublant. L’Académie a honoré d’un de ses prix L’Ame brûlante, qui compte parmi les meilleurs recueils de vers parus ces dernières années, et ou s’avère un art consommé.

SILENCE

Nous nous taisions : c’était l’heure troublante et chaude
Où le soleil frémit sous les rideaux croisés,
L’heure lourde où l’amour, dans l’air assoupi, rode…
Une rose effeuillait ses parfums apaisés.
Vous ne me disiez rien de vos tristes pensées,
Je ne vous disais rien de mes amers chagrins,
Mais le temps s’écoulait entre nos mains pressées
Comme un collier de deuil dont on compte les grains.
Nous nous taisions, penchés sur le silence tendre ;
Une caresse errait en cette obscurité,
Et je sentais mon âme éperdument se tendre
Vers votre âme tremblante, éprise de clarté.
L’arome de la fleur passait, tel un sourire ;
La chambre s’emplissait d’espoir et de regret :

Nous pensions les mots doux que nous n’osions pas dire,
Nous nous taisions, gardant chacun notre secret…
O silence ! c’était l’heure troublante et chaude
Où le soleil frémit sur les rideaux croisés,
L’heure lourde où l’amour, dans l’air assoupi rôde,…
Une rose effeuillait ses parfums apaisés,

(L’Ame brillante.)

THAÏS

Elle traîne sa robe aux fleurs hiératiques
Le long des escaliers où les tigres mystiques
Veillent, marbres luisants, dans des vapeurs de nard.

L’ombre bleuit au loin les terrasses massives
Que traverse le chœur des esclaves lascives,
Sur la lyre pressant leurs doigts roses de fard.

Thaïs prend ses cheveux imprégnés d’aromates ;
Le flot libre bondit sur ses épaules mates
Et couvre d’un réseau fauve ses reins cambrés ;

Tout meurt ; les rythmes las des sistres et des harpes
S’éteignent doucement ; les soyeuses écharpes
Se confondent avec le granit des degrés.

En les bassins ternis, l’eau se tait, glauque et lourde,
Les paons sont dispersés ; mais une plainte sourde
Trouble parfois la paix du solennel décor…

C’est Thaïs qui gémit, brûlante et langoureuse.
Thaïs, qui tord ses bras dans la nuit amoureuse,
Et qui, pour y pleurer, tombe sur son lit d’or î

(L’Ame brûlante.)

EDMOND BLANGUERNON

Bibliographie. — Rimes Blanches, poèmes (Fischbacher, Paris, 1896) ; —L’Ombre Amoureuse, poème (Tallandier, LilleParis, 1900) ; — Le Rôle social du poete, conférence prononcée à Lille (Lille, 1902).

A Paraître : La Vie Orgueilleuse, poèmes.

M. Edmond Blanguernon a contribué à la fondation de la revue lilloise d’art et de littérature Le Beffroi, et est l’un des fondateurs de la revue Vox. Il a collaboré à La Foi Nouvelle et aux revues : La Plume, La Revue Septentrionale, Le Festin d’Esope, La Revue Contemporaine de Lille, Le Beffroi, La Revue Critique d’Histoire et de Littérature, La Revue du Nivernais, La Revue Forézienne, La Providence, Le Penseur, Vox, La Revue, La Grande Revue, etc.

M. Edmond Blanguernon, né le 14 janvier 1876, a Bailleul (Nord), d’un père normand et d’une mère flamande, fit ses études à l’université de Lille, où il prit sa licence ès lettres et où il se prépara à l’agrégation. M. Blanguernon fut nommé en 1902 professeur au lycée de Nevers. Il est aujourd’hui professeur au lycée de Douai.

Après avoir débuté en 1896 par un petit recueil de poèmes, Rimes Blanches, qui contenait une promesse, il publia en novembre 1900, chez Tallandier (Lille), L’Ombre Amoureuse. Bien que venant de province, le recueil fut analysé dans beaucoup de revues et de journaux parisiens : La Revue Bleue, La Revue Encyclopédique, Le Mercure de France, La Revue Blanche, La Vogue, etc.

« M. Blanguernon, écrivait dès 1901 M. Laurent Tailhade, a parfois la tendresse et la légèreté de Paul Verlaine… Dans ce poème d’amour, un sentiment profond de la nature ennoblit le désir humain, et si quelques vers des Luxures indiquent par leur brutalité la jeunesse de l’auteur, il convient de louer sans réserve toute la série des Paysages, qui se déroulent comme une tapisserie flamande pleine de verdure, de fontaines et d’oiseaux. Il y a là un Lunaire que le « pogr Lelian » n’eût pas désavoué… D’autres poèmes ont la violence élégiaque de Moschos, la mélancolie de Théognis ; d’autres enfin sont d’une élégance toute anacréontique… C’est un banquet de printemps… » (Le Français, 14 avril 1901.)

« Ces poèmes de l’Ombre Amoureuse, nous écrit le poète, étaient, pour la plupart, des chants de passion, donc égoïstes. Depuis, de sérieuses réflexions, et aussi une influence chère, m’ont fait élargir ma manière. Je voudrais dire désormais mon rêve d’amour altruiste et de bonheur humain. Je le marquai, imparfaitement encore, dans les pages que je donnai au volume collectif de l’Ecole Française, La Foi Nouvelle (juillet 1902). Je l’exprimai mieux dans une petite conférence sur le Rôle social du poète, prononcée à Lille, en 1902, au second Congrès des Poètes. Enfin, j’espère l’avoir concrété aux poèmes de mon prochain recueil : La Vie Orgueilleuse. »

LUNAIRE

Aux grises allées
Du parc endormi,
Douces ont frémi
Les brises ailées.

Aux herbes perlées
De rosée emmy
Le silence ami,
Des formes voilées,

Lentes vaguement,
Vagues lentement,
Chimères et songes

Glissent dans la nuit,
Dames de mensonge
Que mon ûme suit.

(L’Ombre Amoureuse.)

LIED

Mon âme, au long des eaux, chante, grêle et lointaine,
Si frêle au long des eaux,
Qu’on ne sait si c’est une voix qui dit ce thrène,
Ou la brise aux roseaux…


Mon âme doucement pleure dons la nuit claire,
Pleure si doucement,
Qu’on ne sait si c’est un jet d’eau crépusculaire,
Ou si c’est mon tourment..

Mon âme de langueur mièvre et blanche se fane,
De si blanche langueur,
Qu’on ne sait si c’est un lys vierge e.t diaphane,
Ou mon âme qui meurt…

(L’Ombre Amoureuse.)

PANTHÉISME

Les soirs silencieux, pleins de rumeurs obscures,
Qui rôdent au-dessus des berges et des routes,
Enveloppent de paix le rêveur aux écoutes
Pour saisir les secrets chantant dans les ramures.

La chair, dont l’ombre douce a calmé les brûlures,
Et l’âme rafraîchie, où s’endorment les doutes,
Aux palpitations des nuits tressaillent toutes :
Murmures et frissons parmi d’autres murmures…

Car c’est l’heure ineffable où l’homme se libère,
En oubliant qu’il est, qu’il souffre et qu’il espère ;
La poitrine élargie, et, sous sa peau tendue,

Sentant la vie énorme et sainte qui ruisselle,
Il chante avec la Terre, ivre, et l’àme perdue
Au fleuve harmonieux de l’Ame universelle.

(L’Ombre Amoureuse.)

LE DÉDAIN

Si, dans ton cœur ardent et ta volonté pure,
Tu veux l’avènement de ton rêve hautain,
Entre le monde et lui, qu’une digue d’airain
Empêche un flot boueux d’y verser sa souillure.

Le fleuve des cités, qu’entrave une arche obscure,
Aux champs bleus du matin riait en ses roseaux,
Et l’aurore effeuillait des roses dans ses eaux…

Mais le vomissement infâme des usines
En a fait un Averne odieux à l’oiseau…

Vis, reclus, dans ton âme aux visions divines.
Pour l’éloge ou l’affront, que nul n’y puisse entrer :
Ta conscience sait quels labeurs honorer,
Et pour quels manquements te flageller d’épines…
Laisse-les dire tous ; et marche en tes chemins,
Dans un dédain viril des jugements humains ;
Et chaque jour, à l’aube ayant poussé ta porte,
Foule, d’un pas altier, toutes ces feuilles mortes…

(La Vie Orgueilleuse.)

LA VIE

Je voudrais que mes vers fissent aimer la Vie,
Qu’on ne la chargeât plus, avec des poings crispés
Et l’inutile flot des larmes asservies,
De tous les rêves morts et des espoirs trompés ;
Mais qu’à nos calmes yeux, témoins incorruptibles,
La conscience enfin, passant notre âme au crible,
Relevât notre erreur et nos cris usurpés.

Lorsque s’exhale ainsi l’ennui de nos cœurs lâches,
Qu’au fond de nos sanglots nous demeurons tapis,
Pareils au moissonneur qui laisserait sa tâche
Et jetterait la faulx sur le champ plein d’épis,
L’osons-nous accuser des fièvres qui nous rongent ?…
A l’abri du soleil nos paresses s’allongent :
Et c’est notre remords qui pleure en nos dépits.

Le jeu d’un souffle éteint la flamme primitive ;
Un caillou sous la jante, et le char a versé ;
Nos esprits démâtés s’en vont à la dérive,
Au premier vent qui rit du gouvernail faussé ;
Et si notre chemin rencontre une colline,
Las avant de gravir sa pente qui s’incline,
Nous voudrions la voir devant nous s’abaisser…

Ne croyons pas la Vie une Moire obstinée,
Dont il faille prévoir et redouter les coups :
C’est en nos seins que gît le mot des destinées,

Sur lequel notre orgueil méditera debout.
Offertes à nos socs, houlent au loin les plaines ;
L’impassible sillon attend le vol des graines :
Si la vie est le champ, la semence est en nous.

Surtout ne pense point la glèbe révoltée,
Quand sous le coutre altier des pierres grinceront !
Recherche l’envieux qui les aura jetées :
Tu le reconnaîtras à la rougeur du front.
Car l’homme a trop longtemps calomnié la Vie :
La haine morte enfin, et vive, l’énergie,
O frère, Elle sera ce que nous la ferons !…

{La Vie Orgueilleuse.)

LA VASQUE

Ne sois pas le jet d’eau capricieux et vain
Qui monte, frêle, vers la lune, Dans le calme aristocratique du jardin
Où rêve une pale infortune ;
Mais, sous le vert frisson de l’arbre aimé du vent
Qui, libre, aux grands chemins s’écoule,

Sois la vasque sonore et le beau flot vivant
Où, droite, s’abreuve la Foule !




CH.-ADOLPHE CANTACUZÈNE





Bibliographie. — Chez Perrin et Cie : Les Sourires glacés (1896) — Les Douleurs cadettes (1897) ; — Les Chimères en Danger (1898) ; — Cinglons les souvenirs et Cinglons vers les Rêves (1900) ; — Sonnets en petit deuil (1901) ; — Litanies et petits états d’âme (1902) ; — Remember (1903) ; — Les Grâces Inemployées (1904) ; — Poussières et Falbalas (1905) ; — Synthèse attristée de Paris (1906). — En outre : L’Ame de Monsieur de Nion (Veldt, Amsterdam, 1905) ; — Bêtises pour Phébé (Veldt, Amsterdam, 1906).

En Préparation : Les Amours sécularisés ; Les Regrets inespérés ; Le Boudoir de Violo ; Ces Femmes odorantes et tristes ; Les Siècles de Marie-Antoinette ; Les Fards protecteurs et probes.

M. Charles-Adolphe Cantacuzène, né en juin 1874 à Bucarest, d’une ancienne famille princière qui descend de l’empereur byzantin Jean VI Cantacuzène, est un jeune poète très original, « capable, a dit M. Pierre Quillard, de faire renaître dans ses vers les prêtresses antiques, les marquises et les reines, et de célébrer les grâces fragiles des Parisiennes », sauf à les cingler parfois de ses sarcasmes. Stéphane Mallarmé l’a défini avec infiniment d’esprit, encore qu’incomplètement peut-être : « Une naturelle et élégante badine qui cingle des fleurs, et, par instants, rythme songeur un souvenir… »

Son âme est parente de celles de Musset et de Henri Heine. Aussi ses vers sont-ils à la fois cités par les héroïnes de M. François de Nion et goûtés de M. Max Nordau, « le critique redoutable », que sa raillerie effleura et qui lui écrivit une si jolie lettre, où il déclara professer la plus haute estime pour le talent de l’auteur de Remember. En somme, on trouve dans ses livres, d’un parisianisme aigu, à peine teinté d’exotisme, de la perversité — si peu — dans beaucoup de grâce, et une jeune, fringante et fort précieuse « impertinence » où il entre beaucoup d’esprit et qui ne parvient pas toujours à cacher l’émotion… « Ils ont un charme singulier, ces départs de sanglots dilues en sourire, que traverse, parfois, un coup d’archet grave et prolongé sur une profondeur de souffrance : plusieurs évocations féminines y transparaissent, très inoubliables en leur rareté, résumées ici par une magie. » (Stéphane Mallarmé.)




SONNET

Au divin comte.

Dans tes œuvres je vois passer des gestes fins,
Des froufrous précieux, de singuliers sourires,
De blondes pâmoisons et d’amoureux délires ;
Dans ton œuvre, François, trois siècles féminins.
Des pleurs canalisés dans de prestes satins
Et du soleil d’adieu sur les choses les pires…

— Ce sont les pages dans lesquelles tu te mires
Avec mélancolie en tes meilleurs matins.

Et, moderne Laclos, tu remplis bien ta tâche,
Honnête de Nion, cavalière moustache,

— Et tes Façades sont nos Liaisons à nous, Dangereuses combien ! — Lorsqu’il les va connaître, L’avenir curieux en frémira peut-être,

— Et puis les relira dans un tendre courroux.

(Remember.)

SONNET

Quand je vois les quartiers où coula mon enfance,

— La Madeleine, l’Arc et ce Saint-Augustin, —
Vieux de déception, mais jeune d’espérance,
Que je voudrais revivre encore mon matin !

O dimanches d’alors dans cette ville immense
Où, — pour mieux oublier mon latin, — si mutin,
J’adorais la chanson, la gloire et l’élégance
Des robes de moire, et de soie, et de satin !
Et le sourire fin de ces Parisiennes !
J’aperçois par là-bas ces fenêtres, les miennes,
Contre lesquelles j’ai rimé par des jours gris —
En regardant passer (sans doute elles sont mortes)
Des femmes vers Monceau… Souvenir, tu m’apportes
D’anciens et voilés sourires de Paris.

(Remember.)


SONNET

Je les sens m’échapper et me fuir sans retour,
Mes ans charmants, mes ans chéris dont je ne cesse
D’aimer le souvenir avec délicatesse,
De peur de le froisser en le mettant à jour.

Ah ! le moment joli du tout premier amour !
(Le mien fut en Savoie, au seuil de la jeunesse :
En y pensant je pleure et revois la déesse.)
Et les autres, cheveux blonds et bruns tour à tour.

A quoi bon ai-je été grand, doux (trop doux peut-être) ?
Par un de ces beaux soirs je m’en vais disparaître
Aussi rapidement que je m’en suis venu.

Mais je sens de la vie en moi pour mille années ! !
Non, il faut t’en aller, et ces roses fanées
Bordent déjà ton grand chemin vers l’Inconnu.

{Remember.)

SONNET

MADAME DE VILMONT

Marc-René d’Argenson, ancien Garde des Sceaux,
Ci-devant lieutenant de police, âme fière
Et courageuse, un peu se trouble au jour si faux
De la Régence et fuit la vague séculière.

A-t-il connu Paris, sa grangrène et ses maux !
Sans devenir celui que brûle la prière,
Il vient ensevelir maintenant ses vieux os
Tout à côté des Sœurs de Traisnel… O lumière,

Lumière qu’est sa nièce exquise et pourtant pas
Très jeune, non ! Elle est prieure aux fins appas,
Elle est spirituelle, et Marc-René l’adore.

Dans le calme faubourg Saint-Antoine… Ils s’en vont
Bras à bras à travers le vert jardin profond
Du couvent, qu’un rayon dernier du soleil dore !

[Remember.)


SONNET

Malgré les sifflements stridents et les bagarres,
Et les cris grimaçants des freins et des essieux,
Et cette vapeur qui pénètre dans les yeux, —
Il te plaît, ô mon cœur, d’aller parmi les gares.

C’est là, mon pauvre cœur, c’est là que tu t’égares
Et que tu surprends les troubles de tant d’adieux
Que l’on veut comprimer et qui montent aux cieux
Dans l’encens fumeux des convois et des cigares.

Il te plaît d’assister au départ d’inconnus
Que tu vois aujourd’hui, que tu ne verras plus,
Et dont plus d’un a l’air farouche et magnanime.

Et puis ces femmes dans leurs tristes manteaux gris,
— Beautés chez qui tu sens des cœurs qui sont amis
Et de qui tu retiens le parfum anonyme.

[Remember.)

SONNET

Ce souvenir meurt et renaît…
C’est ici que se promenait,
Dans un temps lointain, l’inquiète
Et l’adorable Mariette.

Devant son air triste et coquet,
Pourquoi mon cœur fut-il muet ?
Aujourd’hui l’épouse muette
Ne peut que plaindre le poète.

A voir encor son délicat
Et vraiment superbe incarnat,
Je deviens rouge un peu comme elle.
A voir sa robe pale et frêle,
Mon cœur pâlit, mon cœur se tait,
Mon cœur défaille de regret.

(Les Grâces Inemployées.)


TORMENTUM

Il me semble qu’en poussant la porte

— (Es-tu morte ?) —

Je te ferai surgir derrière la porte
Boudeuse, accorte,
— Avec aux mains des lilas blancs
Et des gestes troublants ;
Avec au front d’immenses tristesses
Et, dans tes cheveux, des odeurs et des caresses,
Et, dans ton cœur,
De la joie et de la peur,
Et quelque belle douceur.
Es-tu morte ?
Voyons, je vais pousser cette porte ;
Il ne faut pas que tu sois morte :
Il faut te montrer derrière la porte,
D’exquise sorte.
Nargue aux De Profundis :
Je veux voir ta chair et ses lis
Et ta carnation, ô dis.
Je veux encore nos promenades
— Par tant d’après-midi pluvieux, non fades — A travers Paris
Si gris,
A travers ce Paris énorme,
— A mon bras ta gentille forme, A mon bras,
Hélas !
Ton mince et réchauffant bras
Las.
Je vais ouvrir la porte :
Non, car peut-être es-tu bien morte…

(Les Grâces Inemployées.)


AVEC L’AME

Quoi ! déjà le jour va pâlir !
Quoi ! déjà’la lampe s’allume.
L’octobre va déjà venir
Nous jeter aux yeux de la brume.

Le cœur demeure toujours vert
Lorsque tout déjà s’enlinceule…
Mon Dieu ! je vais passer l’hiver,
Si seul avec mon âme seule !

(Les Grâces Inemployees.)

EMMANUEL DELBOUSQUET

Bibliographie. — En les Landes {Le’Lointain Cor] (1896) ; — Eglogues (1897) ; — Le Mazareilh, roman (Paul Ollendorff, Paris, 1902) ; — Margot (Société provinciale d’édition, Toulouse, 1903 ), — L’Ecartenr (Ollendorff, Paris, 1904).

M. Emmanuel Delbousquet a collaboré aux Essais d’Art Jeune, à l ’ Effort, au Midi Fédéral, à l ’ A me Latine, à la Revue Provinciale, à la Revue Méridionale, à l’Ermitage, etc.

M. Emmanuel Delbousquet est né le 27 avril 1874 à Sos (Lotet-Garonne), aux confins des grandes Landes de Gascogne et de l’Armagnac. Il quitta tout jeune son pays natal pour fonder avec quelques amis, à Toulouse, une revue qui groupa un certain nombre de poètes : Les Essais d’Art Jeune, et où collaborèrent entre autres Maurice et André Magre, Marc Lafargue, Jean Viollis, etc., bref, toute une pléiade avec qui furent fondés plus tard la revue L’Effort, qui succéda aux Essais, et le Midi Fédéral, journal hebdomadaire qui eut pour collaborateurs tous les principaux écrivains méridionaux, parmi lesquels Laurent Tailhade, Emile Pouvillen, Louis-Xavier de Ricard, Jean Carrère.

Mais la vie de la ville déplut bientôt au jeune poète, qui souffrait d’une âpre nostalgie et qui adorait son pays d’Albret, ses landes sauvages, ses forêts de pins et de chênes-lièges, au point que tout autre séjour lui était intolérable. Voulant vivre désormais le plus prés possible de « sn terre et de ses morts », il se retira à Sos, qu’il ne quitta plus. Il y mène une vie de travail et de solitude.

Si c’est à Toulouse qu’il a pu, dans ses crises de fièvre nostalgique, écrire ses poèmes, c’est à Sos qu’il relit avec piété ses maîtres préférés : Vigny, Villiers de L’Isle-Adam, Flaubert. Comme distraction, il aime passionnément lu chasse à courre à cheval, à travers les immenses étendues de forets et de bruyères, et s’y livre avec frénésie.

« La poésie de M. Emmanuel Delbousquet, écrivait dès 1896 M. Edmond Pilon, est printanière et fraîche, inspirée le plus souvent par les spectacles de la nature. Les eglogues qu’il a publiées ont ce parfum de terroir qui ne trompe pas et par quoi on reconnaît réellement, depuis Horace jusqu’à M. André Theurict, les contemplateurs véritables et émus d’éternels et de divins paysages. Les vers de M. Delbousquet peignent à la fois la beauté des sites et l’harmonie des êtres qui y passent. Ce sont les miroirs très fidèles d’uue belle âme ingénue, «

NOTES

Je crois être un sensitif assez psychologue pour ni intéresser à ma vie intérieure. Mais je suis le contraire d’un métaphysicien. Je croîs que /’Art doit être l’Art tout court, sans aucune préoccupation étrangère à l’Esthétique.

L’Art est la puissance de réfléchir, de recréer en soi la vie pour l’exprimer avec le plus d’émotion et de réalité possible, sous une forme belle. — Et /’utilité de la Beaute est incontestable.

J’écris tous mes vers avec le désir secret de fixer un peu de ma vie, de perpétuer l’écho de mes souvenirs, pour la seule joie de me survivre parmi les heures mortes et d’y goûter la volupté de les avoir vécues. — Comme chaque phase de nos états nerveux détermine une phase psychique correspondante, chaque période intellectuelle me parait refléter un étal sentimental : un mode d’expression adéquate s’impose donc, différent pour chacune d’elles ; car l’idée, ou, mieux, la sensation extériorisée, apporte sa forme, quand elle naît normalement.

C’est ainsi qu’aux diverses phases de ma vie, j’ai cherché à me réaliser le plus ardemment, le plus sincèrement possible*. Aussi ai-je écrit des poèmes obscurs et mélancoliques, des poèmes clairs et calmes, selon l’heure.

Il faut se résigner à n’exprimer que la plus faible part, saisie au vol, de ces minutes sacrées où notre vie intérieure s’exalte, — et porter le deuil éternel de tout ce qui est et meurt en nous, sans jaillir jamais.

EMMANUEL DELBOUSQUET.

1. Si un seul homue peut y revivre un seul instant de sa vie, que le poète soit absous d’égoïsme : car il suffit qu’un seul ait tressailli de sa joie ou de sa douleur pour que soit affirmée la beauté humaiue de son chant.

LES CIGALES

Ivre d’azur, d’aromes lourds, du vent qui brûle,
Vibration métallique du ciel ardent,
Crépite le cri d’or, inlassable et strident,
Des cigales parmi les pins du crépuscule.

Sur la lande déserte où la clarté recule
Par delà les bois noirs qui barrent l’Occident,
Ce chant, comme un bruit vif de flamme dans le vent,
Couvre un pas cadencé par des grelots de mules.

Puis le vent meurt avec la voix du muletier.
Le soleil, rouge, tombe au bout du long sentier.
Un instant les grands pins demeurent immobiles,

Mais, inlassablement, dans le silence lourd,
Crépite le cri d’or sur les sables stériles,
Parmi l’espace aride où meurt enfin le jour…

(Egloguea.)

GALOP SUR LA LANDE

Quand je presse tes flancs, bête nerveuse et fine,
Dans l’étau de mes jarrets durs, quand à ma voix
Tu t’enlèves par bonds souples et tu devines
Ce que je véux, au moindre geste de mes doigts,

J’ai l’orgueil de dompter ton corps ardent qui vibre,
Se cabre ou se détend, selon ma volonté, —
Et le vent du galop sur les espaces libres
Emplit toute ma chair d’une âpre volupté.

Ce matin dans l’aurore et sur la lande en flamme
Dont le lointain se perd loin des pignadas bleus,
Homme et Bête ! un grand souffle a confondu nos âmes,
Et la même lumière éblouissait nos yeux !

Semé d’ilots en fleur pleins de bruyères rouges
(Sur des dunes de sable et saignant au soleil
Où de grands troupeaux blancs font des vagues qui bougent
Autour des pâtrcs immobiles et vermeils) —


Jusqu’où l’on ne peut voir, un champ de brandes moi tes,
Morne mer dont les flots semblent du bronze roux,
Décroit dans l’étendue où ton galop m’emporte
Et semble en ondulant s’élargir devant nous…

… Puisque rien n’a guéri ma tristesse de vivre
Et d’être seul, malgré l’Amour, devant la Mort,
Et que je sens monter un orgueil qui m’enivre
Du désir d’être libre enfin et d’être fort, —

Puisque mon front n’a pu, dans cette nuit de fièvre,
Faire un poème ardent avec cette douleur
Qui déchire ma chair, rend amères mes lèvres
Et de sanglots muets a soulevé mon cœur,

Je veux me griser d’air et de vierge lumière,
Et, comme un nageur fou qui plonge en pleine mer,
Me jouer dans le vent, courbé sur ta crinière,
Perdu dans l’horizon du grand pays désert.

Encore ! Encore ! Encore ! Ahanne et va sans halte
Jusqu’au bout de la lande immense où naît le jour,
Afin que dans mon cœur un rêve pur s’exalte —
Et que j’oublie un peu la vie et mon amour !..,

CHANT AU BORD DU FLEUVE

Dans les bosquets profonds de cèdres et de roses,
Le soir bleui de juin descend avec lenteur.
La plaine est d’or. Là-bas une clarté repose
Sur le faîte des monts et des molles hauteurs.

Près du mur, endormie, ouvrant ses rives plates,
L’eau coule et le soleil a figé les flots durs
Etincelant dans les images écarlates
Qui montent du couchant sur le limpide azur.

Le chant du rossignol exalte le silence
Et ruisselle dans l’air du jardin recueilli,
Sanglot de notre chair qui jaillit et s’élance,
Pleurant le rêve amer qu’elle n’a pas cueilli.

L’heure de volupté s’écoule, insaisissable,
Comme l’eau qu’illumine un long rayon du soir,

Et mon âme, sachant que tout est périssable,
Comprend la vanité même du désespoir…

Le chant du rossignol module sa tristesse
Et lui donne l’extase ardente du sanglot ;
Car tous les bruits du soir ont accru son ivresse :
Chants, feuillages froissés, vent sonore sur l’eau.

La voix pure, au lointain, des beaux pêcheurs de sable
Redit aux longs échos du fleuve un air ancien
Au rythme d’or, — tandis qu’ils tirent sur les câbles,
Dans la limpidité du soir languedocien.

Et, quand ils se sont tus, descendant vers la ville,
Et que le rossignol s’éplore seul, encor,
Je sens la nuit grandir dans mon âme tranquille,
Comme un recueillement qui précède la mort…


FERNAND GREGH

Bibliographie. — La Maison de l’Enfance, poèmes, ouvrage couronné par l’Académie française, 5° édition (Calmann-Lévy, Paris, novembre 1896) ; — La Beauté de vivre, poèmes, 3» édition (Calmann-Lévy, Paris, avril 1900) ; — La Fenêtre Ouverte, essais de critique, 4« édition (Pasquelle, Paris, novembre 1901) ; —Les Clartés Humaines, poèmes (Pasquelle, Paris, 1904) ; — Etude sur Victor Hugo, critique (Pasquelle, Paris, 1904) ; — L’Or des Minutes, poèmes (Fasquolle, Paris, 1905),

M. Fernand Gregh a collaboré au Banquet (1892-1893), à la Revue Blanche (1893-1899), àla Revue de Paris (1894-1903), à la Revue Hebdomadaire (1895), à la Vogue (1899), à la Revue d’Art dramatique (1900-1901), à la Revue Bleue (1901), à la Plume (1901), à la Grande France (1901-1902), à l’Effort (1902), au Figaro (1902), à la Renaissance Latine (1903), au Mouvement (1906), aux Lettres (1906), etc. Il a fondé les revues Le Banquet (1892) et Les Lettres (1906).

Fils de l’éditeur de musique bien connu, M. Fernand Gregh est né à Paris le 14 octobre 1873, d’une vieille famille de Parisiens. Il fît ses études aux lycées Michelct (1880-1890) et Condorcet (1890-1892), et obtint en rhétorique (août 1890) un prix de composition française au Concours général, sur ce sujet : « La poésie ne défigure pas, elle transfigure » (phrase de Bersot). Licencié de philosophie dès 1892, il fonda, la même année, avec plusieurs amis, la revue Le Banquet, où ont débuté ou collaboré bien des jeunes écrivains : MM. Henri Barbusse, Daniel Halévy, Louis de la Sallo, Amédée Rouquès, Jacques Bizet, Robert de Fiers, Marcel Proust, etc. Le Banquet eut une destinée éphémère : il n’eut que huit numéros, aujourd’hui introuvables.

En 1894, M. Fernand Gregh entra comme secrétaire dela rédaction à la Revue de Paris, à l’époque même de sa fondation. Il y fit la critique bibliographique et y publia des poèmes. Après avoir, en 1895, interrompu ses travaux pour faire son service militaire, il fit paraître, le l»r février 1896, toujours dans la Revue de Paris, un article sur Paul Verlaine, dont il était un des meilleurs disciples. Au cours de ces quelques pages, il reproduisait, en indiquant bien qu’il en était l’auteur, le court poème intitulé Menuet, petit chef-d’œuvre do mélancolie douce et tendre, pastichant si heureusement Chanson d’automne que, après une lecture native de l’article, M. Gaston Deschamps, l’émincnt critique du Temps, put le prendre pour une pièce do Verlaine, et qui valut ainsi au jeune auteur une soudaine notoriété.

La même année, M. Fernand Gregh publiait de nouvelles poésies à la Revue de Paris et rassemblait ses vers, les uns épars dans des revues, les autres encore en cartons, en un volume intitulé La Maison de l’Enfance, qui, après plusieurs éditions et les honneurs, au début, d’un article élogicux de M. François Coppée1, mérita au poète le prix Archon-Despérouses que l’Académie lui décerna en mai 1897, date en quelque sorte historique, car l’œuvre de M. Fernand Gregh posa pour la première fois devant l’Académie la question de la jeune poésie réformatrice. Voici d’ailleurs comment M. Maurice Leblond explique l’accueil favorable quo La Maison de l’Enfance trouva aussitôt auprès du public : « Pourquoi chérissons-nous ce livre, et pourquoi des esprits aussi divers que M. Coppée, M. de Régnier et M. Retté s’en sont-ils tour n tour épris ? Est-ce seulement à cause de la joliveté des musiques qui s’y assourdissent, pour le charme effacé dos images et des tableaux qui s’y évoquent ? Peut-être. Quant à moi, si ce livre me passionne, c’est surtout parce qu’il résume une époque de vie et qu’il traduit, de manière quasi définitive, une heure sentimentale. Pudeur craintivo des instants de puberté, pudeur toute rose devant les roses et les lèvres, défaillances, souffrances voluptueuses qui ne siégentpoint dans l’ama, mais dont tout l’organisme semble être envahi ; troubles puérils, sommeils lourds, rêves fleuris où chantent, silencieuses, los danses évanouies des temps jadis ; c’est de ces émois-là que Fernand Gregh a composé son livro. » (Hevue Naturiste.)

En janvier 1899, peu de temps après la mort du regretté Georges Rodenbach, M. Fernand Gregh consacra au doux poète belge un article que les lecteurs de la Revue de Paris n’auront point oublié. Enfin, lu mois d’avril de l’année suivante vit paraître La Beauté de vivre, œuvre d’un lyrisme grave et profond, où le poète se révéla philosopho, et qui fut suivie aussitôt d’un volume do critique littéraire, La Fenêtre Ouverte dontlo titre est significatif et oii l’auteur affirmait hautement ses opinions, — puis, à quelques années do distance, d’une fort belle Etude sur Victor Hugo (1904) et de deux nouveaux recueils de poèmes, Les Clartés Humaines (1904j et L’Ornes Minutes (1905), qui consacrèrent la gloire naissante du jeune poète.

Le 12 décembre 1902, en réponse à un article de M. Claveau, M. Fernand Gregh a publié dans le Figaro un article sur l’Humanisme, document fort important qui a la valeur d’un manifeste et dont nous détachons les ligues suivantes :

i. Paru dans Le Journal du 3 décembre 1896.

« Ce qui a manqué souvent aux parnassiens et aux symbolistes, c’est l’humanité. Ils n’ont voulu être que des artistes, et ils furent tels. Ils n’ont pas songé que ce qui nous intéressé dans l’artiste, c’est l’homme, car c’est l’humanité qui est la commune mesure entre lui et nous. Nous qui venons après eux, instruits par leur exemple, nous rêvons un art plus enthousiaste à la fois et plus tendre, plus intime et plus large, un art direct, vivant, et d’un mot qui résume tout : humain. Nous voulons une poésie qui dise l’homme, et tout l’homme, avec ses sentiments et ses idées, et non seulement ses sensations, ici plus plastiques, là plus musicales. Tous les grands poètes de tous les temps, en même temps que des artistes, étaient des hommes, c’est-à-dire des pères, des fils, des amants, des citoyens, des philosophes ou des croyants. C’est de leur vio même qu’étaient faits leurs rêves. Après l’école de la beauté pour la beauté, après l’école de la beauté pour le rêve, il est temps de constituer l’école de la beauté pour la vie.

« Nous ne proscrivons pas le symbole ; mais qu’il soit clair. Un beau symbole obscur, c’est un beau coffret dont on n’a pas la clef. Il y a d’admirables symboles dans Vigny ; mais on les comprend. On peut dire de façon intelligible les choses les plus profondes. Accumulez les symboles tant que vous voudrez, pourvu que derrière on sente battre un cœur d’homme et penser une tète harmonieuse. Nous sommes las d’une certaine impassibilité et d’une certaine incohérence.

« Puisque les poètes d’une génération sont nécessairement amenés à se grouper sous une appellation commune, je crois que le mot le plus juste qui puisse qualifier le mouvement de la nouvelle génération est le beau mot, rajeuni et élargi encore à cette occasion, d’HuMANisME. Il signifie bien que nous voulons réaliser une poésie humaine, après la poésie trop strictement artiste du Parnasse ou trop obscurément abstraite du Symbolisme. II renoue heureusement la tradition avec l’admirable Pléiade, qui, délaissant les allégories du moyen âge, et remontant à l’art antique, source de toute beauté, sut retrouver, sous les humanités, l’humanité. Par la Pléiade, il nous rattache à l’antiquité, d’une part à Chénier, et au Romantisme de l’autre ; car, comme tous les novateurs, nous sommes les vrais traditionnels. Enfin, il indique bien notre point de vue sur le monde, qui est, lui aussi, tout humain. Nous ne sommes ni mystiques ni sceptiques. Nous sommes plongés dans la vio : il faut la comprendre et la vivre. Mais je no veux faire allusion qu’en passant aux lointaines conséquences de l’humanisme au point de vue philosophique, religieux, politique et moral. Je me bornerai aussi à indiquer la relation immédiate qui s’établira entre la poésie humaine d’une part, et, d’autre part, un théâtre ou un roman humain dont on pourrait citer déjà maints exemples.

« Poètes, chantons la vie : c’est notre vraie façon, à nous, d’y collaborer. Accomplissons notre tâche sur la terre, qui est d’inscrire en des paroles belles le rêve que fait l’homme à ce moment du temps infini, pour le transmettre à ceux qui nous succéderont. Et que chacun de nous, en jetant plus tard un regard sur son œuvre terminée, avant de s’en aller dans l’inconnu terrible, puisse se dire, comme tous ceux dont la vie a été bien remplie par les labeurs humains : « Je fus un homme. Quoi qu’il « y ait après la mort, je n’en ai pas peur. Que ce soit le grand « soleil ineffable de Dieu ou le grand soleil noir du néant, je sau« rai le regarder en face, sans être aveuglé par la lumière, sans « Ôtre ébloui par l’ombre. Je fus un homme. »

« Poètes d’aujourd’hui et de demain, — et par ce mot j’entends, au beau sens étymologique, tous ceux qui créent, — soyons des hommes 1 ! »

M. Fernand Gregh a fondé, en février 1906, avec MM. Charles Millier, Henri Barbusse, Maurice Majore, S.-Ch. Leconte, Marcel Ballot, Paul Reboux, Edmond Sée, Marcel et Jacques Boulenger, Gabriel Trarieux, J. Valmy-Baysse, Amédée Rouquos, Xavier Roux, etc.. l’importante revue Les Lettres, où ont collaboré en outre : MM. Sully Prudhomme, Anatole France, Léon Dierx, Pierre Louys, Robert d’Humières, Auguste Dupouy, Camille Mauclair, Léo Larguier, Gabriel Nigond, Abel Bonnard et Mm« Catulle Mondes, Fernand Gregh, Marie Dauguet, etc.

MENUET

La tristesse des menuets
Fait chanter mes désirs muets,
Et je pleure
D’entendre frémir cette voix
Qui vient de si loin, d’autrefois,

Et qui pleure.

Chansons frêles du clavecin,
Notes grêles, fuyant essaim

Qui s’efface,
Vous êtes un pastel d’antan
Qui s’anime, rit un instant,

Et s’efface.

i. Voir aussi la lettre de M. Saint-Georges de Bouhélicr, publiée dans le Figaro du 14 décembre 1902.

O chants troublés de pleurs secrets,
Chagrins qui s’ignorent, les vrais,

Pudeur tendre,
Sanglots que l’on cache au départ,
Et qui n’osent s’avouer, par

Orgueil tendre,
Comme vous meurtrissez les cœurs
De vos airs charmants et moqueurs

Et si tristes !
Menuets à peine entendus,
Sanglots légers, rires fondus,

Baisers tristes !…

[La Maison de l’Enfance.)

J’AI TROP PLEURÉ

J’ai trop pleuré jadis pour des peines légères !
Mes Douleurs aujourd’hui me sont des étrangères…
Elles ont beau parler à mots mystérieux
Et m’appeler dans l’ombre avec leurs voix légères ;
Pour elles je n’ai plus de larmes dans les yeux.
Mes Douleurs aujourd’hui me sont des inconnues ;
Passantes du chemin qu’on eût peut-être aimées,
Mais qu’on n’attendait plus quand elles sont venues,
Et qui s’en vont là-bas comme des inconnues,
Parce qu’il est trop tard, les âmes sont fermées…

[La Maison de l’Enfance.)

LE RETOUR

Je te revois, Maison de ma Tristesse ! — O joie !
L’an qui passa, rapide, entre nous deux, Maison,
M’apporta dans son vol, du fond de l’horizon,
Des lauriers, et ces fleurs dont la gerbe rougeoie :
Roses du bel Amour dont la bouche éclatante
Rit le rire odorant, humide, du plaisir ;
Lauriers tant espérés qui lassaient mon désir,
Et qui semblent encor plus beaux, après l’attente !
J’ai couronné mon front des feuilles toujours vertes
Dont la caresse m’est plus douce encor cent fois

Que le frémissement des roses sous^mes doigts,
Et des boutons, pareils aux gorges découvertes.

Je reviens aujourd’hui, pensif comme naguère,
Rêveur toujours, penchant mon front même rieur,
Mais le cœur plein d’un grand soleil intérieur,
Comme un héros qu’exalte un souvenir de guerre !

Car, ô Maison, pendant qu’ici tu dormais close,
J’ai livré la bataille au destin, j’ai vaincu ;
Tout le rêve qui me hantait, je l’ai vécu ;
Je vais dans la lumière et dans l’apothéose.

Car toutes les fiertés et toutes les ivresses
Ont succédé, mon âme, à tes maux ; tour â tour
J’ai connu tes baisers les plus fougueux, Amour,
Et, Gloire ! la douceur de tes graves caresses.

Les heures de l’angoisse et des larmes sont mortes !
Salut, Maison ! Je suis plein de joie et d’orgueil.
Vous que sur mon ennui, jadis, plus lourd qu’un deuil
Je fermais, — je vous rouvre en chantant, vieilles portes !

(La Beauté de vivre.)

PROMENADE D’AUTOMNE

J’ai marché longuement à travers la campagne,
Sous le soleil, rêveur que son ombre accompagne
Comme la forme pdle, à terre, de son rêve.
L’étang brillait ; je suis descendu sur la grève.
De beaux cygnes nageaient sous les derniers feuillages
Ils traînaient derrière eux, calmes, de blancs sillages
Qui ridaient en s’élargissant l’eau solitaire
Kt semblaient des liens d’argent avec la terre.
J’ai regardé longtemps, assis sous les vieux charmes,
Près du pont, me sentant monter aux yeux les larmes
Que fait venir l’aspect de la beauté parfaite.
Parfois passait, dans l’or du bel automne en fête,
Odeur de la Toussaint funèbre, attristant l’heure
Du tendre souvenir lointain des morts qu’on pleure,
Un monotone et doux parfum de chrysanthème.
— Et soudain j’ai songé que je mourrais moi-même…

Et j’ai dit à l’automne, aux longs rayons obliques,
Au vent, au ciel, aux eaux, aux fleurs mélancoliques :
« Je ne vous verrai plus, un jour, beauté du monde !
Tu ne couleras plus en moi, douceur profonde
Qui, tous les soirs, des bois pleins d’ombres colossales
Que le couchant allonge aux prés lointains, t’exhales
Et coules lentement dans ma jeune poitrine !
Un jour, tu ne viendras plus enfler ma narine,
Je ne sentirai plus à mon front ta caresse,
Vent odorant, léger, qui cours avec paresse
Sur les fleurs que le soir n’a pas encor fermées ;
Et vous, fleurs tristes, fleurs paiement parfumées,
Un jour, vous couvrirez ma tombe, chrysanthèmes !
Mais j’accueille ton nom, ô mort, sans anathèmes
Parmi la vaste paix de ce couchant d’automne ;
Rien, ce soir, dans ma chair ne tremble et ne s’étonne,
Et la grande pensée en moi n’est pas amère ;
Et je m’endormirais comme aux bras de ma mère,
S’il fallait m’endormir par ce soir pacifique,
Remerciant la vie étrange et magnifique
D’avoir mêlé ses maux de délices sans nombre,
Souriant au soleil, n’ayant point peur de l’ombre,
Espérant dans la mort d’un espoir invincible :
Car tout ne trompe pas, car il n’est pas possible
Que mes pleurs devant ce beau soir n’aientpas de cause
Et ne répondent pas ailleurs à quelque chose,
Que cette ample beauté si douce et si sereine
Ne couvre pas un peu de bonté souterraine,
Et que mon âme enfin, douloureuse ou joyeuse,
Mais qui reste pour moi toujours mystérieuse,
Ne cache pas, peut-être au plus secret en elle,
Un mystère de plus qui la fasse éternelle ! »

(La Beauté de vivre.)

DOUTE

Il meurt sur les plus hautes branches
Un dernier rayon de soleil ;
Le couchant sème d’ors étranges
Le feuillage vert et vermeil.


Au ciel pâle d’où le soir tombe,
Sans l’azur gris couleur des eaux,
Glissent comme des éclairs d’ombre
Les ailes vives des oiseaux.

Il sort un profond et doux charme
De toutes ces choses, sans fin ;
Tout est joyeux, apaisé, calme :
C’est la vie, où tout est divin.
Les bruits de la ville lointaine
Par bouffée arrivent vers moi…
Pourquoi soudain mon âme est-elle
Prise d’un indicible émoi ?

Mon Dieu, comme devant les choses
On est ébloui du destin !
Comme on est pareil à des pauvres
Devant un splendide festin !
Comme on t’adore d’un cœur simple,
Comme on te retrouve ici-bas
Partout, dans la vie ample et sainte,
Mon Dieu, qui n’es peut-être pas !

[La Beauté de vivre.)

RENOUVEAU

Après ces frivoles journées,
Après ces plaisirs captieux
Où soudain, au bord de mes yeux,
Montaient des larmes étonnées ;

Après ces gestes, ces regards,
Ces paroles et ces sourires,
Et ces baisers et ces délires
Des sens prompts et des cœurs hagards ;

Après le néant de ces choses,
Après tous ces riens dévorants,
J’étais fou ; — mais je me reprends
Pour avoir respiré des roses.

J’avais presque trahi ma foi
Pendant cet hiver sacrilège ;

Avril brise le sortilège :
Voici que je redeviens moi.

Ces douces et légères femmes
Et ces hommes vains, j’en suis las !
Donnez ce bouquet de lilas,
Que les fleurs me changent des âmes.

Assez de ce rire moqueur !
Ouvrez bien grande la fenêtre,
Que le vent sincère pénètre
Dans la maison et dans mon cœur !

Donnez ce beau lys, coupe frêle
Qui verse un parfum adouci.
Je veux voir de la boue aussi :
La boue au moins est naturelle !

Ah ! tous ces railleurs indigents
Dont l’esprit inquiet se ronge !
L’art naïf pour eux est mensonge :
Je ne suis pas fait pour ces gens !
Mais le printemps souffle ; un vieux hêtre
Frémit dans la jeune clarté ;
Je rentre dans ma vérité,
Je me sens à nouveau mon maître.
Je respire ! J’ai cru d’abord
Qu’à cette ardente et sombre flamme
J’avais brûlé toute mon âme,
Qu’en moi le rêveur était mort.

Mais je renais heure par heure,
Je renoue, ému, pas à pas,
Plus tendre encor d’être plus las,
Avec ma vie antérieure !

Oui, trois brins vernis de buis vert,
Une tiède averse irisée
Qui cingle d’argent la croisée,
Un bourgeon mauve à peine ouvert,

Le timbre d’un cartel sonore,
Qui fait bruire un lustre léger,
Un soir où l’on reste à songer,
Un réveil ébloui d’aurore,


Vague, indécis, presque rêvé,
Un pâle souvenir d’enfance,
Un beau vers qui chante d’avance
Dans un poème inachevé,

Un air au piano, doux et triste,
Où rit en pleurs tout le passé,
Un vieil air joyeux et cassé,
Mélancoliquement artiste ;

Tout cela que l’on ne sent bien
Que dans sa chambre solitaire,
Tout cet infime et grand mystère
Qui brode le quotidien,

Tout ce qui fait au bord du monde
L’esprit comme un cœur palpitant,
Miracle éternel de l’instant,
Brusque infini de la seconde,

Tout le secret un peu divin,
Que tout me révèle et que j’aime,
Ah ! voilà ma vie, et moi-même !
Et le reste, le reste est vain !


IL PLEUT


Il pleut,
Les vitres tintent.

Le vent de Mai fait dans le parc un bruit d’automne.
Une porte, en battant sans fin, grince une plainte
Mineure et monotone.
Il pleut…

On dirait par moments qu’un million d’épingles
Se heurte aux vitres et les cingle.
Il pleut,
Les vitres tintent.

Le ciel cache un à un ses coins légers de bleu
Sous de rapides nuées grises.
Il pleut :
La vie est triste !


— N’importe !
Souffle le vent, batte la porte,
Tombe la pluie !
N’importe !

J’ai dans mes yeux une clarté qui m’éblouit ;
J’ai dans ma vie un grand espace bleu ;
J’ai dans mon cœur un jardin vert ombré de palmes
Que balancent en plein azur les brises calmes :
Je songe à elle !

Il pleut…

— La vie est belle !


NOCTURNE


C’est une nuit d’azur, de tiédeur et de joie.
Les grêles peupliers, comme un frêle rideau,
Tremblent dans l’ombre bleue avec un bruit de soie.
Un nuage diffus traîne au ciel, comme un voile.
Couché dans l’herbe, sur le dos,
Je regarde, au travers des arbres, les étoiles.

Elles vivent parmi l’azur, jaunes ou blanches ;
Le vent passe, furtif et confidentiel…
Et tout à coup, entre les branches,
Je ne reconnais plus les étoiles au ciel !

— Lorsque l’on marche à travers champs et que l’on voit
Les étoiles à l’horizon,
Sur la plaine ou sur les maisons,
Au haut d’un arbre, au bord d’un toit,

Elles ont l’air d’être clouées
Parmi le vide ou les nuées,
Dans l’azur serein ou changeant,
Comme des clous d’or ou d’argent…

Et maintenant, du ciel vertigineux, du ciel
Insondable, à mes yeux renversés, ô mystère !
Elles semblent pleuvoir par milliers sur la terre
En un long poudroiement clair et continuel ;
Toutes, toutes,

En larges gouttes
Dont ma paupière est éblouie,
Elles semblent tomber sur moi, tomber en pluie,
En innombrable pluie,
En pluie éparse, lente et douce de clarté,
Sans bruit, sans fin, durant l’éternité…

LE DÉSIR

« Ewig Wcibliches. » (goethe.)

Le Désir est le roi des dieux vains que nous sommes.
Il gouverne l’esprit, commande au cœur des hommes,
Fait à son gré la femme amoureuse ou pudique,
Roi fou dont les sujets meurent quand il abdique !
La volupté naïve et déjà clandestine
Rêve précocement dans toute âme enfantine,
Et le lait semble rire encor sur notre bouche
Qu’un beau sein nu lui donne une soif plus farouche.
C’est elle aussi, la volupté vive et secrète,
Que le vieillard songeant aux jours lointains regrette ;
Et peut-être, au moment de l’angoisse infinie,
Sur les draps que ramène en râlant l’agonie,
Ce que cherchent les mains hagardes et glacées,
C’est le chaud souvenir des caresses passées.
— Le Désir est le maître innombrable du monde !
Par le vide infini, sous la glèbe profonde,
Comme un long lien d’or invisible, il enchaîne
La lune à l’Océan et la girolle au chêne.
C’est lui qui, dans le bleu des sphères éthérées,
Mêle en accords les sons des planètes sacrées,
Et qui, parmi les chants des poètes sublimes,
Fait s’accoupler du fond de leur âme les rimes.
Partout avec sa force auguste et familière,
Comme à l’ormeau la vigne et comme au pin le lierre,
Le Désir à la vie entrelace la vie !
La Terre a du Soleil la même obscure envie
Que la note épousant la note dans la gamme,
Et l’Univers aspire à l’Eternelle Femme.


JE VIS…

Je suis entré dans le tourbillon de la vie…
Je suis faible, tremblant, pâle, inquiet, nerveux ;
Je suis plein de regrets, de souhaits et de vœux,
De souvenirs, d’espoirs, d’envies…
Je ne sais plus ce que je veux,
Je ne sais plus ce que je suis ;
Je me sens dispersé, changeant, divers, nombreux…
J’ignore si je suis heureux :
Je vis.

J’aime et je ne sais comment j’aime :
Je frissonne, j’ai peur comme un homme charmé.
J’aime une bouche fraîche, une bouche embaumée,
Des cheveux ondoyants fins comme une fumée,
Des doigts légers où rit une petite gemme.
J’aime de longs yeux noirs caressants et soyeux,
De beaux yeux tour à tour attendris ou joyeux,
Dont les cils font une ombre, alors qu’ils sont fermés,
Si douce qu’elle semble un regard elle-même ;
Et je ne cherche pas a savoir comment j’aime,
Comment je suis aimé :
J’aime.

Je veux la gloire, et je ne sais
Même pas bien si je la veux ;
Je pense et j’écris mes pensées
En mots incertains et peureux.
Je sens mes vers là, sous mon front :
J’ignore s’ils me survivront ;
Les dire m’exalte et m’enchante ;
Ma voix ne peut rester muette,
Je ne sais si je suis poète :
Je chante.

Je vis, je vais parmi des choses,
Bonnes, mauvaises, je ne sais.
Car je suis souvent caressé
Par elles, et souvent blessé.

J’aime Décembre et Juin, les cyprès et les roses,

Les grands monts bleus, les humbles coteaux gris,
La rumeur de la mer, la rumeur de Paris…
Bonnes, mauvaises, je ne sais :
Je vis, je vais, j’aime les choses.
Je vais aussi parmi des hommes et des femmes,
Et sous les fronts, dans les regards, je vois les âmes
Qui glissent en essaims devant mes yeux ravis.
Le monde est comme un vol d’oiseaux d’ombre ou de flamme
Que je verrais passer du haut des monts gravis…
Des hommes m’ont fait mal, j’ai vu pleurer des femmes.
J’aime ces hommes et ces femmes :
Je vis.

— Et je mourrai, plus tard, très tard, bientôt peut-être :
Je ne sais pas.
Je m’en irai peut-être
Dans l’inconnu, là-bas, là-bas.
Comme un oiseau s’envole, ivre, par la fenêtre !
Je m’en irai dans l’inconnu, là-bas, là-bas,
Au grand soleil de Dieu renaître !
Je ne sais pas.

Ou bien j’irai dormir et pourrir à jamais
Sous quelques pieds de terre,
Loin des arbres, du ciel et des yeux que j’aimais,
Dans la nuit délétère…

Mais à mon tour j’aurai connu le goût chaud de la vie ;
J’aurai miré dans ma prunelle,
.Petite minute éblouie,
La grande lumière éternelle ;
Mais j’aurai bu ma joie au grand festin sacré ;
Que voudrais-je de plus ?
J’aurai vécu,

— Et je mourrai.


EDMOND PILON

Bibliographie. —Le Poème de mes soirs (Vanier, Paris, 1896) ;

— La Maison d’Exil (Société du Mercure de France, Paris, 1890) ;

— Octave Mirbeau, étude critique (Bibliothèque Internationale d’édition, E. Sansot et C’«, Paris, 1903) ; — Portraits français (xvms et xix° siècles), avec préface de Paul et Victor Margueritte(Bibliothèque Internationale d’édition, E. Sansot et Ci°, Paris, 1904) ;—Paul et Victor Margueritte }essai de critique (Bibliothèque Internationale d’édition, E. Sansot et C’°, Paris, 1905).

En Préparation : Portraits français (2’ série) ; un recueil de poèmes ; une pièce sur la Révolution française en collaboration.

M. Edmond Pilon a collaboré au Journal, à la Revue Bleue, à la Nouvelle Revue, au Mercure de France, à l’Ermitage, à l’Art et la Vie, à la Révue d’Art dramatique, au Réveil de Gand, au Coq Rouge, à la Wallonie, à la Vogue, au Beffroi, à l’Humanité nouvelle, à la Plume ; au Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900. Il collabore à la Revue Bleue, à l’Ermitage, à l’Anthologie-Revue, à la Revue Provinciale (de Toulouse), au Feu, etc.

Né à Paris le 19 novembre 1874, M. Edmond Pilon débuta dans les lettres extrêmement jeune, en 1893. Il publia ses premiers contes et poèmes à l’Echo de Paris et au Mercure de France et assuma pendant une année (1895) la critique poétique à l’Ermitage. Son premier volume de vers, Les Poèmes de mes soirs, parut en 1896. Dés lors, M. Gustave Kahn parle du jeune auteur en termes élogieux : « M. Edmond Pilon, dit-il, est un poète qui sait ordonner un beau luxe et qui sait faire agir en peu de gestes ses personnages. Il excelle évidemment à composer un décor, » (Revue Blanche, 1896.)

En 1898, M. Edmond Pilon publia son second volume do vers, La Maison d’Exil, où Stéphane Mallarmé trouvait « des accords exquis d’âme et de forme, dans tant de sérénité », et dont un critique disait : « Sa Maison d’Exil est celle où l’on voudrait vivre, où on aimerait s’isoler avec ses espoirs, ses souvenirs, réalisés dans l’éternelle fiancée. Le monde extérieur et banal n’existerait plus, et on vivrait une vie de rêve, d’idéal… et de poète… Le vers libre, pour donner au lecteur l’impression musicale et le frisson du grand art, doit être manié avec une dextérité rare et uue haute conscience d’artiste. M. Edmond Pilon n’y a point failli. » (L’Œuvre, 1896.) M. Pilon collabora depuis à de nombreux journaux et revues, et pendant deux ans rédigea, à la Plume, le Caruet des œuvres et des hommes, sorte d’agenda critique bimensuel de tous les petits et grands évéuements des arts et des lettres contemporaine. Il fut, au cours des années 1900 et 1901, le fidèle collaborateur de M. Catulle Mendès dans la rédaction de son Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900. Il a publié tout récemment d’importantes études littéraires.

LES ROSES TRÉMIÈRES

Les roses trémïères brillent aux haies,
Le linge léger flotte près des toits,
Les fermes sont claires et la plaine s’égaie
De tout un éveil de ses pousses lentes,
Et pourtant tout se fait sommeil en moi
Puisque la bien-aimée est absente ;

De jeunes enfants rient aux seuils du village,
De vieilles femmes filent la laine des troupeaux,
Des charrettes qui passent emportent les fourrages
Vers la grange rustique, et, dans les bois nouveaux,
S’exhale un parfum tendre d’aube et de lilas ;
Mais que me font les fleurs et les femmes des hameaux,
Puisque la bien-aimée n’est pas là ;
Le jeune matin m’accueille de son soleil ;
Ses meules sont élevées comme des maisons ;
Sa plaine est verdoyante et ses coteaux vermeils ;
Tout est prospère et beau dans la saison
De ses blés, de ses bois et de ses champs de foins.
Pour moi, je n’aime ni ses fruits ni ses moissons,
Car ma bien-aimée est au loin.

[La Maison d’Exil.)


LE JAVELOT DE JOIE

Le javelot de joie a défoncé la porte ;
Un chanteur inconnu est passé dans le bois
Qui est passé en chantant de sorte
Que les oiseaux riaient vers sa voix
Et que les fleurs naissaient pareilles
A des essaims vifs d’abeilles
A ouïr sa voix !
Les jougs sont teints de pourpre aux taureaux de l’automne
Et les filles qui mènent les taureaux entonnent
Des dithyrambes à entendre le chanteur,
Dont la lyre d’or s’alourdit de fleurs,
Dont les pas foulent l’aube,
Dont le geste cueille les roses
Et dont la haute main
Au vieux sapin
Suspend le luth !
Des songes sont entrés par des portes d’ivoire
Et par des portes de corne d’autres songes ;
Le javelot a défoncé la porte noire,
Son dard a découvert la porte sombre,
Et la voix du Printemps et de l’Automne
Avec celle des rossignols d’été
Et celle de la brise dans les fleurs,
Toutes les voix sont entrées
Dans ma Demeure.

L’ESPÉRANCE MORTE

Sur le bord du bassin trois Reines se penchent :
Trois Reines, la Bleue et la Rouge et la Blanche :
Sur le bord du bassin de verte espérance
Trois Reines se penchent vers l’attirance
De leurs beaux visages mirés dans l’eau,
Trois Reines se penchent sur le bateau…

Trois Reines se penchent, et la première
Laisse tomber ses bagues dans le courant.

Ses bagues, ses roses, ses bagues d’argent,
Laisse tomber ses bijoux dans la rivière…
Trois Reines se penchent, la Keine Bleue
S’approche et se penche et se courbe un peu…

Trois Reines se penchent, et la seconde,
La Rouge, et puis celle aux deux mains si blondes…
Trois Reines se penchent, la Reine Rouge
Regarde l’Etoile dans l’eau qui bouge,
Laisse choir des lys, et sa sœur aux yeux bleus
Laisse choir l’éclat de ses beaux cheveux :

Au bord du bassin, trois Reines se penchent,
Trois Reines : la Rouge, et la Bleue, et la Blanche,
Trois Reines se penchent vers l’Espérance…
Mais l’Espérance est morte, et l’eau la balance,
Et les trois Reines voient sur son front qui dort
Passer les poissons roses dans les joncs d’or…


ALBERT BOISSIÈRE

Bibliographie. — L’Illusoire Aventure, poèmes (La Plume, Paris, 1897) ; — Les Magloire, roman (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1899) ; — Une Garce, roman (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1900) ; — Les Trois Fleurons de la Couronne, roman (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1900) ; — M. Duplessis veuf, roman (éditions de la Maison d’Art, Paris, 1901) ; — Aquarelles d’Ame, poèmes (éditions de la Maison d’Art, Paris, 1901) ; — Les Chiens de Faïence, roman (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1902) ;—Les Tributaires, roman (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1903) ; — La Tragique aventure du Mime Properce, roman (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1904) ; — Joies conjugales, roman (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1905) ; — Clara Bill, danseuse, roman (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1905) ; — Jolie, roman (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1906) ; —Le Scandale de la rue Boissière, roman (Charpentier-Fasquelle, Paris, 1906). — Diverses plaquettes de critiques d’art : Le Peintre J.-L. Rame, etc. (chez Gentil, Paris).

En Préparation : La Ferme au Gué, poèmes.

M. Albert Boissière a collaboré au Figaro, au Journal, au Matin, au Temps, hVEcho de Paris, au Précurseur d’Anvers, etc.

M. Albert Boissière est né àThiberville (Eure) le26 janvier 1866, Il s’avisa d’être un homme de lettres tardivement, à trente ans passés, et débuta par un volume de vers se rapprochant de la formule mallarmécnne, L’Illusoire Aventure (1897). Ensuite, il écrivit successivement deux romans consacrés à la notation scrupuleuse de la vie rustique, et qui le firent immédiatement connaître, Les Magloire (1899) et Une Garce (1900). Puis, revenu tout à coup à l’écriture artiste, il publia, la même année, un roman symboliste, Les Trois Fleurons de la Couronne, qui contient de fort belles pages.

Mais M. Albert Boissière devait surtout se classer comme humoriste avec les romans qui suivirent. « Il obtient, remarque M. Pierre Veber, un comique particulier par une observation minutieuse des petits gestes et des petites pensées, n M. Boissière n’est pas un humoriste doux. « Il est âpre, très âpre. Il dissimule un peu son âpreté sous sa gaieté » (ernest Charles.)

En 1902, M. Albert Boissicre revenait encore « la poésie avec Aquarelles d’Ame : « Il y a de la verdeur et de Vaudace dans l’expression qui se soncie beancoup plus de revôtiv l’idée avec netteté et de traduiro son caractère, que de collaborer à Mu tissu harmonieux, de nuances égales, et c’est à cetto présentation stricte de la pensée- non atténuée qu’est dû l’aspect d’admirable originalité de ce livre. » (gustave Kahk.1

DÉDICACE

Je t’apportais des fleurs, des roses, de la vie ;
Comme en rêvant, je semais, au long des chemins,
Des fleurs, des roses, de la vie, ù pleines mains,
Et je trouvais insignifiante la Vie…
Sous mes doigts prestigieux, et d’un geste allier,
J’effeuillais mon cœur las, au détour du sentier.

Les hypocrites trouvaient ma constance vaine
Et j’épuisais le sang anème de mes veines
A paraître celui que je n’étais pas,
A semer toutes mes roses sous tous les pas.

Mais je t’ai rencontrée, un soir de lilas tendre,
Et j’ai rassemblé sur ma poitrine la gerbe
Eparse des fleurs, des roses et de l’herbe
Mauvaise qu’est la vie, odeur de lilas tendre !

Et, pour complaire ù ton subtil enchantement,
O ma très belle, ô ma très bonne au Bois Charmant,
Par le parc idéal où pleurent les fontaines,
En l’égrènement doux de musiques lointaines,
— Loin de les effeuiller, au détour du sentier,
J’ai rangé les fleurs de mon cœur en ton herbier.

[L’Illusoire Aventure.)

LE ROSIER AU LINTEAU

Le rosier qui pavoise, en strophes régulières,
Les colombages gris de la maison de bois,
A poussé sa racine au tréfonds de la terre :
Il glorifie le sol et le mur, è la fois.


Les vieux l’ont toujours Vu aussi vieux, et les vieilles
Ont souvenance aussi qu’au temps le plus lointain
Il fleurissait, il embaumait, de ses merveilles,
La vie de la maison, le sort et le destin.

Fleurissant les serments, embaumant les regrets,
Le rosier a chanté toutes les accordailles ;
Et nul vieux n’est parti sans être accompagné,
Ou béni, d’un adieu de sa branche amicale.

Et chaque été, quand chaque rose aux colombages
Pique sa note d’or et chante un vers discret,
Tout le poème exulte et met, dans le feuillage,
Les serments à venir et les anciens regrets.

Les gars ont suspendu aux rameaux tutélaires,
Avec le bouton frais, leur cœur aventureux ;
Les promises élues le cueillent, pour complaire
A l’éternelle vie et au sort amoureux.

Car, dans chaque bouton du rosier centenaire
Qui, pour les jeunes cœurs, s’épanouit et sourit,
Sa racine enfoncée jusqu’au cœur de la terre,
C’est le cœur d’un aïeul qui, chaque an, refleurit.

[La Ferme au Gué.)

SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER

Bibliographie. — L’Annonciation (1894) ; — La Vie héroïque des aventuriers, des poètes, des rois et des artisans (Théorie du pathétique pour servir d’introduction à une tragédie ou à un roman] (1895) ; — La Résurrection des Dieux (Théorie du paysage] (1895) ; — Discours sur la mort de Narcisse ou l’impérieuse métamorphose [Théorie de l’amour] (1895) ; — L’Hiver en méditation on les Passe-Temps de Clarisse, suivi d’un opuscule sur Hugo, Richard Wagner, Zola et la Poésie nationale (1896) ; — Eglè ou les Concerts champêtres, suivi d’un cpithalame (1897) ; — La Révolution en marche, brochure (1898) ; — La Victoire, pièce en cinq actes représentée au théâtre de l’Œuvre (1898) ; — Les Eléments d’une Renaissance française, essai de critique contemporaine (1899) ; —La Route noire, roman (1900) ; — La Tragédie du nouveau Christ (1901) ; — Les Chants de la Vie Ardente (1902) ; — Chant d’apothéose pour Victor Hugo, brochure ; — Histoire de Lucie, fille perdue et criminelle ; — Julio ou Les Relations amoureuses, — Des Passions de l’Amour ; — Le Roi sans Couronne, pièce en cinq actes, représentée au Théâtre des Arts (1906).

Les œuvres de M. Saint-Georges do Bouhélier se trouvent chez Charpentier-Fasquelle.

En Préparation : Les Esclaves, drame ; — Histoire d’une Femme, roman ; — La Fête de Rellevile, roman ; — G. Charpentier et l’Avenir de la musique, étude ; —Le Printemps des Héros, études sur Emile Zola, Auguste Rodin, Claude Monet, Maeterlinck, Bruneau, Verhaeren, etc.

M. Saint-Georges do Bouhélier a collaboré ou collabore à l’E venement, à la Presse, au Figaro, h la Plume, à l’Annonciation, aux Documents sur le Naturisme, à l ’ Académie française, à Antée, etc. Il a fondé en 1897 la Revue Naturiste.

M. Saint-Georges de Bouhélier (Stéphane-Georges do Bouhélier-Lepelletier, dit) est né à Rueil (Scine-et-Oise) lo 19 mai 1876. Filsde M. Edmond de Bouhélier-Lcpelletier, publiciste et homme politique connu, parent de Paul Verlaine, il accomplit ses études classiques au lycée de Versailles, puis on Suisse. Avec ne rare précocité, tout jeune, il se voua aux lettres et, tout de suite, s’y fit remarquer. Dès 1893, il fondait, à Paris, sous lo titra : L’Académie française, une éphémère revue littéraire ; puis, encore étudiant, il fit paraître en Suisse une brochure périodique, L’Annonciation, dont il était le rédacteur unique et qui eut quelques numéros.

De retour à Paris, M. Saint-Georges de Bouhélier créa succès. si veulent : Le Rêve et l’Idéal, autre revue littéraire ; puis les Documents sur le Naturisme, qui devinrent, en 1897, la Revue Naturiste, laquelle n’a point cessé de paraître et obtient auprès des lettrés un accueil favorable.

Entre temps, il collaborait à la Plume, à l ’ Événement, à la Presse, au Figaro, où il fit paraître, en janvier 1896, un Manifeste qui fut le point de départ du mouvement naturiste, et où il était dit : « Nous chanterons les hautes fêtes de l’homme… Pour la splendeur de ce spectacle, nous convoquerons les plantes, les étoiles et le vent. Une littérature viendra qui glorifiera les marins, les laboureurs, nés des entrailles du sol, et les pasteurs qui habitent près des aigles. De nouveau, les poètes se mêleront aux tribus. Ils seront des citoyens, etc. »

Les poésies de M. Saint-Georges de Bouhélier, ses articles de critique littéraire, philosophique ou sociale attirèrent sur lui l’attention ; fréquemment commentés et très appréciés dans la jeune littérature, ils valurent très rapidement à leur auteur une enviable notoriété littéraire, et le firent reconnaître comme un maître par une grande partie de la jeunesse : il devint le chef incontesté de l’Ecole Naturiste. Au moment où l’opinion publique commença à s’agiter à propos du procès Dreyfus, M. Saint-Georges de Bouhétier s’affirma nettement parmi les partisans actifs de la revision : il signa le manifeste dit « des intellectuels » et fit paraître une brochure : La Révolution en marche (1898), qui fit grand bruit.

En 1900, il fonda, avec M. Maurice Leblond, le « Collège d’Esthétique moderne », société d’art et de solidarité, destinée à répandre l’idée de la beauté, à grouper les artistes nouveaux et à créer une sorte de maison commune où ils puissent fraterniser. Dans cette société, dont Emile Zola fut président d’honneur, et dontlui-mèine est directeur, il professe un cours d’esthétiquo de la vie.

« M. Saint-Georges de Bouhélier, dit M. Catulle Mendès, a cette grande force, l’affirmation par où l’on croit et fait croire. Sa qualité principale, c’est l’élan, a

Terminons cette brève notice en citant ces lignes de la Préface des Chants de la Vie Ardente : « Que l’on no s’attende pas à retrouver dans ces poèmes les abandons et les éclats que j’avais laissés autrefois à mes essais du début. Depuis qu’Eglé a paru, j’ai été amené à penser qu’en France, du moins, l’observation presque absolue des anciennes lois de la métrique est indispensable aux beautés du vers. Je ne nie pas, il est vrai, qu’on ne voie de fort grands poètes s’écarter de l’art de Ronsard, de Vigny, de Victor Hugo et de tant d’autres et que, par exemple, Emile Vorhacren ne le cède en rien à ses devanciers quoiqu’il n’admette point leurs règles. Je suis convaincu toutefois qu’il sera très difficile d’en anéantir complètement la tradition. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi on voudrait s’en détacher, car il y a, dans l’art classique, des obligations si vives qu’à elles seules elles supposent déjà, pour être complètement remplies, une forte méthode intérieure de laquelle dépend toute espèce de perfection. Les exigences de la rime, du rythme et des alternances, je les trouve la plupart du temps d’une extrême utilité, parce que la recherche qu’elles imposent no va pas en somme sans une discipline qui, à mon sens, a du prix. Je m’imagine qu’il est plus beau d’exprimer, en leur attribuant une forme déterminée d’avance par des principes implacables, toutes les sensations les plus dévorantes, que de se soumettre au hasard de leurs mouvements… »

INSCRIPTION

SUR CE QUI CAUSE LE MALHEUR

Tu te plains de la vie, elle u pourtant ses charmes
Qu’il est beau de connaître. Il te semble, il est vrai, qu’ils ont un goût de larmes
Mais il naît de ton être !
L’eau de pluie en tombant dans un puits plein de sable
Prend son odeur ainsi.
Toute chose qui passe en ton cœur misérable
Se charge de soucis.
Tu crois les jours sans grâce, ils te paraissent sombres,
Sans qu’aucun d’eux ne brille : C’est en toi qu’empruntant ces couleurs pleines d’ombres
Ils deviennent stériles.
La peine qui t’emplit fait de chaque délice
Un chagrin éternel,
Comme un objet plongé dans la vague qui glisse
Se recouvre de sel !
Rejette loin de toi cette langueur tragique
Qui toujours te dévore :

Tu verras quel bonheur l’univers communique
A l’âme qui l’adore !

(Les Chants de la Vie Ardente.)

INSCRIPTION

SUR L’ACCUEIL DU AU PAUVRE

Mets la nappe de lin sur la table agrandie,
Verse dans les cristaux
Des vins fumants faits de raisins orientaux,
Orne de citrons verts, de pommes, de gâteaux
Les vaisselles polies.
Répands les fruits du parc et les fleurs de la plaine
En couronnes d’azur,
Tords le feuillage d’or le long du calme mur,
Inonde l’air d’odeurs, et que d’un parfum pur
L’atmosphère soit pleine !
Commande aux serviteurs afin qu’ils te rapportent
Tous les vins du cellier,
Sors les sacs de la grange et détruis le hallier,
Dénude-toi, soustrais la grappe à l’espalier !…
Un pauvre est à la porte !
Or tout vrai pauvre a droit a la plus belle place,
Il est l’hôte divin,
Il est l’expiateur qui va par le chemin
Lourd de tes maux dont il te rend le fardeau vain
Et qu’il porte à ta place !…

(Les Chants de la Vie Ardente.)

L’ATTENTE DE L’HIVER

Parmi l’espace pur, la terre est blanche et luit,
Et, comme un triste éclair, le frimas l’a fendue,
Elle emporte sa glace amassée et sans bruit
Dans un grand tourbillon, sphère pâle et perdue !

Le transparent soleil dans l’incolore a fui.
Il se perd sous l’azur plein de brume et de nue.

Son globe au loin circule, envahi par l’ennui,
Verdi de neige opaque à l’ombre confondue !

O mort d’un monde où vibre en torrents de cristal
La modulation du givre et des glaciers !
O tristesse d’un astre insensible et fatal !

Terre, en vain tu te plains ! Ne gémis plus, ô terre !
Car bientôt le soleil des matins printaniers
Viendra t’environner de son feu salutaire !

(Les Chants de la Vie Ardente }

LES FIANÇAILLES

A l’époque où la terre est nubile et s’émeut
De la floraison d’or dont sa poitrine s’orne,
Pomone fait tomber des parfums de sa corne,
Et délicatement se revêt de ciel bleu.

La terre, qui s’éprend du soleil amoureux,
Le voit soudain sortir de l’obscur Capricorne,
Descendre a travers l’air où ne luit nulle borne,
Et bientôt tout rougir du reflet de ses feux.

Alors, faisant fumer ses mers, frémir ses cimes,
Elle roule un grand globe égaré par l’amour
Parmi l’énorme espace où le soleil s’abime !

Et tandis que l’azur autour d’elle disperse
Ses semences d’aurore et ses graines de jour.
Elle ouvre largement ses benux flancs à l’averse !

(Les Chants de la Vie Ardente.)

EUCHARISTIE

Ton être allait périr : je l’ai ressuscité !
Pétri de noire argile et construit dans la fange,
Il porte encor pourtant quelque ardente beauté,
Et tu me dois l’éclat qui sort de ce mélange !

Hors du désastre obscur je t’avais transporté,
Je t’ai fait resplendir dans ta vertu étrange :

Ainsi je t’accroîtrai de toute éternité.
Ma pensée a nourri ton esprit qui la mange.
Ravageant ta beauté, je t’ai rendu la vie,
Car tu m’as dévoré comme un pain de froment.
Ton âme est satisfaite et ta faim assouvie !

O jeune homme, entends-la, ma parole nouvelle !
C’est elle qui t’anime ! Elle imprime à ton sang
La palpitation de la vie éternelle !

[Les Chants de la Vie Ardente.)

LE SERMENT

Si l’amour doit mourir, s’il se peut qu’il expire
Comme un épi trop mûr et de grains trop pesant ;
Si l’un et l’autre un jour nous fuyons son empire
En détournant do nous nos yeux agonisants ;
S’il doit nous arriver de ne plus nous connaître
Et de marcher plus tard à jamais écartés ;
Si l’amour se consume en épuisant notre être,
S’il ne peut se nourrir que de nos voluptés ;
S’il cesse de l’orner de l’attrait le plus rare
Quand le printemps palpite au fond de la forêt ;
Si même il te dépouille et puis s’il te dépare,
S’il dérobe à ton flanc ton vêtement doré ;
S’il faut que ta beauté me devienne étrangère,
Que j’en perde le goût de mon âme arraché ;
Si je dois y puiser quelque rancune amère,
Et s’il me faut te fuir au lieu de te chercher :
Alors, je te le dis, j’en atteste la terre,
Mieux vaut périr soudain sans aller plus avant !
Oui, je veux disparaître et partir solitaire,
Et ne plus te revoir, triste amour décevant !
— Que s’éteigne en mon cœur l’amour qui me dévore,
Ou que Vénus horrible allume un noir flambeau !
Que je ne puisse plus jamais revoir l’aurore !
Que mon corps tout entier se disperse en lambeaux !
[Les Chants de la Vie Ardente.)


RÉSURRECTION

Jours ! je veux jouir en paix de vos attraits nouveaux !
Je cueillerai la rose et prendrai les flambeaux !
Si le printemps parait, j’escorterai ses courses,
Je le suivrai partout, sur le mont, près des sources,
Dont le flot transparent trempe le gazon vert.
Et je respirerai tous les parfums de l’air,
Absorbant leur essence, et le sel de la vague,
Car il me plait de prendre en l’instant le plus vague,
Des délices sans nombre et de suaves secrets !
Et je veux jouir, ô jours, de vos nouveaux attraits !

(Les Chants de la Vie Ardente.)



LÉONCE DEPONT





Bibliographie. — Sérénités, ouvrage couronné par l’Académie française (1897) ; — Déclins (1899) ; — Pèlerinages, ouvrage couronné par l’Académie française (1902) ; — Ode a Victor Hugo, poème couronné par l’Académie française (1903) ; — Le Triomphe de Pan (Editions de la Revue des Poètes, Paris, 1906).

Les œuvres de M. Léonce Depont se trouvent chez Alphonse Lomerre.

M. Léonce Depont a collaboré à la Revue des Poètes à la Revue des Deux-Mondes, à la Revue de Paris, etc.

Né à Surgères (Charente-Inférieure) le 24 mai 1862, M. Léonce Depont a fait ses études au lycée de la Rochelle. Après avoir enseigné à Paris pendant quinze ans, il s’est, depuis quelques années, consacré entièrement à la littérature.

Il a publié en 1897 Sérénités, qui a obtenu le prix Capuran à l’Académie française ; en 1899, Déclins ; puis, en 1902, Pèlerinages, qui obtint le prix Archon-Despérouses. Enfin, en 1903, l’Académie lui a décerné le grand prix de poésie pour son Ode à Victor Hugo.

M. Léonce Depont est un poète à l’inspiration haute et noble, sachant « incruster dans le granit du verbe des hymnes d’ampleur harmonieuse », et en même temps un poète d’une grande finesse de sentiment, exhalant envers eurythmiques les plaintes d’une âme qui se fiance à toutes les douleurs, qui entend

Gémir la solitude et pleurer le silence,


un contemplatif et un rêveur nostalgique et tendre que la voix de la pitié obsède, et qui soudain se réveille, et, se dressant devant l’injustice triomphante, s’érige en défenseur des faibles et des opprimés.




LES GLANEUSES

A Jean de Milty.

La mort du jour torride et du soleil ardent
Laisse un peu de fraîcheur s’épandre par la plaine ;
D’effluves embaumés la tiède brise est pleine ;
Une clarté de nacre argente l’Occident.

C’est l’heure violette encor du crépuscule,
Où l’arbre du coteau se détache plus fin ;
La glèbe se prolonge à l’horizon sans fin ;
La lumière est par l’ombre envahie et recule.

Dans les champs où passa le vol rythmé des faulx,
Tenant leur gerbe, ainsi qu’on rapporte un trophée,
Les glaneuses, chacune agrestement coiffée,
Regagnent le village en groupes triomphaux.

Bien que lasses, cambrant avec fierté le buste,
A travers les sillons dès l’enfance connus,
L’humble tâche accomplie, elles rentrent pieds nus
Dans leur beauté puissante et leur grâce robuste.

Le soir qui les grandit tombe sur leur destin.
Héroïnes sans noms d’obscures épopées,
Elles vont, d’un reflet biblique enveloppées,
Scandant leur marche aux coups d’un Angélus lointain.

De temps en temps parmi l’harmonieux silence
Jaillit d’un gosier jeune un chant sonore et clair
Dont vibre longuement la pureté de l’air,
Et le refrain en chœur des poitrines s’élance.

Elles rentrent ainsi sous les cieux assoupis,
Et toutes, par degrés, sont bientôt confondues
Au vague demi-jour des pâles étendues.
Sous leur double fardeau de misère et d’épis.

Or, comme elles, noyé dans l’ombre et le mystère,
De la glèbe divine éphémère glaneur,
J’ai voulu recueillir une part de bonheur
Et, fétu par fétu, lier ma gerbe austère.


Mais, quand je suis venu dans le champ déserté,
Vainement j’ai cherché sur l’idéale argile.
Un peu de joie éparse ou de gloire fragile,
Le’moissonneur avare avait tout emporté !

[Pèlerinages.)

LA MORT DU BŒUF

A Alfred Poizat.

L’un des deux compagnons est mort, et l’autre pleure,
Et le soc inactif se rouille, et les voilons
Retentissent d’échos douloureusement longs,
Et comme un glas discret, par instants, sonne l’heure,

Les jougs, où s’accouplaient leurs larges fronts jumeaux,
Gisent abandonnés, stupides, presque mornes ;
Et le maître est pensif, qui décorait leurs cornes,
Quand ils rentraient, le soir, de fleurs et de rameaux.

Œil hagard, souffle court, poitrine haletante,
Le compagnon vivant, plein d’effrois ignorés,
Sent l’angoisse et l’horreur l’envahir par degrés,
Et beugle sans répit, las d’une vaine attente.

Il a vu passer l’ombre immense du trépas,
Et, bien que le bouvier ait garni l’ample crèche
De feuilles de maïs et de luzerne fraîche,
Le bœuf épouvanté songe et ne mange pas ;

Et la bête massive au regard lamentable,
Dont rien n’a consolé le sublime tourment,
Flaire de tous côtés mélancoliquement
L’âme obscure du frère éparse dans l’étable.

[Pèlerinages.)

LE PRÊTRE RUSTIQUE

Suivi d’un primitif attelage, et dardant
Sur la glèbe féconde un fier regard qu’attise
L’impénétrable éclat d’une âpre convoitise,
Surgit un laboureur à l’horizon ardent.


Déjà l’oiseau chanteur et l’insecte strident ,- ’-’
Se sont tus. Du soir d’or émane une hantise ;
Mais l’homme passe, aveugle à ce que prophétise
Toute la lumineuse ampleur de l’Occident.

Rien nè se grave en lui des tendresses de l’heure !
Rien de la majesté des choses ne l’effleure.
Il passe hostile au rêve, indifférent aux Dieux.

Et pourtant, lorsque, las, au vieux chêne il s’adosse.
Ce laboureur pensif sous le ciel radieux
Evoque je ne sais quel obscur sacerdoce.

[Pèlerinages.)

PITIÉ DE FLEUR

La fleur a voulu croître, en sa grâce divine,
Dans l’aride chaos de cette âpre ravine.
Pitoyable, elle épand son âme tendre au fond
D’un gouffre où le vertige en la terreur se fond.
Elle reste la joie et la parure uniques
Du lieu farouche où, pris de soudaines paniques,
Comme un funeste vol passent les aquilons ;
Car ni l’éblouissante aurore aux reflets blonds,
Ni les éclairs pourprés que le soir ressuscite,
N’osent descendre au cœur de l’effroyable site.
Et le pâtre qui loin du foyer s’exila,
Et que sa troupe agreste a conduit jusque-là,
Avec les durs béliers errant de roche en roche,
S’il aperçoit la fleur sauvage, s’en approche,
Et, tandis que l’écho vibre au bruit de ses pas,
La contemple, songeur, et ne la cueille pas.

[Pèlerinages.)

AGIR

Cesse de méditer, ô Poète. Deviens,
Devant l’ample marée aux flots diluviens
Dont sans trêve gémit la plainte universelle,
L’âpre Archange de qui l’âpre glaive étincelle !

Hélas ! L’Humanité souffre, et tu n’agis pas,
Et nul vers les Douleurs ne te voit faire un pas !
Des fantômes humains sont la, t’effleurant presque,
Dont la foule se presse en lamentable fresque,
Sans que vers eux, poussée irrésistiblement,
A leurs maux ta pitié trouve un allégement !
L’angoisse te coudoie et le haillon te frôle,
Et tu ne comprends pas la grandeur de ton rôle !..
Interromps tes soupirs inutiles, va, cours
Où l’on appelle à l’aide, où l’on crie au secours.
Sur la morne vieillesse ou l’enfance orpheline,
Que ton front grave, où germe un vain songe, s’incline !
Entre dans la mêlée, et tu sauras combien
On savoure de joie à prodiguer son bien,
A. protéger le faible en larmes quVn rassure,
A répandre le baume et fermer la blessure.
Que ta bonté se fasse agissante ! La faim,
La misère, le deuil, l’effroi, vaincus enfin,
Râleront si la main virile les terrasse.
Kevêts-toi d’équité comme d’une cuirasse,
Et que, dressé devant l’injustice soudain,
Le rêveur attendri se change en paladin !

(Pèlerinages.)

GEORGES DRUILHET

Bibliographie. — Au temps des Lilas, préface de François Coppée, ouvrage couronné par l’Académie française (Lemerre, Paris, 1897) ; — Un Poète français [François Coppêe] (Lemerre, Paris).

En Préparation : L’Art et les buissons, poèmes ; — La Tour mente, roman.

M. Georges Druilhet a collaboré à divers journaux et revues

M. Georges Druilhet, l’un des poètes les plus délicats et les plus pénétrants du Jeune Parnasse, est né à Etain, dans le département de la Meuse, le 23 septembre 1868. C’est dans ce pays lorrain, dont il a gardé l’empreinte profonde, qu’il passa son enfance, commença ses études. Mais il vint à Paris vers la seizième année, au moment même de l’éveil du cerveau, à cette heure décisive de l’adolescence où l’homme s’élabore dans l’enfant.

Il entra, alors, au lycée Saint-Louis, pour y terminer ses classes, au lycée Saint-Louis, en plein quartier latin, à deux pas de ce magnifique et évocateur jardin du Luxembourg qu’il devait chanter plus tard en des vers exquis :

Le royal Luxembourg, en ce frileux matin,
Apparaît gris, noyé d’un brouillard incertain
Qui semble fondre avec le ciel les pâles marbres.

Ces vers, et tant d’autres, il les publiait, bientôt après avoir quitté les bancs, dans ces revues où s’essayent les jeunes poètes et dont on garde toujours un souvenir attendri et souriant comme celui des enfantines amours.

Des revues plus importantes, des journaux littéraires, accueillaient, recherchaient aussitôt sa collaboration, et, en 1897, il faisait paraître un premier recueil de poèmes, sous ce titre si frais et si charmant : Au temps des Lilas. La critique fit à ce livre le plus flatteur et le plus mérité snccès. Peu après, l’Académie française ratifiait ce jugement en couronnant l’œuvre de Georges Druilhet, pour laquelle François Coppée avait écrit une délicieuse préface en vers.

Dans le numéro de juillet 1898 de Cosmopolis, un autre émiuent académicien, M. Emile Faguet, juge ainsi Au Temps des Lilas :

« Les vers de M. Georges Druilhet sont nets, précis et lumineux. Ils ont le contour arrêté et s’enlèvent avec fermeté dans la lumière. Sans aucune prétention, et sans se réclamer d’aucune école, ils rappellent les bonnes heures du romantisme tempéré et font songer à Théophile Gautier seconde manière.

« Je crois bien que le fameux rythme si cher au moyen âge et à ^Renaissance :

Bel aubespin fleurissant, Verdissant

n’a janais, mais jamais, été appliqué plus heureusement, adapté plus j ie te, que dans les vers suivants de M. Druilhet :

Sur le féerique bateau

Que Walteau Appareille pour Cylhère.

« C’est n% petit bijou de précision, et en même temps de charme caressant tt berceur que ce court poème. Et avais-je tort de songer à Giutier, et ne retrouve-t-on pas là, tout à fait, Vimpressiou dela Villanelte rythmique ? »

Depuis, M. Georges Druilhet a travaillé sans cesse. La librairie Lemerre publiera prochainement un nouveau volume du poète : L’Atre les buissons. Il y affirme ses dons précieux d’observateur tmu devant toutes les beautés, toutes les grâces de la nature, avec quelque chose de plus profond encore.

Entre temps, H donna de François Coppée, qu’il aime et qu’il comprend à merveille, une biographie précise et admirablement documentée, où il étudie d’une plume perspicace le poète, l’homme et le citoyen. Ces pages documentaires ont pour titre : Un Poète français [François Coppée).

Enfin, il met la dernière main à un roman, tout frémissant de vie intense, La Tourmente, emprunté à l’époque révolutionnaire et qui révélera au public une nouvelle face de sou beau talent Claude Couturier.

FANTAISIE

Sur le féerique bateau
Que Watteau
Appareille pour Cythère,
Veux-tu fuir aux fabuleux

1. M. Georges Druilhet vient de publier un nouveau recueil de poèmes : Les Haltes sereines.

Pays bleus,
Loin, très loin de notre terre ?
Le soleil brille là-bas,
De nos pas
Foulant les herbes mouillées,
Nous unirons en bouquets
Les muguets
Foisonnant sous les feuillées.
Nous passerons dans l’amour -,
Tout le jour,
Au pied des grands ormes sombres ;
Et trop tôt nous pourrons voir
Sur le soir
Les branches mêler leurs ombres.
En barque nous reviendrons,
Nos deux fronts
Se touchant presque, chère âme !
Sous la lune au doux halo
Dorant l’eau
Que froisse, en traînant, la rame.

(Au Temps Jes Lilas,)

LES FEMMES DE GŒTHE

Femmes que créa Gœthe, immortelles figures !
Ce soir, vous traversez en chœur ma rêverie :
Je vous vois défiler en lente théorie,
Etoilant, dans un parc, les ramures obscures..

D’abord, c’est Dorothée, idéalement blanche,
Celle qui vint, un jour, en jupe de futaine,
Seule, remplir son vase à l’agreste fontaine,
Et dans la main d’Hermann heureux mit sa main franche ;

C’est Mignon nostalgique, à la mine farouche,
Qui, sous le ciel du Nord, regrettait sa Provence ;
Parmi ses calmes sœurs, moins calme elle s’avance,
Les cheveux noirs au vent, un chant triste à la bouche ;

Et cueillant, sous le vert feuillage qui l’abrite,
En se parlant tout bas, la fleur sentimentale

Dont elle effeuille au vent chaque frêle pétale,
C’est aussi, dans le groupe aimable, Marguerite ;

Tout entière au passé, c’est, gracieuse et douce,
L’épouse au cœur loyal, rebelle à l’adultère,
Charlotte qui, pourtant, n’ose effleurer la terre,
Songeant que l’ami dort sous le buis et la mousse..,

Ces femmes que décore une fleur d’innocence
S’avancent : voici Claire auprès d’Tphigénie…
Figures évoquant un monde d’harmonie,
Tout l’idéal conçu s’anime en leur présence.

D’angéliques accords rythment leur marche lente
Dans le soir vaporeux et pur, empli d’haleines ;
A les ouïr, Werther délivré de ses peines
Goûterait une paix émue et consolante…

Femmes que créa Gœthe, immortelles figures !
Ce soir, vous traversez en chœur ma rêverie :
Je vous vois défiler en lente théorie,
Etoilant, dans un parc, les ramures obscures…

[Au Temps des Lilas.)

A L’ABSENTE

Que n’es-tu près de moi, sous tes fins cheveux blonds’ !…
Nous qui parle pouvoir d’un coup d’œil nous troublons,
Nous, poètes pensifs qu’une parole enivre,
Avons besoin surtout de tendresse pour vivre.
Sans la femme et le guide amical de sa main,
Nous ne saurions risquer nos pas sur le chemin
Que la vie a tendu de perfides embûches…
— Oh ! lorsqu’en l’atre clair et gai flambent les bûches,
Je voudrais te sentir ici, près des landiers ;
Ou, quand les vastes cieux semblent incendiés
Au couchant, j’aimerais te conduire à l’orée
Du bois où se diffuse une cendre dorée.
Le crépuscule est doux aux amants. Lorsque à deux
Ils marchent, en suivant un sentier hasardeux,
Leurs mains s’enlacent mieux ; les prunelles en flammes
Eclairent les secrets cochés au fond des âmes ;

Et l’amer sentiment qu’ici-bas tout finit.
Que la feuille s’envole avec l’herbe du nid,
A l’heure où la forêt, veuve d’ombre, abandonne
Sa parure éphémère aux souffles de l’automne,
Cette angoisse des cœurs, si prompte à les saisir
Qu’elle devrait glacer aux veines le désir,
Bien au contraire ajoute à sa toute-puissance…
— Rien ne lasse l’Amour, rien, pas même l’absence, Tu le sais, puisque loin de toi je rêve encor A ton visage pur nimbé de rayons d’or.

(Vert inédits.)

LA BRÈVE JOURNÉE

Laissant derrière nous la lépreuse banlieue
Et l’uniformité grise de ses maisons,
Nous gagnâmes, hier, curieux d’horizons,
Les coteaux qui, lù-bas, dressent leur crête bleue.

Et ce fut l’ombre fraîche où juin chante et fleurit,
Où dorment les étangs sous les dais verts des feuilles,
Le bois enguirlandé de grimpants chèvrefeuilles
Où jadis, sans amour, j’errai comme un proscrit.

Dans la clairière éclôt la frêle pâquerette
Qu’on interroge A deux par les chemins étroits
Et des taillis profonds s’élèvent, par endroits,
De fins bouleaux d’argent à la cime en aigrette.

Respirant l’air chargé d’aromes forestiers,
Nous allions ; et nos mains tendres s’étaient unies ;
Sous le mouvant arceau des branches rajeunies,
Nous suivions à pas lents la courbe des sentiers.

Nous nous sommes assis sur un tapis de mousse ;
Des fraises rougissaient dans l’herbe, sous nos pas.
Rapprochés l’un de l’autre, et ne nous parlant pas,
Nous rêvions de fixer l’heure fuyante et douce !

Tes yeux bleus étaient tout songeurs.
Et tu cueillis, Gracieuse, au buisson, de blanches fleurs de mûres ;
Cependant qu’au-dessus de nous, dans les ramures,
S’éparpillait un vogue et charmant gazouillis…


Mais vint l’instant où, sombre, avec des airs de veuve,
La forêt vit mourir le radieux soleil :
Les nuages errants se teintaient d’or vermeil,
Et les nids s’étaient tus dans la fronduison neuve.

Et tu me dis, soudain, consciente du sort :
— Un jour, nos yeux seront éteints, nos lèvres closes.
O saveur du baiser ! éclat divin des roses !
Que nous restern-t-il de vous après la mort ? »

La nature, à présent, paraissait recueillie ;
Au couchant s’attardait une vague rougeur ;
Les acacias noirs nous versaient leur fraîcheur,
Et nos cœurs s’emplissaient d’âpre mélancolie.

AUTOMNE ANCIEN

Aujourd’hui que les’bois commencent à jaunir,
Je revis en pensée un identique automne ;
Ta lèvre nu pur sourire et ton front qui s’étonne
S’évoquent, embellis du lointain souvenir.

Images d’autrefois, rien ne vous peut ternir !

— Voilà notre maison, un lierre la festonne ;
Ici, c’est la fenêtre aux rideaux de cretonne,
Où, souvent, accoudés, nous parlons d’avenir.

Elle ouvre sur le port, où mâts, agrès et voiles
Semblent nous convier à voir d’autres étoiles
Et l’australe splendeur des minuits sur la mer…

Si bien que, prêts alors aux plus hardis voyages,
Nous aimonsjaplanir, sans crainte et doute amer,
La Vie aux profondeurs grosses de tant d’orages.

[Vert incdil«.)



SÉBASTIEN-CHARLES LECONTE





Bibliographie. — L’Esprit qui passe, épopée théosophique, aujourd’hui épuisée en librairie (1897) ; — Salamine, ouvrage couronné par l’Académie française (1897) ; — Le Bouclier d’Arès, études du Monde antique, ouvrage couronné par l’Académie française (1897) ; — Les Bijoux de Marguerite, dédiés à sa jeune femme, poète comme lui, ouvrage couronné par l’Académie française (1899) ; — La Tentation de l’Homme, épopée philosophique, ouvrage couronné par l’Académie française (1903) ; — Le Sang de Méduse (1905).

Les œuvres de M. Sébastien-Charles Le conte ont été publiées par la Société du Mercure de France.

Pour paraître : Les Panoplies ; — En métal de Corinthe ; — Notre France Eternelle.

M. Sébastien-Charles Leconte a collaboré au Mercure de France, dont il est l’un des fondateurs, à la Jeune Belgique, à l’Hermine, au Pays de France, à la Revue de France, au Beffroi, à la Revue Septentrionale, aux Lettres, dont il est l’un des fondateurs, etc.

M. Sébastien-Charles Leconte, né à Arras (Artois) le 22 octobre 1865, d’une famille flamande, a vécu jusqu’à ce jour de l’existence du voyageur et du solitaire, visitant l’Inde et la Polynésie, le passé du Monde, ses Sages et ses Dieux, — l’Amérique et l’Australie, futures Humanités. De là, peut-être, les deux courants de sa poésie dans son œuvre, qui tenta la résurrection de siècles abolis et de cultes morts, et évoque aujourd’hui l’avenir de Science et de Vérité. M. Leconte est un très pur artiste qui, tout en procédant surtout de lui-même, rappelle Leconte de Lisle. Salamine (1897), Le Bouclier d’Arès (1897), Les Bijoux de Marguerite (1899), La Tentation de l’Homme (1903), ont été successivement couronnés par l’Académie française.

M. Sébastien-Charles Leconte fut pendant quelque temps président de la Cour d’appel à Nouméa. Définitivement rentré en France depuis quatre ans, il appartient, depuis septembre 1902, à la Cour de Dôle.




LE SACRIFICE D’HAMILKAR

Le Suffète Hamilkar gravit la rude pente
Où l’autel consacré s’érige d’un seul bloc :
Il s’arrête et s’adosse il la haute charpente
Du bûcher, où déjà le feu gronde et serpente,
Et jette au ciel des monts la gloire de Molok.

La plaine d’Himera sous ses yeux durs s’allonge.
Et le cœur du héros, comme son bras, est las,
Car son regard pensif dans la bataille plonge,
Et cherche, écueil debout sous le flot qui le ronge.
L’inébranlable mur des hoplites d’Hellas.

Et, dans l’air lourd de meurtre où lentement tournoie,
En cercles noirs, un noir pygargue au bec béant,
Le vent lui porte, avec un sourd accent de joie,
Dominant le massacre et les clameurs de proie,
L’écho religieux et grave du psean.

En vain, sur la phalange aux armures massives,
Il a poussé trois fois les pesants cavaliers ;
Trois fois, la honte au front et l’écume aux gencives,
Il a vu les juments ibères, convulsives,
Ecraser leurs poitrails sur les grands boucliers.

En vain il a laissé les blessures vermeilles
Empourprer le byssos de sa robe au poil long,
Et, défiant l’épais vol des flèches, pareilles
A l’essaim bourdonnant des stridentes abeilles,
Dispersé le troupeau des archers de Gélon.

Toujours, vivant rempart où la sarisse ondule,
Les hétaïres sont là que nul choc n’a rompus ;
Et leurs panaches, plus hauts dans le crépuscule,
Jettent l’ombre à la plaine, où, pas à pas, recule
Le cercle épouvanté des éléphants trapus.

Ses mercenaires, ses vétérans et sa garde
Cataphracte ont comblé de leurs corps les sillons,
Où le vol des vautours déjà plane et s’attarde,
Et l’Etrusque, et le Celte, et le Volsque, et le Sarde
Engraisseront demain les chiens et les aiglons.


Pourtant l’or que Tarshish recèle en ses carrières
A ruisselé sur les grilles en feux ardents ;
Les trésors entassés sur ses hautes trières
Et les captifs, percés de ses mains meurtrières,
Ont nourri le Taureau de fer aux blanches dents.

Mais l’hécatombe en vain succède à l’hécatombe
Depuis que le soleil sur les lances a lui ;
Le Suffète Hamilkar sent, dans le soir qui tombe,
La victoire s’enfuir et, comme d’une tombe,
La face de ses Dieux se détourner de lui :

Pendant que, sur la crête où son cheval sans selle
Hennit, flairant les morts épars dans les ravins,
Le Tyran dorien, dont le casque étincelle,
Près des bœufs égorgés que son glaive amoncelle,
Attend l’heure, et sourit, tranquille, à ses devins.

Car déjà, dans l’azur occidental que barre
La montagne où l’idole embrasée a surgi,
L’Héraklide entrevoit la déroute barbare,
Et, du rocd’Akragas aux créneaux de Mégare,
Le sol trinakrien libre et de sang rougi.

Or, pour fléchir le Dieu jaloux, dont les colères
Sifflent dans la fumée aux âcres tourbillons,
Le Chef a dépouillé ses royales galères :
Maintenant il déchire et livre aux flammes claires
Son manteau de bataille en somptueux haillons.

Sa mitre et ses colliers que l’escarboucle irise
Se tordent dans l’haleine atroce des tisons,
Et le Suffète voit, sous sa main qui l’attise,
L’incendie entr’ouvrir ses ailes dans la brise,
Et de son souffle intense emplir les horizons.

Il se dresse, les bras en croix sur la falaise :
Et, dans sa nudité formidable, debout,
Il écoute, empourpré par un reflet de braise,
Le courroux de Molok ronfler dans la fournaise,
Et la mêlée, au pied du mont, qui gronde et bout.

Il évoque en son cœur l’orgueil des hautes races.
Le sacrifice vain, le ciel toujours fermé,,

Et la Patrie en deuil sur ses noires terrasses :
Et, suprême holocauste aux baalim voraces,
Hamilkar a bondi dans le gouffre enflamme.

Nul cri n’a révélé l’offrande volontaire,"
Et la divinité garde, en ses plis mouvants,
La muette victime arrachée à la Terre,
Pendant que s’épaissit, sur le roc solitaire,
L’épouvante sacrée éparse dans les vents.

Car dans la nuit, parmi les vapeurs du carnage,
Le bûcher colossal flamboie, horrible et seul ;
La montagne s’éclaire, et, d’étage en étage,
Sur les guerriers tombés pour les Dieux de Carthage,
La gloire de Molok descend comme un linceul.

(Le Bouclier d’Arès.)

LES SUPPLICES

Les larges coutelas et les minces couteaux,
Férocement luisants, rayés d’éclairs brutaux,
Savamment effilés pour les lentes tortures,
Ont le fil ébréché d’atroces dentelures,
Pour mieux scier les chairs et détacher les peaux,
Et découper, avec d’effroyables repos,
Longuement, en faisant, dans l’ombre inassouvie,
Vaciller, sans l’éteindre, une flamme de vie,
Jusqu’au dernier lambeau de leurs muscles détruits,
Les ventres convulsifs ouverts comme des fruits.
Les tenailles, dont les mâchoires recourbées
Baillent, ressemblent à d’odieux scarabées,
Et miroitent à l’air d’un éclat singulier,
Ce tas d’airains luisants est l’atroce atelier
Où l’on forge l’horreur des souffrances hurlantes,
Où l’affreux patient, fou de tortures lentes,
Appelle le trépas qui vient, à pas tardifs,
Arracher l’âme au fond des corps écorchés vifs,’
Comme du cœur lépreux d’une infâme blessure
Un fer tout dégouttant d’abjecte pourriture ;
Où s’exhale la vie en un rugissement
De joie, où la douleur est un enfantement,

Où des corps dépecés que roidit l’agonie,
Des intestins fouillés, écaillés de sanie.
Et des nerfs écrasés sous les ongles vibrants,
S’évade, avec des cris d’angoisse déchirants,
La dernière lueur de ce qui fut un être.

{Le Bouclier d’Arèt.)

AU DIEU QUI S’ÉLOIGNE

Toi dont nous poursuivons, au profond de toi-même,
L’inconnaissable essence et la pure entité,
Que la crainte, la foi, l’amour ou le blasphème
Nomment du même nom auguste et redouté,
O Dieu dont la présence aufSur de nous recule
Dans l’orbe incessamment élargi de nos cieux,
Chaque fois que pour nous s’allume au crépuscule
Un astre nouveau pour nos yeux,

Devrons-nous donc, de ton image qu’on mutile,
Voiler, en fils pieux, le simulacre vain,
Et te rayer d’un mot, comme un terme inutile,
Du problème éternel dont nous voulons la fin ?
Devrons-nous, parvenus aux confins du possible,
Comprendre que notre âme est ton dernier linceul,
Et qu’au jour où ses sens auront vu l’invisible
L’Homme en lui-même sera seul ?

Seul devant la nature et devant sa pensée.
Devant les mondes morts et les cieux à venir,
Et, sous la grande nuit d’astres ensemencée,
Prisonnier de ce tout qui ne peut pas finir ?
Seul dans l’immensité qui toujours renouvelle
Son effort sans limite et sans commencement,
Inconscient désert où rien ne se révèle
Que les formes du mouvement ?

Certe, il regretteia ta sublime chimère,
La sainte volonté dont il cherchait les lois,
L’éternité promise à son être éphémère
Et le songe infini des voyants d’autrefois,
L’intelligence unique où son intelligence

Comme au foyer divin rêvait de s’abîmer,
L’espoir de ta justice et jusqu’à ton silence
Qui permettait de blasphémer.

Peut-être, maudissant l’œuvre de son étude,
Sentira-t-il sur lui descendre, comme un deuil,
Voûte aux arches de glace et d’or, la solitude
Géante de sa gloire et de son libre orgueil,
Et s’attristera-t-il, lorsque sages et prêtres
Auront courbé leur front devant la vérité,
De ne pouvoir, au moins, comme nous, ses ancêtres,
Douter de ta réalité.

Qu’importe ! Nous marchons, souffle, esprit et matière,
Vers les monts de l’ultime et suprême douleur,
Où croit sur le roc nu la certitude entière
De l’arbre de science altière et chaste fleur :
La voie inéluctable est devant nous ouverte,
Notre devoir grandit avec la vision
Où frissonne, victime au sacrifice offerte,
Notre chétive illusion.

Qu’importe ! Précurseurs que l’avenir écoute,
Nous irons, jalonnant de nos corps les sillons,
Et dût le désespoir, au terme de la route,
Nous accueillir du grondement de ses lions,
Dussiez-vous, conquérants de la future histoire,
Triomphateurs laurés d’un jour sans lendemain,
Mourir du battement d’ailes de la victoire,
Nous vous montrerons le chemin !

[La Tentation de l’Homme.)

LOUIS MERCIER

Birliographie. — L’Enchantée (Paul OHcndorfT, Paris, 1897), — Les Voix de ta Terre et du Temps, ouvrage couronné par l’Académie française (Calmann-Lévy, Paris, 1903).

M. Louis Mercier est rédacteur du Journal de Roanne. II a collaboré à la Revue de Paris, à l ’ Ermitage, etc.

M. Louis Mercier est né à Coutouvre (Loire) en 1870. Il débuta en 1890 par doux pièces primées dans un concours organisé par le Journal de Roanne, dont il est aujourd’hui rédacteur.

En 1897, il a publié son premier recueil, VEnchantée, où l’on reconnaissait l’influence des Parnassiens et des Symbolistes, sans pourtant que l’auteur se fût inféodé à aucune école. En 1903, M Mercier a publié Les Voix de la Terre et du Temps, ouvrage couronné par l’Académie française. Dans cette dernière œuvre, la personnalité du poète apparaît complètement affranchie de toute influence directe. Sa pensée s’avère philosophique et forte, son imagination, puissante et originale. M. Louis Mercior possède à un haut degré la perfection de la forme.

Sans être un poète de terroir, M. Louis Mercier est un « enraciné ». Sauf de courts séjours à Paris, il n’a jamais quitté son pays natal.

LE BON SAMARITAIN

ÉCOLE FLAMANDE

Un noble cavalier du pays brabançon,
Par la route qui va de Namur à Nivelle,
Arrive a pied, ayant installé sur la selle
Un bourgeois mis à mal d’un coup d’estramaçon.

Sous son pourpoint, ses doigts, d’une nltière façon,
Jouent avec les cordons à glands d’une escarcelle ;
Le fer des étriers et du mors étincelle,
Et de fins pistolets reluisent à l’arçon.


Très digne, la main droite aux godrons de sa fraise,
Sur le seuil de l’uuberge, un hôtelier obèse
Accueille d’un salut profond l’hôte inconnu.

Dans le houblon qui grimpe au long d’une lézarde,
Repoussant un volet branlant de son bras nu,
Sous le toit, une fille aux cheveux d’or regardé.

(L’Enchantée.)

LA ROUTE

FRAGMENT

Oh ! la route est étrange le soir.
Ses détours incertains par les terres,
Sa blancheur qui se tord dans le noir,
Semblent nous menacer d’un mystère.

D’où vient-elle ? où va-t-elle si tard ?
Et qui sait l’ennui qui nous guette
De derrière les halliers hagards
Où s’enfonce la route inquiète ?

Mais voici qu’on distingue des pas,
Quelqu’un fait craquer les feuilles mortes…
Qui es-tu, toi que l’on n’attend pas,
Et qui viens quand on ferme les portes ?

Il approche, il porte de la nuit
Dans les plis de ses vêtements sombres ;
On dirait le berger qui conduit
La bande vagabonde des ombres.

C’est peut-être quelque hôte mauvais
Qui nous vient de la part des ténèbres,
Peut-être le messager qui sait
La nouvelle inconnue et funèbre.

Il passe outre ; il s’éloigne. Le chien
Le harcèle un moment sur la route
Et revient en grondant. Puis plus rien
Que l’ombre qui grossit. Et j’écoute,

Dans la nuit frissonnante de peur,
Comme un pas de quelqu’un qui chemine.

J’écoute le bruit sourd de mon cœur
Qui se hâte au fond de ma poitrine..

(Les Voix de la Terre et du Temps.)

OISEAUX PERDUS

Au-dessus d’un grand pays mort
Où de pâles étangs frémissent,
De lourds oiseaux venant du Nord
Dans les vents de l’automne glissent.

Par les champs immenses du soir
Qu’a détrempés l’eau des averses,
Leur vol triangulaire et noir
Dessine de traînantes herses.

Ils s’enfoncent dans le lointain…
D’autres viennent, d’autres encore,
Emportés d’un sauvage instinct
Vers quelque but que l’on ignore.

Mais voici qu’inondant les cieux,
Brusque, la nuit enfle ses vagues.
Et les oiseaux voient autour d’eux
Déferler les ténèbres vagues.

Et submergés dans leurs flots lourds,
Loin des routes qu’ils ont connues,
A d’invisibles carrefours
Ils s’égarent parmi les nues.

La peur les saisit. Un moment,
Faisant tête, en rangs de bataille,
Ils repoussent éperdument
L’obscurité qui les assaille.

En vain dans un farouche espoir
Leurs yeux fouillent le désert sombre :
Ils ne voient rien, rien que du noir
Et de l’ombre ajoutée à l’ombre !

Ils écoutent. Mais pas un bruit
Si loin de la terre ne passe,

Hors le froissement de la nuit
Par l’ouragan qui court l’espace.

Alors, hagards, tendant le cou,
Pris d’un vertige d’épouvante,
Ils plongent dans un élan fou
Aux profondeurs du ciel qui vente.

Et par les airs une clameur
De désespoir et d’agonie,
Rauque, s’échappe, vibre et meurt,
Déchirante en l’ombre infinie…

(Les Voix de la Terre et du Temps.)

CHEZ NOUS

Septembre. La journée est transparente et pure.
L’automne semble un beau souvenir de l’été,
Et ne menace pas encor les feuilles mûres.

Le ciel est une coupe immense de clarté.
Le visage sacré de la terre respire
La paix, la plénitude et la fécondité.

Les vignobles heureux dans le fleuve se mirent.
Sous l’eau calme, chargés du don des pampres lourds,
Les coteaux inclinés se regardent sourire.

Autour de son clocher lù-haat sommeille un bourg ;
La chaleur sur les toits vibre et se réverbère,
Et l’on entend chanter les poules dans les cours.

Pas une âme dehors. C’est la saison prospère
Où, sans qu’il soit aidé par le travail humain,
Seul dans les champs déserts, le grand soleil opère

Le miracle éternel qui nous donne le vin.

(Les Voix de la Terre et du Temps.)

CHARLES MORICE

Bibliographie. — Paul Vertaine, l’homme et l’œuvre( Vanier, Paris, 1885) ; — La Littérature de tout à l’heure (Perrin, Paris, 1889) ; — Chérubin, trois actes en prose (au Vaudeville en 1891, publié la même année chez Vanier) ; — Du Sens religieux de la Poésie, deux conférences (Eggimann, Genève, 1893) ; —. Opinions (Bruxelles, 1895) ; — L’Esprit belge (Balat, Bruxelles, 1899) ; — Auguste Rodin (Floury, Paris, 1900) ; — Le Peintrede la Montagne (Genève, 1900) ; — Le Christ de Carrière (Bruxelles, 1900) ; — Noa Noa (édition de La Plume, Paris, 1901).

En Préparation : Le Rideau de Pourpre, poèmes ;— Le Rêve de vivre, poèmes.

M. Charles Morice a collaboré à plusieurs journaux et revues. Il a fondé Luthce. Il a publié à Bruxelles L’Action Humaine, revue bimensuelle entièrement rédigée par lui, et où parurent Noa Noa, Le Rideau de Pourpre, Notations > Méditations esthétiques, etc. L’Action Humaine reprendra prochainement sa publication. M. Charles Morice collabore au Mercure de France et à Vers et Prose.

Né le 15 mai 1861 à Saint-Etienne (Loire), M. Charles Morice fit ses études à Lyon. Il vint à Paris dès 1881, se lança dans la littérature, fonda avec Léo Trézenik (Léon-Pierre-Marie Epinette) la gazette littéraire Luthce, restée célèbre, et devint bien. tôt l’ami de Villiers de L’Isle-Adam, de Mallarmé et de Verlaine, qui lui dédia ce sonnet :

CHARLES MORICE

Impérial, royal, sacerdotal comme une
République française en un quatre-vingt-treize,
Brûlant empereur, roi, prôtre dans la fournaise
Avec la danse, autour, de la grande Commune ;

L’étudiant et sa guilare et sa fortune
A travers les décors d’une Espagne mauvaise,
Mais blanche de pieds nains et noire d’yeux de braise.
Héroïque au soleil et folle sous la lune ;


Néoptolème, àme cliarmante et chaste tête,
Dont je serais en mémo temps le Philoctèlc
Au cœur ulcéré plus encor que la blessure,

Et par un conseil froid et bon parfois l’Ulysse, —
Artiste pur, poète où la gloire s’assure,
Cher aux Lettres, cher aux femmes, Charles Morice.

A ce portrait lyrique il convient de joindre celui-ci, par Jean, Dolent : « Dédaigneux des lieux accessibles, tout à son rêve, le « Rêve do l’iufini », il va. Ah ! quand Morice parle ! il rejoint la simplicité au delà de l’emphase. Sa conception du bonheur est la recherche de l’harmonie par le chiffre d’un contour et la couleur ; son désir s’élève vers une beauté redoutable, une beauté aggravée de mystère…

« Disposant de la grande prose et du vers, maître des formes, lucide, il va lentement avec une mollesse tragique ; après le deuil des beaux premiers espoirs, il va, tout enrubanne d’espoirs nouveaux. Ses rêves et mes rêvasseries souvent se croisent. Il juge, et ses fureurs d’artiste répondentà mes cruels désirs. Il se juge, et sa douleur et son orgueil en sont accrus.

« Ses vers sont des fleurs belles et jolies qui semblent cueillies autour des grandes tombes, tombes de poètes, tombes d’amantes, fleurs couleur de sang, fleurs couleur de neige ; et si dans les bois un matin il musarde, c’est un livre ouvert à la main.

« Il va…

« Seul. » (Portraits du Prochain Siècle.)

M. Charles Morice, disciple de Stéphane Mallarmé, est l’un des théoriciens du symbolisme, ou, si l’on veut, a été le théoricien d’un symbolisme.

M. Charles Gidel écrivait dès 1891 : « M. Verlaine a déjà perdu la direction de l’Ecole symbolisto. Sous ses yeux, un nouveau groupe s’est choisi un nouveau maître. Esthètes nouveaux, Jeunes Ephèbes, suivent l’enseigne aujourd’hui de M. Charles Morice, auteur d’un volume intitulé : La Littérature de tout à l’heure (1889). Ces Symbolistes émancipés ne sont, à vrai dire, ni une école, ni une coterie ; ils sont un groupement flottant. Ils adorent, sans s’y rattacher tout à fait, ViUiers de L’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, mais ils poussent plus loin la doctrine de ces poètes. Ils répudient les traditions dont la littérature a vécu jusqu’ici. Ayant en protonde horreur le convenu et le vulgaire incapable de produire rien de parfait, ils proclament ce principe : l’art doit être vague et nuageux. Il est un composé d’irréel et de fluide. Il rejette tout ce qui est net. clair, fixe, car la nature du beau est d’essence insaisissable. Suivant M. Charles Morice, le Réalisme n’était qu’un bas-fond vaseux ; le Naturalisme ne voyait les choses que par en bas ; il était devenu nécessaire de regarder en haut et d’y chercher un Idéal : Dieu et l’Au-delà, si l’on veut. Les naturalistes avaient « le vrai » pour objet principal ; ils prétendaient ne trouver le beau artistique que dans la reprodnction exacte de la nature laide et sale. Il suffisait de lever la tète vers un art plus noble. Le Beau ue peut être défini. Cependant, d’après M. Charles Morice, « il est essentiellement Xaspect en beauté des idées religieuses d’une race et d’une époque vivante… » L’initiale prudence de l’artiste est d’éviter la précision, car « plus une pensée est grande, et plus il faut la voiler, comme on enveloppe de verre les flammes des flambeaux et des soleils. Le rythme est tout dans cet art, les mots n’ont de valeur que par leurs assonances musicales et leur couleur se perdant dans l’invisible d’un lointain symbole ». Tout l’art symbolique est dans ce mot : La Synthèse. « La grande destinée de la poésie est de suggérer tout l’homme par tout l’art. »

Voici comment raisonue M. Charles Morice : L’homme a été étudié dans son âme, dans ses sentiments et dans ses sensations. Les époques classique, romantique et naturaliste s’y sont employées par l’analyse. La poésie nouvelle doit faire maintenant la synthèse de ces forces acquises durant trois siècles de labeur. Venant après les autres, les Symbolistes, sans rien oublier des conquêtes du romantisme et du naturalisme, doivent songer à mettre une âme dans un corps agissant, et pour cela retourner aux traditions spirituelles et classiques, avec cette différence que le temps des idées générales est passé. L’analyse classique pour étudier en eux-mêmes les éléments du sentiment, l’analyse naturaliste pour étudier en eux-mêmes les éléments de l’âme, l’analyse romantique pour étudier en euxmêmes les éléments de la sensation, ont pu se contenter d’exprimer leur objet particulier tel qu’elles l’avaient dégagé de ses entours ; mais la synthèse ne peut se localiser ni dans la pure psychologie passionnelle, ni dans la pure dramatisation sentimentale, ni dans la pure observation du monde tel que nous le voyons dans l’immédiat, puisqu’elle risquerait également dans les trois domaiues de cesser d’être la synthèse et de redevenir l’analyse : d’où l’évidente nécessité de la fiction symbolique, libérée aussi bien de la géographie que de l’histoire, dans l’abstraction, le rêve et le symbole. Sur ces trois mots qu’il emprunte à Taine, M. Charles Morice établit tout l’édifice du symbolisme. ll distingue une question de fond et une autre de forme. Quant au fond, M. Morice dit : « Ceux qui viennent, c’est-à-dire les Esthètes nouveaux, ont ce double trait commun : un sentiment très vif de la beauté et un furieux besoin de vérité. * Cette vérité pourtant n’apparaîtra jamais dans une clarté limpide, car le maître dit à ses élèves : « Ta pensée, garde-toi de la jamais nettement dire. Qu’en des jeux de lumière et d’ombre elle semble toujours se livrer, et s’échapper sans cesse. » Quant à la forme, il estime que les procédés qui ont suffi à l’analyse du composé humain ne suffiront pas à la synthèse. A son avis, une langue neuve est nécessaire, u Pour moi, dit M. Charles Morice, j’aime les mots vieillis à l’excès ; ceux qui sont comme des médailles sans relief, indistinctes et frustes… Le mieux est d’avoir unelangue « qui n’ait rien de commun presque avec la laugue usuelle des rues et des journaux ».

Dans une conférence donnée à Genève le 4 novembre 1892, M. Charles Morice a défini en ces termes le rôle de la poésie : « Bien loin que son rôle se réduise à quelque secondaire emploi de gracieuse inutilité, la poésie détient la principale force et la plus précieuse richesse de l’humanité moderne, i Pour M. Charles Morice, la poésie est, « par la beauté, l’expression humaine de la notion divine », idée analogue à celle exprimée par Shelley :

O terre heureuse, réalité de ciel !

LE SOIR

Voici le Soir qui vient dans la pourpre et l’or, ivre
D’amour. C’est l’heure fraîche où se reprend à vivre
Le peuple enfant, joyeux d’un avenir de nuit.

Et toute l’Ile, sur les rivages, au bruit
Du vivo1, des chansons, des rires assemblée,
S’agite, folle, bavarde, bariolée, —

Les femmes, le tiaré2 à l’oreille, les plis
Du paréo3 tendus sur leurs reins assouplis,
Le torse libre, aux tons de bronze et de bitume, —
Et la mourante ardeur du couchant se rallume
Aux brusques éclairs d’or qui sillonnent leur chair. —

Le vent de l’éternel été s’endort dans l’air
Vespéral. Le soleil, vieilli, vaincu, recule
Devant la jeune lune au bord du crépuscule,
Se dressant, radieuse, et leurs feux, un moment,
Sur la crête des flots qui dansent, mollement
S’entre-baisent, et sur la tète solitaire
De l’Aroraï, temple et sommet de la terre,

1. Vivo : instrument de musique des Maories, assez analogue au pipeau des anciens.

2. Tiaré : bandeau, coiffure.

3. Paréo : ceinture, unique vêtement.

D’où le rideau des bois dérobe à tous les yeux
La gloire, la douleur et le secret des Dieux.

(Noa Noa’.)

LE DERNIER IMÉNÉ

A l’ombre du manguier colossal, à mi-voix,
Adressant leurs regards à l’orient des eaux,
Dolentes d’avenir et fières d’autrefois,
Tandis que leurs amants jouaient sur les roseaux
Assemblés du vivo des airs dolents et fiers,
Les amantes ont dit l’hymne d’espoir amer.

Quand toutes les chansons seront chantées,
Tous les baisers bus, déçus tous les vœux,
Quand les jardins clairs de l’Ile enchantée.
Ne fleuriront plus parmi nos cheveux,

Quand auront fini l’ombre et la lumière,
Sur nos fronts leurs jeux légers et joyeux,
Kt quand le dernier avec la dernière
Auront au soleil fermé leurs doux yeux,

Endormis dans la terre maternelle,
Nous ne connaîtrons pas d’autres destins :
Nos corps seront tous confondus en elle,
En elle nos cœurs ù jamais éteints.

Mais des ardeurs anciennes de nos urnes
Un vaste foyer s’allumant soudain
Illuminera d’un halo de flammes
La Terre des Dieux, l’Ile des Jardins.

Puis, l’Esprit de la merveille déserte,
Epave d’aurore en la nuit du temps,
L’empoignant par sa chevelure verte, • ,
La lancera dans les cieux éclatants.

Et les cieux loueront la nouvelle étoile
Aux trois feux d’or, d’émeraude et d’azur.
Toutes les ailes et toutes les voiles
S’orienteront à son nimbe pur.

i. Noa Noa ; odorant ; l’esprit parfumé de l’Ile Heureuse (Tahiti).


Et longtemps, longtemps, l’étoile splendide
Sur les mers où fut Tahiti luira.
Mais sa place, un jour, au ciel sera vide,
Et le monde, qui l’aimait, pleurera.

Alors l’astre, avec un cri de victoire,
Au sommet des cieux prenant son essor,
Eblouira l’infini de sa gloire
Aux trois feux d’azur, d’émeraude et d’or.

— Qui sait, maintenant, où le sort l’entraîne,
Astre errant qu’habite un peuple de morts ?
— Va ! son but est beau, sa course est certaine,
Car il est guidé par le Fort des Forts !

Car Taaroa, le Maître Sublime,
Gouvernant les bonds de l’astre éperdu,
Est, comme autrefois, assis sur la cime
Où fuma le sang qui lui était dû !

A l’ombre du manguier colossal, à mi-voix…

(A’oa Noa.)

PARAHI TÉ MARAËi

FRAGMENT

Sommet d’horreur de l’Ile Heureuse, lù réside
Le Temple, lieu vivant, ouvert, sauvage, avide.
Là sont les pieds des Dieux qui supportent le poids
Des cieux, là vient mourir la richesse des bois,
Tout en haut de l’Aroraï, cimier des cimes,
Là s’égouttait le sang, autrefois, des victimes
Où les vivants communiaient pieusement,
Et ce rite était cher aux Atuas cléments
Qui, gouvernant selon leur sagesse profonde,
Autrefois ! l’effroyable expansion des mondes,
Pardonnaient à lu vie en faveur de la mort.
Alors l’Ile était riche, et le peuple était fort,
Et connaissait l’amour, et connaissait la joie,
Qui buvait, au sommet d’où le soleil flamboie

1. Là réside le Temple.

Et rayonne sur l’univers, le flux vital
De la douleur. Splendeur d’autrefois féodal !
Alors Otahiti riait dans la lumière,
Fille franche des eaux, délicieuse et fière,
Qu’illustraient de son sang les sacrificateurs,
Quand, de toute l’ardeur du ciel, sur les hauteurs
Sublimes, Taora, que sa gloire contemple,
Entretenait la flamme homicide du Temple
Où venaient les héros allumer leur vertu.




JOHN-ANTOINE NAU





Bibliographie. — Au Seuil de l’Espoir, vers (Vanier, Paris, 1897) ; — Force ennemie, roman, ouvrage couronné par l’Académie Goncourt (La Plume, Paris, 1903) ; — Hiers bleus, vers (Vanier-Messein, Paris, 1904) ; — Le Prêteur d’Amour, roman (Fasquelle, Paris, 1905). — En outre : une traduction du Journal d’un écrivain de Dostoïevsky, en collaboration avec M. J.-W. Bienstock (Fasquelle, Paris, 1904).

En préparation : La Caladora, roman ; — Vers la Fée Viviane, poésie.

M. John-Antoine Nau a collaboré aux Ecrits pour l’Art, nouvelle série à la Revue Blanche, à la Plume, à Vers et Prose, etc.

Né à San-Francisco (Californie) de parents français, M. John-Antoine Nau vint tout jeune en France et commença en province des études classiques qu’il termina à Paris. Ayant le goût des voyages, il navigua pendant quelque temps, surtout aux Antilles, et visita la Martinique, Haïti, etc. Il refit, après son mariage, un séjour à la Martinique, puis habita la Bretagne, la Normandie, l’Espagne, les îles Baléares, les îles Canaries et la Provence.

Dès le collège, M. John-Antoine Nau manifesta des aptitudes spéciales pour la littérature, et surtout pour la poésie. Son premier recueil de vers, Au Seuil de l’Espoir, parut en 1897. Dans ce volume, et mieux encore dans Hiers bleus (1904) et dans les poèmes donnés par lui aux Ecrits pour l’Art, nous voyons apparaître sa personnalité poétique très curieuse et très originale. Son rythme coloré, personnel, neuf et hardi, lui assure une place en vue parmi les jeunes poètes de l’heure présente.

M. Nau s’est montré poète aussi dans ses romans : Force ennemie, qui obtint en 1903 le prix Goncourt, et le Prêteur d’Amour,

paru en 1905 chez Fasquelle.

SUR L’ARC VERT DE LA PLAGE APAISÉE

Sur l’arc vert de la plage apaisée
Où le matin mélodieux descend,
Ta maison pâle entre les palmes balancées
Est un sourire las sous un voile flottant.

Ces longs stores sont des paupières affligées ;
Des fleurs se meurent dans la nuit des banyans,
Des fleurs du violet velouté si souffrant
De tes doux yeux couleur de pensée.

Ces lourds parfums égarants, confondus,
Des bosquets fragrants comme des temples d’Asie…
… Brouillards embaumés sur l’horizon défendu ?

Est-il vrai qu’il soit cruellement revenu,
Cédant à quelque nostalgique fantaisie,
Trop tard, le trop aimé que tu n’attendais plus ?

(Hiers bleus.)

D’APRÈS LONGUS

Las des chuchotements voluptueux des fleurs,
Nounoune et Louisy, boucles mêlées, mains unies,
Lui de bronze pâle, elle d’or bruni,
Sur la colline comme baignée de bonheur
Ecoutent le chant bleu des vagues amoureuses.
Ils ont appris, en ce jour à demi prévu,
Ce que peut faire un mot de la simple tendresse :
Comment le frôlement ami devient caresse,
Combien plus douce, — le secret connu, —
La joue aimée contre la joue
Et fervide la bouche aux roses-thé du cou…
Sous les palmes lourdes et la dentelle
Des clairs filaos, — les petits, leurs yeux noyés,
S’étonnent, avec une ironique pitié,
D’entendre, au fond des bois, pleurer les tourterelles

(Hiers bleus.)


DÉMENCE

Je te croyais loin, et tout près de ma tristesse
Tu cueillais des iris violets
Dans l’étroit jardin aux verdures veloutées
Qu’une promesse de beau soir caresse.

Les fleurs montent comme des étoiles
Dans le doux ciel vert
Qu’elles sèment de mauves et roses lumières,
Et je comprends que c’est toi,

La fée blonde, qui appelle les astres
Si longs à fleurir
Dans la haute prairie diaphane, si vaste
Que tout mon rêve y peut tenir.

Oui, la fée blonde appelle les terres
Et les soleils, fleurs et lettres de l’infini,
Afin qu’un dément, pour une heure son ami,
Puisse lire quelques signes des grands mystères.

(Inédit.)

PAUL REBOUX

Bibliographie. — Les Matinales, poèmes (1897) ; — Les Tris Noirs, poèmes (1898) ; — Missel d’amitié, poèmes (1900) ; — Josette, roman (1903) ; — La Maison de Danses (1905).

M. Paul Reboux a collaboré au Soir, au Journal, aux Lettres, etc.

M. Paul Reboux est né à Paris le 21 mai 1877. Il se destinait à la peinture, quand Victor Charbonncl, — en ce temps-là l’abbé Charbonnel, — son précepteur, inclina son jeune esprit vers les lettres. Il suivait encore les leçons de son maître quand parut son volume Les Matinales (1897). Un an après, M. Paul Reboux réunissait, sous le titre Les Iris Noirs, des poèmes nouveaux. En 1900 enfin, il publia Missel d’amitié, qui semble clore cette première partie de sa carrière, vouée exclusivement à la poésie. Les premiers romans de M. Reboux, Josette et La Maison de Danses, qui tous deux furent publiés d’abord en feuilleton par Le Journal, parurent, l’un en 1903, l’autre en 1905.

M. Paul Reboux est un poète d’un talent réel, et qui possède incontestablement le don de la forme. Les Matinales, Les Iris Noirs, Missel d’amitié, contiennent des pièces d’une finesse merveilleuse, d’une rare délicatesse de conception et d’exécution.

RUPTURE

Une sotte querelle ayant troublé les jours
D’ineffable barmonie où s’unissaient nos âmes,
Nous voulûmes tous deux en finir, et jurâmes
De nous oublier pour toujours.

Toutes les cruautés que la douleur inspire,
Nous les eûmes. Mais, quand vint l’heure des adieux,
Nous restâmes muets et les yeux dans les yeux,
Sans trouver un mot ù nous dire.


Nous sentions s’envoler notre ressentiment
Et fondre dans nos cœurs tout désir de vengeances.
Les bonheurs de jadis aux tristes souvenances
Nous attendrissaient doucement.

Comprenant la douleur des âmes déliées,
De nos lèvres fuyaient les souvenirs moqueurs,
Et nous sentions monter des larmes qu’en nos cœurs
Notre joie avait oubliées.

Un charme au fond de nous paraissait murmurer
Que nos amours étaient bien loin d’être finies…
Et lorsque pour l’adieu nos mains se sont unies.
Elles n’ont pu se séparer.

LUNE MAGIQUE

Dès que plus un bruit
N’éveille la nuit,
Que l’astre au ciel luit,
Changeant,
Et que, par l’allée
De brume voilée,
La mousse est criblée
D’argent,
Sous les clartés blanches,
Ecartant les branches,
Svelte et de pervenches

Coiffée,
Frôlant les forêts
De son pas discret,
"Voici qu’apparaît
La Fée…

Dans le clair-obscur
Un blond rayon sur
Sa robe d’azur
Se rit,
El caresse et moire
Son beau corps d’ivoire

Dont la jeune gloire
Fleurit.

Derrière s’élance,
Eclos du silence,
Ce que sa puissance

Protège,
Nains, sylphes, qui font
Par vol et par bond
Comme un vagabond

Cortège.

Mais la Fée a vu
Briller — épandu
Sous le bras tordu

Qu’étend,
Protecteur, un chêne —
Ridé par l’haleine
De l’ombre sereine,

L’étang.

Comme s’y déploie
Le ciel qui chatoie,
Elle effleure, en joie,

L’eau brune,
Et de ses doigts blancs
Cueille, à gestes lents,
Des reflets tremblants
De lune…

VITRAIL

Dans l’église où jadis, en pieux appareil,
Inclinant son beau front qu’effleura l’eau bénite,
Elle s’agenouillait et, son oraison dite,
De Monseigneur Jésus invoquait le conseil,

La haute châtelaine est encore présente,
Car, mains jointes, dormant de l’éternel sommeil,
Le granit du tombeau nous la montre vivante.
Elle est morte. Pourtant, lorsqu’un rais de soleil Traverse les vitraux et se glisse vers elle,

Son doigt semble étoilé d’une gemme nouvelle,
Son manteau resplendit comme un brocart vermeil,

Un reflet d’améthyste anime sa paupière,
Et l’on voit refleurir —, miraculeux éveil —
Un sourire écarlate à sa lèvre de pierre.


GEORGES RENCY

Bibliographie. — Vie, poème (Lncomblcz, Bruxelles, 1897 ; épuise) ; — Les Heures harmonieuses, poèmes (éditions du Coq Rouge, Bruxelles, 1897 ; épuisé) ; —Malcine,roman (Balat, Bruxelles, 1898) ; — L’Aïeule, roman ( Weissenbruch, Bruxelles, 1902).

M. Georges Rency a collaboré à L’Art Jeune, au Coq Ronge, etc. ; il collabore actuellement au Soir de Bruxelles (Gringoire), à La Meuse, de Liège, à L’Art Moderne, de Bruxelles, au Censeur.

M. Georges Rency (Albert Stassart), ne à Bruxelles le 22 novembre 1875, docteur en philosophie et lettres, est professeur à l’Athénée Royal de Namur. Il a publié très jeune, en 1897, deux volumes de vers, Vie et Les Heures harmonieuses, qui lui ont valu des éloges, mais qui ne répondent plus du tout à sa conception actuelle de l’idéal en art.

M. Georges Rency est un poète harmonieux, épris de vie et de clarté, tendre aussi, très accessible aux émotions douces, et qui. do plus, sait observer.

SOMMEIL D’ENFANT

Dans son berceau plein de lumière,
Jonché de clartés, baigné d’or,
Voyez le fragile mystère
De ce petit enfant qui dort î

Avec sa bouche fraîche éclose
Et sa chair comme un fruit vermeil,
On dirait un dieu qui repose
Sur une couche de soleil.

Pas un mouvement ne dérange,
Autour de l’enfant endormi,
Le silence, doux comme un ange
Et délicat comme un ami.
<poem>

Plus léger qu’un vol de phalène
Planant dans un soir parfumé, Le tiède bruit de son haleine S’élève seul dans l’air charmé. Mais cette haleine est infinie Ainsi que le ciel et la mer : C’est la source à jamais bénie Où se rajeunit notre hiver ! Ses molles ondes musicales, Comme des flots lents et berceurs, Viennent caresser nos fronts pâles Avec d’ineffables douceurs. Nos âmes en sont enivrées Et croient renaître au temps jadis, Quand, sous des aurores nacrées, Entre des roses et des lis, Dans des jardins de paix limpide, Habités de fleurs et d’oiseaux, L’homme portait son cœur avide Parmi des domaines nouveaux. Jeunesse éternelle du monde, Haleine des petits enfants, Vous êtes la force féconde Qui ressuscite nos printemps ! Vous êtes la sève et les flammes, Le bouillonnement et l’amour, Et vous réveillez dans nos âmes Tous les espoirs du premier jour ! Innocence, blancheur insigne, Bouton qui va s’épanouir, O frère immaculé du cygne, Rayon divin prêt à jaillir, ,Dans son berceau plein de lumière, Jonché de clartés, baigné d’or, Voyez le radieux mystère De ce petit enfant qui dort ! Namur, lo 12 avril 1901.


ROBERT ARNAUD


Bibliographie. — Rabbin, roman de mœurs juives, en collaboration avec Sadia Lévy (Havard, Paris) ; — Les Dires de celui qui passe, vers (Jourdan, Alger) ; — Autour des Feux dans la Brousse, vers (Jourdan, Alger, 1899) ; — Crépuscules aux cabarets, vers (Jourdan, Alger, 1902).

M. Robert Arnaud a collaboré à la Grande France, à la Revue Franco-Musulmane et Saharienne, etc.

Né à Mustapha (Algérie) le 16 février 1873, de parents algériens, M. Robert Arnaud a passé sa jeunesse au milieu de colons de toutes provenances, « gens énergiques entre tous, » et d’indigènes dont il parle couramment la langue. Il a vécu plusieurs années à Paris, mais, pris par la nostalgie de la terre africaine, il y est retourné. Il a exploré l’Algérie en tous sens.

A Paris, il a publié, en collaboration avec M. Sadia Lévy, un roman de mœurs juives algériennes, Rabbin, qui valut à ses auteurs bien des ennuis. De retour à Alger, M. Arnaud fut nommé administrateur adjoint des affaires indigènes, et il fut envoyé, sous les ordres de son ami Coppolani, chef de mission, ramener à la France des tribus maures et touareg dissidentes qui, au nord du Soudan et à l’est de Tombouctou, créaient sans cesse des incidents sur les zones frontières. Les vaillants explorateurs rapportèrent de leur expédition pas mal d’itinéraires nouveaux ; ils avaient résolu le difficile problème de vivre dans le danger seuls et sans armes.

M. Robert Arnaud écrivit à cette époque un livre de vers : Autour des Feux dans la Brousse (1899). Ce livre avait été précédé d’un autre, d’un caractère moins violent : Les Dires de celui qui passe. Il fut suivi d’un volume de vers, écrit à Msila (Sahara constantinos), Crépuscules aux cabarets, livre violent, écrit en pleine passion.

M. Robert Arnaud signe ses vers du pseudonyme de Robert Randau. Il a écrit sous son nom des articles d’économie politique, de sociologie, etc., et des nouvelles algériennes, dont beaucoup parurent à la Grande France, des articles sur la politique musulmane, parus presque tous à la Revue Franco-Musulmane et Saharienne, des articles de journaux, et même un vocabulaire et une grammaire peuhls.

M. Arnaud, esprit large et généreux, est surtout le poète hautain et passionné des sites sauvages, de la brousse, du désert. Son style est nerveux et puissant. Il prend ses mots où il peut, où il veut. Il abonde en images brusquement évocatrices de perspectives sahariennes, de chefs arabes à barbe blanche et de rochers qui se dressent, de ravins qui se creusent, de bêtes et d’hommes de proie. Ses toiles, brossées à la diable, sont d’un coloris superbe.



CHAIR DE NOMADE


Le Hoggar prisonnier des nègres qu’il méprise
Est au poteau, ongles saignants, ongles sciés ;
Un papillon de feu bat de l’aile à ses pieds !
La chair grille, chair de torture, odeur qui grise.

Du fiel roule dans les grosses prunelles grises
Des lents bourreaux ; le bleu d’une lame a brillé,
Elle a mordu ; ça fume, et la chair a crié ;
La chair du Hoggar blanc est une part de prise,

La meilleure, une part de haine et de douleur ;
Cette chair bavarde comme une vieille femme,
Sa salive est du sang qui coule comme un pleur

Sur la viande qui craque aux danses de la flamme.
Les yeux du Hoggar blanc meurent dans la lumière.
Son âme est de silence, et son cœur sans prières.

(Autour des Feux dans la Brousse.



D’UN LION A CRINIÈRE COURTE

QUE NOUS TUÂMES



Le sol fauve blessé par les griffes mourantes
A bu du sang. L’effroi d’un grand silence pèse
Aux sens, évocateurs de la chose mauvaise,
La perfidie énorme et lâche, incohérente.


Le lion a mangé la terre dans son râle,
Il a râlé sa force lourde en les ténèbres,
Ses yeux clairs ont fixé les inconnus funèbres,
Il est mort face à Dieu, face au ciel, le grand mâle ;

Il est mort en bravoure, au seuil de sa forêt ;
Il a bondi sur le mystère à pleins jarrets
Et sa poitrine ouverte a salivé sa vie ;
Il est mort sur le seuil de sa forêt ravie.

Et nous avons eu peur, nous, les hommes de proie,
Nous avons craint son regard fier, à cette bête.
Longuement il se fixe sur nous ; puis la tête
Retombe sur le sol farouche qu’elle broie.

Mais déjà s’élevait un murmure éloigné,
C’était au loin, bien loin, les pleurs de la forêt.
Son souffle caressa le lion qui mourait ;
Et sur le lion mort le silence a plané.

(Autour des Feux dans la Brousse.)


NIGER GIGAS


La clarté fluviale entre les rives noires
Glisse sous le soleil un long ruban de moire ;
A l’horizon des eaux le ciel morne a saigné
En laissant l’odeur âcre et forte d’un charnier.
Le grand fleuve, musclé d’orgueil, est un silence ;
Il cherche le désert pour cacher sa puissance,
Mais le désert a peur de la mort de ses sables
Et garde son mystère entier à ses amants,
Et l’eau s’en va, lugubre, à la chose immuable
A travers le sommeil profond des caïmans.
Elle reluit parmi de honteuses fourrures,
L’herbe visqueuse et molle est sa toison impure ;
L’immense fleuve dur regrette de s’offrir,
Mais il est seul, et veut être deux pour mourir ;
Il est las du regard des cieux, las des formes
Et des aspects et se souhaite moins énorme.
Mordu par le soleil et fouetté par la brise,
Il s’écoule impassible et froid vers le néant.
Comme ce fort se sait sans vengeance, il méprise,

Et traîne sans repos son beau corps de géant
Vers la mer apaiseuse où dorment ses sanglots.
Mais le fleuve est trop grand pour rêver sur ses eaux,

{Autour des Feux dans la Brousse.)

SONGERIE PENDANT UNE NUIT CHAUDE

Les féroces hurlaient leur faim à toute gueule.
La brousse vagissait comme pleure un enfant ;
Elle laissait flotter dans la nuit son cœur veule ;
Heureuse, elle écoutait barrir les éléphants.

Et nous ne savions plus les choses tant abjectes,
Les caresses et les mensonges trépassés,
La femme et la science morne qu’elle objecte
A l’abstrait si plaisant où tout va s’effacer.

Et l’orgueil d’être seuls nous faisait l’âme épique ;
On régnait dans son moi sans la gêne d’autrui,
On était le grand orgue au cœur du grand cantique,
Et le cri des douleurs n’était pour nous qu’un bruit.

Cela délecte l’âme, une belle torture
Qui hurle sous les doigts savants du tourmenteur ;
La terre gémissait, grinçait sous la morsure
D’une brute invisible aux longs gestes charmeurs.

Nous rêvions ; alanguis par les proches angoisses,
Nous regardions la brousse où l’éléphant errait.
Voluptueux de l’ombre où des crapauds coassent,
Nous nous sentions heureux parce qu’on y mourait.

[Autour des Feux dans la Brousse.)

PAYSAGE MALADE

Le sol fiévreux où les horizons virent
Avec de la mort dans leur bleu…
La peau du sol frileux
Hérisse ses poils et grelotte sous le rire
Du vent qui pouffe
Et dit un air de flûte à chaque tamarin ;

La fièvre se crispe sur la plaine et l’étouffe ;
Les deux poings sur sa gorge, elle cambre les reins,
Se sied sur ce sol mort et regarde souffrir
Le ciel mercuriel couturé par les houles
Sur les profils crasseux de monts qui vont mourir
En ébréchant leur noir aux nuages qui roulent
La terre hachée est comme un rond d’écuelle
Avec de vieux reliefs d’agapes irréelles
Vomis par la fièvre qui ronfle par les dunes ;
Et sa pâleur se mue en graisse sous la lune.
C’est un sol gris aux horizons frileux
Avec de la mort dans leur bleu.

[Crépuscules aux cabarets.)

LE PIRATE D’ALGER

Les lourdes bottes ont piétiné de la viande
Frais saignée en terreur où du chrétien grimace ; —
La chiourme chante ; —
Le sabre a tailladé du cordage et des faces.
Les couteaux ébréchés aux grandes haches pendent

Aux reins lassés encor d’un rappel de grappin,
Le sang crie en fanfare aux rigoles des dagues ; —
La chiourme chante ; —,
Les tués ont plongé dans le mou blanc des vagues,
La felouque a coupé l’étreinte de leurs mains.

Dans le tas des esclaves neufs les bottes sonnent
La gloire des sillons du sabre qui laboure ; —
La chiourme chante ; —
Sous le mât et les voiles grises tonnent
Les mots triomphaux des bonds et des bravoures.

La chair captive est musculeuse et dure
Parmi les pleurs et les prières ; —
La chiourme chante ; —
Le soleil cabriole aux clameurs de capture,
La felouque glisse au creux des vagues de guerre.

Le mat latin gémit sous le croissant de fer,
La mer geint des sanglots sous le long viol des rames ; —,

La chiourme chante ; —
Et rougeoie la splendeur de valses d’oriflammes
Vers les requins ventrus du sillage corsaire.

Le sabre au regard bleu ouvert sur l’infini
Digère ; la felouque a mangé de la force, —
La chiourme chante ; —
La voilure se gonfle en corolle de lys,
Lente la nef cambre les muscles de son torse.

(Inédit.)

CHARLES VAN LERBERGHE

Bibliographie. — Les Flaireurs, drame représenté en 1893 au Théâtre d’Art (Lacomblcz, Bruxelles ; Société du Mercure de France, Paris, 1891) ; — Entrevisions (Lacomblez, Bruxelles ; Société du Mercure de France, Paris, 1898) ; — La Chanson d’Eve (Société du Mercure de France, Paris, Î904) ; — Pan, poème dramatique en trois actes, partie musicale de Robert Haas, représenté sur la scène du théâtre del’OEuvre en 1906 (Société du Mercure de France, Paris, 1906).

A Paraître : Aventures merveilleuses du prince de Cynthie et de son serviteur Saturne (Voir Vers et Prose, 1906) ; — Roint mystique et païenne.

M. Charles van Lerberghe a collaboré à Durendal, à la Wallonie, à la Roulotte, à Vers et Prose, etc.

M. Charles van Lerberghe, né à Gand en 1861, docteur en philosophie et lettres, est un poète à la fois fin, délicat et simple. C’est un doux mystique qui vit dans un monde merveilleux où s’accomplissent d’étranges sortilèges, qui marche dans une pénombre bleuissante de rêve, qui va le front levé, le regard perdu au loin, noyé d’extase, de son pied léger effleurant à peine la terre incertaine, d’un doigt gracile liant le jour an lendemain avec des liens de roses cueillies aux rosiers du Paradis en fleur… Il traduit délicieusement lo Cantique des Cantiques, les contes de Shéhérazade. On admire la line dentelle flamande de ses vers.


SYMPATHIES ERRANTES

<poem>
D’on ne sait quel azur parties,
Avec des haleines de mai,
De fraternelles sympathies
Voyagent dans l’air parfumé.
Les rêveurs et les jeunes femmes
Sentent parfois, en ces beaux jours,
Aux marches blanches de leurs âmes
Monter d’invisibles amours.
D’on ne sait quel regard venues,
Entre des rires et des pleurs,
Ce sont des lèvres inconnues
S’ouvrant à leurs lèvres en fleurs.
Et le charme en est si vivace,
Si doux, que leurs fronts rajeunis
De cette caresse qui passe
Gardent des rêves infinis.
1885.

RENAISSANCES

La terre garde encor la’trace
De son dernier printemps flétri,
Qu’au souffle de l’avril qui passe
Toutes choses ont refleuri.
Mon âme garde encor la plaie
De ses derniers songes défunts,
Qu’au souffle d’avril qui l’égaie,
La bercent de nouveaux parfums.
O mon âme, jardin morose
Où pleurent d’éternels soucis,
Qui nous rendra l’éclat des roses
Et l’azur des cieux adoucis ?
Et quelles bouches enfantines.
Quelles candeurs aux chastes doigts,
Feront refleurir, dans tes ruines,
Le doux sourire d’autrefois ?
1885.


L’AMOUR

Deux enfants jouent avec l’Amour.
L’un est aveugle, l’autre sourd.
Celui qui le voit, en silence,
Epie à ses lèvres l’apparence
D’un nom voluptueux et doux.
Il regarde ces lèvres où
Ce nom divin tremble et s’éclaire,
Voilé d’un éternel mystère.
Elles s’allongent avec langueur.
Est-ce un souffle sur une fleur ?
Ou ne serait-ce, ainsi qu’il semble,
Que le son d’un baiser qui tremble.
Un son de soie et de velours ?…
Deux enfants jouent avec l’Amour.
Celui qui l’écoute dans l’ombre
Entend son nom magique et sombre ;
Mais en cette âme d’obscurité,
La splendeur pâle et la beauté
De cet être inconnu qu’il nomme,
N’est qu’un murmure doux et lointain,
Comme de roses et de satin…
C’est un bruit de mer qui déferle ;
Un bruit d’eaux où tombe une perle.
C’est un son clair, puis un son sourd…

Deux enfants jouent avec l’Amour.

(En trevisions.’)

RÊVERIE

A quoi, dans ce matin d’avril,
Si douce et d’ombre enveloppée,
La chère enfant au cœur subtil
Est-elle ainsi tout occupée ?

La trace blonde de ses pas
Se perd parmi les grilles closes ;

Je ne sais pas, je ne sais pas,
Ce sont d’impénétrables choses.

Pensivement, d’un geste lent,
En longue robe, en robe à queue,
Sur le soleil au rouet blanc
A filer de la laine bleue.

A sourire à son rêve encor,
Avec ses yeux de fiancée,
A tresser des feuillages d’or
Parmi les lys de sa pensée.

{Entrevisions.)

BARQUE D’OR

Dans une barque d’Orient
S’en revenaient trois jeunes filles ;
Trois jeunes filles d’Orient
S’en revenaient en barque d’or.

Une qui était noire,
Et qui tenait le gouvernail,
Sur ses lèvres, aux roses essences,
Nous rapportait d’étranges histoires,
Dans le silence.

Une qui était brune,
Et qui tenait la voile en main,
Et dont les pieds étaient ailés,
Nous rapportait des gestes d’ange,

En son immobilité.

Mais une qui était blonde,
Qui dormait à l’avant,
Dont les cheveux tombaient dans l’onde

Comme du soleil levant,
Nous rapportait, sous ses puupières,
La lumière.

(Entrevisions.)

JACQUES RICHEPIN

Bibliographie. — La Reine de Tyr, pièce en quatre actes, en vers [181i8], représentée sur la scène du Théâtre Maguéra en 181)9 ; — La Cavalière, pièce en cinq actes, en vers, représentée sur la scène du théâtre Sarah-Bernhardt en 1900 ; — Le Labyrinthe, poèmes (1902) ; — Cadet Roussel, pièce en trois actes, en vers, représentée en 1903 sur la scène du théâtre Victor-Hugo, puis, en 1904, sur la scène, du théâtre de la PorteSaint-Martin ; — Falstaff, pièce en cinq actes et sept tableaux, en vers, représentée sur la scène du théâtre de la Porte-SaintMartin, en 1904.

M. Jacques Richepin a collaboré à la Presse, au Matin, à la Revue de Paris, etc.

M. Jacques Richepin est né à Paris le 20 mars 1880. Fils de M. Jean Richepin, le célèbre poète, il se fit recevoir bachelier ès lettres en 1897 et débuta aussitôt dans la littérature. A dixhuit ans, il avait terminé La Reine de Tyr, pièce en quatre actes, en vers, qui fut représentée en 1899 et obtint un réel succès au Théâtre Maguéra, où elle fut interprétée par Mm# Maguéra et M. Séverin. En 1900, il donna, au théâtre Sarah-Bernhardt, La Cavalière, pièce d’une superbe allure, en cinq actes et en vers, dans laquelle Mu« Cora Laparcerie, qu’il devait épouser l’année suivante, se révéla artiste de premier ordre. En novembre 1903, il a fait représenter Cadet Roussel, pièce en trois actes, en vers, jouée une centaine de fois au théâtre Victor-Hugo, puis reprise à la Porte-Saint-Martin, et, en 1904, Falstaff", pièce en cinq actes et sept tableaux, en vers, jouée avec grand succès à la PorteSaint-Martin.

M. Jacques Richepin, que ses qualités personnelles d’écrivain et de poète ont mis en relief autant que le nom qu’il porte, semble s’être attaché jusqu’à présent à s’éloigner de la couleur et de la truculence caractéristiques de la manière de son père ; il tend plutôt à l’observation et à la psychologie des caractères- Il a collaboré à la Presse, au Matin et à la Revue de Paris, où ont paru de lui des poésies réunies ensuite sous le titre : Le Labyrinthe (1902).

VANITÉS

J’ai fait des signes sur le sable
Afin de conserver emmi
Le souvenir impérissable
De l’endroit où j’avais dormi.

J’ai fait une marque au nuage,
Que moi seul saurais retrouver,
Afin de conserver l’image
De l’endroit où j’avais rêvé.

J’ai fait de l’âme de ma lyre
Un petit cercueil bien fermé,
Pour y conserver le délire
De l’endroit où j’avais aimé.

Mais tout est par trop périssable :
Le nuage fuit dans le vent.
La mer vient recouvrir le sable.
Et je n’aime plus comme avant.

L’ESSIEU

Vois la roue : elle tourne autour de son essieu ;
Ainsi le vers doit-il porter dans son milieu
La pensée, et, précipitant sa course folle,
Avec son tournoîment lui faire une auréole.
La roue en vain s’efforce à s’entraîner plus fort
Seul, l’essieu qu’elle porte ennoblit son effort.
La roue à son essieu doit être inféodée
Et l’art doit se soumettre aux règles de l’Idée.


JEAN ROYÈRE

Bibliographie. — Exil Doré (Vanicr, Paris, 1898) ; — Eurythmies (Vanïer-Messein, Paris, 1904).

A Paraître : Autour de l’Automne et de la Mort ; — Esthétique métaphysique.

M. Jean Roy ère a été rédacteur en chef des Ecrits pour l’Art, deuxième série (15 mars 1905-15 février 1906).

Né le 4 juin 1871, à Aïx-en-Provence, M. Jean Royère, après avoir fait ses premières études au lycée de sa ville natale, passa à Lyon lu licence ès lettres et vint à Paris préparer l’agrégation de philosophie. Rebuté par l’esprit philosophique universitaire, il erra quelque temps dans la politique, fut même candidat à la deputation, puis délaissa la politique pour la poésie et publia, en 1898, Exil Doré, livre d’essai. Mallarmé, cultivé ensuite avec ferveur, et René Ghil révélèrent sa voie à M. Jean Royère : par une plaquette, Eurythmies, parue chez Me s sein eu 1904, il se révéla lui-même poète original, pénétrant, profond, d’un rythme étrangement musical et nouveau.

Les Ecrits pour l’Art, revue qui, de 1887 à 1893, avait été l’organe des poètes partisans de René Ghil, reparurent en mars 1905, et M. Jean Royéro en reçut la direction. Dès ses premiers numéros, la revue ressuscitéc montra qu’elle reprenait, en l’élargissant, sa tradition d’une poésie et d’un art fondés sur la science, expressifs de la vie, c’est-à-dire de l’Etre conçu dans sa totalité et sou action. En ce qui le concerne, le rédacteur eu chef des Ecrits y publia des poèmes d’une forme pleine, fluide, ondoyante, d’une plastique vraiment nouvelle, et des articles d’esthétique où il s’efforça de renouveler l’esthétique en la fondant sur la métaphysique.

Parmi les collaborateurs des Ecrits pour l’Art} deuxième série (15 mars 1905-15 février 1906), il convient de citer : MM..René Ghil, Robert Randau, F.-T. Marinetti, John-Antoine Nau, Victor Litschfousse, Sadia Lévy, Edgar Baës, etc.

EURYTHMIE

J’écoute, à la clarté des choses endormies,
Dans l’Espace assoupi de traînantes phalènes,
La cendre remuer sur vos lèvres blêmies
Et sous le plomb figé la fraîcheur d’une haleine.

Vous, nul azur béat, mais une lampe amie,
Ariane aux secrets du vivant labyrinthe,
Venez guider l’amour dans les lacs de la crainte
Et d’un doigt somnambule égrener les momies,

Pour savoir si, les plis des ombres effacées
Joints au galbe des lis dont les urnes sont pleines,
Nous ne trouverons pas dans nos langueurs passées
De quoi ressusciter le cadavre d’Hélène !

(Eurythmies.)


SUITE SUR L’AUTOMNE

I

Avec ces souvenirs d’automne gris et las
Qui traînent dans le parc blême leurs falbalas
Indifférents au galbe effacé des statues,
— Le soir pâme au toucher de ces chairs dévêtues
Et sur le marbre nu met l’appât du velours, —
Je farderai du rose alangui des vieux jours
Où l’Avenue, à l’infini du crépuscule,
Jaune et mourante, ainsi que du passé, recule,
Pour vous, pour vos espoirs renaissant tous les mois,
Le visage vieilli de nos jeunes émois,
Méditant notre amour et cette destinée
De la feuille qui meurt aux cendres condamnée.

II

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

III

Du calme au lent tapis de neige sous des pas
Invisibles d’aller vers ce que ne voit pas

La grâce turbulente où le désir agile
S’élever ! et monter par la blafarde argile
Auprès du piédestal vide !
                                        Sentencieux,
Les arbres sur lesquels le givre a mis des yeux,
Bras tendus vers là-bas où mon âme regarde,
Évoquent le silence et la pâleur hagarde
Du site par l’hiver et le soir dénudé. —
De Celle qui n’est pas le signe a possédé
Soudain mon cœur hanté d’un total vouloir vivre
Dans la forêt muée en nécropole, — givre
Où filtrent des regards de lune et d’yeux humains !
Mais, enchevêtrement de branches et de mains,
Nulle angoisse ne peut sourdre d’une harmonie
Telle que de l’hiver le ciseau ne dénie
Au marbre des rameaux dans l’espace sculptés ;
Et le rêver ducal d’une vaine cité
De pierre où le silence exténué s’étale,
Dans les profonds obscurs futaie horizontale,
Ne drape que d’un lin candide vos bras blancs,
Beaux arbres léthéens, diaphanes portants
Du trône d’où — faisceau du seul rythme — irradie,
Comme autant de vitraux sur la crypte, la Vie !

(Autour de l'Automne et de la Mort, en préparation.)


PAUL SOUCHON

Bibuogtiaphie. — Élévations Poétiques (éditions de l’Effort, Paris, 1898) ; — Hymne aux Muses (éditions de l’Effort, Paris, 1900) ; — Nouvelles Elévations Poétiques ; — Elégies Parisiennes (éditions de l’Effort, Paris, 1902) ; — La Beauté de Paris (Société du Mercure de France, Paris, 1904) ; — Phyllis, tragédie en cinq actes, représentée pour la première fois sur la scène du Théâtre Bour, le 17 avril 1905 (Société du Mercure de France, Paris, 1905) ; — Le Dieu nouveau, tragédie en trois actes (Société du Mercure de France, Paris, 1906).

En Préparation : Le Soleil natol, poèmes ; L’Homme et la Vie, poèmes ; Théâtre.

M, Paul Souchon a collaboré à divers quotidiens et périodiques.

M. Paul Souchon est né à Laudun (département du Gard), sur les bords du Rhône, le 15 janvier 1874. Il a passé son enfance et sa jeunesse à Aix-on-Provenco, et habite actuellement Paris. Il a publié, en 1898, les Elévations Poétiques ; en 1901, les Elégies Parisiennes ; en 1904, La Beauté de Paris, et prépare deux nouveaux volumes de vers. II a donné au théâtre : Phyllis, tragédie en cinq actes et Le Dieu nouveau, tragédie en trois actes.

« M. Paul Souchon, dit M. Léon Bailby, trouve tout naturellement l’originalité, grâce à une langue souple et pure, à des images d’une belle et touchante sérénité. Il y a dans la grâce souriante et apaisée de sa poésie comme un ressouvenir très doux d’André Ghénicr. »

ÉLÉGIE D’ÉTÉ

Dans ce long jour d’été, la paix qui l’accompagne,
Ah ! qui me donnera, comme aux jours d’autrefois,
Le soleil étendu sur la vaste campagne,
La retraite cherchée au plus épais des bois !

Ah ! qui me donnera la fraîcheur de la source
Où je buvais parmi les plantes et les fleurs !
L’herbe tendre, le chant des oiseaux et la course
D’un insecte au travers des bruits et des couleurs !

Qui me rendra la vie et les raisons de vivre !
Séparé des grands bois, de l’air pur et des champs,
Je souffre comme souffre, enfermé dans un livre,
L’essaim, fait pour voler, des rythmes et des chants !

Ouvrez-moi la nature et sa grotte profonde !
Que je mêle ma voix à celle des oiseaux !
Que tout mon sang bondisse et que mon cœur réponde
A la pulsation innocente des eaux !

Ici, c’est la langueur et c’est la lassitude !
Une ville s’étend qui repousse bien loin
Le silence fécond, la verte solitude,
La rêverie auguste et l’absence de soin !

L’été, de tous ses feux, sur la ville rayonne,
Mais il n’apporte pas ce plaisir enivrant
Que l’on goûte là-bas, là-bas où l’on moissonne,
Où le geste de l’homme est vraiment conquérant !

Qu’est-ce qu’une saison qui n’a pas sa couronne ?
Un été sans moissons, un printemps sans ses nids,
Et, mon cœur, ô mon cœur, un misérable automne
Qui ne vendange pas les lourds raisins bénis ?

Ah ! rendez-moi les jours de la terre natale !
Ces jours trop tôt vécus, mais vécus près de vous,
Ignorance des champs et candeur pastorale,
Entretiens et travaux qui me furent si doux !


Rendez-les à mon cœur, à mon mal, à ma vie !
Et rendez-les encore à mon pâle regard !
Hâtez-vous ! mon espoir à genoux vous supplie !
Hâtez-vous ! Hâtez-vous !... Si vous veniez trop tard !

(La Beauté de Paris.)

A LA PROVENCE

O toi qui m’as vu naître, ô ma seconde mère,
Quand la vie à mon goût deviendra trop amère,
Comme un fruit dont on a répandu la liqueur,
Je descendrai vers toi, Provence, et, sur ton cœur,
Le vent et le soleil et la mer éternelle
Me rendront cette vie encore douce et belle !
Car ce n’est pas en vain que mes yeux ont gardé
L’éclat de ton azur, et, si tu m’as guidé
Jusqu’au seuil ténébreux du temple de la gloire,
N’est-ce pas pour t’unir, Provence, à ma mémoire ?
Je te consacrerai, dans ce temps, tous mes chants !
Je dirai la splendeur qui plane sur tes champs,
L’or des moissons qui bat les murs de tes villages,
Tes coteaux couronnés sous leurs pâles feuillages,
Tes femmes, tes marins, tes rudes laboureurs,
Toute ta race antique aux soudaines fureurs,
L’amour brûlant dans l’ombre et pareil à la haine.
L’âme, comme un clairon vibrant, sonore et vaine !
Je dirai tout cela ! Mais la vie a voulu
Que mon destin à d’autres cieux soit dévolu !
C’est pourquoi je suspends encore ta louange
Pour chanter une ville où la brume s’effrange
Ainsi qu’un vêtement sur le dos des maisons,
Où la pluie est un voile à toutes les saisons,
Mais où l’esprit de l’homme exerce un tel empire
Qu’il pénètre les murs et l’air qu’on y respire !

(La Beauté de Paris.)

MADAME MARIE DAUGUET

Bibliographie. — La Naissance du Poète (1897) ; — A travers le Voile (Vanier, Paris, 1902) ; — Les Paroles du Vent (1904) ; — Par l’Amour (Société du Mercure de France, Paris, 1906).

Mm° Marie Dauguet a collaboré à la Plume (1°r janvier 1903), à la Revue Hebdomadaire (l»p mars et 22 novembre 1902), au Penseur (mars 1902), au Mercure de France (1902-1903-1904), à la Revue Idéaliste (15 avril 1903), à Minerva (15 mai 1902), à la Revue Latine 11903), à la Fronde (1903), aux Lettres (octobre 1906), etc.

Mmn Marie Dauguet est née le 2 avril 1860 à La Chaudeau (Haute-Saône), vieille forge pittoresquement blottie au creux d’un des vallons les plus sauvages des montagnes des Vosges. Elevée à la Rousseau, en pleine liberté et en pleine nature, elle s’est développée moralement et physiquement à la façon des plantes et des arbres, livrée à sa propre évolution, sans influences qui l’aient modifiée ou contrainte. Elle eut, pour seule éducation, l’entourage de parents profondément épris des bois, de la solitude, de la chasse, des plaisirs d’un foyer simple, mais que la culture et la pratique des arts a toujours égayé et embelli.

En 1875, son père alla s’établir au Beuchot, vieille usine située auprès d’un vaste étang, qu’encadrent les ballons vosgiens. C’est là qu’elle a vécu depuis (à l’exception de quelques voyages et de quelques séjours — chaque année — à Paris), toujours en contact avec la belle et forte nature des pays de Lorraine et de Franche-Comté. C’est là qu’elle a épousé, en 1880, un ami d’enfance et un compagnon de jeunesse, M. Dauguet. « D’esprit cultivé, de sympathie large ouverte à tout ce que je formulais de ma pensée ou de mes rêves, je lui dois, nous dit-elle, l’éclosion de ce qu’on veut bien m’accorder de talent. »

Pendant de longues années, M»" Dauguet s’est passionnément occupée de musique, jouant et approfondissant tous les maîtres, ivre de Chopin surtout, s’essayant à composer, peignant aussi, mais sans trouver ni dans la peinture, ni dans la musique, lu moule où pût se fixer l’empreinte définitive de sa sensibilité

C’est en 1899 que, spontanément, en dehors de toute école, de toute doctrine, elle écrivit ses premiers poèmes ; les autres suivirent, notés au cours de l’heure, au gré de la vision et du songe ; sans souci du public, elle chantait pour elle-même. Elle avait trouvé sa voie. « Que dire de ma vie ? —• nous écritelle, — elle n’eut d’autres aventures que celles de mes pensées. Eprise d’idéal, assoiffée de tous les bonheurs, anxieuse du sens de la vie, j’ai enfin trouvé, dans la possibilité de form uler mon être intérieur, un peu de cette paix que nous cherchons tous. L’art fut vraiment pour moi la libération. » (15 février 1904.)

« Mm° Marie Dauguet, a dit un critique, est une femme qui sent profondément. Les faits quotidiens, humbles et vulgaires, éveillent en elle une émotion sympathique de tristesse ou de joie… Elle comprend et elle aime la nature, et, à force d’amour, elle en a senti vibrer l’âme à l’unisson de la sienne. Elle l’a regardée comme un peintre avec une attention infatigable et des yeux habiles à distinguer les nuances. Les paysages qu’elle dépeint sont ceux d’une région particulière, la Lorraine ; elle en a su voir et exprimer l’originalité. Musicienne, elle écoute parler le vent, les eaux, les arbres ; tous les bruits de la nature lui sont connus, et chacun d’eux éveille en son âme un écho harmonique. Désirant cette amie fidèle dé tous ses sens, elle en a respiré avec recueillement les parfums, tandis que ses yeux se repaissaient de couleurs et qu’à ses oreilles chantait la flûte rauque du vieux Pan ; elle a pleuré de la tristesse des choses et ressuscité avec elles sous les caresses du printemps. «

LA VIE ARDENTE

La joie de vivre, c’est peut-être la libération.

Ibsen.

Que la vie rutilante ou sombre se déploie,
L’âme ouverte accueillons,
Avec des pleurs d’amour, avec des cris de joie,
Son ombre et ses rayons.
Que l’ardente tempête où la nuit se déchaîne,
Courageux alcyons, Impétueusement consentants nous entraîne
Dans ses noirs tourbillons.
Aimons le tendre Avril ouvrant les primevères
De ses baisers déments ;
Aimons l’été si lourd qui pèse sur la terre
Ainsi qu’un corps d’amant ;
L’automne sensuel et trouble qui chancelle
Des grappes dans les mains,
Et qui meurtrit les cœurs en ses paumes cruelles
Comme il fait des raisins.
Aimons, quand vient l’hiver, écouter ce rapsode
Sinistre, le vent fou,
Accompagnant au bois où des fantômes rôdent
Les hurlements des loups.
Aimons tous les labeurs ; dans la globe rugueuse,
Dont s’effritent les blocs,
Enfonçons en chantant et d’une main fougueuse
La charrue à plein soc.
Aimons au fond du soir, qui rêve la cadence
Lointaine des fléaux,
Et, par les matins frais, l’envol qui se balance,
Courbant les blés, des faux.
Aimons tout de la vie, adorons jusqu’aux larmes
L’amour mystérieux, Obéissons au rite où le désir s’acharne,
Comme au geste d’un dieu.

Ne soyons point celui qui recule et se cache
Et, d’avance vaincu, Craint d’aimer, de souffrir, de créer : c’est un lâche,
Il n’aura point vécu.

12 février 1904.

ALORS QUE NOUS NOUS EFFAÇONS…

Alors que nous nous effaçons,
Ainsi qu’au penchant des saisons
L’or des éphémères moissons ;

Que sous les paupières qui saignent
Et dans les larmes qui les baignent
Tant de regards blessés s’éteignent ;

Que, du soleil abandonnés,
Cendreux bleuets embruinés,
Tant d’yeux humains se sont fanés ;

Que, pareilles aux flots qui roulent
Leur cours aux grèves qui s’écroulent,
Les générations s’écoulent,

Et qu’à l’abîme qu’il pressent
Chaque homme va disparaissant,
Tel un naufragé pâlissant ;

Pendant qu’aux pentes des vallées
Filtrent, des tombes descellées
Et du marbre des mausolées,

Et des sépulcres crevassés
Sous les vieux ormes délaissés,
Tourbillons par le vent poussés,

Tant d’ombres et de cendre vaine,
O Nature calme et sereine,
Tu te dresses comme une reine,

Et, debout à travers le temps,
Toujours jeune et sans changement,
Subsistant invinciblement,


Tu souris, entre tes mains pures
Tenant, aux riches ciselures,
La clef d’or des aubes futures.

Et moi qui fuis comme le vent,
— Vers quel horizon décevant ? —
Atome d’infini rêvant ;

Emporté par quel noir quadrige
Que l’heure hâtivement fustige,
Il me reste, dans ce vertige,

Et du néant sombre guetté,
Ce bonheur d’avoir reflété,
Nature, et compris ta Beauté,

Cet espoir profond de renaître
Aux bourgeons emmiellés des hêtres,
Aux chansons des huppes champêtres,

Au cours des ruisseaux opalins,
Aux frissons bleuissants des lins,
Au rire emperlé des matins !…

15 février 1904.

PRINTEMPS

Tout vain désir avec toute pensée expire,
Et ma vie effacée, incertaine, recule,
Car voici, déverse, qu’autour de moi soupire
Le printemps, océan chantant qui s’accumule.
L’immense amour frémit en chaque molécule,
Eclate, et craque, et monte, et brise les cloisons,
Eternel flux berceur dont la force circule
De mon cœur attiédi aux primes floraisons.

J’ai fui hors de moi-même, épanché dans son rire,
Comme un esclave heureux loin de son ergastule.
Les chèvrefeuilles ont enlacé de leurs spires
Les coudriers fleuris. — Le pollen suinte et brûle,
De miel doré criblant corolles et capsules ;
Des grouillements cachés rôdent sous les buissons,
Ou le baiser confus et secret s’articule
De la bête amoureuse aux primes floraisons.

Je suis le vent qui roule, et je m’entends bruire
Parmi le vol agile et bleu des libellules ;
Au visage des eaux, j’ai vu mes yeux reluire,
Et mon sang a teinté les roses campanules,
Pendant que de la sève en moi se coagule.
Je parle avec l’écho et vogue à l’unisson
Des traînantes rumeurs que le bois dissimule,
Et je m’épanouis aux primes floraisons.

ENVOI

O printemps, roi puissant, dans mes veines ondule
Ton ame. Et, libéré de la folle raison,
Je mêle aux mots profonds que ta lèvre module
Mon cantique d’amour, vibrante floraison.

(A travers le Voile.)

SOTTO VOCE

Il est doux de mourir un peu
Aux berges des forêts mouillées,
Et parmi les feuilles rouillées
Où s’égoutte du brouillard bleu ;
Il est doux de mourir un peu.
Il est doux de n’être plus rien
Que la brume qui s’échevèle,
Moins que le frôlis sourd d’une aile,
Aux velours pourpre des fusains ;
Il est doux de n’être plus rien.

Il est doux de mourir un peu
Avec les eaux qui se corrompent,
Avec les lointains qui s’estompent.
Avec les buis, les houx fangeux ;
Il est doux de mourir un peu.
Il est doux de n’être plus rien,
Moins que le frisson d’une rose,
Dont le vent d’hiver décompose
La chair de nacre et de carmin.
Il est doux de n’être plus rien.

(A travers le Voile.)

LOUIS PAYEN

Bibliographie. — Vers la Vie, plaquette en prose (1898) ; — Tiphaine, épisode dramatique en deux parties, musique de V. Neuville (1899) ; — A l’ombre du Portique, poèmes (1900). — Persée, poème (1901) ; — L’Ame des choses, un acte en -vers (1902) ; — L’Amour vole…, un acte en vers (1904) ; — La Souillure, roman (1905) ; — Les Voiles blanches, poèmes (1905).

M. Louis Payen a collaboré à Germinal, à l'Ermitage, au Mercure de France, au Beffroi, etc. Il a fondé, en 1898, à Montpellier, la Coupe.

M. Louis Payen, né en décembre 1875 à Alais (Gard), a fait ses études au lycée de Montpellier, où il fonda en 1898 une revue d’avant-garde, La Coupe, dans laquelle parurent ses premiers poèmes. En 1899, il fit partie du groupement lyonnais qui, avec la revue Germinal, prit une part active et remarquée au mouvement littéraire et social de cette époque. Depuis, il s’est fixé à Paris, où il a collaboré à toutes les revues de jeunes comme L’Ermitage, Le Mercure de France, etc., et s’est mêlé activement à toutes les jeunes manifestations de l’art et de la poésie. il a pendant deux ans dirigé, dans les théâtres de M. Armand Bour, les samedis populaires de poésie, où, par des programmes d’un éclectisme accueillant et d’une haute tenue littéraire, il s’est efforcé de répandre parmi la foule le goût des nobles vers et de faire aussi connaître ses jeunes confrères.

» M. Louis Payen vise à la forme spacieuse et marmoréenne, écrivait dés 1901 M. Emile Faguet, et très souvent il y atteint. Je ne serais pas étonné qu’il allât très loin dans une voie qui malheureusement est trop connue et qui n’est vraiment glorieuse que pour ceux qui l’ont ouverte ou l’ont retrouvée après un long oubli. Tout coup vaille ; et la beauté de la forme vaut par elle-même. Il est donné à peu près à tout le monde de concevoir le poème de Jason, il n’est donné qu’à un très petit nombre de l’écrire comme M. Payen… M. Louis Payen a le sens poétique. Il est doué.» [Revue Bleue.) Ajoutons que M. Louis Payen s’annonce comme un vrai poète de la vie. L’atmosphère ambiante l’impressionne fortement. L’âme des choses se révèle à lui sans effort, et son regard de poète pénètre le mystère de la nature. On lui découvre d’heureuses affinités avec François Coppée et Saint-Georges de Bouhélicr, pourtant si différents l’un de l’autre.

HÉRODE

Hérode est resté seul parmi la salle immense.
La nuit féline boit le jour, et le silence
Luxurieux descend dans les plis des tentures.
Parfois, au loin, frissonne encore le murmure
Des rapides gingras et des flûtes lascives
Dont la douceur chantait vers la grâce des danses.
Dans l’air lourd de senteurs les flammes d’or vacillent ;
Et l’ombre, où s’épaissit pas à pas le silence,
Sur les tapis profonds lente et triste s’allonge.
Mais, le front dans les mains, seul, le tétrarque songe,
Les yeux mornes tournés vers son rêve intérieur :
« Salomé, tes yeux d’amour ont blessé mon cœur,
Et je suis un enfant à genoux près de toi.
En te voyant venir, j’ai palpité d’effroi
Devant l’énigme éternelle de tes yeux clairs,
Comme le voyageur lourd de ses lassitudes
Tremble devant la paix mortelle du désert.
O chimère dressée au seuil des solitudes,
Je veux vaincre l’ardeur de ta chair. Tes mains sûres
Ont soulevé le voile d’or de mes luxures ;
Elles flambent ainsi que le vin dans les coupes,
Et je veux m’enivrer de leur subtil poison.
Dans le ciel orageux, les rêves en déroute

Chevauchent vers la nuit saignant a l’horizon.
Salomé, sous le geste de tes mains candides
La mort pâle est venue s’asseoir à notre seuil,
Et le glaive fatal a suspendu l’orgueil
Des paroles sacrées aux lèvres prophétiques.
O Salomé, reviens dans la nuit qui commence,
Et, dans la volupté tragique de tes danses,
Laisse ton cœur ardent se pencher vers ma bouche.
Je saisirai ta chair entre mes bras farouches,
Et je respirerai l’odeur de tes cheveux.

Reviens, laisse mes mains palpitantes d’aveux
Parmi le silence de nos désirs se tendre


Et dresse-toi devant la clarté des flambeaux,
Comme une fleur vivante aux portes du tombeau.»
Le tétrarque sanglote à genoux. Ses mains froides
Séplorent longuement vers les voûtes sonores.
Auréolée de sang, la tête aux cheveux roux
Laisse peser sur lui l’effroi de ses yeux mornes.
Les lèvres sont fermées, et les gouttes de sang
Coulent comme des pleurs sur la blancheur du cou.
Un à un les flambeaux s’éteignent. Tous les bruits
Meurent dans le silence, et quand la nuit descend,
Livide et lourde de remords parmi les salles,
Prostré sous le linceul des ombres colossales,
Hérode épouvanté frissonne dans la nuit.

(A l’ombre du Portique.)

ORGUEIL

Sous le ciel de midi la terre immense brûle ;
La lumière descend de l’implacable azur
Sur les arbres dressés dont aucun pli n’ondule,
Sur le sol qui jaunit ainsi qu’un fruit trop mûr.

Et toutes les hauteurs de l’infini sont pâles
Dans le voile immobile et lourd de l’éther bleu,
Et la voûte du ciel, comme une vaste opale,
Aux nacres de sa chair emprisonne du feu.

La plaine s’est couchée aux pieds de la colline
Ainsi qu’un animal tranquille et sans vigueur,
Tandis qu’à l’horizon, comme d’une poitrine,
Monte l’haleine d’or de la terre en chaleur ;

Elle boit le soleil ardent par tous ses pores,
Puis, ivre sous l’effort brutal de la liqueur,
Dans le chant acéré des cigales sonores,
Monotone, elle met la plainte de son cœur.


Ainsi qu’une superbe et divine maîtresse,
Elle offre ses seins durs à l’astre éblouissant
Qui promène sur elle une chaude caresse
Dans le lit lumineux où sa gloire descend.

Et l’immobilité haletante de l’heure
Laisse monter du sol une senteur de miel,
Parfum mystérieux du baiser qui l’effleure
Quand il unit sa vie à la clarté du ciel.

Terre, qui sous les dards aigus de la lumière
Etales tes flancs roux, pâmés de volupté,
Dans ma chair qui frémit comme toi tout entière,
Je porte un cœur plus chaud que le soleil d’été.

L’amour est le rayon dont il brûle sa vie,
Et chaque rêve meurt s’il n’en est pas touché,
Car il tient hautement les ombres asservies
Comme la lampe d’or dans les mains de Psyché.

Mais mon ardent plaisir et ma gloire secrète,
C’est de pouvoir verser la vie et la clarté
Dans un cœur qui, toujours soumis à sa conquête,
Lui tend, comme la terre au soleil, sa beauté.

Notre petit amour est plus grand que le monde,
Il réfléchit en lui tout le rêve amoureux,
Comme se réfléchit au creux tremblant de l’onde
La grâce de la rive et l’infini des cieux.

Et je goûte les jours offerts à mon attente
Comme je goûterais la pulpe d’un raisin.
En savourant le fruit de la grappe pesante,
Une heure après une heure, un grain après un grain.

Aussi, quand je me penche en rêvant sur ton âme
Où frémit le désir, où palpite l’aveu,
Je sens brûler en nous l’amour comme une flamme,
Et vibrer dans mon cœur l’orgueil de l’Astre-Dieu.

[Les Voiles blanches.)

MAFFÉO-CHARLES POINSOT

Bibliographie. — Les Dents de Georgette, roman Ollendorff Paris) ; — L’Homme au Chien, roman, paru dans L’Estafette (1898) ; — Les Yeux s’ouvrent, poésies (La Plume, 1899) ; — Les Minutes profondes (A. Charles, Paris, 1904). — En collaboration avec M. Georges Normandy : L’Echelle, roman (Fasquelle, Paris) [traduit en anglais sous le titre : Like Nero, illustration» de Mas (Carrington)] ; — Compte rendu du Congrès des Poètes, avec M. Fernand Halley, directeur de la Revue Picarde et Normande (Maréchal, Rouen. 1901) ; — La Mortelle Impuissance, roman (Fasquelle, Paris, 1903) ; — Sur les Tendances de la Poésie nouvelle, brochure (Bibliothèque de la Revue Forézienne, Saint-Etienne, 1903) ; — Tchérikof, épisodes des guerres de Pologne [1830] et d’Autriche-Hongrie [1848], ouvrage de grand luxe publié sous le pseudonyme de Paul de Robertsky, 10 eaux-fortes de Martin van Maële (édition de la Société des Bibliophiles parisiens ; Carrington, représentant) ; — Les Anarchistes, pièce en trois actes, représentée sur la scène du Grand Théâtre de Lille (1904) ; — Le Roman et la Vie, brochure (1905) ; — La Faillite du Rêve, roman (Fasquelle, Paris, 1906) ; — Mâles, quatre petits romans d’amour (Librairie Universelle, Paris, 1906) ; — Antide Boyer, essai de biographie sociale (édition de la Revue Vox, Paris, 1906) ; — Amours, contes (Bibliothèque Générale, Paris, 1907).

MM. Poinsot Et Normandy Préparent : Les Contes de Vaugirard (dont plusieurs ont paru) ; La Harelle, 2 actes (pour le théâtre normand) ; Le Peuple, roman/ Notes de Balthazar Sabrefol, domestique de M. Jules Renard ; L’Honnête Homme, 1 acte Les Vautours, roman historique (Russie, 1904-1906).

M. Poinsot a publié avec M. Ch.-Th. Fcret l’Anthologie des Poètes Normands contemporains (Floury, Paris, 1903).

M. M.-C. Poinsot a collaboré à la Plume, au Gil Blas Illustré, a la Pensée, au Penseur, à la Vogue, à la Revue Forézienne, à la Contemporaine, à la Nouvelle Revue Internationale, à la Foi Nouvelle (Fasquelle, 1902), à La Race et le Terroir (Bibliothèque provinciale, Cahors), à la revue décentralisatrice Vox, au Bulletin des Instituteurs et des Institutrices, etc.

M. M.-C. Poinsot, romancier et poète, est né en 1872, à Forges-les-Bains (Seine-et-Oise). Il n’a jamais été au collège, mais il a passé par les écoles les plus diverses, — J.-B. Say, Saint-Rémy (agriculture), l’école normale d’Auteuil, — qui lui ont orienté l’esprit vers de multiples, enthousiasmes. De famille bourguignonne-franc-comtoise, il a vécu de 1895 à 1899 en province. Actuellement, il est employé dans une administration parisienne.

Pour M. Poinsot, l’écrivain, le poète, est un homme qui doit vivre comme tout le monde, ne pas chercher à se singulariser, et seulement vibrer, aimer davantage et remplir sa double fonction : créer de la beauté, être utile aux hommes. M. Poinsot croit donc au rôle social de l’écrivain.

Epris à la fois de liberté et de discipline, ayant le goût de l’innovation, M. Poinsot, après avoir organisé avec MM. Fernand Halley et Georges Normandy les Congrès des Poètes de Paris ,et de Lille (1901-1902), devint, avec M. Adolphe Boschot et M. Georges Normandy, l’un des fondateurs de l’Ecole française qui se propose a la réintégration de la clarté et des sentiments humains dans la poésie française, et la libération du vers classico-romantique. Par son Rapport sur tes Questions de Poétique (Compte rendu du Congrès des Poètes, 1901), par sa brochure — écrite en collaboration avec M. Georges Normandy — Sur Us Tendances de la Poésie nouvelle (1903), et par maints articles de polémique, M. Poinsot s’efforça d’assurer pour sa part le triomphe du vers libéré. Et afin que la race française tout entière prît part au mouvement poétique qui se dessinait, il employait dans le même temps une partie égale de son activité au service de la cause décentralisatrice.

En elfet, M. Poinsot et son ami et collaborateur habituel, M. Georges Normandy, ont beaucoup contribué à l’œuvre de la Fédération régionaliste française. Ils ont fondé, en outre, avec M. Alcanter de Brahm, la Société des Poètes français, — présidée d’abord par M. Auguste Dorchain, ensuite par M. Emile Blémont, — et avec M. Ch.-Th. Féret la Société des Poètes normands.

M. M.-C. Poinsot est un poète délicat, un sensitif aux enthousiasmes judicieux. Sa philosophie est claire, modérée, empreinte d’une grande indulgence nuancée de quelque scepticisme. Il croit à la beauté de la vie. « Les Minutes Profondes, dit M. Edmond Blanguernon, ce sont les minutes de vie condensée où nos rêves, nos désirs, nos révoltes, nos énergies, enfantent, où soudain les harmonies panthéistiques du monde des formes et du monde des idées se découvrent à notre âme et à nos yeux ardents. » L’auleur des Minutes Profondes rôv,e l’harmonie universelle des hommes sur cette terre :

Oui, s’aimer, s’aimer tous ! Perspective profonde Qu’entrevoit le Poète… « Il est épris d’égalité sociale, il espère ardemment que le jour viendra où tous les êtres pourront extraire de la vie tout le bonheur qu’elle recèle. »

Le vers de M. Poinsot est impressionniste. Le drame des couleurs l’obsède. Après avoir donné, en 1899, Les Yeux s’ouvrent, œuvre d’essai en vers classiques, il « se libère » dans ses Minutes Profondes, qui, « classées chronologiquement, indiquent assez qu’il prend peu à peu possession de son instrument ». Voici, d’ailleurs, comment il s’exprime lui-même dans sa Préface : « J’ai libéré mou vers de la foule des règles arbiraires et bizarres, en y gardant toutefois ce qui me paraît ue pouvoir lui être enlevé sans anéantir du même coup les qualités essentielles du vers français. J’ai dit autre part les motifs de cette émancipation point par point raisonnée1. Ce n’est pas le lieu d’y revenir. J’ai voulu, dans les pages qui suivent, réaliser la théorie, sachant que la théorie ne vaut que par l’œuvre qui la prouve. Bien que je ne prétende nullement avoir innové quoi que ce soit dans la prosodie qui me guide, peut-être remarquera-t-on que, parmi les tâtonnements fatals et même nécessaires des ouvriers d’une période de transition, j’ai suivi un programme assez constant et assez net, et qui me paraît minimum : \° emploi facultatif de l’hiatus ; 2° jeu varié le plus possible de la césure ; 3° sonci do la seule homophonie des rimes. J’ai conservé rigoureusement la règle de l’élision de IV muet à l’intérieur du vers, la distinction du sexe des rimes et la mesure maxima fixée à douze syllabes. Tel est le résumé de la versilication employée dans ces poème». Ainsi compris, déterminé, limité, le vers libéré constitue, me semble-t-il, l’évolution naturelle du vers classico-romantique, et s’oppose uettement au vers libre, qui d’ailleurs tend a disparaître. »

O SOIR INFINIMENT MÉLANCOLIQUE

ET DOUX…

O soir infiniment mélancolique et doux,
Où, du ciel et du sol, éclose de partout,
Aux,mauves d’occident, l’ombre un peu se colore,
Soir où profondément l’on aime et l’on adore,
Tu me parais auguste ainsi que tout moment
Où l’âme communie avec le firmament ;
Mais ton heure a ceci de plus grand et plus grave

1. Compte rendu du Congrès des Portes (1901). Sur les tendances de la Poesie nouvelle (1903).

Qu’un désir plus intense en notre cœur se grave
D’être infiniment bons, dans’ce monde méchant,
Pour ce qui doit mourir : les choses et les gens.
Les astres de métal émergent des fournaises
Qui viennent de s’éteindre, et la courte genèse
De leur humble et tremblotante surgie aux cieux
Intéresse un instant notre esprit et nos yeux.
Puis nous sommes repris par le grand calme stable
Où flottent les parfums de la fleur formidable
Et noire qu’est la Nuit. Nous allons à pas lents,
Elle et moi, nos regards de l’un à l’autre allant,
Et sous la lune molle aux poses d’indolence,
Emus dans cet enveloppement de silence.
Un air de chasse au loin s’égrène et nous induit
Au rêve d’un décor où quelque daim s’enfuit,
Bondissant dans le bois où la meute vorace
Hurle à son agonie et le suit à la trace,
Un décor de légende avec de vieux barons
Qui, le soir, aux hanaps, heureux et las, boiront.
Par intervalle un train, vision singulière,
Soudain roule en des clignotements de lumière :
C’est la vie, on dirait, des bruyantes cités
Qui passe, troublant à peine l’immensité.
Et puis encor s’élève, amoureuse et charmante,
La voix d’or d’une rainette, plaintive amante.
Et puis plus rien, rien que nous deux, le cœur très haut,
L’esprit très fier, tendu vers ce qui reste beau,
Vers ce qui reste pur.
Et, troublés par l’Espace,
Nous nous disons alors des mots doux — à voix basse.

[Les Minutes Profondes.)

LA VIE, AU FIL DES JOURS,
EST SI LONGUE ET SI BRÈVE…

La vie, au fil des jours, est si longue et si brève,
Où coulent sans arrêt les heures monotones !
L’âme intégralement n’y vibre pas ses rêves,
Et le cœur est trop grand pour le peu qu’elle donne.


Au fond de nous, gronde une immense nostalgie
Qui, ainsi qu’une mer, roule éternellement
Des bords de la tristesse aux bords de l’énergie,
De ceux de la raison à ceux du sentiment.

Nous nous sentons ailés pour des essors augustes,
Pour franchir fièrement de vastes horizons.
Pourquoi faut-il, sur nous, que les destins injustes
Fassent peser le toit d’une étrange prison ?

Pourquoi faut-il, à l’heure où l’élan nous emporte
Vers tout le Vrai, vers tout l’Amour, vers tout le Beau,
Voir la sombre Impuissance, en un bruit mat de porte
Qu’on ferme, nous murer ainsi qu’en un tombeau ?

O soif dans l’Idéal d’un bonheur absolu !
Soif de ce qu’on devine et qui toujours s’envole !
O sourde volupté dont nous sommes exclus,
Et qu’en la nuit humaine un Inconnu nous vole !

(Les Minutes Profondes.)

GEORGES THOURET

Bibliographie. — Muettes et Rêveries, recueil do poésies, tiré à un petit nombre d’exemplaires pour les amis de l’auteur (1899) ; — Mon Ame, poèmes (G.-D. Quoist, Le Havre, 1903).

M. Thouret a collaboré à de nombreux journaux et revues. Il a fondé et dirigé la Gerbe Normande, revue littéraire ; il dirige le journal Le Républicain (du Havre).

M. Georges Thouret (descendant de Jacques-Guillaume Thouret, avocat au Parlement de Rouen, président de l’Assemblée constituante et mort sur l’échafaud le 27 avril 1794) est né au Havre le 15 décembre 1866.

C’est dans sa ville natale qu’il médita ses Binettes et Rêveries, recueil de poèmes qui lui valut des encouragements de quelques maîtres comme Léon Dicrx, Auguste Dorchain et Albert Samain. Il a publié en 1903 un nouveau volume de vers : Mon Ame, qui le classe aux premiers rangs des poètes normands.

Un large souffle panthéiste et social anime l’écrivain : « Noblement, il épouse nos détresses fraternelles, sublimise l’angoisse humaiue et la noie dans les rumeurs magnifiques de la nature éteruelle et impitoyable… » (ch.-th. Féhkt.)

LE SEMEUR

La terre est devant lui, son front se lève enfin
Calme et majestueux sur la campagne immense,
Kt son robuste bras, éployant la semence,
S’étend, maître absolu, sur la plaine sans fin.

L’aube fuit, midi passe, et de son poing d’Hercule
Tombe, tombe invisible, au revers des sillons,
L’aliment éternel des générations,
Et son geste s’ébauche encore au crépuscule.


Puis, lorsque les corbeaux au vol large el pesant
Passent, croassant l’heure au rude paysan,
Quand le dernier rayon s’éteint au plus haut faite,
Dans les vagues clartés d’un beau jour qui se meurt,
Comme il y a mille ans, s’en revient le semeur,
Inconscient de l’œuvre immense qu’il a faite.

(Mon Ame.)

PANTHÉISME

Pour Mm« Lucie Delarue’Mardrtis.
Je serai, dans la suite éternelle des jours,
L’impérissable atome à l’aveugle énergie
Sans cesse défaillante, et sans fin ressurgie
Pour un labeur fatal qui renaîtra toujours.
Je deviendrai le lys des royales amours
Qui frémit d’un coup d’aile et qui se meurt d’une ombre,
Et je m’élèverai, parfum des fleurs sans nombre,
Vers les astres d’argent, aux cieux de noir velours ;
Et mon corps, lentement, s’épandra dans la nue
En un vague regret d’une chose inconnue :
D’un cœur jadis meurtri de songes impuissants ;
Et, mon être vibrant en chaque molécule
Sur les derniers rayons du couchant qui recule,
Je deviendrai pour vous, ô poètes naissants,
Cette douleur qui flotte au fond du crépuscule.

(Mon Ame.)

CHANSON D’AMOUR

Pour Auguste Dorchain.

O femme ! arrête-toi près de mon front pâli ;
Je chanterai ton geste aux grâces paresseuses,
Et toi, tu me diras de ces douces berceuses
Qui mènent la douleur aux rives de l’oubli.

Oui, je veux oublier, dans ton regard de flamme,
Le néant que je suis et les êtres pervers,

Les abîmes du ciel sous mes pieds entr’ouverts,
Et tout ce qui s’éplore au fond de ma pauvre âme.

Car, vois-tu, je suis las du problème honni ;
Las de chercher en vain ce que tout signifie,
Et d’implorer les dieux et la philosophie
Dans le cercle immuable et fou de l’infini.

Abandonnant pour toi le creuset où sans trêve
L’analyse dissout lentement l’univers :
La matière, la foi, notre orgueil et nos vers,
Tout ce qui fut l’espoir, et la joie, et le rêve,

J’immortaliserai ton sourire vainqueur
Sans chercher sa raison, ni de quoi se compose
Le feu de ton baiser, la grâce de ta pose,
Ni le but de l’amour dont s’emplira mon cœur.

Viens ! nous nous en irons loin des cités moroses,
Insoucieux de l’heure et du savoir humain,
Simples, et n’implorant, du grand ciel, en chemin,
Que des chants, des frissons, du soleil et des roses.

Viens ! nous retournerons au fond du bois natal
Où nos pères, jadis, erraient dans l’ombre sainte,
Vêtus de voiles blancs, couronnés d’hyacinthe,
Lorsque n’étaient pas nés les siècles du métal.

Et là, je rapprendrai l’ancienne liturgie
D’Eros, le premier dieu qui tressaillit en nous,
Et ma prière ardente, éclose à tes genoux,
S’élèvera vers lui, jusqu’aux cieux élargie.

Peut-être, alors, nos cœurs au songe languissant,
Femme, sentiront-ils, en cette paix profonde,
Un peu de la jeunesse éternelle du monde,
Eparse dans ces bois, revivre en notre sang.

Et jusqu’à l’heure sainte où la planète lasse
Consume ses parfums dans les brasiers du soir,
Comme un encens jailli d’un sublime encensoir
Balancé dans le temple immense de l’espace,

Ayant fleuri ton front de myrte et de jasmin,
Côte à côte étendus sous l’ombre favorable,
Je baiserai longtemps, ô femme désirable,
Les roses de ta lèvre et les lis de ta main.


Et nos baisers seront un peu de l’harmonie
Qui pleure dans la source et chante dans le vent,
Et râle au crépuscule et gazouille au levant,
Redisant ù jamais, en son hymne infinie,

Par l’air, l’onde, le feu, la plante et l’animal.
Tout ce qui vivifie, et consume, et torture,
Tout ce qui peut vibrer dans l’immense nature,
Des sommets de l’amour aux abîmes du mal !


MME LUCIE DELARUE-MARDRUS

Bibliographie. — Occident (Fasquelle, Paris, 1900-1901) ; — Ferveur (Fasquelle, Paris, — Horizons (Fasquelle, Paris, 1905).

A Paraître : Nouveaux Horizons.

Mme Lucie Delarue-Mardrus a collaboré à plusieurs revues parisiennes et normandes.

Mm« Lucie Delarue-Mardrus est née à HonQeur en 1880. Sa mère est Parisienne ; par son père, M. Georges Delarue, avocat à la Cour d’appel de Paris, elle est enracinée à l’une des plus vieilles souches normandes. En 1900, elle épousa le docteur J.-C. Mardrus, le savant orientaliste, le célèbre traducteur des Mille et une Nuits. Elle a publié jusqu’ici trois volumes de vers : Occident (1900-1901), Ferveur (1902) et Horizons (1905).

Ame ardente aux élans brusques, esprit empreint de gravité et non exempt de quelque stoïcisme, « mais qui ne s’est point enfermé en une doctrine immuable », Mm« Delarue-Mardrus est un poète original et sincère qui a donné son cœur vierge à la beauté des choses et qui chante noblement la mer, les couchants, les roses, les clairs de lune bleus, les splendeurs vivantes de la terre, et les hautes joies et les deuils que lui a enseignés la vie. Le grand problème de l’existence l’inquiète et la passionne. Assoiffée de vérité éternelle autant que de vérité humaine, elle est constamment guidée par son besoin d’Idéal, par son désir de vie pleine et harmonieuse, et par son mépris des contingences, de l’artificiel et du factice.

VÉRITÉ

… Il est utile, il est nécessaire que chaque être humain ait le courage (l’aller jusqu’au bout de lui-même. De là sortirait une génération d’indulgence, une meilleure et plus heureuse humanité. Mais nous savons que quelquesuns seulement sont nés pour écouter de tels enseignements, parce que toute la terre ne peut pas être peuplée de dieux. A ceux-là donc de détruire en eux le seul crime humain, l’unique péché originel, le mensonge. Tout le mal du monde n’est qu’un reflet de son interne empoisonnement. Cramponnés à des principes, à des lois, à des défenses, on s’arrête au bord de son propre océan. Et pourtant la vérité d’un être est une éternelle flnctuation.

Toute fixité constitue donc le mensonge, par conséquent le crime. Et qui de nous n’est pas criminel ? Personne n’admettrait personne, si les âmes vivaient à nu. On ne s’admettrait pas soi-même. Or, ne pouvoir être « ce qu’on est » n’aliène-t-il pas ce à quoi nous avons le plus droit dans notre esprit : la liberté ?…

Résumons : la vérité, pour nous, est le synonyme de la liberté, et le mensonge s’identifie à la captivité.

LUCIE DELARUE-MARDRUS.

LA SPHINGE

Notre pensée intime est un vaste royaume
Dont le drame profond se déroule tout bas.
Toute chair emprisonne un ignoré fantôme,
Toute âme est un secret qui ne se livre pas.

Et c’est en vain, ô front ! que tu cherches l’épaule,
Refuge en qui pleurer, aimer ou confesser ;
L’être vers l’être va comme l’aimant au pôle,
Mais l’obstacle aussitôt vient entre eux se dresser.

Car au fond de nous tous, ennemie et maîtresse,
La sphingc s’accroupit sur son dur piédestal,
Et tout épanchement de cœur, toute caresse,
Soudain se pétrifie à son aspect fatal.

Sa présence toujours aux nôtres se mélange,
Sa croupe désunit les corps à corps humains ;
Au fond de tous les yeux vit son regard étrange,
Ses griffes sont parmi les serrements de mains.

Et lorsque nous voulons regarder en nous-même
Pour nous y consoler et nous y reposer,
La sphinge est là, tranquille en sa froideur suprême,
L’énigme aux dents et prête ù nous la proposer.

(Occident.)

LA MORT

Je crisperais aux draps mes poignes refermées
Et, pleurant par ma chair la dernière sueur,
J’expirerais, l’œil plein de la suprême peur,
La bouche ouverte encor par les affres pâmées.

La pâleur sculpturale et calme des camées,
Alors, envahirait mon masque sans chaleur ;
Et, sans ame, sans plus jamais de rythme au cœur,
Je dormirais parmi les cires allumées.

Ah ! mourir !… Si mon corps sous le marbre poli
Se reposait, tout jeune, avec la fleur d’oubli
Vite poussée au coin de la croix protectrice,


Ou serait l’être ? ver3 quel lointain Quelque part,
Lorsque se referait la terre productrice
Avec ce qui fut voix, attitude et regard ?…

(Occident.)

L’ADIEU AUX JARDINS

Aurais-je donc passé sans vous laisser de traces,
Après-midi profonds et calmes du printemps,
Où, la paume a la joue, accoudée aux terrasses,
J’ai si souvent fermé mes yeux las de beau temps ?

Dans ma pensée abstruse et mes songes de marbre,
J’ai tressailli parfois atteinte jusqu’aux os,
Les jours qu’interrompant le silence des arbres
Se gonflait tout à coup la voix de vos oiseaux.

Je mêlais ma jeunesse à la douceur des choses,
Quand le vent frissonnait dans les lilas voisins
Et qu’au soleil, ainsi que d’étranges raisins,
Vos marronniers fleuris portaient des grappes roses.

Leurs feuilles aux longs doigts qui s’étalent à plat
Flottaient sur l’air mouvant ou rythme des berceuses ;
Un bourdon lourd au corps de pierre précieuse
Mettait dans l’ombre verte une goutte d’éclat…

Ah ! terrasses ! jardins d’avril et de paresse,
Ne restera-t-il rien de moi parmi le vent ?
Que deviendront mes pas et mon rêve émouvant,
Et ma tendresse, et ma tendresse, et ma tendresse ?…

(Ferreur.)

L’ODEUR DE MON PAYS

L’odeur de mon pays était dans une pomme.
Je l’ai mordue avec les yeux fermés du somme,
Pour me croire debout dans un herbage vert.
L’herbe haute sentait le soleil et la mer,
L’ombre des peupliers y allongeait des raies,
Et j’entendais le bruit des oiseaux, plein les haies,


Se mêler au retour des vagues de midi.
Je venais de hocher le pommier arrondi,
Et je m’inquiétais d’avoir laissé ouverte,
Derrière moi, la porte au toit de chaume mou…

Combien de fois, ainsi, l’automne rousse et verte
Me vit-elle, au milieu du soleil et, debout,
Manger, les yeux fermés, la pomme rebondie
De tes prés, copieuse et forte Normandie ?…
Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays !
N’est-il pas la douceur des feuillages cueillis
Dans leur fraîcheur, la paix et toute l’innocence ?

Et qui donc a jamais guéri de son enfance ?…

(Ferveur.)

CSSE MATHIEU DE NOAILLES

Bibliographie. — Le Cœur Innombrable, poésies (1901) ; — L’Ombre des Jours, poésies (1902) ; — La Nouvelle Espérance, roman (1903). — Le Visage émerveille, roman (1904) ; — La Domination, roman (1905).

Les œuvres de Mm« la comtesse de Noailles so trouvent chez, Calmann-Lévy.

En Préparation : Un volume de vers.

MTM« la comtesse Mathieu de Noailles a collaboré à la Revue des Deux-Mondes, à la Renaissance Latine, à la Plume, etc.

Mm° la comtesse Mathieu de Noailles, fille du prince roumain G. Bibesco, a publié deux volumes do vers, Le Cœur Innombrable (1901) et L’Ombre des Jours (1902), œuvres d’une belle et généreuse inspiration, où éclate un amour fougueux de la bonne et saine vie que nous fit la nature, et où s’affirme superbement la haute sincérité d’un cœur « pour qui le vrai ne fut point trop hardi ». M°" la comtesse de Noailles est la poétesse de la Jeunesse et de l’Amour. Son a me do femme ardente et passionnée se répand en vibrantes strophes qui se précipitent impétueuses et vont porter la ferveur et l’ivresse dans les cœurs émerveillés.

VOIX DE L’OMBRE

Mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommes,
Et j’ai laissé dedans, Comme font les enfants qui mordent dans des pommes,
La marque de mes dents.
J’ai laissé mes deux mains sur la page étalées.
Et la tête en avant
J’ai pleuré, comme fait au milieu de l’allée
Un orage crevant.

Je vous laisse, dans l’ombre nmère de ce livre,
Mon regard et mon front,
Et mon âme toujours ardente et toujours ivre
Où vos mains traîneront.
Je vous laisse le clair soleil de mon visage,
Ses millions de rais,
Et mon cœur faible et doux, qui eut tant de courage
Pour ce qu’il désirait…
Je vous laisse ce cœur, et toute son histoire,
Et sa douceur de lin,
Et l’aube de ma joue, et la nuit bleue et noire
Dont mes cheveux sont pleins.
Voyez comme vers vous, en robe misérable,
Mon Destin est venu. Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,
N’ont pas les pieds si nus.
Et je vous laisse, avec son treillage et ses roses,
L’étroit jardin verni Dont je parlais toujours, — et mon chagrin sans cause
Qui n’est jamais fini…

JEUNESSE

Pourtant tu t’en iras un jour de moi, Jeunesse,
Tu t’en iras, tenant l’Amour entre tes bras.
Je souffrirai, je pleurerai, tu t’en iras,
Jusqu’à ce que plus rien de toi ne m’apparaisse.

La bouche pleine d’ombre et les yeux pleins de cris,
Je te’.rappellerai d’une clameur si forte
Que, pour ne plus m’entendre appeler de la sorte,
La-Mort entre ses mains prendra mon cœur meurtri.

Pauvre Amour, triste et beau, serait-ce bien possible
Que vous ayant aimé d’un si profond souci,
On pût encor marcher sur le chemin durci
Où l’ombre de vos pieds ne sera plus visible ?

Revoir sans vous l’éveil douloureux du printemps,
Les dimanches de mars, l’orgue de Barbarie,

La foule heureuse, l’air doré, le jour qui crie,
La musique d’ardeur qu’Yseult dit à Tristan.

Sans vous, connaître encor le bruit sourd des voyages,
Le sifflement des trains, leur hâte et leur arrêt,
Comme au temps juvénile, abondant et secret,
Où dans vos yeux clignés riaient des paysages.

Amour, loin de vos yeux revoir le bord des eaux
Où trempent, azurés et blancs, des quais de pierre,
Pareils à ceux qu’un jour, dans l’Hellas printanière,
Parcoururent Léandre et la belle Héro.

Voir sans vous, sous la lune assise au haut du cèdre,
La volupté des nuits laiteuses d’Orient,
Et souffrir, le passé au cœur se réveillant,
Les étourdissements d’Hermione et de Phèdre ;

Toujours privé de vous, feuilleter par hasard,
Tandis que l’âcre été répand son chaud malaise,
Ce livre où noblement la Cassandre française
Couche au linceul de gloire et sourit à Ronsard.

Et quand l’automne roux effeuille les charmilles
Où s’asseyait le soir l’amante de Rousseau,
Etre une vieille, avec sa laine et son fuseau,
Qui s’irrite et qui jette un sort aux jeunes filles…

— Ah ! Jeunesse, qu’un jour vous ne soyez plus là,
Vous, vos rêves, vos pleurs, vos rires et vos roses,.
Les Plaisirs et l’Amour vous tenant, — quelle chose,
Pour ceux qui n’ont vraiment désiré que cela !…

(L’Ombre des Jours.)

PARFUMÉS DE TRÈFLE ET D’ARMOISE…

Parfumés de trèfle et d’armoise,
Serrant leurs vifs ruisseaux étroits,
Les pays de l’Aisne et de l’Oise
Ont encor les pavés du roi.

La route aux horizons de seigle,
De betterave et de blé noir,

A l’air du dix-septième siècle
Avec les puits et l’abreuvoir.

Un pied de roses ou de vigne
Fournit de feuilles les maisons,
Où le soir la lumière cligne
Aux fenêtres en floraison.

Dans les parcs, les miroirs du sable
Reflètent l’ombre du sapin ;
La pelouse est comme une fable
Avec sa pie et ses lapins.

On y voit à l’aube incertaine
Des lièvres rouler dans le thym,
Comme chez Jean de La Fontaine
Quand son livre sent le matin.

— Quand La Fontaine avait sa charge
De maître des eaux et forêts,

Le pré pliait en pente large,
Le bois avait ses bruits secrets ;

Les rivières avaient leurs tanches,
La plaine humide le héron,
Comme aujourd’hui où le jour penche
Son soleil sur les arbres ronds.

Ce soir, cette basse colline
Bleuit au crépuscule long,
Comme quand le petit Racine
Jouait à la Ferté-Milon.

— O beaux pays d’ordre et de joie,
Vous ne déchiriez pas le cœur
Comme à présent où l’homme ploie
Sous votre ardeur et votre odeur.

— Quand Fénelon au temps champêtre
Marchait dans le soir parfumé,
Portant déjà la langueur d’être
Un jour malgré soi-même aimé ;

La lune, le hêtre immobile,
L’eau grave, l’if silencieux,

Entraient dans son rêve tranquille
Et formaient la face de Dieu.

Et quand, après des pleurs de rage,
Les amants entraient au couvent,
Les étangs et les beaux ombrages
Les consolaient des yeux vivants.

Car dans ce temps, haute et paisible,
La Nature, ses bois, ses eaux,
N’avaient pas cette âme sensible
Qui plus tard fit pleurer Rousseau…

(L’Ombre des Jours.)

J’ÉCRIS POUR QUE LE JOUR
OU JE NE SERAI PLUS…

J’écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l’air et le plaisir m’ont plu,
Et que mon livre porte u la foule future
Comme j’aimais la vie et l’heureuse nature.

Attentive aux travaux des champs et des maisons,
J’ai marqué chaque jour la forme des saisons,
Parce que l’eau, la terre et la montante flamme
En nul endroit ne sont si belles qu’en mon âme,

J’ai dit ce que j’ai vu et ce que j’ai senti,
D’un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi,
Et j’ai eu cette ardeur, par l’amour intimée,
Pour être après la mort parfois encore aimée,

Et qu’un jeune homme alors lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles…

(L’Ombre des Jours.)

LES REGRETS

Allez, je veux rester seule avec les tombeaux ;
— Les morts sont sous la terre et le matin est beau,
L’air a l’odeur de l’eau, de l’herbe, du feuillage,

Les morts sont dans la mort pour le reste de l’âge…
Un jour, mon corps dansant sera semblable à eux,
J’aurai l’air de leur front, le vide de leurs yeux,
J’accomplirai cet acte unique et solitaire,
Moi qui n’ai pas dormi seule, aux jours de la terre.
— Tout ce qui doit mourir, tout ce qui doit cesser, La bouche, le regard, le désir, le baiser,
Etre la chose d’ombre et l’être de silence,
Tandis que le printemps vert et vermeil s’élance
Et monte trempé d’or, de sève et de moiteur.
Avoir eu comme moi le cœur si doux, le cœur
Plein de plaisir, d’espoir, de rêve et de mollesse,
Et ne plus s’attendrir de ce que l’aube naisse ;
Etre au fond du repos l’éternité du temps.
— D’autres seront alors vivants, joyeux, contents,
Des hommes marcheront auprès des jeunes filles,
Ils verront des labours, des moissons, des faucilles,
La couleur délicate et changeante des mois.
Moi, je ne verrai plus, je serai morte, moi,
Je ne saurai plus rien de la douceur de vivre…
Mais ceux-là qui liront les pages de mon livre,
Sachant ce que mon âme et mes yeux ont été,
Vers mon ombre riante et pleine de clarté
Viendront, le cœur blessé de langueur et d’envie,
Car ma cendre sera plus chaude que leur vie…

[L’Ombre des Jours.)



MARCEL ROLAND





Bibliographie. — Les Insomnies (Ollendorff, Paris, 1901) ; — Le Voyageur, poème dramatique ; — L’Eclipse, un acte, en prose ; — La Moisson Future, drame en vers ; — Prosper Balignat, homme de lettres (éditions de la revue Vox, Paris, 1906),

En préparation : L’Evangile des Hommes, poèmes ; L’Histoire Future (épisodes des temps à venir) ; La Roue ; Les Excentriques.

M. Marcel Roland a collaboré à La Foi Nouvelle (1902), à la Grande France, à la Nouvelle Revue Moderne, à la Pensée, etc. Il est l’un des fondateurs de la revue Vox.

M. Marcel Roland, né à Cette (Hérault) le 26 août 1879, publia ses premières poésies dans diverses revues ; puis, il donna, en 1901, un volume : Les Insomnies. L’année suivante, La Foi Nouvelle, recueil du groupe de l’Ecole Française, contenait, de lui, outre des pièces déjà parues, plusieurs autres inédites et un fragment d’un drame en vers : La Moisson Future. En même temps, il collaborait d’une façon très active, par des articles de critique et de sociologie, des nouvelles et des poèmes, à de nombreuses revues de Paris et de province : La Grande France, La Nouvelle Revue Moderne, Vox, à la fondation de laquelle il coopéra, La Pensée, etc.

M. Marcel Roland est un poète tout imprégné de grandes et belles idées humanitaires. Fidèle aux divins préceptes de l’Evangile, il se penche sur la douleur de son frère affligé, meurtri par la vie, et qui gît, affaissé, au bord du chemin, lui verse le baume consolateur des bonnes paroles, l’exhorte à se relever, à chercher dans le travail utile et fécond le remède à ses souffrances, et à marcher avec lui à la conquête de l’Idéal chrétien

d’amour et de charité.

FANTOMES D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN

Certains jours, je m’accoude au balcon d’où l’on voit
L’humanité qui passe avec ses moignons rouges,
Et ses minces habits transpercés par le froid ;
Des flammes d’alcool teignent le seuil des bouges.

Où donc vont-ils, ces gueux et ces estropiés,
Faisant sonner sous leurs talons le trottoir blême ?
Ils ont l’air de traîner, attachés à leurs pieds,
Des boulets, et leurs fronts semblentlourds d’anathème…
Je les ai reconnus déjà ! C’est le troupeau
Courbé sous le fouet des besognes funèbres,
Ceux qui marchent sans foi, sans guide, sans flambeau,
Ceux dont un poids d’horreur fait craquer les vertèbres.

Ils sont si décharnés qu’on a peur de les voir.
Parfois un grand frisson de fièvre les secoue ;
Ils laissent après eux comme un sillage noir,
A force de rester dans l’ombre et dans la boue !

Lorsque tombe le soir, ils défilent, vomis
Par des hangars où gronde un peuple de machines ;
La griffe des labeurs métalliques a mis
Son stigmate a leurs fronts et tordu leurs échines…

Mais, si vous les croyez vaincus, regardez-les
Quand ils passent sous le reflet d’un réverbère :
Une flamme s’allume en leurs yeux d’exilés,
L’orgueil, qui nous rend forts et qui veut qu’on espèrJ.

Confusément, leur âme a soif de s’élargir
Vers l’exacte science aux problèmes fertiles,
Et leurs poings sont crispés d’un occulte désir
De respirer la vie ailleurs qu’au trou des villes.

Derrière ces murs gris, plus loin que ce faubourg,
Rayonne la bonté du soleil… Ils le savent,
Et sentent s’agiter d’un frémissement sourd
Les chaînes qui depuis des siècles les entravent.


Alors, un blanc rayon lunaire les atteint,
Du haut des toits de fer où l’astre vient d’éclore…
Et c’est un peu, déjà, le présage lointain
D’une mystérieuse et triomphale aurore !

ÉVANGILE

Toi qui gémis, pourquoi douloureux, ô mon frère ?
Pourquoi suivre la route où s’égarent tes pas ?
Sans doute tu perdis une illusion chère,
Et c’est elle aujourd’hui que tu pleures tout bas ?

O mon frère, pourquoi douloureux, toi qui passes
Je le lis dans tes yeux, ton orgueil a souffert ;
Et rien qu’à voir tes mains inhabiles et lasses,
Je devine ton cœur plus morne qu’un désert.

Allons, relève-toi, ne penche pas la tête !
Si tu veux, tu seras un homme neuf, demain ;
Et je te guiderai vers le labeur honnête,
Car nous avons tous droit au travail comme au pain.

Un rayon de soleil te guérira peut-être,
Et si ta bouche a soif, et si ta chair a faim,
Frère, voici le sol où nos bras feront naître,
Pour ta faim, le froment, et pour ta soif, le vin.

Regarde : autour de nous s’épanouit la vie,
La vigne croit, le blé jaunit, le fruit est mûr :
La Terre, cette amante encore inassouvie,
Kous réclame pour la féconder sous l’azur.

Les épis moissonnés vont déborder des granges,
Les grappes rougiront de leur sang le pressoir :
Mon frère, nous allons créer pour que tu manges,
Et nous allons semer des floraisons d’espoir !

SEMAILLES

La ville jette au ciel sinistre sa clameur
— Cris d’abattoir, clairons sonnants, fracas d’usine —
Mais voici l’heure enfin solennelle et divine,
Et tout ce qui fut doux en moi palpite et meurt.


Trop longtemps j’écoutai le conseil endormeur :
Déjà la terre, au loin, d’aurore s’illumine ;
Lève-toi, prends la graine et courbe ton échine,
Car le jour est venu de semer, ô semeur !

Regarde, une clarté là-bas est apparue…
Dans les sillons qu’ouvrit le soc de la charrue,
O semeur, enfouis les germes du futur ;

Et que, pour les moissons profondes et vivaces.
Ton geste largement érigé sur l’azur
Soit le geste qui fait s’épanouir les races !

LABEUR

Lente, voici venir la fin de la journée :
Le soleil moins ardent se teinte de carmin ;
Mais la tâche n’est pas encore terminée,
Et l’horizon gémit d’un grand effort humain.

Rumeurs, appels mêlés au refrain des voix nettes
On dirait une ruche en fièvre ; et, vers le ciel,
Vers le beau ciel d’été tout vibrant d’alouettes,
La terre épanouit son rêve fraternel.

Un conseil de sagesse et de bonté s’exhale
Des sillons, pour fleurir les approches du soir
Dans une renaissance immense et triomphale
Des êtres à l’orgueil et du monde à l’espoir.

Sur le passé fumant vibre la moisson mure :
Les calmes travailleurs dès l’aube sont venus,
Les faux, parmi les blés, avec un doux murmure.
Plongent au mouvement rythmique des bras nus ;

La plaine, sous l’éclair des lames, irradie,
L’odeur des sèves monte en un brouillard vermeil
Gloire à toi, vieille glèbe où fermente la vie,
Et gloire à vous, là-bas, qui chantez au soleil !

Car voici que pour nous est né le pain superbe
Dont la chair se gonfla de tout l’or des couchants.
Gloire à nous, le soir grave a béni chaque gerbe,
Et la paix de la nuit s’écroule sur les champs !


RENÉE VIVIEN

Bibliographie. — Études et Préludes, vers (1901) ; — Cendres et Poussières, vers (1902) ; — Brumes des Fjords, contes (1902) ; — Evocations, vers (1903) ; — Sapho, traduction (1903) ; — Du Vert au Violet, nouvelles (1903) ; — La Venus des Aveugles, vers (1904) ; — Une Femme m’apparut, roman (1904) ; — Les Kitharèdes, traduction (1904) ; — La Dame à la Louve, nouvelle (1904) ; — A l’heure des mains jointes, vers (1906).

Les œuvres de M1’° Renée Vivien ont été publiées par Alphonse Lemerre.

Mlle Renée Vivien a collaboré à divers quotidiens et périodiques.

Mlle Renée Vivien, née en 1877 en Amérique d’une famille angloaméricaine, débuta fort heureusement en 1901 par un volume de vers : Etudes et Préludes, suivi de plusieurs autres : Cendres et Poussières (1902), Evocations (1903), La Vénus des Aveugles (1904), A l’heure des mains jointes (1906), qui trouvèrent un accueil des plus favorables auprès des lettrés. Elle a publié, en outre, des traductions, des contes, des nouvelles et un curieux roman impressionniste : Une Femme m’apparut (1904).

« MM° Renée Vivien, a dit un critique, païenne réveillée de quelque vieux temple athénien qu’on croyait englouti pour toujours, nous ressuscite les rites de l’antique beauté ; et sa pâle lampe éclaire audacieusement les plus obscurs de nos atavismes, ceux qui nous rattachent à cette more patrie dont l’influence n’a pu être étouffée par le militarisme romain, ni par la fièvre mystique de vingt siècles de foi chrétienne, ni même par l’utilitarisme effrayant qui pèse sur nos temps de luttes économiques… »

LES SOLITAIRES

Ceux-là dont les manteaux ont des plis de linceuls
Savent la volupté divine d’être seuls.

Leur sagesse a pitié de l’ivresse des couples,

De l’étreinte des mains, des pas aux rythmes souples.

Ceux dont le front se cache en l’ombre des linceuls
Savent la volupté divine d’être seuls.

Ils contemplent l’aurore et l’aspect de la vie
Sans dégoût, et plus d’un qui les plaint les envie.

Ceux qui cherchent la paix du soir et des linceuls
Savent la volupté divine d’être seuls.

L’eau profonde des puits cachés les désaltère.
Ils écoutent germer les roses sous la terre,

lis perçoivent l’écho des couleurs, le reflet
Des sons, le printemps bleu, l’automne violet,

Ils goûtent la saveur du vent et des ténèbres,
Et leurs yeux sont pareils à des torches funèbres.

Ceux-là dont les manteaux ont des plis de linceuls
Savent la volupté divine d’être seuls.

[Évocations.)


LA CONQUE

Passants, je me souviens du crépuscule vert
Où glissent lentement les ombres sous-marines,
Où les algues de jade au calice entr’ouvert
Etreignent de leurs bras fluides les ruines
Des vaisseaux autrefois pesants d’ivoire et d’or.
Je me souviens du soir où la nacre s’irise,
Où dorment les anneaux, étincelants encor,
Que donnaient a la mer ses époux de Venise.
Passants, je me souviens du mystique travail
Des vivants jardins qui recèlent, virginales,
L’anémone et la mousse et la fleur du corail
Dont l’effort des remous avive les pétales,
Rose animale et rouge éclose dans la nuit.
Je me souviens d’avoir bu l’odeur de la brume
Et d’avoir contemplé le sillage qui fuit
En laissant sur les flots une neige d’écume.
Je me souviens d’avoir vu, sur l’azur changeant
Des vagues, refleurir les astres du phosphore.
Mon lit d’amour était le doux sable d’argent.
Je me souviens d’avoir frôlé le madrépore
En ses palais, d’avoir vu les lambeaux empreints
De sel, qui furent des bannières déployées,
D’avoir pleuré les yeux et les cheveux éteints
Et les membres meurtris des Amantes noyées…
J’ai connu les frissons de leur baiser amer.
Dans mon cœur chante encor la musique illusoire
De l’Océan. — Je garde en ma frêle mémoire
Le murmure et l’haleine et l’âme de la mer.

[Evocations.)

ROBERT CAMPION

Bibliographie. — Les Étoiles (G. Ricordi, Paris) ; — Sous la Brume (G. Ricordi, Paris) ; — Dernier Baiser (G. Ricordi, Paris) ; — Hi me s paysannes (Emile Morière, Lisieux, 1902) ; — Sur la Mer, poème, en collaboration avec Gabriel Hugon, illustrations de Robert Salles.

En Préparation : Clos de jadis ; — Rondes enfantines,

M. Robert Campion, poète normand, né en 1865, manifesta, nous dit-il, dès son plus bas âge « une profondo aversion pour toute espèce d’application ». Après avoir quitté tout jeune le collège, il vécut douze ans à Paris, où il eut la bonne fortune de rencontrer Forain, alla ensuite en Angleterre, s’arrêta quelquo temps a Londres et revint en province. Ses initiateurs eu poésie sont : Villon, les auteurs de la Pléiade ; plus près de nous, Vigny, Hugo, Gautier, Samain, Verlaine.

« M. Campion, a dit M. Charles-Théophile Féret, est le poète de la métairie où les bergers auraient autant d’esprit que ceux des Eglogues et, avec moins de pompe, plus de tendresse humaine. » Il cherche avant tout à être vrai. Il charme par lu sincérité de l’émotion.

SOIR D’AUTOMNE

Comme la nuit, ce soir, descend perfidement !
Et comme, ù son approche, une terreur soudaine
A saisi toute chose en un même moment,
Des voix de la forêt aux rumeurs de la plaine !

Un crépuscule étrange empourpre l’horizon,
Et jette en se mourant des lueurs incertaines.
Est-ce l’effroi du ciel qui glisse le frisson
Sous l’écorce rugueuse et suintante des chênes ?


La peur rôde alentour des échos soucieux ;
Le sol, vieux fossoyeur, lui-même se recueille,
Et des pleurs sont tombés on ne sait de quels yeux
Sur l’humide tombeau de la dernière feuille.

Dans la forêt meurtrie aucun souffle, aucun bruit ;
Mais au travers du bois la lune qui regarde…
Qu’est-ce donc que le ciel complote avec la nuit
Sous l’œil faux et hagard de la lune blafarde ?

(Rimes paysannes.)

L’ARMOIRE NORMANDE

Près de la huche, sous le chaume
Où fleurit Jeanne ainsi qu’un lis,
Comme la reine du royaume
Se tient l’armoire du pays.
C’est le bijou de la famille,
Un ancêtre le cisela ;
C’est aussi la dot d’une fille,
Ce vieux grand meuble que voilà.

Elle est solidement montée :
Sa ferrure est en fer forgé,
Et de sa corbeille sculptée
Pas une rose n’a bougé.
En ses rosaces se marie
L’églantine aux fleurs du pommier,
Et la tourterelle apparie
Son rêve au rêve d’un ramier.

Chacune de ses quatre planches
Supporte de beaux draps de lin,
Des nappes, des chemises blanches,
Des robes, des rubans sans fin.
Et tout en haut, touchant le faîte,
Encore animé d’un frisson,
Gît le bonnet des jours de fête,
En dentelle et point d’Alençon.

Elle est en chêne fin, si grande
Qu’on y pourrait dormir à deux

Et qu’il n’est pas une Normande
Qui n’y cache son amoureux.
En ses tiroirs sont les reliques
Du vieux et du bon temps passé,
Des médaillons, des bucoliques
Et les cheveux d’un trépassé.

Quand il faudra marier Jeanne,
Je veux qu’en plus de son trousseau
Elle ait mes chandeliers, mon âne,
Mon armoire à double panneau.
Sa richesse serait complète,
Si dans le coin du souvenir
Elle y trouvait une layette
Pour mon petit-iils à venir.

[Rimes paysannes.)

JEAN CANORA

Bibliographie. — Scène lyrique en l’honneur d’Auguste Comte (édition do « La Revue », Paris, 1902) ; — La Liberté ou le Rêve d’Eraste, conte (édition de « La Revue «, Paris) ; — Poussier de Mottes, fait-divers en deux tableaux, représenté sur la scène du Théâtre Cluny le 14 avril 190") (Vanier-Messein, Paris, 1905) ; — Aventure flamande et authentique de sœur Godeliève (édition de « La Revue », Paris, 1905) ; — Poèmes [1898-1905], précédés d’une Lettre dédicace de l’auteur à M. Sully Prudhomme et de ]a Réponse préface de M. Sully Prudhomme (Vanier-Messein, Paris, 1906).

M. Jean Canora a collaboré à l’Effort, à la Revue, à la Nouvelle Revue, à la Plume, etc.

M. Jean Canora, né à Paris le 21 aoAt 1877 d’une famille parisienne, fut élevé dans la « religion de l’Humanité », fondée par Auguste Comte. Après de bonnes études au lycée Henri IV, il suivit les cours de la Faculté des lettres de l’Université de Paris et fut, en 1898, reçu licencié ès lettres.

De 1899 à 1902, il prit une part active à la rédaction, à l’administration et aux ardentes campagnes de la revue L’Effort, fondée à Toulouse quelques années auparavant par M. Maurice Magre et un groupe de jeunes écrivains soucieux de « substituer l’inspiration sociale au dilettantisme pur, au décadisme et au symbolisme ». M. Jean Canora a publié dans diverses revues des poèmes, des articles de fond, des nouvelles. Il a collaboré à la Revue, à la Nouvelle Revue, à la Plume, et fait des conférences à l’Université de Genève et dans plusieurs sociétés d’enseignement populaire de Paris.

Pour lui, toutes les formes de la littérature et de l’art sont les servantes de l’Idée ; le poète n’écrit que pour agir ; l’écrivain, l’artiste, est responsable envers la société, ila « charged’âmes ». Fervent adepte de la doctrine positiviste, il a résumé sa pensée dans la Scène lyrique en l’honneur d’Auguste Comte jouée en 1902 avec des accompagnements de musique de scène par des artistes do la Comédie française, et qui termine son récent volume Poèmes [1898-1905]. Son idéal est fort différent de celui des romantiques ; il tend à une religion de l’humanité forte du culte des ancêtres, de la consécration du travail et des grands actes de la vie, de l’espoir en la science et en l’effort humain.

Comme auteur dramatique, M. Jean Canora a donné Poussier de Mottes, fait-divers en deux tableaux, qui a trouvé un accueil des plus favorables auprès de la critique.

PÈLERINAGE

FRAGMENT

… Alors je te livrais toute mon espérance,
L’Idéal de mon âme et celui de mes vers,
L’humanité sortant des siècles de souffrance
Comme un géant captif qui briserait ses fers,
Et, traînant après lui les débris de sa chaîne,
Pâle d’avoir connu l’horreur des noirs caveaux,
Gravirait un rocher au-dessus de la plaine
Pour voir, là-bas, blanchir l’aube des temps nouveaux.
L’humanité s’éveille, et Dieu tombe en poussière.
Un Dieu juste n’eût pas enfanté la douleur.
Il n’eût pas arraché les enfants à leur mère,
Versé les feux du ciel sur les cités en pleurs.
Il n’eût pas consenti, dans sa bonté sereine,
A voir des fous hagards hurlant par les chemins,
Des mortels, par miliers, jonchant les vastes plaiues,
Au glaive ensanglanté crispant encor leurs mains.
Si l’homme a su dompter la sauvage nature
Et soumettre la force, il ne l’a dû qu’à lui.
S’il doit connaître un jour l’existence moins dure,
C’est qu’il saura se vaincre, et vivre pour autrui.

Un grand souffle de paix a caressé les villes
Et rafraîchi le front des humbles travailleurs :
Et déjà, maudissant les carnages stériles,
Les peuples d’Occident rêvent un sort meilleur.

Pourquoi tuer, pourquoi le carnage et la proie,
Quand si chétive encore est l’œuvre de nos mains,

Quand, pour donner enfin au monde un peu de joie,
Ce ne sera pas trop de tout l’effort humain ?

Poète, il faut chanter, l’humanité t’implore :
Il faut par les faubourgs, les villes, et les champs,
Annoncer la splendeur de la nouvelle aurore,
Et les peuples unis répéteront tes chants !

Poète, il n’est plus temps de chanter pour toi-même
Les molles voluptés, en effeuillant des lis.
Va-t’en droit à la forge, où les faces sont blêmes,
Où la sueur de sang coule des bras meurtris.
Va dire aux ouvriers : « Frères, l’heure est venue
Où vous serez payés de votre dur labeur.
Nul ne prétendra plus, en invoquant les nues,
Que la souffrance est sainte, et sainte la douleur.
Vos maîtres n’auront plus l’hypocrite paresse
De s’en remettre à Dieu du soin de votre sort,
Et les forts, désormais, garderont la faiblesse,
Et les faibles heureux pourront aimer les forts !

« Paraissez, travailleurs qui retournez la glèbe,
Semeurs, et moissonneurs, et gardeurs de troupeaux ;
Paraissez tous, enfants de l’énergique plèbe,
Vous qui taillez la pierre et fondez les métaux.
Ouvriers de l’idée, apparaissez en foule ;
Artistes, et savants, et penseurs, suivez-moi !
Paraissez, débordez comme une immense houle
Devant le temple pur de la nouvelle foi. »


ROBERT D’HUMIÈRES

Bibliographie. — La Belle au Bois dormant, pièce écrite en collaboration avec M. Henry Bataille (représentée sur la scène du Théâtre de l’Œuvre en 1894) ; — Rudyard Kipling, traduction (7 volumes) ; — Du Désir aux Destinées, poésies (Mercure de France, Paris, 19 ;)2) ; — L’Ile et l’Empire de Grande-Bretagne [Mercure de France, Paris, 191)4).

M. Robert d’Humières a collaboré à divers quotidiens et périodiques. 1I collabore aux Lettres.

M. Robert d’Humières est né au château de Conros, dans le Cantal, en 1868. Entré à Saint-Cyr en 1887, il a donné sa démission en 1892. Depuis, il s’est occupé de travaux philosophiques et littéraires, et il a voyagé en Europe, en Afrique et aux Indes..

Le fruit de son labeur assidu, de son bel effort vers la Pensée, les impressions qu’il a recueillies pendant ses multiples voyages, se retrouvent dans ses poèmes, où l’influence de Shelley et de Kipling se fait également sentir, saus nuire cependant à l’originalité de l’auteur.

M. d’Humières se montre partisan du monisme évolutif. Il a perdu telles croyances naïves berceuses de sa jeunesse, mais, suprême consolation, la Foi lui est restée, la science lui a permis de suivre le Vœu de Durer qui se manifeste dans la Substance unique « depuis ses origines encore ténébreuses où il méditait dans les profondeurs du minéral, jusqu’au moment où il se transmue en la plus audacieuse conception d’immortalité » ; il croit à l’Impératif divin, à l’avenir de l’humanité, au progrès de la science et de l’art conjointement, à l’avènement du règne de Vérité et de Beauté, de Beauté dans la Vérité, de Vérité dans la Beauté, et il appelle de toute son âme et impatiemment le « grand poète plus musicien que Victor Hugo » qui en serait l’annonciateur, le divin Maître qui posséderait a toutes les puissances et toutes les magies du Verbe musical ».

U œuvre constitue pour l’individu, selon ses dons, sa réalisation possible, sa virtualité majeure, c’est-à-dire son devoir et sa destinée en même temps. Elle est son acte d’amour, de volonté, de foi tout ensemble. Elle est plus modestement son acte de durée, de simple persévérance dans l’être. Par elle, il sert l’Espèce en travaillant à augmenter la conscience qu’elle prend de l’univers, conscience nécessaire à sa conservation.

Et que l’artiste sache bien que l’évolution procède par essais et tâtonnements. Toute œuvre humaine est périssable, mais au*cun effort n’est perdu : « Si le fruit mal venu ne doit désaltérer personne, du moins il fera de sa pourriture le terrain d’où jaillira quelque tige prochaine mille fois plus virulente et plus belle. Et ce sera bien encore. » Et voyez, allégée du poids qui l’inclinait, la branche se redresse, « et en se redressant la branche délivrée tend déjà vers la lumière l’impatience d’une fleur».

LE MAUVAIS DOUTE

Beau tourment de la Lyre, ô rythmes, nombres d’or,
Où l’homme assoupissait les douleurs balancées,
Images, noble essaim de nymphes pourchassées,
Chœur fidèle et mouvant de l’infini décor ;

Prismes si tôt brisés où le sextuple essor
Des rayons enlaçait la vie et les pensées,
Prestiges, jeux divins de l’art, grâces blessées,
Vous nous enchanterez combien de temps encor !

Durci dans le conflit des sombres énergies,
L’homme dédaignera les naïves magies
Auxquelles souriait dans ses langes l’enfant ;

Et la Vérité nue, en sa gloire formelle,
Loin de la Beauté morte et de l’Art décevant,
L’écrasera, muet, sur sa froide mamelle.

(Du Désir aux Destinees.)

CARPE DIEM

Guéris-toi d’espérer et de croire, bafoue
Dogmes, dieux, et vis sans souci du lendemain,
Essuyant humblement du revers de la main
Le goût de l’éternel à ta lèvre de boue.

Qu’importe que tes vœux soient fiers, que ton chemin
Eventre l’horizon, l’Idéal à la proue !
Abject tu l’es essentiellement, avoue !
Cueille l’heure, — jouis, comme un pourceau romain.
C’est la vieille sagesse infâme de la terre.
Enfin convalescent du mal héréditaire,
Ris au large banquet de l’appétit vainqueur.

L’Amour et le Devoir que le martyre enivre
La raison les dénie aux appels de ton cœur,
Jouis avec fureur et désespoir de vivre.

(Du Desir aux Destinées.)

LOGIQUE

Lorsque le Désir fond sur ma chair et la mord,
Je me pétris joyeux sous sa serre brutale,
Et rien de moi n’échappe à l’emprise totale,
Et mes os ont connu l’affre fou de la mort.

Quand le poids d’un regard plus puissant que le sort
Me ploie ainsi qu’un jonc è la douleur fatale,
J’exulte dans l’Orgueil et dans le Deuil m’étale,
Et je suis plein d’un maître impitoyable et fort.

Vois, dans le rouge éclair de ton extase offerte,
Je plonge aux absolus en chantant à ma perte.
Toi seul es pur, aîné des dieux, sacré Désir !

L’analyse n’a point profané ton essence,
Le monde t’a donné, dans sa longue démence,
Tant de blasphémateurs qu’il te doit un martyr !

[Du Desir aux Destinées.)

HÉLIX

Spires d’onyx au front des béliers, ô poème
De vos boucles, bacchants, sous les pampres roulés,
Volutes des buccins nouant les chœurs ailés
Des cortèges aux monts, fidélité du thème

Au rythme initial, selon que Vous voulez,
Nombres de la Beauté ; pure ligne qui s’aime
Et se fuit à regret caressée à soi-même,
Arome nonchalant de parfums exhalés…

Courbe divine, vœu langoureux de la forme,"
La Terre te dessine au Firmament énorme
Où fuit en tournoyant dans l’élastique éther

La cadence enivrée et folle de sa chute…
O spirale mystique, ô nacres de la mer,
Marbres ioniens, chevelures, volute…

[Du Désir aux Destinées.)


CHANSON DE LA FIGURE DE PROUE

Je suis l’antique amant de la jeune aventure,
En notre épithalame ivre d’embrun amer,
Je veux vous mener, fils de l’Acte et de la Chair,
Dénouer l’horizon ainsi qu’une ceinture.

Eperonné d’horreur et fouaillé d’éclair,
Quand le vaisseau me suit et geint sous sa mâture,
J’aiguise en mon élan vers la chose future
L’angle passionné de l’étrave et la mer.

La coque se rebelle et pleure la poulie,
L’arbre au vallon natal rêve dans l’embellie.
Seul, stupide et sublime, aux quatre cieux je tends

Mes yeux infatigués de nourrir les mirages,
Ma lèvre où l’homme allier sculpta pour tous les temps
Cette soif d’Infini qu’abreuvent ses naufrages.

(Du Désir aux Destinées.)

ENVOI

Quand vous n’aurez plus froid, quand vous n’aurez plus faim.
Au temps du Maître juste et de la Bête heureuse,
Pour nos morts et les miens, notre heure douloureuse,
Souvenez-vous de moi, mes frères de demain.

Dites à la Beauté que je l’aimai plus belle
Du fond d’un siècle épais scellé d’or et de fer,
Où l’Esprit adorant et l’inquiète Chair
N’honoraient qu’en secret sa jeunesse immortelle.

Et qu’elle songe alors près de l’amant joyeux
(Ce sera moi toujours et je l’aimerai mieux !)
Au blasphème aboli dont je baisai l’injure

A ses pieds paresseux que devança mon sort ;
Afin qu’en entendant mon nom que l’oubli mord,
Elle se presse, heureuse, ù ma lèvre future.

(Du Désir aux Destinées.)

ADOLPHE LACUZON

Bibliographie. — Éternité, poème, précédé d’une étude sur la Poésie (Lemerre, Paris, 1902) ; — La Foi nouvelle du poète et sa doctrine : l’Intégralisme, manifeste publié dans la Revue Bleue du 15 janvier 1904) ; — Nos Colloques [1902-1906] (édition des Poèmes).

En Préparation : Le Silence éternel de la Divinité ; Inspiration.

M. Adolphe Lacuzon a collaboré à la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg (1892), à la Nouvelle Revue, au Mercure de France, à la Revue Bleue, à la Revue Septentrionale, à la Foi Nouvelle, etc.

Né en 1870, à Valencienncs, d’une famille originaire de Franche-Comté, M. Adolphe Lacuzon vint à Paris très jeune et débuta dans la littérature par la publication de quelques plaquettes de vers et la fondation do plusieurs revues éphémères sur lesquelles il désire que soit fait un silence absolu. En 1892, il signait dans la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, dirigée par Arsène Houssaye et Armand Silvestre, une série de chroniques sur le mouvement littéraire. lia collaboré depuis à la Nouvelle Revue, au Mercure de France, à la Revue Bleue, etc., et s’est beaucoup mêlé au mouvement littéraire d’aujourd’hui. S’étant associe à l’Ecole française, il s’en sépara bientôt après. C’est lui qui donna le nom de Foi Nouvelle aux tendances actuelles, et la définition en fut prise dans la préface d’Eternité (1902).

Ayant beaucoup étudié les sciences, la philosophie et les religions anciennes, M. Adolphe Lacuzon a élaboré, d’après toutes ces études, une doctrine qui se trouve assez exactement resumée dans le Manifeste de la Revue Rleue du 15 janvier 1904, rédigé par lui et contresigné par MM. Cubelier de Beynac, Adolphe Boschot, Sébastien-Charles Leconte, Léon Vannoz, document important dont nous reproduisons les parties essentielles :

L’INTÉGRALISME

A. — Questions Prosodiques. .

(L’auteur, laissant de côté les questions de détails, entend s’occuper uniquement du fond du débat. Ces questions, dit-il, ayant été discutées à satiété, il lui suffira de préciser son opinion et celle des autres signataires du Manifeste. Il ne s’y arrêtera qu’un moment, pour entrer immédiatement après dans l’exposé de la doctrine aujourd’hui connue sous le nom d’Intëgratisme.)

a A propos des vers libres modernes, que nous n’entendons pas condamner en principe, maïs dont les modalités diverses ne relèvent encore que du laisser aller, disent les uns, ou que du pis aller, disent les autres, on a reposé le fameux problème de la prose, des vers et de la poésie, — où finit celle-ci, où commence celle-là ? — et on a réclamé des définitions. Nous déclarerons donc qu’à notre sens la Poésie n’est pas l’apanage exclusif de la littérature, et même des vers, mais que, les vers constituant la forme de langage qui tend à la plus haute expression du rythme, et le rythme étant la condition essentielle de ioute poésie, il s’ensuit que ladite forme est la plus apte à réaliser celle-ci. Elle y tend par des moyens dont ne dispose pas la prose, et qui sont, en français, la numération des syllabes, le jeu des césures, et la rime. Le vers, quel qu’il soit, en tant qu’élément de cette forme de langage, ne se peut définir que par les règles de sa construction. Quelles sont ces régies ? Elles sont, au sens précis du mot, empiriques. Comme celles de la syntaxe, de la grammaire, et de la langue elle-même, elles ont leurs origines dans l’usage, c’est-à-dire dans la tradition. Ces règles sont-elles liées aux leis physiologiques de l’ouïe, de l’instinct et aussi do notre race ? Nous le croyons fermement. Sont-elles exclusives, définitives, et l’avenir ne peut-il y porter atteinte ? Nous ne voulons pas l’affirmer.

a La numération des syllabes, en français, apparaît simple. En réalité elle est double. Il y a la numération quantitative qui, peut-on dire, est d’application toute mécanique, et la numération qualitative, qui est parallèle, mais libre, entièrement livrée ii l’intuition du poète, toujours inobservée chez le mauvais riineur, mais qui est une ressource incomparable pour le véritable artiste, dont elle accuse d’ailleurs toute l’originalité de composition. C’est de cette double numération, sériée régulièrement ou irrégulièrement par la rime et ses rappels, que doit naître le chant du poème, implication première du rythme. Et dos lors, il y a vers. Tout le reste est dispositif d’écriture, simple indication pour les yeux qu’il y a lieu de conserver, mais qui, pour l’oreille, est d’une utilité beaucoup plus lointaine, sans doute. Quant à la précellence, pour les combinaisons syllabiques, du nombre douze, terme de l’alexandrin, il semble inutile d’en discuter. C’est une constatation mathématique.

« Il nous reste maintenant à nous expliquer sur le rythme. Lorsque, il y a quelque temps déjà, nous écrivions ceci : « Dans « l’œuvre du poète, le rythme est le geste de l’âme, » l’image dont nous nous servions indiquait à elle seule que nous étions loin de conserver au mot rythme le sens ctroit qu’il possède couramment. Le rythme n’est pas constitué par les césures ou la coupe des strophes. Il y a cinquante ans à peine, nous n’aurions pu le démontrer comme aujourd’hui. Mais la théorie des harmoniques de Helmholtz, celle plus récente des ondes de Hertz, das rayons Rœntgen, et d’autres encore du domaine biologique, nous out profondément éclairés à ce sujet. Et cette opinion, de plus en plus admise, s’est confirmée en nous, que tout, dans l’univers, est vibration, combinaisons de vibrations, formes do mouvement, nombre et séries, associations de rythmes ; que le monde entier n’est qu’une vaste orchestration de rythmes ; que nous-mêmes sommes un rythme dans le rythme intégral ou accomplissement universel, et que le rythme inhérent au verbe humain, le rythme, dans l’œuvre du poète, est le mouvement même de l’inspiration. Il est préexistant à la pensée elle-même. D’abord obscure, celle-ci s’y ordonne et s’y déploie, et le frisson du monde passe en elle. Intégrer la pensée dans le rythme, c’est en quelque sorte lui conférer l’éternité de celui-ci. Facteur émotif, loi des unissons, des correspondances et des formes, principe et fin de toute harmonie, il saura l’identifier à la vie psychique, c’est-à-dire à la croyance et aux aspirations des hommes ! (Cf. Eternité.)

« Nous bornerons là nos réflexions sur les conditions matérielles de l’existence du poème. Les procèdes nous sont indifférents. Mais pour nous, qui nous accommodons très bien du vers traditionnel, en y introduisant, à loisir, certains tempéraments tels que ceux étudiés et précisés depuis longtemps par l’un de nous, M. Adolphe Boschot, un grief, que nous ne pouvons taire, subsistera toujours contre toute prosodie exclusive et formaliste. C’est qu’elle permet à n’importe qui, doue de quelque style et de persévérance, de composer, avec des ressassements de toutes sortes, de fort bons vers, et même d’excellents vers, et cela par milliers l’an. L’habitude fait partie de notre sentiment esthétique. Nous l’entendons fort bien. Encore ne faut-il pas cependant qu’elle l’absorbe au point de nous conduire à la routine.

« Nous conviendrons donc que le poète, s’il est vraiment poêle, a le droit de se faire sa règle à soi-même. C’est d’Ailleurs toujours à ses risques et périls. Si la forme convenue est trop étroite pour sa pensée, celle-ci la fait éclater, et l’on voit tout de suite où s’exerçait à tort le rigorisme des méthodes. Et l’exemple prévaut, et l’exemple fait foi. Au delà de toutes les définitions possibles il ne nous apparaît plus qu’une seule catégorie de vers : le vers eurythmique. Il doit avoir sa place dans toutes les prosodies. II est, ou n’est pas, voilà tout.

B. — De la création poétique.

« Ces remarques faites, combien différento nous apparaît, «Tans sou utilité immédiate et dans ses conséquences, l’étude de la conception poétique ! « Si nous désirons, en effet, sortir du « chaos où se débat actuellement la poésie française, écrivait « récemment M. Léon Vannoz, il faut que nous fassions un grand « effort pour comprendre les lois vraies de la création poétique. « et pour nous comprendre nous-mêmes… Plus lo poète corn* (( prendra profondément le travail de la conscience et de rimaii gination créatrice, plus il verra augmenter ses moyens de ° prise sur la nature. » Rien ne nous semble plus juste. On pourrait ajouter : et plus son idéal s’élèvera. Nous verrons mieux le but ; la clarté so fera sur la route ; nous risquerons moins de nous égarer en des préoccupations à côté, et, peutêtre ainsi, pourra-t-on mieux nous apprécier. Il faut le redire ici : il y a quelque chose de changé dans l’âme humaine. A la conception nouvelle de l’univers et de la vie que s’est faite l’homme d’aujourd’hui, les paraboles d’antan ne correspondent plus. Nous ne pouvons plus nous intéresser naïvement aux légendes qui ont charmé nos pères. Nous-mêmes les avons trop entendues. Les points do vue sont déplacés, et la poésie éternelle a besoin de nouveaux modes d’expression. Aux poètes do les chercher et de les indiquer. A conception haute, œuvre haute. Ex nihilo nihil. Nous sommes pénétrés de cette vérité. Aussi est-ce résolument que nous inscrivons notre premier principe :

I. — La Poésie réalisée est la forme transcendante du savoir.

« Elle fut telle à l’origine, et toujours elle s’est révélée telle chez les grands poètes. La poésie apparaît comme la première éducatrice spirituelle des hommes. Elle a fondé les religions et les philosophies. Elle a présidé à toutes les manifestations de la beauté. Son hégémonie a resplendi sur les âges jusqu’aux époques récentes, où, les progrès de la science et de la civilisation l’ayant submergée, elle est devenue, sous son aspect lo plus décent, un petit talent de société, un agrément de five o’clock, un passe-temps de demoiselles, et, sous son aspect grotesque, un exploit pompeux de minus habens. Et nous protestons. Le rôle de la poésie ayant toujours été d’agrandir la conscience humaine au delà même des vérités contrôlées, il ne nous est plus permis de tout ignorer de ce qui se passe autour de nous. II faut connaître ceci pour atteindre à cela. C’est parfait, chanter la vie et l’humanité. Encore faut-il savoir ce qu’elles sont, et ce qui les constitue aujourd’hui. Suffit-il de s’asseoir sur un banc de mousse, au bord d’un ruisseau, et de mettre la main sur son cœur en regardant la lune ou quelque étoile favorite ; d’évoquer la maison blanche aux volets verts, pour se dire l’annonciateur des fraternités et des bonheurs futurs ? Nous ne le croyons pas. Il faut savoir beaucoup de choses, aux temps présents, pour en apprendre un peu aux hommes, pour en met. tre quelque essence dans ses écrits. Mais qu’il n’y ait ici aucune méprise. Le poème didactique est un non-sens à nos yeux. La poésie reste pour nous l’évangile de l’ineffable qu’elle investit de sa toute-puissance émotionnelle. Elle tend vers toutes les possibilités de l’affirmation, c’est-à-dire vers l’absolu, mais c’est par transcendance et par les voies du sentiment que son charme opère. Et nous voici à notre seconde proposition ; elle découle de la première :

II. —La Poésie, phénomène subjectif, est la volupté de la Connaissance. « Et par Connaissance, nous entendons celle-ci sous toutes ses formes, notion ou prénotion, aspiration, imagination ou intuition. Et qu’est-elle encore, sinon, dans le vouloir et l’effort des hommes, la compréhension, la pénétration, la possession de toutes choses par l’âme et les sens ? Et n’établit-elle pas ainsi la norme même du rêve, rapport mystérieux entre ce qui est nous et ce qui est tout, entre la vie individuelle et la vie universelle ? Or, dans nos recherches, cet enchantement n’est pas moindre de nous apercevoir ici que notre formule est aussi une définition de l’amour. Et nous poursuivons, conséquemment toujours.

III. — La Poésie est infiniment perfectible ; c’est une création perpétuelle,

« Il est bien évident qu’étant en correspondance directe avec notre sensibilité intellectuelle, laquelle se développe de siècle en siècle, sous l’action du savoir de plus en plus étendu, elle ne peut rester stationnaire. Et, cependant, ne vient-on pas répéter que le poète doit sans cesse revenir à l’inspiration première, à la fraîcheur d’âme angélique, à l’ingénuité, à la naïveté touchante des âges d’or, et que, sur toutes choses, il doit écarquiller de grands yeux tout neufs ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Il faudrait cependant s’entendre. Jusqu’où, jusques à qui faut-il remonter pour trouver cette fraîcheur d’âme et cette ingénuité charmeresses ? Est-ce jusqu’aux temps de l’homme des cavernes, du déluge ou des croisades ? Ou bien faut-il simplement régresser jusqu’à la mentalité des Iroquois ? Oh ! nous entendons bien la plaisanterie. La gageure tenue est bien bonne. — Il faut régresser jusqu’à l’infantilisme. Aux innocents les mains pleines ! Nous nous en doutions.

« Mais pour nous, qui n’en sommes plus à croire que l’âme humaine, à travers les âges, reste imperturbablement égale à elle-même ; qui la concevons en perpétuel devenir, formée par toutes les capitalisations du passé et de l’hérédité, par toutes les acquisitions et par toutes les influences du savoir et des milieux, il est difticile d’admettre que le poète se doive complaire indéfiniment daus la contemplation de deux ou trois phénomènes généraux de la nature, signalés, d’ailleurs, depuis fort longtemps sous toutes les latitudes. C’est plus loin, c’est-àdire plus profondément, que doivent tendre ses aspirations. La poésie est création, ou mieux, révélation perpétuelle. Ce qui est révélé — est. Mais, à la longue, cette révélation s’associe à notre façon de voir. Notre personnalité se l’approprie, elle en fait notre bien — et nous souhaitons autre chose. Un exemple est peut-être utile. Imaginons un poème merveilleux, qu’un admirateur enthousiaste se ferait réciter chaque jour. Au bout d’un certain temps, les impressions produites, toujours répétées, se mécaniseront, pour ainsi dire, dans l’esprit de l’auditeur. Ses sens et sa mémoire les enregistreront automatiquement, son intelligence ne sera plus sollicitée ; il n’y aura plus curiosité, et la poésie, phénomène en soi, disparaîtra. Le lecteur moderne est ce personnage. Il a trop entendu les mômes choses. L’œuvre poétique n’en existe pas moins toujours, mais il ne peut que la situer, historiquement, à sa date, dans son admiration.

Il en est de même des jugements tout faits, des jugements conventionnels. L’impéritie phraséologique éclate de toutes parts. Elle nous a des airs de carnaval ou de rodomontades. A toute œuvre, il faut désormais une caution. Et cette caution, c’est

Ie savoir moderne.

IV. — La création poétique est une intégration, non une synthèse. • Il n’est plus permis au poète de tout ignorer, disions-nous. Mais la science universelle est irréalisable. L’homme a établi des sciences partielles, physiques, naturelles, morales, sociales, etc., etc. Elles évoluent dans leurs domaines respectifs, et chacune poursuit la vérité. Or, la vérité, dans l’absolu est une.

Il faut donc qu’elles aient entre elles des rapports, des correspondances, difficiles à découvrir parfois, encore plus à déterminer. La poésie intervient au sein même du toutes ces correspondances mystérieuses qui sollicitent notre activité intellectuelle, notre mémoire, nos aspirations, notre moi tout entier, et constituent cet état de conscience où, semble-t-il, nous communions dans l’infini. Semble-t-il, faut-il dire, car, hélas ! la création poétique ne consiste qu’à déterminer jusqu’aux subtilités du frisson les limites extrêmes d’une somme d’infiniment petits, do nature fort complexe, qui sont nos aperceplions do toutes sortes. Or, cette somme d’infiniment petits, ce complexns d’aperceptions de toutes sortes, quels sont-ils, sinon le fond même de notre personnalité, de notre âme en un mot ? C’est donc des limites mêmes de l’âme dans l’âme universelle qu’il s’agit ici. Tout poème qui se réalise ne tend qu’a résoudre une part du problème éternel de l’individuation. Cette question correspond encore, en hautes sciences, à certains autres problèmes, fort connus des savants, mais que les poètes se font ordinairement gloire d’ignorer. Rigoureusement parlant, c’est une intégration. Et lorsque, à l’inscription du temple de Delphes : Connais-toi toi-même, nous ajoutions la formule de Térence : Homo sum, et nihil humant a me alicnum puto ; lorsque nous écrivions que nous voulions exprimer la vie humaine en fonction de l’humanité tout entière, et notre individualité en fonction de l’univers comme de l’inconnaissable, nous professions l’intcgralisme le plus pur. (Nos Colloques.)

« Et nous ne redoutons pas les contradictions. La dénomination nous apparaît profondément exacte. Elle se vérifie suivant le sens littéral du mot. Et nous pouvons la suivre jusque dans son acception philosophique et même mathématique. Pourquoi pas ? Somme toute, nous hésiterions moins à nous réclamer de Newton ou de Leibniz que d’un quelconque envoyé des Muses, s’en vînt-il de l’Hélicon même.

« Mais voici bien le grand argument des apôtres incorruptibles de la foi du charbonnier. Il ne nous sera pas épargné. Est-il bien nécessaire, dira-t-on, de s’engager dans des démonstrations aussi rigoureuses, pour goûter et même pour créer la poésie ? Et nous répondrons incontinent que, dans cet ordre d’idées, il n’est pas non plus indispensable pour vivre, boire, manger, dormir, et, par surcroît, su distraire et voyager, au siècle d’Edison, de Pasteur, de Tolstoï, de Nietzsche, et de tant d’autres génies, de savoir comment on naît et comment on meurt, pourquoi l’on souffre et pourquoi Ton espère, mais que nous ne sommes pas fâchés d’être un peu plus fixés à ce sujet chaque jour, et que c’est peut-être là ce qui constitue notre supériorité sur le Malgache ou le Huron rencontré sur nos boulevards, ou sur le chimpanzé Consul, — cependant de mœurs fort civiles, dit-on.

« D’ailleurs, c’est d’un domaine à l’autre, et l’un par l’autre, qu’il nous faut éclairer nos données et nos termes de comparaison. C’est le principe même de l’invention. Il faudra bien eu venir à l’identification des postulats. Les clefs du mystère et do l’infini sont des formules. Ce n’est pas dans la lune qu’on les forge.

« Et nous irons encore plus loin. La création poétique n’est pas, à proprement parler, uno synthèse. On l’a dit, nous l’avons cru, et on le répète encore. Peut-être même par ce mot est-il entendu tout simplement syncrèse. Quoi qu’if en soit, la synthèse est antérieure à la création poétique. C’est un phénomène occulte qui se produit dans la subconscience. Elle est une résultante affective de toutes sortes d’influences d’origines physiologiques aussi bien qu’intellectuelles. Elle est constitutive de l’état d’âme. Mais l’état d’âme, c’est le cas fréquent, peut très bien rester passif, partant stérile, ou même encore présider simplement aux manifestations les plus diverses de la vie extérieure, et rester ainsi étranger à toute poésie. Chez le poète, il est nécessaire que cet état d’âme passe du mode affectif à l’état actif, se dynamise en quelque sorte, et c’est sans doute alors qu’il prend le nom d’Inspiration. Pour qu’il y ait création poétique, il faudra donc que l’état d’âme, ainsi devenumotion d’âme, soit inscrit dans un symbole. Et cette inscription dans un symbole, c’est une intégration, et mieux, c’est une intégration de fonctions. Car les mots et les phrases, représentatifs de pensée, de sentiment et d’émotion, sont des valeurs, et ces valeurs sont des fonctions, attendu que les variations de l’une entraînent les variations de l’autre. Que le rythmeintervienne,etl’œuvre est née.

V. — Le symbole poétique intègre la connaissance en puissance, le rythme, facteur émotif, l’identifie à la vie psychique, et crée la poésie.

0 Ce dernier principe est une conclusion. Sans doute convient-il de nous prononcer aussi sur le symbole. Nous n’irons pas chercher des définitions compliquées. Pour nous le symbole est une généralisation de la pensée par l’image. Quantau rythme, nous l’avons dit plus haut, il n’a avec les règles prosodiques que des rapports de maitro à serviteur. Il est le mouvement même de l’inspiration, matérialisé en quelque sorte parle vers, et il a son origine dans les lois profondes de l’organisme et de l’univers. Il aboutit au don du poète, hors lequel, hélas ! il n’y a point de salut. Nous l’avons toujours affirmé. Le don du poète, avons-nous écrit déjà, est une condition psychique supérieure, comme l’héroïsme*.

1 Et pour aller jusqu’au bout de notre pensée, nous déclarerons encore que le langage des vers, s’il ne doit exprimer que des choses mille fois redites, ou même simplement connues de tous, nous apparaît comme une futilité, vouée aux railleries sous cape des gens d’esprit. On n’imagine pas, eu effet, en plein xx° siècle, un homme de valeur véritable s’appliquant à traiter en vers un sujet donné, ou à nous raconter ses petits ravissements ou ses petits déboires avec des rimes dans la voix. O vanité, se vouloir poète, et se proclamer tel ! Se croire supérieur à tous ces pauvres mortels à qui la destinée n’a pas donné la Vocation de Benserade ou de Chapelain ! Se rengorger de quel ques suffrages obtenus par surprise et, rêvant d’immortalité, oublier bien vite que dans la soirée où les applaudissements furent si nombreux, il y avait aussi, et surtout, un violoniste, et une chanteuse ! Ah ! le clinquant et les paillons d’histrionic ! Parodie du prestige, ûtro quelqu’un ! Mais qui trompe-t-on, grands dieux ? La vieille question du fond et de la forme n’est même pas à poser en poésie. Que celle-ci soit parfaite, et celui-là admirable, nous jugerons encore l’œuvre vaine, s’il n’y a qu’adaptation prosodique. Il faut qu’il y ait identification, c’est-àdire que la pensée et sa forme soient tellement confondues dans le rythme que leurs rôles respectifs ne puissent plus être déterminés. C’est la seule façon de justifier le poème de nos jours. Sinon, la prose est là. Elle a tous les avantages pour raconter, traduire, commenter et enseigner, et la grande poésie, il est facile de s’en convaincre, ne la boude pas toujours. S’il n’est vraiment l’iuitiateur et le Voyant, tel qu’il le fut aux temps passés, le poète n’a plus rien à dire aux temps modernes.

a Telle est notre façon de concevoir la poésie. Devons-nous ajouter que des aspirations communes ne sauraient aliéner les indépendances ?Ce n’est point s’inféoder que d’orienter ensemble ses regards vers des sommets nouveaux. Notre doctrine ne s’oppose systématiquement à aucune autre. Au contraire, en déclarant la poésie infiniment perfectible et création perpétuelle, elle appelle tous les élans de l’individualisme noble. Son but serait de réassigner à la poésie sa mission prophétique — dont il nous semble bien qu’elle s’est fort éloignée. Nous ne nous dissimulons pas le péril d’une telle ambition. Nous avons cru cependant devoir l’affirmer ici. L’ideal humain recule toujours’ recule dans l’infini, mais dans l’infini, aujourd’hui, nous pouvons jeter beaucoup plus de lumières ! Et n’est-ce pas à ces fins que nous ont préparés tous nos glorieux devanciers, grands initiés de tous les âges, prophètes et voyants, grands émancipateurs de la conscience humaine, dont nous ne pouvons évoquer le souvenir saus une étreinte au cœur, mais dont le verbe puissant sonne si haut tout au fond de notre rêve, que nous levons la tète pour les suivre ?… »

Cette présentation do doctrine a été suivie d’un exposé dialectique et comparé, publié par la Revue Bleue le 9 mars 1906, sous ce titre : L’Intégralisme et ta Poésie nouvelle, par Adolphe Lac u/ou.

L’Intégralisme a fait l’objet de nombreuses études parues dans divers journaux et revues, etc., et d’un ouvrage très important : Au commencement était le Rythme, Essai sur l’Intégralisme, par Jacques Houssille (Edition des Poèmes, Paris, 1905J *.

1. A consulter, en outre, parmi les études consacrées à l’Intégra

« L’Intégralisme, a écrit M. Adolphe Lacuzon, en reposant, suivant les données de la connaissance moderue, le problème de l’Inspiration, et en étudiant la création poétique, a promu l’esthétique aux caractères non seulement d’une métaphysique nouvelle, mais encore d’une philosophie générale. »

lisme : Samedis littéraires, par J. Eruest-Charles, 1° et -fl séries (Perrin, Paris), et articles du même à la Revue Bleue.

Grande Revue (15 mai 1904). — S.-C. Leconte, D’un Avenir possible de la Poésie et préface du Sang de Méduse.

Revue Septentrionale (septembre 1904). — René Le Cholleuz : L’Intégralisme.

Le Poème de l’âme (préface). — Léon Vannoz. — Edition des Poèmes, 1 vol. in-16, 1905).

La Revue (i" avril 1905). — La Poésie en 1904, par Adolphe Retté.

L’Œuvre inlernationale.(mai 1905). — Guy-Lavaud : L’Intégralisme et la Poésie future.

La Revue (15 octobre 1905). — Léon Vannoz : La Nouvelle Esthétique et la Poétique. ,

Mercure de France (l°r novembre 1905). — L’Etat présent de la littérature, par Adolphe Retlé.

La Littérature contemporaiue {Enquête sur), par G. Le Cardonncl et Ch. Vellay. — Voir : Lacuzon ; L’Intégralisme, 1 vol. in-18. — Edition du Mercure de France.

La Revue (l°r janvier 1906). — La Poésie en 1905, par Adolphe Retté.

Nouvelle Revue (septembre 1906). — Intêgralisme et Esthétique, par Harmand de Melin.

ÉTERNITÉ

FRAGMENT INTÉRIEUR

O nature, ai-je dit, ne me sens-tu frémir ?
Mon cœur qui s’ouvre à toi n’est plus qu’un offertoire,
Et l’enfant que j’ai la, dans mes bras pour dormir,
C’est son oblation que j’adresse à ta gloire.

C’est tout l’espoir humain qui gît a mon côté,
Et dans cet angle obscur du temple où tu m’exiles,
Je me confesse à toi de notre pureté,
Notre amour est pareil à tous tes évangiles…

Tout à l’heure, oh ! pardon, pardon qu’il m’en souvienne,
Quand l’enfant interdite à tes desseins trop vastes,
Succombait dans l’étreinte où ma chair la fit sienne,
J’ai vu prier la mort au fond de ses yeux chastes ;’
Oh ! dis-moi ton mystère, apprends-moi d’une extase,
Quel espoir occupait cette attente ravie
Dont n’a pu son amour m’imprégner une phrase,
Pourquoi ce vœu de mort dans ce frisson de vie ?

Oh ! dis-moi, ce conflit, ta suprême antithèse,
S’il résout mon angoisse en sa dualité,
N’est-il donc l’élément qui servit ta genèse,
Norme du rêve unique et de la vérité ?
Car pour qui l’ont connu seulement une fois,
D’une grâce touchés semblable à la folie,
Dans l’ordre impénétrable où s’échangent tes lois,
L’amour après l’amour n’est que mélancolie !
Et dès l’heure où, la chair exaltant sa croyance,
L’être à l’être enlacé s’est grisé d’un transport,
Comme pour passer outre à sa propre existence,
Tout rêve est un regard infini vers la mort…
Oh ! dis-moi — redis-moi, car je veux être apôtre —
Si toute la tristesse où vont sombrer nos vœux,
Hors ce sentiment-là, put naître un jour d’un autre
Que l’enfant n’a su dire avec tous ses aveux ?

O nature, permets que ton ciel clair m’enseigne !
Dis-moi par cette nuit qui fît mon cœur plus grand,

Si la blessure au sein dont l’humanité saigne
Ce ne fut pas l’amour qui l’a faite en entrant ?
Et si tous ces tourments, ces regrets sans raison,
Ces besoins d’expier jusqu’à l’espoir lui-même,
Ces soupirs, ces langueurs implorant le pardon
D’un crime insoupçonné qui resta sans baptême ;
Si tous ces maux confus qu’une âme réfugie,
Jusqu’au sein du bonheur avivés tour à tour,
Ne nous traduisent point par une nostalgie
Le remords sans péché de survivre à l’Amour ?

Car j’ai crainte souvent de ta beauté sereine,
Et malgré ta lumière où mes yeux vont errer,
Je vois, dans un long deuil qui vient jusqu’à ma peine,
Ta pauvre humanité se douloir d’espérer.
… Je vois la terre et l’onde à tes époques neuves,
Les édens primitifs et les cycles barbares,
Et les grands peuples roux campés au bord des fleuves
Où déjà vers la mer descendent leurs gabares.
… Je vois s’enfler la voile au fond de l’estuaire,
Puis, derrière, au lointain, du côté de la plaine,
Surgir, fondre et passer, l’ouragan pour haleine,
Dans l’éclaboussement du sang crépusculaire,
Et droits sur leurs chevaux cabrés qu’un rut enlève,
Tes grands conquérants noirs, au profil surhumain,
Qui déployant leur geste avec l’éclair d’un glaive,
Engouffrent dans la nuit leurs cavaliers d’airain !
… Je vois s’ouvrir ton ciel écharpé par la foudre,
Et sur le sol qui tremble aux galops éperdus,
Sous la croix d’un cadavre immolé pour l’absoudre,
S’agenouiller le monde avec les bras tendus !
… Je vois la pompe errer du sceptre au tabernacle,
La splendeur flamboyer aux palais des cités
Dont l’oriflamme auvent claque sur les pinacles,
Je vois la pourpre et l’or et les prospérités !…
… Je vois sombrer l’empire et vois les décadences ;
Les trônes s’ébranler aux ressacs populaires,
Et dans l’ombre où les rois font armer leur prudence,
Etinceler soudain le poignard des sicaires !

… Je vois l’apostasie et les temps incrédules ;
Les sages confondus accuser le destin,
Et des hommes sans nom sortir des ergastules
Pour lancer l’anathème ù leurs fronts sibyllins.
Les tribuns ont couvert la voix des patriarches,
Qui des cathèdres d’or outragés au concile,
Entraînent dans leur robe où choit leur pas sénile
Les grands flambeaux éteints qui roulent sur les marches.
O nature ! eit-il vrai que tu n’as point parlé ?
L’homme a bravé les dieux dont mentaient les exemples,
Et, fauve, a ramassé, quand le faite a croulé,
La pierre meurtrière aux gravats de leurs temples.
Hélas ! sous ton dédain, crut-il à sa conquête ?
Je vois le victimaire et j’entends les supplices,
Et par des hosannah qui te savaient muette,
Ta gloire et tes soleils attestés pour complices !
Ah ! pourquoi tout cela, la révolte et son crime,
Et toujours la vindicte à son geste impuissant,
Si ce n’est pour noyer, dans un spasme et du sang,
Ce sanglot d’espérance ù jamais qui l’opprime !
Ce sanglot que longtemps il contient sur sa couche,
Mais qui, trop gros d’angoisse, un jour, et plein de fiel,
De son cœur ulcéré lui remonte à la bouche,
Et fait de sa prière un blasphème à ton ciel.
Ah ! que réclame-t-il dont tu lui fus avare ?
Ce n’est point pour le pain qu’ont trahi ses semailles
Que ricane à ses dents cette àpreté barbare :
Son tourment, né d’ailleurs, n’atteint pas ses entrailles.
Mais c’est lui dont sans fin tu le voulus poursuivre
Lorsque, dans sa pensée éveillant ton mystère,
Tu créas, par delà son morne instinct de vivre,
La susperstition du bonheur sur la terre.
De ce bonheur lointain dont parlent les étoiles,
Et dont tu lui jurais que rien ne désappointe,
Lorsqu’il en croyait voir errant parmi tes voiles
Le présage éternel flotter vers ses mains jointes…
Et dont le pressentaient ta douceur infinie
Dans tout ce qui s’éveille aux souffles du printemps,

Et ta voix et tes chants, ta sauvage harmonie,
Et sa langueur étrange à t’écouter longtemps…
Et dont l’amour enfin parla, voulant qu’il pleure,
Lorsque dans ce transport qui clôt sa volupté,
Tu permis qu’un instant toute sa chair se meure,
Pour éblouir son âme à ton éternité.
Mais pour qu’alors brisé d’un tel ravissement,
Et sa dernière étreinte expirant dans un râle,
Il retombe au néant du recommencement,
Le signe du destin marqué sur son front pâle !
O nature, ô nature, implacable et sereine,
Qui réclamant la mort sans relâche à la vie,
Soulève contre toi toute la race humaine
Contrainte à t’obéir, mais non pas asservie,
Si tu veux que le bien s’accomplisse à ta gloire,
N’enchante pas d’un songe inondé de clartés
L’attente de ceux-là qui s’en vont au déboire,
N’annonce pas l’espoir à tes déshérités !
Car ils s’en meurtriraient, bravant tes fins contraires,
Jusqu’au jour où, vaincus, mais de rage exaltés,
Leurs bras qui suppliaient frapperaient sur leurs frères,
Pour répondre au hasard à tes iniquités !
Car ton bonheur recule à l’effort d’y prétendre,
Mais lui, le mal n’est autre, et n’a jamais été
Qu’un aspect monstrueux de l’amour indompté,
Par ton leurre implacable exaspéré d’attendre !
Ou parle, parle enfin ! Dis-leur que rien ne ment
De ce qu’apprit l’étude ou que le rêve écoute,
Et si tu ne veux pas d’un mot te livrer toute,
Au Poète inspiré confie un talisman !
Qu’au lieu d’une imposture il découvre un prodige,
Et que ton règne arrive ainsi prophétisé,
Puisque le mal en eux, puisque le mal, te dis-je,
Le mal n’est que l’erreur d’un cœur désabusé !
Qu’un éblouissement d’en haut les rassérène,
Car dans l’ombre oùsans fin tournent leurs pas pesants,
Puisqu’ils ne savent rien du destin qui les mène,
Ton énigme éternelle en fait des innocents !


WILFRID CHALLEMEL

Bibliographie. — Une Emeute contre-révolutionnaire à Fiers, en 1193 (Bouquerel, La Ferté-Macé) ; — Histoire de l’Ermitage du Bois-de-Fiers, en collaboration avec J. Apport ; — Histoire du château de Lamotte-Fouquet (Herpin, Alençon, 1900) ; — Le Promenoir (Champion, Paris, 1903).

M. Wilfrid Challemcl a collaboré à la Revue Normande et Percheronne, à la Normandie monumentale, au Pays Normand, etc.

« M. Wilfrid Challemel, vice-président dela Société historique de l’Orne, officier d’Académie, né le l«poctobre 1846 à la FertéMacé (Orne), passa son baccalauréat à Paris et y séjourna plusieurs années, inoins pour y faire son droit que pour donner satisfaction à son goftt des lettres et des livres.

« Après la guerre de 1870, il habita le plus souvent la FcrtéMacé,où il fit la connaissance d’un littérateur aussi distingué que savant, le comte G. de Contades, dont le château est à une lieue de cette ville. Une similitude d’idées et la passion des études historiques, qui leur était commune, les fit se lier d’une étroite amitié. Ils ont été, avec MM. de La Sicotière, G. Le Vavasseur, L. Duval, J. Appert et quelques autres, les fondateurs de la Société historiquo de l’Orne. Le nom de M. Challemel figure, chaque année, pour une pièce de vers, sur le programme de la séance publique donnée par la Société historique de l’Orne, dans une des villes de ce département1. »

M. Wilfrid Challemel a publié en 1903 un volume de vers : Le Promenoir, qui a trouvé un accueil des plus favorables auprès des lettrés.

1. M.-C. Poinsot Et Ch.-th. Fkret, Anthologie des Poètes Normands contemporains.

ÉPOQUE LOUIS XIII

I

GENTILHOMME DU BEL AIR

Son épée en verrouil et des éperons d’or,
Le feutre aux larges bords accrèté d’une plume,
Orgueilleux des splendeurs de son rouge costume,
S’avance, noble et beau, le galant Philidor.

— « A la place Royale, où tu prends ton essor,
Ce pourpoint de chasseur est étrange coutume ;
Puisque ton col vidé’ d’ambre gris se parfume,
Sans doute, tu vas voir Orphise, doux trésor !

Mets donc et bas de soie et souliers à rosette ;
De ta perruque blonde épands la cadenette
Sur l’habit colombin qui te fera vainqueur… »

— « Orphise m’a quitté, c’est Lycidas qu’elle aime,
Et mon ajustement est un parlant emblème :
Je suis parti, ce soir, à la chasse d’un cœur ! »

II

DAME DÉVOTE

Un tulle noir tendu sur un réseau d’archal
Enveloppe sa tête austère et pudibonde
Que fièrement relève un grand col en rotonde,
Dans un accoutrement rigide et monacal.

Emprisonnant les seins dans son fourreau brutal,
Le corset, placé haut, guinde la taille ronde ;
Et quelle symétrie à la jupe profonde
Dont chaque tuyau tombe à renflement égal !

Les gants à la Phyllis protègent ses mains blanches ;
Elle marche, les bras écartés par des manches
Gonflant avec ampleur leur ballon tailladé.

1. En 1625, dit Racinet, le col, après avoir été en rotonde, était retombé sur les épaules. On lui donnait le nom do col vidé.


D’un pas grave et contrit, elle entre dans l’église ;
Hélas ! l’esprit malin hier soir l’a surprise,
Elle a dansé le branle et le motivandé !

[Le Promenoir.)

EMILE GUILLAUMIN

Bibliographie. — Dialogues Bourbonnais, prose (1899) , — Tableaux champêtres, prose (1901), ouvrage couronné par l’Académie française (1902) ; — Ma Cueillette, poésies (Crépin-Leblond, Moulins, 1903) ; — La Vie d’un Simple, Mémoires d’un Métayer, roman (1904).

M. Emile Guillaumin, né en 1873 à Ygrande, bourg du département de l’Allier, n’est et ne veut être, dit-il, qu’un « simple paysan ». Il n’a pas reçu d’autre instruction que celle qui lui fut donnée à l’école du village.

Au sortir de l’école, à douze ans, il se mit à travailler comme cultivateur dans la ferme qu’exploitaient ses parents. Son premier essai poétique parut, en 1893, dans une revue locale qui continua de publier, de loin en loin, quelques-unes de ses pièces. Plus tard le poète les réunit en un volume qu’il fit paraître, en 1902, sous ce titre : Ma Cueillette, Il a, en outre, publié en prose, en 1899, un petit volume intitulé Dialogues Bourbonnais, qui, sans prétention aucune, révélait à la fois « le côté sérieux et plein de bon sens et le côté drolatique » des habitants de sa province, — une des plus riches et des plus fertiles de France, — puis, en 1901, Tableaux champêtres, nouvel exposé plus poétique et non moins vrai de la vie et des travaux des paysans. Le dernier livre de M. Guillaumin : La Vie d’un Simple, est une étude remarquable et l’une des plus sincères assurément qui aient été publiées sur la vie du paysan français au xixe siècle.

A L’ABSENTE

C’est un recoin perdu plein d’ombre et de mystère
Où nait la source vive en un doux gazouillis,
Au bas de la prairie, à côté du taillis,
Tout près.et pourtant loin des grands bruits de la terre.

Et dans ce coin si beau, dans ce coin solitaire,
Quand nous allions tous deux, nous étions accueillis
Par les chants des oiseaux caches dans les fouillis…
Et le bruit de nos pas ne les faisait point taire…

Aujourd’hui, je viens seul au recoin d’autrefois…
Je ne sens plus ta main, je n’entends plus ta voix,
Les oiseaux sont muets et la source est tarie !…

Nonl le coin est pareil ; c’est en moi seulement,
C’est en mon cœur meurtri qu’est le grand changement !
Il lui faut ta présence et ton amour, Chérie !..,

(Ma Cueillette.)

LÉO LARGUIER

Bibliographie. — La Maison du Poète, ouvrage couronné par l’Académie française (Storck et Cie, Paris, 1903) ; — Les Isolements (Storck et O, Paris, 1904).

A Paraître : Le Cœur Nu, nouvelles ; —La Couronue d’Abeilles, poésies.

M. Léo Larguier a collaboré à l’Ermitage, à la Revue Bleue, à VIntransigeant, au Journal, etc.

M. Léo Larguier, né le 6 décembre 1878 à la Grand’Combo (Gard), a publié jusqu’ici deux volumes de vers : La Maison du Poète (1903) et Les Isolements (1904).

K Son tempérament poétique, a dit M. René Ghil, a la puissance d’un instinct… Cette nature spontanée, cependant, s’est reconnue et s’est disciplinée très consciemment sous une haute maîtrise, celle de Hugo… Du passage à travers le pouvoir magnifique de Hugo, la vision de M. Léo Larguier s’est amplifiée, mais, très « humain » à la manière actuelle, c’est par Baudelaire, merveilleux, inattendu et transitoire avatar du Romantisme, que lo poète a su créer à la douleur et au doute de son âme une atmosphère à la fois âcre et lourde, comme de parfums surchargeant nos tètes. Les influences cependant ont été subies seulement en le sens même de son tempérament, — que nous trouvons surtout entier en sa communion sensitive avec les choses et les êtres de la Nature en laquelle son organisme intumescent semble comme plongeant à la manière avide de radicules… »

Le poète Ronsard, par les couchants royaux
Qui de la Loire d’oc teignaient les riches eaux,
S’accoudait pour rêver aux terrasses valoises.
La brise qui sortait d’un bois plein de framboises
Emportait le doux nom qu’il murmurait tout bas.
« Mignonne ! » disait-il ; et l’odeur des lilas,
Musicale harmonie agréable et fleurie,
Se mêlait aux beaux vers qu’il faisait pour Marie.
Maintenant, sous la mauve et sous les myrtes verts,
L’amante qui riait aux caresses des vers
Et celui qui les fit ne sont que poudre fine.
Nous passerons comme eux. Tout s’efFace et s’incline
Vers la mort, tu verras se faner chaque jour.
Tant d’êtres avant nous ont aimé ! Notre amour
N’est qu’un rapide accord de vastes symphonies,
Comme ta jeune grâce et comme nos deux vies.
Et pourtant cette mort ne m’épouvante pas.
Il est bien naturel, lorsqu’on est vieux et las,
De voir tomber le soir et de marcher dans l’ombre.
La mort que je redoute est plus triste et plus sombre,
Elle brise les cœurs, elle pourrait venir…
Taisons-nous, elle rôde et viendrait nous surprendre,
Et moi je ne veux pas n’avoir qu’un souvenir
Plus amer qu’à ma bouche un verre plein de cendres !

(Les Isolements.)

LE MENSONGE

Comme un globe montant du creux de la vallée
Sur le pays désert et gris de Galilée,
Une lune d’automne oscille dans l’azur,
Et blanchit le ciel doux, mélancolique et pur.
L’horizon violet n’a qu’un petit nuage,
Le vent a balayé la route du village,
Deux filles, en rêvant, viennent de l’abreuvoir,
Et sur leurs seins naissants, le vent plus froid du soir
Plaque leurs voiles blancs et bleus ou les écarte.

L’une dit : « C’est ici la demeure de Marthe,
Le maître y soupe, Agar, voudrais-tu pas le voir ? »
Et son jeune bras nu se tend vers le heurtoir.
Elle pousse la porte ; et modeste et tranquille
Est la salle qu’éclaire une lampe d’argile
D’une petite flamme et d’un grand halo d’or.
Les coins sont noirs, on sent du silence qui dort
Et de l’humidité dans l’ombre où sont les cruches.
Des fruits, du pain, des plats sont posés sur les huches.
Et Marthe avec sa sœur se retournent au bruit
De la porte s’ouvrant sur la rue et la nuit,
Sur le bleu des coteaux et sur la lune haute.
D’un attelage au loin qui rentre et qui cahote.
On entend brusquement le roulement profond.
Jésus, qui méditait, n’a pas levé le front.
Il laisse devant lui toute la nourriture.
Une goutte de vin a trempé son eau pure,
Il regarde sans voir les raisins et les plats.
La tête entre ses mains, ses longs doigts délicats
Plongent dans ses cheveux ; de son pâle visage
On n’aperçoit qu’un peu de sa barbe sauvage.
Emue et rougissante, et sans quitter des yeux
L’hôte triste et divin, la plus grande des deux
Murmure doucement : « Marthe, je te salue,
Tu me connais, je suis la fille du moulin,
Et ma mère m’envoie, et moi je suis venue
Pour t’emprunter ce soir un écheveau de lin. »

(Les Isolements.)

HENRI MAJLTESTE

Bibliographie. — L’Encens perdu (Lemerre, Paris, 1903).

M. Henri Malteste (« Malatesta ») a collaboré à VIllustration, au Monde Illustré, au Pèlerin, à la Renaissance Latiue, etc.

M. Henri Malteste est né à Paris, de parents parisiens, le 20 octobre 1870, pendant les souffrances du siège. Adonné dès l*enfancc à la poésie, il ne publia longtemps que quelques légendes rimées dont il accompagnait, dans l’Illustration, le Monde Illustré, le Pèlerin, etc., des dessins moyenâgeux, pieux ou humoristiques, qui firent connaître au public son pseudonyme de « Malatesta » ; c’est ainsi qu’est signé un Carnage que l’artiste exposa au Salon du Champ de Mars,en 1892. Mais quand il publia, en 1903, chez l’éditeur Alphonse Lemerre, un recueil de vers intitulé L’Encens Perdu, c’est sous son vrai nom que le poète se révéla.

« Le vers de M. Henri Malteste, a écrit M. Emile Faguet, est léger, ailé, aérien. Personue n’a plus que cet aimable poète le double sentiment du rythme et du dessin. Ajoutez que si l’art est exquis, le métier est absent et que, grâce à une précieuse paresse, jamais M. Malteste ne se met devant un papier avec l’intention de faire des vers. Il faut qu’une sensation forte ou une passion vraie le pousse à en écrire. Il les reçoit plutôt qu’il ne les appelle. En cela, il est de la grande race. » Et l’émiuent critique résume d’un mot son jugement sur ce nouveau venu dans les lettres : « C’est un Tibulle en train d’éclore. »

LE JET D’EAU

Le jet d’eau s’élève, et semble
Une svelte fleur
Dont le calice qui tremble
Se fond en maint pleur,

Lis de rêve, iris limpide,
Si frêle et si fin,
Que sn corolle liquide
S’effeuille sans fin.
Il jaillit, joyeux et leste,
S’épanouit pour
Embrasser le bleu céleste
Dont il veut l’amour ;
Il monte, et monte moins vite,
Et son mince flot
Se brise, dès qu’il hésite,
Avec un sanglot.
« Hélas ! gémit le fluide
Amant des cieux sourds,
Toujours s’élancer candide,
Retomber toujours ! »

[L’Encens Perdu.)

LE LIVRE MAL LU

Tu veux donc m’aimer ? C’est hasardeux :
Et je fais souffrir tout ce qui m’aime.
Mais nous ferons tant, va, qu’à nous deux
Nous saurons bien être heureux quand même.

Plus que je ne t’ai, tu vas m’avoir :
Je t’ignore toute, et je te livre,
Puisque absolument tu veux savoir,
Mon cœur grand ouvert ainsi qu’un livre,

Où nous trouverons, plus d’une fois.
Quand il nous plaira d’y lire ensemble,
Des coups d’ongles, des taches de doigts ;
Un livre, pourtant, plus neuf qu’il semble :

Sans doute imprimé trop finement,
On l’a feuilleté pour les images,
Et parcouru si distraitement
Qu’on n’a pas coupé toutes les pages.

[L’Encens Perdu.)


ICARE TOMBÉ

Icare, fou d’amour, s’échappa de la terre.
Dans l’immense azur vierge il s’envola, pareil
A quelque Eros viril, vers l’adoré Soleil.
La nue, émerveillée, admirait l’androptère.

Triomphal, il monta vers l’astre solitaire,
Dans le rayonnement dévorant et vermeil ;
Son beau songe eut sa mort sublime pour réveil :
Orgueil humain perdu dans le divin mystère !

Vaincu par sa chimère, il l’étreignit du moins !
Il eut, prenant les dieux indignés pour témoins,
L’apothéose dans l’ivresse de la lutte :

Mais moi, qui tout sanglant agonise ici-bas,
Je sens l’écrasement terrible de la chute,
Et suis tombé d’un ciel que je ne connais pas !

[L’Encens Perdu,)

LA BONNE SOIRÉE

J’aime à me figurer le moment de ma mort :
Je me vois, par un lourd soir d’été brun d’orage,
Les mains sur mon drap blanc, comme un enfant bien sage,
Ecoutant s’arrêter mon cœur que le froid mord.
Mon corps se sent très las, et jouit sans remord
D’un calme qui se fait reposant davantage ;
Et comme un matelot surnageant d’un naufrage,
Mon âme, ouvrant les yeux, cherche les feux du port.
Le crépuscule, entrant par la fenêtre ouverte,
Me baigne d’une odeur d’eau fraîche et d’herbe verte ;
La grêle fait tinter des rameaux frémissants.
Quelqu’un goûte avec moi les délices de l’heure :
Une femme ? Un ami ? Je ne sais : mais je sens
Une vague tendresse, à mon chevet, qui pleure !

[L’Encens Perdu.)


LA PERLE

Un homme, après vingt ans de pêches et de plonges,
Tira du fond des mers le phénix des joyaux :
Une perle sans prix, digne des fronts royaux,
Comme il n’en brille pas, Orient, dans tes songes !

Il quitta le rivage, emportant son trésor.
« La Reine du Pays de Gloire et de Lumière
La verra, pensait-il, et se montrera fière
D’en parer son front pur et diadémé d’or. »

Mais la route était longue, et le désert farouche,
Et le sable torride et le ciel aveuglant,
Usait ses pieds lassés, brûlait son œil sanglant,
Et nul fruit n’apaisait la fièvre de sa bouche.

Pour un pain de maïs et pour une outre d’eau,
Il offrit vainement au Syrien rapace
Dont parfois au lointain la caravane passe,
Sa perle invraisemblable, impérial cadeau.

Enfin, dans le mirage ardent des agonies,
Il vit à l’horizon des minarets, des murs,
Des jets d’eaux, des vergers où pendaient des fruits mûrs,
Et des coupoles d’or par le couchant brunies.
« Gardes des tours, soldats royaux, chefs renommés,
Remettez cette perle a la Grande Sultane,
De la part d’un pêcheur de la mer Océane
Mort de faim et de soif devant ses murs fermés. »

(L’Encens Perdu.)

LE BAISER DE L’HOMME

Christ agréa l’hommage exquis de Madeleine.
Allait-il au Dieu seul ? Qu’importe ! on ne sait pas
Jusqu’où monte l’amour des femmes d’ici-bas,
Ni de quel rêve humain l’âme pieuse est pleine.

Jésus sur ses pieds nus sentit l’ardente haleine,
Les doux cheveux, de nard et de cinname gras :

Et ses pieds, que les clous attendaient, pas ù pas L’emportèrent, pensif, parmi la foule humaine.

O poète Jésus, dont l’amour est la loi,
Le plus céleste amour de femme allait vers toi ;
Mais tu lui préféras l’Humanité farouche.
Délicieusement ému, tu regardas
Madeleine à genoux qui te donnait sa bouche,
Et tu tendis la tienne au baiser de Judas !


GABRIEL NIGOND

Bibliographie. — Les Contes de la Limousine (Stock, Paris, 1903) ; — Novembre (Stock, Paris, 1903) ; — Le Cœur de Sylvie, pièce représentée sur la scène du théâtre des Bouffes-Parisiens (1906).

En Préparation : Le Dieu Terme, drame.

M. Gabriel Nigond a collaboré à la Grande Revue, aux Lettres, etc.

M. Gabriel Nigond, né à Châteauroux (Indre) le 24 février 1877, a publié en 1903 un petit livre en langage berrichon, Les Contes de la Limousine, puis un volume devers, Novembre, tout rempli de la profonde mélancolie des longues rêveries automnales, et qui rappelle, par endroits, les plus belles pages du Livre de la Pitié et de la Mort.

M. Gabriel Nigond est un excellent paysagiste. Le moindre détail est observé ici avec une exactitude frappante.

LES CYGNES

Dans le bassin séché que le soleil écaille,
Le col frêle courbé comme un jeune bouleau,
Tristes de ne pouvoir encor glisser sur l’eau,
Les cygnes sont tapis sous un pont de rocaille.

Le limon surchauffé monte et fermente à point ;
Solitaire, un crapaud cuit son ventre d’ermite ;
L’herbe jaune où l’été fait bouillir sa marmite
Prend des formes de hutte ou de meule de foin.

Figés dans cette bourbe immonde et prisonnière
Où le sable brûlant tord ses canaux étroits,
Un éclair fla’mbe en leur prunelle d’oiseaux-rois,
Et leur plumage s’enfle ainsi qu’une crinière.

Ils rêvent de l’eau calme où flottait, émergeant,
Le spongieux manteau des herbes aquatiques,

Lorsque tous deux, gonflés en galères antiques,
Naviguaient sous la nuit d’émeraude et d’argent.

L’adorable parfum des roses en bordures
Alanguissait dans l’air un charme oriental
Et, pareil à l’avant d’un vaisseau végétal,
Sur le lac s’estompait la masse des verdures.

Attendant que minuit dans l’ombre préludât,
La voix de la forêt dormait au creux des branches.
Et les cygnes, livrant au vent leurs ailes blanches,
Songeaient au fier amant de la blonde Léda.

Une anse se creusait sur la rive escarpée
Où leur corps de duvet frissonnait en plongeons,
Cependant qu’au delà de l’abîme des joncs
Quelque poisson sauteur luisait comme une épée…

Ils rêvent, sous l’ardeur farouche des midis.
Le ciel, voile embrasé, flambe au loin sur la plaine,
Le bassin desséché souffle comme une haleine
La fièvre qui bouillonne entre ses flancs verdis.

Au centre, souple et nu, l’Amour, enfant de marbre,
Darde une flèche, avec d’harmonieux efforts,
Vers la rive où, cassants tels que des cheveux morts,
Des roseaux sont couchés à l’ombre d’un vieil arbre.

Son sourire s’aiguise, éternel et narquois,
A l’engourdissement de la lourde nature,
L’anneau vert d’un lézard s’enroule à sa ceinture,
Des roses en guirlande ont fleuri son carquois,

Sous ses pieds blancs la mousse au sable d’or se mêle.
Les cygnes ont quitté leur retraite, soudain,
Et viennent rendre au dieu redoutable et badin
L’hommage étincelant de leur blancheur jumelle.

[Novembre.)

LA GRAND’MÈRE

Ma petite Jeannette est morte
En son lit grand comme un berceau ;
Voilà sa chambre où son cerceau
Pend encor derrière la porte.

Et voici son tablier bleu

Pour porter du grain à ses bêtes,
Son beau chapeau des jours de fête,
Son manteau gris pour quand il pleut,

Puis sa bonne Vierge Marie,
— Une rose sur chaque pied, —
Son dé, ses ciseaux, son papier,
Sa laine et sa tapisserie.

Avant sa soupe, au soir tombant,
Les jeux finis, les fleurs coupées,
Elle cousait pour ses poupées,
Assise sur son petit banc,

Ou bien épelait sans tapage,
Tout haut, pour ne point bredouiller,
Et le rond de son doigt mouillé
Marquait l’angle de chaque page.

Je la trouvais, au jour levant,
Telle qu’au soir je l’avais mise,
Roulée en sa longue chemise
Comme un petit paquet vivant.

O ma Jeannette, ma Jeannette,
Qui, s’éveillnnt, disais : « Coucou ! »
Et, grimpant bien vite ù mon cou,
Faisais chavirer mes lunettes !

Nous nous en allions promener,
Sa menotte en ma main blottie,
Mais, maintenant qu’elle est partie,
Je vais mourir, vous comprenez.

Jamais, bien sûr, le temps n’eflacc
Un chagrin comme celui-là !
Puisque mon enfant s’en alla,—
Que voulez-vous donc, que je fasse ?

Dans le pré des coquelicots, —
Rousse, châtaine, brune ou blonde, —
Les fillettes dansaient la ronde,
Et je tricotais mon tricot.


Coquelicot, pervenche et mauve !
Au premier tour, faut s’embrasser.
Au deuxième tour, faut passer,
Au troisième tour, on se sauve !

« C’était un sire de Bordeaux,
Époux d’une reine Eglantine… »
Ses petits bas sur sa bottine,
Son chapeau flottant sur son dos,

Elle se sauvait, ma Jeannette,
Ma mignonne aux cheveux dorés,
Son rire tintait sur les prés
Comme une argentine sonnette.

Puis, dès qu’on la voulait saisir,
Elle m’appelait à son aide.
Je sentais son cœur d’oiseau tiède
Battre de crainte et de plaisir.

Le soleil a tari la source
Et desséché le vert roseau,
O pauvre petit cœur d’oiseau
Qui s’est arrêté dans sa course !

De mes vieilles mains j’ai planté
Des Heurs sur elle, au cimetière ;
Sa tombe embaume, tout entière,
Sous les lis et les roses-thé.

Mais je m’en reviens, je pénètre
Dans sa chambre claire, en tremblant,
Je revois le banc de bois blanc,
En place, contre la fenêtre.

Je voudrais pleurer, pas moyen !
O mon Dieu, des douleurs pareilles !
Les enfants et les bonnes vieilles
Ensemble s’accordent si bien !

Daignez, mon Dieu, daignez m’entendre
Je n’ai plus à vivre, a présent,
Je suis seule, à quatre-vingts ans,
Et me sens si lasse d’attendre !

(Novembre.)


LA TÊTE DE VEAU

Sur le plat large que décore
Un cercle de persil nouveau,
Toute chuude et fumante encore,
Gît la triste tête de veau.

Elle gît, paupières fermées,
Blanche sur son oreiller vert,
Et de minuscules fumées
S’échoppent du crâne entr’ouvert.
Un réseau de petites veines
Qui se croise à son front pâli
Y sème de pâles verveines
Que la lumière encor pâlit.
La langue, peu à peu gonflée
En son bain de tiède vapeur,
Semble, bleuâtre et granulée,
Le fin menton d’un vieil acteur.
Le dessus qui bâille, révèle,
Sous la vapeur en fumet roux,
Les grains de riz de la cervelle
Et les cavités des os mous.

Deux roses, formant une aigrette
Sur l’ancre double des naseaux,
Semblent le panache ou la crête
De quelques fabuleux oiseaux.

… La tête se repose, lasse,
Sous les hauts flambeaux allumés,
Tandis qu’un rêve naît et passe
Devant ses yeux lourds et fermés.
Songes des natales prairies
Où folâtrent les jeunes veaux,
Où l’on entend les cris nouveaux
Des agneaux dans les bergeries !
Sa mère, l’ayant à son flanc,
Tournait un peu sa tête brune


En effleurant son ventre blanc
De ses cornes en demi-lune.

Il était roux et noir, portant
Au dos une tache jumelle
Et brusquait sa mère, en tétant,
De coups goulus dans la mamelle.

Au fond du pré les joncs pliés
Sifflaient au bord d’une rivière,
Des étincelles de lumière
S’accrochaient dans les peupliers.

… Sur le plat large que décore
Un cercle de persil nouveau,
Toute chaude et fumante encore,
Gît la triste tête de veau.

(Novembre.)

SUR LA TOMBE DE GEORGE SAND

Quel calme sous l’asile entre-croisé des branches !
Septembre s’est penché vers la tombe, sa sœur,
Et livre tristement à sa grave douceur
Le sourire attardé de quatre roses blanches…

Les arbres dont l’écorce était chère ù ses doigts,
L’herbe dont en rêvant elle aimait la caresse,
Le vieil étang, mirant sa limpide paresse,
Ce soir auront frémi du souffle d’autrefois !

Car ta campagne, ô mère, a gardé ta pensée
Et te berce en l’amour où tu l’avais bercée,
Le Berry de jadis fidèle est demeuré ;

Et lorsque le soleil s’est couché tout ù l’heure,
Devant ton souvenir, comme un enfant qui pleure,
L’automne défaillant longuement a pleuré.

(Sur la tombe de George Sand, p. 528.)

J. VALMY-BAYSSE

Bibliographie. — Le Temple, poèmes (édition de la Nouvelle Revue Moderne, Paris, 1903) ; — La Poésie française chez les Noirs d’Haïti, conférence faite le 4 juin 1903, sous les auspices de la Nouvelle Revue Moderne (édition de la Nouvelle Revue Moderne, Paris, 1903) ; — Stances à Léon Valade, poème (3 juin 1904, Bordeaux) ; — Impéria, drame en quatre actes, en vers, représenté au Théâtre des Poètes, lo 17 mars 1903 (1905) ; — La Vie Enchantée, poèmes (Sansot, Paris, 1906).

Pour Paraître : Evariste Lormeau, démocrate, roman.

M. J. Valmy-Baysse a collaboré à diverses revues françaises et étrangères. Il a fondé la revue Les Poèmes (1902), La Nouvelle Revue Moderne (1902), la revue mensuelle La Vie, dont le premier numéro a paru en décembre 1904, et Les Lettres (février 1906).

Né le 3 juillet 1874 à Saint-Médard-en-Jalle, dans l’arrondissement de Bordeaux, où il a vécu jusqu’à l’âge de vingt ans, M. J. Valmy-Baysse débuta en 1892 par des vers publiés dans diverses revues françaises et belges, entre autres le Réveil de Gand et le Chat-Huantde Bordeaux, qui, symbolistique et fantaisiste, groupait tous les jeunes poètes de la région girondine. En 1902, il fonda à Paris, avec M. Cubelier de Beynac, la revue Les Poèmes, et tout de suite après, avec MM. Edmond ToucasMassillon et Marcel Roland, la Nouvelle Revue Moderne, puis, en décembre 1904, La Vie. M. J. Valmy-Baysse figure, en outre, parmi les fondateurs de la revue humaniste Les Lettres, dont le premier numéro parut le 6 février 1906. Jugeant que — à l’heure où la langue française menace do disparaître de certaines régions — il est de notre devoir d’accueillir celles qui en ont fait leur langue d’élection, il donna le 4 juin 1903, sous les auspices de la Nouvelle Revue Moderne, une très intéressante conférence sur La Poésie française chez les Noirs d’Haïti, cette île mystérieuse et pittoresque, toujours française par ses tendances et ses préférences, et où l’ancienne métropole est toujours aimée et respectée. La même année, M. Valmy-Baysse publiait Le Temple, recueil de poèmes dont M. Emile Faguet constatait la bonne ordonnance en reconnaissant à l’auteur « le sentiment de la nature et de l’amour », et il faisait jouer, au Théâtre des Poètes, Impèria, drame en quatre actes, en vers, qui obtint les suffrages de tous les connaisseurs et à propos duquel M. Faguct disait, dans son feuilleton du Journal des Débats : « Hier, je ne connaissais pas M. Valmy-Baysse, mais je ne serais pas étonné que, demain, ce nom fut connu de tout le monde. »

LES PINS

Sous un léger manteau d’ajoncs et de bruyères,
— Un incendie ayant, hier, meurtri son sol, —
Une lande s’étend de Pontenx à Saint-Paul,
Stérile, désolée, immense et solitaire.

Et tout là-bas, très loin, et fermant l’horizon,
Leurs troncs nus encadrant de grands pans de lumière,
Les immobiles pins, en files régulières,
Déroulent sous le ciel leur verte frondaison.

Or, certain jour que le couchant les ensanglante,
Leurs silhouettes se profilent plus dolentes,
Leur feuillage s’agite avec un bruit de fer,
Et, si loin, sur la lande immense et désolée,
On dirait, masse énorme, et de points d’or criblée,
Une armée de géants en marche vers la mer.

Mimizan, août 1903.

[Le Temple.)

PAYSAGE

Midi… Les champs brûlés gémissent… Tout s’endort…
Le soleil s’assoupit sur le fleuve qui bouge,
Et le flot clair qui bat des rochers d’ocre rouge
S’enfle du flamboiement vibrant des rayons d’or.

Les bois ont des reflets violents d’émeraude,
Tout le ciel resplendit d’un éclat non pareil :
Frémissements d’azur courant dans du soleil,
Une pâmoison d’or parmi des couleurs chaudes.


Des feux criblent les flancs des coteaux inclines ;
C’est l’heure inoubliable où chante la Lumière…
Et, sans une ombre, éblouissante, la rivière
S’étale comme un paysage japonais.

Blaye, 4 juin 1893.

(Le Temple.)

LA PHTISIQUE

Elle vit comme un lis dans une forêt noire,
Un lis tremblant dans un grand bois calme et profond ;
Elle ne sera pas de celles qui s’en vont
Portant l’amour au fond de leurs yeux de victoire.

Elle n’espère plus, parce que son espoir
Détournerait ses yeux des clartés bien vivantes ;
Elle vit sans orgueil comme sans épouvante,
Et ne craint que le vent, les larmes et le soir.

La douce enfant finit le rêve de sa vie
Avec joie, elle meurt avec sérénité ;
Malgré son ignorance et sa virginité,
Son âme est satisfaite et se croit assouvie.

Quand ses yeux sans regards s’emplissent d’infini,
Cruellement, ses mains longues et diaphanes
Abattent des œillets indolents qui se fanent
Dans ses bras, au soleil torride de midi.

La chanson des oiseaux ne l’émeut pas… Pensive,
Elle note leurs airs dans son frêle cerveau,
Pour les chanter—peut-être ! —en des jardins plus beaux,
Où fleurissent — dit-on ! — les roses maladives.

(Le Temple.)



Mme JANE CATULLE MENDÈS





Bibliographie. — Les Charmes, poésies (Fasquelle, Paris, 1904).

Mme Jane Catulle Mondes a collaboré à divers journaux et revues.

En publiant son délicieux volume Les Charmes, Mme Jane Catulle Mendès a su ajouter encore de la gloire à un nom déjà glorieux. Voici un poète-femme auquel nulle poésie n’est étrangère, une femme-poète en qui frémit toute la femme, une amoureuse qui est à la fois une artiste et une intelligence. « Dans Les Charmes, a dit un critique, la personnalité de Mme Catulle Mendès s’affirme partout et ne se dément nulle part. On l’aperçoit à travers ses poèmes, hiératisée par une attitude où la Beauté volontaire, unie à la naturelle beauté, n’arrive pas à voiler l’éternelle inquiétude, l’absence de sérénité qui fait le douloureux privilège des meilleures et des plus fortes. » Le volume se compose d’une suite de poèmes qui se déroule comme les chapitres d’un roman. « C’est d’abord l’attente inquiète et puis les angoisses et les ravissements du Cœur promis, et enfin, lorsque l’âme contente croit avoir obtenu sa « part de l’infini », c’est la poignante amertume du bonheur incertain, la perception nette des limites imposées à notre félicité terrestre, toutes les alternatives de joie et de douleur, de lumière et d’ombre, qui tour à tour illuminent et assombrissent le « rêve alarmé ». Cet effort de composition, cette suite et cet enchaînement, donnent au beau livre de Mme Catulle Mendès la valeur, la force d’une grande symphonie sentimentale et passionnée, qui est animée par le rythme vif et dolent de cet « éternel féminin » où abondent les désillusions du rêve et où interviendront, de plus en plus, grâce au progrès de la civilisation moderne, les sereines consolations de l’art. »

Mme Catulle Mendès a donné à la Presse une série de subtils et pénétrants articles de critique.




APPARATS

Je veux, pour dos l’instant qu’il me verra, lui plaire,
Savoir tout le secret des parfums et des fards,
Tout l’art harmonieux du geste involontaire,
Et le subtil apprêt des plus tendres regards.

Je veux dans les tableaux et dans le plus gros livre,
Au musée où l’on voit les marbres sculpturaux,
Rechercher la beauté la plus belle de vivre,
Et pénétrer les yeux qui charmaient les héros.

Je saurai de quel rêve et quel étrange faste
Celle par qui l’on peut croire que succomba
La sagesse du grand et morne Bcclésiaste
Forma son nom d’émail : La Reine de Saba.

J’apprendrai lentement des beautés indiennes
Le silence divin sous les joyaux trop lourds,
Et de l’Espagne et des dames vénitiennes,
La splendeur des cheveux, des mains et des velours.

Un visage d’enfant sous un beau teint de lune,
La feinte d’un cœur frais que l’on a mal charme,
Les caresses des cils mouvants, l’une après l’une,
Me seront révélés sans voix par Salomé.

Je veux, quand il viendra dans l’allée empourprée,
Heureux d’atteindre enfin le but de tous les buts,
Qu’il croie, en me voyant, frêle, grave et parée,
Voir une reine-enfant avec les attributs.

Je ne bougerai pas, délicate et sereine,
Un long temps, pour qu’il rêve et qu’il soit étonné,
Et pour que, dès ce jour, à jamais il comprenne
Le geste de mon corps immobile et donné.

Arrêté dans l’allée où rêvent de vieux charmes,
Il voit aussi mon cœur : mon cœur est un coffret
Qui contient les trésors de l’amour et des larmes’,
Et dont sans le savoir il détient le secret.

Et puis nous parlerons. Hélène et Cléopâtre
M’ont dit comment on vainc les guerriers et les rois,

Mais j’aurai, les matins, appris d’un jeune pâtre,
Qui jouait de la flûte, à moduler ma voix.

Je dirai le beau jour. Il sera plus sensible
Au son tremblant et lent qu’à tout autre agrément,
Car, par ma voix où vit toute l’âme indicible,
ll saura que je l’aime et qu’il est mon amant.

LES OFFRANDES

Tu ne sais pas combien j’aimais le beau ciel clair
Où toujours on croirait qu’un Dieu nouveau va naître,
Combien j’aimais la mer, la désireuse mer,
Et les champs et les bois, avant de te connaître !

Comme j’aimais les parcs et leurs arbres âgés
Courbés vers les ruisseauxpleins de soudains murmures
Et les matins, comme j’allais dans les vergers,
Voir amoureusement si les pêcbes sont mûres,

Gomme j’aimais les fleurs et les libres oiseaux,
Et les chemins d’été qui vont à l’aventure,
Et les iris secrets penchés sous les roseaux,
Et toutes les saisons et toute la nature !

Que j’adorais, et pêle-mêle, et sans choisir,
L’aurore, les midis, les soirs bleus, les orages,
Tu ne sais pas ma ruse et mon jeune plaisir
A greffer savamment les églantiers sauvages.

Je n’aime plus que toi. Si vous n’êtes pas là,
Les jardins sont déserts, c’est à toi que je pense.
Au bord des vastes mers que l’aube dévoila,
Je suis comme un marin qui veut sa récompense.

Mais tu m’as prise avec mes anciens amours,
Mon esprit a gardé le souvenir d’une aile,
Et pour ce beau destin que tu m’aimes toujours
Mon âme enferme un peu de la mer éternelle.

Mon amour est un arbre et mon cœur est un fruit
Que ton désir changeant peut savourer ou mordre,
Je te donne avec moi le soleil et la nuit,
Le ciel et la nature en un fougueux désordre.


Retrouve en mon baiser profond, ô mon amant,
Ce goût d’azur, d’air libre et de vie exaltée,
L’extase sans objet, sa beauté, son tourment,
Tous les divins soucis dont j’étais enchantée.

Et prends mes mains qui caressèrent si souvent
Les écorces, la chair des fleurs, toutes les sèves,
Et mon large regard qui brava tout le vent,
Et mes cheveux, velours jeté sur tous les rêves !

DÉSESPÉRANCE

Mon cœur se sent mortel pour la première fois.
Astres des cieux| soleil, éternités du monde.
Et toi la préférée, ô mer douce et profonde,
Renaissances des fleurs, des arbres et des bois,
Foi divine qui vois des dieux dans les étables,
Illusion drapée en tes voiles de paix,
Toi, volupté, qui prends les plus pensifs aspects,
Vous n’êtes plus en lui toutes choses durables !
Mon cœur sait qu’il mourra, demain, bientôt, plus tard.
Qu’il est à la merci d’un heurt, ou d’un hasard,
D’un battement, d’une faiblesse, et que le rêve
L’a blessé jusqu’au fond, haut et dur comme un glaive ;
Qu’il doit sans cris tumultueux porter ce poids
Comme la marque d’or griffée au front des rois,
Qu’on ne retire pas un fer d’une blessure,
Que du geste à venir seule la mort est sûre,
Qu’en elle désormais tout désir se confond,
Et que c’est à cela que tous les espoirs vont !
Je ne crois plus en toi, radieuse espérance !
Je ne crois plus en vous, charmes puissants et frais
Des vains printemps, ni plus en vous, mensonges vrais
De l’espace et du ciel, ni plus en toi, souffrance,
Plus même en toi, souffrance au regard desséché,
Je ne crois plus au mal, et plus à mon péché ;
Et je porte ce cœur qu’on dénie ou qu’on raille
Comme un temple fermé que garde une muraille,
Cœur naguère hanté d’orgue grave, de chant,
Que tout rendait sacré, que tout rendait touchant,

Cœur vaste qui croyait qu’en l’amour on recèle
La vie et ses secrets, les mondes et les dieux,
Le plus fort, le plus doux, le plus mystérieux,
Et de l’éternité n’était qu’une étincelle.


ALFRED DROIN

Bibliographie. — Amours divines et terrestres, poésies, préface de Sully Prudhomme (Lemerre, Paris, 1904) ; — La Jonque victorieuse, poésies (Fasquelle, Paris, 1906).

M. Alfred Droin a collaboré à l’Hermine, à la Revue (ancienne Revue des Revues), etc.

M. Alfred Droin, officier colonial, né à Troyes en 1878, publia ses premiers vers dans l’Hermine, revue de Bretagne, puis dans la Revue, ancienne Revue des Revues. Son premier livre, Amours divines et terrestres, parut en juillet 1904, avec une préface de Sully Prudhomme. Une noble et chaste pensée, servie par une forme des plus heureuses, respire dans ces vers qui sont beaucoup mieux qu’une belle promesse. Après un long voyage au Cambodge, au Siam ut au Tonkin, M. Alfred Droin fit paraître, en juin 1906, un nouveau volume, La Jonque victorieuse, qui, parmi des explosions d’orgueil viril et triomphant, contient des pièces d’un charme pénétrant et nostalgique.

SUR LA « TÊTE DE CIRE » (LILLE)

Sur moi, l’adolescent vient modeler son rêve.
L’épouse qu’il espère en mes traits lui sourit.
Je précise en son cœur l’idéal qui se lève.
Comme un portrait aimé, j’habite son esprit.
Sur moi l’adolescent vient modeler son rêve.

Ma candeur fait songer aux baisers d’une sœur ;
L’attente de l’amour rend grave mon visage.
Mon cou se penche ainsi qu’une tige de fleur.
J’emplis l’âme de paix, comme un beau paysage.
Ma candeur fait songer aux baisers d’une sœur.

Mon front est ennobli d’une calme pensée.
Chacun de mes contours enchante le regard.

Aux coins de ma paupière une énigme est fixée.
Je fais croire au divin par la force de l’Art ;
Mon front est ennobli d’une calme pensée.

J’inspire le désir fervent de rester pur.
Rien qu’en me regardant l’homme se sanctifie.
Comme l’aube qui teint le firmament d’azur,
Je colore d’espoir sa chaste rêverie.
J’inspire le désir fervent de rester pur.

Mon sourire paraît être un lever d’étoile.
Il fait jaillir, dans l’âme, une gerbe de lis.
J’ai le charme divin de l’amour qui se voile.
Par mon seul souvenir les cœurs sont embellis.
Mon sourire parait être un lever d’étoile.

(Amours divines et terrestres.)

SUR LE « SAINT JEAN-BAPTISTE »
DE LÉONARD DE VINCI

On sent, dans ma beauté, la présence de Dieu.
Mon geste tout-puissant, dressé vers l’Invisible,
Force l’âme à monter, sur des ailes de feu,
Par delà les confins de l’univers sensible.
On sent, dans ma beauté, la présence de Dieu.

Je suis le rayonnant visage du mystère,
Et par mes yeux profonds regarde l’Infini ;
Je ressuscite en l’homme un besoin de prière,
C’est par moi que le rêve à l’au delà s’unit.
Je suis le rayonnant visage du mystère.

Mon menton, noyé d’ombre, est chargé de secrets,
Ma bouche a le silence imposant de la tombe,
Le miracle de l’Art s’éternise en mes traits.
Jerends l’hommepensif, comme un beau soir qui tombe.
Mon menton, noyé d’ombre, est chargé de secrets.

Ma forme laisse au cœur une empreinte divine.
Mes yeux ont la douceur des ciels galiléens.
Le vrai sens de la mort, sous leurs cils, se devine :

Ils sont brillants d’espoir, comme les pleurs chrétiens.
Ma forme laisse au cœur une empreinte divine.

Je figure l’esprit délivré de la chair.
J’enferme en mes contours tout l’horizon céleste.
Les pensers que j’évoque ont des lueurs d’éclair.
J’annonce l’idéal que l’Evangile atteste.
Je figure l’esprit délivré de la chair.

Je réveille, dans l’âme, une lyre endormie.
Qui me contemple éprouve un trouble musical.
La ligne de mon bras est une mélodie.
Mon sourire est le chant du monde sidéral.
Je réveille, dans l’âme, une lyre endormie.

L’écho du paradis s’entend dans mes accords.
Le couple humain, par moi, se transfigure en ange.
Ma beauté réunit deux cœurs dans un seul corps.
De deux êtres, je forme un céleste mélange.
L’écho du paradis s’entend dans mes accords.

(Amours divines et terrestres.)

EMILE IANTE

Bibliographie. — Les Émotions Modernes (Victor Havard, Paris, 1904).

M. Emile Lanto a collaboré à la Foi nouvelle, à la Revue Contemporaine, à la Province, à la Revue Forèziennc, à VHérault, etc.

M. Emile Lanto est né à Lille en 1331. Éprouvant dès le collège le besoin de se manifester, il devint l’un des assidus des « Fils des Trouvères », dont il fut bientôt nommé secrétaire général, contribua à la fondation dos Mardis Littéraires, et lança, a dix-neuf ans, la Revue .Contemporaine. Il y signa régulièrement la Chronique des livres, se prodigua dans les revues, prit l’initiative de la fondation des « Rosati de Flandre », dont il fut élu secrétaire, et organisa à Lille conférences sur conférences. S’étant dès 1901 rallié à l’Ecole française, il collabora à la Foi Nouvelle et prit ensuite avec M. André Guerre la direction lilloise de La Province, où il donna ses Lettres Septentrionales. 1I envoyait daus le même temps des Cahiers Septentrionaux à la Revue Forèziennc et publiait dans l’Hérault des Chroniques Septentrionales. Nommé secrétaire pour la ville de Lille du Comité du monument Talma, il donne une représentation théâtrale avec le concours de la Comédie française, prépare le second Congrès des Poètes (1902), puis vient à Paris, en 1903, apporter au mouvement régionalislc l’ardeur de sa conviction. Son premier volume de vers, Les Emotions Modernes (1904), contient des poèmes d’une très pure inspiration, « L’auteur, dit M. Pierre de Bouchaud, s’est efforcé de vivre en communioo avec le monde actuel ; de célébrer tout ce qui est bon et beau et de magnilier dans le présent les heures qui nous sont dévolues en faisant ressortir les émotions sensitives, psychologiques ou cérébrales qui s’en dégagent. »

A UNE JEUNE FILLE

Le charme de vos yeux est chose si fragile,
Qu’un regard, s’attardant ù fixer leur douceur,
Pourrait en profaner l’intimité tranquille
Et flétrir d’un désir leur exquise candeur ;

Vos yeux ignorent tout… Les éveils de la brise
N’ont jamais alangui l’or léger de vos cils :
Dans leur rayonnement, jamais ne s’imprécise
Le nostalgique émoi des jours troublants d’avril ;

Vos yeux ne cherchent pas les tiédeurs amoureuses
Dont s’énerve l’air bleu des jardins de printemps ;
Le soir, le sommeil de vos prunelles songeuses
Ne sait que la blancheur des blancs rêves d’enfant…

Oh ! conservez longtemps vos paupières baissées
Aux sourires menteurs, à la vie, aux passants ;
D’avoir levé les yeux, bientôt l’âme est lassée.
Ignorez ; de savoir on souffre, on souffre tant…

(Les Émotions Modernes.)

FEMME D’AUTREFOIS

Femme ! je ne te vis, jadis, que quelques heures,
Passante parmi les passantes… Je ne fus
Pour toi qu’un doux enfant dont nul trait ne demeure,
Un visage qui fuit aussitôt qu’apparu…

Je me souviens : tu mis ta main pôle à mes joues.
Frôlas négligemment mes cheveux de tes doigts,
Ignorant que ta grâce un peu triste, un peu floue
Sous le long voile noir, s’incarnait toute en moi.

Depuis, j’ai grandi ; mais mon âme adolescente
Se rappelle toujours la bonté de tes yeux
Et, parfois, imprécise en ta robe flottante,
Je te vois apparaître au lointain des soirs bleus…

(Les Émotions Modernes.)


ONDÉE PRINTANIÈRE

Il pleut gaîment, dans le soleil,
Il pleut sur les feuilles rieuses,
Il pleut sur les fleurs en éveil ;
Il pleut gaîment, dans le soleil,
Sur les chemins bordés d’yeuses…

Il pleut, et c’est, dans le lointain,
Une fête multicolore
Où tintent des sons argentins ;
Il pleut, et c’est, dans le lointain,
Une fête que le ciel dore…

Il pleut gaîment, dans le soleil,
Il pleut, et les gouttes murmurent
Les fièvres des midis vermeils ;
Il pleut gaîment, dans le soleil,
Il pleut, il pleut des perles pures…

Puisqu’il a plu longtemps, longtemps,
Pour charmer mon cœur de poète,
Pour faire rire tes vingt ans,
Allons, puisqu’il a plu longtemps,
Egoutter des fleurs sur nos têtes.

(Les Émotions Modernes.)

EDMOND PICARD

Bibliographie. — Paradoxe sur l Avocat (Larcier, Bruxelles. 1880) ; — La Forge Roussel (Larcier, Bruxelles, 1881) ; — L’Amiral (Larcier, Bruxelles, 1883) ; — Mon Oncle le Jurisconsulte (Larcier, Bruxelles, 1884) ;—La Veillée de l’Huissier (Larcier. Bruxelles, 1885) ; — Pro Arte (Larcier, Bruxelles, 1886) ; — H Juré (Larcier, Bruxelles, 1887) ; — El Moghreb-aUAksa (Larcier, Bruxelles, 1889) ; — Quarante-huit heures de Pistole (Larcier, Bruxelles, 1893) ; — Vie Simple (Larcier, Bruxelles, 1893) ; — Imogène ; — En Congolie (1896) ; — Discours sur le Renouveau an Théâtre (Larcier, Bruxelles, 1897) ; — Le Droit Pur (Larcier. Bruxelles, 1899) ; — Monseigneur le Mont Blanc (Balat, Bruxelles, 1900) : — Confiteor (Larcier, Bruxelles, 1901) ; — Jéricho (Lacomblez, Bruxelles, 1902) ; — Fatigue de vivre (Lacomblez, Bruxelles, 1903) ; — Psuke (Lacomblez, Bruxelles, 1903) ; — Poésies (Oscar Lamberty, Bruxelles, 1904).

M. Edmond Picard a collaboré à de nombreux quotidiens et périodiques. ,

M. Edmond Picard, sénateur, avocat a la Cour de cassation, professeur de droit à l’Université nouvelle de Bruxelles, est né dans cette même ville en 1836. Jurisconsulte, professeur, homme politique, critique d’art, chroniqueur, orateur, écrivain, il a rempli les divers domaines de l’intelligence d’une activité prodigieuse. La liste de ses œuvres est longue : nous nous sommes borné à citer celles qui se rapportent exclusivement à la littérature.

M- Picard est avant tout un orateur et un homme d’action. « L’écrivain, a dit un critique, a chez lui les qualités de l’orateur. Il en a la chaleur, l’emportement, l’éloquence ; il en a aussi In dialectique serrée, habile, implacable. Son style est celui de l’homme d’action. Il affectionne le néologisme pittoresque, et sa phrase correspond avec exactitude aux vivacités de sa pensée. II ne se comptait point aux enjolivements ni aux préciosités de la forme. Il va droit au but. C’est que M. Edmond Picard n’est point d’avis que l’art se suffise à lui-même. Adversaire de la théorie de l’art pour l’art, il a toujours proclamé la nécessité d’accorder l’art avec l’idéal social qu’il rêvait. Ses œuvres suivent les impulsions de sa nature ardente, do sa personnalité complexe. Dans le mouvement littéraire national, il marque par son infatigable combativité et par sa passion des idées. »

M. Edmond Picard a publié en 1904 un volume de vers. On nous saura gré d’en avoir extrait le sonnet qu’on va lire.

L’ÉTANG

Mon âme est un étang m orécageux et mort !
Des vents glacés sans cesse y gémissent leurs plaintes.
Ecimés et marqués de sinistres atteintes,
Des arbres foudroyés en attristent les bords.

Les amours oubliés, les amitiés éteintes,
Le trésor douloureux des cruautés du Sort,
Pourrissent lentement dans la vase qui dort,
Avec le terreau noir, avec les fleurs déteintes.

Lugubre lieu ! Pourtant, en cet abîme sourd,
Lorsque mon faible cœur ose jeter la sonde,
Et d’un coup imprévu frapper le limon lourd,

Un rayon se répand, un frémissement court,
Quelques blancs souvenirs montent à travers l’onde,
Nénuphars étoilant ma détresse profonde.


AUGUSTE DUPOUY

Bibliographie. — Parlances, poèmes, ouvrage couronné par l’Académie française(Lemerre, Paris, 1905).

M. Auguste Dupouy a collaboré à la Revue Idéaliste, à la Revue des Poètes, au Penseur, aux Lettres, etc.

M. Auguste Dupouy, Breton par sa mère, à demi Breton par son père, est né en novembre 1872 à Concarneau (Finistère). Son grand-père paternel était Bayonnais : d’où son nom peu celtique. M. Dupouy a fait toutes ses classes au lycée de Brest, sauf la rhétorique supérieure, suivie au lycée do Rennes et au lycée Henri IV. Entré à l’Ecole normale en 1893, il a professé la rhétorique à Tulle, pendant une année, puis à Quimper, de 1896 à 1902. Il est actuellement professeur de rhétorique au lycée d’Angers.

De seize à vingt ans, à l’âge où le romantisme séduit le plus, M. Dupouy fut un pur classique. Depuis sa vingtième année, deux amours, deux passions, se partagent son cœur : il adore l’art grec, il aime la mer, le vaste Océan- Il l’aime, non en dilettante, mais en Breton, mais en marin. Chaque année, il va passer ses vacances à Saint-Guénolé, ou à Penmarc’h (Finistère), où ses parents sont venus habiter en 1880.

« C’est là, nous écrit-il, dans la famille, dans la société de quelques peintres et celle des pêcheurs, dans un décor lumineux de sables, de ciel et d’eau, que j’ai éprouvé mes émotions les meilleures. »

M. Auguste Dupouy a fait, il y a quelque temps, un voyage en Afrique. Il s’est aventuré jusqu’au Sahara, à travers l’Aurès, par des pistes inconnues du tourisme. Est-ce d’avoir longtemps regardé la mer griso, d’avoir parcouru les vastes solitudes du continent africain, que le jeune poète a gardé au plus profond de son âme cette douce mélancolie qui se reflète dans ses poèmes d’un charme si pénétrant ?


HIVER

A ma sœur Alice.

Ma sœur, voici les jours sans joie
Où le regard des ciels d’hiver
A travers des pleurs s’apitoie
Sur la détresse de la mer.

Le paisible attrait des mers pleines,
Ma sœur, ne le jalouse plus,
Ni la voix douce des sirènes
Qui me troublait avec le flux.

Durant les longs mois d’hivernage,
Sous le manteau gris des brouillards,
Les barques vides au mouillage
Oublieront l’orgueil des départs.

Et nous, oublions-le comme elles.
Sur les eaux souffle un air glacé.
Vous aussi, repliez vos ailes,
O mes rêves des mois passés.

Sous le vent qui fouette leur plume,
Les pauvres goélands ont froid.
Voici venus les jours de brume,
Ma sœur, et je reviens vers toi.

En quittant la plage déserte,
Je sais qu’au bout de l’escalier
Je trouverai ta porte ouverte
Et ton sourire coutumier.

Je sais qu’il fait bon dans ta chambre,
Et que c’est un réduit bien clos
Où la bise âpre de novembre
N’effraiera point nos lents propos.

Près de la fenêtre où tu brodes.
Cependant que la grève en deuil
Pleure les beaux jours en exode,
Je roulerai le vieux fauteuil.


Et là, sans hâte, sûrs des heures,
Nous causerons, baissant la voix
Pour ne pas que l’ombre s’épeure…
Nous nous tairons aussi parfois.

Alors, aux cris de la tourmente,
Nous songerons que c’est l’hiver,
Qu’il pleut au dehors et qu’il vente,
Et qu’il est des marins en mer.

PÈLERINAGE

« J’ai tout revu. «

(verlaine.)

Moi, je n’ai rien revu. Plein des rimes apprises,
J’ai voulu retrouver, comme d’autres, le nid,
Et je m’en suis venu du pays des églises,
Par les chemins d’ajoncs que tourmente la brise,
Vers la grève de sable enclose de granit.

Et rien ne m’a plus dit. J’ai marché par la grève
Et me suis étonné de mon ancien émoi.
Les rochers ne m’ont plus confié leur vieux rêve,
Et la profonde voix qui des houles s’élève,
L’âpre voix de la mer n’a plus chanté pour moi.

Et je n’ai pu savoir ce qu’étaient devenues
Les Morganes d’antan qui m’ont fait tressaillir,
Du fond de leur palais de pierre, aux parois nues,
En fixant sur mes yeux les lueurs inconnues
De leurs yeux d’émeraude étoilés de saphir.

Pour rendre son langage au vent de mer qui passe
Et l’éclat d’autrefois à ce décor pâli,
L’Enchanteur n’est plus là. Puisque ici tout s’efface,
Reprenons le chemin, ô ma bonne besace,
Vers les puys nouveaux promis au même oubli.


ABEL BONNARD

Bibliographie. — Les Familiers, poèmes, ouvrage ayant obtenu le prix national de poésie (Société française d’Imprimerie et de librairie, Paris, lOO<i).

En Préparation : Un volume de vers.

M. Abel Bonnard, né à Poitiers le 19 décembre 1883, est d’origine corse. Il s’essaya de bonne beure à la poésie. Son premier recueil, Les Familiers, publié en 1906, livre pleinement original, contient des pièces telles que Le Faisan, le Vieux Coq, Le Lapin, etc., où abondent les heureuses trouvailles et qui lui assignent une place d’honneur parmi les jeunes poètes de l’heure présente. Les Familiers ont obtenu, l’année même de leur apparition, le prix national de poésie, institué le 9 avril 1906 par M. Aristide Briand, ministre de l’Instruction publique, à la demande de M. Emile Blémont appuyée par M. Maurice Couyba.

LE VIEUX COQ

Il est blanchi, boiteux sur ses gros éperons.
Ses cris vers le soleil sembleraient des affronts ;
Il est muet ; il est comme un palais qui croule.
Les grains qu’il veut lui sont volés par quelque poule.
Il ne sait d’où lui vient sa langueur ; autrefois
Il éclatait d’orgueil, de splendeur et de voix.
Si chaque soir l’éteint, nulle aube ne l’allume.
On peut voir, tant il est appauvri plume à plume,
Gomme a ces vieux coffrets jetés dans les marchés,
La place sur son cou des joyaux arrachés.
Le cri de ses voisins rétrécit son fief morne.
L’air rougit ; le soleil tombe comme une borne.
Le couchant s’en va seul après lui ; dans l’air gris

Voici le soir informe et les chauves-souris.
L’ombre avec les bergers va des sommets descendre.
Tandis que, secouant une invisible cendre,
S’en vont vers l’arbre creux les poulets pleins d’ennui,.
Ce vieux coq se dégrade au point d’aimer la nuit.

LE LAPIN

Quand je vais lui porter les déchets et le pain,
Je ne sais pas pourquoi j’engraisse le lapin.
Ce sot ne tente pas mon fourneau ; ses oreille ?
L’accablent ; il ne fait que des mines pareilles ;
Son nez seul bouge en lui comme un trèfle agité ;
Il n’a pour l’animer que ce tic, et l’été
Cerne en vain ce mangeur insipide : il se frotte
Et souffle, régalé d’un débris de carotte,
Et s’enfle sous son poil tiède, et fait des sauts mous,
Et se gorge sons fin de la fadeur des choux.
II mérite les choux, mais non pas la rostre.
C’est le soir ; et là-bas, dans la plaine boisée,
Quelque lièvre, attentif, à peine soucieux,
Recueille la douceur nocturne dans ses yeux.


PIERRE COLOMB

Bibliographie. — Le Biniou, un acte en vers, en collaboration avec M. Paul Géraldy (plaquette publiée en 1901 ; épuisée).

En Préparation : Les Trois Ages, comédie en un acte, en vers, en collaboration avec M. Paul Géraldy ; un volume de poésie.

M. Pierre Colomb a collaboré à la Nouvelle Revue Moderne, à la Revue Idéaliste, etc.

M. Pierre Colomb est né le 22 juillet 1883. Ses premiers et timides essais le firent remarquer dès le lycée. Il fut chargé de représenter la jeunesse poétique au centenaire de Victor Hugo, publia plusieurs articles de science enfantine dans Le Petit Français Illustré, éparpilla des vers dans quelques revues jeunes et fut vivement remarqué aux soirées de la Plume.

M. Pierre Colomb est avant tout un poète social. Il s’occupe activement de l’enseignement du peuple et fait des cours et des conférences dans les universités populaires.

NOSTALGIE

Pour Paul Gèraldy.

J’ai le mal du Pays, moi, futur fonctionnaire,
moi, bourgeois citadin, j’ai le mal du Pays !
Je suis las des agents et des portes cochères,
et de la Tour Eiffel qu’on lampionne la nuit !

Mais, si l’énervement crispe mon cœur sauvage,
mes yeux sont doux, tournés vers leur rêve, là-bas,
qui vague lentement sur des toits de village,
dans des pays aimés que je ne connais pas ;

dans de larges pays tout pleins de bonnes gens
ou mon calme désir place de braves filles,
où les bardis soleils d’un grand ciel indulgent
fécondent puissamment la terre et la famille.

J’y cherche les coins d’ombre où de vieilles fermières
s’absorbent sans penser jusqu’à la fin du jour,
si bonnes qu’on voudrait les appeler « grand’mère »,
si douces qu’on pourrait leur conter ses amours.

Et je vois cheminer les lourds adolescents
et les filles des champs, tendres et sensuelles,
qui cambrent en riant leur torse aux seins puissants
et n’ont pas de pudeur parce qu’elles sont belles.
Car l’àme villageoise est naïve et joyeuse
dans le repos serein des travaux naturels ;
le front est plus ridé, les mains sont plus calleuses,
mais l’œil ne s’assombrit qu’avec le bleu du ciel.

C’est pourquoi fatigué, las d’être endimanché,
je voudrais m’oublier dans les candeurs que j’aime,
moi qui saurais si bien me faire pardonner
mes gestes fatigués et mon visage blême :

Je voudrais me mêler aux noces