Anthologie des poètes français contemporains/Grenier Edouard

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 60-66).








Bibliographie. — Primavera (1843) ; — Iambes (1852) ; — Petits Poèmes, ouvrage couronné par l’Académie française (1859) ; — traduction du Renard de Gœthe (1860) ; — Poèmes dramatiques (1861) ; — La Mort du président Lincoln, poème couronné par l’Académie (1867) ; — Amicis (1868) ; — Séméia, poème couronné par l’Académie française (1869) ; — Marcel (1875) ; — Jacqueline Bonhomme, poème dramatique (1878) ; — Francine (1885) ; — Rayons d’hiver (1886) ; — Penseroso (1886) ; — Théâtre inédit (1889) ; — Poèmes épars (1889) ; — Œuvres, 3 vol. (1895-1902).

Les œuvres d’Edouard Grenier ont été publiées, pour la plupart, chez Alphonse Lemerre.

Édouard Grenier a collaboré au Parnasse et à de nombreux journaux et revues.

« Né à Baume-les-Dames (Doubs) le 20 juin 1819, Édouard Grenier passa à Montbéliard, où son père était receveur, les huit premières années de son enfance. Apparenté par sa mère aux meilleures familles de Besançon, c’est au lycée de cette ville qu’il fit ses études classiques. Il se destinait au barreau, mais il quitta ses études de droit pour entrer dans la carrière diplomatique, qui plaisait à ses goûts de voyage et lui paraissait plus indépendante. Nommé secrétaire d’ambassade à Berne après la révolution de Février, ses opinions libérales ne lui permirent pas de continuer ses fonctions après le Coup d’Etat, et il refusa de servir l’Empire. Dès lors, plusieurs années de sa vie s’écoulèrent dans les voyages ; il visita et habita successivement l’Allemagne, l’Autriche et la Turquie, où il fut précepteur du prince de Roumanie. C’est pendant son séjour à l’étranger que son goût pour les lettres et son talent poétique devaient se développer.

Doué de toutes les qualités de l’esprit et du cœur, jeune et beau, d’une instruction variée, parlant plusieurs langues, il fut recherché dans les salons de tous ceux qui, à cette époque, étaient des amis de la France. C’est ainsi qu’il eut l’honneur de connaître l’élite de la société qui l’avait accueilli et apprécié, et qu’il devint l’ami du grand poète roumain Basile Alexandri. Mais le mal du pays le mordait au cœur, et la pensée de sa mère, qu’il chérissait et qu’il voulait revoir, lui fit hâter son retour dans sa ville natale, qu’il devait quitter encore pour voir l’Italie. La guerre de 1870, la mort de sa vieille mère et celle de son frère, le peintre Jules Grenier, l’éprouvèrent cruellement. Résidant l’hiver à Paris, en été à Baume, dans sa maison paternelle, si hospitalière, qu’il a décrite avec tant d’amour dans ses vers, le doux vieillard partagea les dernières années de sa vie entre les devoirs de l’amitié, le culte resté vivant en lui de la belle poésie et la pratique de la bienfaisance. Il est mort à Baume-les-Dames le 5 décembre 1901, à l’âge de quatre-vingt deux ans. » (Frédéric Bataille.)

Édouard Grenier, qui rappelle les pures beautés d’André Chénier et de Lamartine, est, dit M. Jules Lemaître, « le représentant distingué d’une génération d’esprits meilleure et plus saine que la nôtre. On ne sait si son œuvre nous intéresse plus par elle-même ou par les souvenirs qu’elle suscite, mais le charme est réel. Toute la grande poésie romantique se réfléchit dans ses vers, non effacée, mais adoucie, comme dans une eau limpide… Chacune de ses œuvres est un de ces rêves où l’on s’enferme et où l’on vit des mois et des ans, comme dans une tour enchantée… » La gloire du maître qui chanta en vers raciniens la douceur des rêves amoureux et la sainte amitié restera l’une des plus pures et des plus durables de la poésie contemporaine.




AMITIÉ


Je connais sur la terre une bien douce chose
Au cœur blessé,
Un asile où, poudreux, le voyageur repose
Son pied lassé ;
Une source qui fuit de son bassin de mousse
À flots égaux,
Où la lèvre peut boire avec l’eau fraîche et douce
L’oubli des maux.
Je sais un doux parfum, un baume salutaire,
Rayon d’avril
Que l’ange même envie aux enfants de la terre,
Dans leur exil.
Eh bien ! le doux parfum, l’eau fraîche, le dictame,
L’asile sur
C’est pour un cœur souffrant une amitié de femme
Où tout est pur,

(Prirnavera.)

PRÉLUDE DE L’ELKOVAN


I


La brise fait trembler sur les eaux diaphanes
Les reflets ondoyants des palais radieux ;
Le pigeon bleu se pose au balcon des sultanes ;
L’air embaumé s’emplit de mille bruits joyeux ;
Des groupes nonchalants errent sous les platanes ;
Tout rit sur le Bosphore, et seuls les elkovans
Avec des cris plaintifs rasent les flots mouvants.

II


O pâles elkovans, troupe agile et sonore,
Qui descendez sans trêve et montez le courant !
Hôtes doux et plaintifs des ondes du Bosphore,
Qui ne vous reposez comme nous qu’en mourant !
Pourquoi voler ainsi sans cesse dès l’aurore,
Et d’Asie en Europe, et de l’aube au couchant,
Jeter sans fin ce cri monotone et touchant ?

III


Le peuple de ces bords vous vénère et vous aime ;
Le pêcheur vous salue en jetant ses filets ;
Les enfants du rivage et le chasseur lui-même
Ne déciment jamais vos rangs toujours complets ;
Et quand le soleil tombe à l’horizon extrême,
L’odalisque, entr’ouvrunt la vitre des Yalis,
Yous suit d’un long regard à travers le treillis,

IV


On dit, ô voyageurs ! que vous êtes les âmes
Des victimes sans nom qui dorment sous ces flots,
Corps souples et charmants d’ardentes jeunes femmes
Dont la nuit et l’horreur étouffaient les sanglots
Lorsque, cousus vivants dans des toiles infâmes,
L’eunuque les plongeait dans ce gouffre profond,
Muet comme la tombe et comme elle sans fond.


V


Voilà pourquoi, laissant vos corps sans sépulture
Servir sous les flots bleus de pâture au dauphin,
Vos mânes irrités errent à l’aventure
Et, sans se consoler, volent, volent sans fin ;
Voilà pourquoi, plaignant toujours votre torture,
Vous ne quittez jamais ce rivage embaumé
Où vous avez souffert, où vous avez aimé.

VI


Et vous avez raison ! car, dans ce pauvre monde,
On ne vit qu’où l’on aime, et la patrie est là !
Ici-bas, rien ne vaut le coin d’ombre profonde
Où d’un être adoré le cœur se révéla.
Que ce bonheur ait lui l’éclair d’une seconde
Ou qu’il ait rayonné sur un long avenir,
L’âme en garde à jamais l’immortel souvenir.


SÉRÉNADE



J’ai dit aux étoiles :
« Elle est votre sœur,
Et vos yeux sans voiles
Ont moins de douceur
Que dans sa prunelle
L’humide étincelle
Qui lui vient du cœur. »

J’ai dit à la rose :
« Fais-lui des emprunts !
Sa bouche mi-close
Et ses cheveux bruns
Ont si fraîche haleine
Qu’ils passent sans peine
Tes plus doux parfums. »

J’ai dit à la brise
Qui meurt dans les bois,
A l’eau qui se brise
Et chante parfois :

« Sa voix est plus pure
Que votre murmure.
Imitez sa voix ! »

J’ai dit à l’Aurore :
« Ton œil d’Orient
Pourrait être encore
Cent fois plus brillant,
Si tu savais prendre
L’éclat doux et tendre
De son front riant ! »


(Amicis : Chansons.)


PLAINTE


Le vent aime la fleur ; la fleur, le papillon ;
Le papillon, l’azur ; l’azur, le doux rayon
De l’étoile lointaine ;
L’étoile aime la mer, et la mer, le rocher
Qui reçoit ses baisers sans se laisser toucher
Par l’amour ou la haine.
Hélas ! c’est donc la loi des choses d’ici-bas ?
Et moi, j’adore aussi qui ne m’aimera pas ;
C’est une autre qui m’aime.
Et celle à qui j’aurais voulu donner mes jours
Cherchera loin de moi d’impossibles amours
Qui la fuiront de même.
O vent, fleur, papillon, azur, étoile, mer !
Vous qui souffrez aussi de ce tourment amer,
Puisque je vous ressemble,
Amis de l’infini, frères silencieux,
Venez, rapprochons-nous, aimons-nous sous les cieux,
Consolons-nous ensemble !


(Amicis : Élégies.)


LA GLYCINE


O glycine, pâle glycine !
Que j’aime tes rameaux tordus,
Tes fleurs où l’abeille butine,
Et tes longs festons suspendus !

Son feuillage léger décore
Notre vieille et simple maison :
Mais j’ai, pour la chérir encore,
Une autre secrète raison.

Dieu fit d’elle le pur emblème
De la loi du monde moral ;
Car mieux encor que l’homme même
Elle rend le bien pour le mal.

Qu’une main cruelle ou distraite
Brise un de ses rameaux en pleurs ;
Là même où la blessure est faite
Germeront des grappes de fleurs.

Homme ou poète, la glycine
Te donne une double leçon :
Imite sa douceur divine.
Malgré l’injustice sois bon !

Et si ton âme fut brisée
Par le sort ou par les méchants,
De ta douleur cicatrisée
Fais jaillir les fleurs de tes chants !


(Amicis : Élégies.)


LES DEUX GOÉLANDS


Je vois chaque matin, au lever de l’aurore,
Deux goélands jumeaux, qui planent dans les cieux.
Décrivant au-dessus de la vague sonore
La courbe de leur vol calme et silencieux.
Lentement dans l’éther que la lumière dore,
Ils glissent d’un essor pareil, insoucieux
De ces pauvres humains qui s’éveillent encore
Pour reprendre leur joug et tirer leurs essieux.
Mais eux, montant toujours plus haut dans la lumière,
Ils ont su conserver la liberté première,
Ils n’ont d’autres soucis que d’ouvrir l’aile aux vents ;
Leur solitude à deux est limpide et profonde ;
Ils s’aiment en planant loin des bruits de ce monde…
Comme je vous envie, ô pâles elkovans !

(Poèmes ëpars : Sonnets.)