Anthologie des poètes français contemporains/Manuel Eugène

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 352-357).





Bibliographie. — La France, livre de lecture à l’usage des classes, en collaboration avec M. Lévi-Alvarez, 4 volumes (1854-1858, plusieurs fois réimprimé) ; — Pages intimes, poèmes (1866) ; — Poèmes populaires ; — Les Ouvriers, drame en un acte et en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1870) ; — Pendant la guerre, poésies (1871) ; — L’Absent, drame (1873) ; — En voyage, poésie (1890) ; — Poésies de l’école et du foyer (1892). — En outre : éditions classiques de morceaux choisis de J.-B. Rousseau et d’André Chénier.

Les poésies d’Eugène Manuel ont été publiées par Calmann-Lévy.

Eugène Manuel a collaboré au Parnasse et à divers journaux revues.

Eugène Manuel, né à Paris le 13 juillet 1823, mort en 1901, fils d’un médecin israélite, fit de brillantes études au Collège Charlemagne, entra en 1843 à l’Ecole normale, et fut successivement professeur de seconde et de rhétorique à Dijon, à Grenoble et à Tours, puis, à partir de 1849, dans divers lycées de Paris. Chef de cabinet de Jules Simon, en septembre 1870, inspecteur de l’académie de Paris en 1872, il fut nommé inspecteur général de l’instruction publique en 1878.

Eugène Manuel a chanté les douces affections de famille, l’amour de la patrie, la pitié envers les déshérités. « Une lumière idéale enveloppe sa poésie et jette son voile d’or sur les réalités de la vie ou de la nature. Il y a comme deux courants distincts dans la poésie de Manuel : l’un vient du fond d’une vie sincère, souvent troublée, mais plus forte que ses troubles, et d’une âme virilement attachée au devoir, défendue, par lui, contre les lâches défaillances ; l’autre vient, non plus de ces profondeurs émues de l’existence humaine, mais des hauteurs de la pensée pure, de ces sommets sacrés où l’esprit se sent plus voisin de l’infini. Bien que l’une de ces inspirations domine, elles se rencontrent, à plusieurs reprises, sans se confondre, dans l’émotion du poète : chacune a son contre-coup distinct dans l’âme du lecteur. » (E. Caro.)

VIATIQUE


Si vous voulez chanter, il faut croire d’abord :
Croire au Dieu qui créa le monde et l’harmonie,
Qui d’un de ses rayons allume le génie,
Et se révèle à lui dans le plus humble accord ;
Si vous voulez chanter, il faut croire d’abord.

Si vous voulez combattre, il faut croire d’abord :
Il faut que le lutteur affirme la justice ;
Il faut pour le devoir qu’il s’offre en sacrifice,
Et qu’il soit le plus pur s’il n’est pas le plus fort :
Si vous voulez combattre, il faut croire d’abord.

Si vous voulez aimer, il faut croire d’abord :
Croire à l’âme immortelle, aux amours infinies,
Pour la terre et le ciel également bénies ;
Croire au serment sacré qui survit à la mort :
Si vous voulez aimer, il faut croire d’abord.


(En voyage.)



DISCRÉTION


Ne le dis pas à ton ami,
Le doux nom de ta bien-aimée :
S’il allait sourire à demi,
Ta pudeur serait alarmée.

Ne le dis pas à ton papier,
Quand tout bas la Muse t’invite :
L’œil curieux peut épier
La confidence à peine écrite.

Ne le trace pas, au soleil,
Sur le sable, le long des grèves ;
Ne le dis pas à ton sommeil,
Qui pourrait le dire à tes rêves ;

Ne le dis pas à cette fleur,
Qui de ses cheveux glisse et tombe ;
Et, s’il faut mourir de douleur,
Ne le dis pas même à la tombe :

Car ni l’ami n’est assez pur,
Ni la fleur n’est assez discrète,
Ni le papier n’est assez sûr,
Pour ne pas trahir le poète ;

Ni le flot qui monte assez prompt
Pour couvrir la trace imprimée,
Ni le sommeil assez profond,
Ni la tombe assez bien fermée.


(Pages intimes.)


LE COMMENCEMENT ET LA FIN


Enfant, à votre première heure,
On vous sourit, et vous pleurez.
Puissiez-vous, quand vous partirez,
Sourire, alors que l’on vous pleure !


LA MÈRE ET L’ENFANT


J’avais plus d’une fois fait l’aumône, le soir,
A certaine pauvresse errant sur un trottoir.
Comme un spectre dans l’ombre, et d’allure furtive,
On la voyait passer et repasser, craintive,
Maigre, déguenillée, et pressant dans ses bras
Un pauvre corps d’enfant que l’on ne voyait pas :
Cher fardeau qu’un haillon emmaillote et protège
Et qui dormait en paix, sous la pluie et la neige,
Trouvant, près de ce sein flétri par la douleur,
Son seul abri, sans doute, et sa seule chaleur l

Elle tendait la main. Suppliante et muette,
Sous les rayons blafards qu’au loin le gaz projette,
Elle glissait rapide, et, dans les coins obscurs,
Au détour des maisons ou le long des vieux murs.
S’approchait, d’un regard vous disait sa misère :
Et, comme à ces tableaux tout cœur ému se serre,
On lui donnait.
Parfois, j’ai longuement rêvé
A ces grands dénûments qui hantent le pavé !

Faut-il poursuivre, hélas ! et ce que je vais dire,
La vulgaire pitié, l’accueillant pour maudire,
S’en fera-t-elle une arme ? Et dans chaque passant
Aurai-je fait germer un soupçon renaissant ?
Ah ! si par mon récit j’allais fermer une âme,
Rendre suspect le pauvre, et la misère infâme ;
Si je devais glacer un seul cœur révolté,
Si je devais tarir ta source, ô charité,
Et, rassurant tout bas l’égoïsme du sage,
Arrêter seulement une obole au passage,
Je me tairais ! — Mais non. Pourquoi cacher sans fin
Les conseils ténébreux qui naissent de la faim ?
Sondons, pour mieux guérir ! Je hais le mal qu’on farde !
J’aperçois plus profond l’abîme où je regarde,
Mais non pas moins navrante et moins digne d’amour
L’affreuse vérité qui se dévoile au jour !

Et qu’importe, après tout ! Donnons dans chaque piège !

Devant la main qu’on tend l’enquête est sacrilège.
Pour que le pauvre ait droit à notre charité,
Il suffit de sa honte et de sa pauvreté ;
Et tout ce qu’on découvre, et tout ce qu’on devine,
Ne doit rien retrancher de l’aumône divine !

Un soir, je vis la femme à vingt pas devant moi :
Elle précipitait sa course avec effroi :
On la suivait. Un homme, un agent, l’interpelle,
Et, traversant la rue, il marche droit sur elle ;
Il la saisit, du geste écarte brusquement
Le châle où reposait le pauvre être dormant,
Prend le bras qui résiste, et l’enfant tombe à terre !
L’enfant, non : pas un cri ne sortit de la mère.
Quelques haillons, noués d’un mauvais fichu blanc,
Jusqu’au bord du ruisseau vont en se déroulant ;
Et, comme j’approchais, l’homme au cruel office
De l’informe paquet me fit voir l’artifice.

Un éblouissement me passa sur les yeux ;
J’aurais voulu douter du spectacle odieux ;
Et, bien qu’on m’eût déjà conté ce stratagème,
J’éprouvais un dégoût à le toucher moi-même !
Ces enfants endormis que je rêvais si beaux,
N’étaient plus désormais que langes et lambeaux !
De quel nom vous nommer, prières, larmes feintes ?
O misère, qui joue avec ces choses saintes
Et peut si bien mentir que le cœur se défend
D’un désespoir de mère et d’un sommeil d’enfant !
J’allais m’enfuir, laissant la misérable aux prises
Avec l’agent, moins tendre à de telles surprises,
Quand j’entendis, tremblante et brisée, une voix
Qui m’implorait :

« Monsieur ! c’est la première fois !
Si vous voulez me croire, et venir, et me suivre,
Vous verrez l’autre : il vit ! car le petit veut vivre !
C’est lui qu’hier encor je portais ; mais ce soir
Il fait si froid ! l’enfant est si chétif à voir !
Et, quand il tousse, on est si navré de l’entendre,
Que je n’ai pas voulu, pour cette fois, le prendre,
Car c’était le tuer, — vous comprenez cela ?… —

Et c’est pourquoi j’ai fait bien vite… celui-là !
Qu’on ne m’arrête point ! vous êtes charitable :
Venez, et vous verrez l’enfant, — le véritable. »

Et la femme aux haillons devant moi sanglotait ;
Et j’ai cru, comme vous, ce qu’elle racontait.


(Poèmes populaires.)