Anthologie des poètes français contemporains/Charles Baudelaire

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 132-146).







Bibliographie. — Salon de 1845 (1845) ; — Salon de 1846 (1846) ; — Les Fleurs du mal, poésies (1857) ; — Etude sur Théophile Gautier (1859) ; — La Morale du joujou, compte rendu du Salon de 1859 (1859) ; — Les Fleurs du mal, édition augmentée de beaucoup de poèmes et diminuée des pièces : Lesbos, Femmes damnées, Le Léthé, A celle qui est trop gaie, Les Bijoux, Les Métamorphoses du vampire (1861) ; — Les Paradis artificiels (1861) ; — Histoires extraordinaires ; Nouvelles Histoires extraordinaires ; Aventures d’Arthur Gorden Pym ; Eureka ; Histoires grotesques et sérieuses, œuvres traduites d’Edgar Poë, par Charles Baudelaire (1875) ; — Œuvres posthumes et Correspondance, rassemblées par M. Eugène Crépet et contenant : des fragments des Préfaces des Fleurs du mal ; les scénarios de deux drames : Le Marquis du 1er Houzards, La Fin de Don Juan, Notes sur la Belgique, Fusées et Mon Cœur mis à nu, et divers documents sur sa maladie, sa mort et sa succession (1887) ; — Œuvres complètes (édition définitive) : Les Fleurs du mal ; Curiosités esthétiques ; L’Art romantique ; Petits poèmes en prose (1890).

Les œuvres de Charles Baudelaire ont été publiées par Calmann-Lévy.

Charles Baudelaire a collaboré au Corsaire, à l’Artiste, au Salut public, au Pays, à la Revue des Deux-Mondes, au Parnasse, etc.

Charles-Pierre Baudelaire, né à Paris le 9 avril 1821, mort dans la même ville le 31 août 1867, fut, comme Théophile Gautier, partisan de la théorie de l’art pour l’art. « Fils d’un peintre amateur attaché a l’administration du Sénat, il perdit son père de bonne heure, et sa mère se remaria au colonel Aupick, plus tard maréchal de camp et ambassadeur de France à Constantinople, à Londres et à Madrid. Baudelaire commença au collège de Lyon des études qu’il acheva en 1839 au Lycée Louis-le-Grand et, malgré la volonté de ses parents, refusa de tenter toute carrière autre que la littérature. Pour essayer de vaincre sa résistance, il fut, par décision de son conseil de famille, embarqué sur un navire marchand qui faisait voile pour Calcutta, mais qu’il n’accompagna pas jusqu’à sa destination. Il revint en France après une absence de dix mois (mai 1841-février 1842). En 1843, il atteignit sa majorité et toucha le capital qui lui revenait sur l’héritage paternel (environ 75, 000 francs). Libre de suivre ses goûts, il vint habiter l’île de Saint-Louis, lia des relations amicales avec d’autres jeunes poètes ou artistes, Théodore de Banville, Gustave Levasscur, Jules Buisson, Emile Deroy, etc., et débuta par un Salon de 1845 ( 1845). En même temps il donnait quelques fantaisies en vers et en prose au Corsaire et quelques poésies à l’Artiste.

L’année suivante, il publia un second Salon. Il y affirmait hautement, comme dans le premier, son admiration pour Eugène Delacroix, rendait un juste hommage aux supériorités d’Ingres, — les deux chefs d’école n’étaient guère alors moins contestés l’un que l’autre, — et définissait d’un mot ou d’une épi thé te caractéristique les artistes dont il analysait les œuvres. Le temps s’est chargé de confirmer presque tous les jugements, alors singulièrement audacieux et personnels, qu’il a formules, et, n’eût-il écrit que ces pages, Baudelaire mériterait une place à part dans la critique contemporaine. Il avait songé d’ailleurs à se consacrer spécialement à ces études, car sur la couverture du Salon de 1846 étaient annoncés comme en préparation deux volumes intitulés De la Peinture moderne et David, Guérin et Girodet. Ni l’un ni l’autre n’ont paru, non plus que le Catéchisme de la femme aimée. Dans la même liste figuraient aussi Les Lesbiennes, appelées ailleurs Les Limbes, et qui sont devenues Les Fleurs du mal. Vers la même époque, Baudelaire publiait deux nouvelles en prose, Le Jeune Enchanteur et La Fanfarlo. La seconde était signée Charles Defagis, nom qu’il a quelquefois ajouté au sien propre, qu’il a pris comme pseudonyme, et qui était l’un des deux noms patronymiques de sa mère.

Malgré ses tendances catholiques et ses goûts aristocratiques, il accueillit avec joie la révolution de 1848, se montra en armes sur les barricades, fonda avec Champfleury et Toubin une feuille éphémère, Le Salut public, et fut un moment lié avec Proudhon. C’est à cette époque qu’il faut rapporter son court séjour à Chàteauroux pour diriger un journal conservateur dont les propriétaires ne tardèrent pas à le remercier. Cependant une curiosité nouvelle était née dans l’esprit de Baudelaire. Très frappé de quelques-uns des contes d’Edgard Poe, il avait pressenti un « semblable » sous les traductions informes qui les avaient révélés à la France, et il entreprit de le faire mieux connaître par une nouvelle traduction. » (MAURICE TOURNEUX.) Les contes traduits par Baudelaire, et qui obtinrent un vif succès, parurent d’abord en feuilleton dans le Pays et dans diverses revues. Réunis en 1875, ils formèrent cinq volumes : Histoires extraordinaires, Nouvelles Histoires extraordinaires, Aventures d’Arthur Gordon Pym, Eurcka, Histoires grotesques et sérieuses.

En 1857, Poulet-Malassis avant publié, sous le titre de Fleurs du mal, les poésies que Baudelaire avait semées ça et là dans les revues, le poète et son éditeur furent aussitôt poursuivis par le parquet impérial et condamnes, malgré la plaidoirie de Me Chaix d’Est-Ange, à une triple amende pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. La cour prononça en outre la suppression de six pièces : Lesbos, Femmes damnées, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Les Bijoux, et Les Métamorphoses du vampire (21 août 1857). Baudelaire eut un instant l’intention de protester contre cet arrêt, et l’on a retrouvé dans ses papiers le brouillon de divers projets de préfaces qu’il abandonna lors de la réimpression des Fleurs du mal. Bientôt, d’ailleurs, d’autres travaux le réclamèrent, et il se remit à la besogne, travaillant avec une sage lenteur, ne travaillant qu’à ses heures, toujours préoccupé d’atteindre l’idéale perfection, « ne traitant que des sujets auxquels le grand public était, alors encore plus qu’aujourd’hui, complètement étranger ». Il publia coup sur coup une fort belle Étude sur Théophile Gautier (1859), Les Paradis artificiels, essai psychologique et littéraire sur les effets du haschisch et de l’opium (1861), La Morale du joujou, un compte rendu du Salon de 1859, de remarquables articles sur Constantin Guys, le dessinateur anglais, sa défense de Richard Wagner et du Tannhäuser, etc.

En 1862, il posa sa candidature à l’Académie française, mais Alfred de Vigny et Sainte-Beuve, dont il avait réclamé le patronage, lui conseillèrent de se désister, ce qu’il fit en termes « dont on apprécia la modestie et la convenance ». « On a voulu voir dans cette velléité académique une de ces mystifications dont il abusait et qui lui ont nui plus qu’elles ne lui ont servi… C’était plutôt, croyons-nous, dans sa pensée, une protestation contre la condamnation de Fleurs du mal, en même temps qu’un recours contre une position toujours précaire. » Un séjour que Baudelaire alla faire en Belgique, où il espérait trouver des lecteurs et des conférences, lui fut fatal, « Le climat de la Belgique, les insuccès réitérés, la gêne, l’intempérance, exaspérèrent des facultés déjà très ébranlées. Baudelaire, après divers accidents cérébraux, fut frappé d’hémiplégie et d’aphasie. Soigné d’abord par Malassis, il fut ramené à Paris et placé dans une maison de santé, où son agonie se prolongea plusieurs mois encore.

La mort vint enfin le délivrer de ses souffrances…

Baudelaire laissera une trace restreinte, mais profonde, dans la littérature contemporaine. Son originalité lui a coûté trop cher, ou, comme il l’écrivit dans son journal intime, il a trop longtemps « cultivé son hystérie avec jouissance et terreur », pour qu’on ne lui concède pas qu’elle est bien à lui. Il eut tort assurément de la souligner par des bouffonneries ou des excentricités dont les badauds ont lormé une indestructible légende et qu’ils ne lui ont pas pardonnées ; mais il faut reconnaître que cette tension maladive des facultés a doublement servi le poète qui a, comme le lui écrivait Victor Hugo, « doté l’art d’un frisson nouveau » et le critique dont les jugements ont si souvent devancé ceux de la foule et de la postérité ; car il n’est guère de personnalité contestée ou méconnue qu’il ne se soit efforcé de mettre en lumière. Wagner et tant d’autres l’ont compté au premier rang de leurs défenseurs. Des peintres aujourd’hui célèbres, mais alors en pleine lutte contre la misère et l’obscurité, lui ont dû la joie de se voir cités et prônés. Plus absolu peut-être dans ses doctrines littéraires, il n’en a pas moins loué avec justesse et vu avec sagacité les qualités ou les défauts des quelques écrivains contemporains dont il a parlé. Romantique par le choix et la nature de ses curiosités, il était classique d’origine, de goût et d’éducation, également soucieux et de la perfection littéraire et de la correction grammaticale et typographique, retouchant l’épreuve même après le « bon à tirer » qu’on lui arrachait à grand peine et, malgré ses prétentions à l’infaillibilité, toujours mécontent de lui-même. Si, par horreur du lieu commun, le prosateur n’a pas, quelquefois, reculé devant l’emploi de telles périphrases prudhommesques, le poète peut marcher de pair avec celui-là même qu’il traitait d’« impeccable ». Quant à l’influence morbide qu’il aurait exercée, ses seules victimes sont ceux qui ont pris au pied de la lettre et prétendu mettre en action des perversités et des raffinements tout littéraires. Empruntant une image au titre même du livre qui fera vivre la mémoire de son ami, Asselineau comparait Baudelaire à Tune de ces fleurs magiques dont la couleur, la feuille et le parfum ne sont qu’à elles et comme il n’en éclôt, ajouterons-nous, que dans la serre chaude des extrêmes civilisations : leur rareté lait leur innocuité, car une telle œuvre n’est accessible qu’aux délicats, moins sensibles à l’Acre té du poison qu’à la forme du vase où il leur est versé. » (Maurice Tourneux.)

Baudelaire, qui avait le culte de son art, ne cachait pas son » admiration pour ses maîtres. « Ce poète, a dit Théophile Gautier, ce poète que l’on cherche à faire passer pour une nature satanique, éprise du mal et de la dépravation (littérairement, bien entendu), avait l’amour et l’admiration au plus haut degré. Or, ce qui distingue Satan, c’est qu’il ne peut ni admirer ni aimer… » Et, défendant le poète contre le reproche de maniérisme, de recherche, de bizarrerie voulue qu’on lui adresse souvent, le Maître continue : « Baudelaire, comme tous les poètes-nés, dès le début posséda sa forme et fut maître de son style, qu’il accentua et polit plus tard, mais dans le même sens. On l’a souvent accusé de bizarrerie concertée, d’originalité voulue et obtenue à tout prix, et surtout de maniérisme. C’est un point auquel il sied, de s’arrêter avant d’aller plus loin. Il y a des gens qui sont naturellement maniérés. La simplicité serait chez eux une affectation pure et comme une sorte de maniérisme inverse. Il leur faudrait chercher longtemps et beaucoup pour être simples… Baudelaire avait un esprit ainsi fait, et là où la critique a voulu voir le travail, l’effort, l’outrance et le parti pris, il n’y avait que le libre et facile épanouissement d’une individualité. Ces pièces de vers, d’une saveur si exquisement étrange, renfermés dans des flacons si bien ciselés, ne lui coûtaient pas plus qu’à d’autres un lieu commun mal rimé… » « Les Fleurs du mal, dit enfin Leconte de Lisle, ne sont point une œuvre d’art où l’on puisse pénétrer sans initiation. Nous ne sommes plus ici dans le monde de la banalité universelle. L’œil du poète plonge en des cercles infernaux encore inexplorés, et ce qu’il y voit et ce qu’il y entend ne rappelle en aucune façon les romances à la mode. Il en sort des malédictions et des plaintes, des chants exotiques, des blasphèmes, des cris d’angoisse et de douleur. Les tortures de la passion, les férocités et les lâchetés sociales, les âpres sanglots du désespoir, l’ironie et le dédain, tout se mêle avec force et harmonie dans ce cauchemar dantesque, troué çà et là de lumineuses issues par où l’esprit s’envole vers la paix et les joies idéales. Le choix et l’agencement des mots, le mouvement général et le style, tout concorde à l’effet produit, laissant à la fois dans l’esprit la vision de choses effrayantes et mystérieuses, dans l’oreille exercée comme une vibration multiple et savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux de splendides couleurs. » (Revue Européenne, 1861.)

L’IDÉAL DU POÈTE


Vers le ciel, où son œil voit un trône splendide,
Le poète serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux :

« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés l

« Je sais que vous gardez une place au poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

« Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut, pour tresser ma couronne mystique,
Imposer tous les temps et tous les univers.

« Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant et clair ;

« Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »


L’ALBATROS


Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol, au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.


(Les Fleurs du mal.)


LE GOUFFRE


Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
— Hélas ! tout est abîme, — action, désir, rêve,
Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève
Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant…
Sur le fond de mes nuits, Dieu, de son doigt savant,
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J’ai peur du sommeil comme on a peur — d’un grand trou,
Tout plein de vogue horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.
— Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !


(Les Fleurs du mal.)


L’HOMME ET LA MER


Homme libre, toujours tu chériras la mer.
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur

Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant Tous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !

(Les Fleurs du mal.)


DON JUAN AUX ENFERS


Quand don Juan descendit vers l’onde souterraine,
Et lorsqu’il eut donné son obole à Caron,
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que don Luis, avec un doigt tremblant,
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l’époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

(Les Fleurs du mal.)
REMORDS POSTHUME


Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;

Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,

Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces longues nuits d’où le somme est banni,

Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »
— Et le ver rongera ta peau comme un remords.

(Les Fleurs du mal.)


LES AVEUGLES


Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules,
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,
Comme s’ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,
Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,
Je dis : « Que cherchent-ils au ciel, tous ces aveugles ? »

(Les Fleurs du mal.)
LES PETITES VIEILLES
I

Dans les plis sinueux des vieilles capitales,
Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements,
Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,
Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,
Éponine ou Laïs ! — Monstres brisés, bossus
Ou tordus, aimons-les ! Ce sont encor des âmes,
Sous des jupons troués et sous de froids tissus.

Ils rampent, flagellés par les bises iniques,
Frémissant au fracas roulant des omnibus,
Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,
Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;

Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;
Se traînent, comme font les animaux blessés,
Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes
Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés

Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,
Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ;
Ils ont les yeux divins de la petite fille
Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

— Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles
Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ?
La Mort savante met dans ces bières pareilles
Un symbole d’un goût bizarre et captivant,

Et lorsque j’entrevois un fantôme débile
Traversant de Paris le fourmillant tableau,
Il me semble toujours que cet être fragile
S’en va tout doucement vers un nouveau berceau.

À moins que, méditant sur la géométrie,
Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords,
Combien de fois il faut que l’ouvrier varie
La forme de la boîte où l’on met tous ces corps.


— Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes,
Des creusets qu’un métal refroidi pailleta…
Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes
Pour celui que l’austère infortune allaita !

II

De l’ancien Frascati Vestale énamourée ;
Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur
Défunt, seul, sait le nom ; célèbre évaporée
Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,

Toutes m’enivrent ! mais parmi ces êtres frêles
Il en est qui, faisant de la douleur un miel,
Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes :
« Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel ! »

L’une, par sa patrie au malheur exercée,
L’autre, que son époux surchargea de douleurs,
L’autre, par son enfant Madone transpercée,
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs !

III

Ah ! que j’en ai suivi, de ces petites vieilles !
Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant
Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,
Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc,

Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,
Dont les soldats parfois inondent nos jardins.
Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre,
Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.

Celle-là droite encor, fière et sentant la règle,
Humait avidement ce chant vif et guerrier ;
Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ;
Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier !

IV

Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,
À travers le chaos des vivantes cités,
Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,
Dont autrefois les noms par tous étaient cités.


Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,
Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil
Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ;
Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.

Honteuses d’exister, ombres ratatinées,
Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs !
Et nul ne vous salue, étranges destinées !
Débris d’humanité pour l’éternité mûrs !

Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,
Tout comme si j’étais votre père, ô merveille !
Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins

Je vois s’épanouir vos passions novices ;
Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;
Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices !
Mon âme resplendit de toutes vos vertus !

Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !
Je vous fais chaque soir un solennel adieu !
Où serez-vous demain, Èves octogénaires,
Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu !

(Les Fleurs du mal.)
SPLEEN

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement

Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement,

— Et de longs corbillards, sans tambour ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

(Les Fleurs du mal.)
HARMONIE DU SOIR

Voici venir les temps où, vibrant sur sa tige,
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vertige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

(Les Fleurs du mal.)
CORRESPONDANCE

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêt de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sous se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

(Les Fleurs du mal.)
LES CHATS

Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Érèbe les eût pris pour des coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

(Les Fleurs du mal.)