Anthologie des poètes français contemporains/Des Essart Emmanuel

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 195-201).







Bibliographie. — Poésies parisiennes (1862) ; — Les Elévations (1864) ; — Les Voyages de l’esprit (1869) ; — Origines de la poésie lyrique en France au seizième siècle (1873) ; — Nouvelles Elévations (1874) ; — Les Prédécesseurs de Milton (1875) ; — Du Génie de Chateaubriand (1876) ; — Eloge de la folie, d’Erasme, traduction (1877) ; — Poèmes de la Révolution (1869) ; — Portraits de maîtres (1888). En outre : Pallas Athéné, trois à-propos en vers à la Comédie française et à l’Odéon, un essai sur Erasme et une vingtaine d’opuscules en prose.

Les œuvres de M. Emmanuel des Essarts ont été publiées en partie chez A. Lemerre, et en partie chez Charpentier-Fasquelle.

M. Emmanuel des Essarts a collaboré au Parnasse et aux principales revues et aux grands journaux de Paris.

M. Emmanuel des Essarts, né à Paris en 1839, est le fils d’Alfred des Essarts, qui eut une réputation honorable de poète et de romancier. Après de brillantes études au Lycée Henri IV, il entra à dix-huit ans à l’Ecole normale supérieure, dont il sortit agrégé. A trente et un ans, il était docteur ès lettres ; à trente-deux ans, il débutait dans l’enseignement supérieur à la faculté de Dijon, et bientôt passa à Clermont, où il est doyen depuis 1892.

On doit à M. Emmanuel des Essarts un grand nombre d’articles et de mémoires, et une dizaine d’ouvrages en prose et en vers. Poète lauréat de l’Académie française, il a été l’un des fondateurs de l’Ecole parnassienne, entre Sully Prudhomme et François Coppée.

Nourri de l’antiquité grecque et latine, des Essarts la mélange dans les proportions les plus heureuses avec la modernité la plus récente. Parfois la robe à la mode dont sa muse est revêtue dans les Poésies parisiennes prend des plis de tunique et appelle quelque chaste statue grecque. Le beau antique corrige à propos le joli et l’empêche de tourner au coquet… Dans les Elévations, l’auteur peut laisser ouvrir à son lyrisme des ailes qui se seraient brûlées aux bougies d’un salon ; il vole à plein ciel, chassant devant lui l’essaim de strophes, et ne redescend que sur les cimes. » (Théophile Gautier, Rapport sur le progrès des lettres.)

La doctrine de M. Emmanuel des Essarts, très stricte et très pure, tout à fait parnassienne, est bien celle d’un romantisme classique. Invariable partisan du spiritualisme chrétien et du républicanisme libéral, il a eu pour maîtres de sa pensée et de son style, pour illustres amis, Victor Hugo, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Sainte-Beuve, Michelet, Quinet, Victor de Laprade.



LA VIE HARMONIEUSE


Jadis j’aurais vécu dans les cités antiques,
Svelte comme un héros, plus libre qu’un vainqueur,
Et tous mes jours, pareils aux visions plastiques,
Se fussent déroulés noblement comme un chœur.

Là, j’aurais contemplé l’avenir et la vie
Sur le blanc piédestal de la sérénité,
Sans élan surhumain, sans orgueilleuse envie,
Heureux d’un idéal visible et limité.

J’eusse borné mes vœux et mesuré mon rêve
Au soleil fugitif, au mois, à la saison,
A tout ce qui se voit, à tout ce qui s’achève,
Aux contours arrêtés d’un petit horizon.

J’eusse été citoyen de quelque république
Songe de Pythagore, œuvre d’un Dorien,
Harmonieux État réglé par la musique,
Où la loi se conforme au rythme aérien.

Puis, dans une agora, j’aurais avec ivresse
Admiré longuement les poses et les sons
De ces beaux orateurs dont la phrase caresse
L’oreille inattentive aux rigides leçons,

Et devant la tribune, étendu sur le stade,
J’aurais senti descendre à moi, sous un ciel clair,
Le flot sonore et pur qu’épanche Alcibiade,
Et monter le murmure éloquent de la mer.

O la vie adorable, élégante et facile !
Du lierre sur le front, des myrtes dans les mains,
Les jardins embaumés où le sage s’exile,
Et l’accueil de la flûte au détour des chemins !

Ainsi, franc de remords, étranger à la plainte,
De mon droit au bonheur fermement convaincu,
Un jour je serais mort sans regret et sans crainte.
Harmonieusement, comme j’aurais vécu !

(Les Élévations.)


LES LOUPS


Des loups dans le lointain, une forêt déserte,
Deux hommes, deux proscrits, double victime offerte
A la fatalité de l’immolation :
L’un s’appelle Buzot, et l’autre Pétion ;

La neige flagellait ces deux pauvres visages ;
Ils allaient devant eux, ces héros et ces sages,
Sans espoir qu’à leurs maux il pût être une fin.
Pensifs, ils avaient froid ; mornes, ils avaient faim,
Les loups aussi.
Là-bas, de farouches murmures
Que le vent prolongeait au milieu des ramures
Grondent, et l’on pourrait entendre par moments
Un fauve et famélique appel de hurlements
A travers le silence et l’ombre épouvantables.
Les troupeaux sont reclus et closes les étables ;
Plus de combat avec les chiens et le berger ;
Rien, plus une pâture à terre… Il faut manger.

Et les beaux Girondins, que la Commune exile,
Marchaient toujours, pareils aux Anciens du Pœcile,
Évoquant un passé resplendissant et fier,
Un passé si loin d’eux et qui date d’hier :
Le duel corps à corps contre une cour servile,
La jeune ovation du vieil Hôtel de Ville,
Les clubs comme une houle ondulant à leur voix,
Le soufflet de la guerre à la face des rois,
Le dix août renversant l’altière tyrannie,
Et l’amour d’un grand peuple attestant leur génie.

O sainte illusion ! Ces têtes de proscrits
S’illuminent : parmi les bravos et les cris,
Pétion se revoit au retour de Varennes
Triomphant, et Buzot rêve aux heures sereines

Où voltigeait ton doux sourire étincelant,
Ton sourire de femme, ô Madame Roland !

Les loups ne sont pas loin… Ils vont franchir la marge
De la foret. Leur voix plus distincte et plus large
Emplit l’air. La nuit tombe et s’épaissit. L’horreur
Guide les loups hideux comme un avant-coureur
Et prête aux pas pesants dont tremble la clairière
Plus de sonorité sinistre et meurtrière.

« Entends-tu, dit Buzot tressaillant, vers le Nord
Ces clameurs ? »
Pétion répondit : « C’est la Mort.
Qu’elle vienne ! Salut à la Libératrice.
Ami, c’est une mère, et c’est une nourrice
Qui, pour l’échange obscur d’un corps persécuté,
Nous fait les nouveau-nés de l’immortalité.
Aux Champs élyséens mon espoir est fidèle.
Viens m’y rejoindre avec nos amis, avec Elle. »
Buzot serra la main de Pétion… Les pas
Réguliers et pareils au rythme du trépas
S’approchaient. Les héros se regardèrent, l’âme
Indomptable… Déjà des prunelles de flamme
Perçaient la profondeur des halliers envahis.
Eux se disaient, songeant à leurs frères trahis,
Que ce gouffre implacable où le sort les destine
Valait mieux qu’une ingrate et froide guillotine,
Et que leurs compagnons, de cette mort jaloux,
En place de bourreaux eussent choisi des loups.
Près d’eux soudain brilla comme une gerbe oblique
D’éclairs… Buzot se dit encore : « O République ! »
Pétion répondit encore : « O liberté ! »

Les loups firent leur œuvre avec tranquillité.


(Poèmes de la Révolution.)


MADAME DE CONDORCET


Longtemps après l’effroi des tourmentes publiques,
Dans la langueur des beaux jardins mélancoliques
Et blanche au voile noir sous les ombres d’Auteuil,
La veuve du héros pensif traîna son deuil

Parmi les entretiens choisis des philosophes.
Le frôlement discret de ses tristes étoffes
Vibrait délicieux pour Garat et Tracy,
Et Cabanis sentait son front tout éclairci
Par la limpidité de ce sourire humide.
Cependant qu’au dehors des femmes à chlamyde
Passaient avec l’éclat strident d’une chanson,
Elle n’était que rêve, ondulement, frisson,
Et songeuse élégie, et dolente musique :
Grand ange harmonieux de la Métaphysique,
Portant dans ses longs yeux d’azur tendre baignés
L’ineffable douceur des êtres résignés.


(Poèmes de la Révolution.)