Anthologie des poètes français contemporains/François Coppée

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 328-342).







Bibliographie. — Le Reliquaire (1866) ; — Les Intimités (1868) ; — Les Poèmes modernes (1869) ; — Le Passant, drame en un acte et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon le 14 janvier 1869 (1869) ; — Les Deux Douleurs, drame en un acte et en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français le 20 avril 1870 (1870) ; — Lettre d’un mobile breton (1871) ; — Plus de sang (1871) ; — Fais ce que dois, drame en un acte et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1871) ; — L’Abandonnée, drame en deux actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre du Gymnase le 16 novembre 1871 (1871) ; — Les Bijoux de la délivrance (1872) ; — Le Rendez-Vous, un acte, en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon le 11 septembre 1872 (1872) ; — Les Humbles, poésies (1872) ; — Le Cahier rouge (1874) ; — Olivier, poème (1875) ; — Une Idylle pendant le siège (1875) ; — Le Luthier de Crémone, un acte, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français le 28 mai 1876 (1876) ; — Le Trésor, comédie anecdotique (1877) ; — L’Exilée (1877) ; — Les Récits et les Elégies (1878) ; — La Korigane, ballet en deux actes, musique de Widor (répertoire de l’Opéra [1881]) ; — Madame de Maintenon, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1881) ; — Les Contes en vers (1881) ; — Les Contes en prose (1882) ; — Severo Torelli, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1883) ; — Les Jacobites, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon le 21 novembre 1885 (1885) ; — Les Contes rapides (1886) ; — L’Arrière-Saison (1886) ; — Poésies diverses (1887) ; — Le Pater, drame (1889) ; — Henriette (1889) ; — Les Paroles sincères (1890) ; — Toute une jeunesse (1890) ; — Le Petit Marquis, drame en quatre actes, en collaboration avec M. d’Artois (1891) ; — La Guerre de Cent ans, drame en cinq actes, en collaboration avec M. d’Artois (1892) ; — Mon Franc Parler, trois séries (1893-1896) ; — Contes tout simples (1894) ; — Pour la couronne, drame en cinq actes et en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1895) ; — Le Coupable, roman (1897) ; — Les Vrais Riches (1898), — La Bonne Souffrance (1898).

Les œuvres de M. François Coppée se trouvent chez Alphonse Lemerre.

M. François Coppée a collaboré au Parnasse et à tous les grands journaux parisiens.

M. François Coppée (Francis-Edouard-Joachim) est né à Paris le 12 janvier 1842. Sa famille, du côté paternel, est d’origine flamande. « Dernier-né d’un père qui occupait un modeste emploi au ministère de la guerre, il eut une enfance débile et maladive et ne put poursuivre jusqu’au bout ses études commencées au Lycée Saint-Louis. » Pour alléger les charges de sa famille, il entra de bonne heure comme expéditionnaire au ministère de la guerre. « Attaché en 1869 à la bibliothèque du Sénat, il céda sa place, en 1872, à Leconte de Lisle et fut nommé archiviste du Théâtre-Français. Démissionnaire à la suite du refus par le comité de lecture d’entendre Severo Torelli, il fut chargé à la Patrie du feuilleton dramatique, précédemment rédigé par Edouard Fournier, et y révéla de 1880 à 1884 de brillantes aptitudes. M. Coppée déposa la plume de critique lorsqu’il fut élu membre de l’Académie française (21 février 1884) en remplacement de Victor de Laprade, qui avait succédé lui-même à Alfred de Musset. Il prit séance le 18 décembre suivant, et ce fut M. Victor Cherbuliez qui répondit au discours du récipiendaire. » (Maurice Tourneux.)

Les véritables débuts de M. François Coppée datent du premier Parnasse. Toutefois, avant d’y collaborer il avait déjà publié des poésies dans quelques-unes des petites revues où s’essayait la jeunesse d’alors. A vingt-quatre ans, il publiait son premier volume : Le Reliquaire (1866), bientôt suivi des Intimités (1868). Ces deux recueils furent très favorablement accueillis, et les vrais lettrés le tenaient déjà pour un maître quand son drame Le Passant, représenté à l’Odéon le 14 janvier 1869, révéla tout à coup son nom au grand public. « C’est alors aussi que deux de ses Poèmes modernes, le Défile et la Bénédiction, puis un autre récit inspiré par les tragiques événements dont le bassin de la Loire avait été le théâtre, la Grève des forgerons, lus ou récités dans diverses matinées ou solennités, devinrent soudain populaires… Pendant le siège, M. Coppée ne publia que la Lettre d’un mobile breton, dont la vogue dura fort longtemps. Dans un autre poème, Plus de sang ! écrit en avril 1871, il appela en vain l’apaisement des discordes qui assombrissaient encore nos défaites. »

Après la guerre, ses œuvres se sont succédé fort nombreuses. Entre Le Passant et Pour la couronne (Odéon, 1895), M. François Coppée n’a pas écrit moins de quinze comédies ou drames, dont plusieurs méritent un rang unique. Nous citerons : Le Luthier de Crémone (Comédie française, 1876) et Severo Torelli (Odéon, 1883). Et le poète lyrique a donné Les Humbles (1872), Le Cahier rouge (1874), Olivier (1875), L’Exilée (1877), Les Récits et les Elégies (1878), L’Arrière-Saison (1887) et Les Paroles sincères (1890), œuvres trop universellement connues pour qu’il soit nécessaire de les analyser ici, et qui ont fait de M. François Coppée le plus populaire des poètes contemporains.

« M. François Coppée, a dit M. Anatole France, a beaucoup aidé à aimer. Ce n’est pas par méprise qu’on l’a admis dans l’intimité des cœurs. C’est un poète vrai. Il est naturel. Par là, il est presque unique, car le naturel dans l’art est ce qu’il y a de plus rare ; je dirai presque que c’est une espèce de merveille. Et quand l’artiste est, comme M. Coppée, un ouvrier singulièrement habile, un artisan consommé qui possède tous les secrets du métier, ce n’est pas trop, en voyant une si parfaite simplicité, que de crier au prodige.

Ce qu’il peint de préférence, ce sont les sentiments les plus ordinaires et les mœurs les plus modestes. Il y faut une grande dextérité de main, un tact sûr, un sens raisonnable. Les modèles étant sous les yeux, la moindre faute contre le goût ou l’exactitude est aussitôt saisie. M. François Coppée garde toujours une mesure parfaite. Et comme il est vrai, il est touchant. Voilà pourquoi il est chèrement aimé. Je vous assure qu’il n’use pas d’autre sortilège pour plaire à beaucoup de femmes et à beaucoup d’hommes. S’il suffit d’une médiocre culture pour le comprendre, il faut avoir l’esprit raffiné pour le goûter entièrement. Aussi son public est-il très étendu. »

Ajoutons que M. François Coppée a montré beaucoup d’originalité comme prosateur. Ses contes en prose sont de véritables petits chefs-d’œuvre.


PROMENADE


Je suis an pèle enfant du vieux Paris, et j’ai
Le regret des rêveurs qui n’ont pas voyagé.
Au pays bleu mon âme en vain se réfugie,
Elle n’a jamais pu perdre la nostalgie
Des verts chemins qui vont là-bas, à l’horizon.
Comme un pauvre captif vieilli dans sa prison
Se cramponne aux barreaux étroits de sa fenêtre,
Pour voir mourir le jour et pour le voir renaître,
Ou comme un exilé, promeneur assidu,
Regarde du coteau le pays défendu
Se dérouler au loin sous l’immensité bleue,
Ainsi je fuis la ville et cherche la banlieue.
Avec mon rêve heureux j’aime partir, marcher
Dans la poussière, voir le soleil se coucher
Parmi la brume d’or, derrière les vieux ormes,
Contempler les couleurs splendides et les formes
Des nuages baignés dans l’occident vermeil,
Et, quand l’ombre succède à la mort du soleil,
M’éloigner encor plus par quelque agreste rue
Dont l’ornière rappelle un sillon de charrue,
Gagner les champs pierreux, sans songer au départ,
Et m’as seoir, les cheveux au vent, sur le rempart.

Au loin, dans la lueur blême du crépuscule,
L’amphithéâtre noir des collines recule,
Et, tout au fond du val profond et solennel,
Paris pousse à mes pieds son soupir éternel.
Le sombre azur du ciel s’épaissit. Je commence
A distinguer des bruits dans ce murmure immense,
Et je puis, écoutant, rêveur et plein d’émoi,
Le vent du soir froissant les herbes près de moi,
Et, parmi le chaos des ombres débordantes,
Le sifflet douloureux des machines stridentes,
Ou l’aboiement d’un chien, ou le cri d’un enfant,
Ou le sanglot d’un orgue au lointain s’étouffant,
Ou le tintement clair d’une tardive enclume,

Voir la nuit qui s’étoile et Paris qui s’allume.


(Les Intimités.)
LA PETITE MARCHANDE DE FLEURS


Le soleil froid donnait tin ton rose au grésil,
Et le ciel de novembre avait des airs d’avril.
Nous voulions profiter de la belle gelée.
Moi chaudement vêtu, toi bien emmitouflée
Sous le manteau, sous la voilette et sous les gants,
Nous franchissions, parmi les couples élégants,
La porte de la blanche et joyeuse avenue,
Quand soudain jusqu’à nous une enfant presque nue
Et livide, tenant des fleurettes en main,
Accourut, se frayant à la hâte un chemin
Entre les beaux habits et les riches toilettes,
Nous offrir un petit bouquet de violettes.
Elle avait deviné que nous étions heureux
Sans doute, et s’était dit : « Ils seront généreux. »
Elle nous proposa ses fleurs d’une voix douce,
En souriant avec ce sourire qui tousse.
Et c’était monstrueux, cette enfant de sept ans
Qui mourait de l’hiver en offrant le printemps.
Ses pauvres petits doigts étaient pleins d’engelures.
Moi, je sentais le fin parfum de tes fourrures,
Je voyais ton cou rose et blanc sous la fanchon,
Et je touchais ta main chaude dans ton manchon.
Nous fimes notre offrande, amie, et nous passâmes ;
Mais la gaîté s’était envolée, et nos âmes
Gardèrent jusqu’au soir un souvenir amer.

Mignonne, nous ferons l’aumône cet hiver.


(Les Intimités.)


PETITS BOURGEOIS


Je n’ai jamais compris l’ambition. Je pense
Que l’homme simple trouve en lui sa récompense,
Et le modeste sort dont je suis envieux,
Si je travaille bien et si je deviens vieux,
Sans que mon cœur de luxe ou de gloire s’affame,

C’est celui d’un vieil homme avec sa vieille femme,
Aujourd’hui bons rentiers, hier petits marchands,
Retirés tout au bout du faubourg, près des champs.
Oui, cette vie intime est digne du poète.
Voyez : le toit pointu porte une girouette,
Les roses sentent bon dans leurs carrés de buis,
Et l’ornement de fer fait bien sur le vieux puits.
Près du seuil dont les trois degrés forment terrasse,
Un paisible chien noir, qui n’est guère de race,
Au soleil de midi dort couché sur le flanc.
Le maître, en vieux chapeau de paille, en habit blanc,
Avec un sécateur qui lui sort de la poche,
Marche dans le sentier principal et s’approche
Quelquefois d’un certain rosier de sa façon
Pour le débarrasser d’un gros colimaçon.
Sous le bosquet, sa femme est & l’ombre et tricote ;
Auprès d’elle, le chat joue avec la pelote.
La treille est faite avec des cercles de tonneaux,
Et sur le sable fin sautillent les moineaux.
Par la porte, on peut voir, dans la maison commode,
Un vieux salon meublé selon l’ancienne mode,
Même quelques détails vaguement aperçus :
Une pendule avec Napoléon dessus
Et des têtes de sphinx à tous les bras de chaise ;
Mais ne souriez pas. Car on doit être à l’aise,
Heureux au jour présent et sûr du lendemain,
Dans ce logis de sage observé du chemin.
Là sont des gens de bien, sans regret, sans envie,
Et qui font comme ont fait leurs pères. Dans leur vie
Tout est patriarcal et traditionnel.
Ils mettent de côté la bûche de Noël,
Ils songent à l’avance aux lessives futures,
Et, vers le temps des fruits, ils font des confitures.
Ils boivent du cassis, innocente liqueur I
Et chez eux tout est vieux, tout, excepté le cœur.
Ont-ils tort, après tout, de trouver nécessaires
Le premier jour de l’an et les anniversaires,
D’observer le Carême et de tirer les Rois,
De faire, quand il tonne, un grand signe de croix,
D’être heureux que la fleur embaume et l’herbe croisse,
Et de rendre le pain bénit à leur paroisse ?

Ceux-là seuls ont raison qui, dans ce monde-ci,
Calmes et dédaigneux du hasard, ont choisi
Les douces voluptés que l’habitude engendre.
Chaque dimanche, ils ont leur fille avec leur gendre ;
Le jardinet s’emplit du rire des enfants,
Et, bien que les après-midi soient étouffants,
L’on puise et l’on arrose, et la journée est courte.
Puis, quand le pâtissier survient avec la tourte,
On s’attable au jardin, déjà moins échauffé,
Et la lune se lève au moment du café.
Quand le petit garçon s’endort, on le secoue,
Et tous s’en vont alors, baisés sur chaque joue,
Monter dans l’omnibus voisin, contents et las,
Et chargés de bouquets énormes de lilas.

Merci bien, bonnes gens, merci bien, maisonnette,
Pour m’avoir, l’autre jour, donné ce rêve honnête,
Qu’en m’éloignant de vous mon esprit prolongeait
Avec la jouissance exquise du projet.


(Les Humbles.)


LA BÉNÉDICTION


Or, en mil huit cent neuf, nous primes Saragosse.
J’étais sergent. Ce fut une journée atroce.
La ville prise, on fit le siège des maisons,
Qui, bien closes, avec des airs de trahisons
Faisaient pleuvoir les coups de feu par leurs fenêtres.
On se disait tout bas : « C’est la faute des prêtres. »
Et, quand on en voyait s’enfuir dans le lointain,
Bien qu’on eût combattu dès le petit matin,
Avec les yeux brûlés de poussière et la bouche
Amère du baiser sombre de la cartouche,
On fusillait gaiment et soudain plus dispos
Tous ces longs manteaux noirs et tous ces grands chapeaux.
Mon bataillon suivait une ruelle étroite.
Je marchais, observant les toits à gauche, à droite,
A mon rang de sergent, avec les voltigeurs,
Et je voyais au ciel de subites rougeurs
Haletantes ainsi qu’une haleine de forge.

On entendait des cris de femmes qu’on égorge,
Au loin, dans le funèbre et sourd bourdonnement.
Il fallait enjamber des morts à tout moment.
Nos hommes se baissaient pour entrer dans les bouges,
Puis en sortaient avec leurs baïonnettes rouges,
Et du sang de leurs mains faisaient des croix au mur ;
Car dans ces défilés il fallait être sûr
De ne pas oublier un ennemi derrière.
Nous allions sans tambour et sans marche guerrière.
Nos officiers étaient pensifs. Les vétérans,
Inquiets, se serraient les coudes dans les rangs
Et se sentaient le cœur faible d’une recrue.

Tout à coup, au détour d’une petite rue,
On nous crie en français . « A l’aide ! » En quelque bonds
Nous joignons nos amis en danger, et tombons
Au milieu d’une belle et brave compagnie
De grenadiers chassée avec ignominie
Du parvis d’un couvent seulement défendu
Par vingt moines, démons noirs au crâne tondu,
Qui sur la robe avaient la croix de laine blanche,
Et qui, pieds nus, le bras sanglant hors de la manche,
Les assommaient à coups d’énormes crucifix.
Ce fut tragique : avec tous les autres je fis
Un feu de peloton qui balaya la place.
Froidement, méchamment, car la troupe était las.se
Et tous nous nous sentions des âmes de bourreaux,
Nous tuâmes ce groupe horrible de héros.
Et cette action vile une fois consommée,
Lorsque se dissipa la compacte fumée,
Nous vîmes, de dessous les corps enchevêtrés,
De longs ruisseaux de sang descendre les degrés.
— Et, derrière, s’ouvrait l’église, immense et sombre.

Les cierges étoilaient de points d’or toute l’ombre ;
L’encens y répandait son parfum de langueur ;
Et, tout au fond, tourné vers l’autel, dans le chœur,
Comme s’il n’avait pas entendu la bataille,
Un prêtre en cheveux blancs et de très haute taille
Terminait son office avec tranquillité.
Ce mauvais souvenir si présent m’est resté
Qu’en vous le racontant je crois tout revoir presque :

Le vieux couvent avec sa façade moresque,
Les grands cadavres bruns des moines, le soleil
Faisant sur les pavés fumer le sang vermeil
Et, dans l’encadrement noir de la porte basse,
Ce prêtre et cet autel brillant comme une châsse,
Et nous autres cloués au sol, presque poltrons.

Certes ! j’étais alors un vrai sac à jurons,
Un impie ; et plus d’un encore se rappelle
Qu’on me vit une fois, au sac d’une chapelle,
Pour faire le gentil et le spirituel,
Allumer une pipe aux cierges de l’autel.
Déjà j’étais un vieux traîneur de sabretache ;
Et le pli que donnait ma lèvre a ma moustache
Annonçait un blasphème et n’était pas trompeur.
Mais ce vieil homme était si blanc qu’il me fit peur.
« Feu ! » dit un officier.

Nul ne bougea. Le prêtre
Entendit, à coup sûr, mais n’en fit rien paraître,
Et nous fit face avec son grand saint sacrement ;
Car sa messe en était arrivée au moment
Où le prêtre se tourne et bénit les fidèles.
Ses bras levés avaient une envergure d’ailes.
Et chacun recula lorsque, avec l’ostensoir,
Il décrivit la croix dans l’air et qu’on put voir
Qu’il ne tremblait pas plus que devant les dévotes.
Et quand sa belle voix, psalmodiant les notes,
Comme font les curés dans tous leurs Oremus,
Dit :

« Benedicat vos omnipotens Deus, »

« Feu ! — répéta la voix féroce, — ou je me fâche. »

Alors un d’entre nous, un soldat, mais un lâche,
Abaissa son fusil et fit feu. Le vieillard
Devint très pâle, mais sans baisser son regard
Étincelant d’un sombre et farouche courage :

« Pater et Filius, » reprit-il.

Quelle rage
Ou quel voile de sang affolant un cerveau
Fit partir de nos rangs un coup de feu nouveau ?

Je ne sais ; mais pourtant cette action fut faite.
Le moine, d’une main s’appuyant sur le faîte
De l’autel et tachant de nous bénir encor
De l’autre, souleva le lourd ostensoir d’or.
Pour la troisième fois il traça dans l’espace
Le signe du pardon, et d’une voix très basse,
Mais qu’on entendit bien, car tous bruits s’étaient tus,
Il dit, les yeux fermés :

« Et Spiritus Sanctus, »

Puis tomba mort, ayant achevé sa prière.

L’ostensoir rebondit par trois fois sur la pierre.
Et, comme nous restions, même les vieux troupiers,
Sombres, l’horreur vivante au cœur et l’arme aux pieds,
Devant ce meurtre infâme et devant ce martyre :

« Amen ! » dit un soldat en éclatant de rire.


(Poèmes modernes.)


L’HIRONDELLE DU BOUDDHA


Quand son enseignement eut consolé le monde,
Le Bouddha, retiré dans la djongle profonde
Et du seul Nirvâna désormais soucieux,
S’assit pour méditer, les bras levés aux cieux ;
Et, gardant pour toujours cette sainte attitude,
Il vécut dans l’extase et dans la solitude,
Concentrant son esprit sur un rêve sans fin,
Avant d’être absorbé par le Néant divin.
Le temps avait rendu tout maigre et tout débile
Le corps ossifié de l’ascète immobile ;
Les lianes grimpaient sur son torse engourdi
Que ne réchauffait plus le soleil de midi ;
Et ses yeux sans regard, dans leurs mornes paupières,
Semblaient avoir acquis la dureté des pierres.
Il aurait dû mourir, par la faim consumé ;
Mais les petits oiseaux, dont il était aimé,
Les oiseaux qui chantaient dans les branches fleuries,
Venaient poser des fruits sur ses lèvres flétries.
Et, depuis très longtemps, c’est ainsi que vivait

Le Bouddha vénérable, absolument parfait.
Donc mille et mille fois, et mille fois encore,
La lune qui blanchit et le soleil qui dore
Les forêts, sur son front tour à tour avaient lui,
Sans que se fût distraite un seul instant en lui
Sa pensée, en un songe immuable perdue,
Lorsque, dans sa main droite, au ciel toujours tendue,
Dans sa main sèche et grise ainsi que du granit,
Une hirondelle vint, un jour, et fit son nid.

L’extase du Bouddha ne parut point troublée
Par cette confiante et fidèle exilée
Qui, franchissant du vol la montagne et la mer,
Des froids climats du Nord revenait, chaque hiver.
Et retrouvait toujours son nid chaud et paisible
Dans le creux de la main du rêveur impassible.
A la fin, cependant, elle ne revint plus.

Et quand les derniers temps furent bien révolus
Du retour des oiseaux que l’exil seul protège,
Lorsque l’Himalaya se fut couvert de neige,
Et lorsque tout espoir fut perdu, le Bouddha
Détourna lentement la tête ; il regarda
Sa main vide ; et les yeux du divin solitaire,
Qui depuis bien longtemps n’avaient rien vu sur terre,
Ses yeux tout éblouis d’immensité, ses yeux
Éteints et fatigués de contempler les cieux,
Ses yeux aux cils brûlés, aux paupières sanglantes,
S’emplirent tout à coup de deux larmes brûlantes ;
Et celui dont l’esprit était resté béant
Devant l’amour du vide et l’espoir du néant,
Et qui fuyait la vie et ne voulait rien d’elle,
Pleura comme un enfant la mort d’une hirondelle.

(Récits épiques.)


LES YEUX DE LA FEMME


L’Eden resplendissait dans sa beauté première.

Eve, les yeux fermés encore à la lumière,
Venait d’être créée et reposait, parmi

L’herbe en fleur, avec l’homme auprès d’elle endormi ;
Et pour le mal futur qu’en enfer le Rebelle
Méditait, elle était merveilleusement belle.
Son visage très pur, dans ses cheveux noyé,
S’appuyait mollement sur son bras replié
Et montrait le duvet de son aisselle blanche ;
Et, du coude mignon à la robuste hanche,
Une ligne adorable, aux souples mouvements,
Descendait et glissait jusqu’à ses pieds charmants.
Le Créateur était fier de sa créature :
Sa puissance avait pris tout ce que la nature
Dans l’exquis et le beau lui donne et lui soumet,
Afin d’en embellir la femme qui dormait.
Il avait pris, pour mieux parfumer son haleine,
La brise qui passait sur les lis de la plaine ;
Pour faire palpiter ses seins jeunes et fiers,
Il avait pris le rythme harmonieux des mers ;
Elle parlait en songe, et, pour ce doux murmure,
Il avait pris les chants d’oiseaux sous la ramure ;
Et, pour ses longs cheveux d’or fluide et vermeil,
Il avait pris l’éclat des rayons du soleil ;
Et, pour sa chair superbe, il avait pris les roses.

Mais Eve s’éveillait ; de ses paupières closes
Le dernier rêve allait s’enfuir, noir papillon,
Et sous ses cils baissés frémissait un rayon.
Alors, visible au fond du buisson tout en flamme,
Dieu voulut résumer les charmes de la femme
En un seul, mais qui fût le plus essentiel,
Et mit dans son regard tout l’infini du ciel.


(Récits épiques.)


RUINES DU CŒUR


Mon cœur était jadis comme un palais romain,
Tout construit de granits choisis, de marbres rares.
Bientôt les passions, comme un flot de barbares,
L’envahirent, la hache ou la torche à la main.

Ce fut une ruine alors. Nul bruit humain.
Vipères et hiboux. Terrains de fleurs avares.

Partout gisaient, brisés, porphyres et carrares- ;
Et les ronces avaient effacé le chemin.

Je suis resté longtemps, seul, devant mon désastre.
Des midis sans soleil, des minuits sans un astre,
Passèrent, et j’ai, là, vécu d’horribles jours ;

Mais tu parus enfin, blanche dans la lumière,
Et, bravement, afin de loger nos amours,
Des débris du palais j’ai bâti ma chaumière.


(Arrière-Saison.)


POUR TOUJOURS


« Pour toujours ! » me dis-tu, le front sur mon épaule.
Cependant nous serons séparés. C’est le sort.
L’un de nous, le premier, sera pris par la mort
Et s’en ira dormir sous l’if ou sous le saule.

Vingt fois, les vieux marins qui flânent sur le môle
Ont vu, tout pavoisé, le brick rentrer au port.
Puis, un jour, le navire est parti vers le Nord.
Plus rien. Il s’est perdu dans les glaces du pôle.

Sous mon toit, quand soufflait la brise du printemps,
Les oiseaux migrateurs sont revenus, vingt ans ;
Mais, cet été, le nid n’a plus ses hirondelles.

Tu me jures, maîtresse, un éternel amour ;
Mais je songe aux départs qui n’ont point de retour.
Pourquoi le mot « toujours » sur des lèvres mortelles ?


(Les Paroles sincères.)


LES LARMES


J’aurai cinquante ans tout à l’heure ;
Je m’y résigne, Dieu merci !
Mais j’ai ce très grave souci :
Plus je vieillis, et moins je pleure.

Je souffre pourtant aujourd’hui
Comme jadis, et je m’honore

De sentir vivement encore
Toutes les misères d’autrui.

Oh ! la bonne source attendrie
Qui me montait du cœur aux yeux !
Suis-je à ce point devenu vieux
Qu’elle soit près d’être tarie ?

Pour mes amis dans la douleur,
Pour moi-même, quoi ? plus de larme
Qui tempère, console et charme,
Un instant, ma peine ou la leur !

Hier encor, par ce froid si rude,
Devant ce pauvre presque nu,
J’ai donné, mais sans être ému,
J’ai donné, mais par habitude ;

Et ce triste veuf, l’autre soir,
— Sans que de mes yeux soit sortie
Une larme de sympathie, —
M’a confié son désespoir.

Est-ce donc vrai ? Le cœur se lasse,
Comme le corps va se courbant.
En moi seul toujours m’absorbant,
J’irais, vieillard à tête basse ?

Non ! C’est mourir plus qu’à moitié !
Je prétends, cruelle nature,
Résistant à ta loi si dure,
Garder intacte ma pitié…

Oh ! les cheveux blancs et les rides !
Je les accepte, j’y consens ;
Mais au moins, jusqu’en mes vieux ans,
Que mes yeux ne soient pas arides !

Car l’homme n’est laid ni pervers
Qu’au regard sec de l’égoïsme,
Et l’eau d’une larme est un prisme
Qui transfigure l’univers.


(Les Paroles sincères.)