Anthologie des poètes français contemporains/Lemoyne André
ANDRÉ LEMOYNE
Bibliographie. — Les Charmeuses, Les Roses d’antan (1855-1870) ; — Légendes des bois et Chansons marines, Paysages de mer et Fleurs des prés, Soirs d’hiver et de printemps (1871-1883) ; — Fleurs et Ruines, Oiseaux chanteurs (1884-1890) ; — Fleurs du soir, Chansons des nids et des berceaux (1890-1896) ; — Les Sauterelles de Jean de Saintonge (1863) ; — Une Idylle normande, roman (1874) ; — Alice d’Evran ; — Le Moulin des prés.
Les œuvres de M. André Lemoyne se trouvent chez Alphonse Lemerre.
M. André Lomoyne a collaboré au Parnasse et à divers journaux et revues.
M. Camille-André Lemoyne, né en 1822 à Saint-Jean-d’Angély (Charente-Inférieure), fut pendant quelque temps avocat au barreau de Paris (1847), puis typographe en 1848, puis enfin correcteur et chef de publicité chez Didot en 1850 ; en 1877, il fut nommé archiviste à l’Ecole nationale des Arts décoratifs. Son volume Paysages de mer et Fleurs des prés fut couronné, la même année, par l’Académie française. Plus âgé que la plupart des Parnassiens, très goûté de Sainte-Beuve et de Théophile Gautier, M. André Lemoyne s’est fait connaître dès 1860 comme un excellent poète. Il a droit à une place d’honneur parmi les meilleurs ouvriers du style. On se plaît surtout à reconnaître en lui un maître paysagiste possédant un profond sentiment de la nature, aimant son art et poursuivant patiemment la vérité de l’expression et l’exactitude du détail. M. André Lemoyne, qui n’a jamais cherché la gloire, a su garder, dit M. Henri Chantavoine, « a su garder dans le tumulte de Paris, dans l’inquiétude de la vie littéraire contemporaine, une âme simple, rustique, songeuse et charmante… La solitude lui a été bonne. Elle l’a préservé d’imiter les autres, et il ne ressemble à personne ; elle lui a conservé une fraîcheur et une candeur d’impressions, une pureté de voix et de style que, seuls, les profanes et les dédaigneux, ceux qui n’aiment pas assez, la poésie discrète et le bon travail, n’estiment pas à leur juste prix… La mer et les prés, les oiseaux, leurs chants et leurs nids, les aspects tranquilles et souriants de la nature, les rêveries que suggèrent les choses à ceux qui savent rêver : telle est la source principale de M. André Lemoyne mais il en a d’autres. Ce rêveur est aussi un penseur dont l’âme recueillie est, à l’occasion, une âme méditative. L’amour du Beau, du Simple et du Vrai est le fond de sa philosophie ingénue. »
Le soleil s’est levé rouge comme une sorbe
Sur un étang des bois ; — il arrondit son orbe
Dans le ciel embrumé, comme un astre qui dort ;
Mais le voilà qui monte en éclairant la brume,
Et le premier rayon qui brusquement s’allume
Jette aux feuilles de hêtre un pétillement d’or.
Et sur les verts tapis de la grande clairière,
Ferme dans ses sabots, marche en pleine lumière
Une petite fille (elle a sept ou huit ans).
Avec un brin d’osier menant sa vache rousse,
Elle connaît déjà l’herbe fine qui pousse
Vive et drue, à l’automne, au bord frais des étangs.
Oubliant de brouter, parfois la grosse bête,
L’herbe aux dents, réfléchit et détourne la tête,
Et ses grands yeux naïfs, rayonnants de bonté,
Ont comme des lueurs d’intelligence humaine.
Elle aime à regarder cette enfant qui la mène,
Belle petite brune ignorant sa beauté.
Et, rencontrant la vache et la petite fille,
Un rouge-gorge en fête à plein cœur s’égosille ;
Et ce doux rossignol de l’arrière-saison,
Ébloui des effets sans connaître les causes,
Est tout surpris de voir aux églantiers des roses
Pour la seconde fois donnant leur floraison.
Beethoven et Rembrandt, tous deux nés sur le Rhin,
Dans leur mystérieuse et profonde harmonie,
Vibrent d’accord. — Un sombre et lumineux Génie
Leur a touché le front de son doigt souverain.
Ces deux prédestinés ont des similitudes :
Quelque chose de fier, de sauvage et de grand,
Marque pour l’avenir Beethoven et Rembrandt,
Ennemis naturels des hautes servitudes.
De leur temps, ils passaient pour des hallucinés :
L’un voyant tout en or dans une chambre noire,
L’autre écoutant des voix au fond de sa mémoire,
Comme les Enchanteurs et les Illuminés.
Mais qu’importe ! — Chez eux rien qui se mésallie. —
Ils ont aimé toujours leur grand art d’amour pur.
S’ils n’ont rien modulé sur un ton bleu d’azur,
C’est qu’ils n’ont pas connu la Grèce ou l’Italie.
Rembrandt peignait de fiers et sombres cavaliers
Sous feutre à larges bords ou toque à riche plume,
A l’aise dans un ample et merveilleux costume,
Sans raideur, à la fois graves et familiers ;
Bourgmestres et syndics, honnêtes personnages
Dont la barbe caresse un grand col rabattu,
Des gens de haute mine et d’austère vertu,
Trouvant la poésie au fond de leurs ménages ;
Ou marins revenus d’un voyage au long cours,
Des tempêtes du Cap, des îles de la Sonde,
Dans leur pays de brume, au bout de l’Ancien Monde,
Rejoignant au foyer de sérieux amours.
Aux magiques lueurs de sa chaude lumière,
Les pauvres, les souffrants, les humbles, les petits,
Miraculeusement des ténèbres sortis,
Vivaient transfigurés dans leur beauté première.
Mais, planant au-dessus des misères communes,
En oiseaux de haut vol, les grandes infortunes
Tombent de préférence au foyer des élus,
Sans que personne ait pu les voir ou les entendre, —
Et d’un large coup d’aile éparpillent la cendre
Sur la braise qui meurt… et ne s’éveille plus.
Pour quelques-uns, surtout, l’épreuve est longue et rude,
Quand autour de leur nom se fait la solitude,
Froide à glacer le cœur, à troubler la raison ;
Et le soir de la vie est profondément triste
Quand, regardant coucher sa gloire, un vieil artiste
Quitte son atelier, son lit et sa maison.
Insolvable, Rembrandt vit passer aux enchères
Ses meubles, ses tableaux, ses œuvres les plus chères,
Dans les sordides mains des fripiers de l’Amstel ;
Et vierges, sous des yeux profanes, ses eaux-fortes,
Comme aux souffles d’hiver un tas de feuilles mortes,
S’en aller pêle-mêle aux quatre vents du ciel.
Lui ne remporta rien, rien que sa foi robuste
Dans l’art. — Sans murmurer contre un verdict injuste,
Contre les temps mauvais, contre le siècle ingrat,
Loin du monde, oubliant sa trace disparue,
Il se réfugia dans une étroite rue
Des vieux quartiers perdus au nord du Rozengracht.
Et là, continuant de graver ou de peindre,
Jusqu’à l’heure où le jour achevait de s’éteindre,
Envahi lentement par les brumes du soir,
Lorsque le ciel était sans lune et sans étoiles,
Il souriait dans l’ombre aux lueurs de ses toiles,
De la nuit ténébreuse éclairant le fond noir.
Beethoven a payé chèrement son génie : —
On comprend aujourd’hui sa tristesse infinie,
Tout ce que dans son cœur il a dû refouler ;
La blessure poignante, invisible et profonde,
Qu’il traînait à l’écart, en fuyant loin du monde,
in étouffant des pleurs qui n’avaient pu couler.
Pâtres et chevriers voyaient avec surprise,
Sous les ardents soleils, sous la pluie ou la bise,
Passer cet éternel et singulier marcheur,
Laissant au gré du vent flotter sa houppelande
Comme le Juif-Errant de l’antique légende,
Toujours seul, et le teint bruni comme un faucheur.
Les familles d’oiseaux dans leurs nids réveillées
Tressaillaient à la fois sous les claires feuillées,
Avec leurs cris d’appel et leurs chansons d’amour,
Et, reprenant en chœur toutes ses voix bénies,
Le printemps répétait ses grandes symphonies…
Beethoven n’entendait plus rien… Il était sourd !…
Sourd à toutes les voix, sourd à tous les murmures,
Au vent frais du matin dans les hautes ramures,
Aux bruits mystérieux des sources dans les bois,
Au battoir cliquetant des petites laveuses,
Sur le miroir des eaux souvent toutes rêveuses,
Qui battaient, qui chantaient, qui rêvaient à la fois.
Quand l’orgue, ouvrant le jeu de ses masses chorales,
Éclatait sous la nef des vieilles cathédrales,
Sonores jusqu’au fond de leurs caveaux dormants,
Le pauvre dieu martyr en vain prêtait l’oreille :
A peine croyait-il entendre un vol d’abeille,
Une rumeur confuse en ses bourdonnements.
Obsédé par un sombre et décevant problème,
Beethoven écoutait longuement en lui-même
Un lointain souvenir d’anciens échos perdus ;
A l’heure où le soir tombe, ou quand le jour se lève,
Marcheur silencieux, il renouait en rêve
De merveilleux accords autrefois entendus.
Nous avons le secret de ses larmes fécondes :
Sa joie et sa douleur sont deux sources profondes
Où s’abreuvent sans fin tous les cœurs altérés…
Ses plus riches éclairs jaillissent des ténèbres,
Comme un Alléluia sorti des chants funèbres,
Jetant son cri de gloire aux plus désespérés.
Là-bas, vers l’horizon du frais pays herbeux
Où la rivière, lente et comme désœuvrée,
Laisse boire à son gué de longs troupeaux de bœufs,
Une grande bataille autrefois fut livrée.
C’était, comme aujourd’hui, par un ciel de printemps.
Dans ce jour désastreux, plus d’une fleur sauvage,
Qui s’épanouissait, flétrie en peu d’instants,
Noya tous ses parfums dans le sang du rivage.
La bataille dura de l’aube jusqu’au soir ;
Et, surpris dans leur vol, de riches scarabées,
De larges papillons jaunes striés de noir
Se traînèrent mourants parmi les fleurs tombées.
La rivière était rouge : elle roulait du sang.
Le bleu martin-pêcheur en souilla son plumage ;
Et le saule penché, le bouleau frémissant,
Essayèrent en vain d’y trouver leur image.
Le biez du Moulin-Neuf en resta noir longtemps.
Le sol fut piétiné ; des ornières creusées ;
Et l’on vit des bourbiers sinistres, miroitants,
Où les troupes s’étaient hardiment écrasées.
Et lorsque la bataille eut apaisé son bruit,
La lune, qui montait derrière les collines,
Contempla tristement, vers l’heure de minuit,
Ce que l’œuvre d’un jour peut faire de ruines.
Pris du même sommeil, là gisaient par milliers,
Sur les canons éteints, les bannières froissées,
Épars confusément, chevaux et cavaliers
Dont les yeux grands ouverts n’avaient plus de pensées.
On enterra les morts au hasard… et depuis,
Les étoiles du ciel, ces paisibles veilleuses,
Sur le champ du combat passèrent bien des nuits,
Baignant les gazons verts de leurs clartés pieuses ;
Et les petits bergers, durant bien des saisons,
En côtoyant la plaine où sommeillaient les braves,
Dans leur gosier d’oiseau retenant leurs chansons,
Suivirent tout songeurs les grands bœufs aux pas graves.