Anthologie des poètes français contemporains/Victor de Laprade

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 39-47).


VICTOR DE LAPRADE



Bibliographie. — Les Parfums de Magdeleine, poème (1839) ; — La Colère de Jésus (1840) ; — Psyché, poème (1841) ; — Odes et Poèmes (1844) ; — L’Age nouveau (1847) ; — Du sentiment de la nature dans la poésie d’Homère (1848) ; — Poèmes évangéliques (1850) ; — Les Symphonies (1856) ; — Idylles héroïques (1858) ; — Pernette, poème (1868) ; — Harmodius, tragédie (1870) ; — Poèmes civiques (1873) ; — Le Livre d’un Père.

Les œuvres de Victor de Laprade ont été publiés par Alphonse Lemerre et Calmann-Lévy.

Victor de Laprade a collaboré au Parnasse, à la Revue des Deux-Mondes, au Correspondant, etc.

Issu d’une noble et ancienne famille du Forez, Plerre-Martin-Victor-Richard de Laprade, né à Montbrison (Loire) le 13 janvier 1812, mort à Lyon le 13 décembre 1883, était fils d’un médecin distingué. Il fit ses études classiques au lycée de Lyon, et ses études de droit à la faculté d’Aix-en-Provence, se fit inscrire au barreau de Lyon et songea même à entrer dans la magistrature. Bientôt pourtant sa vocation l’emporta, et il vint à Paris tenter la fortune de la publicité. « C’est alors, dit M. François Coppée dans son Discours à l’Académie française, qu’il se révéla au monde littéraire par la publication de sa Psyché (1840), pure fleur de poésie éclose dans un esprit pénétré par Platon, ébloui par Phidias, mais resté, malgré sa juvénile témérité, sincèrement, absolument chrétien ; poème charmant et profond où l’auteur, employant le plus gracieux des symboles, montre, dans la légende de cette jeune fille devenue l’épouse d’Eros, la destinée de l’âme humaine s’unissant à Dieu dans l’éternité. Psyché fut bientôt suivie des Odes et Poèmes (1844). C’est là que Victor de Laprade a fait sa plus riche et sa plus féconde moisson lyrique ; c’est là qu’il a chanté, avec cet enthousiasme, cette exubérance de jeunesse que les poètes eux-mêmes n’éprouvent qu’une fois dans leur vie, son cantique à la gloire de l’univers visible, son hymne à la nature. Puis il publia successivement : les Poèmes évangéliques (1850), beau vase athénien plein de fleurs du Calvaire ; les Symphonies (1855) ; les Idylles héroïques (1858).

Il fut alors nommé membre de l’Académie française en remplacement d’Alfred de Musset. Il était, depuis 1847, professeur à la faculté des lettres de Lyon, quand, vers 1860, une satire politique, Les Muses d’État, le fit destituer. Le coup était particulièrement cruel au poète, qu’il atteignait dans ses besoins de père de famille ; mais cette incursion dans le domaine de la satire eut un autre avantage que de montrer la hauteur et la beauté de son âme ; elle lui révéla un style plus simple, plus familier, sans qu’il cessât d’être lyrique ; elle détendit, elle humanisa en quelque sorte son inspiration, et il écrivit Pernette (1868), ce récit héroïque qui se peut comparer sans désavantage à l’Hermann et Dorothée de Goethe.

Quand éclata la guerre, parmi les cris qu’arrachait alors à nos poètes le désespoir national, Victor de Laprade en poussa d’admirables, qu’il joignit à ses satires, sous le titre de Poèmes civiques (1873). Député par la ville de Lyon à l’Assemblée nationale, il démissionna promptement, rentra dans sa retraite studieuse, et, pendant les rares heures où il n’était pas obsédé par la maladie, composa celui de ses ouvrages où se manifestent le plus directement ses sentiments intimes, cette suite de courts chefs-d’œuvre qui forment le Livre d’un père. Ce fut l’admirable testament littéraire et moral d’un poète qui a suivi la route de l’art, les yeux toujours fixés, comme un berger de l’Écriture, sur l’étoile de l’idéal ; d’un poète qui serait au premier rang, s’il n’était pas né dans un siècle qui a donné à la France Alfred de Musset, Lamartine et Victor Hugo. »

Victor de Laprade appartient, avec Louis Ratisbonne, Joseph Autran, Auguste Lacaussade et quelques autres, à la génération intermédiaire entre l’École romantique et le Parnasse, auquel il se rallia dès 1869.


À LA JEUNESSE
(Fragment.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Venez vers ces sommets inondés de lumière ;

L’extase y descendra sur votre front bruni.
Sous ces chênes, vêtus de leur beauté première,
Imprégnez-vous là-haut d’un souffle d’infini.

Et, dans votre âme, avec le concert qui s’élève,
Avec le bruit du vent et l’odeur des ravins,
Quand vous aurez senti couler comme une sève
Tout ce que la nature a d’éléments divins,

Vous irez moissonner dans un autre domaine,
Dans un autre infini qu’on n’épuise jamais.
Les œuvres des penseurs vous ouvrent l’âme humaine ;
Visitez avec eux l’histoire et ses sommets.

Là, vous évoquerez les héros et les sages ;
Vous y respirerez leur âme et leur vertu.
Gravez dans votre cœur leurs augustes images ;
Haïssez avec eux ce qu’ils ont combattu ;

Mangez un pain vivant pétri de leur exemple,
Si bien que, nourris d’eux plus calmes et plus forts,
Les portant comme un Dieu dont vous seriez le temple.
Vous sentiez vivre en vous tous ces illustres morts.

Puis, sans vous arrêter, même à ces temps sublimes,
Au réel trop étroit par votre essor ravis,
Toujours plus haut, toujours plus avant sur les cimes,
Lancez dans l’idéal vos cœurs inassouvis,

Plus haut ! toujours plus haut, vers ces hauteurs sereines
Où nos désirs n’ont pas de flux et de reflux,
Où les bruits de la terre, où le chant des sirènes,
Où les doutes railleurs ne nous parviennent plus !

Plus haut dans le mépris des faux biens qu’on adore,
Plus haut dans ces combats dont le ciel est l’enjeu,
Plus haut dans vos amours. Montez, montez encore
Sur cette échelle d’or qui va se perdre en Dieu.



LA MORT D’UN CHÊNE
I

Quand l’homme te frappa de sa lâche cognée,
Ô roi qu’hier le mont portait avec orgueil,
Mon âme, au premier coup, retentit indignée,
Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil.

Un murmure éclata sous ses ombres paisibles,
J’entendis des sanglots et des bruits menaçants ;
Je vis errer des bois les hôtes invisibles,
Pour te défendre, hélas ! contre l’homme impuissants.

Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage.
Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours,
Planèrent sur ton front, comme un pâle nuage,
Perçant de cris aigus tes gémissements sourds.

Le flot triste hésita dans l’urne des fontaines ;
Le haut du mont trembla sous les pins chancelants,
Et l’aquilon roula dans les gorges lointaines
L’écho des grands soupirs arrachés à tes flancs.

Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre,
Un arpent tout entier sur le sol paternel ;
Et quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre
Eut un rugissement terrible et solennel.

Car Cybèle t’aimait, toi, l’ainé de ses chênes,
Comme un premier enfant que sa mère a nourri ;
Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines,
Et son front se levait pour te faire un abri.

Elle entoura tes pieds d’un long tapis de mousse,
Où toujours en avril elle faisait germer
Pervenche et violette à l’odeur fraîche et douce,
Pour qu’on choisît ton ombre et qu’on y vint aimer.

Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures.
Oh ! tu lui payais bien ton tribut filial !
Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres,
Comme un manteau d’hiver, sur le coteau natal.

La terre s’enivrait de ta large harmonie ;
Pour parler dans la brise, elle a créé les bois ;

Quand elle veut gémir d’une plainte infinie,
Des chênes et des pins elle emprunte la voix.

Cybèle t’amenait une immense famille ;
Chaque branche portait son nid ou son essaim :
Abeille, oiseau, reptile, insecte qui fourmille,
Tous avaient la pâture et l’abri dans ton sein.

Ta chute a dispersé tout ce peuple sonore ;
Mille êtres avec toi tombent anéantis ;
A ta place, dans l’air, seuls voltigent encore
Quelques pauvres oiseaux qui cherchent leurs petits.

Tes rameaux ont broyé des troncs déjà robustes ;
Autour de toi la mort a fauché largement.
Tu gis sur un monceau de chênes et d’arbustes.
J’ai vu tes verts cheveux pâlir en un moment.

Et ton éternité pourtant me semblait sûre !
La terre te gardait des jours multipliés…
La sève afflue encor par l’horrible blessure
Qui dessécha le tronc séparé de ses pieds.

Oh ! ne prodigue plus la sève à ces racines,
Ne verse pas ton sang sur ce fils expiré,
Mère ! garde-le tout pour les plantes voisines :
Le chêne ne boit plus ce breuvage sacré.

Dis adieu, pauvre chêne, au printemps qui t’enivre.
Hier, il t’a paré de feuillages nouveaux ;
Tu ne sentiras plus ce bonheur de revivre.
Adieu les nids d’amour qui peuplaient tes rameaux.

Adieu les noirs essaims bourdonnant sur tes branches,
Le frisson de la feuille aux caresses du vent ;
Adieu les frais tapis de mousse et de pervenches
Où le bruit des baisers t’a réjoui souvent.

O chêne ! je comprends ta puissante agonie !
Dans sa paix, dans sa force, il est dur de mourir ;
Avoir crouler ta tête au printemps rajeunie,
Je devine, ô géant ! ce que tu dois souffrir.

Ainsi jusqu’à ses pieds l’homme t’a fait descendre ;
Son fer a dépecé les rameaux et le tronc ;
Cet être harmonieux sera fumée et cendre,
Et la terre et le vent se le partageront !


Mais n’est-il rien de toi qui subsiste et qui dure ?
Où s’en vont ces esprits d’écorce recouverts ?
Et n’est-il de vivant que l’immense nature,
Une au fond, mais s’ornant de mille aspects divers ?

Quel qu’il soit, cependant, ma voix bénit ton être
Pour le divin repos qu’à tes pieds j’ai goûté.
Dans un jeune univers, si tu dois y renaître,
Puisses-tu retrouver la force et la beauté !

Car j’ai pour les forêts des amours fraternelles ;
Poète vêtu d’ombre, et dans la paix rêvant,
Je vis avec lenteur, triste et calme ; et, comme elles,
Je porte haut ma tête, et chante au moindre vent.

Je crois le bien au fond de tout ce que j’ignore ;
J’espère malgré tout, mais nul bonheur humain :
Comme un chêne immobile, en mon repos sonore,
J’attends le jour de Dieu qui nous luira demain.

En moi de la forêt le calme s’insinue ;
De ses arbres sacrés, dans l’ombre enseveli,
J’apprends la patience aux hommes inconnue,
Et mon cœur apaisé vit d’espoir et d’oubli.

Mais l’homme fait la guerre aux forêts pacifiques ;
L’ombrage sur les monts recule chaque jour ;
Rien ne nous restera des asiles mystiques
Où l’âme va cueillir la pensée et l’amour.

Prends ton vol, ô mon cœur ! la terre n’a plus d’ombres,
Et les oiseaux du ciel, les rêves infinis,
Les blanches visions qui cherchent les lieux sombres,
Bientôt n’auront plus d’arbre où déposer leurs nids.

La terre se dépouille et perd ses sanctuaires ;
On chasse des vallons ses hôtes merveilleux ;
Les dieux aimaient des bois les temples séculaires…
La hache a fait tomber les chênes et les dieux.

Plus d’autels, plus d’ombrage et de paix abritée,
Plus de rites sacrés sous les grands dômes vertsl
Nous léguons à nos fils la terre dévastée,
Car nos pères nous ont légué des cieux déserts.

II

Ainsi tu gémissais, poète, ami des chênes,
Toi qui gardes encor le culte des vieux jours.
Tu vois l’homme altéré sans ombre et sans fontaines…
Va ! l’antique Cybèle enfantera toujours.

Lève-toi ! c’est assez pleurer sur ce qui tombe ;
La lyre doit savoir prédire et consoler ;
Quand l’esprit te conduit sur le bord d’une tombe,
De vie et d’avenir c’est pour nous y parler.

Crains-tu de voir tarir la sève universelle,
Parce qu’un chêne est mort et qu’il était géant ?
Ô poète ! âme ardente en qui l’amour ruisselle,
Organe de la vie, as-tu peur du néant ?

Va ! l’œil qui nous réchauffe a plus d’un jour à luire
Le grand semeur a bien des graines à semer ;
La nature n’est pas lasse encor de produire,
Car, ton cœur le sait bien, Dieu n’est pas las d’aimer.

Tandis que tu gémis sur cet arbre en ruines,
Mille germes là-bas déposés en secret,
Sous le regard de Dieu veillent dans ces collines,
Tout prêts à s’élancer en vivante forêt.

Nos fils pourront aimer et rêver sous leurs dômes,
Le poète adorer la nature et chanter ;
Dans l’ombreux labyrinthe où tu vois des fantômes,
Un idéal plus pur viendra les visiter.

Croissez sur nos débris, croissez, forêts nouvelles !
Sur vos jeunes bourgeons nous verserons nos pleurs ;
D’avance je vous vois, plus fortes et plus belles,
Faire un plus doux ombrage à des hôtes meilleurs.

Vous n’abriterez plus de sanglants sacrifices ;
L’Age emporte les dieux ennemis de la paix.
Aux chants, aux jeux sacrés, vos séjours sont propices ;
Votre mousse aux loisirs offre des lits épais.

Ne penche plus ton front sur les choses qui meurent ;
Tourne au levant tes yeux, ton cœur à l’avenir.
Les arbres sont tombés, mais les germes demeurent ;
Tends sur ceux qui naîtront tes bras pour les bénir.


Poète aux longs regards, vois les races futures,
Vois ces bois merveilleux à l’horizon éclos ;
Dans ton sein prophétique écoute leurs murmures,
Ecoute : au lieu d’un bruit de fer et de sanglots,

Sur des coteaux baignés par des clartés sereines,
Où des peuples joyeux semblent se reposer,
Sous les chênes émus, les hêtres et les frênes,
On dirait qu’on entend un immense baiser !

(Odes et Poèmes.)
LE DROIT D’AINESSE

Te voilà fort et grand garçon,
Tu vas entrer dans la jeunesse ;
Reçois ma dernière leçon :
Apprends quel est ton droit d’aînesse.

Pour le connaître en sa rigueur,
Tu n’as pas besoin d’un gros livre ;
Ce droit est écrit dans ton cœur…
Ton cœur ! c’est la loi qu’il faut suivre

Afin de le comprendre mieux,
Tu vas y lire avec ton père,
Devant ces portraits des aïeux
Qui nous aideront, je l’espère.

Ainsi que mon père l’a fait,
Un brave aîné de notre race
Se montre fier et satisfait
En prenant la plus dure place.

À lui le travail, le danger,
La lutte avec le sort contraire ;
À lui l’orgueil de protéger
La grande sœur, le petit frère.

Son épargne est le fond commun
Où puiseront tous ceux qu’il aime ;
Il accroît la part de chacun
De tout ce qu’il s’ôte à lui-même.

Il voit, au prix de ses efforts,
Suivant les traces paternelles,

Tous les frères savants et forts,
Toutes les sœurs sages et belles.

C’est lui qui, dans chaque saison,
Pourvoyeur de toutes les fêtes,
Fait abonder dans la maison
Les fleurs, les livres des poètes.

Il travaille, enfin, nuit et jour :
Qu’importe ! les autres jouissent.
N’est-il pas le père à son tour ?
S’il vieillit, les enfants grandissent !

Du poste où le bon Dieu l’a mis
Il ne s’écarte pas une heure ;
Il y fait tête aux ennemis,
Il y mourra, s’il faut qu’il meure !

Quand le berger manque au troupeau,
Absent, hélas ! ou mort peut-être,
Tel, pour la brebis et l’agneau,
Le bon chien meurt après son maître.

Ainsi, quand Dieu me reprendra,
Tu sais, dans notre humble héritage,
Tu sais le lot qui t’écherra
Et qui te revient sans partage.

Nos chers petits seront heureux,
Mais il faut qu’en toi je renaisse.
Veiller, lutter, souffrir pour eux…
Voilà, mon fils, ton droit d’aînesse !