Anthologie des poètes français contemporains/Bergerat Emile

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 269-281).







Bibliographie. — Une Amie, comédie en un acte, en vers, représentée sur la scène du Théâtre-Français (1865) ; — Les Deux Waterloo (1866) ; — Les Cuirassiers de Reichshoffen, Le Maître d’école, Strasbourg, etc., poèmes dits par Coquelin à la Comédie française (1870) ; — Poèmes de la guerre (1871) ; — Père et Mari, drame en trois actes, représenté sur la scène du théâtre Cluny (1871) ; — Ange Bosani, drame en trois actes, avec Armand Silvestre, représenté sur la scène du théâtre du Vaudeville (1873) ; — Séparés de corps, comédie en un acte ; — Théophile Gautier, entretiens, souvenirs et correspondances (1879) ; — Le Nom, comédie en cinq actes, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1883) ; — Enguerrande, poème dramatique en cinq actes, avec préface de Théodore de Banville (1883) ; — Le Faublas malgré lui, roman (1883) ; — Bébé et Cie (1884) ; — Mes Moulins (1885) ; — La Nuit bergamasque, tragi-comédie en trois actes, en vers, représentée sur la scène du théâtre Antoine (1887) ; — Le Livre de Caliban (1887) ; — Figarismes de Caliban (1888) ; — L’Amour en République (1889) ; — Le Rêve de Caliban (1890) ; — L’Espagnol (1891) ; — Théâtre en vers [1884-1887] (1891) ; — Le Salon de 1892 ; — Les Soirées de Caliban (1892) ; — La Chasse au mouflon (1893) ; — Les Drames de l’honneur : le Chèque (1893) ; — La Vierge (1894) ; — Le Capitaine Fracasse, comédie héroïque, tirée du roman de Théophile Gautier, cinq actes et sept tableaux, en vers, représentée sur la scène du théâtre de l’Odéon (1896) ; — Manon Roland, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1896) ; — Le Cruel Vatenguerre, roman (1898) ; — Le Viol ; — Le Petit Moreau ; — Plus que Reine, drame en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de la Porte-Saint-Martin (1899) ; — Théâtre (1900) ; — La Pompadour, pièce représentée sur la scène du théâtre de la Porte-Saint-Martin ; — Le Capitaine Blomet, pièce représentée sur la scène du théâtre Antoine ; — Petite Mère, pièce représentée au théâtre du Vaudeville ; — La Lyre comique ; — La Lyre brisée.

Le théâtre de M. Bergerat a été réuni, en sept volumes jusqu’ici, par la librairie Ollendorff, qui en poursuit la publication. Ses œuvres poétiques ont été publiées par Alphonse Lemerre, efc par Frinzïne, Klein et Cie. En Préparation : Le Roy d’Yvetot.

M. Emile Bergerat a collaboré au Parnasse, au Journal Officiel, au Voltaire, au Figaro, à l’Événement, au Soir, au Bien Public, etc. Il a fondé La Vie Moderne.

M. Émile Bergerat, poète, auteur dramatique, romancier, critique d’art et journaliste, est né à Paris, le 29 avril 1845, rue de la Vieille-Monnaie, paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois. Il reçut sa première éducation chez les Jésuites de Vaugirard, puis fut envoyé au Lycée Charlemagne, où il eut pour professeurs Hector Lemaire, Jules Thiénot, Gaston Boissier. Entre temps, pendant les vacances, Francisque Sarcey, frais émoulu de l’Ecole normale, lui donna des répétitions.

M. Bergerat débuta tout jeune à la Comédie française par un acte en vers : Une Amie (1865), puis entra dans la presse parisienne. La guerre lui inspira des poèmes patriotiques qui furent dits par Coquelin à la Comédie française et dont plusieurs sont demeurés célèbres, tels Les Cuirassiers de Reichshoffen, Strasbourg, Le Maître d’école, ce dernier ouvrage surtout, dont un autre poète a écrit qu’il était « le plus beau cri de douleur qu’ait poussé la patrie française pendant son martyre de 1870 ».

En mai 1872, M. Emile Bergerat épousa la fille cadette do Théophile Gautier, sur lequel il a publié un livre de souvenirs, monument de piété artistique et filiale. De cette époque datent les magistrales études et critiques d’art qu’il donna pendant sept ans au Journal Officiel. Son activité devient prodigieuse. H crée et dirige avec autorité La Vie Moderne, journal illustré, où tous les maîtres du pinceau collaborent et qui a renouvelé l’art de l’illustration bibliographique, et il s’adonne à la chronique littéraire, dont il devient le maître incontesté, d’abord par les Chroniques de l’Homme masqué au Voltaire, puis par celles signées, dans le Figaro, du pseudonyme shakespearien de Caliban, chefs-d’œuvre d’esprit et de style, dont les recueils ont été consacrés par Jules Vallès, Alexandre Dumas fils et Alphonse Daudet en des préfaces retentissantes.

En 1883, il passe au roman avec Faublas malgré lui, suivi de La Vierge, Le Viol, Eliane ou le Chèque, Le Petit Moreatt, Le Cruel Vatenguerre, etc., et revient à l’art dramatique. Ses principales pièces sont : Père et Mari (Cluny, 1871), Ange Bosani (Vaudeville, 1874), Le Nom (Odéon, 1883), La Nuit bergamasque, en vers (Théâtre-Libre, 1887), Le Capitaine Fracasse, en vers (1887-1888, Odéon, 1896), Manon Roland, en vers (Comédie française, 1896), Plus que Reine (Porte-Saint-Martin, 1899), La Pompadour (Porte-Saint. Martin), Le Capitaine Blomet (théâtre Antoine), Petite Mère (Vaudeville), etc.

Malgré la diversité de ses recherches dans tous les genres littéraires et nu milieu d’une production énorme, M. Emile Borgerat est surtout et partout un poète, et un poète d’une virtuosité rare, éblouissante, où la richesse du verbe le dispute à la science lyrique. On a do lui quatre livres de vers : Les Poèmes de la guerre, La Lyre comique, La Lyre brisée, et cette Enguerrande que, sur la foi d’un maître Théodore de Banville, expert et profes en la matière, la critique tient pour la maîtresse pièce du poète.

M. Emile Bcrgerat est officier de la Légion d’honneur et lauréat des concours de la Société des gens de lettres (prix Chauchard) et de l’Académie française (prix Calmann-Lévy).


LE MAITRE D’ÉCOLE

Messieurs les Allemands, au détour du chemin
Vous m’avez arrêté, les armes à la main…
Je ne suis pas soldat, n’ayant pas l’uniforme.
Vos édits sont formels… et je les avais lus.
Je serai fusillé tout à l’heure ! — Au surplus,
Faites votre devoir, je plaide pour la forme.

Quand vous êtes venus en France, mon pays,
J’étais l’instituteur de ces bourgs envahis.
Comme on entend les bois gazouiller à l’aurore,
Le babil des enfants indiquait ma maison !
C’est celle que l’on voit fumer à l’horizon,
Dans ce brasier, où tout un canton s’évapore.

Ma femme était Badoise. — Oui, dans ce temps serein,
On pouvait naître encor des deux côtés du Rhin
Sans s’égorger et sans songer aux représailles.
Son cours ne traversait que mes rêves d’amant :
S’il me séparait d’elle, il était allemand ;
Elle le crut français le jour des épousailles.

Nous nous étions connus à Strasbourg ! — Je voudrais
Ne pas dire ce nom devant vous, étant près
De retourner au Dieu qu’atteste ma patrie !
Elle était protestante, et mon culte est romain ;
Mais le jour où sa main fut mise dans ma main
Nous vit jurer tous deux la même idolâtrie.

Les enfants l’adoraient !… Ils m’aimaient bien aussi !
Je n’ai pas toujours eu l’air fauve que voici ;
Le meurtre, voyez-vous, déforme le sourire,
Et j’ai beaucoup tué ! — Quelques-uns d’entre vous
Sont des savants, dit-on :je n’en suis pas jaloux,
Car j’ai fait plus de mal qu’ils n’en pourront écrire.

Et pourtant que de joie en mon humble métier !
J’ai vécu de chansons pendant un an entier ;
Quand on entendait rire, on disait : « C’est l’école ! »
L’enfant n’est bien souvent qu’un ange curieux
Qui vient pour essayer la vie, une heure ou deux,
Et qui, la trouvant triste, ouvre l’aile… et s’envole.

Sans doute ils oubliaient chez moi le paradis,
Car tous m’étaient restés. — Ce que je vous en dis
N’est pas pour me vanter ; j’avais cette chimère
Qu’à la longue, fût-il faible ou fort, blond ou brun,
Le ciel finirait bien par m’en envoyer un
Dont ma femme serait le portrait… et la mère.

La guerre vint. — Forbach ! Reichshoffen ! — Votre roi
Chantait : « Louange à Dieu ! » — Je ne sais pas pourquoi
Un peuple écoute un roi qui l’appelle à la guerre.
Il serait fort aisé pourtant de dire : « Non !
Nous ne sommes point faits pour nourrir le canon !… »
Je suis, vous le voyez, un esprit très vulgaire.

Enfin Sedan ! — Un soir, les habitants du bourg
Sortent de leurs maisons. — On battait le tambour.
On court, on se rassemble au préau de l’église…
Les vitraux flamboyaient aux lueurs du couchant ;
C’était l’heure où chacun est revenu du champ,
Où l’azur, comme on dit chez nous, se fleurdelisé.

Le maire était monté sur un large escabeau,
Et parlait. A la main il tenait un drapeau
Où l’on avait écrit : « Vive la République ! »
« C’est au peuple, dit-il, qu’on en veut cette fois !
On brûle nos hameaux ; il nous reste les bois ;
La liberté s’y plaît, et c’est sa basilique !

« L’arbre abrite et nourrit l’homme qui se défend !
Amènera qui veut sa femme et son enfant !

Car la femme au combat n’est plus que la femelle ;
Elle anime le mille et charge les fusils,
Et le sang qu’elle verse en allaitant ses fils
Donne un goût de vengeance au lait de sa mamelle !

« Donc, en forêt ! » — A peine il achevait ces mots,
Voilà que le tocsin pleure sur les hameaux,
Et que, sous le portail ébranlé du vieux temple,
Le curé, soulevant une croix, apparaît,
Et se met à marcher, grave, vers la forêt !…
C’était plus qu’un sermon, cela, c’était l’exemple !

Il montait à pas lents, toussant dans le brouillard.
Tous le suivent ! Tous vont où s’en va le vieillard !…
Le bourg abandonna sa misère au pillage,
Et, quand tout disparut au tournant du coteau,
La forêt referma les plis de son manteau,
Et puis la solitude entra dans le village !

Moi, je les regardais, hébété, comme fou !…
Le tocsin gémissait sans relâche. — Un hibou,
Qui flottait éperdu dans la brume sonore,
Me parut ressembler à mon âme… Il tournait !
— « Mon Dieu ! la guerre sainte ! Est-ce là qu’on en est ? »
Le sonneur, harassé, s’en alla vers l’aurore,

Et la cloche cessa de tinter à jamais !
Quand je fus seul avec la femme que j’aimais,
Je lui fis parcourir l’école jusqu’au faite.
A tous nos coins chéris, je lui disais : « Tu vois !
Tu vois !… Regarde bien !… C’est la dernière fois !… »
Et j’y portais la flamme en détournant la tête.

Deux jours après, j’étais à Bade. Ses parents
Pleuraient, car ils sont vieux ! — « Tenez, je vous la rends,
Leur dis-je ; son amour l’avait dépaysée !
Voici les cent écus de sa dot ; comptez-les.
Je ne puis rien tenir de vous, étant Français !
Et toi, pardonne-moi de t’avoir épousée !

« Je n’avais pas le droit de t’aimer ! Je devais
Haïr les grands yeux bleus, car l’amour est mauvais ;
Il a fait dévoyer toute la race humaine !
Lorsque nous échangeons notre âme en nos baisers,

C’est mal ! Nos deux pays, ma chère, en sont lésés !
Notre bonheur leur vole une part de leur chaîne.

« Enfant, pardonne-moi ! Car mon crime est réel
De n’avoir lu ni Kant, ni Goethe, ni Hegel !
Aux élèves qu’ils font on reconnaît les maîtres !
Sottement j’enseignais aux miens dans mes leçons :
— « Le bon Dieu fit le fer pour couper les moissons ! »
Et je faussais vos cœurs, ô naïfs petits êtres !

« Le fer est le métal de mort, sachez-le bien
La mort étant le but, le fer est le moyen ;
Il s’assouplit au meurtre et brille dans les larmes !
Dieu l’a fait pour qu’il gronde et qu’il lance le feu ;
Aussi, mes chers petits, il faut adorer Dieu,
Qui pour vous égorger vous a donné des armes !

« Je leur dirai cela dans la forêt, là-bas,
Car j’y vais retourner ! En ne te voyant pas,
Ils vont me demander : « Mais elle, où donc est-elle ? »
Je leur expliquerai qu’il ne faut plus t’aimer !
Et, si je puis le dire enfin sans blasphémer,
Que tu n’étais ni bonne, ô mon ange, ni belle !

« Adieu donc, chère femme, adieu jusqu’au revoir !…
L’amour n’est que la vie, il n’est pas le devoir !…
N’importe où je mourrai, c’est ici que j’expire !… »
Je ne pus retenir mes sanglots étouffants.
Son père m’avait pris les mains : « Pauvres enfants !
Disait-il, vous payez les gloires de l’Empire ! »

Qu’il fut long le moment qui nous tint embrassés !
Il me semble si court à présent ! « C’est assez, »
Dis-je. — Mais tout à coup je vois pâlir ma femme !
Au geste qu’elle fait, nous devenons tout blancs.
— « Que ferai-je du fils que je porte en mes flancs ? » Cria-t-elle. — Ah ! messieurs ! la guerre est bien infâme !

Il en est parmi vous qui sont pères. Mais moi,
Je ne l’avais jamais été. — Si votre roi
Savait ce que l’on souffre, il prendrait le cilice !
J’étais père !… j’étais père !… Chacun m’entend !
Et je devais mourir sans le voir, lui, pourtant !…
Je tombai net : j’avais épuisé le calice !

Quand je repris mes sens, je vis le vieux Badois
A mes côtés. — « Va-t’en, me dit-il, tu le dois :
Fais plus que ton devoir, jeune homme, pour le faire !
Tu méritais ma fille : elle est veuve, c’est bien.
Mérite ta patrie à présent !… Citoyen,
Venge-la : c’est ton droit… et je te le confère. »

Je partis dans la nuit. Mais lorsque j’arrivai
Dans mon pauvre pays, je crus avoir rêvé.
Des cadavres blêmis pourrissaient dans la boue ;
Des chevaux éventrés craquaient sous des caissons,
Et des chemins affreux s’ouvraient dans les moissons
Au sein des épis mûrs qu’avait fauchés la roue !…

Le village n’était qu’un brasier… Au milieu,
Le clocher, d’où tombaient comme des pleurs de feu,
Semblait prendre à témoin l’Éternel dans l’espace…
Je ne vous peindrai pas ce que vous avez fait.
Mais quand je vis cela, je compris qu’en effet
Vous vouliez à jamais germaniser l’Alsace !…

Alors je me blottis dans l’ombre, et j’attendis…
Un uhlan s’avançait à cheval ; je bondis
En croupe, et lui volai son fusil et ses balles !…
Il en avait quarante ; il n’en reste que huit.
Nous ne tirons jamais qu’à bout portant, la nuit…
Car la guerre sacrée a des lois infernales.

Et nous sommes cinq cents, messieurs, dans la forêt.
Quand l’un de nous est pris, on le venge ; — on pourrait
Compter plus d’un malade, hélas ! mais pas un lâche !
Les petits sont souffrants, et notre vieux curé
A cessé de tousser… Nous l’avons enterré
Dans la première neige… Il est mort à la tâche.

Aujourd’hui, c’est mon tour, et je ne m’en plains pas.
J’ai trop vécu d’un mois sur terre. — Je suis las,
Et mon malheur n’est pas l’excuse que j’allègue.
Hâtez-vous, car je crains de douter de mon Dieu !…
— Donc, en joue !… A jamais vive la France !… Feu !…
Et quant à mon enfant, messieurs, je vous le lègue !…


LE CHANT DU CRAPAUD


POÈME


Le chant du crapaud est très doux,
Mais d’une tristesse infinie,
Comme celle des chants hindous,
Car il sait son ignominie.

N’en doutez pas, son œil le dit,
Ce pauvre œil qui n’est qu’une larme,
Où danse l’éternelle alarme
De l’être faible, donc maudit !

Il sait qu’il a pour fin dernière
D’allégoriser le dégoût
Et qu’il fait honte au rat d’égout
Comme à la limace d’ornière ;

Que le Maître, à d’autres bénin,
Lui fixa la part inégale,
S’il a déjà, pour chair, la gale
D’y rouler, pour sang, le venin.

Il se rend compte de ces choses
Et que pour lui, dans aucun lieu
Céleste, il n’est, rebut de Dieu,
D’espoir en des métamorphoses !…

Tel il fut par Adonaï
Conçu pour l’effroi qu’il inspire,
De ses chefs-d !œuvre il est le pire :
Oh ! créé pour être haï !…

Être le type d’une race
Grotesque et lugubre à la fois,
Né d’un reste de boue aux doigts
Dont le Modeleur se décrasse !…

Il ne comprend rien à son sort
Et s’en plaint d’une voix si tendre
Que l’âme arrête pour l’entendre
Tous les tictacs de son ressort.


Écoutez, quand le crépuscule
Jette au silence son manteau,
Vagir le petit lamento
Les soirs brûlants de canicule !

C’est sous l’onde, humide tombeau
Où trempe déjà sa corbeille,
Le poupon mordu par l’abeille
Qui clame à sa mère : bobo !

Ou le son à figer les moelles
Qui traverse le monde obscur
Quand les anges, ivres d’azur,
Se blessent de l’aile aux étoiles ;

Ou bien le noël inouï
De l’amour s’il berçait la haine ;
Imaginez, dans la Géhenne,
Ceci : le damné disant : Oui !…

Ah ! ce chant du crapaud dans l’herbe
Aux derniers reflets du couchant,
Qu’il est douloureux et touchant !
Humanité, qu’il est superbe !
Aux réalistes importun,
Il émeut mon cœur romantique
Autant et plus que le Cantique
Des cantiques, — et c’en est un,

C’en est un dont voici le mythe :
Vêtu d’horreur, un Salomon
Y célèbre, dans le limon,
La crapaude, sa Sulamite.

Oyez ce que dit ce soupir :
« Viens, mon épouse et mon aimée,
La clarté s’est enfin calmée,
Et le méchant va s’assoupir.

« Jouissons de l’instant de trêve
Où, ses petits étant couchés,
Nos tristes yeux effarouchés
Peuvent luire sans qu’on les crève.

« Je les tenais clos dans mon trou
Au soleil puisqu’il te dérobe

Douze heures !… Viens, sors dans ta robe
De danseuse au joli froufrou !

« Que ce long jour me fut morose,
Ma bien-aimée, en ce sillon
Qui m’éclairait le papillon
Mourant aux lèvres de la rose !

« La rose est moins belle que toi,
Moins légères sont les gazelles,
Mais tous les deux ils ont des ailes !…
D’un mot, un seul, donne-les-moi !

« Dans l’ombre où s’efface la ferme
Les chiens ont cessé leurs abois ;
La lune électrise les bois ;
C’est notre heure, la fleur se ferme !

« Viens, si nous sommes les hideux
Pour ceux qu’il fit à son image,
L’Être Informe nous dédommage
Par le bonheur de l’être à deux !

« Il n’est qu’un crime, c’est de naitre,
Et qu’une vertu, c’est d’aimer ;
La fonction, c’est d’essaimer ;
L’honneur en ce monde est d’en être !

« Viens, exaltons à deux genoux
Celui contre qui déblatère
Le seul être heureux sur la terre,
Reproduisons-nous, aimons-nous !

« Si ma vie est trois fois amère,
Je n’y maudis que tes retards ;
Ils seront beaux, viens, nos têtards,
Ils ressembleront à leur mère !… »

Voilà ce qu’exhale à la nuit
Le souffle qu’on ouït à peine,
Et, compatissante à sa peine,
La chouette aveugle y huit ;

Et la vipère, vieille amie,
Pour le consoler à son tour,
Siffle, bave et s’enroule autour
De sa fraternelle infamie ;


Et le loup-garou des sabbats,
Malgré la faim qui le harcèle,
Préfère sa misère à celle
Qui n’a point d’égale ici-bas ;

Et ceux de la tourbe, du soufre,
De la fange, — peuple initié
Par la torture à la pitié, —
Disent : « Voici celui qui souffre ! »

Est-ce tout ?… Ah ! ce bruit d’essieux !…
Grâce, tombereau qui l’écrases !…
Mais non, le héros rend sans phrases
Sa petite âme au roi des cieux !


(La Lyre brisée.)


BALLADE POUR MES MORTS


Nature, qui les as repris,
Où sont-ils, et dans quels royaumes
De ton empire, ces Esprits
Dont j’évoque en vain les fantômes ?
Qu’en as-tu fait ? À quels symptômes,
Depuis qu’ils y sont répartis,
Reconnaître leurs chers atomes ?…
Tous ceux que j’aimais sont partis.

Où est Gautier, âme sans prix ?
Flaubert, bon géant chez des gnomes ?
Las ! dissipés dans le pourpris
Du temple d’azur aux sept dômes !…
Sur Banville, j’ai dit les psaumes,
Puis le créole aux vers sertis
Dans les rythmes grecs et les nômes.
Tous ceux que j’aimais sont partis.

Initiés du Verbe, épris
Du mystère des idiomes,
Pacifiques sous les mépris
Des Tallemants et des Brantômes,
O mes maîtres, les chrysostomes,
Tisserands des tons assortis

Et brodeurs des mots polychromes,
Tous ceux que j’aimais sont partis.



ENVOI



Prince, j’en écrirais cent tomes !
Les rôles sont intervertis :
Le temps est aux gens à diplômes,
Tous ceux que j’aimais sont partis.


(La Lyre brisée.)