Anthologie des poètes français contemporains/Rivet Gustave

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 264-268).







Bibliographie. — Les Joies, Mots d’amour, etc. (1864-1869) ; — Voix perdues (Lemerre, Paris, 1873) ; — Victor Hugo chez lui ;Juana, comédie en un acte et en vers ; — Le Cimetière Saint-Joseph, poème dramatique en deux tableaux, en vers (représenté à l’Alhambra et à Cluny) ; — Le Tigre de la rue du Bac, un acte, en prose ; — Le Châtiment, drame en quatre actes, en prose ; — Marie Touchet, drame en un acte, en vers (Odéon) ; — Hector L’Estraz, Escholier de Paris (1864-1869) [Floréal, Nichette, Les Vagabondes, Rimes viriles, Le Petit Testament] (Vanier, Paris, 1889).

Les œuvres dramatiques de M. Gustave Rivet ont été éditées par Dreyfous et Mme veuve Tresse.

M. Gustave Rivet est né le 25 février 1848 à Domène, près Grenoble. Il est actuellement sénateur de l’Isère. C’est un rêveur doux, tendre et passionné, épris d’idéale beauté et de justice, qui s’est fait homme d’action pour défendre ses idées politiques.

Dès le collège, il faisait des vers. « Romantique, romanesque même, souvent, au lieu de piocher « Normale », il laissait vagabonder son imagination qui l’emportait loin, bien loin, hors des murs de la prison où étouffaient ses seize ans, ivres d’espace et de liberté. Caché derrière l’énorme Quicherat, courbé sur un Thesaurus, il feignait de pénétrer les mystères de l’accentuation grecque ou de marier des dactyles à quelques spondées ; en réalité, il rêvait, ou accouplait des rimes, il versifiait ses premières fantaisies, ou ses hymnes d’amour, hommages platoniques à la maîtresse idéale pour laquelle il brûlait, languissait, souffrait et mourait, et qui, à vrai dire, était bien innocente de ses douleurs, car elle n’existait que dans l’imagination du jeune ténébreux… Et il était non seulement un rêveur, mais aussi un républicain militant déjà, et il affirmait sa foi en des strophes qui couraient manuscrites dans les études, et dont quelques-unes, les moins périlleuses, étaient publiées par les petites feuilles éphémères écloses dans le quartier latin. »

Ces vers d’adolescent, délicieux de fraîcheur et de sincérité, l’auteur les a réunis, en 1889, en un volume intitulé Hector L’Estraz, Escholier de Paris, 1864-1869. Esto Vir, pièce écrite en 1871, explique le changement qui s’est opéré dans l’âme du poète dès sa vingt-deuxième année, pendant l’Année terrible. La première partie de Voix perdues, recueil publié en 1873, contient des pièces patriotiques inspirées par les tristes événements de la guerre et de la Commune ; la deuxième partie est d’un sentiment plus doux, mais toujours élevé. L’œuvre, dans son ensemble, nous montre le poète en pleine possession de son beau talent.

M. Gustave Rivet a donné au théâtre plusieurs pièces remarquables, dont il faut surtout citer Le Cimetière Saint-Joseph, poème dramatique en deux tableaux, représenté à l’Alhambra et à Cluny, Le Châtiment, drame en prose en quatre actes, et Marie Touchet, drame en vers, qui a été fort applaudi à l’Odéon.


GUITARE


Si vous respiriez l’air pur des Espagnes,
Cet air embaumé qui rend amoureux,
Si Vous habitiez ces chaudes campagnes
Où l’on voit errer des couples heureux,
Où chaque Andalouse a des sérénades
Qu’avant de dormir il faut écouter,
Où les amoureux rossent les alcades
Qui ne voudraient pas les laisser chanter,
Sous votre fenêtre ouverte, à nuit close,
J’irais soupirer les vœux de mon cœur ;
— Toujours dédaigneuse, à ta lèvre rose
Se dessinerait un rire moqueur ;
Mais tu m’entendrais, malgré toi, te dire
Que, pour un regard, j’irais Dieu sait où,
Que je me tuerais pour un seul sourire !
Que par un baiser… tu me rendrais fou !

(Hector L'Estraz : les Vagabondes.)


NOCTURNE


EN PROVENCE


Minuit sonne aux clochers, de la ville. Tout dort.
Sommeil calme et profond. La nuit est chaude encor
Du soleil empourpré de juillet ; mais la brise
Touche nos fronts avec une caresse exquise,
Et n’a gardé des feux étincelants du jour
Que la molle tiédeur dont s’enivre l’amour.
Midi n’allume plus sa brutale fournaise,
Et dans le Ciel, où tout embrasement s’apaise,
La lune monte pâle et lente, balançant
Son disque d’or massif au rayon caressant ;
Dans la limpidité du ciel bleu, plein d’étoiles,
L’œil s’égare et pénètre aux profondeurs sans voiles,
Plus loin, plus loin encor, dans l’abîme infini.
— Par la fraîcheur du soir le monde est rajeuni ;

La nuit est belle, avec sa blancheur virginale.
Viens ! Sortons tous les deux de la ville banale !
Viens, et, nous enivrant de l’air mystique et pur,
Nous nous croirons portés sur des ailes d’azur
Vers la splendeur rêvée en des sphères lointaines ;
Viens, et nous sentirons en ces heures sereines,
Sous la pâle lumière et la tiède chaleur,
Nos deux âmes d’amour s’ouvrir comme une fleur !
Viens, nous allons marcher au hasard, par les plaines
Où la lune a couché des ombres incertaines ;
Viens, nous écouterons les nocturnes grillons
Pousser leurs cris aigus dans le creux des sillons,
Et le pipai plaintif, et doux, et monotone,
Gémir son chant, ainsi qu’une guzla bretonne.
Et tous les deux, muets, calmes, rêveurs, heureux,
Egarés par les champs, loin des chemins poudreux,
Les pieds dans les gazons, l’œil dans le ciel d’opale,
Nous attendrons l’éveil de l’aube matinale.


(Voix perdues.)


ESTO VIR


Oui, j’étais un rêveur jadis, je le confesse.
Mon cœur, plein d’une immense et naïve tendresse,
Dans l’infini croyait ouïr de douces voix,
Et je chantais les fleurs, les oiseaux et les bois.
— Puis l’amour vint meurtrir mon âme de son aile,
Et mes vers, maudissant une amante infidèle,
Larmoyant sans douleur, et pleurant sans raison
Sur ces pauvres amours morts d’une trahison,
Se plongeaient dans tes eaux, noire Mélancolie !
De ces chagrins menteurs ma joue était pâlie.
Ignorant pour mourir tout ce qu’il faut souffrir,
Je faisais, à treize ans, le serment d’en mourir.

J’ai chanté les baisers, j’ai dit avec emphase
Les longs serments d’amour, et l’ineffable extase,
Et ces instants bénis qui nous font croire à Dieu,
Puis les déchirements, les sanglots de l’adieu,
Le calvaire sanglant d’une âme abandonnée

Mourant sur une croix, d’épines couronnée,
Jetant aux cieux muets son cri de désespoir.
J’ai dit mes chants d’amour à la brise du soir,
J’ai poussé mes soupirs enflammés aux étoiles,
J’ai baisé les pieds nus de déesses sans voiles,
Idéales beautés rayonnant dans l’azur,
Qu’adorait en pleurant mon cœur naïf et pur.
— De ses bras indolents la molle Rêverie
M’a bercé bien longtemps dans l’idylle fleurie ;
— De ces songes, longtemps j’ai vécu, j’ai souffert.
Puis, la Réalité, de son poignet de fer,
M’a brusquement saisi rêvant dans l’empyrée,
Et m’a jeté sanglant sur la terre abhorrée.

— Et maintenant, c’est fait ! déchu, brisé, meurtri,
Je me suis relevé, sans ailes, mais guéri.
Je ne sais plus pleurer pour une fleur qui tombe,
Et mon âme n’est plus la plaintive colombe
Roucoulant son touchant et monotone appel.
J’ai vu l’homme acharné sur l’homme, et, plus cruel
Que les loups dévorants de la forêt sauvage,
Haletant, l’œil en feu, se ruer au carnage.
J’ai vu la guerre impie et ses longues fureurs.
Mon âme s’est trempée à toutes ces horreurs ;
Ce n’est plus maintenant une fleur maladive
Flétrie au moindre vent comme la sensitive.
La lutte m’a touché de son doigt souverain,
Et j’embouche à présent la trompette d’airain.

(Voix perdues.)