Anthologie des poètes français contemporains/Siefert Louisa

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 416-419).







Bibliographie. — Les Rayons perdus (1868) ; — L’Année républicaine (1869) ; — Les Stoïques (1870) ; — Les Saintes Colères (1871) ; — Comédies romanesques (1872) ; — Méline, roman (1875) ; — Souvenirs, Poésies inédites.

Les ouvrages de Louisa Siefert ont été édités par Alphonse Lemerre.

Louisa Siefert a collaboré au Parnasse, etc.

Louisa Pène-Siefert, née à Lyon en 1845, mariée en 1875 à M. René d’Asté, secrétaire de M. Emilio Castelar, morte deux ans après son mariage, en octobre 1877, débuta en 1868 par un volume de vers, Les Hayons perdus, dont le succès fut très grand et qui fut suivi de plusieurs autres où s’affirmait son talent très sincère et très réel. Son âme fière et loyale eut à soutenir de rudes combats, et son existence fut particulièrement douloureuse. Elle se réfugia dans l’art comme dans un sanctuaire.

Outre ses recueils de poésies, son œuvre comprend un roman, Méline (1876), et un livre posthume, Souvenirs, recueillis par sa mère.




TOUS LES RIRES D’ENFANT
ONT LES MÊMES DENTS BLANCHES[120


Tous les rires d’enfant ont les mêmes dents blanches ;
Comme les rossignols dans les plus hautes branches,
Les moineaux dans les trous du mur,
Au rebord des longs toits comme les hirondelles,
Leur céleste gaîté s’envole à tire-d’ailes
Avec un son serein et pur.

Nul n’est favorisé dans l’immense partage :
Richesse et pauvreté n’y font pas davantage ;
Le rire, ce grand niveleur,

Sur tous les fronts répand la joie égalitaire,
Et c’est comme un écho qui fait vibrer la terre,
Et viendrait d’un monde meilleur.

Innocence, clarté ! leur âme est une aurore
Que la vie en passant n’a pas troublée encore
Dans son épanouissement ;
Et, doux chanteurs des nids plus étroits ou plus frêles,
Les plus humbles, avec leurs petites voix grêles,
Ont le plus frais gazouillement.

Ainsi plus tard, aux jours que l’épreuve dévore,
On trouve des vieillards dont la lèvre incolore
Recèle un sourire ingénu.
Leurs tranquilles regards sont remplis de lumière :
On dirait un reflet de leur aube première,
Un rayon d’avril revenu I

On sent en leur parole une indulgence exquise,
Et la suavité de la paix reconquise
Ennoblit leur sainte candeur.
Enfant pur, aïeul blanc, devant eux on s’incline ;
Qui les voit, fleur naïve ou tremblante ruine,
Révère la même splendeur.

Car la vieillesse touche au ciel comme l’enfance.
L’une y retourne, et l’autre en vient. La morne offense
Des ans et du malheur s’enfuit.
Le coucher du soleil à son lever ressemble,
Et, diamants tous deux, souvent roulent ensemble
Les pleurs de l’aube et de la nuit.


(Les Stoique».)


LUNE D’AVRIL


Déployant ses ailes de cygne
Au vol lent et capricieux,
Le clair de lune me fait signe
Et m’entraîne au loin sous les cieux.

Il franchit les lacs et les fleuves,
Baise les yeux clos des cités,

Et, se riant des grilles neuves,
Il s’en vient aux parcs désertés.

Il écarte l’ombre importune
Avec un geste familier ;
Puis il descend une par une
Les marches du blanc escalier.

Il s’en va retroussant sa robe
Le long de l’humide sentier,
Et, de-ci, de-là, se dérobe
Entre le houx et l’églantier.

Je le vois errer d’arbre en arbre
Comme un doux poète étonné,
Et prêter des blancheurs de marbre
Au banc de pierre abandonné.

C’est ici que, las de sa course,
Rêveur il s’assied longuement,
Jetant aux flots clairs de la source
De la poudre de diamant.

Il endort les roses fleuries,
Il verse la rosée aux lis,
Il étend des blés aux prairies
Son manteau d’argent aux longs plis.

Ainsi promeneur pâle et triste,
Hôte des tombeaux délaissés,
Ami du chat et de l’artiste,
Protecteur des nids menacés,

Là-bas échevelant le saule
Qui pleure les morts oubliés
Et chargeant sur sa blanche épaule
Les linceuls qu’il a déliés,

Jusqu’à l’heure où, soudain rougies,
Les ténèbres font place au jour,
Il erre, — ô faiseur d’élégies,
O grand enchanteur de l’amour !


(Les Stoïques.)
IMMORTALITÉ


Le chêne dans sa chute écrase le roseau,
Le torrent dans sa course entraine l’herbe folle ;
Le passé prend la vie, et le vent la parole,
La mort prend tout : l’espoir, et le nid, et l’oiseau.

L’astre s’éteint, la voix expire sur les lèvres,
Quelqu’un ou quelque chose à tout instant s’en va.
Ce qui brûlait le cœur, ce que l’âme rêva,
Tout s’efface : les pleurs, les sourires, les fièvres.

Et cependant l’amour triomphe de l’oubli ;
La matière, que rien ne détruit, se transforme ;
Le gland semé d’hier devient le chêne énorme,
Un monde nouveau sort d’un monde enseveli.

Comme l’arbre, renaît le passé feuille à feuille,
Comme l’oiseau, le cœur retrouve sa chanson ;
L’âme a son rêve encore, et le champ sa moisson,
Car ce que l’homme perd, c’est Dieu qui le recueille.


(Les Stoïques.)