Anthologie des poètes français contemporains/Mérat Albert

Anthologie des poètes français contemporains, Texte établi par Gérard WalchCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome premier (p. 223-229).







Bibliographie. — Avril, Mai, Juin, sonnets, en collaboration avec Léon Valade (1863) ; — Intermezzo, poème traduit de Henri Heine, en collaboration avec Léon Valade [épuisé] ; — Les Chimères, poésies couronnées par l’Académie française (2e édition, 1866) [épuisé] ; — L’Idole, sonnets (1869) [épuisé] ; — Les Souvenirs, sonnets (1872) ; — L’Adieu, poème (1873) ; — Les Villes de marbre, poésies couronnées par l’Académie française (1874) ; — Printemps passé, poème parisien (1875) ; — Le Petit Salon, en vers (1876-1877) ; — Au Fil de l’eau, poésies (1877) ; — Poèmes de Paris (1880) ; — Vers le soir, poésies couronnées par l’Académie française ; — Triolets des Parisiennes de Paris (1900) ; — Les Joies de l’heure (1902) ; — Chansons et Madrigaux (1902) ; — Vers oubliés (1902) ; — Petit Poème (1903) ; — Les Trente-Six Quatrains à Madame, Les Trente-Six Dédicaces (1903) ; — La Rance et la Mer, paysages bretons (1903).

A paraitre : Pour les Lettres ; Épigrammes ; Autres Vers oubliés.

Sauf les ouvrages parus en 1903, et qui ont été édités chez l’auteur, les poésies de M. Albert Mérat ont été publiées chez Alphonse Lemerre.

M. Albert Mérat a collaboré au Parnasse Contemporain et à divers quotidiens et périodiques.

Fils et petit-fils d’avocat, M. Albert Mérat, né à Troyes le 23 mars 1840, fit d’abord des études de droit, puis entra dans l’administration.

Employé dans les bureaux de la Préfecture de la Seine, il y rencontra Paul Verlaine et Léon Valade. C’est en collaboration avec ce dernier qu’il écrivit et publia, en 1863, son premier recueil, Avril, Mai, Juin, et, quelques années plus tard, une excellente traduction de l’Intermezzo de Henri Heine.

En 1866, il participa à la publication du Parnasse Contemporain, et, la même année, faisait paraître, seul, un volume de poésies, Les Chimères, qui fut remarqué. Sainte-Beuve en fit publiquement l’éloge, et l’Académie française lui décerna le prix Maillé-Latour-Landry.

Ce succès ayant encouragé le poète, il donna successivement : L’Idole (1869), Les Souvenirs (1872), L’Adieu (1873), Les Villes de marbre (1874), poésies couronnées par l’Académie française, Printemps passé (1875).

Vers cette même époque, il quitta la Préfecture de la Seine pour le Luxembourg, où il fut, depuis, attaché à la Présidence du Sénat. Enfin il publia deux recueils où se résument ses grandes qualités : Au Fil de l’eau (1877) et Poèmes de Paris (1880). « Par ce volume excellent (Au Fil de l’eau), dit M. Emmanuel des Essarts, comme par l’ensemble de son œuvre, Albert Mérat a conquis sa place au premier rang des jeunes poètes. Ce n’est pas un narrateur tel que Coppée, un psychologue comme Sully Prudhomme, comme Silvestre un lyrique amoureux, comme France un alexandrin pénétré de « modernité » ; c’est, en poésie, un peintre de genre et de paysage, encadrant ses tableaux dans les quatrains de la stance ou du sonnet. Il a semé des chefs-d’œuvre dans tous ses recueils et déployé dans son art une certitude, une souplesse qu’aucun autre n’a dépassées. »

Après un long silence, le poète nous revient. Alors paraissent Vers le Soir (1900), poésies couronnées par l’Académie française ; Triolets des Parisiennes de Paris (1900), Les Joies de l’heure (1902) ; Chansons et Madrigaux (1902), Vers oubliés (1902), Petit Poème (1903), Les Trente-Six Quatrains à Madame, avec leurs Trente-Six Dédicaces (1903) ; enfin La Rance et la Mer, paysages bretons (1903).

Chevalier de la Légion d’honneur, M. Albert Mérat est actuellement bibliothécaire au Palais du Sénat, charge dans laquelle il a succédé à Coppée, Lacaussado, Ratisbonne, Anatole France et Leconte de Lisle.




LES MARBRES ROSES
VENISE


Nos marbres, pierres de tombeaux,
Sont funèbres ou prosaïques.
Les marbres roses ne sont beaux
Que près de l’or des mosaïques.

Le ciel levant vient se poser
Sur leurs finesses d’aquarelles :
On dirait qu’il donne un baiser
A des gorges de tourterelles.

En des accords blonds et tremblants
Résumant la douceur des choses,

Le sang divin des marbres blancs
Vit aux veines des marbres roses.

Du côté que s’en vient la mer,
Une mer fine et délicate,
Ils tendent vers l’espace amer
Leur radieuse clarté mate.

Ils ont des voix et des regards ;
Et, lorsque monte la marée,
Ils cherchent si les étendards
Ne flottent pas vers la Morée.

(Les Villes de marbre.)


LA STATUE DE COLLEONI
VENISE


L’aventurier, d’un sang plus pur qu’un sang royal,
Etant né de celui des belles républiques,
Appuie aux étriers d’airain ses pieds obliques,
Et, du bras gauche, enlève et retient son cheval.

Il ouvre l’autre bras dans un geste loyal,
Ayant choisi, d’un cœur dévot à ces reliques,
Dans les drapeaux empreints d’animaux symboliques,
Le vieux Lion plutôt que l’Aigle impérial.

Solide conducteur de soldats à sa taille,
D’un regard sans prunelle il mène la bataille,
Et laisse sûrement sa tactique aboutir.

La bouche aux coins tombants, enclose par des rides,
Et que serre l’orgueil de deux lèvres arides,
Par mépris de parler ne daigne pas mentir.

(Les Villes de marbre.)


LES MAITRES INCONNUS
FLORENCE


Les vieux maîtres anciens, sur la toile ou le fer,
Inscrivaient de leurs mains augustes et hautaines

Leur nom, pour qu’on le sût dans les races lointaines.
Signer leur œuvre était pour eux un souci cher.

D’autres, dont l’art moins haut n’a pas connu l’enfer
De l’orgueil, soldats forts près des grands capitaines,
Ont passé comme va l’eau paisible aux fontaines,
Comme vont les doux bruits se perdre dans la mer.

Une religion de Grèce était qu’un temple
Fût aux dieux inconnus dressé. Le ciel est ample,
Et l’on n’offensait pas Aphrodite aux seins nus !

Ainsi ferai-je d’eux que plus rien ne renomme :
Pour ravir leur mémoire aux vains oublis de l’homme,
Je dresserai ces vers aux maîtres inconnus.

(Les Villes de marbre.)


LE COURANT


Il faudrait, pour quitter la ville, un vieux bateau,
Suivant l’eau lentement, sans voiles et sans rames ;
Sur des nuages blancs, aussi blancs que des femmes,
Le ciel d’été, l’azur étendrait son manteau.

Serré dans le granit comme dans un étau,
Le fleuve mord ses bords et glisse en courtes lames ;
Et la ville aux toits bleus tout pailletés de flammes
Parade bruyamment comme sur un tréteau.

Plus de quai ; des maisons d’un étage, des rives,
Les saules, les bouleaux, les aubépines vives,
Un coin du bien-aimé paysage français.

Les peupliers sont hauts, les collines sont bleues...
Où donc est la rumeur de foule où je passais ?
Je ne sais pas combien j’ai pu faire de lieues.

(Les Souvenirs.)


LE MOULIN


C’est par eau qu’il faut y venir.
La berge a peine à contenir
Le fouillis d’herbes et de branches,
Ce monde petit et charmant,

La grande roue en mouvement,
Les vannes et leurs ponts de planches.

Un bruit frais d’écluses et d’eau
Monte derrière le rideau
De la ramure ensoleillée.
Quand on approche, il est plus clair ;
Le barrage jette dans l’air
Comme une odeur vive et mouillée.

Pour arriver jusqu’à la cour,
On passe, chacun à son tour.
Par le moulin plein de farine.
Où la mouture en s’envolant,
Blanche et qui sent le bon pain blanc,
Réjouit l’œil et la narine.

Voici la ferme ; errons un peu.
Dans l’âtre on voit flamber le feu
Sur les hauts chenets de cuisine.
La flamme embaume le sapin ;
La huche de chêne a du pain,
La jatte de lait est voisine.

Oh ! le bon pain et le bon lait !
Juste le repas qu’on voulait ;
On boit, sans nappe sur la table,
Au tic tac joyeux du moulin,
Parmi les bêtes, dans l’air plein
De l’odeur saine de l’étable.

Lorsque vous passerez par là,
Entrez dans le moulin. Il a
Des horizons pleins de surprises.
Un grand air d’aise et de bonté,
Et contre la chaleur d’été
De la piquette et des cerises.

(Au Fil de l’eau.)


LES FENÊTRES FLEURIES


Les Parisiens, entendus
Aux riens charmants plus qu’au bien-être,
Se font des jardins suspendus
D’un simple rebord de fenêtre.


On peut voir en toute saison
Des fils de fer formant treillage
Faire une fête a la maison
De quelques bribes de feuillage.

Dès qu’il a fait froid, leurs couleur
Ne sont plus que mélancolie ;
Mais cette habitude des fleurs
Est parisienne et jolie.

Ainsi, tout en haut, sous les toits,
L’enfant aux paupières gonflées,
Qui coud en se piquant les doigts,
A près d’elle des giroflées.

Quelquefois même, et c’est charmant,
Sur la tête de la petite
On voit luire distinctement
Des étoiles de clématite.

Aux étages moins près du ciel.
C’est très souvent la même chose :
Un printemps artificiel
Fait d’un œillet et d’une rose.

Dans un pot muni d’un tuteur,
Où tiennent juste les racines,
Un semis de pois de senteur
Laisse grimper des capucines.

Les autres quartiers de Paris
Ont des fleurs comme les banlieues :
C’est que le ciel est souvent gris,
Et qu’elles sont rouges et bleues ;

C’est qu’on trouve un charme, en effet,
A ce fantôme de nature,
Et que le vrai sage se fait
Des bonheurs en miniature.

(Poèmes de Paris.)