Revue pour les Français Décembre 1906/Texte entier
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La REVUE POUR LES FRANÇAIS
fait appel à tous ceux qui ont le sentiment de la nécessité d’une réforme pédagogique générale, — à tous ceux qui aspirent à voir la science mieux distribuée, la critique plus éclairée, l’horizon plus ouvert, les caractères plus fermes, l’homme, en un mot, plus maître de lui et plus libre de ses mouvements, — à tous ceux qui regardent la solution des grands problèmes sociaux comme devant dépendre pour la plus large part de la valeur matérielle et morale de l’individu.
LA NOUVELLE ÉTAPE
Dans le premier numéro de l’année 1906, nous avons exposé à nos lecteurs, sous ce titre suggestif : « Révolution mentale », tout un plan de réforme pédagogique auquel la Revue pour les Français déclarait adhérer sans réserve heureuse de travailler dans la mesure de ses moyens à une des œuvres qui lui paraissent le plus propres à orienter utilement les destins nationaux. Voici qu’un groupement vient de se créer qui entreprend de rédiger les programmes nouveaux, de façon à pouvoir présenter à l’opinion non point seulement le principe du remède mais le remède lui-même. L’Association pour la réforme de l’enseignement se propose, disent ses statuts, « de préparer la refonte des programmes scolaires et leur adaptation méthodique à l’état actuel des connaissances humaines. » Ni plus ni moins. L’Association, on le voit, définit sa tâche de façon que l’ampleur audacieuse n’en voile pas la précision technique. C’est une tâche pédagogique absolument éloignée de toute arrière pensée politique. D’après quelles données doit s’opérer cette refonte, nous nous réservons de le faire connaître à nos lecteurs dans notre numéro de Janvier, en rendant compte de la conférence inaugurale qui sera faite prochainement à Paris.
Ce que nous pouvons leur dire dès maintenant, c’est que notre Revue a été désignée comme la bonne ouvrière de l’œuvre. Dans ses colonnes vont s’amasser les éléments d’un travail qui n’a jamais été osé jusqu’ici ; des sortes de monographies scientifiques, historiques, littéraires, artistiques y paraîtront qui sont destinées à composer le grand tout, la mosaïque finale, base du futur enseignement secondaire. Déjà nous avons donné un aperçu de cet enseignement par la publication des plans du collège modèle dressés par M. de Coubertin. Les pages 393 et 394 de notre numéro d’octobre en contiennent un abrégé qui, tout restreint soit-il, suffit à faire comprendre le sens et la portée de la réforme poursuivie. Un grand nombre de journaux l’ont reproduit en le commentant favorablement. Quelques-uns n’ont pas craint de différencier le mouvement rénovateur qui s’esquisse des mouvements similaires et antérieurs en insistant sur le caractère « approfondi et pratique » qu’il revêt cette fois.
L’Association pour la réforme de l’enseignement, nous tenons à le répéter encore une fois, ne cherchera nullement à imposer ses vues ; elle est convaincue que le programme dont elle aborde la confection s’imposera de lui-même par ses propres mérites. Le rédiger d’une façon aussi complète et aussi parfaite que possible, voilà son premier — et présentement son seul souci. C’est en quoi la Revue pour les Français peut devenir pour la nouvelle association un auxiliaire précieux. Nous saluons donc avec confiance l’étape qui s’ouvre devant nous.
CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE
Cette rubrique avait disparu de notre dernier numéro, entièrement consacré à l’étude de M. Gaston Bordat sur l’empire colonial français. Le succès en a d’ailleurs été considérable et les lecteurs de la Revue se sont accordés pour la remercier d’avoir placé sous leurs yeux ce tableau d’ensemble très complet dont les conclusions puisent une partie de leur force dans leur modération même. Nous reprenons aujourd’hui notre mappemonde pour passer en revue ce qui s’est produit à la surface du globe d’important ou de conséquent depuis deux mois — et rappeler successivement — puisque nous voici au terme de l’année, les caractéristiques d’ensemble de 1906.
C’est incontestablement l’empire germanique qui continue d’avoir droit au prix d’activité — ou, pour parler plus exactement, d’agitation. Les mémoires posthumes du prince de Hohenlohe, le discours de rentrée du chancelier de Bulow, la persécution polonaise, la dissolution du Reichstag constituent, pour ne citer que les principaux, des faits susceptibles d’influer sur la marche générale du monde. Les mémoires du prince de Hohenlohe ne forment pas en eux-mêmes un monument de grande envergure. Mais ils passent au crible d’une critique qui sait rester froide et indépendante sans devenir sceptique ni malveillante, certaines réputations dont l’admiration convenue et irraisonnée de la foule n’avait pas permis qu’on approchât jusqu’ici. Pour que pût être entrepris le « déboulonnage » de Bismarck tel qu’il vient de s’opérer, il fallait qu’un Allemand y mit la première main. Le prince de Hohenlohe s’est acquitté de ce soin avec un curieux mélange de zèle et de sobriété ; il ne s’est pas perdu dans les détails ; il n’a pas cherché à copier Saint-Simon. Il a montré le grand homme inutilement méchant et maladroitement habile, énergique d’une énergie bien souvent outrée, intelligent d’une intelligence presque toujours incomplète. Nos lecteurs nous rendront cette justice que tel est le Bismarck que nous leur avons toujours présenté et auquel beaucoup d’entre eux n’avaient pas voulu croire. Peu à peu, cette conviction pénétrera dans tous les esprits que Bismarck, pour achever selon ses vues une unité qui se serait faite sans lui de façon différente, a compromis gravement la solidité de l’édifice. C’est là que sont la vérité historique et la clef de bien des événements actuels.
Si grand qu’ait été sur eux l’effet des révélations du prince de Hohenlohe, les Allemands ne se détachent que difficilement du culte bismarckien, et il faut avouer que ce ne sont pas les talents de son successeur qui contribuent puissamment à ce résultat. M. de Bulow a une manière de parler peu propre à lui faire des admirateurs et des amis. On dit qu’il a prononcé l’autre jour son discours « du ton d’un clubman qui daignerait faire campagne électorale parmi ses fermiers. » La critique est fine et sans doute justifiée. Ce qui paraît toutefois plus défectueux encore, c’est la façon dont les dirigeants de la politique germanique jonglent avec les faits. Tantôt ils se plaignent d’être menacés par la France, lâchés par l’Italie, haïs par l’Angleterre, dupés par la Russie, tantôt ils font montre d’une confiance sereine en la fidélité de leurs alliés comme en la loyauté de leurs voisins. Ils brandissent dans la même semaine un laurier de paix et un glaive flamboyant ; ils soulèvent des incidents perpétuels et en témoignent aussitôt la plus vive contrariété. Finalement, ils souffrent les premiers du mécontentement général causé par leurs agissements. Cette politique est déplorable et rien n’indique, hélas ! qu’à Berlin on soit prêt d’y renoncer.
En Pologne, la question scolaire est à l’état aigu. Des persécutions sont dirigées contre les enfants rebelles ; on les arrache à leurs parents pour les enfermer dans des maisons de correction. La grande voix de Sienkievicz a trouvé des accents d’une suprême éloquence pour stigmatiser ces procédés indignes d’un pays civilisé. En Belgique et en Suisse, l’action des groupes pangermanistes se révèle agressive et audacieuse. De vagues communautés qui se prétendent lésées dans leurs droits nationaux reçoivent l’appui précis de comités fondés pour encourager et au besoin susciter leurs résistances. C’est toujours la question des écoles qui sert de point de départ. On veut imposer la langue allemande par tous les moyens ; il se dépense à cette besogne autant d’efforts que d’argent. Malgré tout, cela ne rend pas ; la langue ne gagne point et les sympathies reculent.
C’est un gros souci — le plus gros souci du temps présent — que de sentir l’Allemagne ainsi en proie au malaise, à l’aigreur, à la méfiance, soupçonneuse d’autrui et se croyant lésée par tous.
Le ministère que préside avec plus de bonne volonté que de succès Sir Henry Campbell Bannerman continue d’étonner non point seulement les prudes chancelleries mais les bonnes gens simples et frustes. Car il n’est pas besoin d’avoir fréquenté les cours pour deviner que crier officiellement « Vive la douma ! » le lendemain de sa dissolution et dépêcher aux réformateurs russes sous le nez de l’empereur une délégation chargée de les féliciter et de les encourager constituent des incorrections du plus fort calibre. Pis encore. Ce sont là des ingérences caractérisées dans les affaires intérieures d’un pays. Où en arriverait-on si de pareilles mœurs venaient à s’introduire ? Mais Sir Henry Campbell Bannerman est un naïf et, partant, un incorrigible. Dernièrement il nous mettait, nous autres Français, dans un sérieux embarras en proposant solennellement, sans nous avoir consultés, des mesures de désarmement auxquelles, seuls peut-être en Europe, nous ne pouvions souscrire sans danger. Voici maintenant que son collègue M. Haldane, ministre de la guerre, en prononçant un discours d’allures belliqueuses et en préconisant des armements nouveaux, à l’heure où nous sommes engagés au Maroc en une délicate entreprise, nous cause des ennuis inverses. Et pendant ce temps, Sir Edward Grey permet à des membres du parlement de venir l’entretenir en groupe des affaires du Congo et d’énoncer en sa présence des accusations injurieuses contre le roi Léopold. Certainement le présent cabinet britannique détient le record de l’incorrection internationale et il est vraisemblable que ce titre peu glorieux ne risque pas de lui être enlevé avant qu’un revirement de la faveur populaire ne lui ravisse avec l’existence le droit de détenir des records. Cet événement, à la vérité, pourrait être plus prochain qu’on ne le pensait. Bien des indices montrent l’opinion anglaise mal satisfaite de la voie en laquelle s’engagent ses mandataires. Les élections partielles qui ont eu lieu récemment soulignent une tendance à s’orienter de nouveau vers les conservateurs, tant par peur des nouveautés socialistes que par obligation de sauvegarder les intérêts impériaux essentiels desquels il appert que les libéraux aujourd’hui au pouvoir n’ont ni la compréhension ni le souci.
La visite du roi Frédéric viii à Berlin n’était pas seulement probable, elle était nécessaire. Depuis que la présence de l’empereur Guillaume aux funérailles de son père avait ouvert la voie non pas aux accommodements mais aux échanges d’aménités, nul ne doutait que le nouveau souverain danois ne rendit une prompte visite à son impérial voisin. Cette visite a été marquée d’un bout à l’autre par la cordialité la plus heureuse. Le fait est extrêmement intéressant. Aucune parole n’a été échangée, aucune allusion même n’a été faite à la question du Schlésvig, de sorte qu’il est impossible d’avancer qu’en se rendant à Berlin le roi de Danemark ait renoncé en quoi que ce soit aux droits ou aux prétentions de son peuple sur la portion de l’héritage national, arrachée par la force il y a quarante ans. Il est donc possible, sans renier le passé ni engager l’avenir, d’établir un présent « habitable » pour des adversaires dont aucune concession ne saurait sceller l’accord sur la question imprescriptible qui les a dressés naguère l’un contre l’autre. Jules Ferry avait eu le sentiment d’une telle possibilité.
La nervosité des Français ne lui permit pas de leur faire comprendre ce qu’il attendait d’eux à cet égard et les avantages qu’ils en pourraient tirer. Non seulement à Berlin on n’a pas parlé du Schlesvig mais il est à croire qu’on n’a pas parlé de la Baltique. Un journal anglais connu pour ses exagérations anti-allemandes et son dédain de l’exactitude a dénoncé la conclusion secrète d’un traité qui eut, à la requête de l’empereur Guillaume, fermé l’accès des détroits aux navires du dehors. Il aurait fallu aussi le consentement de la Suède et celui de la Russie non moins intéressées que le Danemark et l’Allemagne en ce qui concerne la navigation dans la Baltique. Qui peut s’imaginer un seul instant que ces deux puissances eussent accepté de se lier les mains de pareille façon ? Du reste, en inclinant trop nettement du côté de l’Allemagne, le gouvernement danois n’irait pas seulement à l’encontre du sentiment national dont la fidélité envers les « frères séparés » demeure intacte, il se dresserait à lui-même de regrettables barrières en travers d’une route utile et honorable. Le rôle du Danemark actuellement est très clair : il doit, profitant des étroites relations de familles qui existent entre son souverain et les souverains régnant à Stockholm et à Christiana, s’employer à rétablir la vieille union Scandinave sur des bases nouvelles. Les trois royaumes ont de grands intérêts communs sans parler du sentiment de la race qui doit dominer leurs dissentiments actuels. Frédéric viii comprend et accepte une si haute mission. Il l’a prouvé par les premiers actes de son règne en abordant de front avec autant de prudence que de fermeté la tâche délicate de rétablir des rapports cordiaux entre la Suède et la Norvège. Puisse l’accomplissement lui en être facilité.
Deux faits caractérisent actuellement la politique espagnole : au dehors la coopération intime avec la France dans les affaires marocaines ; au dedans, la lutte contre le cléricalisme. En présence de l’état de désordre qui s’est établi au Maroc et qui est la conséquence forcée de l’action allemande on pouvait craindre que la France et l’Espagne n’éprouvent quelque hésitation à intervenir et, à tout le moins, quelques divergences de vues dans la manière de le faire ; on pouvait craindre surtout que leur action ne prêtât à des interprétations susceptibles de faire naître de nouveaux incidents de la part de puissances ombrageuses peu satisfaites de l’accord établi à Algésiras. Cet accord enfin n’est pas encore officiellement ratifié par tous les signataires ; sa valeur exécutoire est donc, en quelque sorte, suspensive. La calme et tranquille énergie dont ont fait preuve en cette circonstance les cabinets de Paris et de Madrid a trompé toutes les prévisions et déjoué les calculs du Makhzen. La meilleure preuve de la solidité de l’entente est dans ce fait que deux crises successives sont survenues en Espagne au cours des négociations qui l’ont scellée sans que lesdites négociations en aient le moins du monde souffert. L’action parallèle de la France et de l’Espagne au Maroc ne répond pas seulement aux vues du gouvernement royal, elle est extrêmement populaire d’un bout à l’autre de la péninsule. Elle plait à l’Angleterre à laquelle le peuple espagnol est présentement fort attaché. Ce sont là des gages de durée et de fécondité.
Si la France et l’Angleterre se partagent les faveurs de l’opinion la plus avancée au-delà des Pyrénées, cela est dû pour une bonne part à ce qu’elles représentent actuellement le progressisme et même l’anticléricalisme. Ce dernier point fixe l’orientation de la politique intérieure en Espagne. À la fin d’octobre, a été déposé aux Cortès un projet de loi réglementant le droit d’association et visant les Congrégations religieuses lesquelles ont pris, depuis un quart de siècle, un prodigieux développement, et se sont puissamment enrichies. Elles sont actuellement 3,250. Les cléricaux avancés, ceux que l’on appelle là-bas les « vaticanistes » s’émurent beaucoup moins des dispositions assez libérales de la loi que de l’empressement avec lequel Alphonse xiii avait signé le décret autorisant le ministre de l’intérieur à la présenter aux Cortès. On escomptait une résistance ou au moins de longues hésitations de la part du roi. La spontanéité de son geste n’indiquait pas seulement qu’il entendait ne se point départir de ses obligations de monarque constitutionnel. Alphonse xiii, pour très correct qu’il soit à cet égard, n’a pas comme on dit « froid aux yeux » et, malgré sa jeunesse, il sait donner son avis avec netteté et décision lorsqu’il le juge nécessaire. Il apparut donc clairement que sa Majesté, nonobstant son attachement bien connu au Saint-Siège, se rendait compte qu’en ce qui concerne l’existence et les privilèges des ordres religieux en Espagne, il y avait abus et par conséquent péril. L’opinion en apprécia davantage la clairvoyance et le courage du souverain en même temps que les indécis se sentirent incités à accepter le point de vue des libéraux. C’est alors que sur l’initiative de certaines évêques commença une campagne assez violente pour intimider ceux qui craignent — avec juste raison d’ailleurs — de surexciter les passions religieuses. Le cabinet libéral à laquelle servait de base une majorité instable en fut ébranlé ; diverses crises qu’on put croire un instant destinées à ramener au pouvoir les conservateurs se dénouèrent enfin par la constitution d’un cabinet nettement libéral présidé par le marquis de la Vega di Armijo auquel ses quatre-vingt deux ans n’enlèvent rien de la force de ses convictions et de l’ardeur de son dévouement. Là en sont les choses d’Espagne… La suite au prochain numéro.
L’Amérique du Sud digère lentement la tournée courtoise mais impérieuse du représentant des États-Unis. M. Root a été fort bien accueilli et très fêté ; rien d’étonnant. Il a, dit-on, jeté les bases de plusieurs entreprises fructueuses pour son pays ; encore que ce point ne soit pas nettement établi, il y aurait loin d’une opération de ce genre à l’espèce de main-mise des États-Unis sur les républiques espagnoles telles que les journaux d’Europe se sont trop pressés de la décrire. Au temps de James Blaine — il y a dix-sept ans — le plan, tout démesuré qu’il fut, était peut-être réalisable ; il ne l’est plus pour deux raisons. La première, c’est que les républiques espagnoles ont grandi, qu’elles se sentent à la veille d’un magnifique essor et n’ont plus du tout besoin qu’on les protège ; la seconde, c’est que les États-Unis ont vu leur action se « mondialiser » au point qu’ils ne sauraient désormais concentrer leurs forces sur la mise en pratique d’un panaméricanisme exclusif.
Ce n’est pas le sud mais le nord du continent américain qui doit éveiller en ce moment les préoccupations générales. Un incident est né sur la côte du Pacifique auquel on pouvait s’attendre et qui ne présentait en soi rien de réellement dangereux. Les Californiens qui repoussent pour leurs enfants la promiscuité des écoliers chinois ont voulu assimiler les Japonais aux Chinois et reléguer tous les enfants de race jaune dans des écoles spéciales où ne fréquentent pas ceux de race blanche. C’est ainsi qu’on en agit dans les États sudistes envers les nègres. Le Japon a protesté auprès du gouvernement fédéral. Le président Roosevelt s’est alors interposé mais il l’a fait sans mesure et de façon imprudente. Son message donne raison aux Japonais en des termes qui paraîtront inacceptables à la grande majorité des Californiens. Si les préjugés auxquels ces derniers obéissent sont blâmables au point de vue philosophique et humain, ils n’en existent pas moins et on doit en tenir compte comme de tout préjugé largement répandu ou fortement enraciné. De plus il n’appert nullement des textes constitutionnels que le droit de la Californie à exclure de ses écoles certaines catégories d’élèves relève en dernier ressort du gouvernement fédéral. L’autonomie des États de l’Union n’est pas un vain mot et sur le terrain scolaire notamment cette autonomie est presque intacte. Enfin l’heure est particulièrement mal choisie pour soulever un conflit de cette nature entre le pouvoir central et un État puissant, devant lequel s’ouvrent des perspectives d’enrichissement continu et qui, tourné d’une façon de plus en plus exclusive vers le Pacifique et l’Extrême-Orient, sent se relâcher peu à peu les liens qui l’unissaient aux autres portions de la république. À présent que les États-Unis sont obligés, tant par la marche normale des événements que par les initiatives vigoureuses qui les ont précipités, d’avoir une politique extérieure active et d’intervenir à tout moment dans les crises mondiales, la question de l’autorité présidentielle devient un des gros points noirs de l’avenir. Les Lincoln, les Cleveland, les Roosevelt sont des exceptions. La tâche à remplir dépassera les forces et les moyens de la plupart de leurs successeurs. Ceux-ci n’auront point le prestige personnel ; leurs fonctions trop brèves, leur préparation insuffisante feront que les ordres venus de Washington seront de moins en moins obéis et qu’ainsi s’accentuera la fissure entre l’Est et l’Ouest si préoccupante pour l’avenir national. Toute querelle propre à créer des dissentiments entre des populations qui n’ont déjà plus tout à fait la même manière de comprendre et de sentir est donc un danger et il conviendrait d’éviter par n’importe quel moyen de faire naître une querelle de ce genre.
L’an passé, c’était contre la France que les Japonais se préparaient à partir en guerre ; il leur fallait l’Indo-Chine. Aujourd’hui c’est contre les États-Unis ; ils veulent les Philippines ; on les représente se préparant avec une ardeur enfiévrée pour les combats prochains, armant sans relâche, négociant secrètement des emprunts de guerre, etc… Puis quelqu’un de soi disant informé surgit qui les déclare à bout de souffle, à bout d’argent, à bout d’ambition et qui prédit des troubles révolutionnaires imminents, une banqueroute menaçante, etc… Le bon sens et une critique raisonnable ne peuvent-ils donc avoir raison des exagérations. Les Japonais se reposent et s’installent ; voilà tout. C’est bien assez. L’effort qu’ils ont fourni a été formidable ; ils n’en sont nullement écrasés mais ils en sont fatigués, on le serait à moins. Par ailleurs toute la Corée est devant eux, ils ont à l’organiser, à la mettre en valeur, à l’exploiter ; ce n’est pas une petite affaire. Non seulement une nouvelle guerre même victorieuse n’apporterait aucune facilité de plus à l’accomplissement de cette tâche, mais elle l’entraverait plutôt. Elle aurait surtout pour résultat d’affaiblir considérablement les sympathies que le Japon s’est acquises et auxquelles il tient par dessus tout. On lui marquera d’autant plus de considération que la manifestation de sa force ne sera pas répétée. L’Europe attend du Mikado qu’il devienne, pour une période aussi longue que possible, un facteur de paix et d’ordre en Extrême-Orient. La diplomatie nippone, très habile, connaît assurément cet état d’âme et travaille à le satisfaire. Le cabinet de Tokio, de son côté, ne peut manquer de saisir les avantages d’une politique extérieure qui est parfaitement conforme aux besoins intérieurs de l’empire.
Il en faut bien parler ; la querelle qui semble entrée dans la période aiguë aura rempli du reste une bonne partie de l’année 1906. C’est au premier chef une querelle politique ou, du moins, elle est devenue telle. Le gouvernement français a voulu, suivant la pittoresque expression de feu M. Brunetière, ignorer le « fait pontifical ». Nous avons toujours dit que cette faute grossière était l’origine de tout le mal. Le Vatican a voulu prouver à la République qu’elle ne pouvait se passer de lui pour légiférer utilement sur les choses de la religion. La preuve est surabondante. Il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas l’avouer. Mais aux dépens de qui et de quoi l’a-t-on faite cette preuve ? Aux dépens du clergé français qui va souffrir mille maux et de la paix religieuse qui deviendra pour longtemps ardue à rétablir. La diplomatie vaticane est parvenue à ses fins lesquelles étaient essentiellement politiques : il s’agissait de montrer que le Saint-Siège est un véritable gouvernement et le pape un vrai souverain. On affectait d’en douter à Paris mais ailleurs, en doutait-on ? En tous cas, voilà bien des ruines pour atteindre un résultat qui n’est pas très évangélique car, avant d’être chef de gouvernement, Pie x est chef d’Église. Un État peut recourir à mille moyens pour défendre ses intérêts et maintenir sa suprématie ; il peut renverser son système d’alliances, s’appuyer sur l’Allemagne après s’être appuyé sur la France ; il peut chercher à embarrasser ses adversaires en les tenant en suspens sur ses véritables intentions et en ne dévoilant celles-ci qu’au moment propice. Tout cela est légitime et, encore une fois, cela se résume d’un mot : c’est de la politique. Mais une Église, si hiérarchisée et centralisée qu’elle soit, a-t-elle le droit d’en agir ainsi avec des fidèles qui se réclament d’elle au titre unique de la foi et de la conscience, soient-ils Américains, Espagnols, Autrichiens, Anglais, Allemands, Français ou Belges ? Le Saint-Siège s’est orienté ouvertement du côté de l’Allemagne, accomplissant même cette évolution avec une telle énergie que Guillaume ii, souverain protestant, s’en est senti un peu gêné. D’autre part, Rome a tout subordonné au désir d’embarrasser le gouvernement français dont elle avait, certes, beaucoup à se plaindre. Les non possumus qui en sont partis étaient, nous dit-on, théologiquement obligatoires. Fort bien ; ne discutons point leur caractère. Mais à coup sûr, il n’était pas obligatoire de les prononcer à la dernière minute et de donner ainsi en même temps qu’un tracas aux adversaires, un pénible désaveu aux fidèles qui, ayant cherché un modus vivendi croyaient l’avoir trouvé et prenaient le silence papal pour un acquiescement. Trois fois de suite, le cardinal Merry del Val et ses conseillers se sont arrangés pour que le désaveu fut aussi tardif qu’inattendu sans s’inquiéter si le désarroi ainsi créé parmi les républicains ne s’étendrait pas et de façon plus complète encore à l’Église de France. Voilà bien ce qui est arrivé. Grâce à cette politique, des milliers de prêtres sont condamnés non pas aux exaltantes cruautés du martyre ou de la persécution, mais aux quotidiennes misères de l’indigence et de l’instabilité. Ils ont accepté leur sort avec un esprit de discipline et d’abnégation, un calme digne et résigné qui sont en train de forcer l’admiration de bon nombre d’incroyants et de sectaires. Il se pourrait qu’il y eût là pour eux le germe d’une popularité future. Mais il est douteux que cette popularité franchisse désormais les monts. Ce qui vient de se passer aura, dans l’avenir, une importance capitale au point de vue religieux, précisément parce que la pensée politique romaine a paru trop nette, dominant de trop haut et éclipsant trop complètement le souci des âmes.
Quant aux stratagèmes successifs imaginés par le Gouvernement français pour se tirer d’embarras, ils manquent d’ingéniosité véritable. Ce sont plutôt ce qu’en argot on nomme des « trucs ». Il n’y avait qu’un moyen d’en sortir. Le maire socialiste de Lyon, M. Augagneur, l’avait indiqué avec sa rude franchise les derniers temps qu’il siégeait à la Chambre, avant de s’en aller à Madagascar remplacer le général Gallieni. Il fallait faire don aux catholiques des bâtiments nécessaires à l’exercice de leur religion et ne plus s’occuper en rien de cette ridicule « police des cultes » qui fait sourire de pitié les libéraux étrangers.
L’ART CHINOIS
Il est très certain qu’il existe pour tous les peuples des principes ou des germes dominateurs qui, d’un bout à l’autre de l’existence nationale distinguent leur mentalité et la caractérisent. Mais à cet égard la Chine fait preuve d’une stabilité qu’on ne retrouverait nulle part ailleurs se manifestant à un tel degré et durant une aussi longue période. Cette stabilité dans la manière de penser, de sentir et de concevoir se reflète naturellement à travers les productions d’art, quelles qu’elles soient.
Elle apparaît principalement en architecture. Beaucoup d’observateurs se sont rencontrés pour faire remonter à la tente des pasteurs mongols l’origine de l’édifice chinois, toujours le même quant à sa silhouette essentielle. On prétend que les Athéniens ont inventé le fronton dont ils ont couronné les façades de leurs temples en contemplant les lignes rigides du Pentelique dressées devant leurs yeux. Mais nous savons qu’autrefois le Pentelique était boisé et il est douteux qu’il présentât dès lors l’aspect d’un fronton. Au contraire la toiture chinoise, avec ses coins relevés et la façon dont sont disposés ses soutiens, évoque si complètement l’image d’une tente qu’il est tout naturel de voir là une persistante influence des traditions pastorales. D’où vient cette persistance ? Il est très difficile de le deviner. Dans le langage courant, on a coutume de parler de la Chine comme d’une contrée que son étroitesse et son immobilité intellectuelle d’une part et, de l’autre, son isolement d’avec le reste du monde ont condamnée à la routine obligatoire. Cela est bien vite dit et ne répond pas tout à fait à la réalité des choses.
La Chine a connu les révolutions politiques et les révolutions religieuses. L’introduction du bouddhisme qui eut lieu dans les premières années de l’ère chrétienne, ses succès, la réaction violente qui éclata vers le milieu du viiie siècle, alors que l’empereur Hiouan-Tsong ordonna la destruction de plus de 40.000 temples et monastères, les transformations du taoïsme, les retours offensifs des disciples de Confucius, l’infiltration du mahométisme commencée vers 620 par la prédication de quatre saints de l’Islam (parmi lesquels se trouvait un oncle de Mahomet qui fut enseveli à Canton) complétée plus tard par une émigration arabe assez considérable, enfin la faveur dont à plusieurs reprises le christianisme fut entouré à la cour de Pékin, faveur dont les effets se répercutèrent dans les provinces les plus éloignées, tout cela n’alla pas, on le conçoit, sans bouleverser profondément l’âme chinoise. Celle-ci eut aussi ses périodes d’épicurisme et de raffinement où l’action et l’initiative personnelles s’effacèrent devant le souci des jouissances présentes et des rêveries voluptueuses.
Les relations du monde chinois avec les autres pays furent nombreuses. Dès l’an 1634 avant J.-C, les annales impériales mentionnent la visite d’une ambassade extraordinaire « venue de soixante-seize royaumes occidentaux ». Cinq siècles plus tard, il est dit que Mou-Ouang accomplit lui-même un grand voyage vers l’Occident, qu’il visita des cités magnifiques dont les aspects l’enchantèrent et qu’il ramena avec lui des ouvriers aptes à reproduire chez lui les merveilles que ses yeux avaient contemplées. L’on s’accorde à penser que les pays parcourus par le souverain asiatique étaient la Médie, la Chaldée, l’Assyrie — et l’on tire argument en faveur de cette conclusion des taï, sortes de tours à étages et à escaliers extérieurs qui se répandirent en Chine sous la dynastie des Tcheou, onze siècles avant J.-C. et qui rappellent de la façon la plus saisissante les monuments de la civilisation chaldéo-assyrienne. D’ailleurs les rapports de l’astronomie chinoise avec l’astronomie chaldéenne montrent que cette dernière a été certainement la mère de l’autre. Des contacts non seulement religieux mais commerciaux ont été établis du premier au septième siècle après J.-C. entre la Chine, d’une part, l’Inde, l’empire romain et les pays arabes, d’autre part.
Ainsi le principe de stagnation par lequel on prétend à tout instant expliquer la Chine et les choses chinoises n’est pas conforme à la vérité. En ce qui concerne l’art et ses formes variées, il est du reste très certain que des évolutions assez considérables se font remarquer d’une période à une autre, mais on peut les caractériser en disant qu’elles ne vont jamais au bout d’elles-mêmes. Il semble que ceux qui les ont conduites se soient arrêtés intimidés devant leur propre audace et, qu’incertains s’ils étaient dans la bonne route, ils aient préféré souvent rétrograder pour retrouver l’ancienne route. De plus, il est dans le tempérament de l’artiste chinois de chercher à interpréter la nature par des formules bien plus qu’à la reproduire par des moyens sentis. Il a le sentiment de la nécessité absolue de certaines conventions ; on sent que, s’il venait à délaisser le convenu habituel, ce serait pour en établir un nouveau ; il est incapable d’émancipation.
Nous parlions tout à l’heure d’architecture. En cette matière, la manie de réglementation de certains empereurs vint à la rescousse. Youg-Tching, par exemple, s’est signalé par la publication d’un traité d’architecture en cinquante volumes dans lesquels sont fixés les rapports proportionnels obligatoires entre telles et telles parties d’un édifice, monument public ou maison particulière. Ces dernières, du reste, si la loi était toujours appliquée, devraient indiquer par leur seule apparence extérieure, le rang du propriétaire. Toute fantaisie était interdite. Les empereurs s’en réservaient toujours le monopole pour eux-mêmes ; les taï ne s’élevaient que dans leurs palais et les princes mêmes se virent interdire, au seul profit du souverain, d’en construire dans les leurs.
Les Chinois ont toujours connu la voûte mais ils n’ont jamais pratiqué la coupole. Du reste la voûte elle-même paraît leur déplaire. Ils n’en ont fait usage que pour jeter sur les petits cours d’eau ces ponts aux courbes élégantes dont le tablier, dressé en pente assez forte, atteint au milieu de la rivière son point culminant pour redescendre symétriquement sur l’autre berge. Leurs arcs de triomphe et leurs portes monumentales, telle l’entrée célèbre des tombeaux des Ming, se composent de traverses rigides reposant sur des piliers unis dépourvus de bases et de chapiteaux dignes de ce nom ; car, comme la voûte, la colonne leur répugne. Ce ne sont pas des colonnes qu’ils dressent pour soutenir leur éternelle toiture en forme de tente, ce sont des supports de bois ; la construction, en outre, n’ayant le plus souvent qu’un étage, l’origine pastorale s’affirme curieusement.
Le souci de la décoration s’exprime avec d’autant plus de force que les lignes témoignent de quelque pauvreté et de quelque monotonie. Les motifs accessoires abondent et l’emploi de couleurs éclatantes atteint presque l’abus. De jolis effets sont obtenus par le mélange de matériaux variés, briques, céramique, bois d’essences diverses. L’artiste chinois se plait dans les détails et s’y entend. Son imagination lui suggère seulement mille bizarreries animales, auxquelles il retombe toujours. Il ne sait pas représenter un dragon autrement que lançant du feu et roulant des yeux terribles ; la colère et la menace sont les sentiments qu’il fait exprimer aux bêtes dont il reproduit les formes, non sans les exagérer ou les modifier, au mépris de l’observation élémentaire. Peu d’ornements d’aspect géométrique : quelques-uns cependant, sortes de festons et de « grecques » que les Étrusques utilisèrent de leur côté et qui semblent provenir de motifs primitifs par lesquels on symbolisait les forces de la nature. C’est toujours vers les animaux et surtout le dragon, la licorne, le phénix, la tortue que son goût et sa tendance emportent l’artiste chinois. Il les prodigue.
Il fait de même pour les objets. Nous venons de dire qu’il était architecte stérile et décorateur abondant : par analogie, il est un sculpteur incapable mais un ciseleur remarquable. Les statues chinoises n’ont point d’expression, point d’idéal ni d’élévation ; la technique, si l’on fait exception pour certaines figurines de bois ou de pâte d’un très curieux réalisme, en est misérable. Aucune harmonie entre la silhouette qu’elles présentent et l’endroit pour lequel on les a faites. Mais dès qu’il s’agit d’ajourer du bois, du cristal, du jade, de composer le « bibelot » qui sera à l’intérieur de la demeure ce que les chimères et les dragons sont au toit et à la façade, la main-d’œuvre s’approche de la perfection. Sans doute l’artiste est toujours enchaîné par l’étroitesse des rites et la puissance de la tradition. Les limites au dedans desquelles il se meut sont resserrées, mais que de grâce, de légèreté, d’ingéniosité il arrive à y déployer. Chandeliers, brûle-parfums, coupes, miroirs, moulins à prières, vases, tout cela est travaillé d’une manière consciencieuse, avec un souci du fini et une aspiration vers la perfection qui charment le regard et le toucher. Plus tard viendra la porcelaine, car si les Chinois ont connu bien des siècles avant l’ère chrétienne l’industrie de la poterie, ce n’est que vers le milieu du ixe siècle après J.-C. qu’ils parvinrent à faire de la porcelaine vraiment digne de ce nom. « Elle est, dit M. Maurice Paléologue dans son savant et charmant ouvrage sur les arts chinois, composée de deux parties distinctes : l’une fusible donne à la porcelaine la transparence qui est son principal caractère ; elle est fournie par une roche pétro-siliceuse : on l’appelle pe-tun-tse. L’autre partie composante est infusible : c’est l’élément plastique de la porcelaine ; elle sert de corps à la poterie et lui donne la propriété de supporter la température nécessaire pour vitrifier l’élément fusible. Cette matière est le kao-lin ; c’est de l’argile presque pure… Les porcelaines se divisent en deux classes : les porcelaines à pâte tendre et les porcelaines à pâte dure. Les premières sont fusibles à une température d’environ 800 degrés ; les autres, au contraire, restent inattaquables à 1.500 degrés et au-dessus. » Les amateurs classent les produits de la céramique chinoise en six périodes, sans compter le période contemporaine. Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail de ces classifications qui intéressent surtout les collectionneurs, mais il nous reste quelques mots à dire sur la peinture.
Là encore l’artiste chinois s’est trouvé circonscrit dans une sphère secondaire ; il n’est jamais devenu peintre au sens que nous donnons à ce mot ; il est resté miniaturiste et calligraphe. Le détail lui a constamment masqué l’ensemble ; le culte de la ligne lui a fait oublier le relief ; la recherche de l’exactitude dans la perspective lui a ôté jusqu’à la notion des fantaisies nécessaires à la satisfaction du regard. Ses raccourcis sont à la fois magnifiques et absurdes ; sa façon d’éclairer les objets, puérile et charmante. Le fait qu’en 1830 un peintre de Canton du nom de Lau-Koua tenta d’appliquer à l’art chinois nos procédés européens et y échoua complètement permet de mesurer l’abîme qui sépare des nôtres les peintres du Céleste empire.
Nous n’avons point parlé des laques ; c’est qu’en ce genre les Chinois n’ont jamais égalé les Japonais. Ils n’en ont pas moins produit de belles choses. La laque est une sorte de résine, de gomme qui coule de certains arbres et que l’on manipule assez longuement avant de s’en servir. La laque est ensuite colorée à l’aide de substances diverses en noir, en jaune ou en rouge. La peinture sur laque demande naturellement un doigté extrême. On la rehausse avec de l’application d’or en poudre. La laque est assez ancienne en Chine. Un voyageur arabe mentionne avec admiration les beautés de cet art en 1345.
Les Chinois se sont encore distingués dans d’autres branches telles que le damasquinage et l’incrustation du bronze, la dorure au mercure, le verre et les émaux. Ils n’ont point trouvé tout cela tout seuls. Ainsi M. Paléologue observe que « deux cent cinquante ans environ avant de fabriquer le verre, les Chinois en avaient reçu par le commerce étranger des spécimens manufacturés, fioles, coupes, etc…., venus des grandes verreries d’Égypte et de Syrie ». Ceci est à rapprocher de ce fait connu que, quelques mois après l’introduction au Japon de la première arquebuse, les armuriers de ce pays en avaient fabriqué et livré au public plusieurs centaines. Dans ce contraste qui s’affirme de nos jours mais dont nous oublions de noter qu’il a toujours existé, on saisit la spontanéité et la puissance d’assimilation japonaises opposées à la lenteur irrémédiable des Chinois. Voilà encore un trait mental qui explique comment l’art chinois auquel n’ont pas manqué les occasions d’évolution et de perfectionnement en a si peu et si mal profité. Du moins convient-il de lui savoir gré de sa persévérance à composer et à fabriquer des objets qui se recommandent par des habiletés de contours, des finesses d’exécution, des richesses de détail que les artistes des autres pays, ont rarement atteintes et, probablement, jamais dépassées. Ce n’est pas assez sans doute pour une école nationale qui a eu pour elle le temps, les ressources naturelles, les facilités d’écoulement…, mais c’est beaucoup quand même.
UNE GUERRE DE CENT ANS
L’étude approfondie des événements dont l’Amérique du nord fut le théâtre pendant les dernières années du xviie siècle et la plus grande partie du xviiie permet de relever une erreur dans laquelle sont tombés la plupart des historiens européens. Ils ont attribué aux Anglais le renversement de la puissance française dans le Nouveau-monde. La prise de Québec leur a masqué les événements qui l’avaient précédée. L’importance de ce fait d’armes, ses conséquences, son caractère héroïque, les deux grands noms qui s’y trouvent associés ont seuls pu détourner un instant leurs regards de la lutte engagée en Europe sous les prétextes les plus divers et qui fut, en somme, un long duel à trois entre la France, l’Angleterre et l’Allemagne pour la prépondérance du vieux monde. Ils ont enregistré la victoire de Wolfe comme un des incidents prépondérants de cette lutte et ont négligé de s’apercevoir qu’elle était le commencement et le résultat d’une série de victoires dont les Anglais n’ont jamais aimé à parler parce que ce furent les Américains qui les remportèrent. Il n’est pas permis de les ignorer pourtant car elles constituent l’avant-propos de la guerre de l’Indépendance. C’est dans ces combats que se fortifièrent et s’aguerrirent les milices coloniales. Faute de suivre leurs progrès dans la rude carrière que les circonstances leur firent parcourir, on demeure interdit devant le résultat atteint. Comment concevoir en effet que des soldats improvisés n’ayant ni l’habitude de la discipline ni l’expérience de la guerre ni surtout cette confiance que donne à des troupes en campagne la bonne organisation des services d’approvisionnement, comment concevoir que de tels soldats aient pu résister aux vétérans britanniques et forcer la mère patrie, après quatre années d’efforts, à s’avouer vaincue ? Le problème ainsi posé est insoluble. On le résout en donnant à l’intervention de la France un caractère décisif qui n’est point conforme à la réalité. L’alliance française apporta aux colonies révoltées une force morale dont elles auraient eu beaucoup de peine à se passer. Mais l’appoint matériel fut faible et tardif. La vérité, c’est que fortement trempées par quatre vingts ans de lutte armée, les sanglants combats qui eurent lieu en Virginie en 1622 et 1664 et ceux plus meurtriers encore qui, de 1675 à 1677, mirent aux prises les colons de la Nouvelle-Angleterre avec une coalition de tribus indiennes dirigées par un chef qu’on appelait le roi Philippe. Mais, en ces circonstances, l’action française n’existait point ou était si lointaine qu’on peut la négliger. Cette fois-ci, au contraire, les Français se posaient directement en agresseurs. L’événement avait une portée tout autre. Aussi la nouvelle causa-t-elle une émotion profonde. Les autorités du Massachussetts proposèrent la réunion d’un congrès. Les invitations portent la date du 19 mars 1690 et le congrès s’assembla le 1er mai à New-York. Bien que la plupart des colonies eussent répondu en termes favorables, cinq d’entre elles seulement s’y trouvaient représentées. Il fut entendu qu’on formerait un corps de 850 hommes pour défendre Albany ; on stipula que les officiers auraient soin de « faire observer le repos du dimanche et pratiquer le culte du Seigneur » par leurs soldats. On décida encore d’attaquer le Canada et d’organiser à cet effet une double expédition. La première fut dirigée contre l’Acadie et soumit Port-Royal ; la seconde ne réussit pas à prendre Québec. Les Français, très habilement, ne tentèrent rien au dehors de leurs alliés indiens. Ils se bornèrent à de fréquentes et soudaines incursions. Les colons les plus éloignés de la côte vécurent dès lors dans de continuelles alarmes ; ils construisirent, à proximité de leurs demeures, des blockhouses, sortes de forteresses entourées d’arbres à deux étages, percées de meurtrières et pouvant servir de refuges en cas de péril. La guerre cessa ou plutôt une trêve intervint lorsque fut signé le traité de Ryswick qui n’apporta, d’ailleurs, aucune solution au conflit franco-américain. Elle reprit partout en 1702 ; la succession d’Espagne la provoquait en Europe. En Amérique, on lui donna un nom quelconque : on l’appela guerre de la reine Anne pour distinguer cette seconde période de celles qui la précédèrent et la suivirent. Au fond, c’était toujours la même lutte, barbare et implacable. Seulement les Espagnols, cette fois, s’en mêlèrent. Ils avaient toujours des prétentions sur la Caroline et leurs vaisseaux, partis de la Havane, unis à une petite flotte française, vinrent assiéger Charleston sans pouvoir le réduire. Les Caroliniens échouèrent de même dans leur tentative pour prendre le fort Saint-Augustin en Floride. L’année 1704 vit se renouveler le triste exploit de Shenectady et dans des conditions plus les colonies se trouvaient en 1775 en état de soutenir une dernière lutte plus redoutable que les précédentes[1] pour conquérir la liberté. On ne saurait donc étudier de trop près la portion de l’histoire américaine comprise entre la proclamation de Guillaume d’Orange comme roi d’Angleterre et ce fameux combat de Lexington où tombèrent les premières victimes des balles anglaises.
Une nuit d’hiver de l’année 1690, un corps franco indien surprit la petite brigade de Shenectady située dans la colonie de New-York, au nord d’Albany. La neige couvrait le sol. Français et Peaux-Rouges descendaient du Canada, les snow-shoes aux pieds, courant sur leurs longues raquettes. Les habitants de Shenectady se croyaient en sécurité. Par une ironie du sort, leurs ennemis trouvèrent à l’entrée du bourg deux grandes sentinelles de neige que les enfants, la veille, s’étaient amusés à construire. Un peu après minuit, la tuerie commença. Deux heures durant hommes, femmes et enfants furent massacrés. Quelques hommes purent s’enfuir et coururent à moitié nus jusqu’à Albany tandis que derrière eux les flammes dévoraient leurs demeures et les cadavres de leurs proches. Cette agression n’était pas justifiée au point de vue américain. Au Canada, on la considéra comme justifiée par l’état de guerre existant depuis l’année précédente entre l’Angleterre et la France. En fait, elle eut pour résultat de transporter dans le Nouveau-Monde une flammèche de l’incendie qui s’allumait au-delà de l’Océan. De ce jour-là, les colonies s’allièrent pour chasser les Français. L’union se fit devant l’ennemi commun.
Ce n’était pas, loin de là, la première guerre avec les Indiens. Si l’histoire mentionne les bons rapports des visages pâles avec Canonicus, la sachem des Narragansetts ou avec Powhattan, dont la fille Pocahontas, épousa un Virginien[2], elle relate aussi dramatiques encore. Ce fut Deerfield, dans le Massachussetts, qui fut incendié dans la nuit du 28 février par 350 Franco-Indiens, commandés par M. Hertel de Rouville ; 47 cadavres mutilés furent abandonnés au milieu des ruines fumantes tandis que 112 captifs étaient emmenés à travers les forêts glacées et les plaines couvertes de neige ; un grand nombre périrent en chemin. Par représailles, les coloniaux envahirent de nouveau l’Acadie et reprirent Port-Royal. Le traité d’Utrecht arrêta les hostilités ; l’Acadie et Terre-Neuve passaient sous la domination britannique. En avoir dépossédé les Français constituait aux yeux des Américains un avantage qui les payait de bien des pertes et de bien des sacrifices.
Peu d’événements à noter pendant les années qui suivirent. Une expédition contre les Antilles Espagnoles coûta la vie à plus de 3.000 coloniaux et ne donna point de résultat. Les Géorgiens, ces nouveaux venus dans la famille américaine, envahirent la Floride ; ils avaient fait appel à leurs voisins de la Caroline et de la Virginie ; mais les forces combinées des trois colonies ne purent rien contre les puissants remparts de Saint-Augustin. Leur ambition coûta cher aux Géorgiens. Les meilleurs agriculteurs de Géorgie, les Écossais et les Moraves (car cette colonie était aussi un asile de persécutés) abandonnèrent les exploitations naissantes ; les premiers parce qu’ils avaient été décimés dans l’assaut donné à la forteresse espagnole ; les seconds parce qu’ils ne voulaient pas s’exposer à l’obligation de porter les armes contrairement aux préceptes de leur religion. Au nord, après quelques années d’accalmie, les animosités se réveillèrent. L’industrie de la pêche s’étant beaucoup développée, les pêcheurs de la Nouvelle Angleterre firent de fréquentes incursions dans les eaux françaises. De part et d’autre, on détruisait les bateaux et le matériel des pêcheries. En 1721, le Massachussetts, jouant cette fois le rôle d’agresseur, refoula les Indiens alliés des Français. La paix, une paix relative et instable, se rétablit en 1725. Officiellement les Français ne participèrent point à ces campagnes car l’Angleterre et la France n’avaient point encore rompu les stipulations du traité d’Utrecht ; mais ils ne pouvaient se désintéresser des affaires américaines au point de conserver une neutralité absolue. Aussi prêtaient-ils aux Indiens leur appui par tous les moyens en leur pouvoir. Les coloniaux leur en voulurent encore plus que d’une hostilité ouverte. Chaque année qui s’écoulait augmentait ainsi la haine que les deux partis en présence ressentaient l’un pour l’autre et l’on s’habituait peu à peu à l’idée que le continent ne pouvait se partager et qu’une des deux races devrait y dominer et en chasser l’autre.
En 1744 on crut que l’heure de la lutte finale avait sonné. Les coloniaux se préparèrent à attaquer Louisbourg, le Gibraltar américain. La forteresse était située dans l’île du cap Breton. On dit que les fortifications, réputées imprenables, avaient coûté vingt-cinq millions de francs. Mais elles étaient demeurées inachevées de sorte que la place n’était pas aussi forte qu’on le croyait. Dans le port se trouvait toute une flotte de bateaux anglais capturés sur les côtes. Le projet sembla d’abord bien osé ; l’assemblée du Massachussetts ne le vota qu’à une voix de majorité. Mais ensuite on se mit à l’œuvre avec ardeur. Les Pensylvaniens votèrent une subvention de 100.000 francs. Le New-Jersey en donna 50.000 et New-York 75.000. Le Connecticut envoya 500 hommes, Rhode Island et le New Hamphire 600. Chacune des colonies de la Nouvelle Angleterre équipa en outre un navire. Le Massachussetts en fournit 10 et 3.250 hommes pour sa seule part. Le commandement fut confié à un riche marchand, officier dans la milice, mais qui n’avait ni connaissances spéciales, ni expérience. Sa hardiesse prudente et son intelligence rapide y suppléèrent. Il mena à bien cette colossale entreprise. Le 17 juin Louisbourg capitula. Quelques vaisseaux de renfort avaient été envoyés d’Angleterre mais contribuèrent peu au succès qui fut l’œuvre d’une armée hâtivement formée et de ses chefs improvisés. Les Anglais qui s’en attribuèrent le mérite reçurent plus tard des événements un singulier démenti. Car le colonel américain Gridley apprit sous les murs de Louisbourg à diriger les batteries qui tonnèrent trente ans plus tard sur les hauteurs de Bunker Hill et les mêmes trompettes qui sonnèrent l’entrée des vainqueurs dans la forteresse du cap Breton devaient donner ce jour-là le signal de la charge. À la paix d’Aix-la-Chapelle (1740) Louisbourg fut rendu à la France ; cette même année, les Anglais fondèrent Halifax. La restitution de Louisbourg fut vivement ressentie en Amérique ainsi que le refus du duc de Bedford d’autoriser, l’année qui précéda la conclusion de la paix, une expédition contre Québec. Le noble lord était plus inquiet que satisfait de l’exploit des coloniaux et se promettait d’encadrer désormais leurs bataillons avec des « réguliers » anglais.
Le siècle touchait à son milieu et le sort du Nouveau-Monde allait se fixer. Le Canada était relié à la Louisiane par une ligne redoutable de soixante forts et les Français en construisaient de nouveaux jusque sur le territoire pensylvanien. Malheureusement la population de la nouvelle France n’augmentait guère. La Jonquière, voyant le danger, avait adressé à Versailles un pressant appel. Il suppliait qu’on lui envoyât dix mille émigrants pour coloniser la vallée de l’Ohio. Il insistait sur la nécessité d’agir au plus vite… Mais Louis xv n’avait pas d’argent à dépenser pour ces sortes de choses et savait-il seulement ce que c’était que la vallée de l’Ohio ! Le seul espoir résidait maintenant dans la défection possible des Iroquois. Elle eût été assurée sans l’influence de William Johnson dont les Mohicans avaient fait un sachem et auquel les colonies avaient donné plein pouvoir parce qu’elles le savaient aussi Anglais de cœur que s’il n’eût jamais appris la langue iroquoise ni manié le lourd tomahawk. Johnson parvint à neutraliser l’action des émissaires français et obtint que les chefs iroquois assisteraient au congrès d’Albany.
Ce congrès était dû à l’initiative du Board of trade que le roi d’Angleterre avait institué dès 1696 et dont les attributions réelles s’étendaient bien au-delà de ce que son nom semblait indiquer. À peine constitué, le Board of trade s’était occupé non seulement de questions commerciales mais de questions politiques touchant l’Amérique. Locke lui avait proposé d’y établir la dictature militaire et William Penn, dans les dernières années de sa vie, lui avait soumis son plan pour l’union des différentes colonies sous la présidence d’un commissaire du roi. Peut-être le plan de William Penn éveillait-il à distance un écho sympathique dans l’esprit des membres du Board lorsqu’ils se décidèrent à ordonner la réunion d’un congrès. Au mois de juin 1754, à Albany, petite ville d’allure hollandaise sur les rives de l’Hudson, les congressistes se mirent en séance et tout aussitôt plusieurs plans d’union furent présentés. Celui qui fut jugé le plus pratique et le mieux combiné était l’œuvre de Benjamin Franklin qui en développa les avantages avec art et chaleur. Il instituait un président général représentant du roi, nommé par lui et un grand conseil composé de quarante députés choisis par les assemblées des diverses colonies. L’approbation royale était nécessaire pour les lois ; la nomination des fonctionnaires appartenait au président général. Le sort de ce projet fut assez extraordinaire. Les colonies jugèrent que la prérogative de la couronne était beaucoup trop étendue et l’Angleterre estima que les tendances autonomistes et démocratiques s’y révélaient d’une manière intolérable. Tout le monde en fut mécontent et personne n’en parla plus. Mais en Amérique on continua d’y songer.
Jusque-là, l’idée fédérale n’avait hanté que quelques esprits déliés ; elle fit son chemin dans des cerveaux plus obtus. Les peuples sont particulièrement sensibles aux leçons de choses. Le congrès d’Albany en était un. Pour la première fois, on avait eu ce spectacle d’une assemblée composée des représentants de toutes les colonies[3], la plupart hommes éminents et haut placés. La valeur des délégués, l’importance des sujets traités, tout était de nature à faire impression sur la conscience publique. Quant aux Indiens, ils se retirèrent comblés de présents mais peu rassurés sur l’avenir. La parole était maintenant au canon.
La configuration du pays et la position respective des Américains et des Français devaient forcément déterminer les premiers à attaquer leurs adversaires sur cinq points différents : le fort Duquesne, clef de toute la région, située à l’Ouest des Alleghanys qui menaçait directement la Virginie et la Pensylvanie, Louisbourg d’où l’on pouvait organiser facilement des raids sur les côtes de la Nouvelle Angleterre, Niagara et Crown-Point, sur le lac Champlain ; enfin Québec, quartier général de la puissance française. Le général Braddock auquel le roi avait confié le commandement de toutes les troupes régulières et coloniales, se décida à attaquer en premier lieu le fort Duquesne. Il eût été difficile au gouvernement anglais de faire un plus mauvais choix que celui de cet officier hautain, têtu, brutal, poussant le souci de la discipline jusqu’aux limites extrême du bon sens. Il commença par réunir à Alexandria les gouverneurs des colonies et leur fit une semonce de ce que les Américains ne fussent pas encore soumis à un impôt général établi par le parlement anglais et servant à payer les dépenses de l’armée. Il écrivit à Londres pour demander qu’un tel impôt fut établi sans retard et il déchaîna ainsi la querelle qui devait aboutir à la proclamation de l’indépendance. Il exigea en outre que tous les officiers américains remplissent leur rang de simples soldats chaque fois qu’un officier anglais serait présent à la tête des troupes. Il choisit seulement quelques uns d’entre eux comme aide de camp, entre autres George Washington. Son dédain des coloniaux était extrême ; il le manifestait en toute occasion. Aussi commença-t-il par leur imposer plus d’un mois de manœuvres préliminaires qui les énervaient et les décourageaient. Puis la marche en avant commença ; elle dura cinq semaines. Braddock avait organisé son armée à l’européenne ; elle comprenait deux régiments anglais et à peu près 2.000 Virginiens et Pensylvaniens absolument déroutés par les moqueries de leurs nouveaux chefs et la discipline à laquelle on les soumettait. Le 9 juin 1755, Braddock tomba dans une embuscade. Non loin du fort Duquesne en pleine forêt, il fut attaqué par 230 Français et 637 Indiens commandés par MM. de Beaujeu, Dumas et de Ligneris. La bataille ne fut pas longue. Les Anglais furent en déroute en peu d’heures. Braddock se battit vaillamment mais tomba mortellement frappé. Washington se mit à la tête des Virginiens et couvrit la retraite en tenant bon tandis que les autres fuyaient. Vingt-six officiers et 714 soldats furent tués ; les Franco-indiens ne perdirent que 30 hommes. Presque en même temps l’américain Lyman, à la tête de ses coloniaux regagnait à Crown-Point, une bataille à moitié perdue par le général anglais Johnson. Ce dernier n’en reçut pas moins en récompense le titre de baronnet et une pension. Lyman n’eut rien. Dans ce combat périt le colonel Williams qui venait d’inscrire dans son testament un legs considérable destiné à fonder un collège pour l’Ouest du Massachusetts. Ce fut l’origine de Williams collège. Cette année là et la suivante, les échecs furent nombreux. Les Anglais s’en vengèrent en expulsant d’Acadie 7.000 Français qui paisiblement travaillaient la terre et vivaient heureux en donnant l’exemple de toutes les vertus privées. Ce fut moins leur nationalité que leur religion qui paraît avoir excité la rage des conquérants. Il y avait à ce moment-là comme une recrudescence de haine anti-catholique parmi eux. La première expédition dirigée contre Louisbourg avait revêtu le caractère d’une sorte de croisade. Un clergyman fanatique était parti en tête des troupes, une hachette à la main, pour jeter bas les images et les statues des saints dans les églises. Les Acadiens n’opposaient qu’une faible résistance à la domination anglaise mais ils étaient fort attachés à leur religion ce fut la cause de leur perte. Au plus fort de l’hiver on les embarqua brutalement sur des navires qui les disséminèrent tout le long des côtes au milieu de populations hostiles. On fit exprès de séparer les femmes de leurs maris et les enfants de leurs parents. La plupart des dispersés périrent dans la solitude des forêts au travers desquelles ils se jetèrent naïvement pour retrouver leur patrie. Les plus heureux fondèrent plus tard, sous le ciel clément de la Louisiane, des villages où se sont maintenues avec le vieux langage du temps, les coutumes fidèlement importées jadis des campagnes de Normandie.
Bientôt la fortune des armes tourna. Le fort Duquesne tomba et sur ses ruines fut fondée, en l’honneur de William Pitt qui devenait à ce moment même premier ministre, la ville de Pittsburg. On reprit Louisbourg dont les constructions furent rasées au profit d’Halifax, sa nouvelle voisine. Crown-Point et Niagara furent occupés définitivement et Wolfe enfin mit le siège devant Québec. Toute cette période serait digne de trouver un historien de génie qui sut en faire ressortir la sauvage beauté. Les détails s’y fondent en une série de tableaux tour à tour poétiques et grandioses. Le vaste continent émerge à peine des brumes et déjà l’on se dispute sa possession sans connaître encore ses limites ni ses richesses. La civilisation y est toute jeune et déjà elle est teinte de sang innocent. On s’y bat avec une magnifique vaillance pour des patries qui ne regardent pas, au nom de souverains indignes des trônes qu’ils occupent. Des hameaux se forment qui, cent ans plus tard, seront devenus de grandes villes pleines de bruits d’usines et d’agitation humaine ; et des forteresses édifiées au poids de l’or rentrent dans le néant au point qu’aujourd’hui quelques pierres en indiquent seules l’emplacement. Dans les campagnes neigeuses passent les silhouettes des Peaux-Rouges courant sur leurs snow-shoes une course fantastique ; tandis que les Algonquins dont la guerre réveille les instincts primitifs dévorent au clair de la lune, le chef Miami qu’ils ont capturé, le gentilhomme chrétien leur allié Montcalm appelle sur ses amis la protection divine et Wolfe dont l’âme puissante dompte les souffrances, marche au trépas en donnant un poétique regret au bonheur entrevu qui l’attend au delà des mers. La mort qui procure à ces deux adversaires si dignes l’un de l’autre un même tombeau épargne avec un soin jaloux le héros privilégié qui vainement s’expose à ses coups. Washington sort indemne de tous les combats : il échappe à tous les périls. Au début de cette guerre qui doit lui applanir les voies pour son œuvre à venir, on l’a chargé de porter l’ultimatum aux avant-postes français. Il est parti de Virginie avec un unique compagnon et s’est enfoncé dans la forêt. Il n’a encore que vingt et un ans. La mission est dure et dangereuse. Il faut sans ressources et sans défense traverser des territoires hostiles, monter jusqu’au lac Érié. Au retour les rivières ont débordé ; une neige fondante détrempe le sol. Les chevaux ne peuvent plus avancer. Les deux hommes continuent leur route à pied. Une tempête les surprend sur un radeau improvisé, traversant une rivière dont les flots impétueux charrient d’énormes blocs de glace qui brisent le radeau. Washington est bon nageur ; il atteint une île déserte et s’y creuse un abri dans la neige. La nuit passe ; au matin, un froid intense solidifie la rivière et Washington est sauvé. Ce pays qu’il vient de parcourir, il le gouvernera après l’avoir émancipé et le monde ne saura ce qu’il faut le plus admirer de la sagesse de l’homme d’État ou des talents du chef d’armée. Toute cette gloire est enfermée dans la hutte de neige et avec elle les destinées d’un grand peuple.
Ni la prise de Québec ni celle de Montréal l’année suivante (1760) ne mirent fin à la guerre. Elle se prolongea même après la signature du traité de Paris (1763) qui consacrait l’échec définitif de la colonisation française. Un chef indien, Pontiac, parvint à nouer une coalition des tribus algonquines et de deux tribus iroquoises. Il se saisit de huit forts dont les garnisons capitulèrent et ravagea le nord-ouest de la Nouvelle-Angleterre. Mais sa tentative venait après la défaite des Français. Si les deux efforts avaient pu être simultanés, le résultat final eût sans doute été différent. Pontiac fut chassé après deux ans de luttes vers l’Illinois où il fut tué et dont les Américains s’emparèrent. La guerre maintenant était terminée. Elle coûtait aux colonies 30.000 hommes et 80 millions de francs, somme dont l’Angleterre ne remboursa pas même le tiers. Pour solder ces dépenses, les Américains s’étaient imposés de terribles sacrifices. Dans certaines colonies, les contribuables avaient prélevé jusqu’au tiers de leurs revenus et dans d’autres jusqu’aux deux tiers. Mais les impôts avaient été établis par leurs représentants librement élus, ils n’avaient pas murmuré. Par ailleurs, un résultat moral très considérable était atteint. Les rivalités, les jalousies entre gens du Nord et du Sud s’apaisaient. La promiscuité du champ de bataille est la plus effective et la plus durable. La nationalité américaine qui se cherchait commençait à se manifester. Les Anglais maladroitement y aidaient de tout leur pouvoir. Les exploits des coloniaux ne leur avaient pas conquis l’estime britannique ; au contraire, les officiers de l’armée régulière s’en étaient sentis humiliés. Il n’y avait sorte de moqueries, de tracasseries qu’ils n’inventassent pour marquer leurs dédains envers ces lourdauds, ces paysans, ces encroûtés qui ne savaient ni marquer le pas ni tenir leurs distances… Cela n’empêcha pas les coloniaux d’acquérir de l’expérience et du sang-froid, mais cela les empêcha de prendre d’eux-mêmes une opinion trop glorieuse. À cette rude école se formaient aussi des chefs dignes de les commander : Gates, Montgomery, Starck, Arnold, Morgan, Putnam qui devaient former autour de Washington l’état-major de la liberté.
LA DÉCLARATION DES DEVOIRS
Au moment même où l’Assemblée constituante s’occupait de rédiger la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, certains de ses membres proposèrent qu’une Déclaration des devoirs y fut jointe ; mais, dès le 4 août 1789, cette motion fut repoussée. Elle ne devait être reprise, et cette fois avec succès, qu’en 1795. On ne se contenta plus seulement d’amender alors la Déclaration des droits de 1789 ; on rédigea, au lendemain même des excès de la Convention, une Déclaration des devoirs qui est, au demeurant, un recueil de préceptes moraux sauf en ses articles viii et ix dont la portée politique est considérable.
Voici le texte de cette Déclaration, généralement peu connue et qui méritait cependant de n’être point éclipsée pendant plus d’un siècle par la Déclaration des droits laquelle a eu les honneurs de l’affichage jusque dans nos colonies les plus reculées :
Art. i. — La Déclaration des droits contient les obligations des législateurs ; le maintien de la Société demande que ceux qui la composent connaissent et remplissent également leurs devoirs.
Art. ii. — Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes gravés par la nature dans les cœurs : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit ; faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir.
Art iii. — Les obligations de chacun envers la Société consistent à la défendre, à la servir, à vivre soumis aux lois et à respecter ceux qui en sont les organes.
Art. iv. — Nul n’est bon citoyen s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux.
Art. v. — Nul n’est homme de bien s’il n’est franchement et religieusement observateur des lois.
Art. vi. — Celui qui viole ouvertement les lois se déclare en état de guerre avec la Société.
Art. vii. — Celui qui, sans enfreindre ouvertement les lois, les élude par ruse ou par adresse blesse les intérêts de tous ; il se rend indigne de leur bienveillance et de leur estime.
Art. viii. — C’est sur le maintien des propriétés que reposent la culture des terres, toutes les productions, tout moyen de travail et tout l’ordre social.
Art. ix. — Tout citoyen doit ses services à la patrie et au maintien de la liberté, de l’égalité et de la propriété toutes les fois que la loi l’appelle à les défendre.
Les sept premiers articles se passent de tout commentaire mais il est intéressant de s’arrêter un instant sur les deux derniers. Ils affirment l’un et l’autre le droit de propriété dans les termes les plus formels puisqu’ils font dépendre « tout moyen de travail et tout l’ordre social » du « maintien des propriétés » et obligent le citoyen à défendre ce « maintien de la propriété ». Ce ne sont point là des formules de hasard. La Déclaration des droits de 1789 avait en son article ii proclamé la propriété un « droit naturel et imprescriptible de l’homme ». La Déclaration des droits de 1793 avait laissé intact le droit de propriété ; elle n’était pas socialiste mais non plus n’était pas anti-socialiste. La Déclaration des devoirs est anti-socialiste ou anti-collectiviste, si l’on préfère, à un degré plus éminent que la Déclaration de 1789. En 1789, on avait affirmé que la propriété était un droit naturel et imprescriptible ; en 1795 on fait obligation au citoyen de défendre la propriété sur le maintien de laquelle « reposent la culture des terres, toutes les productions, tout moyen de travail et tout l’ordre social ». C’est une protestation solennelle et directe contre le collectivisme. Il nous a donc paru intéressant de la signaler, rompant cette espèce de conspiration du silence qui semble s’être créée pour maintenir dans l’oubli la Déclaration des devoirs.
LA PRESSE FRANÇAISE À L’ÉTRANGER
Il paraît qu’il existe à Paris un syndicat de journaux de langue française paraissant à l’étranger. Nous n’en savions rien. Voilà un bon syndicat ! Il devrait être archi subventionné par l’État et par les particuliers et tout porte à craindre au contraire qu’il ne végète dans une indigence relative. Quelle institution pourtant est apte à nous rendre de plus grands services ? L’Indépendance Belge qui nous rend celui de nous révéler l’existence dudit syndicat en profite pour faire un relevé approximatif des journaux publiés hors de France en langue française. Et elle en compte 782. Il paraît du reste que la liste exacte est en voie d’être dressée par les soins du ministère des affaires étrangères ; ce sera là une besogne préliminaire des plus utiles.
Il faut indiquer d’abord que non seulement en Belgique, en Suisse et au Canada presque tous les journaux importants sont écrits en français, mais qu’il en est de même à Haïti et dans l’île Maurice. En Alsace-Lorraine, la presse française malgré que l’administration s’efforce de l’entraver fréquemment arrive à se maintenir d’une manière admirable. Rome possède un grand quotidien l’Italie et la petite ville d’Aoste un hebdomadaire, le Mont Blanc. Londres n’a qu’un hebdomadaire, la Chronique. Mais certains journaux anglais ont publié depuis quelques années des articles en français, fait nouveau qui mérite d’être retenu. Berlin possède un hebdomadaire, héritier du Bulletin International qui parut à Dresde de 1868 à 1870. Il y eut aussi avant la guerre L’Europe de Francfort, feuille tendancieuse qu’il vaudrait de rétablir dans un esprit plus impartial et moins ardent. Sofia lit le Courrier des Balkans. Saluons en passant les deux grands quotidiens de Bukarest, la Roumanie, et l’Indépendance Roumaine. On peut se souvenir que le Courrier Oriental, fondé là-bas en 1860, fut un des plus chaleureux défenseurs de la renaissance roumaine. Le Journal de Saint-Pétersbourg a fréquemment les honneurs de communications gouvernementales officieuses. En Turquie, le Stamboul et la Réforme défendent l’un à Constantinople, l’autre à Smyrne les intérêts français. Le Phare d’Alexandrie, la Bourse égyptienne et le Journal du Caire composent la presse française au pays des Pharaons. À Tanger il y a la Défense Marocaine. Nous nous permettons, sans vouloir lui être désagréable, de dire au Petit monégasque journal de la principauté de Monaco, qu’il est de tous ceux là, celui qui nous intéresse le moins.
Au Nouveau Monde les journaux français sont nombreux. Le Courrier des États-Unis, de New-York et l’Abeille de la Nouvelle-Orléans comptent parmi les plus importants. En Californie se publie le Franco-Californien à San-Francisco et, dans le Sud, l’Avenir de Los Angeles. À citer encore deux hebdomadaires, le Nouveau Monde, à Chicago et la Guêpe, en Louisiane. Au Brésil paraissent le Courrier de Saint-Paul à Saint-Paul et l’Étoile du Sud à Rio de Janeiro. Mais ce sont des hebdomadaires comme l’était la France, publiée au Chili et qui vient malheureusement de disparaître. Les deux grands organes français de l’Amérique latine sont le Courrier du Mexique, vieux déjà d’un demi-siècle, et le Courrier de la Plata qui, de seize pages quotidiennes, passe souvent à trente-deux et parfois même à quarante. C’est un journal digne de la forte colonie de cent mille Français qui nous représentent à Buenos-Ayres. Shanghaï possède un Écho de Paris quotidien et enfin la Siam free press de Bangkok, malgré son titre anglais, défend les intérêts français et en partie dans notre langue.
Cette rapide énumération est fort incomplète. Mais le chiffre total de 782, indiqué par M. Jean Bernard dans la chronique à laquelle nous empruntons ces détails, nous excuse de nous borner à un résumé. Il reste une impression d’ensemble infiniment satisfaisante au point de vue national et qui s’exprime sous une double forme : l’instrument existe et il pourrait fournir, si l’on savait en faire usage, beaucoup plus qu’il ne fournit actuellement. À nous autres Français d’en tirer parti.
PHÉNOMÈNES OCCULTES
Si l’on avait annoncé aux adeptes de la doctrine matérialiste, il y a trente ans, que la science sur laquelle s’appuyaient leurs convictions s’apprêtait à les trahir, ils eussent de très bonne foi déclaré pareille hypothèse absolument hors de discussion. Quelle apparence y avait-il, en effet, que la série des découvertes par lesquelles le mécanisme cérébral humain livrait peu à peu tous les secrets de sa nature et de son fonctionnement put arriver à franchir la limite des phénomènes rationnels et s’enfoncer dans une région dont le matérialisme précisément se croyait désormais fondé à nier l’existence. C’était son précepte fondamental que la mort ne pouvait rien laisser subsister de l’individu qu’un peu de matière s’effritant plus ou moins vite et propre à se transformer selon la loi universelle. Ce précepte, il n’était pas toujours bienséant de le formuler ; on admettait que la religion expirante eût droit à des égards et ses ennemis les plus acerbes se hasardaient seuls à lancer de si brutales vérités. Mais le sourire sceptique des autres en disait long et, d’une manière générale, on doit reconnaître qu’en ce temps-là le monde scientifique inclinait vers l’acceptation de moins en moins contestée du matérialisme intégral.
Or l’an dernier, M. le professeur Richet, lequel n’est pas influencé assurément par aucune considération confessionnelle, a pu écrire que l’existence désormais certaine de l’occultisme — c’est-à-dire d’une manifestation de la conscience des morts — ouvrait à l’étude des horizons nouveaux et incommensurables. La franchise de M. Richet n’a pas été du goût de tout le monde et il est à remarquer que ce sont des catholiques convaincus qui ont protesté avec le plus de véhémence comme si, assurés dans leur foi, il leur était pénible de recueillir des preuves scientifiques de l’existence de l’âme. Une préoccupation similaire semble s’affirmer dans un petit ouvrage récent du Dr Lapponi, qui vient de mourir précisément, prévenu d’avance par un de ses malades. Après avoir nettement distingué l’hypnotisme, ordre de phénomènes absolument naturels mais encore insuffisamment connus, de l’occultisme, le Dr Lapponi dénonce avec insistance le danger que courraient l’intelligence et la raison des profanes s’ils s’adonnaient à des expériences d’un genre émouvant et troublant auxquelles ils n’auraient pas été préparés par leur carrière. À cet égard M. Lapponi a parfaitement raison : il faut laisser aux seuls hommes de science le soin d’élucider peu à peu de pareilles questions. L’opinion publique n’a rien d’autre à faire qu’à enregistrer les résultats acquis au fur et à mesure ; mais cela, elle a le droit d’y prétendre. Voilà justement ce qu’indiquait le professeur Richet dans l’article sensationnel que nous venons de mentionner. Il faisait le départ entre ce qui semble prouvé et ce qui ne l’est pas encore, indiquant aux gens du monde à quel niveau se tiennent, en fait d’occultisme, les découvertes actuelles. Ce niveau ne peut plus être contesté que de façon partiale. En effet dans les ouvrages tels que, pour n’en citer qu’un, celui du savant anglais Myers il y a souvent deux parties distinctes ; des faits d’un côté et de l’autre des conclusions. Ces dernières même présentées directement et sans y insister peuvent séduire par leur plus ou moins grande ingéniosité mais ne sauraient nier la moindre présomption de vérité : la base sur laquelle elles reposent est encore trop faible et trop petite. Quant aux faits, ils sont tellement nombreux et leur vérification est entourée de nos jours de précautions si minutieuses qu’il n’y a plus moyen d’en récuser le témoignage et de se refuser à les prendre en considération. Ces faits sont multiples et nous n’avons pas à en relater le détail ici. Mais dans la plupart des cas — et c’est là ce qu’il importe d’en retenir — ils consistent en une mise en communication de l’homme avec des êtres immatériels qui, en outre, se sont fréquemment affirmés comme étant les prolongements, pour ainsi parler, d’individualités humaines disparues !
Ce qui est fait pour surprendre dans ces communications ce sont les moyens toujours vulgaires par lesquels on les obtient et l’ordinaire insignifiance des résultats qu’on en tire : c’est enfin l’intervention soudaine d’éléments ignominieux que décèlent des propos malpropres et obscènes. Quelle est donc la condition de ces esprits qui, ayant la possibilité de « répondre » aux questions que des hommes leur posent, ne le savent faire que d’une manière niaise ou ignoble ? Quelle est aussi la nature d’une présence qui se traduit par des élévations ou des abaissements brusques de température, des déplacements automatiques de meubles, des productions de flammes ou de sons anormaux ? Enfin le terme esprit est-il approprié du moment que certains de ces êtres ont rendu visibles leurs formes indécises et qu’on a pu les photographier ? Ce sont là des points d’interrogation gigantesques et si l’on considère que la Bible, les papyrus égyptiens et aussi les récits des plus anciens voyageurs occidentaux qui visitèrent les Indes relatent déjà des faits semblables, on est porté à se demander où est en tout ceci le progrès de nos connaissances et en quoi la science moderne a éclairci le mystère ?
Elle ne l’a pas éclairci directement sans doute mais elle l’a vérifié et, en pareille matière, une vérification sérieuse vaut un éclaircissement. En admettant même la parfaite véracité de ceux qui nous ont transmis le détail des expériences extraordinaires d’autrefois, on ne peut nier que leur pouvoir de contrôle ne fut mince. Ils n’y pouvaient employer que leurs sens, la vue, l’ouïe, le toucher. Or quand un thermomètre accuse un froid ou une chaleur intenses produits inopinément dans une pièce, il y a une preuve absolue que les sens n’ont pas été trompés par l’imagination en constatant ces modifications inexplicables de température.
À notre avis, il est désormais inutile de se regimber contre de pareilles constatations. Il faut que les adeptes du matérialisme en prennent leur parti ; leur doctrine préférée est à bas ; elle a été renversée par l’objet même de son culte, la science expérimentale. Plus nous irons, plus le principe si nettement proclamé par le professeur Richet s’imposera à la conscience de tous. L’esprit est évidemment distinct de la matière ; en tous cas il survit, en quelque manière, à la destruction corporelle ; il peut continuer d’exister et d’en avoir conscience. Nous ne savons rien de plus mais cela est énorme.
Une seule conséquence pratique à en tirer au point de vue moral : il faut respecter les religions qui apparaissent désormais beaucoup moins contraires à l’esprit scientifique qu’elles n’en avaient l’air. On peut, du reste, rapprocher de cet écroulement de la doctrine matérialiste celui de la critique des Livres saints judaïques et chrétiens. Un savant allemand rappelait dernièrement que rien ne subsiste plus des données d’après lesquelles Renan a écrit. Cela n’enlève au grand écrivain ni le mérite littéraire de son œuvre ni l’intérêt de ses déductions, mais toute la force de son argumentation s’en trouve ébranlée. Les cinquante dernières années du xixe siècle il s’est déduit des quantités de choses que nous apprenons aujourd’hui être parfaitement improuvées. Ces déductions, en général, tendaient à opposer la religion à la science. Or, il n’y a pas entre elles l’antinomie essentielle que l’on croyait. Soyons donc moins affirmatifs, moins intransigeants. Prenons une nouvelle « leçon d’erreur »… et attendons la vérité toujours lente à se découvrir.
TABLE DES MATIÈRES
- ↑ Ce point est encore contreversé ; cependant la publication du rapport de M. de Bonvouloir, envoyé secret du gouvernement français aux États-Unis, ne permet plus de doute. M. de Bonvouloir qui avait déjà visité l’Amérique et avait précédemment servi dans l’armée française était déguisé en marchand d’Anvers. Son rapport daté de Philadelphie le 2 Décembre 1775, contient ces lignes : « Chacun est soldat ici. Les troupes sont bien habillées, bien payées et bien commandées. Ils ont à peu près 50.000 hommes de troupes payées et un grand nombre de volontaires qui refusent de l’être. »
- ↑ Pocahontas visita l’Angleterre avec son époux. Elle fut reçue à la cour et très fêtée par les grands seigneurs. Son fils devint un homme distingué. Beaucoup de familles virginiennes sont fières de compter parmi sa descendance.
- ↑ La Géorgie exceptée. Elle traversait en ce moment une crise qui faillit la faire tomber aux mains des Espagnols.