Revue pour les Français Juin 1906/VII

SUR L’HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION



La Revue du Mois a publié, dans un de ses derniers numéros, un article de M. Aulard, intitulé : Histoire de la RévolutionMéthode et résultats.

Après avoir copieusement démontré que l’étude impartiale de cette période de notre histoire n’a été possible que le jour où s’est trouvée établie en France la République démocratique, parce que, ce jour-là, personne n’a plus discuté sérieusement les résultats acquis de la Révolution, l’auteur indique le but que se propose l’école scientifique dont il est le chef infiniment modeste et très méritant. Ladite école « veut surtout mettre en lumière les faits importants — parfois non célèbres — qui ont influé sur l’évolution générale de la France nouvelle, ou, par contre-coup, sur l’évolution générale de l’humanité. » « Nos prédécesseurs, ajoute-t-il, voyaient la France menée par quelques hommes d’élite, agissant sur la scène de Paris, dans une lumière noble. Nous voyons la Révolution conduite par le peuple français spontanément organisé en groupes locaux dans toutes les communes, et il nous semble que presque toutes les grandes influences aient été anonymes. Avant nous, on étudiait surtout ce qui était rare, étrange, anormal. Nous étudions surtout les développements normaux de la vie sociale et politique d’alors, d’où est sortie obscurément et lentement la France actuelle. »

Quant à la méthode, l’école scientifique, par opposition à l’école littéraire qui la précéda, n’use des Mémoires qu’avec la plus grande précaution ; elle leur préfère « systématiquement les témoignages vraiment contemporains, les correspondances, les notes prises sur l’heure en forme de journaux particuliers, les journaux publics ou gazettes, où il y a certes de la passion, de l’erreur, mais où les expressions et la réalité sont sinon adéquates, du moins concomitantes. » Elle contrôle le Moniteur par d’autres journaux, notamment par le Journal des Débats et des Décrets, et prend pour base le procès-verbal officiel des assemblées. Elle étudie les lois dans leur texte authentique. En somme, comme on le voit, la méthode n’a en elle même rien d’original ni d’inattendu ; elle est fort connue, et depuis longtemps ; aussi bien M. Aulard en est-il le premier convaincu, mais l’originalité résidait dans la possibilité d’appliquer les règles de la critique moderne à l’étude d’une époque où les historiens n’avaient jusqu’ici porté leurs recherches qu’avec un esprit prévenu d’avance, les uns pour y trouver des arguments contre la démocratie qu’ils « abhorraient, comme Taine, les autres comme Louis Blanc et Michelet, pour réfuter la thèse politique et sociale des conservateurs. »

Mais arrivons à la partie la plus vivante et la plus intéressante de l’article de M. Aulard, celle où il expose les résultats actuellement acquis des recherches entreprises suivant sa méthode. Au point de vue des résultats, ce sont les sources de l’histoire politique et de l’histoire religieuse qui ont donné le plus de conclusions nouvelles. Ainsi l’étude des documents d’archives relatifs à la convocation des États généraux a permis de démêler nettement ce qu’était l’Ancien régime finissant, « amas d’institutions superposées, les unes mortes, les autres vivantes, presque toutes discordantes, impuissantes, et dont l’encombrement ne pouvait être déblayé, semble-t-il, que par une révolution radicale. » Quant au « fait même de la Révolution », « on voit maintenant et on sait que la Révolution fut municipale, que, dès que Paris soulevé et, ayant pris la Bastille, se fut formé en municipalité, ce mouvement s’étendit à toute la France, d’abord aux villes, puis aux campagnes, par une sorte de commotion que les contemporains appelèrent électrique, et qui se manifesta en presque tout le pays sous la forme d’une panique ou grand’peur, comme si des brigands mystérieux s’avançaient. On s’arma, on s’organisa en municipalités, chaque commune se gouverna elle-même, et ces municipalités se fédérèrent aussitôt en nation. Ce fut là, au début, la Révolution française, et cette fédération des municipalités fut la patrie nouvelle, qui aspira à se fédérer avec les autres patries, quand elles se seraient constituées de même. Cette tendance à municipaliser l’Europe, et même le monde, fut la tendance humanitaire du patriotisme de la Révolution ». En somme, et pour conclure en deux mots, « municipalisation spontanée de la France en juillet et août 1789. »

Si Paris fut la tête du mouvement, il ne prit pas néanmoins toutes les initiatives. Ainsi, « en 1791, après la fuite à Varennes, le groupe qui demanda le plus nettement la République fut celui des Jacobins de Montpellier, présidé par Cambon ».

Autre résultat : on peut considérer comme actuellement démontré « que la Terreur ne fut pas un système, qu’elle ne fut qu’un expédient de défense nationale, de défense militaire, improvisé pour ou par les circonstances ».

L’étude de l’histoire religieuse a permis de bien marquer les deux étapes successives du mouvement politico-religieux : 1o Une église gallicane d’État ; 2o la Séparation des Églises et de l’État.

« Par la Constitution civile du clergé, les constituants salarièrent le clergé catholique, donnant aux ministres de ce culte le caractère de fonctionnaires de l’État et n’accordant aux autres cultes qu’une vague tolérance ». La religion catholique devenait ainsi plus « chose d’État » que sous l’Ancien régime. « Pour la rendre vraiment nationale, gallicane, le Concordat avec le Pape fut rompu, les évêques, les curés furent élus par les mêmes électeurs qui élisaient les autres fonctionnaires ». Mais la Constituante aboutit à un résultat diamétralement opposé à celui qu’elle recherchait. La Constitution civile du clergé amena un schisme dans l’Église. Or, « les prêtres papistes d’accord avec les évêques émigrés se comportèrent généralement en agents de la contre-révolution. Ils furent les inspirateurs et les complices de l’insurrection vendéenne et bretonne ». C’est de cela que naquit la tentative de déchristianisation, tentative qui « s’arrêta quand la défense nationale eut été assurée par la victoire des armées ». Mais alors « la Convention établit le régime de séparation des Églises et de l’État, le régime de la laïcité de l’État et de la liberté des cultes ». C’est ainsi que « le régime de la séparation exista en France pendant près de huit années, de septembre 1794 à avril 1802, c’est-à-dire jusqu’à la promulgation du Concordat ». « Quand Bonaparte le supprima afin de devenir Empereur par le Pape, ce régime fonctionnait fort bien, sans qu’aucune conscience fut froissée, dans la liberté légale ».

Nous avons pensé qu’il était intéressant de donner, d’après M. Aulard lui-même, quelques-unes des conclusions fermes auxquelles ont abouti les études des historiens actuels de la Révolution. Nous émettons le vœu que nos grandes sociétés historiques qui comptent dans leurs rangs des travailleurs de très haute valeur rompus dès longtemps à la méthode scientifique, se décident à publier dans leurs bulletins spéciaux et sous la forme la plus abrégée possible, mais avec référence aux ouvrages dont les conclusions seraient extraites, les résultats qu’il est permis de considérer comme définitifs, notamment sur les périodes de l’histoire moderne. L’enseignement secondaire pourrait ainsi profiter d’une manière presque immédiate du travail des érudits.