Collectif
Une excursion à Macao
Revue pour les Français1 (p. 147-151).

UNE EXCURSION À MACAO




notes de voyage


… Nous quittons aujourd’hui Canton pour aller visiter Macao. À travers la foule bruyante et grouillante des coolies, nos porteurs à force d’adresse, de cris, d’injures, de bousculades, nous ont amenés le long des quais jusqu’à l’appontement du Lung Shan où nous prenons passage.

Peu après notre installation à bord, le signal du départ est donné, les gémissements de la sirène, les appels stridents du sifflet, les ronflements de la machine s’ajoutent à la clameur confuse des masses qui nous entourent. Quelle turbulence ! Qui décrira jamais l’invraisemblable encombrement du port de Canton ! Qui dira l’habileté des pilotes à glisser leur navire au milieu des sampams et des jonques qui, par milliers, s’y pressent et s’y meuvent en tous sens !

Nous avançons lentement d’abord. Mais bientôt, sorti d’embarras, lancé en pleine vitesse, le Lung Shan descend la rivière, s’engage en mer et pique sur Macao. Nous sommes devant la ville après sept heures de traversée.

Bâtie en amphithéâtre, couronnée de vieilles forteresses, elle séduit au premier coup d’œil. Pareille à certaines petites villes côtières de Calabre ou de Sicile, elle étale coquettement ses constructions badigeonnées en jaune, en bleu, en rose, ses arcades habillées de verdure, et semble s’être aimablement parée pour faire contraste avec les agglomérations chinoises qui l’avoisinent. Également proche de Hongkong — bizarre mélange sino-européen — et de Canton — cité purement chinoise — elle évoque de façon saisissante la vieille Europe.

La rade est belle, et ses eaux sont profondes, accessibles aux plus gros navires, mais nullement abritée, exposée à toutes les tempêtes : aucun bâtiment n’y stationne. Au contraire, le port intérieur où nous devons accoster, est étroit, ensablé, impraticable aux grands vaisseaux : nous y croisons, à l’ancre, une petite canonnière portugaise, quelques vapeurs de faible tonnage, et d’innombrables jonques aux voiles palmées.

Aussitôt débarqués nous montons en pousse-pousse. Nos coureurs rapides nous entraînent à travers la vieille ville portugaise : nous sommes tout étonné d’y rencontrer quelques chinois, et plus surpris encore de nous y voir nous-même en un tel équipage. Voici la Travessa du Bon Jesus, bordée de constructions massives aux fenêtres grillagées, où les herbes folles ont poussé entre les pavés, que le bruit de notre passage semble éveiller d’un long sommeil, et triste, infiniment ; voici la Rua de San Paolo, montueuse et tortueuse, où nous rencontrons un groupe de religieux en robe brune, à l’allure fière, à la démarche lente et digne, et qu’on dirait soudain ressuscités du Moyen-Âge ; puis la Rua San Jose…, enfin la Praya grande, large promenade plantée d’arbres, face à la mer, où sont situées les riches habitations de la ville et le Macao Hôtel, notre logis.

La nuit venue, que faire à Macao ? Nos voisins de table d’hôte nous emmènent, un peu malgré nous, à la salle de billard, pièce enfumée où l’on joue la poule comme dans nos petits cafés de quartier en consommant sur le comptoir de zinc des citronnades et des cocktails. Banale image de la vie coloniale européenne au xxe siècle ! Combien ces gens sont peu intéressants à côté des moines de tantôt !…

Le territoire de Macao, péninsule étroite que complètent les îlots de Taïpa et Colovane, est la plus vieille des colonies européennes d’Extrême-Orient. Les Portugais l’occupent, depuis l’an 1557, en qualité de locataires du Céleste Empire. Depuis 1849 ils n’ont pas payé leur loyer — 500 taëls par an — et font la sourde oreille aux réclamations des Chinois qui prétendent les mettre dehors. Ils y vivent de souvenirs, et tiennent sans doute à conserver comme une relique ce témoin de leur puissance éteinte.

Ce fut jadis un port considérable, entrepôt général du commerce de l’occident avec la Chine et le Japon, principal centre du trafic de vies humaines connu sous le nom de « traite des jaunes » ; Hongkong s’est développée à ses dépens et l’a depuis longtemps supplantée. Foyer de l’expansion catholique en Extrême-Orient, Macao continue d’abriter en ses murs délabrés les supérieurs des principales missions.

On l’a vite parcourue : avec ses dépendances elle ne couvre pas deux hectares ! Le quartier chinois, bruyant et animé, renferme 80.000 âmes ; la ville européenne, endormie, quasi-morte, semble beaucoup trop vaste pour les cinq milliers de Portugais et de Macaïstes qui l’habitent.

Après une visite aux ruines de l’Église Saint-Paul — San Paolo — édifice du xvie siècle, bâtie sur la hauteur, où l’on accède par une série d’escaliers monumentaux, nous allons à la cathédrale. C’est la fête de l’Assomption. La basilique s’emplit pour la messe solennelle de onze heures à laquelle doit assister la garnison portugaise, état-major et musique en tête. Cérémonie imposante, croyez-vous ? Pas du tout. La foule est distraite, la fanfare joue des airs d’opéra, des fantaisies, jusqu’à des valses, et les soldats ont l’allure de figurants de théâtre ! C’est une parodie ridicule des offices catholiques d’autrefois. Nous nous sentons gêné dans cette église. Sous le regard railleur du Chinois qui nous accompagne, nous souffrons dans notre amour-propre. Et la célébration s’achève sans un seul témoignage d’émotion, sans une minute de recueillement de la part de cette masse de badauds, convertis de fraîche date, sans doute, et chrétiens sans savoir pourquoi.

Nous courons à présent chez Bouddha. Dans une petite pagode voisine de la porte de Chine qui délimite la concession, une jeune femme chinoise vient d’entrer avec sa servante, un panier à chaque bras. Nous la suivons. Passant devant les gardes à l’air terrible, aux gestes terrifiants, qui protègent le séjour des dieux contre les esprits mauvais, les visiteuses se sont arrêtées en face d’un autel. Elles ouvrent leurs paniers, en tirent des provisions, du riz, des fruits, du lard…, jusqu’aux baguettes, et installent le couvert du dieu. La bonne lui verse de l’eau-de-vie dans une minuscule tasse d’argent, tandis que la maîtresse s’incline front contre terre et prie, longtemps. C’est une jeune mère qui vient appeler sur son enfant la protection du Ciel. Elle n’a rien négligé pour être agréable à l’esprit qu’elle implore, elle lui offre à présent une robe, des chaussures, un chapeau…, tous objets en papier qu’elle brûle et qui s’envolent en fumée vers l’Olympe. Elle met ensuite le feu à une série de pétards, pour éveiller le dieu si, par hasard, il dort, et pour capter son attention, puis satisfaite, replace dans les paniers d’osier tout son couvert : le fumet a suffi, pour la nourriture de l’esprit ; le repas sera mangé en famille. Les Chinois sont pieux, mais pratiques.

Qui croirait qu’à deux pas de ce temple et cinq minutes à peine après cette scène touchante et comique à la fois, nous allons oublier la Chine et vivre un nouveau rêve ! Nous sommes dans un jardin, seul, devant un rocher creusé au fond duquel se trouve un buste en bronze entouré d’inscriptions latines, françaises, anglaises, portugaises : c’est Camoens, l’auteur des Lusiades, le Virgile portugais. C’est là, dans ce jardin, qu’il écrivit son épopée. Il demeura deux ans à Macao, comme fonctionnaire, en qualité de « curateur des héritages et des biens des absents », et lui laissa son plus beau titre de gloire en remplissant mal ses fonctions.

Macao, déchue comme place de commerce et comme port, est devenue un centre industriel assez prospère. Ses fabriques de ciment, d’opium, de pétards, ses filatures de soie lui constituent des revenus suffisants. Pourtant, elle ne s’en contente pas. Les autorités portugaises ont malheureusement favorisé, pour les accroître, l’établissement de maisons de jeu, actuellement affermées pour une somme annuelle de 387.000 dollars mexicains. Macao est ainsi devenue le Monte-Carlo du sud de la Chine.

On n’y joue pas à la roulette, mais au « jeu des sapèques » au fan-tan. Autour d’une table recouverte d’une natte qui forme « tapis jaune », sont assis les joueurs, sur des bancs. À l’extrémité le croupier, un gros homme, nu jusqu’à la ceinture, a placé devant lui un tas énorme de sapèques. Il en prend une poignée, au hasard, la met à part, et la couvre d’une petite coupe, puis il appelle les jeux. Chacun des assistants mise un, deux, trois ou quatre en plein. À l’aide d’une baguette, le croupier compte alors les sapèques, lentement, quatre par quatre. Il en reste à la fin une, deux, trois ou quatre et ce nombre restant désigne le gagnant. Tout se passe calmement, de façon monotone, à la lueur d’un quinquet qui fume et dont l’odeur se mêle à la puanteur du local, mais les joueurs suivent l’opération du croupier avec une attention que rien n’éveille, pas même notre présence. Dans l’intervalle de deux parties, chacun prend des notes, fait ses comptes sur un petit carnet ; quelques-uns, à bout de ressources, viennent trouver le caissier, engageant qui une bague, qui un bracelet, qui une chaîne…, la banque n’achète que les objets en or, au poids. Et ça dure toute la nuit, pour la fortune des tenanciers de tripots et de monts-de-piété, et pour la honte du gouvernement local. « Canton est regardée par les Chinois, écrivait autrefois La Place, le navigateur, comme le refuge de tous les mauvais sujets des pays voisins, et Macao comme la sentine de Canton. » À qui la faute, Messieurs ? Allez donc après cela vanter aux indigènes les bienfaits de notre civilisation occidentale ! Défendez-la. Pour nous qui avons parcouru le monde, nous avons trop souvent constaté ses erreurs pour nous faire son bon avocat.


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