Revue pour les Français Février 1906/VI

UNE PAGE D’HISTOIRE



UN TSAR RÉPUBLICAIN

SPERANSKI ET LA CONSTITUTION RUSSE

DE 1809



L’histoire offre parfois d’étranges retours. Il y a cent ans, l’Empereur de Russie s’amusait à introduire la liberté dans ses États ; à présent, la même idée terrorise son arrière-petit-neveu. Nos grands pères ont pu voir Alexandre ier, « républicain couronné », exercer toute sa vie une autorité absolue, et nous voyons nous-mêmes Nicolas ii, attaché à ses attributs d’autocrate, qui finira peut être dans le rôle d’un simple souverain.

En 1906 règne un tsar timide, modeste, qui aime l’obscurité, le calme, la famille : dominé par son entourage, écrasé par l’éducation religieuse et réactionnaire qu’il a reçue de sa mère, l’austère impératrice Marie-Feodorovna, et de Pobiedonotsef, son illustre mentor, Nicolas ii a peur du libéralisme. En 1806 régnait un Tsar plein d’audace, ambitieux, se donnant en spectacle au monde, rêvant de gloire et de tapage ; formé à l’école « libre » de la grande Catherine, élève du Suisse La Harpe, exilé de sa patrie comme révolutionnaire et réfugié à la cour de Russie — la cour de Russie servait alors d’asile aux esprits en avance sur leur temps ! — Alexandre ier jouait avec les idées philosophiques du xviiie siècle français et s’enthousiasmait de liberté. Ainsi les institutions de la Russie, aujourd’hui violentées par la foule, étaient menacées alors par l’Empereur seul. Il y a cent ans, le peuple russe trouvait sa liberté dans l’autocratie et ne pensait qu’à obéir. Le Tsar put jongler avec des projets de réformes, les manier à sa guise sans abandonner une parcelle de ses prérogatives ni diminuer jamais son autorité. Les institutions de la Russie, c’était sa chose : à présent, c’est la chose du peuple.

Par conviction, sans doute, mais bien plus encore par orgueil — on dirait, de nos jours, par cabotinage — Alexandre ier, qui ne songeait pas encore à devenir « l’Ange de l’Europe », voulut jouer le grand rôle de « Tsar libérateur » des Russes. Il donna de ce désir des preuves sincères, dès les premières années de son règne, abolissant le Tribunal secret de l’Empire, restreignant la censure, favorisant l’organisation universitaire ; il s’entoura de conseillers imbus des principes libéraux et tomba d’accord avec eux sur la nécessité de donner à l’empire une Constitution moderne, à l’exemple de l’Angleterre. Mais ce zèle fut très endommagé quand le Tsar s’aperçut qu’organiser à l’anglaise les services de l’Empire, c’était sacrifier une grosse part de son autorité privilégiée. Dans son naïf emballement, il aurait prétendu concilier l’autocratie avec la liberté. Libéral de sentiments, il restait autocrate de caractère. Il était « républicain » — il s’en flattait, au moins — à la manière de ces collectivistes millionnaires « partageux » en parole et accapareurs en action : il n’aimait pas la liberté jusqu’à lui sacrifier son pouvoir personnel.

Ayant échoué dans son projet, il en garda naturellement rancune aux conseillers intimes qui lui avaient prêté concours. Il les congédia brusquement et vécut quelques mois dans une complète indécision sur la manière d’exécuter ses desseins toujours chers.

C’est alors qu’Alexandre ier rencontra — par hasard — Speranski.

Fils d’un pope de village, c’est-à-dire de très basse origine, Mikhaïl Mikhaïlovitch Speranski, tour à tour séminariste, professeur, fonctionnaire, avait trente-cinq ans en cette année 1807. Il était Conseiller d’État actuel. Envoyé chez l’Empereur pour lui présenter un rapport au nom du Ministre empêché de l’apporter lui-même, il fit preuve d’une telle habileté et lui plut à ce point qu’il en sortit son favori. Il avait su traduire de façon si simple et si éloquente à la fois les chimères de l’Empereur, il avait su lui exposer si bien sous une forme concrète ses rêves abstraits, qu’Alexandre ému, transporté, vit en lui « celui qu’il cherchait » en fit son confident, son conseiller intime et le chargea bientôt d’élaborer son plan de réformes.

À cette époque, la girouette politique avait tourné sous le vent de Tilsitt : l’Angleterre était passée de mode, la Russie s’était jetée dans les bras de la France. Suivant ce mouvement, Speranski travaillera sur les textes constitutionnels français. Il fait preuve d’un génie raffiné et d’un art admirable dans sa préparation : comme les autres conseillers de l’Empereur, il encourage les pensées généreuses d’Alexandre, mais, seul parmi eux, comprend qu’il faut s’en tenir aux idées et que, dans la réalité, la constitution future doit-être une proclamation sans danger pour les privilèges impériaux. En fait, sa Constitution de 1809 rappelle la constitution française de l’an viii : instituant un pouvoir qui choisit les hommes chargés de le contrôler, elle légalise formellement les prérogatives du tsarisme bien plus qu’elle ne leur porte atteinte. En vérité, rien n’est changé.

Pourtant, Speranski n’était pas qu’un dilettante, habile à jouer avec les textes. Il prétendait fonder sur sa Constitution une sorte de gouvernement représentatif qu’il aurait dirigé au nom de l’empereur. Voici comment :

En regard des Assemblées et des Conseils administratifs élus, chargés de la préparation des lois, le Conseil de l’Empire absorbait toute l’autorité. C’était l’Exécutif, le seul contrepoids possible à la puissance du tsar, c’était presque un gouvernement, mais au lieu d’être représentatif du pays, il n’était que représentatif de la volonté impériale et des coteries de la Cour.

Speranski, s’étant fait donner le poste de secrétaire impérial auprès de ce Conseil, avait le projet d’y introduire des éléments tels qu’ils auraient bientôt constitué un gouvernement digne de ce nom. Il échoua au port et fut disgracié en 1812. Ses plans abandonnés, il n’en resta que l’ébauche : elle n’atteignait en rien le principe autocratique.

D’ailleurs, c’était bien là tout ce que voulait l’Empereur : une armature de Constitution donnant au peuple un simulacre de liberté C’est là aussi, nous semble-t-il, ce qu’a voulu son successeur actuel. Mais les temps sont changés. L’autocratie tenait encore ses destinées entre ses mains, il y a cent ans ; à présent, elles passent aux mains du peuple. Les mêmes promesses constitutionnelles ont été formulées par Alexandre ier et par Nicolas ii. Il y a un siècle, personne ne les entendit. Aujourd’hui, chacun les retient. C’est le meilleur gage de leur exécution prochaine.