Revue pour les Français Janvier 1906/IV

Collectif
Revue pour les Français1 (p. 25-38).

LE JAPON TEL QU’IL EST



Où donc avons-nous pris la fâcheuse habitude de juger les peuples lointains exclusivement d’après nous-mêmes et dans leurs rapports avec nous ? Il semblerait, à en croire nos propos, que les autres pays du monde ont été créés pour nous seuls et que rien ne compte de ce qu’ils font en dehors de nous ! Ignorant généralement leur histoire, leur tempérament, leur valeur propre, nous les imaginons presque toujours d’après nos fantaisies, sans jamais les voir tels qu’ils sont.

Voilà comment nos idées sont devenues si confuses au sujet du Japon. Parce que nous le connaissons depuis peu de temps, nous l’avons traité comme un nouveau-né. C’est l’erreur initiale. Elle a conduit les Russes à la déroute, elle a faussé notre opinion publique, elle nous a égarés. Nous voulons essayer de la détruire dans l’esprit de nos lecteurs ; c’est l’objet des lignes suivantes.

Le Japon est un groupe d’îles. Sa population autochtone a donc vécu en dehors de tout contact avec le reste du monde jusqu’au moment où les progrès de la navigation en ont facilité l’accès. Cet isolement prolongé fut peu propice au développement de la race aborigène. À l’époque où les Chinois et les Hindous vivaient déjà comme aujourd’hui, les Aïnos du Japon menaient une existence sauvage. La nature les avait peu doués. On en trouve encore de pur sang à Sakhaline et à Yeso : c’est un peuple inférieur entre tous les Asiatiques.

Huit mille ans avant notre ère, le pays nippon fut envahi de deux côtés : par des pirates mongoles et des pirates malais. La fusion des races s’accomplit, origine d’une famille nouvelle qui subit aussitôt l’empreinte de son foyer. On peut dire que les Japonais d’aujourd’hui qui en descendent, sont fortement caractérisés par cette empreinte sans cesse plus accentuée du milieu natal. La nature enjôleuse de leur pays les a formés à son image.

Elle est si belle, cette nature, qu’ils l’ont prise en adoration. Pour eux, le Japon n’est pas un pays comme les autres, il est privilégié des dieux, il est divin ! Tout ce qu’il produit est d’essence supérieure, et les hommes mêmes qui y sont nés se croient au-dessus des autres. Voilà qui explique très clairement les deux sentiments qui dominent dans l’âme japonaise : l’amour du pays, le patriotisme, confondu avec la religion ; l’amour-propre, l’orgueil et la confiance en soi. En même temps que la nature et la géographie, l’histoire a fortifié ces sentiments. Le Japon est le seul peuple de l’Asie qui n’ait jamais été vaincu.

Il s’est développé normalement jusqu’à la révolution de 1868 qui, soudainement, en a fait une puissance mondiale. Il s’est révélé à la manière des diables qui s’échappent de nos boîtes à surprise, et l’Europe s’en est amusée comme d’un jouet. Elle s’intéressa follement à ces charmants petits Japonais, à leurs bibelots, à leurs écrans, à leurs ivoires, et au Fuji-Yama qu’on admirait sur leurs dessins, encadré de verdure gracieuse. Quel peuple artiste ! Quelle gaieté ! Quelle douceur ! Comme ils étaient drôles, habillés à l’européenne ! Quels adorables petits singes ! Voilà ce qu’on disait chez nous il y a dix ans. La guerre sino-japonaise nous remplit de pitié. Quoi ! le colosse chinois allait écraser ce joujou ! Ici encore, comme dans les boîtes à surprises, un ressort fonctionna, invisible, et le petit diable japonais fut vainqueur du géant son voisin. L’enthousiasme grandit encore, dans nos pays. On mit bon ordre à son exubérance, on le fit rentrer dans sa boîte… c’est-à-dire dans ses îles, mais on continua de l’admirer avec un mélange de naïveté et d’ironie. Il fallut la guerre des boxeurs, en 1900, pour faire valoir sa force, et ses succès récents contre les Russes ont stupéfié tous les Européens. À présent, l’opinion du monde est bouleversée. On se demande où s’arrêteront les Japonais dans leurs conquêtes, dans leurs envahissements. On les admire encore, sans doute, mais ce n’est plus avec un sourire. On les croit capables de tout.

Le vieux monde, par ce manque de mesure, montre qu’il est un grand enfant. Il veut juger de tout selon les événements présents, il fait fi du passé. Quand il se méconnaît lui-même, comment voudrait-on qu’il apprenne à savoir le Japon tel qu’il est, tel que le révèle son histoire ? C’est là pourtant qu’il faut fouiller, lecteur. Nous y fouillerons ensemble, et vous verrez comme tout vous paraîtra bientôt moins étonnant, comme les ombres s’éclairciront et comme les vives lumières cesseront de vous éblouir dans le tableau que vous imaginez. Quelques pages suffiront.

i. — ce qu’il faut savoir de l’histoire du japon

Il n’importe pas de vous encombrer la mémoire d’une foule de noms qui, pour être gracieux, n’en sont pas moins durs à retenir Il est bien inutile à des Français d’apprendre l’histoire du Japon comme on apprend dans nos écoles l’histoire de France. Comment la nation s’est formée, sous quelles influences internes aussi bien qu’extérieures la société japonaise a évolué, voilà ce qu’il faut savoir.

Le Japon est un pays de guerre. Non qu’il ait souvent combattu contre des ennemis étrangers, mais parce que ses habitants, par tempérament et par goût se sont toujours battus entre eux. L’ancien régime — qui dura jusqu’au milieu du xixe siècle — c’était la féodalité armée : les maîtres du pays, les seigneurs ; ses guides, les chevaliers. Le peuple entier suivait, discipliné, admiratif, et servilement imitateur. L’élite, les dirigeants servaient de modèles à tous, et les moindres actions du dernier venu ne prenaient de valeur à ses yeux que dans la mesure où elles le rapprochaient de ces modèles.

Les règles de chevalerie dominaient toute la société. Elles ont achevé l’âme japonaise, et leur influence est si grande, aujourd’hui encore, qu’il nous paraît utile d’y insister très spécialement.

La première de ces lois, c’est la piété filiale. On doit à ses père et mère non seulement de les respecter, mais de pourvoir à leurs besoins. Les enfants sont mis au monde pour nourrir leurs parents, et tous les moyens sont bons pour l’observation de ce précepte. Les filles, comme les fils, doivent travailler, et si leur travail ne suffit pas, elles se vendent. La plus grande partie des prostituées japonaises en sont arrivées à cet état par nécessité, par devoir, et c’est pourquoi — fait incompréhensible si nous ne tenons pas compte de ces traditions — leur condition n’est généralement pas considérée comme humiliante. Elle semble naturelle, et dans certains cas, même, on admire le courage de celle qui s’y soumet par amour pour les siens.

De la sorte, on ignore, en fait, le souci de la vie. Grâce aux enfants, à la famille ou aux amis, on est sûr de pouvoir vivre : on vit gaiement, au jour le jour, sans penser à l’avenir. L’exagération de la piété filiale a donné ainsi naissance au sentiment d’imprévoyance. Par exemple, on n’épargne pas ; l’économie est une honte ! L’amour du plaisir domine tout, du haut en bas de l’échelle sociale.

Mais ces dispositions ont à présent des inconvénients graves qu’elles ne présentaient pas jadis. La vie est devenue beaucoup plus difficile pour les classes inférieures de la société qui vivaient autrefois aux crochets des seigneurs et qui sont aujourd’hui livrées à leurs propres moyens. Autrefois l’existence était simple, et il y avait peu de pauvres ; de nos jours la misère existe, et, dans les grandes villes, il en est d’épouvantable. Tokio a son quartier des mendiants. Vous n’imaginez rien de plus triste ni de plus délabré. Des familles entières s’y entassent dans de misérables cabanes de bois, à peine fermées, à peine couvertes. Quand on quitte les splendides boulevards qui entourent le palais du Mikado, bordés de constructions européennes, sillonnés de tramways électriques, et qu’on compare ces deux aspects, tous deux résultats du progrès à notre manière, on est vraiment tenté de croire que la civilisation, telle que nous l’entendons pour nous, ne fait pas toujours le bonheur des peuples lointains qui l’adoptent !…

La deuxième règle de chevalerie commande l’obéissance passive et le dévouement au seigneur. Tous les Japonais ont dans le sang le sentiment de la hiérarchie, et en dépit des tendances nouvelles vers une égalité toujours plus grande, les classes dirigeantes ont conservé et garderont sans doute longtemps encore leurs privilèges moraux.

La troisième loi ordonne, envers soi-même, un courage stoïque, le mépris de la douleur et de la mort. Exagérant cette obligation les anciens en étaient arrivés à rechercher comme un bonheur l’occasion de mourir noblement. On se montrait naturellement très susceptible, et, pour les motifs les plus futiles, on se battait en duel… ou on se suicidait. Le suicide était considéré comme une preuve éclatante de courage, et cette manière de voir s’explique par l’épouvantable façon dont il y était procédé : pour un chevalier, se suicider, c’était « faire harakiri » c’est-à-dire s’ouvrir le ventre. L’auteur de cet article a assisté, dans un théâtre d’Osaka, au simulacre de cette opération représentée d’une manière très saisissante, très réaliste : c’est un spectacle terrifiant. L’honneur voulait, d’ailleurs, qu’on s’infligeât les souffrances les plus horribles et qu’on les fit durer le plus longtemps possible,… après quoi l’on vous proclamait un héros, et les jeunes gens brûlaient de l’encens sur votre tombe, souhaitant de pouvoir vous imiter un jour !

Les autres lois font du seigneur un justicier, défenseur né des faibles, et lui prescrivent une étiquette où l’on retrouve la plupart de nos vieux préjugés nobiliaires.

Si l’on considère que, de tout temps, le chevalier a été regardé comme le type du parfait Japonais, que l’idéal rêvé de toutes les autres classes de la société consistait à se rapprocher le plus possible des manières d’agir de la classe noble, on constate sans surprise que ces anciennes pratiques se sont répercutées jusque dans l’âme populaire qu’elles dominent encore aujourd’hui. Le féodalisme a ainsi régné sur tous les esprits, son action fut d’autant plus forte et plus durable.

Mais, à la différence de ce qui se passa chez nous au Moyen-Age, la féodalité au Japon n’a pas abouti à créer des États dans l’État. L’unité ne fut brisée qu’une fois, au xive siècle, et pendant cinquante ans. On se battait la plupart du temps pour faire parade de son courage, pour s’entraîner, pour s’amuser, par amour de l’art plus que par désir de conquête. Les guerres locales ne furent jamais des guerres civiles. Plus forts que toutes les passions, deux sentiments réalisaient l’accord entre les clans les plus hostiles : l’amour du Japon et la fidélité au Mikado. Ces deux sentiments n’en font qu’un, puisque le Mikado, issu des dieux protecteurs du pays, incarne le Japon lui-même et le personnifie aux yeux de tous les Japonais. Sa dynastie est-elle « unique dans l’éternité » ? comme ils le proclament. Elle est en tous cas unique dans l’histoire, puisqu’elle n’a pas cessé de régner depuis le viie siècle avant notre ère et que Mutsu Hito, l’empereur actuel, en est le 123e membre régnant ! L’affection qu’elle inspire au pays a résisté à la dure épreuve d’un effacement de sept siècles — 1192 à 1868 — pendant lequel le pouvoir suprême fut usurpé par des chefs militaires connus sous le nom de shoguns. Les mikados vécurent alors à l’intérieur de leurs palais, presque ignorés du peuple, mais respectés quand même. Les shoguns gouvernaient en leur nom, se donnaient le titre de régents. Le jour où leur autorité fut affaiblie, la nation tout entière se souvint qu’elle avait un empereur et l’acclama d’un seul élan.

Sous le régime actuel, le prestige impérial n’a pas décru. On s’en rend compte, là-bas, par les plus petits faits, comme par les plus graves. Nous nous souvenons d’avoir assisté, en novembre 1903, — quelques semaines avant la guerre de Mandchourie — à une revue passée par l’empereur Mutsu Hito à l’occasion de sa fête. La veille de cette revue, le temps étant très sombre, nous fîmes part à un Japonais de notre connaissance de craintes justifiées au sujet du lendemain : « S’il allait pleuvoir ! Et la revue ? » Il sembla très surpris de la question. « Mais, Monsieur, dit-il, il ne peut pas pleuvoir, le jour de la fête de l’empereur. Ça ne s’est jamais vu. La nature et le soleil lui-même doivent y participer. Vous verrez qu’ils n’y manqueront pas. » Parlait-il sincèrement ? Nous ne le savons pas. Mais nous pensons bien qu’il parlait avec intention. Ce Japonais d’un rang élevé, instruit, européanisé, tenait sans doute à affirmer devant un étranger qu’il n’avait pas cessé de partager la naïve croyance populaire en la divinité du Mikado. Le lendemain fut d’ailleurs une journée magnifique et lui donna raison.

Dans un ordre d’idées moins simple, il serait malaisé de découvrir un de ses sujets qui ne soit prêt à tout sacrifier pour l’empereur. Dans les écoles, on enseigne aux enfants qu’il n’est pas de plus grand honneur et qu’il ne doit pas être de bonheur plus parfait que d’exposer sa vie pour lui. On en a vu, à la suite de ces leçons, qui, dans un incendie, se jetaient au milieu des flammes pour en arracher son portrait. Lorsqu’on a observé des faits de ce genre, on doit reconnaître que la légende vivra longtemps encore qui proclama les Mikados « souverains à perpétuité », car elle exprime bien réellement la volonté du peuple entier.

L’année 1868, consacrant la restauration du pouvoir impérial, inaugura l’époque nouvelle désignée par les Japonais sous le nom de Meiji.

La plupart des étrangers attribuent cette révolution à l’action des Européens. C’est inexact. Cette action a précipité les événements, sans doute, mais elle ne les a pas déterminés. Lorsqu’en 1853, l’escadre américaine du commodore Perry réclama l’ouverture du Japon au commerce extérieur, tout était prêt là-bas pour un changement de régime. Les étrangers, d’ailleurs, avaient eu leur part d’influence — une part considérable, même, — dans la préparation à ce changement ; mais elle datait de loin.

L’esprit d’imitation et la curiosité sont dans le caractère nippon. Ainsi les Japonais de haut rang, copiés par les masses, copiaient eux-mêmes depuis longtemps les Occidentaux. Sans insister sur les emprunts nombreux qu’il a faits à la civilisation chinoise, nous devons retenir que le Japon s’est déjà ouvert au xviie siècle à la pénétration européenne. Il s’est alors développé, toutes proportions gardées, d’une manière aussi étonnante qu’à présent. Mais les Européens de ce temps traitaient mal les hommes de couleur, ménageaient peu leurs susceptibilités, exagéraient l’affirmation de leur propre supériorité : les Japonais, froissés dans leur orgueil, se révoltèrent, chassèrent les blancs, exterminèrent leurs prosélytes et refermèrent leurs portes. C’était en 1638. Les Hollandais et les Chinois, parqués dans un îlot de la baie de Nagasaki, furent désormais seuls tolérés comme intermédiaires avec le reste du monde ; les édits défendirent de fréquenter des étrangers, interdirent la culture de leurs langues, prohibèrent même la construction des navires de haute mer. Le Japon fut de nouveau complètement isolé, et les Occidentaux conclurent naturellement qu’il ne voulait pas de notre progrès. Grave erreur ! Les méthodes l’avaient séduit autant que lui déplurent les personnes : la meilleure preuve, c’est qu’il sut en tirer profit. Pendant plus d’un demi siècle — 1584 à 1638 — l’influence européenne s’était fait sentir partout, dans toutes les classes de la société. Il en resta quelque chose. En dépit des édits proscripteurs ces ferments de civilisation à notre manière étaient tombés sur une terre féconde et ont fertilisé. Les seigneurs Japonais n’ont pas perdu contact avec l’Europe. À la première occasion ils ont montré qu’ils étaient prêts et ont fait subir à leur pays une transformation matérielle tellement radicale qu’elle a stupéfié tous les étrangers. En réalité, cette transformation étonnante, admirable, n’a rien d’inexplicable après un tel passé. L’élite de la société japonaise, les chefs de clans, les chevaliers donnant l’exemple, le peuple a imité spontanément ses modèles séculaires et s’est plié sans résistance aux nécessités du progrès.

ii. — Comment la transformation s’accomplit

À peine le Japon eut-il repris contact avec l’Europe qu’il mesura son infériorité. Son orgueil en souffrit. Il voulut s’affranchir. Allait-il, comme au xviie siècle, jeter les Occidentaux à la mer ? Il jugea plus avantageux d’en tirer parti. Il subit avec une admirable patience un joug qui lui pesait durement. Il accepta tout, même l’aliénation humiliante de parcelles de son territoire où s’établirent des « concessions » européennes, où s’installèrent les étrangers maîtres chez eux. Il se fit tout petit garçon, docile, aimable, séduisant, et se mit bravement au travail en cherchant dans le monde entier l’intelligence et le savoir nécessaires à sa transformation.

Souffrant cruellement de sa faiblesse, il voulut avant tout devenir fort. L’ancien régime lui avait transmis une population guerrière, mais pas d’armée. On se battait à coups de sabre, au temps du vieux Japon : l’Empereur avait à peine quelques canons démodés, toute sa marine se composait de quelques jonques. Le gouvernement japonais s’adressa d’abord à la France qui lui constitua par l’intermédiaire de ses officiers et de ses ingénieurs une flotte et une armée modernes. Les seigneurs d’autrefois, dépouillés de leurs armures et de leurs sabres courbés, parcoururent l’univers entier, observèrent, étudièrent, revinrent chez eux et remplacèrent bien vite les instructeurs européens. Aidés dans leur tâche par les dispositions naturelles du peuple entier, ils ont réussi au delà de nos craintes. En 1895, le Japon était assez fort pour vaincre la Chine ; en 1899, il inspirait assez de respect aux nations d’Europe pour qu’elles renonçassent aux concessions territoriales et aux privilèges moraux qu’il leur avait consenties ; aujourd’hui c’est une « grande puissance ».

Comprenant le prix de la richesse, le Japon s’occupa de mettre en valeur son territoire et de chercher partout des débouchés pour ses produits. Avant tout, il lui fallait vivre : sa politique fut subordonnée à son « appétit », au vrai sens du terme. Le Japon se compose de quatre grandes îles et d’une infinité d’îlots qui couvrent ensemble une superficie équivalente aux cinq sixièmes de la France. Ses terres cultivables égalent seulement la septième partie de ce territoire et sont insuffisantes aux besoins d’une population qui atteint 45 millions d’habitants. Le Japon, obligé d’importer les denrées nécessaires dépendait donc de l’étranger et a voulu ici encore s’en affranchir. Comme la Corée, sa douce voisine, lui servait de grenier d’abondance, il prétendit bien vite n’y voir personne autre que lui, il s’en montra jaloux, en chassa la Chine en 1896, en chassa les Russes en 1904, et l’occupe aujourd’hui en maître, augmentant son marché d’approvisionnement des riches pêcheries de Sakhaline. La signature de la Russie et l’alliance de l’Angleterre lui garantissent les avantages qu’il a conquis. Le voilà tranquille, assuré de vivre, de manger à sa guise : il pourra consacrer son activité au développement de sa richesse.

Par sa nature, c’est un pays voué à l’industrie. Il possède en abondance la force motrice — charbon, pétrole, chutes d’eau — et voisine avec un marché de distribution immense, la Chine. C’est plus qu’il n’en faut pour devenir une grande puissance industrielle. Ses mines lui donnent le cuivre, le fer, le soufre ; la culture du mûrier et l’élevage des vers à soie lui procure une matière première de grand prix ; l’étendue de ses côtes et l’étroitesse relative de ses îles facilite ses moyens de circulation ; sa population lui fournit une main d’œuvre nombreuse. Tels sont les avantages naturels du Japon industriel. L’Ancien régime les ignorait, le Nouveau a compris leur valeur. La grande industrie fut fondée vers 1880, par l’État. Ses usines modèles, répandues dans plusieurs provinces, incitèrent les particuliers à suivre son exemple et, en quelques années, le Japon posséda des centaines de fabriques en pleine activité. Il est clair qu’au début les Japonais, n’y connaissant rien, firent appel à nos ingénieurs et vinrent à l’école en Europe. Aujourd’hui l’industrie nipponne est nationale dans tous ses éléments.

Ils ont travaillé de même à libérer leur commerce des intermédiaires étrangers. Malgré leur répugnance héréditaire pour ce genre d’occupation, il a bien fallu qu’ils s’y mettent. Toujours méthodique, le gouvernement japonais s’est d’abord appliqué au développement des communications. À l’intérieur on a construit des chemins de fer : la première ligne, inaugurée en 1872, avait 28 kilomètres de long, aujourd’hui les réseaux s’étalent sur 10.000 kilomètres. À l’extérieur, on a développé la marine marchande : en 1870, cette marine marchande japonaise comptait 35 vapeurs et 11 voiliers jaugeant à peu près 11.000 tonnes ; en 1904, elle se composait de 1.500 vapeurs et 4.500 voiliers jaugeant exactement 1.113.000 tonnes. En 1868 — première année du Meiji — la valeur totale du commerce extérieur ne dépassait pas 60 millions de francs ; en 1904, elle a atteint 1 milliard 726 millions 550.000 francs… N’abusons pas des chiffres, mais constatons l’effort et le succès qui l’a suivi.

En même temps, le Japon réformait son administration, qui est aujourd’hui un modèle du genre, élaborait des codes d’après les nôtres, adoptait nos progrès matériels pour la vie courante. Son aspect a peu changé, sans doute, en cinquante ans, ceux qui l’ont visité vers 1870 s’y reconnaîtraient encore et retrouveraient leur « vieux Japon ». Les gens y sont toujours habillés de la même manière — la Cour seule et les hauts fonctionnaires prennent nos façons — mais leurs occupations se sont modifiées, et leurs aspirations aussi. Jadis on vivait là-bas au jour le jour, sans souci de l’avenir et comptant les uns sur les autres : on y connaît maintenant la lutte pour l’existence, et ceux qui ont continué de vivre comme à l’ancien temps sont devenus misérables. La plupart des maisons sont bien encore construites en bois et en papier, mais au lieu des lanternes fumeuses on y voit à présent la lumière électrique. Les boutiques sont toujours aussi simples, grandes ouvertes sur la rue, sans meubles, mais presque toutes possèdent le téléphone. Tout est à l’avenant.

Bref le Japon s’est égalé jusque dans les détails aux nations d’Europe les plus puissantes et les mieux douées. Son armée a vaincu l’armée russe ; sa flotte est la troisième du monde ; sa marine marchande supplante chaque année davantage les marines anglaises et allemandes d’Extrême-Orient ; sa diplomatie est habile, son commerce extérieur a augmenté en 35 ans dans la proportion de 3.000 % ; son industrie s’est développée formidablement ; il est parvenu non seulement à traiter sur un pied d’égalité parfaite les grandes Puissances occidentales, mais à faire partie de leur concert. S’il continue ainsi… que deviendrons-nous ?

iii. — Ce qui manque au Japon d’aujourd’hui

Heureusement pour le vieux monde, il ne continuera pas. Le Japon a pu effectuer, en quarante années, une évolution matérielle accomplie chez nous en plusieurs siècles ; c’est le côté splendide de son œuvre ; ça en est aussi le côté funeste. Les croissances trop rapides sont fâcheuses aux enfants.

Sans doute, l’élite de la société japonaise était prête, comme vous l’avez vu, mais la masse n’y a rien compris. Toute l’initiative est venue d’en haut, à propos de tout. Laissons à part l’armée et la marine qui ont attiré le peuple entier, guerrier jusqu’à la moelle ; pour le reste on a agi sans expérience et sans aucune intelligence de la part des masses. Aujourd’hui, l’équilibre est rompu. Les habitudes anciennes dominent l’organisme nouveau et lui sont contraires. Le Japon est gêné dans ses habits.

Voulez-vous des exemples ? Prenez l’organisation judiciaire. Les Japonais ont ici témoigné d’une immense légèreté en copiant presque littéralement nos codes. Songez aux difficultés d’interprétation que soulèvent, chez nous mêmes, ces textes, songez au rôle de la jurisprudence ! Au Japon, les recueils de jurisprudence sont remplacés par les vieilles ordonnances et par les vieilles coutumes : rayées du droit public, elles règnent encore par tradition dans toutes les consciences. Elles sont opposées à l’esprit de nos codes. Ainsi on admettait jadis le droit à la vengeance privée — c’était plus qu’un droit, même, c’était un devoir strict, — ainsi le vol était puni plus sévèrement que le meurtre. Du jour au lendemain les lois ont changé, mais la Justice, tiraillée en tous sens, rend des arrêts infiniment boîteux, dont la répercussion peut avoir des conséquences graves pour le progrès social et moral des populations.

La situation est la même pour le commerce. « Il existe une chose qu’on nomme le commerce ; faites en sorte que vous ne sachiez rien de cette chose-là, » proclamaient autrefois les règles de chevalerie. Les professions marchandes déconsidérant leurs occupants, l’élite n’avait aucune idée des questions commerciales au moment de la Restauration et en acquit de suite une notion très fausse — grâce, peut-être, aux fâcheux exemples de quelques Européens peu scrupuleux. Pour un Japonais, le commerce c’est l’exploitation d’autrui : il ne peut saisir que deux parties opposées trouvent avantage dans une opération unique. Cette inexpérience leur nuit beaucoup. Elle augmente la difficulté des relations d’affaires avec les étrangers : elle fait commettre aux commerçants indigènes bien des maladresses qu’on prend chez nous pour de la mauvaise foi.

Le gouvernement japonais l’a parfaitement compris ; il a multiplié les écoles de commerce, et il nous plaît de constater à l’appui de nos affirmations qu’il a placé au premier rang dans l’enseignement des cours de moralité commerciale ! Les Japonais sauront en profiter ; ils sont trop intelligents pour n’avoir pas déjà compris la valeur de l’honnêteté dans le commerce : s’ils se conduisent mal, si souvent, c’est surtout par incompétence.

Malgré tout, il ne faudrait pas se porter garant de leur bonne foi : se sentent-ils inférieurs à nous sur un point quelconque ? Ils se rattrapent en nous trompant. À force de poudre aux yeux, ils ont réussi à se grandir démesurément, à étonner le monde bien plus qu’il ne convenait, et à se tromper eux-mêmes. Combien de fois, par exemple, n’a-t-on pas exalté, chez nous, leur génie inventif ! Combien de fois d’éminents écrivains se sont-ils laissé abuser par leurs statistiques erronées concernant les brevets d’invention ! Sans doute les Japonais ont su réaliser quelques découvertes scientifiques très importantes, sans doute ils savent perfectionner, par quelque détail ingénieux, nos inventions européennes, et ils sont fort habiles dans l’application de nos procédés, mais ils manquent totalement d’initiative et de sens pratique dans leurs créations propres. Ils se moquent de l’Europe — à la barbe de nos savants — lorsqu’ils publient les chiffres fabuleux des brevets d’invention distribués chaque année par leur gouvernement. Vous allez en juger.

Il existe à Tokio, au ministère du commerce et de l’industrie, un musée qui possède, entre autres, une très vaste salle affectée aux inventions nationales : on y trouve des modèles réduits de ces inventions. Or c’est un fait que quatre-vingt-dix fois sur cent on est mis en présence d’un objet déjà connu en Europe ou en Amérique, habilement copié, et breveté là-bas comme invention japonaise. Les rares Européens qui visitent ce musée ne s’y laissent pas prendre — malheureusement leur autorité de témoins oculaires est insuffisante à balancer celle de nos voyageurs en chambre — mais le bon peuple japonais s’extasie devant les vitrines, admire le génie de sa race, en conçoit un orgueil immense, et finira par oublier que nous lui avons servi de modèles. Nous avons rencontré au Japon, dans les classes populaires, des individus qui nous ont demandé « s’il y avait à Paris des tramways électriques, s’il y avait des chemins de fer en France ? » Ce singulier état d’esprit augmente leur arrogance en face des étrangers et nuit énormément au développement de leurs relations avec l’Europe. Car s’il est excellent d’avoir confiance en soi — et ils viennent de le prouver — il n’est pas moins utile de savoir mesurer ses forces.

De même que le commerce, la grande industrie japonaise se trouve entravée par ces défauts caractéristiques. Nous avons vu combien ils sont privilégiés par la nature pour devenir une puissance industrielle de premier ordre. Eh bien ! ici encore l’avenir est compromis. Par orgueil, ils ont chassé trop tôt leurs employés Européens et sont inhabiles à les remplacer ; par inexpérience, ils administrent au jour le jour, sans souci de l’avenir, et sont à la merci d’un incident ; sous l’empire des anciennes coutumes, ils sont imprévoyants, tous, depuis leurs ingénieurs en chef jusqu’aux manœuvres : l’économie pour eux, est toujours un défaut, les directeurs ne constituent pas de réserves et les ouvriers n’épargnent pas, on ne vient à l’atelier que poussé par la faim et les usines sont vides pendant les premiers jours qui suivent celui de la paie.

Il en est de même un peu partout et à propos de tout. Les progrès ont été tellement rapides que les institutions ne sont plus en harmonie avec les mœurs. L’équilibre social est rompu. Seule l’élite a compris ce qu’elle faisait, mais elle est demeurée impuissante à le faire comprendre au peuple.

Au point de vue intellectuel et moral, le Japon d’aujourd’hui est encore le Japon d’autrefois. Autant les Japonais se sont merveilleusement adapté nos moyens matériels, autant ils comprennent mal nos sentiments, autant leurs idées ont peu changé. L’influence de notre civilisation européenne est loin d’avoir été aussi considérable que nous nous plaisons à le reconnaître.

Avec le temps, tout s’arrangera, sans doute, grâce au zèle admirable et à l’intelligence inouie que déploie l’élite, grâce à l’autorité dont elle dispose et aux exemples qu’elle répand. Mais l’obstacle est là, et l’avenir du Japon dépend tout entier de la manière dont il l’évitera.


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